Les classes moyennes dans les pays émergents
Définitions et délimitations : trois options
Quelles fourchettes de revenus ?
Une affirmation embryonnaire, une explosion à venir
Les conséquences de l’affirmation des classes moyennes émergentes
Conclusion
Bibliographie
Résumé
On débat beaucoup, dans les pays occidentaux, du déclassement relatif et de l’inquiétude des classes moyennes, tandis que dans les pays émergents, en Inde, au Brésil et en Chine notamment, des classes moyennes seraient en expansion rapide. D’une certaine façon, il y aurait des dynamiques de « moyennisation » dans les pays en développement et des dynamiques de «démoyennisation» dans les pays du Vieux Monde. L’expression «classes moyennes émergentes» désigne ces catégories qui s’affirment, statistiquement et politiquement. Les définitions et les évaluations de leur taille varient grandement.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on compterait – dans un intervalle de revenus qui va de 10 à 100 dollars de pouvoir d’achat quotidien par tête – 1,8 milliard de personnes dans cette situation (pour plus de la moitié en Europe et en Amérique du Nord). Mais on pourrait en décompter plus de 3 milliards en 2020 (alors situées, pour plus de la moitié en Asie). S’il faut prendre avec précaution l’estimation de ces volumes, ce sont les tendances qui comptent. Cette éclosion des classes moyennes émergentes, avec des aspirations à la démocratie et à la consommation, bouleverse l’ordre du monde.
Julien Damon,
Enseignant à Sciences Po et à HEC Paris, rédacteur en chef de 'Constructif', membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Entre l’immense population pauvre et la petite élite très riche, situation qui caractérise à des degrés différents les pays en développement, se trouvent des classes moyennes en plein essor. Les institutions internationales, les pays concernés, les firmes multinationales, les cabinets de conseil et les banques d’affaires se penchent sur cette naissance et sur les perspectives de cet essor qui semblent considérables. Ces populations – avec des niveaux de revenus et de consommation qui les font sortir de la pauvreté – constituent de gigantesques opportunités et des défis sur les plans politiques et économiques.
Il est peu probable que la sociologie classique estime que l’usage du terme «classe» se légitime. Les contextes et représentations, les traditions et religions, tout comme les significations variées de ce que doit bien vouloir dire « classe moyenne » (quand l’expression existe), empêchent certainement de déceler véritablement des communautés de destin et une conscience de classe. Pour autant, puisque le mot de classe est largement employé, on ne saurait le rejeter au nom de la pureté sémantique. Il n’est pas non plus nécessaire de se lancer dans de grandes discussions sur les variations du pluriel et du singulier. Il est plus important de rendre compte des débats sur l’ampleur exacte du phénomène et sa contribution à la consommation, à la croissance et à la transformation politique. Des positions excessives blâment un mythe et désapprouvent des projections fantaisistes. La plupart des travaux estiment toutefois que le mouvement est extrêmement puissant. Le monde, pour reprendre une expression souvent employée pour caractériser les tendances des sociétés occidentales pendant les Trente Glorieuses, entrerait en phase de moyennisation. Plus précisément, ce sont les pays en développement, et, parmi eux, les émergents qui connaissent le phénomène.
Accompagnant son urbanisation, la moyennisation du monde passe par deux canaux statistiques. D’une part, dans nombre de pays, des travaux soulignent l’apparition et le renforcement de catégories de revenus moyens, au-dessus de la pauvreté mais encore très éloignées de l’opulence. D’autre part, la statistique internationale, avec ses failles (les chiffres ne sont pas toujours bien fiables) et ses vertus (ces chiffres sont les seuls disponibles pour se comparer), repère une classe moyenne émergente dont la situation et les vues bouleversent les équilibres nationaux et globaux. Il n’y a pas survenue d’une classe moyenne globale sans frontières, mais émergence dans les pays en développement de catégories aux revenus croissants aspirant à davantage de consommation et, généralement, de liberté.
Ces classes moyennes émergentes – baptisons-les ainsi – renouvellent les débats habituels sur les critères et seuils de délimitation des classes moyennes. Pour les approcher (au sens de catégorie aux revenus moyens), il faut présenter les divers planchers et plafonds de ressources ou de dépenses à considérer. Elles renouvellent, surtout, les expertises et débats sur les liens entre taille de ces populations, assurance de ces configurations, niveaux d’éducation et de santé, préoccupations démocratiques et mobilité sociale.
Définitions et délimitations : trois options
Sur cette tripartition des approches, voir Julien Damon, Les classes moyennes et le logement, note de la Fondation pour l’innovation politique, 2011.
Les États-Unis se trouvent, avec cette enquête, parmi les vingt premiers sur une centaine de Devant se trouvent laSuisse, l’Allemagne, la Suède, mais aussi la Turquie ou la Jordanie, où les populations estiment donc davantage figurer dans la classe moyenne. Curieusement, la question n’a pas été posée en France.
