Faire cesser la mendicité avec enfants
Avertissement
Introduction
Les fondements juridiques pour agir : du social et du pénal
Du pénal pour punir et empêcher
Du social pour prévenir et protéger
Services sociaux et tribunaux agissent déjà
Quatre Propositions
Que tout le monde puisse informer : passer par les applications modernes
Que les enfants soient protégés : placer le plus souvent possible
Que les pouvoirs publics agissent : d’abord une simple circulaire
Que l’Europe s’en mêle : présenter la facture à l’Union européenne
Dix objections à ces propositions
« Il ne faut pas stigmatiser !»
« C’est criminaliser la pauvreté !»
« C’est ne rien connaître à la réalité.»
« C’est traiter un symptôme et non les causes.»
« Il faut faire prévaloir le lien familial.»
« C’est inefficace.»
« C’est un appel d’air.»
« C’est repousser le problème ailleurs.»
« Ceci va coûter une fortune.»
« C’est transitoire.»
Conclusion : réaction ferme plutôt qu’inaction compassée
Résumé
Cette note porte sur un sujet hautement sensible : la mendicité avec enfants. Le sujet est humainement sensible, car il traite des relations entre parents et enfants tout comme des relations entre habitants logés et pauvres errants. Le sujet est politiquement sensible, car il est lié à de nombreuses controverses contemporaines sur l’immigration, la sécurité, l’assistance, l’Europe. Il est techniquement sensible, car la mise en œuvre du droit demeurera toujours compliquée. Contre tout angélisme et tout défaitisme, on plaide ici pour mettre résolument en pratique l’interdiction de la mendicité avec enfants. À cet effet, la note propose d’abord que tout un chacun puisse efficacement signaler ces situations.
Elle propose ensuite que les textes, qui pourraient être précisés, soient respectés afin que les enfants concernés soient plus efficacement protégés et, le cas échéant, placés. Enfin, elle invite à situer le sujet à l’échelon européen. Concrètement, quatre directions sont esquissées : 1. permettre à chacun de signaler ces situations à bien des titres préoccupantes ; 2. aller vers davantage de placements de ces enfants ; 3. mobiliser vigoureusement les pouvoirs publics pour agir ; 4. présenter la facture aux instances européennes. Ces propositions sont des contributions versées aux débats des élections municipales et européennes. Car c’est à ces deux échelles, et non à celui de l’État, que le problème peut être valablement abordé. Il en va de non-assistance à enfance en danger.
Julien Damon,
Enseignant à Sciences Po et à HEC Paris, rédacteur en chef de 'Constructif', membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Avertissement
Cette note s’appuie sur un travail d’observation de situations d’enfants accompagnant dans la rue, en France, des adultes qui mendient. Elle est également nourrie de nombreux échanges avec des intervenants de la chaîne de prise en charge du phénomène (du travailleur social au juge en passant par le policier, du professeur de droit au bénévole associatif en passant par le conseiller technique de cabinet ministériel). Elle repose, enfin, sur une expérience et une analyse personnelles des politiques de prise en charge de l’errance et de l’exclusion, politiques qui gagneraient grandement à s’européaniser. Cette note ne se veut pas étude érudite, mais un tableau de constat, assorti surtout de propositions. Celles-ci ont commencé à faire débat à partir d’une chronique dans les colonnes d’Actualités sociales hebdomadaires (26 avril 2013). Elles ne se veulent pas définitives et indiscutables. Au contraire, elles sont amendables. Elles appellent, avant tout, un examen sérieux.
Un dernier mot d’avertissement s’impose : à aucun endroit du texte n’apparaîtra le mot « Rom». Certains pourront y voir de l’hypocrisie, d’autres de l’ignorance. C’est un choix parfaitement assumé. La mendicité avec enfant doit être traitée comme un sujet que le droit pénal et le droit social peuvent valablement saisir, sans passer immédiatement par d’autres considérations que la minorité de la personne exploitée.
Merci à tous les relecteurs et aux contradicteurs (qui sont parfois les mêmes) pour nos échanges.
Introduction
Les rues des métropoles françaises sont affectées par la mendicité des enfants (des mineurs isolés mendient) et par la mendicité avec des enfants (des adultes, accompagnés de mineurs, mendient). Le sujet est essentiellement ramené à la pauvreté.
On glose à foison sur la pauvreté et la crise depuis environ une trentaine d’années. Les dépenses sociales, sur la période, n’ont fait qu’augmenter. Des initiatives majeures – le RMI, en premier lieu – ont été prises. Et il faut se souvenir que l’un des objectifs assigné à cette innovation consistait à « obvier à la mendicité». Le législateur, avec cette expression, reprenait, dans les rapports préalables à la loi, une formule issue de la première rédaction du Code pénal.
Aujourd’hui, la France est le pays au monde qui affecte la plus grande part de sa richesse nationale aux mécanismes de protection sociale (le tiers de son PIB, dont 4 à 5% pour la seule politique familiale, environ un demi-point de PIB pour la protection de l’enfance). Elle insuffle ou cherche à insuffler du volontarisme, sur le plan social, au niveau européen. Elle donne, peut-être un peu moins maintenant, des leçons de droits de l’homme (en interne comme à l’international). Alors comment, dans ce contexte, tolérer un phénomène intolérable, celui de petits enfants qui, pour susciter la compassion, accompagnent des adultes qui mendient, quand ils ne mendient pas eux-mêmes. Ils dorment parfois à même la rue ou dans des cabines téléphoniques. Certains sont hébergés la nuit, avec les adultes qui les accompagnent, dans des centres ou des hôtels payés par les pouvoir publics et exposés le jour ou en soirée afin d’apitoyer les passants. D’autres habitent des bidonvilles insalubres où s’accumulent toutes les illégalités. Ces enfants sont, dans bien des cas, de simples objets exploités par des réseaux mafieux de traite humaine.
Les réalités sont proprement choquantes. Notamment au regard de la densité (institutionnelle et financière) du système de prise en charge sociale. Déclarations d’indignation mais aussi déclarations d’impuissance s’accumulent. Aux pétitions d’habitants outrés répondent souvent des pétitions de principe du type « il faut préserver la relation entre l’enfant et les parents» ou, dans un autre camp, « de toutes les manières, c’est culturel, pour ce genre de population».
La tournée des experts, opérateurs et décideurs intrigue. La police se dit peu concernée ou peu suivie, même si les délits de provocation et d’exploitation des mineurs pour la mendicité sont, théoriquement, sévèrement condamnables. Les gradés répondent être au fait des sujets, mais cherchent d’abord à démanteler les réseaux structurés. Les municipalités renvoient vers l’État, et vice-versa. Les ministères soulignent que les décisions sont du ressort du juge. Ce dernier, échaudé, mal informé ou bien avisé (c’est selon), peut classer sans suite et renvoyer, à son tour, aux travailleurs sociaux.
Un élément décisif dans notre argumentation doit d’emblée être souligné : alors que les services de l’aide sociale à l’enfance sont parfois critiqués pour intervenir trop rapidement et trop durement auprès de familles dites à problèmes, on tergiverse et on se renvoie la balle concernant des mineurs qui devraient être à la crèche, à l’école, chez eux ou dans des hébergements, plutôt que dans la rue, tandis que les adultes qui les accompagnent les exploitent.
