La contestation animaliste radicale
Les végans sont en train de réussir à transformer la question animale en controverse et même en véritable problème public.Introduction*
Un phénomène récent en France
Les pionniers britanniques de la cause animale
L’émergence récente de l’animalisme radical en France
Les caractéristiques de l’animalisme radical
Radicalité des propos
Radicalité des visions
Radicalité des modes opératoires
Les trois pôles des animalistes radicaux
Le véganisme : les animal free
L’antispécisme : la négation de la supériorité des « animaux humains »
Le pôle de la libération animale : l’armée des 12 singes
Les mouvements radicaux
Les organisations économiques véganes
Les associations d’information et de sensibilisation à la cause animale
Les groupes de « libération animale »
Loin d’être tous végans
Des végans impopulaires en France
Une influence pourtant loin d’être négligeable
Résumé
Le monde des associations de protection animale a beaucoup évolué ces dernières années, avec notamment la montée en puissance d’un animalisme radical incarné par des courants de pensée, des individus et des groupes qui ne militent plus seulement en faveur de l’amélioration des conditions de vie des animaux mais aussi pour la fin de toute forme d’exploitation des animaux. Ce qui implique, par exemple, de leur point de vue, la fin de l’élevage en France. On a ainsi pu observer l’émergence de nouvelles thématiques (véganisme, antispécisme, libération animale…), de nouveaux mouvements (dont le plus connu est l’association L214) et de nouveaux modes opératoires (diffusion de vidéos à charge contre l’industrie de la viande ou d’autres formes d’exploitation des animaux, actions de vandalisme et d’intimidation visant des boucheries et d’autres commerces…).
Même si les végans sont ultraminoritaires dans la société française et plutôt impopulaires si l’on en croit les résultats de quelques enquêtes d’opinion, leur « part de voix » dans l’espace public n’en est pas moins significative, tout comme leur influence auprès d’une partie de la population, notamment parmi les jeunes. Enfin, ils sont également en train de réussir à transformer la question animale en controverse et même en un véritable problème public.
Eddy Fougier,
Politologue, consultant indépendant, chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence et à l’Audencia Business School.
La Fondation pour l’innovation politique remercie chaleureusement David Michael Bowers, artiste peintre originaire de Pennsylvanie (États‑Unis), pour sa contribution à la publication de cette note. L’œuvre Vegetabull s’inscrit dans une série de peintures utilisant une technique rappelant les grands maîtres hollandais du XVIIème siècle tout en incorporant des thèmes modernes et symbolistes.
Introduction*
En France, au début des années 2000, seuls quelques initiés savaient ce qu’était un végan. Dans la presse française, un seul article mentionnait le terme « végan » en 2000. En 2017, pas moins de 1.638 articles ont cité au moins une fois ce terme1. Aujourd’hui, une grande partie des Français a déjà entendu parler des végans ou de l’association L214. Les consommateurs peuvent même trouver dans les rayons de leurs supermarchés des produits de grandes marques ou de marques de distributeurs estampillés « veggie ». Au début de ce siècle, même si des mouvements dénonçaient déjà la pratique de la corrida, de la chasse, du gavage des oies ou encore la commercialisation de la fourrure, on ne savait pas vraiment à quoi pouvait ressembler un mouvement de libération animale comme le Front de libération des animaux (ALF) ou ce qu’étaient plus généralement l’animalisme radical, le spécisme (et donc l’antispécisme) ou l’abolitionnisme animal. Or, en juin 2018, la Confédération Française de la Boucherie, Boucherie‑Charcuterie, Traiteurs (CFBCT) a, dans un courrier adressé au ministre de l’Intérieur d’alors, Gérard Collomb, demandé une protection policière de ses établissements aux autorités publiques, tandis qu’un abattoir était victime d’un incendie volontaire dans l’Ain au mois de septembre de la même année.
Il est évident que le paysage de la protection animale, ce que l’on peut appeler l’animalisme pour désigner l’ensemble des courants s’intéressant à la cause animale, a muté ces dernières années. Il ne se limite plus, loin de là, aux traditionnelles associations de défense des animaux, telles que la Société protectrice des animaux (SPA), la Fondation 30 millions d’amis ou encore la Fondation Brigitte‑Bardot. Un animalisme radical a émergé en France. Il est incarné par des courants de pensée, des individus et des groupes qui militent non seulement en faveur de l’amélioration des conditions de vie des animaux, mais aussi pour la fin de toute forme d’exploitation des animaux. Ce qui implique, par exemple, de leur point de vue, la fin de l’élevage en France. Ils recourent à de nouveaux modes opératoires, tels la diffusion de vidéos filmées clandestinement dans des abattoirs ou des élevages en batterie – la marque de fabrique de l’association L214 –, des happenings dans des espaces publics ou, pour les plus radicaux, le caillassage de vitrines de boucheries. Quelques groupes (comme L214) ou personnalités (comme le journaliste Aymeric Caron) sont maintenant bien connus du grand public. Mais la nébuleuse des défenseurs radicaux de la cause animale est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.
L’objectif de cette étude est d’étudier l’animalisme radical, ses différents courants de pensée et ses différents mouvements, ses modes opératoires et, enfin, son impact sur la société française actuelle.
Un phénomène récent en France
Voir Marianne Celka, Végan Des éco-warriors au business de la radicalité, Arkhê, 2018.
Le végétarisme et la défense de la cause animale sont loin d’être des phénomènes nouveaux. Le végétarisme était ainsi déjà revendiqué par les adeptes du jaïnisme, une religion apparue en Inde au Xe siècle avant notre ère, ou par des philosophes de l’Antiquité grecque, comme Pythagore et ses disciples, au VIe siècle avant Jésus‑Christ, ou bien Plutarque, aux Ier et IIe siècles de notre ère. D’après la sociologue Marianne Celka, le rejet de la consommation de viande est réapparu avec les cathares, puis avec certains penseurs humanistes de la Renaissance et, surtout, avec les « transcendantalistes » du XIXe siècle, incarnés par Henry David Thoreau, et l’écologisme du XXe siècle2.
Les pionniers britanniques de la cause animale
C’est en Angleterre, au XIXe siècle, que sont apparues les premières associations de protection des animaux et la première association végétarienne. La Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) a été ainsi créée en 1824, notamment pour défendre la protection des chevaux d’attelage. La version française sera créée en 1845 avec la Société protectrice des animaux (SPA). La Society for the Protection of Animals Liable to Vivisection a été fondée, quant à elle, en 1875. Enfin, la Vegetarian Society a été instituée en 1847. Le mot français « végétarien » vient d’ailleurs de l’anglais vegetarian, terme qui existe depuis 1839.
C’est également en Angleterre qu’émergent, cette fois au XXe siècle, les principaux courants de l’animalisme radical. Le terme vegan et la Vegan Society sont créés outre‑Manche en 1944. Y apparaissent également, un peu plus de deux décennies plus tard, les premiers mouvements recourant à une action directe au nom de la protection des animaux, avec la Hunting Saboteurs Association (HSA) en 1964, puis au nom de la « libération animale » avec le groupe Band of Mercy, formé en 1973 et à l’origine cette année‑là de ce qui serait la première action « écoterroriste » (incendie volontaire d’un laboratoire de vivisection) et, un an plus tard, de la première action de libération d’animaux. Ce dernier groupe deviendra l’Animal Liberation Front (ALF, Front de libération des animaux) en 1976. C’est en Angleterre qu’un groupe animaliste radical, l’Animal Rights Militia (ARM), va commettre, en 1982, une action qui peut être considérée comme un acte de nature terroriste en envoyant des courriers piégés destinés à Margaret Thatcher, alors Premier ministre, et aux leaders des trois principaux partis d’opposition. C’est encore en Grande‑Bretagne qu’est créé le terme « spécisme », en 1970, et qu’est organisée à Cambridge, en 1977, la première conférence internationale sur le droit des animaux. Enfin, c’est dans ce pays que s’est déclarée la crise de la « vache folle » et qu’elle a été la plus meurtrière, notamment durant les années 1990, ce qui a contribué à affecter durablement la perception de la viande par les consommateurs dans un grand nombre de pays.