De quoi parle-t-on ? Le thème des classes moyennes dans les pays en développement est plus neuf que celui de leurs homologues (si l’on peut dire) dans les pays développés. Le nombre d’études et d’auteurs spécialisés est plus réduit. La décennie 2000 a néanmoins vu émerger une littérature dédiée aux classes moyennes des pays émergents et à la classe moyenne globale. Pour autant, il reste compliqué d’en établir les traits typiques. Et malgré le caractère encore relativement récent et réduit de l’expertise sur la question, on doit déjà signaler la profusion des méthodes et des chiffrages. Les appareils statistiques nationaux produisent parfois des informations, mais ce sont surtout les institutions internationales, Banque mondiale, agences onusiennes, OCDE qui sont à la manœuvre.
Comme pour les pays riches, trois principales méthodes peuvent être employées1. Ces trois approches passent par les situations de revenus ou de dépenses, par les appartenances socioprofessionnelles et par l’identification individuelle à la catégorie. Classiquement, les exercices cherchant à circonscrire les classes moyennes relèvent ainsi de la circonscription arithmétique, de l’énumération, de l’auto-identification. Avec cette tripartition méthodologique, on n’épuise pas le sujet, mais on le balise de trois façons : économiquement, sociologiquement, subjectivement.
Revenus : les approches classiques
Il s’agit, avec ces travaux, de dégager les catégories à revenus moyens. Ceci suppose des enquêtes et des données de qualité, ce qui est loin d’être le cas partout. Encore moins, évidemment, dans les pays pauvres que dans les pays riches. Cette première approche consiste à établir des bornes, avec un plancher et un plafond de revenus, entre lesquelles se trouvent les revenus des classes moyennes. Une deuxième approche en termes de revenus, qui commande les mêmes qualités dans les études et les chiffres, consiste à fixer a priori les bornes (par exemple entre 70 et 150% du revenu médian) afin d’évaluer la taille et l’évolution des classes moyennes. Pour le cas des classes moyennes émergentes et en développement, la caractérisation par des fourchettes de revenus, qu’elles soient bornées a priori ou établies a posteriori, est très répandue. Elle est quasiment hégémonique.
Catégories socioprofessionnelles : une approche inusitée
La deuxième méthode classique pour approcher, décrire et analyser les classes moyennes consiste à dégager non pas des revenus, mais des situations, des statuts et des professions qui caractériseraient des modes de vie et des aspirations. Ce type d’approche est très peu utilisé par les appareils statistiques des pays en développement, et presque jamais par les institutions internationales, pour des raisons évidentes de comparabilité et de disponibilité défaillantes des nomenclatures et des informations.
Identification : une approche possible mais peu répandue.
Il est généralement utile de demander aux gens où ils se situent sur une échelle de positions sociales. Des sondages nationaux, dans des pays en développement, donnent localement des informations. Mais ils sont généralement difficilement comparables, à la différence, par exemple, des sondages Eurobaromètre menés dans l’Union européenne. Méthodologiquement et financièrement, les sondages sont compliqués à réaliser dans des pays pauvres où la population est difficile à échantillonner (car mal connue). Surtout, les appréciations nationales de ce qu’est la classe moyenne (terme qui n’est pas forcément traduisible dans toutes les langues) doivent conduireà bien des précautions lorsqu’il est question d’interprétation. Dans les pays développés, l’exercice est assez aisé. Et il est important, notamment en ce qu’il autorise des comparaisons. Chez les émergents et dans les pays qui n’ont pas encore décollé économiquement, l’exercice demeure rare et, souvent, improbable. Des questions sur l’appartenance à la classe moyenne (supérieure ou inférieure) ont néanmoins été posées, entre 2005 et 2007, dans une centaine de pays, dans le cadre des World Values Survey. On présente ici, en tableau, les résultats pour vingt et un pays émergents ou toujours en développement. Si 14% des Vietnamiens déclarent appartenir à la classe moyenne (et 82% à la classe des travailleurs), c’est le cas de quatre personnes sur cinq en Indonésie et en Jordanie. Étonnamment, la moitié des habitants en Chine et en Inde s’identifieraient ainsi. Ce qui paraît élevé. Mais, pour plus de précisions, il faudrait entrer dans le vocabulaire tout comme dans la manière dont a été passé le questionnaire ou encore dans la façon dont traditionnellement est conçue la stratification sociale. Il y a encore certainement à progresser sur ce plan de la comparaison des opinions. Relevons néanmoins la cohérence des réponses à cette enquête avec d’autres travaux. Ici aussi, les Américains s’identifient à plus de 60% aux classes moyennes2. Il en va de même pour la convergence des résultats italiens ou allemands avec d’autres grandes enquêtes. Ce n’est donc pas la méthode qu’il faut relativiser, mais sa difficile adaptation aux contextes des pays les moins favorisés.
Tableau 1 : Part de la population déclarant faire partie de la classe moyenne (entre 2005 et 2007)
Source :
Quelles fourchettes de revenus ?
Voir World Bank, World Development Report: Poverty, New York, Oxford University Press, 1990.