Le sujet est clivant. Pour certains, il s’agit d’un concours de rumeurs et de fantasmes qui vient faire le lit de positions conservatrices et liberticides. Pour d’autres, il s’agit d’un immense scandale qui appelle des réformes aussi fermes que radicales. Certains soulignent des success stories de formidables intégrations, quand d’autres rappellent les organisations criminelles structurées d’exploitation, voire de revente, des nourrissons. La chronique fait état parfois d’informations judiciaires, de condamnations, dans le cas de réseaux d’exploitation de mineurs, décrits ad nauseam quand ils sont démantelés. La une des quotidiens s’en empare de temps en temps. Les controverses morales et idéologiques se doublent de conflits politiques, administratifs et financiers sur les coûts et la répartition sur le territoire de la prise en charge de ces mineurs isolés ou accompagnés. Au fond, tout le monde a ses idées, ses expériences, ses impressions. Mais c’est surtout un sentiment général d’impuissance, personnelle et publique, qui prévaut.
Le sujet des enfants mendiants, comme celui des mineurs étrangers isolés, est de fait très complexe. Il en va de droits fondamentaux et de libertés publiques. Sur le plan européen, il en va notamment de la libre circulation des riches comme des pauvres dans l’Union. Il en va de la juste part que la France doit prendre dans l’accueil de la misère du monde (pour reprendre l’exacte expression de Michel Rocard). Il en va aussi des charges élevées pesant sur les collectivités publiques, en premier lieu les Départements.
Le constat de complexité, face à ces enfants réduits ou conduits à mendier, ne doit pas décourager. Cette note plaide et propose afin d’agir plus résolument. Le renforcement du couple protection sociale et protection judiciaire de ces enfants doit passer par une protection civile (ou civique) plus aisément mobilisable, chacun pouvant, au moins, informer et signaler. À défaut, pour appliquer une formule à consonance juridique mais sans grande consistance normative, les rues françaises pourraient être érigées en espaces de non-assistance à enfance en danger.
Les fondements juridiques pour agir : du social et du pénal
Le droit n’ignore pas ces situations. Sur les deux plans, pénal et social, il est même particulièrement riche. Historiquement, en matière pénale, mendicité et vagabondage ont copieusement orienté les dispositions punitives. Aujourd’hui, l’orientation se veut bien davantage dissuasive et, surtout, protectrice en ce qui concerne les enfants. En matière sociale, l’assistance aux enfants en difficulté est l’une des bases du développement de l’État providence à la française.
Après des siècles de coercition, d’assistance teintée de moralisation et/ou de punition, un nouvel édifice juridique s’est étendu depuis la Libération au sujet des mendiants et vagabonds et, plus globalement, de la pauvreté. À côté de la création de la Sécurité sociale, le système d’assistance que l’on aurait voulu faire disparaître avec la généralisation des assurances obligatoires s’est en fait renforcé. Avec l’ambition d’un État social à la fois assureur et protecteur, le vagabond et le mendiant – cibles emblématiques d’un droit classiquement guidé par le souci répressif – passent du droit pénal au droit social. Ils ne doivent plus être réprimés, mais protégés ou rééduqués ; ils ne sont plus envisagés comme des asociaux, mais considérés comme des assistés, dotés de droits économiques et sociaux.
Il ne s’agit pas ici de décrypter la question dans ses aspects juridiques les plus fouillés, mais simplement d’en présenter les dimensions principales. La visée de ce texte est d’indiquer que les textes pénaux et sociaux convergent pour protéger les enfants ainsi exposés et exploités.
Du pénal pour punir et empêcher
L’exploitation de la mendicité et la mise en péril des mineurs sont très sévèrement punies par la loi. La mendicité a, certes, été sortie, en tant que délit, du code pénal réformé en 1994, mais dès cette réforme générale à l’égard de la mendicité, le législateur s’est soucié de la situation particulière des mineurs, en pénalisant la « provocation» des enfants à mendier.
Notons que, dans un circulaire du 3 juin 2003, de la direction des affaires criminelles et des grâces, la chancellerie soulignait : « Bien évidemment, en cas de constatation de ces infractions par les services de police ou de gendarmerie et de placement en garde à vue de leur auteur, le magistrat du parquet de perma- nence devra ordonner le placement du mineur en bas âge dès le début de la procédure. »
sur les difficultés à interpréter la formule « au point de compromettre sa santé» de l’article 227-15 et sur les ambiguïtés de la décision de la cour de cassation, voir Jean-Yves maréchal, « La privation de soins ou d’ali- ments : une infraction de prévention ? », Recueil Dalloz Sirey, octobre 2006, 2446-2449.
signalons que le souci d’aller plus avant dans la pénalisation de la mendicité avec enfants n’est pas l’apa- nage d’une droite qualifiée de sécuritaire. ainsi claude Bartolone, président socialiste de l’assemblée nationale, s’est prononcé le 6 octobre 2013 en faveur d’une action plus résolue et d’un droit mieux adapté. « Lorsque vous avez des journées entières des mères, en particulier, [qui mendient] avec des enfants en bas âge, il y a des choses qui ne peuvent pas être acceptées», a-t-il ainsi déclaré sur les ondes de Radio et d’ajouter : « Lorsque l’on a des enfants et des mères dans une telle situation, il faut être capable de les aider. Les collecti- vités locales savent le faire, il y a l’aide sociale à l’enfance, un certain nombre de structures qui permettent de prendre en compte ce genre de choses. »
cette directive a pour objet d’intégrer dans l’« acquis » de l’Union les dispositions de la convention du conseil de l’europe relative à la lutte contre la traite des êtres humains, signée à Varsovie le 25 octobre 2007 (ratifiée par la France et entrée en vigueur en 2008).
Si vagabondage et mendicité ont été décriminalisés avec la réforme du code pénal entrée en vigueur en 1994, certaines dispositions relatives à la mendicité avec enfants ont été introduites. Il en allait ainsi de l’article 227-20 : « Le fait de provoquer directement un mineur à la mendicité est puni de deux ans d’emprisonnement et de 300.000 F d’amende. Lorsqu’il s’agit d’un mineur de moins de quinze ans, l’infraction définie par le présent article est punie de trois ans d’emprisonnement et de 500. 000 F d’amende.» Cette disposition a été abrogée, par la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure (LSI ou loi Sarkozy II), qui intègre des dispositions plus précises dans l’article 225-12-6 concernant non plus la provocation mais l’exploitation de la mendicité :
« L’exploitation de la mendicité est punie de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 75.000 euros lorsqu’elle est commise :
1° À l’égard d’un mineur ;
2° À l’égard d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;
3° À l’égard de plusieurs personnes ;
4° À l’égard d’une personne qui a été incitée à se livrer à la mendicité soit hors du territoire de la République, soit à son arrivée sur le territoire de la République ;
5° Par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de la personne qui mendie ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ;
6° Avec l’emploi de la contrainte, de violences ou de manœuvres dolosives sur la personne se livrant à la mendicité, sur sa famille ou sur une personne étant en relation habituelle avec elle ;
7° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices, sans qu’elles constituent une bande organisée.»
Depuis cette loi, le code pénal, dans son article 225-12-5, précise également ce qu’est l’exploitation de la mendicité :
« L’exploitation de la mendicité est le fait par quiconque de quelque manière que ce soit :
1° D’organiser la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit ;
2° De tirer profit de la mendicité d’autrui, d’en partager les bénéfices ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la mendicité ;
3° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la livrer à la mendicité, ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire ;
4° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner à des fins d’enrichissement personnel une personne en vue de la livrer à l’exercice d’un service moyennant un don sur la voie publique.
Est assimilé à l’exploitation de la mendicité le fait de ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en exerçant une influence de fait, permanente ou non, sur une ou plusieurs personnes se livrant à la mendicité ou en étant en relation habituelle avec cette ou ces dernières.
L’exploitation de la mendicité est punie de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 45.000 euros.»
Les peines sont lourdes et peuvent être alourdies dans certaines circonstances. Ainsi l’article 225-12-7 dispose que « l’exploitation de la mendicité d’autrui est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1.500.000 euros d’amende lorsqu’elle est commise en bande organisée».
