Résumé
I.

La diversité dans l’administration publique, source d’innovation politique

1.

La « dépendance au sentier » : frein à l’innovation politique

2.

Renforcer la diversité des parcours et réformer l’administration

II.

Un système ouvert et concurrentiel aux États-Unis

1.

L’héritage du spoils system

2.

La mobilité des élites politico-administratives : les revolving doors

III.

Entre-soi, bureaucratie et monopole de l’expertise en France

1.

Un quasi-monopole dans le recrutement des élites

2.

Les effets visibles d’un monopole dans le recrutement des élites et dans l’expertise publique

Conclusion : réformer le système administratif pour favoriser l’innovation politique

IV.

Nos propositions pour un État innovant

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Résumé

L’organisation administrative et la manière dont les  hommes politiques et les hauts fonctionnaires interagissent ont des conséquences importantes sur les politiques publiques menées dans un pays.  Cette  note tentera d’expliquer qu’une administration fermée sur la société  civile possède moins de possibilités de s’adapter aux  changements  et  aux demandes de la population qu’une administration  ouverte.

Le  cas des États-Unis, pays constituant un cas extrême de politisation de la nomination de ces élites dirigeantes (spoils system) et de leur mobilité (revolving doors), est  mis  en  perspective  avec  le  cas  de  la  France,  où  le vivier de recrutement des élites est restreint. Cette pratique française favorise une certaine « dépendance au sentier » dans les politiques qui sont menées, c’est-à-dire un certain immobilisme par rapport à un monde changeant. Si l’on veut réconcilier les Français avec leurs élites et élargir le champ des possibles dans le choix des politiques qui sont menées, des réformes dans le mode de recrutement des hauts fonctionnaires semblent nécessaires.

Benjamin Le Pendeven,

Chercheur en finance et innovation au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et entrepreneur.

Kevin Brookes,

Doctorant en science politique à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble.

Notes

1.

Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l’État, Paris, Grasset, 1979.

+ -

2.

Jean-michel eymeri, Pouvoir politique et haute Une comparaison européenne, maastricht, institut européen d’administration publique, 2001.

+ -

3.

Joel aberbach, robert D. Putnam et Bert a. rockman, Bureaucrats & Politicians in Western Democracies, cambridge (mass.), harvard university Press, 1981, p. 67-68.

+ -

« La créativité et le génie ne peuvent s’épanouir que dans un milieu qui respecte l’individualité et célèbre la diversité. »

Tom Alexander

La question des modèles de recrutement des experts du gouvernement et des hauts fonctionnaires peut sembler secondaire dans le débat politique contemporain. Elle est pourtant essentielle, car l’identité, les modalités du recrutement ou la proximité avec la société civile des recrutés ont une incidence fondamentale sur la manière de gouverner et sur les options de politiques publiques choisies.

Un point nous semble particulièrement sensible et révélateur : la structure de la composition de l’« élite  administrative ».  Celle-ci  se  compose  de quelques milliers d’hommes et de femmes formant les cabinets ministériels, les directions d’administrations centrales, les directions d’agences fédérales, d’organismes étatiques et para-étatiques, etc. De par leurs fonctions de gestion du budget, de proposition, de mise en place de réformes et de gestion d’administrations entières, ils détiennent un pouvoir considérable sur la conduite et la tenue d’un pays. En comprenant qui ils sont, comment ils sont nommés, ce qu’ils pensent, quels mécanismes institutionnels et organisationnels sont à l’œuvre pour les gérer, il est probable que nous saisirons mieux les politiques qui sont menées. Dans leur ouvrage sur l’État, Bertrand Badie et Pierre Birnbaum démontrent en quoi la compréhension de la formation d’une élite passe par l’analyse des codes et valeurs de celle-ci, et en quoi le processus de différenciation des États tend à construire un modèle élitaire particulier1. Phénomène s’autorenforçant, il tend donc à homogénéiser les modes de pensée et les réflexes politiques.

Dans un premier temps, nous voulons dans cette note présenter quelques éléments concernant les mécanismes de recrutement des élites administratives et leur rapport au pouvoir politique. Nous entendons par « élites administratives », les personnes à la tête des principales administrations de l’État (ministères de l’Économie, de la Justice, des Affaires étrangères) et qui sont décisionnaires quant à la nature des politiques à mener. Il s’agit donc aussi bien des cabinets ministériels (rôle plus politique exercé par 350 à 500 personnes) que des membres des grands corps d’État. Les chercheurs évaluent à 5.000 le nombre de hauts fonctionnaires2 décideurs des politiques publiques aux États-Unis. Nous pensons ici à l’ensemble des postes qui sont soumis à nomination présidentielle suite aux élections qui correspondent aux postes clefs de l’administration (plus de 3.000).

Dans un second temps, nous montrerons que la structure administrative possède un impact considérable sur la capacité des décideurs politiques à répondre aux aspirations des citoyens.

La manière dont l’administration a été conçue et la relation qu’entretiennent hommes politiques et fonctionnaires est intimement liée à l’histoire politique et à la culture nationale du pays. À l’instar d’un collectif de chercheurs américains réuni autour du sociologue Robert Putnam, nous pouvons parler de deux modèles de carrière au sein du gouvernement : « À un extrême existent ce que l’on pourrait appeler des systèmes de guilde, qui nécessitent un long apprentissage au sein d’une même institution comme prérequis comme admission dans une élite. À l’autre extrême existent les systèmes entrepreneuriaux, caractérisés par un haut degré d’entrées latérales dans l’élite à partir de carrières et d’institutions extérieures. Les systèmes de guilde s’assurent que les élites seront plus expérimentées et plus socialisées aux normes de l’institution d’élite. À l’inverse, les systèmes entrepreneuriaux fournissent à l’élite un grand nombre de nouvelles  idées avec une exposition aux compétences et aux expériences d’autres institutions sociales. […] La rotation du personnel a plus  de  chance  d’être élevée dans les systèmes entrepreneuriaux que dans les systèmes de guilde, même si en principe on peut combiner une rotation relativement importante au sommet avec des longues périodes d’apprentissage3. »

I Partie

La diversité dans l’administration publique, source d’innovation politique

1

La « dépendance au sentier » : frein à l’innovation politique

Notes

4.

Paul Pierson, Dismantling the Welfare State? Reagan, Thatcher, and the Politics of Retrenchment, cambridge (mass.), cambridge university Press, 1997.

+ -

5.

Paul Pierson, « increasing returns, path dependence, and the study of politics », American Political Science Review, 94, no 2, 2000, p. 251-267.

+ -

6.

Peter A. Hall, « Policy paradigms, social learning, and the state: the case of economic policymaking in Britain », Comparative Politics, vol. 25, no 3, avril 1993, p. 275-296.

+ -

7.

Ibid.

+ -

8.

Thomas Samuel Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, trad. Laure Meyer, Paris, flammarion, coll. « champs », 1999.

+ -

9.

Peter A. Hall, « Policy paradigms, social learning, and the state: the case of economic policymaking in Britain », art. cit. 

+ -

10.

voir les nombreuses publications et travaux de la chaire théories et méthodes de la conception innovante (TMCI), au centre de gestion scientifique (CGS) des mines Paris tech.

+ -

11.

cité in  Bruno  Palier,  « Path  dependence  [dépendance  au  chemin  emprunté] »,  in laurie  Boussaguet, sophie Jacquot et Pauline ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, 3e édition, Paris, Presses de sciences Po, 2010, p. 413.

+ -

12.

Douglass north, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, cambridge cambridge (mass.), cambridge university Press, 1990.

+ -

13.

Peter A. hall, « Policy innovation and the structure of the state: the politics-administration nexus in france and Britain », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 466, no 1, mars 1983, p. 43-59.

+ -

14.

Peter A. hall (dir.), The Political Power of Economic Ideas. Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton university Press, 1989.

+ -

15.