L’émergence récente de l’animalisme radical en France
Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?, Éditions de l’Olivier, 2011.
Notamment No Steak, Fayard, 2013, et Antispéciste. Réconcilier l’humain, l’animal, la nature, Don Quichotte, 2016.
Matthieu Ricard, Plaidoyer pour les Vers une bienveillance pour tous, Allary Éditions, 2014.
Franz-Olivier Giesbert, L’animal est une Pour nos sœurs et frères les bêtes, Fayard, 2014.
Jean-Paul Sportiello, « Les élus de la chambre d’agriculture réunis en session mardi matin au Safran à Panazol », lepopulaire.fr, 27 novembre 2015.
Centre international de recherche sur le cancer, « Le Centre international de recherche sur le cancer évalue la consommation de la viande rouge et des produits carnés transformés », communiqué de presse, 25 octobre 2015.
Le Groupe d’études sur la protection animale de l’Assemblée nationale alors présidé par la députée Geneviève Gaillard a présenté en avril 2014 une proposition de loi sur le statut de l’animal qui allait plus loin que l’amendement Glavany puisqu’elle proposait de créer une nouvelle catégorie juridique dans le Code civil pour les animaux aux côtés des personnes et des objets. Cette proposition de loi n’a pas été adoptée.
Ces différents concepts et modes d’action ont eu cependant du mal à traverser la Manche et à se développer en France, le pays du foie gras, où l’on pratique couramment la corrida et la chasse, où l’on mange beaucoup de charcuterie et de plats à base de viande, y compris du cheval, du lapin, des escargots, des grenouilles et du gibier sauvage… C’est seulement en effet durant la seconde moitié des années 2000 que sont apparues ces formes radicales d’animalisme en France. Elles se sont notamment manifestées par la création de l’association L214 en 2008, association qui va largement contribuer à faire connaître au grand public la cause végane, mais aussi par les premières actions menées sur le territoire français par des activistes des branches françaises des deux organisations symboles de l’animalisme radical dans le monde, à savoir l’association « Pour une éthique dans le traitement des animaux » (People for the Ethical Treatment of Animals, PETA), la plus importante association de protection animale du monde, et l’ALF.
Ainsi, en octobre 2006, à Bordeaux, deux militantes de PETA France s’enferment dans une cage devant un fast‑food pour protester contre les mauvais traitements infligés aux volailles dans des élevages industriels et l’association organise à Paris deux manifestations contre le couturier Jean‑Paul Gaultier à l’occasion des défilés de prêt‑à‑porter pour protester contre la présence de fourrure dans ses collections. En 2007, le groupe anglais Animal Rights Militia (ARM) revendique la contamination, en France, de 85 flacons de la solution d’entretien pour lentilles de Ciba Vision, filiale du groupe pharmaceutique Novartis. Même si la contamination n’a jamais pu être prouvée, Novartis a été néanmoins dans l’obligation de retirer de 10.000 à 20.000 flacons de solutions pour lentilles en France et en Grande‑Bretagne. En mai 2007, des activistes de l’ALF sont à l’origine d’un incendie criminel des locaux lyonnais de l’entreprise Tecniplast, qui fabrique des cages et de l’équipement d’animalerie, et qui est accusée de travailler avec l’entreprise britannique d’expérimentation animale Huntingdon Life Sciences (HLS), l’une des cibles favorites des mouvements de libération animale. Un an plus tard, le laboratoire Charles River, filiale du groupe américain du même nom qui élève des animaux de laboratoire, est victime lui aussi d’un incendie volontaire qui détruit trois véhicules et une partie de ses locaux suite à l’explosion d’une bouteille de gaz. Enfin, en décembre 2010, les locaux administratifs de Biomatech Namsa, société spécialisée dans l’évaluation des produits de santé à l’aide de tests toxicologiques, sont incendiés à Chasse‑sur‑Rhône, dans l’Isère, et cette action est revendiquée par l’ARM. Ces différents évènements n’ont pour autant pas véritablement affecté le grand public.
C’est ce qui va changer au début des années 2010 avec la parution de différents ouvrages ou la médiatisation des vidéos de L214 ou d’Aymeric Caron. En janvier 2011, sort en France la traduction de l’ouvrage de l’Américain Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?, qui a un écho important3. En septembre 2012, le journaliste Aymeric Caron, militant de la cause végane alors inconnu du grand public, devient chroniqueur dans la très populaire émission On n’est pas couché sur France 2. Il occupera cette fonction jusqu’en 2015 et utilisera cette plateforme exceptionnelle pour diffuser ses idées auprès d’un large public. S’appuyant sur cette notoriété, Aymeric Caron fera aussi paraître plusieurs ouvrages sur ce thème4. En octobre 2014, Matthieu Ricard5 et Franz‑Olivier Giesbert6 publient eux aussi des ouvrages défendant la cause animale. Un an plus tard, en novembre 2015, France 3 diffusera d’ailleurs le film L’animal est une personne, réalisé par le même Franz‑Olivier Giesbert sur la base du contenu de son livre. C’est à cette occasion que l’on voit apparaître semble‑ t‑il pour la première fois dans la presse, en l’occurrence dans le journal Le Populaire du Centre, l’expression « agriculture bashing », dans la bouche d’élus de la chambre d’agriculture de la Haute‑Vienne7. Ce film est, en effet, diffusé quelques semaines après la mise en ligne au mois d’octobre par l’association L214 d’une vidéo tournée à l’intérieur de l’abattoir municipal d’Alès, dans le Gard, et qui fait alors l’objet pour la première fois d’une forte médiatisation. Il est à noter que c’est également en octobre 2015 que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), créé en 1995 par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), annonce avoir classé la consommation de viande rouge comme « probablement cancérogène pour l’homme » et celle des viandes transformées comme « cancérogène pour l’homme8 ». Rappelons également qu’en France, depuis 2015 et suite à l’adoption en avril 2014 de l’amendement Glavany, les animaux ne sont plus reconnus dans le Code civil comme des biens meubles, mais comme « des êtres vivants doués de sensibilité9 ». La reconnaissance d’un statut et d’une sensibilité de l’animal est d’ailleurs un phénomène assez généralisé dans les pays développés, notamment au sein de l’Union européenne ainsi que dans les traités européens.
On entre dès lors pleinement dans ce que l’on peut appeler le « moment végan ». Le terme véganisme fait d’ailleurs son entrée dans le dictionnaire Hachette en 2013 et dans le Larousse en 2015. C’est à partir de ce moment‑là que la presse se met à parler des végans (voir graphique 1) et que les Français commencent à s’y intéresser (voir graphique 2).