Un problème régulièrement soulevé est celui de la mendicité des très petits enfants. En effet, on ne saurait soutenir qu’un nourrisson, quand il est endormi dans les bras d’une autre personne, mendie. Les textes précisent tout de même bien que ces très jeunes enfants ne sauraient être exploités pour susciter sympathie et compassion dans un acte de mendicité.
L’article 227-15 assimile le maintien d’un enfant de moins de six ans sur la voie publique dans le but de solliciter la générosité des passants au délit de privation de soins1 :
« Le fait, par un ascendant ou toute autre personne exerçant à son égard l’autorité parentale ou ayant autorité sur un mineur de quinze ans, de priver celui-ci d’aliments ou de soins au point de compromettre sa santé est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100.000 euros d’amende.
Constitue notamment une privation de soins le fait de maintenir un enfant de moins de six ans sur la voie publique ou dans un espace affecté au transport collectif de voyageurs, dans le but de solliciter la générosité des passants.» La question autour de la reconnaissance de cette privation de soins pour des enfants de moins de six ans exposés par des adultes en vue de mendier est compliquée. Le problème se situe dans le fait que ce n’est pas la mendicité en soi qui constitue un délit, mais la « privation de soins». Cette dernière n’est pas immédiate à évaluer. Et, saisi, le tribunal va dans le sens de la relaxe lorsque le délit ne lui apparaît pas constitué. Le 13 octobre 2005, la Cour de cassation a même rendu un arrêt, sur ce point. Réfutant le ministère public, elle insistait sur le caractère non établi de l’altération de la santé de l’enfant concerné. Les pièces produites révélant que l’enfant était en bonne santé n’ont pas permis de condamner l’adulte incriminé. Dit plus nettement, le simple fait de mendier avec un enfant n’est pas constitutif du délit de privation de soins. L’incrimination d’utilisation d’un mineur à des fins de mendicité réclame que la santé de l’enfant – s’il ne mendie pas lui-même – ait été compromise. Il n’en va pas de même lorsque cet enfant mendie lui-même, ce qui peut être établi pour de très petits enfants qui, dès deux ou trois ans, tendent la main ou sont délibérément positionnés devant des gobelets devant recueillir de la monnaie. Pour les autres cas, il faut vérifier l’existence d’un danger réel et la compromission de la santé de l’enfant. Ce qui doit inviter à des enquêtes poussées.
On peut souhaiter, sur ce point sophistiqué mais important2, une évolution législative ou bien une inflexion de la jurisprudence car, dans tous les cas, il existe certainement des « fins d’exploitation» à exposer ainsi les enfants. Toutes ces dispositions pénales, plus ou moins aisément applicables, sont rappelées dans d’autres codes. Il en va ainsi de l’article L.4741-8 du code du travail qui y fait référence en rappelant que « le fait d’employer des mineurs à la mendicité habituelle, soit ouvertement, soit sous l’apparence d’une profession, est puni des peines prévues aux articles 225-12-6 et 227-29 du code pénal». Il en va également de l’article L.313-5 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui rappelle que le titre de séjour peut être retiré à l’étranger passible de poursuites pénales sur le fondement de ces articles.
Certaines dispositions, codifiées ailleurs que dans le code pénal, peuvent constituer de solides bases juridiques pour agir contre l’exploitation à la mendicité. Ainsi l’article L.4153-7 du code du travail semble limpide pour ce qui concerne, dans le contexte de délaissement parental voire de traite humaine, le fait de laisser les enfants sous la conduite de personnes se livrant à la mendicité, tandis que l’article L.4743-2, créé par la loi du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures, précise les peines encourues :
- L.4153-7 : « Il est interdit aux père, mère, tuteurs ou employeurs, et généralement à toute personne ayant autorité sur un enfant ou en ayant la garde, de le placer sous la conduite de vagabonds, de personnes sans moyens de subsistance ou se livrant à la mendicité » ;
- L.4743-2 : « Est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 75.000 euros le fait, pour le père, la mère, le tuteur ou l’employeur, et généralement toute personne ayant autorité sur un enfant ou en ayant la garde, de le placer sous la conduite de vagabonds, de personnes sans moyen de subsistance ou se livrant à la mendicité, en méconnaissance des dispositions de l’article L.4153-7.
La condamnation entraîne de plein droit, pour les tuteurs, la destitution de la tutelle. Les pères et mères peuvent être privés de l’autorité parentale». Relevons que si le sujet de la mendicité, en général, a fait l’objet au début des années 2000 d’oppositions partisanes plutôt musclées – certains estimant qu’il fallait agressivement lutter contre la mendicité agressive, d’autres qu’il y avait là une inflexion vers une nouvelle criminalisation de toute mendicité –, ces différences partisanes se sont atténuées. Sans entrer dans les disputes qui ont accompagné les discussions puis le vote des orientations de sécurité intérieure, il faut noter que l’exploitation de la mendicité des enfants a vu ainsi ses sanctions renforcées par une nouvelle majorité politique3. Ainsi, la loi du 5 août 2013, transposant la directive 2011/36/UE du Parlement européen concernant la prévention de la traite des êtres humains4, définit-elle, dans un article 225-4-1 du code pénal, la traite des êtres humains, comme « le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir» à des fins d’exploitation dans diverses circonstances, dont l’exploitation de la mendicité. Cette traite des êtres humains est punie de sept ans d’emprisonnement et de 150.000 euros d’amende. Si cette traite s’exerce à l’égard d’un mineur, elle est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1,5 million d’euros d’amende.
Le droit positif, sur ce premier registre pénal, n’est donc en rien aveugle à l’exploitation de la mendicité des enfants. Les peines prévues sont même singulièrement lourdes. Reste toujours, bien entendu, le délicat problème de la qualification des faits. Le soin d’apprécier les éléments constitutifs des délits est laissé aux tribunaux. Mais signalons que toute personne croisant des enfants qui mendient ou exposés par d’autres personnes qui mendient est parfaitement fondée à s’inquiéter auprès de la police ou de la gendarmerie. Et peut demander ainsi aux forces de l’ordre d’intervenir, non pas sur un fondement de trouble à l’ordre public mais bien de défauts de soins, de mauvais traitements et/ou d’exploitation d’êtres humains. Ce qui est, on en conviendra, autrement plus grave.
Du social pour prévenir et protéger
En termes juridiques, sur le registre social, c’est de protection de l’enfance et d’aide sociale à l’enfance (ASE) qu’il s’agit. Et si les racines, pour les législations nationales, ne sont pas aussi anciennes que pour le code pénal, elles datent tout de même de la fin du XIXe siècle, quand deux textes établissent le principe d’une intervention publique pour la protection des enfants maltraités ou abandonnés (loi du 24 juillet 1889) et pour réprimer les violences commises contre les enfants (loi du 19 avril 1898). Tout l’ensemble institutionnel aujourd’hui rassemblé dans l’expression « protection de l’enfance» a connu de nombreuses mutations avec le temps. Certaines notions fondatrices et certains mécanismes anciens demeurent. Code civil et code de l’action sociale et des familles insistent ainsi sur le « danger» pour l’enfant. La protection de l’enfance est fondée à intervenir en cas de danger, voire de « risque de danger», pour sa santé, sa sécurité, sa moralité. Elle est fondée à agir lorsqu’un mineur est confronté aux comportements des adultes exerçant l’autorité parentale pouvant le mettre en danger, mais aussi pouvant compromettre les conditions de son développement et de son éducation. Dans les années 1980, la notion de danger a été complétée par celles de maltraitance, de mauvais traitement, de négligence. Le nœud de la protection de l’enfance, comme d’une grande partie de cet édifice plus large qu’est la politique familiale, se trouve dans la recherche et la mise en œuvre de l’« intérêt de l’enfant». Cette notion clé de voûte est toujours délicate à apprécier, tout comme le sont les responsabilités des adultes et l’intensité des problèmes posés par des conditions de vie problématiques.