John L. Campbell, « ideas, Politics, Public Policy », Annual Review of Sociology, vol. 28, 2002, p. 21-38.

+ -

16.

Peter A. hall (dir.), the Political Power…, op. cit.

+ -

17.

Peter A. Hall, « Policy paradigms… », art. cit. ; Thinking the Unthinkable. Think-Tanks and the Economic Counter-Revolution, 1931-1983, londres, harper collins, 1995 ; Keith Dixon, Les Évangélistes du marché : les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, nouvelle éd., Paris, liber, 2008.

+ -

18.

Angus Burgin, The Great Persuasion. Reinventing Free Markets since the Depression, cambridge (mass.), harvard university Press, 2012 ; Daniel Stedman Jones, Masters of the Hayek, Friedman, and the Birth of Neoliberal Politics, Princeton, Princeton university Press, 2012.

+ -

La  décision  en  matière  de  politiques  publiques  est  caractérisée  par  la

« dépendance au sentier » (path dependency). Cette théorie a initialement été élaborée en science économique pour analyser la perdurance de certaines innovations technologiques (comme l’utilisation du clavier QWERTY) ou la concentration de la production dans certaines zones géographiques. La continuité est expliquée par le fait qu’il existe un rendement croissant lorsque les acteurs économiques restent sur la même voie, car plus le temps s’écoule, plus il devient coûteux de changer d’orientation et de compenser l’investissement initial extrêmement lourd. Dans son ouvrage Dismantling the Welfare State, le politiste Paul Pierson définit ainsi la « dépendance au sentier » comme le fait qu’« une fois établie, les modèles de mobilisation politique, les règles du jeu institutionnel et même les façons de voir le monde politique vont souvent autogénérer des dynamiques autorenforçantes4 ». Les choix effectués dans le passé contraignent ainsi la possibilité pour les gouvernants d’emprunter de nouvelles voies pour faire face à des nouveaux problèmes. Un phénomène qui est encore plus marqué dans le monde politique que dans le monde économique. L’interdépendance entre les citoyens (une décision dépend du choix que font les autres), le temps politique extrêmement court et la tendance des acteurs politiques   à se conformer aux choix passés ont tendance à créer un statu quo des institutions politiques et administratives5.

La « dépendance au sentier » se fait au travers de l’« apprentissage social » c’est-à-dire « ce qui se produit lorsque des individus assimilent de nouvelles informations, incluant celles basées sur l’expérience passée, et les appliquent à leurs actions subséquentes6 ». Les représentations des acteurs politiques sur ce qui doit être fait dépendent principalement de ce qui a été fait dans le passé, de l’héritage politique. Or les acteurs principaux forgeant cet apprentissage social sont les experts d’une politique publique travaillant pour la haute administration, ce que les chercheurs appellent les « communautés épistémiques7 ». La structure de la bureaucratie est donc majeure, puisqu’elle détermine si les experts vont être ouverts aux valeurs et aux idées d’autres cercles, et s’ils vont être réceptifs aux idées nouvelles. Peter Hall, qui a dirigé une étude comparative sur le cas de la diffusion des idées keynésiennes dans les grands pays occidentaux, pointe très bien ce phénomène. Ces idées se sont mieux diffusées dans les pays à structure institutionnelle ouverte. Pour ce chercheur en science politique de Harvard, l’évolution des politiques publiques prend une forme similaire à celle des sciences décrite par l’épistémologue Thomas Kuhn8. L’évolution des politiques publiques connaîtrait les mêmes évolutions de paradigme que dans la science, mais les déterminants du passage d’un paradigme à un autre seraient sociologiques. Un changement de paradigme dépendrait de l’identité des experts et de leur position dans la hiérarchie institutionnelle, de ce que les hommes politiques considéreront comme positions d’autorité, mais également en fonction des anomalies et des échecs des politiques précédentes9.

Dans un autre domaine, les récents travaux d’Armand Hatchuel, Pascal Le Masson et Benoît Weil10 sur la théorie de la conception et de l’innovation convergent pleinement – mais par un autre biais – vers ces résultats. Ils ont mis en avant l’importance des effets de fixation dans la réalisation de tous types d’innovations. Ils démontrent que l’inscription d’une réflexion se réalise très largement dans le cadre cognitif préexistant.

La « dépendance au sentier » s’effectue également à travers les institutions : une fois des conventions établies, il devient très dur de les changer, or celles-ci déterminent largement les innovations futures. En effet, « les choix initiaux en matière de design institutionnel ont des implications de long terme en matière de performance économique et politique11 ». La forme institutionnelle d’un pays a des incidences sur la possibilité pour des nouvelles conventions (comme le respect du droit de propriété) d’émerger. Les  travaux  du  prix  Nobel  d’économie  Douglass  North12  permettent  de prouver et d’illustrer ces aspects. En effet, le chercheur explique la croissance économique principalement par les choix institutionnels qui ont été faits dans le passé, des pays comme le Royaume-Uni ayant choisi de se baser très tôt sur l’organisation des terres par la propriété privée étant plus performants. Les institutions expliquent donc le fait que des inégalités de performances importantes aient pu continuer à exister entre pays à cause précisément de ce phénomène de « dépendance au sentier ». En matière politique, des études ont montré que la capacité de chaque État à implémenter des politiques publiques innovantes dépendait profondément de sa structure administrative. Peter Hall a mis en avant cette primauté des institutions dans une étude comparative entre la France et le Royaume-Uni : « En arrivant au pouvoir, chaque gouvernement,  même radical, hérite d’un appareil institutionnel qui a été construit par  un réseau de configurations sociétales qui sont déterminées par l’histoire. Les structures de pouvoir et la rationalité implicite dans ces configurations institutionnalisées de relations peuvent avoir un impact profond sur la capacité du gouvernement à formuler et à mettre en œuvre des politiques innovantes13. » Il a travaillé sur le cas des idées keynésiennes, en mettant en avant plusieurs facteurs pour qu’une nouvelle politique économique soit acceptée. Tout d’abord, une politique doit être viable économiquement : elle doit pouvoir s’adapter à la structure de l’économie nationale et faire ses preuves. Elle doit également être viable politiquement : être à l’agenda des partis politiques et être capable de nouer des coalitions d’intérêts entre différents acteurs. Et enfin, ce qui nous intéresse ici, une politique doit être administrativement viable en étant capable de s’affranchir des différents pouvoirs des agences étatiques tout en s’assurant les moyens de l’implémentation d’une nouvelle politique14. Il considère qu’il existe trois types de changements en matière de politiques publiques :

  • des changements de premier ordre, qui sont des petites évolutions incrémentales techniques régulières, réalisées dans un contexte où les acteurs politiques ont une faible marge de manœuvre ;
  • des changements de second ordre, qui sont des changements d’outils de politiques publiques et qui n’influent pas nécessairement sur la hiérarchie des buts des politiques menées ;
  • des changements de troisième ordre, qui sont des changements de paradigme en matière de politique publique, comme le passage du keynésianisme au monétarisme au Royaume-Uni sous l’effet de la révolution thatchérienne.

On peut en conclure que plus le pouvoir administratif est fort, centralisé et peu ouvert à l’expertise extérieure (à celle des think tanks, par exemple), moins les changements à travers le temps seront importants (nous verrons que cette règle se vérifie dans le cas français). De plus, la nature de la relation entre les lieux de production d’idées – comme les universités ou les professions intellectuelles – et l’État détermine quelles idées vont affecter le législateur15. L’analyse de plusieurs cas de changement de paradigme de politiques publiques par différents chercheurs,telles l’adoption de politiques keynésiennes dans les pays d’Europe16, la révolution thatchérienne17 ou la révolution reaganienne18, montre que pour institutionnaliser un nouveau paradigme de politiques publiques les acteurs politiques ont nommé à la tête de l’administration d’État des experts partageant les mêmes idées.     Ils ont en outre bénéficié des conseils d’intellectuels de think tanks. Bref, pour mener à bien des changements importants, les acteurs politiques doivent évoluer dans un contexte institutionnel ouvert au changement de personnels et d’idées.