Pour le travail fondant cette approche, voir Martin Ravallion, Gaurav Datt et Dominique van de Walle, «Quantifying Absolute Poverty in the Developping World» , Review of Income and Wealth, no 37, 1991, p. 345-
- Et pour une présentation de l’importante révision opérée récemment, voir Martin Ravallion, Shaohua Chen et PremSangraula, « Dollar a day Revisited », Policy Research Working Paper, no4620, Banque mondiale, 2008.
Abhijit Banerjee, Esther Duflo, « What is the Middle Class about the Middle Classes around the World? », Journal of Economic Perspectives, vol. 22, no 2, 2008, p. 3-28.
Homi Kharas, « The Emerging Middle Class in Developing Countries », OCDE Development Centre Working Paper, no 285, 2010.
William Easterly, « The Middle Class Consensus and Economic Development », Journal of Economic Growth, vol. 6, no 4, 2001, 317-335.
Les approches par les revenus et la consommation prévalent. Bien des méthodes et bien des seuils peuvent être légitimement employés. Une première approche consiste à s’intéresser aux multiples définitions et délimitations nationales. Ces études, par nature, existent nationalement, mais ce n’est pas tout le temps le cas. Une deuxième approche gomme les spécificités des éventuelles définitions et délimitations nationales. Il s’agit d’une approche à partir d’une définition globale de la classe moyenne, définition établie afin de pouvoir réaliser additions et rapprochements. Les intervalles définissant la classe moyenne varient selon les sources, les études et les auteurs. Des études portent sur les niveaux de revenus, sur les niveaux de consommation, voire sur le PIB par tête. Généralement, les travaux font référence à ce qui s’est développé pour mesurer la pauvreté à l’échelle internationale. Nombre de travaux prennent appui sur les raisonnements, les enquêtes et les données établissant un seuil de pauvreté, au-dessus duquel se trouvent, immédiatement ou un peu plus éloignées, les classes moyennes.
Ce seuil de pauvreté de référence a été établi par la Banque mondiale, celle-ci ayant fait de la réduction de la pauvreté et de l’amélioration des conditions de vie sa raison d’être et son objectif majeur. Sa stratégie a été exposée en détail dans le Rapport sur le développement dans le monde 1990. Le seuil de pauvreté absolue de « 1 dollar par jour » y est apparu pour la première fois3. Ce choix doit beaucoup à Martin Ravallion, un chercheur de la Banque, et deux coauteurs, qui remarquèrent que les niveaux de pauvreté d’une demi-douzaine de pays en voie de développement avoisinaient ce niveau. Ils ont ainsi cherché à établir un « standard commun » ancré dans ce à quoi correspond la « pauvreté » dans les pays les moins riches. Compilant des informations sur les seuils de pauvreté dans trente-trois pays, ils ont estimé, au début des années 1990, qu’un tiers de la population des pays en voie de développement se trouvait vivre avec moins de 1 dollar par jour en parité depouvoir d’achat 1985.
Les données sur la pauvreté dans le monde reposent donc sur l’emploi du critère dit de ce « 1 dollar par jour » comme seuil de pauvreté. Ce seuil est calculé en parité de pouvoir d’achat (PPA) afin d’être adapté aux contextes locaux. En d’autres termes, une personne est pauvre, avec cette convention à 1 dollar, si elle consomme moins qu’un Américain dépensant 1 dollar. À partir de 2008, de profondes révisions de PPA ont conduit la Banque mondiale à réévaluer le seuil international de pauvreté à 1,25 dollar par jour. Ce seuil est maintenant habituellement considéré comme un seuil d’extrême pauvreté. Sont considérées comme en situation de pauvreté les personnes disposant de moins de 2,50 dollars par jour4. Ce seuil de 2 ou de 2,50 dollars est utilisable comme revenu plancher dans les études sur les classes moyennes. Il s’agit d’un seuil de sortie de la pauvreté. Il autorise des comparaisons entre les consommations et les situations respectives des pauvres et des « classes moyennes ».
Les études passant par des fourchettes et des bornes de revenus disponibles ou de niveaux de consommation permettant d’estimer la taille des classes moyennes émergentes proposent des intervalles différents. Naturellement, les résultats sur le volume et les changements des classes moyennes ne sont pas les mêmes selon l’éventail retenu. L’approche peut être plus ou moins restrictive, plus ou moins proche des seuils de pauvreté et d’aisance. Quelques exemples : la Banque africaine de développement et la Banque asiatique de développement ont publié des études sur les classes moyennes comprises entre 2 et 20 dollars ; Martin Ravallion, lui, a travaillé sur un intervalle 2-13 dollars, et le cabinet McKinsey sur un revenu disponible situé au-dessus de 10 dollars. Les deux économistes Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont traité de deux groupes de ménages dans treize pays, ceux dont les dépenses des individus qui les composent se situent entre 2 et 4 dollars par jour et ceux où elles représentent de 6 à 10 dollars5. Dans un des travaux de l’OCDE les plus fréquemment repris, l’économiste Homi Kharas a choisi des bornes de 10 à 100 dollars de pouvoir d’achat quotidien6.