La protection de l’enfance tient en deux volets : une protection sociale, que l’on disait auparavant « administrative», et une protection judiciaire. Dans le premier cas, très généralement en accord avec les parents, il s’agit, dans une optique préventive, de services et de prestations visant à améliorer les conditions de l’enfant. Dans le second cas, la situation et les comportements des titulaires de l’autorité parentale (les parents, dans la très grande majorité des cas) peuvent appeler une intervention du juge des enfants. Celui-ci, toujours soucieux de préserver les liens entre parents et enfants (autre clé de voûte du dispositif de protection de l’enfance dans sa forme contemporaine), peut aller jusqu’à remettre en cause l’autorité parentale. Le juge des enfants peut décider de mesures d’assistance éducative. Celles-ci, prioritairement, doivent permettre à l’enfant de demeurer avec ses parents, grâce, par exemple, à un suivi effectué par des travailleurs sociaux. Mais elles peuvent aller jusqu’à des décisions de confier l’enfant à un autre membre de la famille ou bien à un établissement spécialisé.
La protection judiciaire est subsidiaire. En clair, ce n’est que lorsque les recours à une protection sociale sont épuisés ou s’avèrent inefficaces qu’il doit être possible d’envisager une protection judiciaire. Et ce qui prime alors encore, c’est le maintien des relations parents/enfants.
Depuis les années 1980, l’ASE est une compétence obligatoire du Département. Depuis 2007, le conseil général a été consacré comme chef de file de l’action sociale, de la protection de l’enfance en particulier. C’est au Département que doivent être adressées les « informations préoccupantes» – on parlait auparavant de « signalements».
Ce sont, dans le code de l’action sociale et des familles, les articles L.221-1 à L.221-9, réformés par la loi du 5 mars 2007, qui régissent ce service d’assistance confié au conseil général :
« Le service de l’aide sociale à l’enfance est un service non personnalisé du département chargé des missions suivantes :
1° Apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l’autorité parentale, confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social, qu’aux mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur équilibre ;
2° Organiser, dans les lieux où se manifestent des risques d’inadaptation sociale, des actions collectives visant à prévenir la marginalisation et à faciliter l’insertion ou la promotion sociale des jeunes et des familles, notamment celles visées au 2° de l’article L.121-2 ;
3° Mener en urgence des actions de protection en faveur des mineurs mentionnés au 1° du présent article ;
4° Pourvoir à l’ensemble des besoins des mineurs confiés au service et veiller à leur orientation, en collaboration avec leur famille ou leur représentant légal ;
5° Mener, notamment à l’occasion de l’ensemble de ces interventions, des actions de prévention des situations de danger à l’égard des mineurs et, sans préjudice des compétences de l’autorité judiciaire, organiser le recueil et la transmission, dans les conditions prévues à l’article L.226-3, des informations préoccupantes relatives aux mineurs dont la santé, la sécurité, la moralité sont en danger ou risquent de l’être ou dont l’éducation ou le développement sont compromis ou risquent de l’être, et participer à leur protection ;
6° Veiller à ce que les liens d’attachement noués par l’enfant avec d’autres personnes que ses parents soient maintenus, voire développés, dans son intérêt supérieur […]» (art. L.221-1).
L’article L.226-3 vient préciser la manière dont doivent s’organiser le recueil et le traitement, au niveau départemental, des « informations préoccupantes», même si cette notion d’information préoccupante fait l’objet de discussions fouillées :
« Le président du conseil général est chargé du recueil, du traitement et de l’évaluation, à tout moment et quelle qu’en soit l’origine, des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l’être. Le représentant de l’État et l’autorité judiciaire lui apportent leur concours. Des protocoles sont établis à cette fin entre le président du conseil général, le représentant de l’État dans le département, les partenaires institutionnels concernés et l’autorité judiciaire en vue de centraliser le recueil des informations préoccupantes au sein d’une cellule de recueil, de traitement et d’évaluation de ces informations.
Après évaluation, les informations individuelles font, si nécessaire, l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire.
Les services publics, ainsi que les établissements publics et privés susceptibles de connaître des situations de mineurs en danger ou qui risquent de l’être, participent au dispositif départemental. Le président du conseil général peut requérir la collaboration d’associations concourant à la protection de l’enfance […].»
Un décret du 7 novembre 2013 est venu apporter une définition – encore discutée – de l’information préoccupante, maintenant codifiée en article R.226-2-2 du code de l’action sociale et des familles :
« L’information préoccupante est une information transmise à la cellule départementale mentionnée au deuxième alinéa de l’article L.226-3 pour alerter le président du conseil général sur la situation d’un mineur, bénéficiant ou non d’un accompagnement, pouvant laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être.
La finalité de cette transmission est d’évaluer la situation d’un mineur et de déterminer les actions de protection et d’aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier.»
Le point de débat est de savoir ce qui est véritablement « préoccupant». Tout comme en droit pénal il n’est pas forcément évident de qualifier un délit d’exploitation de la mendicité et/ou de privation de soins, en droit social une information préoccupante ne va non plus forcément d’elle- même.
Services sociaux et tribunaux agissent déjà
ces « maraudes» pédestres ou motorisées ont, à Paris, ceci d’étrange qu’il y a probablement maintenant autant de « maraudeurs » que de sans-abri. mais c’est une autre histoire… en tout cas, ceci indique bien que les situations sont connues.
On le voit, les textes sont denses et permettent d’apprécier à leur aune la situation des enfants mendiants. Mais qu’il s’agisse du pénal ou du social, c’est au juge, lorsqu’il est saisi, de se prononcer afin de mesurer la constitution du délit (en ce qui concerne l’exploitation des enfants, la privation de soins) et/ou la mise en danger (pour permettre la mise en œuvre d’une protection et, le cas échéant, d’un placement). Encore faut-il qu’il soit saisi.
Le lecteur ne doit pas avoir l’impression que les pouvoirs publics ne font rien. Sur le plan social, les situations sont plutôt bien connues et cernées. Des équipes de maraude vont au-devant des personnes et des groupes, souvent avec enfants, qui mendient dans les rues. Les associations, particulièrement la Croix-Rouge, sillonnent les rues5. Les services en charge de l’aide sociale à l’enfance sont souvent au courant, de manière assez détaillée, des conditions de vie de ces enfants et des évolutions de ces conditions. Sur le plan pénal, les tribunaux, après signalement, surveillance et intervention des forces de police, rendent des décisions. Et depuis longtemps. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 16 décembre 2002, a ainsi condamné huit personnes à des peines d’emprisonnement et d’interdiction du territoire français pour provocation directe de mineurs à la mendicité. Cette même cour avait également condamné, le 15 février 2002, à 500 euros d’amende le parent d’un enfant de moins de six ans qui était exposé dans le but de solliciter la générosité des passants. La cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné le 25 juin 2008 à six mois d’emprisonnement une femme, prévenue d’exploitation de la mendicité, déclarée coupable d’avoir organisé la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit.
On pourrait ainsi picorer plus avant dans la jurisprudence ou dans les bilans sociaux produits par le secteur associatif, voire dans le détail d’affaires plus ou moins retentissantes. On mettrait ainsi au jour une évidence : il y a action. Mais il y a aussi une large insatisfaction.
Quatre Propositions
Il est, au fond, aisé d’alimenter la chronique et la doctrine. Il est plus compliqué et plus risqué de faire plus concret, en avançant des propositions. En voici quatre, présentées selon une gradation de leur faisabilité.