2

Renforcer la diversité des parcours et réformer l’administration

Notes

19.

Par exemple Nigel Bassett-Jones, « the paradox of diversity management, creativity and innovation », Creativity and Innovation Management, vol. 14, no 2, 2005, p. 169-175.

+ -

20.

Miriam Erez et Eitan Naveh, « une dose de conformisme stimule l’innovation », Harvard Business Review, édition française, no 1, avril-mai 2013, p. 14.

+ -

21.

Norbert Alter, L’Innovation ordinaire, Paris, Puf, 2000.

+ -

22.

Thomas Angeletti, « (se) rendre conforme. les limites de la critique au conseil d’analyse économique », Tracés. Revue de sciences humaines, no 17, novembre 2009, p. 55-72.

+ -

23.

Gerben Van Der Vegt et Onne Janssen, « Joint impact of interdependence and group diversity on innova- tion », Journal of Management, vol. 29, no 5, octobre 2003, p. 729-751.

+ -

24.

Catherine Cassell, « the business case for equal opportunities : implications for women in management », Women in Management Review, vol. 12, no 1, janvier 1997, p. 11-16.

+ -

25.

Claire Isnard, « la performance par la diversité », Revue Ressources Humaines et Management, no 11, octobre 200,3, p. 22-23.

+ -

26.

Sophie Landrieux-Kartochian, « Des femmes à la performance : une revue de la littérature », Document d’études, Dares, no 83, octobre 2004.

+ -

27.

« le “laboratoire à idées”, nouvel acteur de la démocratie contemporaine ? », in Stephen Boucher et Martine Royo, Les Think Cerveaux de la guerre des idées, Paris, Éditions du félin, 2006, p. 29-45.

+ -

28.

Guy Peters, « nouveau management public », in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet, op. , p. 398-404.

+ -

29.

Luc Rouban, « les hauts fonctionnaires sous la cinquième république : idées reçues et perspectives analytiques », Revue française d’administration publique, no 104, 2002, p. 657-675.

+ -

Depuis longtemps, il est prouvé que constituer des équipes composées    de profils diversifiés favorise grandement la capacité d’innovation19. La constante uniformité de l’élite administrative et politique française se révélerait être un élément majeur du manque d’innovation politique, réduisant de manière considérable l’élaboration de politiques publiques adaptées et efficaces. Le monisme (homogénéité de l’élite) serait bien moins innovant et efficace que le pluralisme (diversité de l’élite). La question n’est pas tant de supprimer complètement les experts ou fonctionnaires spécialistes des questions de direction administrative et de  mise  en  place de politiques publiques que de réduire leur poids relatif parmi les équipes. En effet, il a été largement démontré que disposer d’une certaine proportion de personnes « formatées » avait son utilité dans la créativité de collectifs professionnels20, de même que de disposer d’une socialisation professionnelle de qualité et/ou de relais et connaisseurs du milieu afin  de permettre l’appropriation, la diffusion et l’acceptation de l’innovation au sein de l’organisation21. En revanche, une trop grande homogénéité, telle qu’il en existe dans les cabinets ministériels ou dans des organismes publics de prospective comme le Conseil d’analyse économique22, peut aboutir à une certaine pensée unique freinant l’innovation.

Les sciences de gestion – notamment les travaux liés à la gestion et au management de la diversité – ont à plusieurs reprises montré qu’une réelle diversité des équipes favorise l’innovation. Les recherches de Gerben Van der Vegt et Onne Janssen23 prouvent que la diversité socio-démographique et académique favorise la génération d’idées neuves, tandis que les études réalisées par Catherine Cassell24, Claire Isnard25 et Sophie Landrieux- Kartochian26 expliquent que la mixité et la diversité des équipes d’une organisation  permettent  une  augmentation  sensible  de  la  créativité  et de l’innovation, ainsi que la création de produits et de services mieux adaptés au public concerné. Dans la même lignée, de nombreuses études ont prouvé qu’une trop grande homogénéité d’une organisation tend à la rendre peu innovante et, à terme, peu efficace.

Possiblement du fait de ces résultats, mais surtout motivés par des considérations égalitaristes, les hommes politiques incitent les entreprises à largement s’ouvrir à la diversité – sociale, ethnique, académique, etc. –, voire n’hésitent pas à se poser en moralisateurs. Mais le décalage entre leurs discours et leurs actes sur ce sujet s’avère important. En effet, les pratiques internes au sein de l’élite politico-administrative ne sont absolument pas exemplaires. Par exemple, dans une  étude  de  l’Institut de recherches économiques et fiscales, on apprend que les individus à la tête de Bercy, aussi bien dans les cabinets ministériels qu’au sommet des administrations, sont très majoritairement des hommes (73%) ayant réalisé les mêmes études ou presque (35% passés par l’ENA, 39% par Sciences Po), qu’ils ont pour la plupart uniquement connu le secteur public (75%) et que très peu d’entre eux sont passés par des think tanks ou des clubs de réflexion (4,4%).

Pour sa part, Charles Grant, directeur du Center for European Progress, estime que l’échange de compétences et d’experts est tout à fait utile, notamment en raison du décalage de vision et de temporalité entre les profils : « Les bureaucrates ont tendance à avoir une perspective politique de court terme, à accepter les opinions reçues. Ceux qui passent par les think tanks peuvent se permettre une vision à plus long terme27. »

Par ailleurs, le nouveau management public (NMP) qui s’est développé depuis les années 1980 accorde une place importante au management en vue de renforcer l’efficacité du secteur public et son ouverture au reste de la société. Ces changements modifieraient en profondeur l’organisation du recrutement et la mobilité des fonctionnaires. En effet, selon les partisans de ce NMP, les employés du service public devraient cesser d’être des fonctionnaires statutaires et être évalués et rémunérés au mérite plutôt qu’à l’ancienneté (afin de remédier au principe de Peter selon lequel les salariés progressent au fur et à mesure que leur incompétence augmente). Concrètement, dans les pays où ces changements ont eu lieu, les systèmes traditionnels de rémunération et de notation des fonctionnaires ont été abolis et remplacés par des incitations personnalisées, indexées sur la performance. De plus, la mobilité entre secteur privé et secteur public est encouragée28. Démontrée par plusieurs analystes, la managérialisation croissante de l’activité politique semble être une réalité. Celle-ci tendrait donc à réduire la motivation des hauts fonctionnaires pour les fonctions de cabinets ministériels29 et semblerait rendre d’autant plus légitimes les compétences de managers issus du secteur privé.

Après avoir compris que les innovations et les changements en matière  de politiques publiques dépendaient largement des institutions et que le manque de diversité de la fonction publique et sa rigidité faisaient l’objet de critiques, nous allons maintenant voir la relation entre la haute fonction publique et le pouvoir politique aux États-Unis et en France.

II Partie

Un système ouvert et concurrentiel aux États-Unis

1

L’héritage du spoils system

Notes

30.

Guy Peters, « administrative traditions », in John Halligan (éd.), Civil Service Systems in Anglo-American Countries, northampton, edward elgar Publishing, 2003, p. 16-18.

+ -

31.

rapport « characteristics of Presidential appointments that do not require senate confirmation », United States Accountability Office, février 2012.