Graphique 1 : Nombre d’articles dans la presse écrite française mentionnant au moins une fois « L214 » (association) ou le mot « végan », 2000-2017
Source : Données Europresse
Graphique 2 : Nombre de recherches du terme « végan » via le moteur de recherche Google, 2004-2018
Source :
Google Trends
Enfin, nous sommes certainement entrés dans une nouvelle phase en 2018, du moins en termes de médiatisation et de perceptions de l’animalisme radical. Un tournant semble s’être opéré au mois de mars, puisqu’une militante végane de Haute‑Garonne poste alors le message suivant sur Facebook, avant de le retirer, trois jours après le décès de Christian Madves, chef boucher du Super U de Trèbes dans l’Aude, lors de l’attentat perpétré le 23 mars 2018 qui a fait quatre victimes au total : « Ben quoi, ça vous choque un assassin qui se fait tuer par un terroriste ? Pas moi, j’ai zéro compassion pour lui, il y a quand même une justice !10 » Elle a été condamnée par le tribunal de Saint‑Gaudens (Haute‑Garonne) à sept mois de prison avec sursis pour apologie du terrorisme11 . On a pu observer par la suite une multiplication des actes de vandalisme et d’intimidation visant en particulier des boucheries et d’autres acteurs de la filière alimentaire animale un peu partout sur le territoire. En outre, un abattoir dans l’Ain a également été partiellement détruit en septembre 2018 suite à un incendie volontaire.
Les caractéristiques de l’animalisme radical
La nébuleuse des mouvements de protection animale apparaît extrêmement disparate, allant des associations bien connues du grand public, comme la SPA ou la Fondation 30 millions d’amis, jusqu’à des groupes clandestins qui recourent à des actions violentes et qui, dans certains pays, ont même pu être classés comme des organisations terroristes. On retrouve par conséquent au sein de cette nébuleuse les mêmes problématiques et les mêmes types de clivages que dans les autres mouvements sociaux : des clivages entre associations de service ou opérationnelles (offrant par exemple un refuge pour des animaux abandonnés ou maltraités) et organisations militantes ou de plaidoyer, entre réformistes et radicaux (ou même révolutionnaires), entre les groupes qui sont dans une logique apolitique et ceux qui sont dans une approche plus politique, entre adeptes des actions directes et ceux qui privilégient les actions indirectes et symboliques, ou entre partisans des actions légales et non violentes et les groupes qui recourent à des actions illégales et violentes. Au sein même de la mouvance animaliste radicale, où l’on peut retrouver des individus (universitaires, intellectuels, journalistes ou simples adeptes du véganisme) et des groupes, les points de vue apparaissent également très divergents. Néanmoins, l’animalisme radical présente trois caractéristiques communes, qui le distinguent notamment de l’animalisme « réformiste » incarné par les associations traditionnelles de protection des animaux.
Radicalité des propos
Titre de l’ouvrage de Charles Patterson, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008.
Page de présentation sur le site de l’association 269 Libération animale.
Aymeric Caron dans un entretien accordé au magazine Charles, n° 26 (« Animaux & Politique »), été 2018.
« Aymeric Caron : “J’ai honte d’appartenir à cette humanité” », interview par Sofia Colla, wedemain.fr, 9 novembre 2018.
Ibid.
Vidéo « Des femmes expliquent ce que peuvent ressentir les animaux violés dans l’industrie alimentaire », PETA France, janvier 2017.
« “Lait = viol” : des enseignes taguées dans le Vieux Lyon par des militants vegan », lyonmag.com, 22 mars 2017.
Manifeste du Comité radicalement anti corrida (Crac), anticorrida.com, 21 juin 2017.
La première caractéristique réside dans la radicalité des propos tenus par les animalistes radicaux et des images qu’ils diffusent (photographies, vidéos). Ils tendent tout d’abord à recourir à l’emploi de termes ou d’expressions volontairement extrêmes et provocateurs pour parler du sort réservé aux animaux ou de la viande : système concentrationnaire, esclavage, « éternel Treblinka12 » à propos de l’élevage industriel, « industrie du meurtre prémédité et du commerce d’organes13 » au sujet de l’industrie de la viande… Quelques formules ou propos chocs peuvent ainsi être cités : « On ne mange pas de la “viande”, on dévore le corps d’un être innocent assassiné qui voulait vivre14 », « Le consommateur de viande est un assassin15 », « Quelqu’un qui mange de la viande aujourd’hui est un viandale. C’est‑à‑dire quelqu’un qui vandalise la planète et les animaux qui l’habitent en les mangeant16 », « Dire à un boucher que c’est un assassin, c’est une réalité étymologique. Parce qu’un assassinat c’est un meurtre avec préméditation, sans consentement de la victime17 »,
« Chaque année, des milliards d’animaux naissent dans l’industrie de la viande, des œufs et des produits laitiers. Presque tous sont le produit d’une insémination artificielle forcée. Presque tous sont le produit d’un viol18 », « Lait = viol, lait = meurtre19 », « L’existence et la recrudescence de la barbarie tauromachique [les corridas] ne sont pas dignes d’un pays civilisé20 », etc. Il en est de même pour les photographies ou les vidéos diffusées par les groupes animalistes. Cette technique, inspirée en particulier par les pratiques de PETA d’abord aux États‑Unis à partir des années 1980, puis dans le reste du monde, a été reprise par différents mouvements français, notamment L214 qui a acquis ces dernières années une notoriété auprès du grand public suite à la diffusion de vidéos à charge contre l’industrie de la viande. L’objectif évident des animalistes radicaux est de modifier le regard que les Français peuvent avoir sur l’élevage industriel, la viande, la boucherie, la fourrure, les expérimentations animales, le gavage des oies ou des canards ou encore la corrida en suscitant chez eux indignation et colère face aux traitements infligés aux animaux. La violence des propos des animalistes radicaux concerne également leurs adversaires, qu’ils dénoncent comme « spécistes », et donc équivalent à une forme de racisme, ou bien comme « carnistes ».
Radicalité des visions
Renan Larue, entretien inédit, « Renan Larue : “Boucheries et poissonneries disparaîtront progressivement” », revue-ballast.fr, 28 mars 2016. Renan Larue, professeur à l’université de Californie, à Santa Barbara, est notamment l’auteur de l’essai Le Végétarisme et ses ennemis (PUF, 2015).
Ibid.
La deuxième caractéristique de l’animalisme radical réside dans la radicalité de leurs visions. Les associations traditionnelles de protection des animaux tendent à suivre une ligne dite « welfariste », la notion de welfare renvoyant en l’occurrence au bien‑être des animaux. Les welfaristes sont donc les défenseurs des animaux qui souhaitent améliorer graduellement leurs conditions de vie et leur bien‑être. Cela concerne notamment les animaux d’élevage, en limitant au maximum leurs souffrances dans le cadre des conditions actuelles d’élevage extensif et d’abattage. La plupart des associations de protection des animaux sont welfaristes. C’est notamment le cas de l’organisation Compassion in World Farming (CIWF) France, qui se définit comme une « ONG de référence dédiée au bien‑être des animaux d’élevage21 » et dont la mission est « de promouvoir le bien‑être des animaux d’élevage au niveau mondial et de mettre fin à l’élevage industriel22 », ou encore d’autres organisations comme Welfarm ou l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA). Mais la position des animalistes radicaux est, comme ils le disent souvent, non pas d’« agrandir la cage » mais bel et bien d’« ouvrir la cage » et de libérer ainsi les animaux de toute forme d’exploitation. Si les welfaristes dénoncent les excès ou les dérives de l’exploitation des animaux (souffrance animale) ou les cas de maltraitance (animaux domestiques, de ferme, de cirque, etc.), les abolitionnistes, eux, remettent en cause le fait même d’exploiter les animaux ou leur domestication, considérant qu’il s’agit là d’une forme d’esclavage qu’il convient d’abolir.