D’autres méthodes reposent sur des démarcations relatives et nationales : de 60 à 200% du revenumédian (comme dans certains travaux Eurostat) ou de 75 à 125% du revenu médian (comme dans certains travaux de l’OCDE pour les seuls pays riches). Ce dernier découpage avait été utilisé en 2000 par des chercheurs de la Brookings Institution.
D’autres études encore fixent d’abord, comme dans les pays riches, des proportions de la population définissant les classes moyennes. Opter pour une échelle qui va du plafond du premier décile au plancher du dernier décile permet d’isoler une classe moyenne rassemblant 80% de la population. Une autre option, dans ce domaine, est de définir la classe moyenne entre le 20e et le 80e centile de la distribution de la consommation. C’est le choix qu’a fait l’économiste William Easterly7. On a de la sorte, une classe moyenne centrale comptant pour 60% de la population. Ces études permettent de voir évoluer les conditions de vie des classes moyennes, et non pas de voir changer leur taille relative. Enfin, quelques travaux originaux adoptent des conventions particulières, pour des analyses souvent intéressantes mais difficiles à répéter dans le temps. La Banque mondiale a ainsi un temps travaillé sur une classe moyenne mondiale, dont les revenus se situaient, en 2000, entre le revenu moyen brésilien et le revenu moyen italien, toujours en parité de pouvoir d’achat.
Les travaux les plus communs, et les plus souvent repris et discutés, sont du premier ordre : des bornes de revenus ou de dépenses exprimés en dollars (systématiquement en PPA). Le plancher est souvent le seuil de pauvreté. Mais, dans d’autres études, le plancher est choisi à 10 dollars, significativement plus élevé que le seuil international de pauvreté (à 2 dollars, puis à 2,50 dollars par jour) mais proche de certains seuils nationaux dans les pays riches (le seuil de pauvreté retenu aux États- Unis tourne autour de 13 dollars par jour). Ce choix de bien distinguer classe moyenne et pauvreté s’explique par une trop grande proximité des conditions de vie entre les personnes vivant autour de 2,50 dollars et un tout petit peu plus. Un plancher significativement plus élevé différencie plus franchement la situation des classes moyennes de celles des pauvres. En outre, en termes d’entrées et de sorties dans la pauvreté, des classes moyennes appréciées à partir d’un seuil à 10 dollars sont moins vulnérables à des chocs de revenus qui les feraient sans cesse passer et repasser au-dessus et endessous du seuil de pauvreté. Le troisième intérêt de fixer un seuil plancher à 10 dollars est de pouvoir raisonnablement envisager des comparaisons entre la situation des classes moyennes dans les deux mondes, le développé et celui en développement. Si les situations, proportions et perspectives diffèrent puissamment, les instruments de mesure permettent des rapprochements.
Quant au plafond de revenus pour la classe moyenne, de nombreux travaux, souvent cités et exploités, l’établissent à 100 dollars par jour. L’intérêt de raisonner sur un intervalle 10 à 100 dollars est d’exclure de la classe moyenne globale, d’une part, les pauvres des pays les plus pauvres, et,d’autre part, les riches des pays les plus riches.
Parfois, les auteurs n’établissent pas de plafond de revenus pour désigner les classes moyennes. Dans le contexte des seuls pays riches, une telle option surprendrait et serait parfaitement illégitime. Dans le contexte de l’ensemble des pays du monde, elle s’entend. D’abord, elle ne limite pas trop la taille des classes moyennes dans les pays riches, taille qui serait réduite au regard d’un plafond qui peut sembler bas. Ensuite, elle intègre les différentes fractions des classes moyennes émergentes, certes en y incorporant des élites aux revenus démesurés, mais ces derniers cas, très problématiques, sont très réduits.
Une affirmation embryonnaire, une explosion à venir
Au-delà des seuls revenus, sur les classes moyennes en Amérique du Sud voir Francesca Castellani et Gwenn Parent, «Being Middle Class in Latin America », OECD Development Centre Working Paper, no 305, 2011.
Homi Kharas, op . cit.
Voir, par exemple, l’article de Patrick de Jacquelot, « La classe moyenne indienne, combien de divisions ? », Les Échos, 21 février 2012.
Quels que puissent être les méthodes, les plafonds et les planchers, les sources et les modes de collecte des données, les conclusions vont dans le même sens. Expertises et annonces rapportent et répètent une explosion en cours des classes moyennes dans les pays émergents.
Ainsi, en 2012, la Banque mondiale considère que, sur une décennie, la taille de la classe moyenne en Amérique latine et dans les Caraïbes a augmenté de près de 50%, passant de 103 millions de personnes en 2003 à 152 en 2009. Ces catégories centrales représentent, en 2009, 30% de la population de la région. Le Brésil a accueilli 40% de cette croissance. Dans le cas brésilien, précisément, ce sont plus de 40 millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté depuis le début des années 2000. La statistique brésilienne considère que plus de la moitié de la population appartient désormais à la classe moyenne. Celle-ci se définit, en 2011, comme la population vivant dans des ménages dont les revenus mensuels se situent entre 515 et 2 225 euros par mois8.