+ -

La structure de l’État américain et de sa fonction publique est complexe. Sur les trois niveaux de gouvernement (État fédéral, États, gouvernements locaux), le gouvernement fédéral représente  une  faible  administration en comparaison des deux autres. En 1998, les fonctionnaires travaillant pour le niveau fédéral représentaient seulement 13,9% de l’emploi public total aux États-Unis. Un autre particularisme caractérise l’organisation administrative des États-Unis : il s’agit de la séparation stricte entre les rôles des acteurs politiques et ceux des hauts fonctionnaires, qui empêche à ces derniers d’exercer une trop grande part de pouvoir par rapport aux élus30. Jimmy Carter a introduit une réforme via le Civil Service Reform Act en 1978 qui assouplit considérablement le recrutement et la mobilité des hauts fonctionnaires avec la création d’un corps (les SES, Senior Executive Service) dont le recrutement peut se faire à l’extérieur des agences d’État. C’est ainsi qu’aujourd’hui les plus  hauts  niveaux  de  l’administration  sont constitués de postes à la discrétion du président américain seul (PA, Presidential Appointment), conjointement avec le Sénat (PAS, Presidential Appointment with Senate Confirmation), des Senior Executive Service (NA, Non Career Appointment) et des SC (Schedule  C Appointments)  qui assistent les autres. Tous ces échelons, aux niveaux de responsabilités différents constituent des nominations politiques.

Un rapport d’une agence indépendante américaine (le Government Accountability Office) pour le Congrès américain estimait, pour l’année 2012, à 3.719 le nombre de ces nominations politiques31. Ce même rapport considère que le nombre de nominations présidentielles a eu tendance      à augmenter ces dernières années. Le tableau ci-après montre que le chiffre global de nominations politiques est assez constant, que les postes concernés touchent aussi des postes à plus faible niveau hiérarchique (SC) et que la part de ces nominations reste faible par rapport à la population totale des fonctionnaires américains (il s’agit d’une petite élite en termes numérique).

tableau 1 : les différents types de nominations présidentielles aux États-unis

Source :

Kazuyuki Sugawara, « Did President Obama’s appointments overcome ideological Differences? », us-Japan research institute, 2010.

 

Notes

32.

Guy Peters, « nouveau management public », cit. p. 17-18.

+ -

33.

cité in Marc Patard, La Démocratie entre expertise et influence : le cas des think tanks français (1979- 2012), thèse pour l’obtention du doctorat de science politique, sciences Po, 2012, 36.

+ -

34.

Joel Aberbach et Bert A. Rockman, In the Web of Politics. Three Decades of the U.S. Federal Executive, Washington, D.C, Brookings institution Press, 2000, p. 104.

+ -

35.

Ibid., p. 58-86.

+ -

36.

Colin Campbell, Managing the Presidency. Carter, Reagan and the Search for Executive Harmony, Pittsburgh, university of Pittsburgh Press, 1989.

+ -

37.

Ibid., p. 238.

+ -

38.

Peter Hall, « Policy innovation… », art. cit., p. 43-59.

+ -

De manière générale, les politistes considèrent que cette tendance à la politisation des plus hauts postes dans l’administration est commune aux pays anglo-saxons : « La plupart des autres systèmes anglo-américains sont devenus plus ouverts aux nominations politiques depuis les années 1980, en partie en résultat de la managérialisation […]. Les combats menés à travers les décennies pour bâtir le concept de “compétence neutre” dans le service public dans les démocraties anglo-saxonnes apparaissent comme étant oubliés, et les hommes politiques sont désormais désireux d’utiliser leur pouvoir pour imposer leur propre notion du bon gouvernement32. » Cette tendance est particulièrement forte aux États-Unis, où subsiste encore la crainte d’un pouvoir central trop fort et de la concentration du pouvoir aux mains des bureaucrates. Cela remonte à la guerre d’Indépendance de 1776, au cours de laquelle le peuple américain a pris les armes contre des décisions politiques qui lui échappaient (taxation without consent).

La conséquence de cette organisation est que le système politique fédéral américain demeure très ouvert et concurrentiel : les places de conseillers, de directeurs d’administration ou de hauts fonctionnaires ne sont pas des postes dus et elles ne sont pas attribuées sur de simples considérations d’avancement des fonctionnaires. Ceux-ci sont en effet en compétition avec les nombreux experts issus de la société civile et de la recherche. À chaque changement de majorité, ce sont donc des milliers de personnes qui quittent leur poste dans l’administration fédérale et qui sont remplacées, et ce jusqu’à cinq niveaux en dessous du cabinet présidentiel.

Cette pratique historique, nommée spoils system (que l’on peut traduire par « système des dépouilles ») est loin d’être un phénomène nouveau. Alexis de Tocqueville le constatait déjà dans La Démocratie en Amérique : « Aux États-Unis, quand une fois un parti est devenu dominant, toute la puissance publique passe dans ses mains ; ses amis particuliers occupent tous les emplois et disposent de toutes les forces organisées33. » Cette pratique, initiée par le président Andrew Jackson, a officiellement cessé avec l’adoption du Pendleton Civil Service Act (1883) qui visait à rationaliser la bureaucratie américaine afin de laisser place à un système plus méritocratique. Cependant, le Président et son administration gardent un large pouvoir de nomination. Ceci permet ainsi d’attirer des personnes issues de la société civile, notamment des think tankers. Ce phénomène se traduit concrètement par un transfert de personnels important de postes clés dans la période faisant suite à l’élection présidentielle. La tête des administrations, celle des ministères et les équipes d’experts travaillant pour l’administration du Président et de son équipe sont ainsi largement renouvelées en fonction de l’obédience politique du nouvel élu. Pour l’anecdote, Richard Nixon avait produit un guide pour les personnes qu’il avait directement nommées pour les inciter à se débarrasser des fonctionnaires suspectés d’être démocrates.

Quelques chiffres viennent illustrer cette tendance et son renforcement : alors que  sous  l’administration  Nixon  65%  des  experts  nommés  par le Président étaient républicains, ce chiffre monte à 100% à la fin du mandat de George H.W. Bush en 199234. Les auteurs d’une étude sur la longue période de l’élite politico-administrative aux États-Unis montrent que le système bureaucratique américain est réactif aux changements d’environnement politique et que la tendance s’est accrue au fur et à mesure des années. Les données dont nous disposons pour connaître les différentes caractéristiques sociologiques des fonctionnaires de carrière  et des collaborateurs nommés par le Président nous apprennent que les personnes travaillant pour l’administration centrale américaine ont eu des parcours très diversifiés.

Joel D. Aberbach et Bert A. Rockman ont réalisé une étude sur plusieurs périodes portant sur les caractéristiques des hauts fonctionnaires américains à partir des données recueillies auprès de 126 décideurs publics américains à la tête du service public35. Si on reprend leurs données pour la période 1991-1992 en matière d’éducation, la diversité semble ainsi être la règle, puisque la proportion des serviteurs de l’État issus de la prestigieuse Ivy League (les huit universités américaines les plus prestigieuses, parmi lesquelles Harvard et Yale) est faible (environ 10%), et 71% des plus puissants conseillers politiques n’ont ni étudié au sein de l’Ivy League, ni dans des écoles privées prestigieuses ou à Washington DC (ce chiffre s’élève à 82% pour l’administration Reagan, selon Colin Campbell36). De même, le type d’études réalisées est extrêmement variable, avec une domination des décideurs publics ayant un diplôme en sciences sociales. Ceux-ci sont suivis de près par ceux qui ont réalisé des études de droit, tandis que les profils ne dépendant pas de nominations politiques ont en majorité (38%) réalisé des études de sciences. Concernant les carrières précédant l’arrivée en fonction, nous constatons que les experts nommés politiquement ont pour les trois quarts d’entre eux une activité extérieure à l’État et qu’un tiers des fonctionnaires de carrière ont eu une autre expérience. La mobilité entre ministères est également importante, puisqu’un quart des agents ont travaillé dans un autre que le leur au cours de leur carrière.