Les « abolitionnistes » militent ainsi en faveur de la fin de toute exploitation animale et donc en faveur de la libération des animaux au sens large du terme. Cela concerne les différentes formes traditionnelles d’exploitation des animaux dénoncées par le monde associatif, à savoir les animaux utilisés pour l’expérimentation, l’alimentation, l’habillement ou le divertissement. Cela implique par conséquent la fin de la consommation de la viande et de toute forme d’élevage. C’est la position de l’association L214, qui dit « revendiquer l’arrêt de la consommation des animaux et des autres pratiques qui leur nuisent23 ». Si les welfaristes veulent améliorer les conditions d’élevage extensif, les abolitionnistes revendiquent l’abolition de toute forme d’élevage, ainsi que le proclame le site abolir‑la‑viande.org de l’association L214 : « Parce que la production de viande implique de tuer les animaux que l’on mange, parce que nombre d’entre eux souffrent de leurs conditions de vie et de mise à mort, parce que la consommation de viande n’est pas une nécessité, parce que les êtres sensibles ne doivent pas être maltraités ou tués sans nécessité, l’élevage, la pêche et la chasse doivent être abolis24. »
En outre, certains animalistes radicaux ne s’élèvent pas uniquement contre un système d’exploitation, par exemple l’élevage industriel, mais remettent aussi en cause l’idéologie censée justifier les violences perpétrées contre les animaux et le fait de manger de la viande, qu’ils qualifient souvent de « carnisme ». Pour le philosophe Renan Larue, « le carnisme est l’idéologie qui vise à justifier la violence que l’on fait subir aux animaux que l’on pêche, chasse ou élève », même si d’après lui, « il ne semble pas y avoir aujourd’hui de leaders carnistes, de mots d’ordre ni de doctrine carnistes. Mais cela ne veut pas dire que le carnisme n’existe pas25. Il estime que l’Église et les philosophes ont promu un tel carnisme par le passé : « Ces entreprises de justification rétrospective de la consommation de viande ont pris plusieurs formes au cours de l’Histoire, mais elles visaient toutes un seul et unique but : légitimer la violence que l’on fait subir aux animaux, endormir notre mauvaise conscience, trouver de bonnes excuses à nos mauvais penchants26. » D’après lui, aujourd’hui, le carnisme serait défendu par les autorités publiques et l’industrie agroalimentaire.
Radicalité des modes opératoires
Enfin, la troisième caractéristique de cet animalisme radical a trait à la radicalité de leurs modes opératoires. Les animalistes radicaux tendent ainsi à privilégier les actions directes, voire, dans certains cas, des actions illégales et violentes, comme nous le verrons plus loin.
Les trois pôles des animalistes radicaux
La visibilité du mouvement végan dans l’espace public en France ces dernières années a conduit à assimiler, sans doute un peu trop rapidement, l’ensemble des courants de défense radicale de la cause animale aux seuls végans. La réalité apparaît bien plus complexe. Dans la mouvance animaliste radicale, il n’y a, en effet, pas seulement les végans mais également d’autres mouvements et organisations, en particulier l’association L214. On peut identifier trois pôles ou courants de pensée en son sein, qui peuvent d’ailleurs souvent se recouper en partie : le véganisme, qui est une philosophie de vie et une éthique personnelle ; l’antispécisme, qui est une idéologie antisystème ; et le courant de la « libération animale », qui est un mode d’action de nature révolutionnaire.
Le véganisme : les animal free
« Label Eve Référentiel de conformité » (mise à jour : 27 août 2018), Vegan Europe SAS, annexe 1/9.
Ce premier pôle est désormais le plus connu. Le terme « végan » est une contraction francisée du mot anglais vegetarian. Il a été forgé en 1944 en Angleterre par Donald Watson (1910‑2005), un professeur de menuiserie, qui est par ailleurs le fondateur de la Vegan Society. Les végétariens ne mangent pas de chair animale (viandes, poissons ou crustacés). Les végétaliens, eux, vont plus loin en ne se nourrissant pas non plus de produits issus d’animaux, comme les œufs, le lait et le miel. Les végans sont eux‑mêmes végétaliens : ils se nourrissent donc uniquement d’aliments issus du monde végétal (fruits, légumes, céréales, légumineuses). Cette alimentation peut néanmoins comprendre des « imitations » de viandes élaborées à base de tofu, de blé (seitan) ou de soja (tempeh), des substituts de produits laitiers (fromages végétaux ou laits de céréales) ou des substituts d’œufs. Mais le véganisme n’est pas seulement un régime alimentaire. Il s’agit d’une véritable philosophie de vie et d’un mode de vie à part entière. Les végans ne souhaitent en aucun cas recourir à des produits ou à des services ayant entraîné d’une manière ou d’une autre une exploitation d’animaux et leur souffrance. C’est le cas pour leurs vêtements et leurs chaussures (pas de textile d’origine animale comme le cuir, la laine, la soie, le cachemire ou, bien sûr, la fourrure), leurs produits cosmétiques, d’hygiène ou d’entretien (ces produits ne doivent pas contenir d’ingrédients d’origine animale et/ou avoir été testés sur les animaux). Ils refusent enfin l’utilisation des animaux pour leurs divertissements (chasse, pêche, corrida, cirque avec animaux, zoo…) ou pour n’importe quelle autre raison (utilisation à des fins d’expérimentation ou de chiens d’aveugle, manipulation génétique des animaux).
Le véganisme est par conséquent un mode de vie alternatif extrêmement exigeant et contraignant, basé sur différentes formes d’exclusion (ou de boycott de facto) ou d’interdit. Afin de faciliter la vie des végans, il existe une certification végane, le label Eve Vegan, délivré par Expertise Vegane Europe (EVE), un « organisme français de contrôle et labellisation des produits véganes27 ». Ce label permet aux consommateurs de pouvoir identifier les produits authentiquement végans, d’autant que les produits d’origine animale se nichent un peu partout. Le référentiel EVE Vegan définit, en effet, une « liste des substances refusées » : produits issus de l’abattage des animaux, de la chasse et de la pêche ; sous‑produits d’origine animale et dérivés (comme les produits laitiers ou de la ruche) ; matières et fibres animales ; substances d’origine animale sous forme d’additifs (enzymes, arômes, huiles, etc.) ; ingrédients traités avec des produits d’origine animale (gélatine animale, collagène animal…) ; ingrédients ayant nécessité la fermentation animale ; substances dérivées des humains (kératine, placenta…)28.
On peut identifier deux types de végans. Le premier type correspond aux individus qui, pour des raisons d’ordre éthique, refusent toute forme d’exploitation des animaux et tentent au quotidien de se montrer cohérents avec leurs valeurs et leurs convictions en adoptant un mode de vie végan. Le véganisme est alors vécu sous la forme d’une éthique personnelle. Le second type, qui nous intéresse davantage ici, est l’individu ou le groupe végan militant, qui cherche à inciter les non‑végans à le devenir en mêlant souvent informations et recours à des images ou à des termes « chocs ». C’est bien évidemment l’optique de l’association L214, la principale figure du véganisme en France.
L’antispécisme : la négation de la supériorité des « animaux humains »
Pour Marianne Celka ( cit.), le véganisme est nécessairement antispéciste. En revanche, l’antispécisme ne conduit pas nécessairement à la pratique du véganisme. D’autres spécialistes tendent à estimer, au contraire, que l’on ne peut pas se prétendre antispéciste si l’on n’adopte pas un mode de vie végan, alors que les végans peuvent très bien ne pas être antispécistes.
Corinne Pelluchon, Manifeste Politiser la cause animale, Alma Éditeur, 2017.