On pourrait multiplier les références et les études. Le résultat serait un patchwork de travaux, aboutissant à la même conclusion générale. Pour une approche plus systématique, on s’appuiera sur l’un des travaux de comparaison internationale qui fait référence. Il a ses laudateurs et ses détracteurs, ses vertus et ses défauts. Cette analyse, diffusée par l’OCDE, doit être considérée avec précaution. Mais elle permet une vision d’ensemble.
L’économiste Homi Kharas a ainsi réalisé un rapport OCDE qui a fait le tour du monde9. Selon lui, les classes moyennes peuvent être définies dans un intervalle de revenus qui va de 10 à 100 dollars de pouvoir d’achat quotidien par tête. Ce document de travail de l’OCDE, qui est l’une des rares études sur la stratification sociale de la planète, porte sur cent quarante-cinq pays, représentant 98% de la population mondiale et 99% du PIB global. Il recense, pour 2009, un peu plus de 1,8 milliard de personnes au sein de la « classe moyenne mondiale ». La moitié des personnes comptéesdans cette classe (soit environ 1 milliard d’individus) vivent dans des économies émergentes à forte croissance. Les États- Unis, à eux seuls, en rassemblent 230 millions ; l’Europe (au sens large), 664 millions ; et l’Asie, un demi-milliard. L’Afrique subsaharienne, dans son entier, n’en compte qu’une trentaine de millions, autant que le seul Canada. La Chine, avec 157 millions de personnes, abrite, derrière les États-Unis, la deuxième population se situant dans l’intervalle de la classe moyenne globale. Alors que cette classe moyenne globale est très largement majoritaire dans la population des États-Unis, elle est encore très réduite en Chine (12% de la population totale). Et certains commentateurs pensent que le chiffrage est très exagéré. Il en va de même en Inde, où des experts locaux et des correspondants de journaux rapportent une classe moyenne qui ne serait en réalité qu’une étroite élite10.
Ces réserves à l’esprit, on peut revenir au travail séminal de Homi Kharas selon qui la taille de cette classe moyenne globale pourrait passer à 3,2 milliards d’individus en 2020 et à 4,9 milliards en 2030. 85% de cette croissance proviendrait d’Asie. La taille de la classe moyenne nord- américaine devrait rester constante, ceci étant lié à deux phénomènes qui se compensent : des pauvres entrent dans la classe moyenne, tandis que des membres de la classe moyenne s’enrichissent et la quittent. L’Europe verrait sa classe moyenne augmenter jusqu’au début des années 2020, mais décliner ensuite, en raison de la décroissance de la population dans quelques grands pays comme l’Allemagne ou la Russie.
Tableau 2 : La classe moyenne mondiale : évaluation et projection (en millions d’individus et en %)
Source :
OCDE ; Homi Kharas, 2010.
Rapport du McKinsey Global Institute, Urban Cities and the Rise of the consuming Class, juin 2012.
Avec ces estimations de l’OCDE et en fonction des projections de population de l’ONU, on peut estimer que la classe moyenne globale représentait 27% de la population mondiale en 2009. Elle pourrait en représenter 42% en 2020 et 59% en 2030, quand le monde compterait 8,3 milliards d’habitants. Le mouvement est vertigineux. Parallèlement, alors que l’Europe et l’Amérique du Nord rassemblent, en 2009, plus de la moitié de cette classe moyenne mondiale, ces pays ne compteraient plus que pour environ 20% de la classe moyenne mondiale en 2030. Là aussi la transformation est considérable.
La bascule concernera aussi la consommation et la puissance économique. Alors que l’Europe et l’Amérique du Nord concentrent, en 2009, plus des deux tiers des dépenses de consommation de la classe moyenne globale, ce serait le cas de moins d’un tiers en 2030. L’Asie qui correspond à moins d’un quart de la consommation de la classe moyenne globale en 2009, en représenterait près de 60% en 2030.
Le cabinet McKinsey s’est penché sur le développement de la « classe moyenne consommatrice », en liaison avec l’urbanisation du monde en développement11. Prenant appui sur les travaux de l’OCDE, il aborde ainsi la classe moyenne émergente comme la catégorie de la population qui peut satisfaire des besoins basiques mais également des besoins plus élaborés. Le seuil retenu par McKinsey est celui d’un revenu disponible supérieur à 10 dollars par jour. En 2010, cette classe compterait 2,4 milliards d’individus (une estimation supérieure à celle de l’OCDE, car ce sont les revenus et non la consommation qui sont pris en compte). Et McKinsey d’estimer qu’en 2025, notamment en raison de l’urbanisation massive que connaissent les pays en développement, elle compterait 4,2 milliards de personnes. En 2025, la population mondiale serait à plus de 50% dans cette classe de consommation. En 2010, cette dernière représente déjà plus du tiers de la population du globe. C’est la progression qui, rétrospectivement, est impressionnante. En 1970, la classe consommatrice – alors surtout présente dans le monde développé – ne comptait pas encore pour le quart de la population mondiale. En 1950, elle n’en représentait que 13%, et en 1900 moins de 0,1%. De 1970 à 1990 la classe consommatrice mondiale a augmenté de 1,7% par an. D’ici à 2025, ce rythme pourrait plus que doubler. La classe moyenne consommatrice sera de plus en plus située dans des villes et, plus précisément, dans des villes des pays en développement. D’où d’immenses besoins à satisfaire, au risque de grandes frustrations et désillusions, en matière de services collectifs d’eau, d’énergie, de santé, d’éducation.