En plus d’avoir des trajectoires variées, d’autres données sur les administrations Carter et Reagan semblent montrer que le personnelnommé par le Président (dans les cabinets, notamment) est ouvert à l’expertise et au conseil d’acteurs de la société civile. Selon Colin Campbell37, 72% des personnes à la tête de l’administration Reagan déclaraient consulter des chefs d’entreprise, 32% des « groupes de citoyens » et 40% d’entre eux des universitaires. D’autre part, à propos de cette même administration, on observe que les deux tiers du personnel ont passé moins de dix ans    au gouvernement. Cela confirme l’idée que le parcours des équipes à la tête des administrations des États-Unis est peu concerné par un moule institutionnel fort. L’effet direct de la capacité du gouvernement américain à remplir les plus hauts échelons hiérarchiques de son administration accroît considérablement l’exposition des hauts fonctionnaires aux nouvelles idées et la réactivité de l’appareil bureaucratique à la direction politique. Cela permet également aux dirigeants politiques d’échapper aux corporatismes des grands corps ministériels en se faisant conseiller par des personnes aux parcours divers. Cette organisation gouvernementale peuplée d’« étrangers » qui ont du recul et des expériences diverses est couplée à un accès simple aux informations des différents ministères pour les citoyens et les professionnels de la politique38.

2

La mobilité des élites politico-administratives : les revolving doors

Notes

39.

Thomas Medvetz, Think Tanks in America, Chicago, University of Chicago Press, 2012.

+ -

40.

entretien avec David Azerrad, directeur du center for Principles and Politics au sein de la heritage foundation.

+ -

41.

« le “laboratoire à idées”, nouvel acteur de la démocratie contemporaine ? », in Stephen Boucher et Martine Royo, cit., p. 29-45.

+ -

42.

Joel Aberbach et Bert A. Rockman, In the Web of Politics…, op. cit.

+ -

43.

Marc Patard, La Démocratie entre expertise et influences, cit., p. 306.

+ -

44.

Yochi Dreazen, « obama dips into think tank for talent », Wall Street Journal, 16 novembre 2008.

+ -

45.

Richard Haass, « think tanks and U.S. foreign policy : a Policy-maker’s Perspective », US Foreign Policy, 1er novembre 2002.

+ -

La mobilité des intellectuels, experts de la société civile, et de ces décideurs publics de premier plan entre l’exercice du pouvoir politique et les think tanks indépendants ou d’autres organisations est appelée revolving doors. L’idée est qu’au cours de leurs carrières, ces élites passent successivement de phases de conseil à des décideurs politiques au pouvoir (dans leurs cabinets) à des phases d’exercice d’autres types d’activités, notamment de réflexion dans les think tanks ou à l’enseignement. Ce mouvement s’explique par l’absence de division stricte (qui existe dans des pays comme la France) entre les hauts fonctionnaires travaillant pour le gouvernement central et les analystes indépendants qui peuvent être amenés à diriger des équipes sans passer par des concours. Cette mobilité les oblige à se renouveler, à être compétitifs en matière de propositions innovantes, et les incite à avoir une vision pragmatique en proposant des idées qui seront applicables une fois au pouvoir. Elle se matérialise dans les deux sens, jusqu’au point que les think tanks peuvent faire office de retraite pour les hommes politiques expérimentés. Ceux-ci sont d’ailleurs nombreux à créer des legacy think tanks en vue de faire vivre leur héritage politique. Ce fut le cas de Jimmy Carter, avec le Jimmy Carter Center, et de Richard Nixon, avec son Center for Peace and Freedom. Plus récemment, George W. Bush, souhaitant laisser un héritage politique, a créé son propre think tank en 201139.

Principaux contributeurs, les think tanks fournissent des batteries d’experts aux administrations. Les grandes institutions – Brookings Institution, Heritage Foundation, Cato Institute, Rand Corporation,  etc.  –  voient  ainsi entre un tiers et la moitié de leurs effectifs les quitter pour rejoindre l’administration centrale40. Pour Richard Haass, la fonction de « réservoir à experts » est même assez centrale pour les think tanks : ceux-ci deviennent de vrais holding tanks41. Cet observateur avisé des think tanks, à la tête   du Council for Foreign Relations, donne l’exemple du président Jimmy Carter qui a peuplé son administration avec de nombreuses personnes    de la Brookings Institution et du Council for Foreign Relations. Ronald Reagan fut, quant à lui, considéré comme l’un des présidents américains  le plus préoccupé par le recrutement dans l’administration de personnes fidèles à son idéologie et à l’application de programme42. Il se tourna pour cela massivement vers d’autres think tanks pour constituer son équipe de « cerveaux ». On évalue à environ 150 le nombre d’experts de think tanks conservateurs (Heritage Foundation, The Hoover Institution et American Entreprise Institute) qu’il a drainé dans ses équipes. On peut également citer l’hommage public de George W. Bush à l’American Enterprise Institute en février 2003, dans lequel il déclare : « Mon administration vous a emprunté vingt beaux esprits43. » Plus récemment, Barack Obama a clairement puisé son équipe dans deux think tanks : une demi-douzaine de spécialistes de questions de sécurité et d’affaires internationales dans le Center for a New American Security et de nombreux autres dans l’important think tank Center for American Progress44. On le constate donc, chaque président puise dans les think tanks en fonction de ses orientations idéologiques, révélant une volonté de s’entourer des personnes partageant les mêmes vues pour mener sa politique.

Ce passage de think tankers à l’exercice du pouvoir ne concerne pas seulement les experts et les personnes qui assistent les décideurs publics, mais aussi les acteurs politiques de premier plan. Richard Haass45 fournit quelques exemples intéressants en matière de politique étrangère, en rappelant que des anciens ministres des Affaires étrangères comme Donald Rumsfeld et Madeleine Albright ont tous les deux été à la tête du think tank Center for National Policy. Même les présidents connaissent une réelle mobilité en direction des think tanks. Dès les années 1970, le président Gerald Ford a rejoint l’American Enterprise Institute après son mandat,   et Jimmy Carter créa le Carter Center en 1982. Parfois également,  les think tanks peuvent constituer une « rampe de lancement ». Ce fut le cas notamment pour Bill Clinton qui, dans sa jeunesse, émergea grâce à l’aide du think tank Progressive Policy Institute, à la base du mouvement des nouveaux démocrates de son parti. D’autres poids lourds de la politique américaine sont ainsi passés d’un système à l’autre : Madeleine Albright (ancienne secrétaire d’État de Bill Clinton de 1997 à 2001) fut directrice du Center for National Policy, tandis que Strobe Talbott, son adjoint, fut précédemment président de Brookings.

À côté des think tanks existent d’autres foyers de recrutement au sein de la société civile. Les entreprises privées – notamment les grands établissements bancaires ou les grandes entreprises d’armement – sont à l’origine de nombreux recrutements, entre autres dans les secteurs économiques, financiers, industriels et de la défense. L’enseignement supérieur et la recherche sont également des voies privilégiées pour le recrutement d’experts. Ainsi, il est courant de voir des professeurs de Harvard, de Yale ou de nombreuses autres universités publiques ou privées rejoindre les rangs de l’élite administrativo-politique de Washington pendant quelques années46. Néanmoins, cette pratique de revolving doors connaît aussi ses limites et ses inconvénients. Sachant très bien que la suite de leur carrière ne se fera pas dans l’administration, les nommés peuvent être incités à prendre des décisions favorables à leurs potentiels futurs employeurs. C’est ainsi que certaines polémiques ont pu éclater, par exemple lorsque Tim Geithner, qui fut notamment secrétaire au Trésor, mit en place plusieurs lois considérées favorables au secteur bancaire, dont la loi Dood-Frank, particulièrement bénéfique au capital-investissement. À la suite de son mandat politique, il rejoignit le fonds Warburg Pincus, qui gère 35 milliards de dollars d’actifs.

Autre exemple, les allers et retours de Dick Cheney, qui fut entre autres vice- président des États-Unis aux côtés de Georges W. Bush, entre les fonctions politiques et celles de direction d’entreprises dépendantes de relations avec l’État (notamment l’industrie pétrolière, avec Halliburton) firent également polémique.