Aymeric Caron, De la bactérie à Homo ethicus, Flammarion, 2018.
Renan Larue, cit.
Association pour la libération animale (Alarm), « Qui sommes-nous ? », alarm-asso.fr.
Pia Shazar, présidente de l’Association pour l’égalité animale, citée in « Les antispécistes épargnent le halal : “Taper sur une population déjà stigmatisée ne serait vraiment pas ” », lesobservateurs.ch, 2 juillet 2018.
Voir « Marine Le Pen repart en guerre contre l’abattage rituel », com, 27 avril 2017
Cité in Stéphane Frachet, « Le premier abattoir français indépendant d’agneaux mis en cause par l’association L214 », fr, 21 septembre 2016.
Si le véganisme est une philosophie et un mode de vie alternatifs, l’antispécisme apparaît plutôt comme une idéologie, un courant intellectuel et une vision du monde antisystème. Le terme « spécisme » a été créé en Grande‑Bretagne en 1970 par le psychologue et défenseur britannique de la cause animale Richard Ryder. Les « antispécistes », qui peuvent ou non être végans29, refusent d’établir une quelconque distinction entre les espèces, et donc entre les humains et les animaux (ils préfèrent parler à ce propos d’« animaux humains » et d’« animaux non humains »), distinction qu’ils assimilent au spécisme, au nom d’une lutte contre les discriminations et l’oppression des espèces animales non humaines. D’après la définition de la revue des Cahiers antispécistes, le spécisme est « l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. Les animaux sont élevés et abattus pour nous fournir de la viande ; ils sont pêchés pour notre consommation ; ils sont utilisés comme modèles biologiques pour nos intérêts scientifiques ; ils sont chassés pour notre plaisir sportif30 ».
Les antispécistes refusent en particulier toute distinction entre les êtres dits « sentients », à savoir, selon la définition de la philosophe Corine Pelluchon, la « capacité d’un être à faire des expériences et à ressentir la douleur, le plaisir, la souffrance de manière subjective31 » à partir du moment où il a des nerfs et un cerveau. Ils tendent par conséquent à remettre en cause toute forme de supériorité de l’être humain sur les autres espèces animales. Aymeric Caron explique que « nous nous réfugions derrière un pseudo‑statut d’espèce supérieure pour justifier les tueries de masse quotidienne dont nous sommes les auteurs32 ».
Les antispécistes assimilent également le spécisme au racisme, au sexisme ou à l’homophobie. Dans ce contexte, leur lutte contre le spécisme s’inscrit pour eux dans la continuité des luttes contre l’esclavage, le racisme, la misogynie ou l’homophobie. À leurs yeux, l’animal semble donc avoir désormais remplacé l’esclave, la femme, l’habitant du tiers‑monde, l’homosexuel ou le Palestinien comme symbole de la victime d’un système d’exploitation, capitaliste ou autre. L’antispécisme peut s’inscrire tout autant dans une « intersectionnalité », ainsi que l’affirme notamment Renan Larue : « Aux États‑Unis, au Canada et dans d’autres pays, certains véganes s’efforcent de démontrer que le véganisme est non pas seulement compatible avec les valeurs de gauche, mais encore totalement indissociable d’elles. Les partisans de ce qu’on appelle l’intersectionnalité soulignent que toutes les oppressions dont sont victimes les êtres humains (les classes ouvrières, les femmes, les immigrés, les personnes de couleur, les homosexuels, les personnes handicapées) ne devraient pas être fondamentalement distinguées de l’oppression dont souffrent les animaux. Les mêmes mécanismes, les mêmes tentatives de justification seraient à l’œuvre à chaque fois qu’on exploite, tue, humilie un être qui n’est pas du bon genre, de la bonne couleur, de la bonne espèce, etc.33 » Cette intersectionnalité est d’ailleurs ouvertement revendiquée par un groupe comme l’Association pour la libération animale (Alarm) qui dit rejeter « toute campagne qui promeut le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, l’âgisme, le capacitisme (ou validisme) ou autre forme de discrimination ou de domination contre les humain.e.s34 ». C’est ce contexte intersectionnel qui expliquerait, par exemple – sujet ô combien sensible et potentiellement polémique –, que les militants antispécistes ne s’attaquent pas à des boucheries halal. Une militante antispéciste suisse explique ainsi : « Au vu du contexte d’islamophobie inacceptable dans lequel nous vivons, taper sur une population déjà stigmatisée ne serait vraiment pas anodin. De plus, tenir un discours critiquant l’abattage rituel en particulier risquerait d’être relayé par des mouvements xénophobes, ce que nous voulons éviter à tout prix35. »
Ce contexte intersectionnel soulève notamment la question de la position des animalistes radicaux vis‑à‑vis de l’abattage rituel des animaux de boucherie sans étourdissement, selon les rites halal ou casher. Cette question est hautement sensible non seulement en elle‑même, mais aussi parce que des figures de l’extrême droite, comme Marine Le Pen, ou proches de l’extrême droite, comme Brigitte Bardot, en ont fait l’un de leurs chevaux de bataille. En 2010, Marine Le Pen protestait ainsi contre les Quick Halal. Lors de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2012, elle affirmait ainsi que « l’ensemble de la viande qui est distribuée en Île‑de‑France, à l’insu du consommateur, est exclusivement de la viande halal36 » en militant en faveur de l’interdiction de l’abattage rituel. Elle a réitéré cette même proposition durant sa campagne de 2017, affirmant que « quasiment 90% des abattoirs sont halal en Île‑de‑ France37 ». En outre, plusieurs boucheries halal ont fait l’objet d’actes de vandalisme, par exemple à Bayonne en janvier 2015, après les attentats de Charlie Hebdo. Mais la motivation de ces actes était ouvertement raciste et antimusulmane et n’avait rien à voir avec la cause animale.
Les animalistes radicaux sont donc souvent accusés, en particulier sur les réseaux sociaux ou dans les commentaires d’articles de presse sur Internet, de ne pas s’en prendre au halal volontairement. L’observation attentive des faits tend cependant à montrer que cela ne correspond pas vraiment à la réalité et que l’on est même en présence de fake news. En effet, une association d’information et de sensibilisation comme L214 n’hésite pas à s’en prendre au halal. En septembre 2016, l’association a, par exemple, diffusé une vidéo montrant des moutons égorgés à vif encore conscients dans un abattoir d’agneaux au Vigeant (Vienne), et ce en pleine période de l’Aïd. Brigitte Gothière, la cofondatrice de L214, indiquait d’ailleurs à cette occasion : « Nous ne sommes pas obligés de rester figés au prétexte qu’il s’agit d’une pratique religieuse38. » L214 est également à l’origine d’une pétition demandant l’interdiction de l’abattage sans étourdissement des animaux. Enfin, l’association a aussi diffusé des vidéos montrant des animaux abattus sans étourdissement dans les abattoirs d’Alès et du Vigan (Gard), de Mauléon (Pyrénées‑Atlantiques), de Pézenas (Hérault) ou de Puget‑Théniers (Alpes‑Maritimes). Rappelons que la vidéo qui a fait connaître L214 au grand public en octobre 2015 concernait l’abattoir d’Alès et que l’abattage rituel représentait alors 50% des activités de cet abattoir.
Il en est de même pour les individus et les groupes plus radicaux, dont certains ont pu également s’attaquer à des boucheries halal dans la période récente. En 2018, selon nos sources, il y a eu au moins trois cas de boucheries halal qui ont fait l’objet d’actes de vandalisme de la part d’animalistes radicaux. Ces faits se sont produits notamment en banlieue parisienne. En revanche, les boucheries casher n’ont pas fait l’objet de tels actes de la part de défenseurs radicaux de la cause animale.