Trop de données tue probablement la donnée. Pour empêcher l’overdose, proposons une représentation imagée et simplifiée. Récemment, un acronyme est devenu célèbre en économie du développement. Il s’agit du BOP pour «Bottom Of the Pyramid» ou « Base Of the Pyramid », désignant la taille considérable que représentent les populations pauvres des pays pauvres, à la base de la pyramide de la distribution de la population mondiale selon ses ressources. Cette image a fait d’autant plus mouche qu’elle est associée à des stratégies et à des innovations. Des États et des entreprises cherchent à faire du BOP des populations qui consomment et entreprennent. Le sujet est de savoir structurer une offre et s’implanter sur des marchés qui peuvent rassembler de 1 à 5 milliards de personnes, selon les définitions de revenus. La plus grande partie de la population mondiale se trouve dans le BOP, si on prend un seuil plafond à 10 dollars par jour. À la fin des années 2000, 1 milliard d’individus vivent avec moins de 1,5 dollar par jour et 2,1 milliards avec moins de 2,50 dollars. Au total, ce sont presque 4,5 milliards d’individus qui vivent avec moins de 10 dollars par jour.
Bien au-dessus du BOP se trouve une population que l’on propose de baptiser TOP (pour « Top Of the Pyramid ») et dont on place le plancher de revenus à 100 dollars par jour. Environ 500 millions de personnes se trouvent dans cette situation, principalement dans les pays riches. Enfin, dans l’entre-deux, on trouve la classe moyenne globale, qu’un nouvel acronyme évident vient désigner : MOP (pour « Middle Of the Pyramid »). Cette population MOP compte, grossièrement, 2 milliards de personnes (moyenne des chiffres de l’OCDE et de ceux de McKinsey). Elle se trouve encore majoritairement dans les pays riches mais, dès 2020, l’Asie en abritera plus de la moitié.
Cette classe MOP présente des niveaux de vie sensiblement plus élevés que ceux des pauvres. Les classes moyennes émergentes, réunies dans le MOP, répartissent leurs budgets différemment des pauvres. Moins de dépenses en nourriture, plus en loisirs et en éducation. Majoritairement urbaines, et très représentées dans les grandes métropoles, elles habitent, pour une grande partie d’entre elles, dans des logements équipés de toilettes et de téléviseurs. Encore majoritairement ruraux, les pauvres n’ont pas accès à ces commodités et équipements. Les populations MOP émergentes commencent à être salariées et couvertes socialement. Elles vivent dans des ménages plus petits, avec moins d’enfants, tout en investissant dans leur éducation. Sur tous les indicateurs de développement – revenus, espérance de vie, mortalité infantile, état de santé –, elles se distinguent favorablement des populations BOP.
Un graphique tente de préciser synthétiquement ce qu’est le MOP par rapport au BOP et au TOP. Cette représentation graphique d’une sorte de stratification sociale globale pourra paraître simpliste. Elle est simple. Et elle désigne la réalité contemporaine.
Figure 1 : La tripartition de la pyramide économique mondiale (2010)
Les conséquences de l’affirmation des classes moyennes émergentes
Les plongées historiques sur les classes moyennes font souvent référence à Celui-ci, sans se préoccuper des contours sociologiques et statistiques de cette catégorie de la population, s’inquiétait d’équilibre. Dans sa Politique, lephilosophe établissait, en termes très modernes, que « tout État renferme trois classes distinctes, les citoyens très riches,les citoyens très pauvres et les citoyens aisés, dont la position tient le milieu entre ces deux extrêmes ». La tripartition procède d’un critère de fortune. Et Aristote de considérer que « l’association politique est la meilleure quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne ».
Norman Loayza, Jamele Rigoloni et Gonzalo Llorente, « Do Middle Classes Bring Institutional Reforms? », World Bank,Policy Research Working Paper, no 6015, 2012.
L’affirmation, incontestable mais dans des proportions et des volumes débattus, des classes moyennes émergentes est une bonne nouvelle. C’est une bonne nouvelle pour les ménages et les individus qui sortent de la pauvreté et pour ceux qui n’y naissent plus. C’est aussi une bonne nouvelle, nous disent économistes et spécialistes de science politique, pour la démocratie. Enfin, c’est une bonne nouvelle, comme l’observent les économistes et les multinationales, pour les capacités d’épargne, de consommation et d’éducation.