Que tout le monde puisse informer : passer par les applications modernes
Tout d’abord, afin que tout le monde – c’est-à-dire tout un chacun suspectant légitimement un environnement préoccupant pour l’enfant – puisse agir, on propose d’ouvrir la possibilité d’informer systématiquement et, en retour, d’être informé.
Signaler ou au moins informer sur les situations visibles de ces enfants est une obligation juridique qui pèse sur tout adulte. Tout un chacun doit porter à la connaissance des autorités publiques l’existence d’un risque ou d’un danger pour un enfant. L’article 434-3 du code pénal dispose que « le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende». Avoir connaissance n’est cependant pas exactement croiser et constater.
Par ailleurs, on ne peut pas dire, a priori, que la présence d’enfants lorsque des adultes mendient soit, en soi, systématiquement une maltraitance. Il est cependant bien des cas où le caractère répété, voire systématique, de cette présence d’enfants (souvent aux mêmes endroits aux mêmes heures, mais pas toujours avec les mêmes adultes) représente un faisceau d’indices solides de négligences en ce qui concerne l’hygiène corporelle de l’enfant, le manque de sommeil, l’absentéisme scolaire injustifié (pour les plus âgés). Plutôt que directement signaler, dans le cas qui nous occupe, il importe que tout passant ou habitant constatant la situation d’un enfant avec des adultes qui mendient puisse informer les équipes de professionnels de la situation de cet enfant potentiellement en danger. Il sera ensuite de la responsabilité des équipes, après évaluation de la situation, de signaler, c’est-à-dire d’alerter, dans les formes l’autorité administrative ou judiciaire, en vue d’une éventuelle intervention institutionnelle.
Le contenu d’un signalement passe par une rédaction et une procédure précises, mobilisant du temps et des éléments dont ne disposent pas – loin de là – toutes les personnes confrontées au phénomène et souhaitant agir. En conséquence, la proposition ne porte pas sur le signalement, mais sur l’information.
De nombreux numéros de téléphone sont actuellement disponibles. Par le 15, on peut appeler les urgences, mais c’est loin d’être leur sujet sauf en cas de mauvais traitement violent visible. Cet appel au 15 peut se doubler d’un appel au 17 (police). Un appel au 115 (numéro d’urgence pour les sans-abri) ne donnera rien, car ce numéro s’est transformé en système de réservation d’hébergement et il est largement débordé par le nombre des appels. Un appel au 119 semble s’imposer. Il s’agit du numéro dédié à la prévention et à la protection des enfants en danger ou en risque de l’être. Il fonctionne 24 heures sur 24 et a pour vocation à la fois le recueil de signalements et l’écoute des personnes et mineurs en difficulté pour leur apporter aide et conseils. Plusieurs fois tenté, pour différents cas, et plusieurs fois réitéré, pour un même cas, il apparaît que ce numéro peut écouter et informer de façon générale. Mais dans le cas précis d’enfants qui accompagnent des parents qui mendient, rien ne semble s’enclencher. Une autre voie, plus moderne que le seul téléphone, est de passer par les applications sur smartphone, dans une optique d’efficacité et de mise en œuvre d’un service public plus collaboratif. Une voie générale de transformation possible tient dans la mutation progressive des services publics aux usagers en une sorte de plate-forme. On considère sous un jour nouveau la manière de définir et de produire le service public, et surtout le partage des rôles entre l’usager et l’administration6. Cette dernière devient, dans cette perspective, facilitatrice de l’action collective des citoyens. Les signalements de la présence d’enfants mendiants peuvent tout à fait en faire partie.
Concrètement, le véhicule technique pour faire vivre cette proposition existe déjà dans certaines villes et il est à l’étude dans d’autres. Dans la suite d’applications baptisées FixMyStreet, la Ville de Paris a ainsi lancé à l’été 2013 une application mobile et un site Internet, DansMaRue7. Ils permettent de signaler immédiatement les « anomalies» (selon le terme employé par la Ville de Paris) constatées dans l’espace public. Grâce à cette application, il suffit de prendre en photo une « anomalie». La Ville de Paris, dans ses présentations du dispositif, liste ainsi la malpropreté, les graffitis, le mobilier urbain dégradé. On devrait pouvoir y ajouter les multiples incivilités, sans signaler nommément des individus mais en signalant précisément des situations dans l’espace public. En fonction du type et de la géolocalisation de l’anomalie, le service le plus proche de celle-ci reçoit l’information et peut programmer l’intervention adaptée. L’utilisateur peut également bénéficier d’un suivi, en laissant son adresse électronique, et être ainsi informé ultérieurement du traitement de son « anomalie». Dans les espaces qui ne relèvent pas de la compétence de la Ville (parvis des gares, esplanades privées, réseaux RATP…), le service DansMaRue enregistre les anomalies et transmet les détails aux gestionnaires concernés en fonction des accords passés.
Au-delà de ces anomalies, il faut aussi pouvoir adresser des « informations préoccupantes» (aux autorités ensuite de les évaluer), d’intervenir et d’orienter, si nécessaire, les mineurs vers les services les plus adéquats.
Techniquement, il faudrait que la cellule de recueil, de traitement et d’évaluation, que tout conseil général est tenu de mettre en place, soit mise dans la boucle. Bien des réglages d’organisation et d’interconnexion de systèmes d’information sont à prévoir. Mais l’essentiel est là. En offrant un moyen de mobiliser tout habitant et tout passant, il devient possible de respecter son obligation d’information et de signalement. Mieux, il peut devenir possible de suivre le cas que l’on a bien voulu signaler.
Que les enfants soient protégés : placer le plus souvent possible
L’information et le signalement ont pu être produits grâce à cette amélioration proposée du dispositif d’alerte. C’est ensuite à la machinerie socio-administrative de jouer son rôle. La cellule de signalements, présente dans chaque département, a pour rôle de coordonner et partager l’information. Il y a dès lors instruction d’un dossier d’expertise sur la qualification de la situation. En l’espèce, deux principes fondateurs prévalent : chercher à maintenir au maximum le lien entre l’enfant et ses parents, et se prononcer et agir en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant. Travailleurs sociaux, policiers, juges vont travailler et décider, avec en ligne de mire le double souci de préserver la relation avec la famille et de bien mettre l’enfant au cœur de la décision. Il s’ensuit une individualisation de la prise en charge, avec un équilibre entre protection due à l’enfant et respect de l’autorité parentale, un « sur-mesure» entre le droit de l’enfant à une vie familiale et son droit à une protection.
Il faut que la situation soit d’abord qualifiable d’« information préoccupante» (même si la définition définitive de l’« information préoccupante» est aussi impossible que celle de l’« intérêt de l’enfant») avant saisine de l’autorité judiciaire. Le point compliqué mais capital est d’arriver, ensuite, à bien qualifier les infractions quand infraction il y a. Dans certains cas, des enfants peuvent tout simplement être obligés d’accompagner leurs parents dans la mendicité, car il n’y a pas d’autres options possibles. Dans d’autres, il y a incontestablement exploitation et traite. Des affaires sordides en témoignent. S’il n’y a pas d’application strictement mécanique possible du droit, en particulier du droit pénal qui est d’interprétation très stricte (qu’est-ce qu’un bébé qui mendie?…), c’est bien aux professionnels qui montent les dossiers présentés au juge et à ce dernier de se prononcer. Reste que le principe de non-séparation des enfants et des parents est, dans une certaine mesure, devenu un dogme plus qu’une nécessité évidente. Séparer certains de ces enfants de « leurs » parents, ce n’est ni les punir, ni insulter leur avenir ; c’est les prémunir et les protéger. La mise à distance de la famille – compliquée et périlleuse, car celle-ci peut voir dans le placement un manque à gagner – relève de l’intérêt de ces enfants.