En France, l’antispécisme est aussi un courant intellectuel dont les principaux représentants se retrouvent dans la revue théorique Les Cahiers antispécistes. On y trouve par exemple le philosophe Renan Larue ou le journaliste Aymeric Caron.
Le pôle de la libération animale : l’armée des 12 singes
Le film de Terry Gilliam, L’Armée des 12 Singes, sorti en 1995, met en scène une organisation terroriste de défense des animaux sur un modèle inspiré de l’Animal Liberation Front.
Le dernier pôle des animalistes radicaux est constitué par des activistes qui peuvent être végans et antispécistes mais surtout dont l’objectif principal est non pas de prôner un principe général de libération animale, mais de libérer de façon concrète des animaux, et même quelquefois de procéder à des sabotages économiques au terme d’actions directes, donc la plupart du temps illégales, menées dans une optique souvent anarchiste et anticapitaliste. Nous examinerons le sujet un peu plus loin.
Les mouvements radicaux
Peter Singer, auteur du célèbre ouvrage intitulé La Libération animale, a consacré un ouvrage à Henry Spira et à ses méthodes d’action qui ont eu beaucoup d’influence sur la défense de la cause animale (Théorie du tube de Comment changer le monde selon Henry Spira, Goutte d’or, 2018).
Trois types de mouvements peuvent être identifiés au sein de la nébuleuse animaliste radicale : les organisations économiques véganes ; les associations d’information et de sensibilisation ; et les groupes de « libération animale ». Il est intéressant de souligner l’influence déterminante des mouvements étrangers ou internationaux sur l’animalisme radical en France. Les principaux groupes sont, en effet, des antennes françaises d’organisations ou de collectifs internationaux : PETA France, 269 Life France et 269 Libération animale, branches françaises de 269 Life, activistes français se revendiquant de l’ALF, etc. C’est également le cas en ce qui concerne les modes opératoires : L214 dit s’inspirer, par exemple, du militant animaliste américain Henry Spira (1927‑1998)40 et tend à reproduire les méthodes de communication ou de financement de la PETA. L214 a notamment bénéficié d’un financement assez élevé de la part de la fondation américaine, Open Philanthropy. On peut supposer également que des actions ont été directement perpétrées par des activistes étrangers, de l’action visant Ciba Vision en 2007 jusqu’aux activistes de l’ALF ayant ciblé le McDonald’s près de la gare d’Austerlitz à Paris, le 1er mai 2018.
Les organisations économiques véganes
- Vegan France, « Commerce–Services–Artisanat–Industrie-Agriculture », d.
Par exemple, ces propos lus sur le site de La Terre d’abord ! : « Nous ne voulons pas d’un capitalisme vegan ou respectueux des animaux alors qu’il continue d’exploiter d’autres espèces »
Figurent en premier lieu au sein de la mouvance animaliste radicale les organisations économiques véganes autour d’une véritable filière composée d’associations professionnelles faisant la promotion des modes de production végans, des enseignes de distribution en ligne ou physiques (Un Monde Vegan, La Vegan Factory…), des marques véganes, notamment alimentaires ou cosmétiques, des restaurants ou encore des magazines végans. L’acteur le plus important en la matière est sans aucun doute l’association Vegan France qui se présente comme une « association française pour le développement économique et la promotion des alternatives véganes » dans le commerce, les services, l’artisanat, l’industrie et l’agriculture41. Elle permet aux végans d’obtenir des informations sur les guides, les commerces, les services et les sites consacrés au véganisme.
Les groupes animalistes les plus radicaux, qui sont dans une optique de libération animale et anticapitaliste, tendent souvent à dénoncer ce qu’ils appellent à ce propos un « végan Business » ou un « capitalisme végan42 ».
Les associations d’information et de sensibilisation à la cause animale
« L214 : une association de protection animale », 1214.com
Ibid.
Nicolas Vanderbiest et Amaury Bessard, « L214. Les ingrédients d’une communication explosive », Saper Vedere/ Shan, avril 2018, p. 7.
Page de présentation (« Qui suis-je ? ») sur le site du mouvement 269 Life France.
Ibid.
Ibid.
Page de présentation (« Qui sommes-nous ? ») sur le site du mouvement Vegan Impact.
Page de présentation (« Qui sommes-nous ? ») sur le site de l’Association pour la libération animale (Alarm)
Ces associations, tant à l’échelle nationale que locale, sont dans une logique plus militante et protestataire que les acteurs économiques végans (les uns peuvent être néanmoins liés aux autres).
L214
Cette association est désormais la plus médiatisée et la plus connue du grand public. Elle a été créée en 2008 et se définit comme « une association loi de 1908 tournée vers les animaux utilisés dans la production alimentaire (viande, lait, œufs, poisson), et révélant leurs conditions d’élevage, de transport, de pêche et d’abattage43 ». L’association s’est donnée les objectifs suivants :
« Rendre compte de la réalité des pratiques les plus répandues, les faire évoluer ou disparaître par des campagnes d’information et de sensibilisation. Repérer et tenter de faire sanctionner les pratiques illégales par des actions en justice ; démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux (terrestres ou aquatiques) et proposer des alternatives ; nourrir le débat public sur la condition animale, soulever la question du spécisme, revendiquer l’arrêt de la consommation des animaux et des autres pratiques qui leur nuisent44. » Elle tire son nom de l’article L214‑1 du code rural et de la pêche maritime dans lequel l’animal est défini pour la première fois, en 2008, comme un « être sensible » et devant être « placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce45 ».
L’association s’est fait connaître par la diffusion de vidéos chocs, filmées pour elle ou par elle‑même en caméra cachée dans des abattoirs, des élevages en batteries ou d’autres lieux, avec souvent le commentaire d’une personnalité ou d’une vedette, à l’instar de Sophie Marceau, en mai 2018. La première vidéo de L214 ayant fait l’objet d’une forte médiatisation a été mise en ligne le 14 octobre 2015. Elle avait été tournée à l’intérieur de l’abattoir municipal de la ville d’Alès, dans le Gard, et a été vue près de deux millions de fois. Suite à sa diffusion, une commission d’enquête parlementaire a d’ailleurs été créée et, un peu partout sur le territoire français, les abattoirs ont été davantage contrôlés. Selon deux spécialistes, le succès de la communication de L214 s’explique par trois éléments spécifiques : « La production de contenus à fort impact émotionnel accompagnés de contenus rationnels rassemblés au sein d’une plateforme digitale dédiée à chaque campagne […], l’utilisation d’un pool de porte‑parole et d’ambassadeurs toujours plus important et diversifié [et] l’excellente négociation des exclusivités médiatiques lors du lancement de ses campagnes avec Le Monde et Le Parisien notamment pour la presse écrite et des supports audiovisuels/vidéos complémentaires46. »
L’association L214 présente enfin deux particularités : elle mène, non sans générer des polémiques, des actions éducatives en faisant des interventions auprès des élèves ou en diffusant un magazine dans les établissements scolaires, et elle dispose également, semble‑t‑il, d’importantes ressources financières et humaines en comparaison avec d’autres associations de ce type.
269 Life France
Cette association est moins connue du grand public que L214. Il s’agit de la branche française du collectif mondial 269 Life, qui était israélien à l’origine. Il existe une seconde branche française avec une organisation plus radicale appelée 269 Life Libération (voir infra) mais complètement indépendante de 269 Life France. Le « 269 » de son nom fait référence au matricule d’un veau sauvé de l’abattoir. Le collectif français a été créé en décembre 2012, soit quelques semaines à peine après la naissance du collectif mondial. Il s’est transformé en association en 2015.