Avec des aspirations à la démocratie et à la consommation bouleversant puissamment l’ordre des choses, il est attendu des classes moyennes émergentes qu’elles insufflent le changement politique et qu’elles garantissent, ensuite, une certaine stabilité politique. Et les experts de la Banque mondiale comme de l’OCDE de faire fréquemment référence à Aristote selon qui, dans l’une de ses traductions, « lorsque la classe moyenne est importante, il y a moins de risques de discordes et de divisions12 ». Il est vrai que les études mettent en évidence de fortes corrélations entre affirmation d’une classe moyenne et aspiration à des institutions plus démocratiques. Certes, corrélation n’est pas toujours causalité. Dans des travaux réalisés par une équipe dirigée par Norman Loayza, de la Banque mondiale13, avec une définition des classes moyennes comme population rassemblant les individus dont les revenus dépassent le seuil de 10 dollars par jour (toujours en parité de pouvoir d’achat), il apparaît nettement un lien, qui ne saurait être seulement coïncidence, entre, d’une part, une classe moyenne s’élargissant, et, d’autre part, certaines formes et directions politiques.
Il en va ainsi dans trois domaines : investissement dans des services sociaux et sanitaires, libéralisation économique et gouvernance plus claire avec, notamment, plus de participation et moins de corruption. Les effets sur ces questions d’un élargissement des classes moyennes sont plus importants que ceux d’une baisse de la pauvreté, d’une réduction des inégalités ou encore de l’augmentation du PIB par tête. Les tests statistiques, menés avec les données de la Banque mondiale pour plus d’une centaine de pays, sur trois ou quatre décennies, sont robustes. On ne saurait dire qu’ils mesurent exactement les comportements et agissements d’une classe moyenne bien délimitée, mais ils évaluent l’impact de la croissance de la part d’une population qui échappe à la pauvreté et dont les activités et préférences ne sont plus seulement dictées par les contraintes absolues de la nécessité. Attentes et exigences se font effectivement plus intenses, portant sur la transparence des pouvoirs publics, la lutte contre la corruption, le respect des droits civils, la construction de droits sociaux.
En 2007, le Pew Research Center a mené, avec The Economist, une enquête d’opinion auprès de la classe moyenne dans treize pays dits à revenus moyens14. La classe moyenne est définie, en cohérence avec des données de la Banque mondiale. L’exercice, consistant à comparer les opinions et aspirations de ces classes moyennes par rapport aux populations plus pauvres (qui restent, dans ces pays, majoritaires), montre clairement des singularités. Au Chili, les classes moyennes estiment à 80% qu’il est important de vivre dans un pays où sont régulièrement organisées des élections, avec au moins deux partis politiques. Les pauvres ne sont d’accord qu’à 66%. En Russie, les classes moyennes adhèrent à 51%, et les pauvres à 37 %. Au Venezuela, les résultats respectifs sont de 74 et 62% ; au Brésil, de 69 et 62%. Si les écarts ne sont pas très élevés en Égypte (51 et 48%) ou en Inde (53 et 51%), partout la classe moyenne se prononce plusfermement quant à l’importance de la démocratie.
Figure 2 : Part de la population accordant de l’importance aux élections libres et au bipartisme (en %)
Source :
Les classes émergentes ont donc d’autres idées et désirs. Elles adoptent aussi de nouveaux comportements, invitant les entreprises à tenir compte de leurs aspirations et les pouvoirs publics de leurs revendications. Significativement, des partis politiques africains ou sud-américains se font les champions des classes moyennes. Surtout, certains grands mouvements sociaux sont associés à l’affirmation de ces nouvelles catégories centrales. Il en va ainsi des manifestations en Inde pour le statut de la femme, des mobilisations contre le chômage des jeunes en Afrique du Sud, des demandes de protection sociale en Chine ou encore des « printemps arabes » (même si, en l’espèce, le sujet est plus complexe). Les tensions qui traversent et secouent le monde en développement sont à la fois le produit et le révélateur de l’augmentation des niveaux de vie et des changements de modes de vie. Avec leurs différences nationales, dans des contextes politiques et institutionnels extrêmement variés, les nouvelles classes moyennes et consommatrices aspirent à des niveaux et à des modes de vie à l’occidentale. Et, pour partie d’entre elles, elles y accèdent, peu à peu.