Le dossier prend ici toute sa complexité. Il y a un conflit d’images et de représentations sur ce que sont, d’un côté, la pauvreté et l’exclusion (qui peuvent conduire des adultes à vivre ainsi avec leurs enfants), et, de l’autre, la traite et l’exploitation (que subissent certains enfants du fait de leurs parents et/ou d’autres adultes plus ou moins organisés). Le droit, dans sa rédaction, ne tranche pas clairement. Peut-être ne peut-il pas faire mieux. La jurisprudence n’est pas unidirectionnelle. Il s’agit vraiment d’apprécier s’il y a ou non privation de soins. Il faut tenter de démontrer ou, au contraire, d’infirmer s’il y a compromission de la santé de l’enfant par son maintien sur la voie publique, si sa simple présence dans l’espace public en fait une information préoccupante.
Pour être concret, le droit administratif peut aider. Par des arrêtés municipaux ou préfectoraux, qui font presque systématiquement polémique, il est possible d’interdire, dans le temps, dans l’espace et sous certaines formes, la mendicité. Ainsi des dispositions proscrivent spécifiquement la mendicité avec enfants. C’est ce qu’a par exemple ainsi décidé le préfet du Nord en mai 2013. Mais ces arrêtés ne peuvent que conduire à repousser le problème – la mendicité avec enfants – ailleurs.
Il faut donc souhaiter davantage d’actions, davantage de décisions et, certainement, davantage de placements, à partir d’une mobilisation plus consistante d’abord des moyens du droit.
Que les pouvoirs publics agissent : d’abord une simple circulaire
Une simple circulaire ne saurait remplacer une action publique résolue. Elle peut toutefois l’incarner. Sans dispositions neuves, une circulaire (dont il faudrait choisir les signatures) peut tout à fait incarner le volontarisme. Elle ne contiendrait que le rappel du droit positif, tout en soulignant la volonté d’agir du gouvernement. Cette circulaire pourrait, dans son titre, être « relative à l’exploitation des enfants à des fins de mendicité». Elle préciserait ce qu’il en est du droit applicable, sur les deux plans, social et pénal. Accompagnée en annexe d’un récapitulatif des sanctions, elle actualiserait le dispositif juridique qui peut être mis en œuvre.
L’idée de cette circulaire n’a rien d’impossible ni d’inédit. Il en est allé ainsi d’une circulaire, en 2011, « relative à l’exploitation animale à des fins de mendicité». Les autorités semblent plus aisément mobilisables quand il s’agit de rappeler le droit en matière d’exploitation des animaux qu’en matière d’exploitation des enfants. En tout état de cause, le 13 mai 2011, une circulaire cosignée, d’une part, par le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques et, d’autre part, par la directrice générale de l’alimentation, a ainsi été envoyée aux préfets.
Que l’Europe s’en mêle : présenter la facture à l’Union européenne
Pour un texte récent sur l’européanisation de la question des sans-abri, voir la résolution 2013/2994(RsP) du Parlement européen du 16 janvier 2014 sur une stratégie de l’Union européenne pour les personnes sans-abri.
Les personnes sans-abri et la mendicité – deux sujets qui ne se recoupent pas intégralement – sont depuis le milieu des années 1980 très visibles, mais avec une intensité variée, dans les espaces publics des villes de l’Union européenne. Ce problème ancien a pris une dimension nouvelle, en particulier parce que les formes extrêmes de pauvreté sont considérées comme inacceptables dans des sociétés d’abondance. La situation et les conditions de vie des personnes sans-abri sont partout envisagées comme des atteintes aux droits de l’homme. Par ailleurs, les institutions de l’Union s’intéressent de plus en plus au trafic d’êtres humains (dont relève explicitement l’incitation à la mendicité).
Si ces phénomènes se présentent sous des formes extrêmement variables dans les pays de l’Union, s’ils suscitent des réactions variées (hostiles ou hospitalières) et si les problèmes ne semblent, au premier abord, nullement relever de la compétence communautaire, ces problématiques, qui mêlent insécurité, pauvreté et mobilité, concernent de plus en plus l’Union elle- même. L’Europe s’en préoccupe et invite à agir sur le plan social – ce sont les politiques dites d’inclusion sociale – et sur le plan répressif – c’est le développement de politiques de lutte contre la traite humaine.
Il y a là une dynamique en cours qu’un rapide détour historique éclaire d’un jour important. Le traitement du vagabondage et de la mendicité a été un moteur de l’avènement des politiques sociales et pénales. Historiquement, pour dépasser l’incapacité des collectivités locales à gérer collectivement la présence de sans-abri, vagabonds et autres mendiants plus ou moins inquiétants, il a fallu des interventions régionales, puis nationales permettant l’affirmation des États. Aujourd’hui, dans une Union européenne aux frontières ouvertes, la nouvelle échelle de la gestion de la question des sans-abri est indubitablement communautaire. Ce sont maintenant, à certains égards, plus les villes et l’Union que les Régions et les États qui peuvent valablement agir.
Concrètement, il pourrait être envisagé que des instruments spécifiques soient établis, par exemple une agence européenne qui aurait une triple fonction de suivi du phénomène des sans-abri sur tout le territoire de l’Union, de soutien aux initiatives de prise en charge et de régulation, et de conduite des coopérations entre États pour gérer les dossiers et situations des sans-abri présents sur le territoire d’un État dont ils ne sont pas ressortissants. Une agence européenne dédiée à la coopération communautaire et au traitement des droits des ressortissants communautaires se trouvant à la rue dans des pays membres de l’Union mais dont ils ne sont pas ressortissants pourrait, avec un cadrage précis de ses moyens d’investigation et d’incitation, considérablement moderniser et améliorer la prise en charge de ces situations.
Si l’idée d’une agence peut sembler loin de sa réalisation effective, son principe est fondamental. Il consiste à prendre acte de la dimension pleinement européenne de notre sujet. Les cadres nationaux d’analyse et, surtout, d’action ne sont plus adaptés à une mobilité de la pauvreté qui n’est plus celle des siècles passés. Les modes d’action ne sauraient se limiter aux seules interventions locales ni aux insuffisantes capacités de coordination régionale et nationale. La question des sans-abri, avec celle de la mendicité (tolérée ou repoussée), est désormais une question à la fois locale et européenne, ce qui invite à analyser et réviser avec la plus grande rigueur et la plus grande ambition les dispositifs de prise en charge, qu’il s’agisse d’instruments génériques (comme les systèmes d’aide sociale) ou spécifiques (comme les centres d’hébergement d’urgence), qu’il s’agisse encore des législations relatives à la gestion des incivilités dans l’espace public ou à l’affirmation progressive du droit au logement8. Le thème de la mendicité et de l’exploitation des enfants s’inscrit pleinement dans ce cadre, avec un double prisme de lutte contre la pauvreté et de protection des personnes vulnérables.
Concrètement, cette proposition qui pourrait être soutenue par la France, s’incarnerait par un double mouvement de décentralisation et d’européanisation de la prise en charge de la grande pauvreté et de l’errance. Il faut être extrêmement clair et l’alternative est très simple : dans un espace Schengen aux frontières ouvertes, les dossiers de l’errance, des bidonvilles, de la mendicité avec enfants ne peuvent se traiter nationalement que selon deux options, la première consistant à fermer les frontières et à ne s’occuper que des ressortissants nationaux, la seconde en choisissant résolument de prendre acte de la dimension européenne du problème et de le gérer de manière intégrée, avec des règles, des moyens et des objectifs européens.