L’association dit militer pour « la reconnaissance des intérêts fondamentaux de tous les êtres sensibles, sans discrimination arbitraire47 ». À la différence de L214, 269 Life France est une association généraliste qui mène des campagnes sur les différentes thématiques d’intervention des associations de protection animale : utilisation des animaux dans l’alimentation, la mode, les loisirs et l’expérimentation scientifique. Elle se définit avant tout comme antispéciste. L’association parle explicitement de son « combat contre le spécisme » et estime que « le rejet de la discrimination par l’espèce (spécisme) est un impératif, au même titre que le rejet du racisme ou du sexisme48 ». Elle revendique également le véganisme – « le respect de l’animal s’incarne dans la volonté de construire une société végane, notamment débarrassée de l’industrie du meurtre prémédité et du commerce d’organes49 » –, tout en se montrant critique vis‑à‑vis de certaines approches militantes végans – « la libération animale, entendue comme la reconnaissance éthico‑juridico‑politique de tous les êtres sensibles, ne peut se contenter d’un mouvement d’éducation populaire au véganisme (cf. l’abolitionnisme du philosophe Gary Francione)50 ». En revanche, 269 Life France affirme s’en tenir à une action d’information et de sensibilisation plutôt qu’à des actions plus radicales de libération animale, tout en ne les excluant pas, le cas échéant : « Nous n’avons pas pour vocation principale de sauver directement les autres animaux mais de communiquer auprès du grand public et des médias, pour promouvoir le véganisme qui est pour nous la seule solution pérenne à l’exploitation des sans voix51. »
On peut mentionner d’autres associations radicales d’information et de sensibilisation, comme PETA France ; Vegan Impact, une association « dont l’objet est de promouvoir le mode de vie vegan, en menant des actions d’information et de sensibilisation » et qui encourage « le grand public à se tourner vers un mode de vie vegan, dans tous ses aspects52 » ; l’Association pour la libération animale (Alarm), qui vise à promouvoir « l’abolition totale et définitive de toutes formes d’exploitation animale (tant pour le non humain que pour l’humain.e)53 » ; ou encore le site vegan.fr, qui s’inspire des idées du philosophe abolitionniste américain Gary Francione. Il existe également des associations de ce type à l’échelle locale.
Les groupes de « libération animale »
« Présentation de l’association » sur le site de 269 Libération animale.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Voir Pascal Coussy, « Le point sur l’incendie de la “ferme des 1 000 veaux ” en Creuse », 10 février 2017, fr.
Le 26 octobre 2009, un communiqué des Furieuses Carottes indiquait : « Nous lutterons pour le véganisme, la libération animale, TOUJOURS antifascistes, antisexistes, contre l’état [sic] et le capitalisme ».
Certains spécialistes estiment que ces groupes n’ont pas d’existence réelle. Il s’agirait en fait d’activistes qui utilisent ces « signatures » lors de revendications d’actions dérogeant aux « règles de conduite » de l’ALF.
Page de présentation (« Qui sommes-nous ? ») sur le site des Panthères enragées
« Stop spécisme mais pas que… », indymedia.org, 4 octobre 2018.
Ibid.
Sur les liens, par exemple, entre le véganisme et les groupes néonazis, voir Claire Levenson, « Pourquoi être vegan est tendance chez les néonazis », fr, 28 octobre 2017.
On l’a vu, les premiers mouvements de libération animale ont été créés en Grande‑Bretagne au début des années 1970, autour de l’ALF. Ils se sont ensuite propagés et développés dans de nombreux autres pays. Ils n’émergent véritablement en France que depuis un peu plus d’une dizaine d’années, avec des actions qui sont sans commune mesure avec ce que l’on a pu observer outre‑Manche et outre‑Atlantique durant certaines périodes, tant en nombre qu’en gravité. Trois types de « libérateurs » peuvent être identifiés en fonction du degré de radicalité et donc d’illégalité, de clandestinité et de violence de leurs actions.
Le premier type correspond aux groupes qui recourent à des actions directes de désobéissance civile, par exemple sous la forme d’intrusions illégales dans des abattoirs. C’est notamment le cas de 269 Libération animale (complètement indépendante de 269 Life France, comme nous l’avons déjà signalé), qui se présente comme « une association antispéciste française créée en 2016 et basée à Lyon » et qui « lutte pour la libération animale à travers un activisme offensif reposant sur l’usage de l’action directe et de la désobéissance civile54 ». Leur programme est présenté comme suit : « C’est d’actions toujours plus concrètes dont ceux‑ci [les autres animaux] ont besoin pour leur libération. […] Ce n’est pas dans l’idée d’une transition douce que nous nous inscrivons mais dans celle d’un véritable affrontement propice à la mobilisation d’un débat public de fond. La rue n’est plus suffisante, c’est en nous rendant dans les lieux où se déroulent et se décident ce massacre que nous serons en mesure de l’enrayer et d’y mettre un terme55. » Ses fondateurs, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik, ont d’ailleurs été condamnés en octobre 2017 par le tribunal de grande instance de Chalon‑sur‑Saône pour violation de domicile et dégradations commises en réunion suite à une action commando perpétrée au mois de juin contre l’abattoir Bigard, à Cuiseaux (Saône‑et‑Loire). Avec une soixantaine de militants, ils s’étaient alors introduits dans l’abattoir et enchaînés avec des cadenas dans le couloir qui mène les animaux à la zone d’étourdissement.
269 Libération animale critique également « l’usage aujourd’hui fait du véganisme dans nos discours comme profondément individualisant et dépolitisant56 ». La vision défendue par l’association appelle en conséquence une profonde mutation politique et/ou du système économique : « Un tel changement de société nous apparaît indissociable d’un bouleversement politique profond. Nos institutions cautionnent, défendent et propagent l’injustice contre laquelle nous luttons, et c’est par elles qu’un véritable changement massif des habitudes et des comportements pourra s’effectuer57. »
Le deuxième type de « libérateurs » regroupe ceux qui recourent à des actions violentes visant les biens et les propriétés de leur cible, notamment dans une logique de sabotage économique, ou « écotage ». Ils se situent donc la plupart du temps dans une logique anarchiste et anticapitaliste. De ce point de vue, le modèle pour ces activistes est bien évidemment celui de l’ALF (le A cerclé du sigle de l’ALF montre d’ailleurs bien la référence anarchiste du groupe).
Le précurseur en la matière est le groupe britannique Band of Mercy, à l’origine des premières actions de sabotage, notamment de voitures de chasseurs. En 1973, ce groupe a été à l’origine de l’incendie d’un laboratoire de tests sur les animaux en construction et, l’année suivante, d’un incendie visant deux navires utilisés pour la chasse aux phoques. Deux de ses créateurs, Ronnie Lee et Cliff Goodman, ont été arrêtés et incarcérés en 1974. À sa sortie de prison, Ronnie Lee a reformé Band of Mercy, devenu l’ALF. Les actions de l’ALF, qui ne sont pas centralisées (« Tout groupe de personnes végétariennes ou végans qui effectue des actions en accord avec les règles de conduite établies par l’ALF a le droit de se revendiquer comme partie intégrante de l’ALF »), reposent sur les cinq « règles de conduite » suivantes : « 1. Devoir libérer les animaux de tous les lieux où ils sont victimes d’abus. […] 2. Devoir infliger des dommages financiers à ceux qui profitent de la misère et de l’exploitation des animaux. 3. Devoir révéler l’horreur et les atrocités commises envers les animaux derrière des portes fermées, via des actions directes non violentes et des libérations d’animaux. 4. Devoir prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas blesser d’animaux, humains ou non‑humains. 5.Devoir analyser les conséquences de toutes les actions proposées, et ne jamais faire de généralisations lorsqu’une information spécifique est disponible58. » L’ALF procède donc à des actions directes illégales de sauvetage et de libération d’animaux dans des laboratoires ou des élevages et à des actions d’autre nature (sabotage, harcèlement), tout en excluant le recours à la violence visant volontairement les humains.