Sur le plan économique, le fort recul de la pauvreté dans le monde en développement – recul concentré chez les émergents – associé à une consolidation des classes moyennes locales entretient la phase d’expansion phénoménale que connaissent des géants démographiques devenant des géants économiques. L’afflux, tous les ans depuis plus d’une dizaine d’années, de plusieurs millions de nouveaux consommateurs tire la croissance, le crédit, le bâtiment vers le haut. En bref, l’ensemble des secteurs d’activité. Ces nouvelles classes moyennes consommatrices poussent à l’ouverture de centres commerciaux, à l’implantation de nouveaux services, à l’innovation poursatisfaire des besoins grandissants avec une demande qui devient solvable. Un simple chiffre pour sedonner une idée du marché : dans la seule Asie, les classes moyennes comptent plus de 500 millionsde personnes, soit l’équivalent de la population totale de l’Union européenne. Les entreprises occidentales peuvent, à raison, voir dans ces pays en transformation de formidables opportunités, qui sont autant à construire qu’à conquérir. Au sujet de ce formidable socle potentiel de demande et de croissance, les grands cabinets de conseil, du Boston Consulting Group à McKinsey, publient des expertises fouillées appuyées sur les chiffres de l’OCDE, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. On y trouve des portraits et des projections, toujours impressionnantes, sur les évolutions à venir. La classe moyenne globale se situe bien au cœur des projets et préoccupations, tant des institutions internationales (en ce qui concerne l’évolution des régimes politiques) que des firmes multinationales (en ce qui concerne la structuration de marchésperformants).
L’image, qui reproduit tout de même des réalités statistiques, d’une classe moyenne globale –au singulier qui fait son effet – ne doit pas faire l’objet de surinterprétations. Les classes dites moyennes, émergentes et/ ou consommatrices, dans le monde en développement ne sont, avec les instruments imparfaits dont on dispose, appréciées qu’à travers leurs revenus rapportés au coût de la vie dans le pays concerné. Quelques enquêtes montrent qu’elles se singularisent, par rapport aux pauvres, sur le plan des valeurs, des aspirations, des consommations. Il n’y a pas pour autant une internationalisation de la classe moyenne avec uniformisation culturelle et convergence des points de vue politiques.
« Classes moyennes de tous les pays, unissez-vous ! » : ce slogan, que personne n’a d’ailleurs mis en avant, n’a strictement aucun sens. Les entreprises multinationales et les institutions internationales ne s’y trompent pas : s’il y a mondialisation, ouverture et croissance des revenus, le fait national reste une donne absolument capitale pour saisir les situations et les opportunités d’implantation. Quelques grandes marques iconiques à travers le monde, tels Nike, Starbucks, voire, sur les segments du luxe, Vuitton, attirent incontestablement partout, mais elles ne sont pas encore disponibles ni accessibles pour la plus grande partie des classes moyennes émergentes. Les plus aisées d’entre elles, au cœur des grandes métropoles, peuvent accéder à une consommation occidentalisée, mais elles sont rares et relèvent davantage de la catégorie des riches.
Au-delà de cette réserve nécessaire quant à la catégorie même de classe moyenne, il est certain quel’avenir et l’équilibre de la croissance mondiale reposent, en bonne partie, sur la bonne santé et le moral des classes moyennes des pays dits émergents – en particulier dans les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) – au pouvoir d’achat croissant. Tenir compte de leurs attentes et aspirations est un défi essentiel pour les pays concernés.
Conclusion
Avec l’irruption des classes moyennes émergentes, on observe, d’une part, un déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale, et, d’autre part, de multiples foyers de tensions dans des pays devenus éminemment stratégiques et qui font face à des exigences grandissantes de droits et de services. Les frustrer, c’est risquer l’instabilité et la rébellion. Ne pas les réaliser, par exemple en matière de protection sociale, c’est potentiellement dégrader ce capital humain grandissant et le potentiel de croissance qu’il représente. Une problématique essentielle est d’apporter à ces classes moyennes émergentes les services urbains, en régie ou en délégation, dont elles ont besoin et qu’elles peuvent contribuer à financer. Une autre problématique, tout à fait liée, est de leur garantir une protection sociale satisfaisante, d’abord en stabilisant les situations et couvertures sociales de travailleurs qui, pour figurer en termes de revenus dans les classes moyennes, n’en restent pas moins souvent dans le secteur informel, avec des emplois et contrats instables (quand ces derniers existent). L’accès à un salariat associé à des garanties sociales ou à un entrepreneuriat valorisé est le premier défi pour les grandes métropoles, les pays et la communauté internationale.
Au total, la bonne nouvelle, de plus en plus souvent annoncée, sans être toujours parfaitement renseignée, tient dans une équation simple : plus les classes moyennes s’affirment, plus la liberté et la propriété se consolident. Mais il faut accompagner cette émergence par des droits (civils et sociaux) et des services de qualité. L’équation inverse est aisément affichable : plus les classesmoyennes s’effritent, plus les nuages s’amoncellent sur les plans politique et économique.
Dans le monde en développement, les classes moyennes, à l’état plus embryonnaire que largement répandu, sont une promesse de prospérité et, pour le moment, une grande question d’instabilité pour les régimes en place. En Occident, les classes moyennes, considérées plus ou moins à raison comme crépusculaires, sont toujours gage de stabilité institutionnelle, mais leur déstabilisation, observée ou fantasmée, est lourde de menaces. Sur toutes les sphères et sur la plupart des sujets, les classes moyennes sont, aujourd’hui, parfaitement centrales.
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