Au-delà d’une telle élaboration politique et juridique qui ne peut que prendre beaucoup de temps, il faut également remarquer que des États membres, Bulgarie et Roumanie en premier lieu, se voient aujourd’hui affecter des fonds pour la meilleure intégration de leurs « groupes vulnérables». Ces fonds ne seraient apparemment consommés que pour une infirme partie et/ou pas forcément employés à bon dessein. Une proposition concrète serait donc que la France, très inutilement voire très injustement montrée du doigt pour sa dureté (toute relative) sur ces questions de prise en charge de l’exclusion, présente la facture (au Fonds social européen ou bien au Fonds européen d’aide aux plus démunis) de la prise en charge d’enfants qui ne sont pas Français. On pourra penser que cette dernière suggestion est provocation. Elle se veut, d’abord, incitation à réfléchir pour agir sérieusement sur un dossier qui n’est pas uniquement français, très loin de là, mais totalement européen.
Dix objections à ces propositions
On le sait, la critique est aisée et la proposition compliquée. Critiquer l’insuffisance ou le trop-plein d’interventions est facile. Tenter de proposer, de façon renseignée sans être trop détaillée, c’est se mettre en péril. En l’occurrence, le sujet traité dans cette note est très sensible. Et les suggestions sont discutables. Les uns vont critiquer des bases juridiques fragiles ; d’autres, s’appuyant sur le slogan « la pauvreté n’est pas un crime», vont signaler amalgame et stigmatisation de populations singulières. Ils vont rétorquer que la petite bourgeoisie ne supporte pas la vue, à sa proximité, de la misère du monde. D’autres encore vont considérer que des telles possibilités de prise en charge des enfants alimentent une pompe aspirante pour des migrations indésirables. De tous côtés, on trouvera donc de bons arguments pour ne rien faire.
Chacun y va donc de ses convictions. La controverse peut rapidement naître. De façon peut-être plus à l’organiser qu’à l’éteindre, on propose ici de traiter rapidement dix contre-arguments pouvant être opposés à nos propositions. La plupart de ces objections, portant sur le placement des enfants et/ou le déplacement des problèmes, ont déjà été souvent formulées. On les liste pour en apprécier la portée et, souvent, pour les réfuter. La liste est présentée dans une gradation de leur recevabilité. Certaines n’ont aucune consistance, d’autres sont fortes.
« Il ne faut pas stigmatiser !»
Nos colonnes et nos discours, en France, sont remplis, au sujet de l’errance et de la pauvreté (entre autres sujets), de ces interdictions, accusations et affirmations. Mais de quoi parle-t-on avec ce procès récurrent en stigmatisation? En quelques années, l’invitation systématique à la non-stigmatisation et la condamnation de toute forme de propos supposé stigmatisant ont envahi les débats. Il est pourtant bien difficile de voir de quoi il s’agit. On devine aisément que stigmatiser ce n’est pas bien. Et que ceux qui stigmatisent, ou plutôt ceux dont on dit qu’ils stigmatisent, ne sont pas gentils. Mais que dire d’autre? Probablement rien. L’accusation en stigmatisation est un artifice rhétorique qui peut avoir son effet, mais qui ne fait pas du tout avancer le dossier.
« C’est criminaliser la pauvreté !»
La condamnation moralisante des appels – comme signalés dans cette note – à davantage de fermeté possède des variantes. On peut ainsi lire que « c’est la pauvreté qu’il faut combattre et non pas les pauvres». Certes. Qui le niera? Le point crucial est que, dans nos propositions, la pauvreté n’entre nullement en ligne de compte comme variable première. L’action n’est pas commandée à raison de la pauvreté, non pas même à raison de la situation de ces enfants avec ces adultes, mais à raison du traitement infligé par ces adultes à ces enfants. Plus globalement, il ne faudrait pas qu’une sorte d’excuse de pauvreté puisse absoudre certains comportements parfaitement délictueux et Il n’y a pas nouvelle pénalisation générale de la mendicité avec ces propositions et encore moins criminalisation globale de la pauvreté. L’argument en propositions rétrogrades et liberticides est facile, mais il repose sur une appréciation fallacieuse des propositions et, peut-être, des situations.
Il n’est nulle part soutenu dans cette note que précarité et/ou pauvreté pourraient motiver une action en direction d’adultes mendiant avec des enfants. L’analyse concerne, très explicitement, les enfants exploités par des adultes afin de mendier. Deux situations coexistent : des enfants à protéger et des adultes à punir, le cas échéant. Ce n’est pas criminaliser la pauvreté que de vouloir agir en ce sens. Le raccourci entre lutte contre la pauvreté et lutte contre la mendicité est éminemment discutable, sinon sur un plan polémique. Ne faire que le rapprochement entre mendicité avec enfants et situations précaires de leurs parents relève d’une montée en généralités et en angélisme. Certes, les ressources de ces adultes mendiant avec enfants sont certainement faibles et leurs conditions de vie dégradées, mais le sujet n’est pas là. Il y a, dans bien des cas mais pas dans tous, exploitation de ces enfants. Il y a traite humaine. Il y a trafic.
Parmi les arguments en réfutation de propositions visant à fermement interdire la mendicité avec enfant, on trouve celui de la nécessité. Les adultes accompagnant ces enfants seraient forcés de les garder avec eux, car ils n’auraient ni place en crèche (pour les plus petits), ni place à l’école (à partir de la maternelle). Il est incontestable que la scolarisation d’enfants ayant des trajectoires sociales et souvent migratoires compliquées est elle- même compliquée. Quant à l’argument des crèches, il est proprement surréaliste. Il suffit d’avoir un tant soit peu observé que les plus petits enfants sont exposés dans l’espace public souvent par plusieurs adultes qui se succèdent. Ils pourraient, certainement pour la plupart d’entre eux, se voir épargner cette position. Qui est, fondamentalement, exploitation. Le petit enfant est une ressource, et il n’est certainement pas dans son intérêt de le rester. Avant d’être victimes de la pauvreté, ces enfants sont victimes des adultes qui les exploitent.
« C’est ne rien connaître à la réalité.»
Ce type d’objection venant de spécialistes, avérés ou autoproclamés, relève de l’argument d’autorité. Avec leur accusation de simplification outrancière, les contradicteurs cherchent à disqualifier toute proposition qui vient déstabiliser leur spécialisation. Une version générale de cette argumentation consiste à se référer au terrain. Dans une optique presque néomaréchaliste, une telle posture consiste à affirmer que « le terrain, lui, ne ment pas». Cette invocation du terrain et de la réalité, en particulier par les travailleurs sociaux, consiste à repousser toute qualification de la mendicité avec enfant comme exploitation et à ne la présenter que comme une puissante contrainte sur des parents désemparés. Avec de tels arguments, jamais le droit social ni le droit pénal n’auraient dû prendre en compte la maltraitance des enfants. Ce systématisme de la réfutation est contestable. Comme pourrait l’être une proposition qui consisterait à dire « il faut systématiquement placer ces enfants». Il y a, dans ces possibles échanges de vue, une sorte de conflit de caricatures.
« C’est traiter un symptôme et non les causes.»