III Partie

Entre-soi, bureaucratie et monopole de l’expertise en France

À rebours du modèle des revolving  doors  et  du  spoils system,  la  France est marquée par une culture jacobine forte et un certain monopole sur la production d’expertise et de prospective en matière politique, exercée par les hauts fonctionnaires et les grands corps d’État. Les différences entre le modèle américain entrepreunarial et le modèle français de guilde sont fondamentales.

1

Un quasi-monopole dans le recrutement des élites

Notes

47.

Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de minuit, 1989.

+ -

48.

Jean-Michel Eymeri, La Fabrique des énarques, Paris, economica, 2001.

+ -

49.

Ezra Suleiman, Les Élites en France. Grands corps et grandes écoles, trad. martine meusy, Paris, seuil, 1979.

+ -

50.

Jean-Michel Eymeri, Pouvoir politique…, op. cit.

+ -

La France est dotée d’une fonction publique « de statut » (art. 4 de la loi de 1983 portant statut général). Cet aspect implique que la mobilité et la possibilité de se séparer des agents sont des choses difficiles. D’autre part, la rémunération dépend du niveau de recrutement (donc du concours et du niveau de diplôme) et de l’appartenance à des catégories (A, B, C), et non de critères fonctionnels.

La spécificité est également le recrutement par concours, qui découle du principe d’« égal accès aux emplois publics » qui favoriserait la méritocratie « à la française » dont la préparation est principalement réalisée dans quelques rares établissements (École nationale d’administration [ENA], Sciences Po, Instituts régionaux d’administration). Une autre particularité est également l’aspect généraliste de ces formations, au cours desquelles la future élite va accumuler des connaissances en histoire, en droit public, en finances publiques, en relations internationales, sans pour autant devenir des spécialistes de ces disciplines et sans non plus devenir des experts des techniques de gestion et d’analyse financière et comptable. Un autre élément, surprenant, est le fait que le recrutement se joue entre l’âge de 18 et 25 ans, selon des capacités scolaires, ce qui n’est pas le cas ailleurs. D’autre part, l’existence de grands corps d’État administratifs (Conseil d’État,  Inspection  des  finances  et  Cour  des  comptes)  et  techniques (Mines, Ponts et Chaussées) et du corps des administrateurs civils, dont le recrutement se fait au sein de deux grandes écoles (ENA et Polytechnique), est une exception notoire. Le fait que cette « noblesse d’État » dépeinte dans les années 1980 par Pierre Bourdieu47, soit endogame – en 2001, 69% des candidats reçus à l’ENA étaient issus des catégories sociales supérieures48 –, peu étanche avec d’autres univers sociaux, est aussi une caractéristique mise en avant par plusieurs chercheurs49.

Jean-Michel Eymeri en déduit à juste titre que, « d’un point de vue comparé, il est donc très important de souligner que le statut des énarques français est, dès leur sortie de l’école, bien supérieur à celui de leurs homologues de tout autre pays, en particulier dans leurs rapports avec les hommes politiques, ministres compris50 ». On pourrait ajouter que le poids symbolique accordé au passage dans ces écoles prestigieuses est renforcé face à une classe politique qui n’est pas forcément passée par ces établissements.

D’autre part, même si selon l’article 13 de la Constitution de 1958, le président de la République a le pouvoir de « nommer aux emplois civils   et militaires » et que cela concerne près de 70.000 postes, la marge de manœuvre du président reste limitée. En effet, ces nominations ne concernent que des hauts fonctionnaires, les propositions de nomination discutées en conseil des ministres étant fréquemment tranchées au préalable au sein des ministères par les fonctionnaires eux-mêmes. De plus, ces postes techniques n’ont pas le degré de politisation et l’importance que l’on remarque aux États-Unis.

2

Les effets visibles d’un monopole dans le recrutement des élites et dans l’expertise publique

Notes

51.

Luc Rouban, « les énarques en cabinets : 1984-1996 », Les Cahier du Cevipof, no17, juin 1997.

+ -

52.

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, no 142, avril-juin 2012, 467-490.

 

+ -

53.

Ibid.

+ -

Le premier effet de cette structure administrative rigide et centralisée est la puissance des hauts fonctionnaires dans l’implémentation des politiques publiques. Cela apparaît bien dans les quelques études disponibles sur la composition des cabinets ministériels et sur les organismes de prospection. Plusieurs politologues et sociologues français se sont intéressés à la constitution  de  la  haute  administration  française,  à  l’émergence  d’une « noblesse d’État », à la prise en mains par les énarques de toutes les grandes institutions publiques, etc. Luc Rouban a ainsi particulièrement travaillé sur l’« énarchie »  et  l’étude  des  hauts  fonctionnaires  français. Il a ainsi calculé que 27,4% des membres de cabinets ministériels entre 1984 et 1996 étaient énarques51. Il a par ailleurs démontré qu’un véritable processus de dissociation sociologique apparaît entre les élites politiques administratives52 : les hauts fonctionnaires trustent moins les postes ministériels, passant de 54% sous le gouvernement Jospin à 36% sous le gouvernement Fillon en novembre 2010. Accéléré avec la perspective plus libérale donnée par Nicolas Sarkozy, ce phénomène illustre le retour du politique à la tête des institutions et le recours à des compétences plus managériales ou de leadership qu’administratives et  technocratiques.  Les travaux de Luc Rouban53 démontrent néanmoins que les  grands  corps conservent une très forte emprise sur les entourages des élus. Ils constituent d’ailleurs une proportion importante de cette élite, toujours entre 40 et 50% de l’effectif.

tableau 2 : Présence des grands corps dans les entourages élyséens et exécutifs

Source :

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012, vol. 142, no 2, p. 476.

 

Notes

54.

Jean-Michel Eymeri-Douzans, « Why french civil servants remain so powerful in comparison with their european colleagues? », american Political science association conference, Boston, 2008.

+ -

55.

William Genieys et Patrick Hassenteufel, « Qui gouverne les politiques publiques ? Par-delà la sociologie des élites », Gouvernement & Action publique, no 2, avril-juin 2012, 89-115 (voir notamment p. 19).

+ -

56.

Luc Rouban, « les énarques en cabinets… », art. cit., p. 29.

+ -

57.

Ibid.

+ -

58.

Thomas Bronnec et Laurent Fargues, Bercy, au cœur du pouvoir. Enquête sur le ministère des Finances, cit., 2011.

+ -

59.

Luc Rouban, « l’inspection générale des finances, 1958-2008 : pantouflage et renouveau des stratégies élitaires », Sociologies pratiques, no 21, 2010, p. 19-34.

+ -

60.

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme… », art. cit.

+ -

L’élite de l’administration publique française est complètement différente de l’exemple américain. La sociologie de ses membres, ses modes de nomination, ses logiques sont complètement opposés à la pratique américaine. Jean-Michel Eymeri-Douzans a ainsi démontré dans ses travaux54 que les serviteurs traditionnels de l’État – énarques et polytechniciens – auraient réussi à créer un véritable monopole de l’expertise des politiques publiques, nommant ce phénomène « clôture sociale du policy-advice ».