- Cette ligne d’arguments, pouvant être tenus aussi bien par des travailleurs sociaux que par des policiers (les premiers voulant s’attaquer à l’ensemble des problèmes sociaux, les seconds à la criminalité en réseau), consiste à critiquer le simplisme de propositions qui, prétendument, n’iraient pas au fond. Une forme plus polémique de cette objection est d’indiquer que les actions proposées ne visent qu’à traiter de la seule visibilité de la question. Il n’y aurait traitement qu’en surface, non en Encore une fois, il s’agit là plus de discréditer et de déstabiliser que de répondre vraiment en cherchant à réfuter les fondements. Toute proposition de prise en charge concrète est assez généralement critiquée comme ne s’attaquant ni aux causes ni aux racines, mais aux seules manifestations et symptômes de la pauvreté, à la face émergée de l’iceberg. Dans cette affaire éternelle de démêlage des effets et des causes, soutenons seulement que proposer une possible et rapide séparation entre les enfants exploités et leurs exploiteurs pourrait, en termes de pauvreté, avoir un effet très positif sur ces très jeunes enfants. Renoncer à agir, avec coercition si nécessaire, c’est assurément les abandonner à un avenir très défavorable. Au contraire, les prendre en charge, fermement, c’est leur ouvrir d’autres perspectives. Et limiter la reproduction du problème de génération en génération. N’est-ce pas là une voie positive de sortie de la pauvreté? Actuellement dans les mains de leurs exploiteurs, parfois bourrés de sédatifs, parfois battus, personne ne peut valablement soutenir que ces enfants ne seraient pas mieux dans le contexte d’une prise en charge, dans un foyer ou une famille d’accueil.
« Il faut faire prévaloir le lien familial.»
Cette objection revient souvent, comme incantation, à faire systématiquement valoir la nécessité (commandée par le droit) de mettre en avant à la fois l’intérêt de l’enfant et les liens avec ses parents. Il peut y avoir parfois dans ces arguments une sorte d’idéologie de la non-séparation. Il est pourtant bon de répéter deux choses : tout d’abord, dans les cas qui nous occupent, il n’y a pas que des parents aimants et soucieux de leurs enfants, mais parfois aussi des parents exploitant sciemment (ou poussés à le faire) leur progéniture ; ensuite, et cela est un point plus important, il n’est pas du tout certain que lien parent/enfant s’impose comme problématique centrale du sujet. En effet, l’observation est simple : ce sont des adultes (souvent changeants) qui se trouvent avec des mineurs. Un problème est bien sûr alors de savoir ce que font et où sont leurs parents, mais ce ne sont pas forcément ces derniers qui les exploitent. On peut tout juste considérer que si des parents abandonnent leurs enfants (ou sont contraints à le faire) à d’autres adultes qui vont les exploiter, une action s’impose.
« C’est inefficace.»
L’argument en efficacité est audible à condition que l’objectif soit bien précisé. Admettons que l’objectif soit qu’effectivement des enfants ne soient plus contraints de mendier ou d’être exposés par des adultes qui mendient : c’est à l’aune des suggestions faites et de leur mise en œuvre que peut alors s’évaluer l’efficacité d’une action plus résolue. Pour le reste, estimer que le statu quo actuel est efficace relève – disons-le ainsi – de la myopie.
« C’est un appel d’air.»
Le propos peut être tenu, probablement à partir d’une autre partie du spectre politique, si l’on veut critiquer une mobilisation plus importante afin de placer davantage d’enfants et/ou de débloquer davantage de mesures éducatives pour aider les parents (dans leur hébergement, leurs droits sociaux). Il est bien certain que le sujet de l’errance et de la mendicité est un problème de coopération ou, au contraire, de conflit entre espaces. Plus une ville et, à une échelle plus large, plus un pays agira et dépensera, plus il sera vu comme accueillant par d’autres pays cherchant à se débarrasser d’une population indésirable. C’est bien pour cela qu’en régime de frontières ouvertes, la politique de prise en charge de la mendicité des enfants, comme plus largement celle de l’errance pauvre, ne peut efficacement s’organiser et s’étendre qu’à l’échelle européenne.
« C’est repousser le problème ailleurs.»
Symétrique du contre-argument qui précède, l’argument du jeu de ping-pong est Agir peut consister à s’avérer plus repoussant et donc avoir pour conséquence des déplacements de populations visées par de telles dispositions, soit parce que les personnes sont effectivement renvoyées, soit parce qu’elles changent de territoires, ne pouvant plus exercer les activités qu’elles exerçaient auparavant. À nouveau, tout ceci plaide pour l’européanisation résolue de ce dossier. À défaut, signalons encore que le repli sur des frontières nationales est une autre option.
« Ceci va coûter une fortune.»
L’argument a son fondement. Un placement, en moyenne, coûte 40 millions d’euros par Et ce coût est encore plus élevé pour les plus jeunes enfants, parfois dans des pouponnières à caractère social. Alors que la France compte parmi les pays les plus généreux et les plus accueillants, ses dépenses sociales seraient appelées à croître. Il faut avoir à l’esprit que les budgets de l’hébergement d’urgence, liés en partie à notre affaire, comptent déjà parmi ceux qui ont le plus augmenté ces dernières années. Une nouvelle fois l’alternative est aussi simple que fondatrice : européaniser ou fermer les frontières. Enfin, sur ce registre des coûts, et dans une logique que l’on dit aujourd’hui souvent d’investissement social, il faut signaler que la prise en charge des enfants, le plus précocement possible, permet, à terme, de couvrir d’autres coûts survenant plus tard (en criminalité, reproduction générationnelle des problèmes, dépenses sociales, etc.).
« C’est transitoire.»
Cet argument, portant sur le placement des enfants, est certainement le plus valable. Le placement ne peut se comprendre, sauf en cas de disparition totale des parents ou d’altération définitive de l’autorité parentale, que de manière temporaire. Ne nous voilons pas la face dans ce jeu de propositions-objections-réfutations, la logique générale de la protection de l’enfance est de protéger le temps nécessaire. Ce qui ne veut pas dire, dans la plus grande majorité des cas, couper radicalement les liens avec les La mesure de placement est un dernier recours. Elle est exceptionnelle et, selon les experts et la jurisprudence, elle doit être la plus courte possible. Mais ce n’est pas parce que cette dixième objection est incontestablement valable qu’il ne faut pas agir. Elle porte d’ailleurs plus sur un moyen et long terme, qu’il faut bien entendu avoir à l’esprit, que sur un court terme qui appelle, aujourd’hui, une action plus résolue.
Conclusion : réaction ferme plutôt qu’inaction compassée
Répétons-le : si volontarisme et fermeté doivent être de mise, ne serait-ce que pour faire valoir le droit, l’approche réaliste consiste à bien faire le partage entre tous les aspects de la situation. Tous les enfants mendiant dans la rue avec des adultes ne sont pas exploités. Et il n’y a pas toujours traite humaine, défaut de soins ou mauvais traitements. Il y a alors d’abord détresse et désarroi de parents avec leurs enfants. Symétriquement, tous les enfants mendiant dans la rue avec des adultes ne sont pas avec leurs parents qui les aiment, mais peuvent se retrouver avec des gens (parents ou non) qui les abusent et les maltraitent. Tout ceci signifie qu’il ne faut certainement pas agir automatiquement dans le sens d’un placement, mais que, systématiquement, on puisse agir avec la perspective, d’une part, d’une séparation entre des enfants exploités et des adultes qui les maltraitent, et, d’autre part, d’une action résolue pour permettre à la cellule familiale solide et aimante (lorsque c’est le cas) de ne pas se dissoudre !
Au final, c’est au juge de trancher. Bien entendu.
Cette note et les propositions qu’elle contient n’épuisent pas le sujet. Il y aurait encore de nombreuses remarques à faire sur les évolutions de la jurisprudence, de la qualification de la mendicité, de la caractérisation du défaut de soins et des mauvais traitements (voire de l’esclavage et de la servitude), sur les priorités et moyens de l’aide sociale à l’enfance, sur le réalisme de l’impérative européanisation du dossier. Mais concluons pour l’instant. La compassion pour ces enfants passe par la mise en application du droit, par de la dureté à l’égard des adultes qui les exploitent et par des places d’accueil afin de les mettre à l’abri et leur offrir un avenir meilleur. C’est aussi simple et aussi compliqué que cela.
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