William Genyies et Patrick Hassenteufel ont quant à eux démontré55 que les entourages allemands et anglais des élus politiques sont également bien plus diversifiés qu’en France : « En Allemagne nous avons identifié une coalition programmatique comprenant des acteurs plus diversifiés (parlementaires, ministres, fonctionnaires politiques, experts) que dans le cas français, ce qui explique notamment le caractère plus négocié et plus progressif des changements. En Grande-Bretagne, les entourages du Premier ministre et des ministres de la Santé, composés d’experts universitaires   et de managers, forment des équipes programmatiques intervenant dans les processus décisionnels sur des périodes plus courtes qu’en France et élaborant des changements au niveau des instruments essentiellement. » Luc Rouban a, pour sa part, conclu à une très forte proportion de hauts fonctionnaires dans les entourages ministériels : « Existe-t-il des profils types de carrière avant d’entrer dans un cabinet ministériel ? La réponse est positive, car la très grande majorité des impétrants vient directement d’un poste administratif (ne dépassant pas le niveau de sous-directeur)  ou bien d’un poste de direction administratif (chef de service ou directeur d’administration centrale). Plus de 84% des directeurs de cabinet et plus de 90% des conseillers techniques étaient soit sur un poste administratif, soit déjà dans un cabinet avant d’occuper le poste qui est le leur au moment de la saisie56. »

Même si les entourages ministériels ne constituent pas à eux seuls l’ensemble de l’élite administrative et politique, ils en sont toutefois l’expression la plus élevée. Alors qu’aux États-Unis, la tête de l’administration change avec chaque nouveau président, la résilience est quasiment la règle en France : environ 50% des énarques présents dans un gouvernement d’une majorité se retrouvent également au gouvernement suivant de la même majorité57. Mais à sa manière, le modèle français rencontre aussi la problématique des revolving doors, sa spécificité étant qu’elle ne s’exprime qu’entre entités du secteur public : on quitte son administration d’origine pour aller quelques années en cabinet ministériel, avant de retrouver son corps originel. Le mouvement en France a aussi tendance à se faire du public vers le privé, beaucoup de patrons du CAC 40 étant énarques, alors qu’aux États-Unis on observe le phénomène inverse, du privé vers le public.

Dans leur ouvrage sur Bercy, Thomas Bronnec et Laurent Fargues58 nous livrent quelques anecdotes des luttes de pouvoir au ministère de l’Économie et des Finances. Ils expliquent à quel point les grands corps dictent leurs règles. Ceux-ci semblent capables d’imposer leurs propres « candidats » à la tête des cabinets ministériels ou des différentes administrations. Le quasi- monopole sur l’expertise économique des experts de Bercy porte largement atteinte aux capacités d’analyse des divers centres de recherche, universitaires ou think tanks. Peu d’informations – notamment brutes – sont accessibles publiquement, réduisant la capacité d’expertise des acteurs non étatiques. En faisant de la rétention d’information, les équipes de Bercy garantissent leur monopole. De plus, selon ces journalistes, le choix d’un directeur de cabinet proviendrait de l’administration elle-même, forçant le ministre à accepter comme plus proche collaborateur quelqu’un du sérail. Le sujet n’est pas tant de savoir si l’heureux nommé vient du public ou du privé, mais plus de s’assurer qu’il est issu de l’Inspection générale des finances ou de la Cour des comptes, ou encore s’il est membre du corps des Mines !

Dans cet écosystème où l’endogamie est la règle et ou la diversité des équipes n’a pas cours, on trouve très peu de profils atypiques. Luc Rouban démontre par ailleurs59 que la capacité d’organisation d’un corps – même de petit effectif – démultiplie considérablement son impact et son pouvoir. Dans une récente recherche60, il recense les sources de recrutement des cabinets présidentiels sous quatre mandatures et analyse la composition de tous les cabinets gouvernementaux sous la présidence Sarkozy. Le résultat est sans appel : seuls 7,1% des membres de cette élite sont issus du monde économique.

tableau 3 : Évolution des sources de recrutement dans l’entourage du président de la république (en %)

Source :

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme  : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012, vol. 142, no 2, p. 471.

 

 

Notes

61.

« Qui sont ceux qui décident au ministère de l’Économie et des finances ? une comparaison france/États- unis », art. cit.

+ -

62.

William Genieys, « nouveaux regards sur les élites du politique », Revue française de science politique, 56, 2006, p. 121-147.

+ -

63.

Luc Rouban, « les hauts fonctionnaires sous la cinquième république…», art. cit.

+ -

64.

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme… », art. cit.

+ -

Cette réalité a récemment été démontrée dans une étude de l’Institut de recherches économiques et fiscales : l’élite administrative qui gère Bercy présente un profil très différent de celle gérant le Trésor américain61 .

Alors qu’en France, seuls 24,6% des 114 conseillers ministériels et directeurs d’administrations françaises ont déjà travaillé dans le privé, ils sont 61,3% aux États-Unis ! La formation de cette élite est également tout à fait différente : alors que seuls 7% de l’échantillon français sont titulaires d’un doctorat, ils sont 14,4% de l’autre côté de l’Atlantique. En France, 61,4% sont passés par cinq écoles (ENA, Sciences Po, Mines, Polytechnique, Centrale), alors que seuls 33,4% de l’échantillon américain est issu de l’Ivy League. Et tandis que 26,6% de cette élite américaine a contribué – souvent de manière salariée – aux think tanks, ils ne sont que 4,4% en France (et jamais de manière salariée)…

Ces résultats ne sont guère étonnants, car ceux de William Genieys sur le pluralisme des élites62 montrent que le personnel politique des États « forts » (comme la France) est très largement composé de hauts fonctionnaires, à la différence des pays à État « faible » (Grande-Bretagne, États-Unis). Il serait toutefois erroné de considérer que le pouvoir administrativo-politique français est confisqué par une classe en particulier. William Genieys rappelle que le pouvoir politique n’est pas confisqué par une catégorie particulière de la population, mais qu’il est au centre de lutte de différents groupes d’intérêts. Ces centres d’intérêt sont juste particulièrement spécifiques en France, puisqu’ils sont principalement bureaucratiques.

Par ailleurs, la question de la mobilité du personnel élitaire se pose en entrée, mais aussi en sortie : il faut que les hauts fonctionnaires, a priori destinés à la direction d’administrations, puissent trouver des suites de carrières attractives dans le privé. D’après Luc Rouban63, il n’y a pas de corrélation linéaire entre le degré d’engagement politique de ces professionnels et la propension au pantouflage. Il ne semble pas nécessaire d’être accroché à un responsable ou à un parti politique pour pouvoir trouver un poste intéressant dans le secteur privé à la suite de l’accumulation de ce capital social.

Dans d’autres travaux64, il a étudié la sortie des entourages ministériels, quelle que soit l’origine des individus.

tableau 4 : les secteurs de sortie par type d’entourage ou de poste (en %)

Source :

Luc Rouban, « l’État à l’épreuve du libéralisme  : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012, vol. 142, no 2, p. 488.

 

Notes

65.

William Genieys, « la constitution d’une élite du Welfare dans la france des années 1990 », Sociologie du travail, 47, no 2, 2005, p. 205-222.

+ -

66.

Thomas Bronnec et Laurent Fargues, op. cit.

+ -

67.

Pepper Culpepper, Peter A. Hall et Bruno Palier (dir.), La France en mutation, 1980-2005, Paris, Presses de sciences Po, 2006.

+ -

68.

Ibid., p. 24-30.

+ -

En résumé, ceux qui dirigent l’administration des politiques économiques françaises ont des expériences moins diversifiées, connaissent peu le monde de l’entreprise privée, ne sont pas experts et proviennent des mêmes établissements d’enseignement supérieur. Tout cela est à l’opposé des États-Unis, où la diversité est bien davantage la règle.

Ce manque de diversité des équipes de cabinets ministériels est à mettre en relation avec un autre phénomène au cœur des difficultés de la France  à se réformer : le monopole exercé par les hauts fonctionnaires sur les principales réformes du pays. Ces derniers disposent souvent de vieilles propositions, déjà construites, presque « prêtes à l’emploi », qu’ils avancent systématiquement à chaque nouveau ministre et qui correspondent à des changements techniques (des changements de « premier ordre », selon Peter Hall). L’inertie et la stabilité de ces élites administratives créent ainsi un biais sensible au plus haut niveau des ministères : les politiques ne sont plus de gauche, de droite ou du centre, elles sont d’abord technocratiques. C’est ce qu’a montré William Genieys en travaillant sur le secteur des politiques sociales et de santé : toutes les réformes (plan Bérégovoy de 1983, loi Évin de 1991, plan Juppé de 1996, etc.) ont été mises en place par une élite bureaucratique partageant les mêmes représentations et constituant ce qu’il appelle une élite du Welfare en France : « En l’occurrence, ce sont les trajectoires (et non seulement les positions), les rôles et les croyances des élites bureaucratiques qui permettent de comprendre la fabrication d’une nouvelle politique du Welfare. Il y a constitution d’une élite relativement autonome, via le monopole du savoir-faire et des représentations, dans un secteur particulier de l’activité étatique, et elle se trouve en mesure d’influencer le politique malgré les alternances démocratiques65. » On retrouve d’ailleurs au sein de la population étudiée une domination des énarques (71% de l’échantillon).

Une autre conséquence du quasi-monopole de ces personnes sur la prise de décision est le fait que les changements sont incrémentaux (progressifs) et qu’ils ne sont pas débattus. En effet, les femmes et les hommes politiques sont soit issus de l’extérieur mais en butte aux résistances de leur administration (cas, par exemple, du ministre de l’Économie Francis Mer entre 2002 et 200466), soit sont issus des grands corps d’État et peu enclins à mener des politiques de rupture. Cette dimension ressort dans un travail considérable mené par un collectif de chercheurs de l’université de Harvard et de Sciences Po pour analyser les changements de politiques publiques en France entre 1980 et 200567. Dans tous les grands domaines de politique publique, des changements ont bien eu lieu (décentralisation, réforme de la Sécurité sociale, réformes économiques…), mais ces changements ont été menés par touches successives et n’ont pas été délibérés. Alors que les changements au Royaume-Uni se sont faits avec une rhétorique libérale    à partir d’un gouvernement démocratiquement élu, la France a effectué des adaptations beaucoup plus lentes mais sans que les acteurs politiques tiennent un discours correspondant et sans que ces questions fassent l’objet de débats lors de campagnes électorales68. Le chapitre d’Andy Smith sur l’Union européenne illustre particulièrement bien  cette  dépolitisation  des changements de politiques menées : les hommes politiques français  se servent de l’Union européenne pour « faire passer » des politiques de libéralisation afin de ne pas assumer eux-mêmes ces politiques. L’élite politico-administrative pointe du doigt la mondialisation et l’Union européenne pour justifier les changements imposés à la France, telles l’ouverture économique ou la libéralisation de certains secteurs, plutôt que de les mettre à l’agenda du débat démocratique.

Conclusion : réformer le système administratif pour favoriser l’innovation politique

La « dépendance au sentier » est une des caractéristiques majeures de l’élaboration des politiques publiques. Celle-ci est d’autant plus marquée que l’administration est forte, centralisée et peu ouverte sur la société civile. Elle est amoindrie lorsque les élites politico-administratives sont diverses et mobiles. Nous avons vu qu’aux États-Unis le pouvoir de nomination    du Président faisait en sorte qu’il avait les moyens de mener la politique pour laquelle il a été élu (spoils system), tandis que les membres de son administration étaient très souvent issus du secteur privé ou des think tanks. Cette population, une fois le mandat terminé, quitte le secteur administratif pour retourner dans les think tanks ou les entreprises (phénomène de revolving doors). En France, le recrutement se fait majoritairement dans une seule école généraliste (ENA) et l’administration est organisée de manière hiérarchique par grands corps, tandis que la mobilité des personnels reste très faible. Plus largement, la sociologie extrêmement homogène de l’élite administrative pose la question de la capacité d’innovation de celle-ci, tout autant qu’elle interroge sur l’aspect peu démocratique de la captation du pouvoir par un nombre très concentré de personnes.

Il peut sembler naturel que des personnes formées pour administrer administrent. Mais lorsque celles-ci proviennent de seulement quelques écoles et fréquentent les mêmes cercles, la question de la capacité d’ouverture et d’intégration de la diversité se pose.

Le cas américain fait figure de complet opposé à la situation française. L’ouverture à l’extérieur – via le recours massif aux expertises des think tanks, des universitaires et des entreprises privées –, la capacité à intégrer dans les équipes ministérielles ou de la haute administration une grande diversité de profils ou encore la conviction que pour changer de politique il faut changer les hommes permettent de penser que réduire au maximum l’endogamie des élites est sans doute la première source d’innovation politique.

IV Partie

Nos propositions pour un État innovant

  • Inviter les pouvoirs publics nationaux, locaux et européens à solliciter la production d’expertises auprès des think tanks en assurant, en contrepartie, une contribution à leur Le recours à des expertises externes de prospective et d’analyse – sous la forme d’appels d’offres fléchés en direction des think tanks – permettrait par ailleurs de compléter l’offre de ressources de l’expertise publique (CAE, CAS, etc.).
  • Intégrer la production et l’activité des think tanks à l’offre de formation professionnelle à destination des actifs en général et des salariés en particulier (en échange d’une contribution au financement des think tanks prise sur les budgets de la formation professionnelle).
  • Intégrer la production et l’activité des think tanks à l’offre de formation des élus en général et des élus locaux en particulier (en échange d’une contribution au financement des think tanks prise sur les budgets de la formation des élus).
  • Systématiser l’audition des think tanks dans le cadre des missions d’études parlementaires et gouvernementales.
  • Faciliter la mise en disponibilité de chercheurs et de hauts fonctionnaires au sein des think tanks.
  • Faciliter la mise en disponibilité de chercheurs et de hauts fonctionnaires au sein des entreprises afin de développer leur expertise, d’améliorer leur connaissance de la société civile, de favoriser les enrichissements croisés.
  • Valoriser la rémunération des doctorants recrutés en Cifre dans les think tanks en permettant aux structures concernées de bénéficier du crédit impôt recherche (à l’instar des start-up et des Jeunes entreprises innovantes).
  • Permettre aux doctorants contractuels (décret 2009) de travailler 6 à 12 mois pour un think tank sans rompre leur contrat sous la forme d’une césure. Le contrat doctoral ne serait que temporairement suspendu. Il reprendrait à la fin de cette expérience de recherche appliquée au sein d’un think tank.
  • Systématiser la consultation des think tanks dans les instances publiques de réflexion et de prospective (CESE, CAS, CAE, ) et les faire participer directement à leurs travaux en échange de contreparties financières concourant au financement de l’activité des think tanks.
  • Inviter chaque membre du gouvernement à ratifier une « charte de la diversité » pour la constitution des cabinets, à l’instar de ce qui se fait dans les entreprises. L’objectif serait de tendre vers la parité hommes- femmes, mais aussi de favoriser l’intégration de parcours « atypiques » venant notamment des think tanks, du privé et du monde universitaire, et de favoriser la diversité ethnique et sociale.
  • Étendre à la composition des cabinets ministériels l’obligation de respecter les quotas d’au moins 40% de femmes, à l’instar de ce qui existe pour les postes à responsabilité dans la fonction publique (loi du 12 mars 2012).
  • Généraliser la contractualisation du recrutement des directeurs d’administrations centrales, des sous-directeurs et des chefs de bureau afin d’élargir le vivier de recrutement à des personnalités extérieures au corps de la fonction publique.
  • Mettre fin à la rémunération des élèves fonctionnaires dans les écoles de la fonction publique (ENS, ENA, Polytechnique, IRA) et supprimer l’obligation pour les élèves de travailler plusieurs années dans la fonction publique après leurs études.
  • Ouvrir l’accès à la fonction publique et à la haute administration aux actifs issus du secteur privé désireux de poursuivre leur carrière au service de l’État.
  • Ouvrir l’ENA à la formation continue des actifs issus du monde de l’entreprise désireux de poursuivre leur carrière dans la fonction publique et la haute administration.
  • Permettre aux think tanks sous statut de fondation d’utilité publique de récupérer la TVA (20%), ce qui réduirait significativement les frais de fonctionnement et permettrait d’allouer les montants ainsi dégagés à la production de contenus.
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