À son apogée dans les années 1980, l’ALF commettait plusieurs dizaines d’actions par jour en Angleterre. C’est bien évidemment loin d’être le cas des activistes français se revendiquant de l’ALF. En dehors des quelques actions spectaculaires en 2007‑2008, l’activisme des animalistes de l’ALF et d’autres mouvements équivalents apparaît relativement limité en France. Ils s’en tiennent généralement à du vandalisme (blocages de serrures à la glu, destruction de vitrines ou de panneaux publicitaires, inscriptions sur les murs ou les vitrines…), à des libérations d’animaux, mais ils peuvent recourir aussi à des actions plus radicales comme des « visites à domicile » ou des incendies volontaires de véhicules ou de bâtiments (comme en décembre 2016 au sein de la « ferme des 1.000 veaux », dans la Creuse59 ). Leurs cibles principales sont les magasins de fourrure, les activités en lien avec la corrida, la chasse, le foie gras, les abattoirs, les cirques et tout ce qui a trait à l’expérimentation animale. Il est à noter que, le 1er mai 2018, lors des manifestations violentes près de la gare d’Austerlitz à Paris visant notamment un restaurant McDonald’s, on pouvait y voir inscrit un sigle de l’ALF. Le groupuscule des Furieuses Carottes, actif entre 2007 et 2009, peut également être classé dans cette catégorie60, tout comme les individus qui s’en sont pris aux vitrines de boucheries, de fromageries ou de poissonneries en 2017‑2018.
Enfin, le troisième type de « libérateurs » est composé de ceux qui recourent à des actions violentes visant les biens et même quelquefois les personnes. C’est le cas des groupes britanniques Animal Rights Militia ou Justice Department61. A priori, en France, aucun groupe ou activiste ne s’inscrit explicitement dans cette logique.
Il convient de noter que les actions radicales ne sont pas uniquement le fait d’organisations animalistes. On peut remarquer, depuis quelques années, que des groupes non animalistes à la base tendent à s’intéresser eux aussi à la cause animale. C’est, semble‑t‑il, le cas de certains groupes et individus de l’ultragauche, à l’instar par exemple des Panthères enragées, qui s’affichent comme des antispécistes antifascistes et qui établissent un parallèle entre la lutte des classes et la libération animale62. Il semble en être de même de ceux qui sont à l’origine de la destruction d’une partie de l’abattoir d’Hottones, dans l’Ain, en septembre 2018, du moins si l’on en croit le texte de revendication mis en ligne sur des sites spécialisés dans lequel ils disent « replacer l’antispécisme dans une optique de conflictualité permanente avec toutes les autorités63 ». Cette revendication a d’ailleurs fait l’objet d’un commentaire très acerbe de la part d’un militant antispéciste qui estime que « ce n’est pas de l’antispécisme !64 ».
Des groupes d’extrême droite (Cause animale Nord) ou rattachés à l’ultradroite (Section Défense animale, associée au groupe Troisième voie à laquelle appartenait Esteban Morillo accusé d’être à l’origine du décès du militant d’extrême gauche Clément Méric lors d’une rixe en 2013) peuvent également reprendre à leur compte la thématique de la défense des animaux65.
Loin d’être tous végans
Sommes‑nous tous appelés à devenir tôt ou tard végans, pour le bienfait des animaux, de la planète et de notre propre santé ? Selon le philosophe Renan Larue (« Je crois sincèrement que, dans quelques décennies, nous regarderons l’élevage, la pêche, les zoos et les centres d’expérimentation animale comme des abominations, des vestiges d’un monde heureusement révolu66 ») ou encore certains militants de L214 (« Les métiers d’éleveur et de boucher doivent disparaître. On doit évoluer. Avant, les enfants allaient à la mine. Aujourd’hui, on trouve ça inconcevable. Plus tard, on pensera la même chose de ces métiers, qui sont légaux mais ne sont pas acceptables67 »), cela semble en tout cas être le sens de l’histoire.
Des végans impopulaires en France
Plusieurs ouvrages critiquant les végans, le véganisme et l’antispécisme ont été publiés ces dernières années en France par des auteurs venant d’horizons différents. On peut mentionner à ce propos Trois utopies contemporaines (Fayard, 2017) du philosophe Francis Wolff ; L’animalisme est un anti-humanisme (CNRS Editions, 2018) de l’ethnologue et anthropologue Jean-Pierre Digard ; La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort (Grasset, 2018) du philosophe Jean-François Braunstein ou encore Lettre ouverte aux mangeurs de viande qui souhaitent le rester sans culpabiliser (Larousse, 2019) du politologue et principal promoteur de la décroissance en France Paul Ariès.
Observatoire société et consommation (ObSoCo), « L’Observatoire des éthiques alimentaires. Explorer les nouveaux moteurs de transformation du rapport à l’alimentation », 1re vague, septembre 2017.
Éric Birlouez, cité in Emmanuelle Ducrot et Irène Inchauspé, « Bienvenue au Véganistan ! », L’Opinion, 5 juillet 2018,p.1.
Pourtant, en France, on semble en être loin pour le moment 68. En effet, même s’il est très difficile d’évaluer le nombre de végans et, a fortiori, d’antispécistes, on peut néanmoins estimer qu’ils sont ultraminoritaires, même si leur nombre semble être croissant depuis quelques années. Dans une enquête réalisée en mai‑juin 2017, 0,4% des personnes sondées se disaient véganes69. Le sociologue de l’alimentation Éric Birlouez estime, quant à lui, que la part des végans en France se situe entre 0,25 et 0,5% de la population70. En outre, des enquêtes d’opinion montrent que, pour une grande majorité des personnes interrogées, les végans sont plutôt impopulaires. Dans une enquête encore non publiée, réalisée en juillet 2018 par Ipsos pour la FNSEA Grand Bassin Parisien, 80% des personnes interrogées disaient ne pas faire confiance aux militants végans pour s’informer sur les agriculteurs et leurs activités, et 48% ne leur faisaient même « pas du tout confiance ».
On retrouve une même vision critique des végans dans une autre enquête, non publiée elle aussi, réalisée cette fois en septembre 2018 par l’institut CSA pour l’agence de relations publiques Forum Homme/Animaux & Société : 69% des Français sondés disent ne pas être d’accord avec les principes que défendent les associations véganes, 59% d’entre eux considèrent que les médias accordent trop d’audience aux actions militantes véganes, 58% estiment que les associations véganes détournent en partie l’attention des politiques des problèmes importants et quotidiens des Français et 69% ne font pas confiance aux informations diffusées par les associations militantes véganes. Les principales critiques et revendications des mouvements végans sont tout autant rejetées de façon massive, ainsi que leurs modes opératoires : 85% des personnes interrogées s’opposent à l’interdiction de l’élevage des animaux, 59% sont plutôt d’accord avec l’expérimentation sur les animaux, et 85% répondent par la négative lorsqu’on leur demande si les associations véganes pourraient les convaincre de ne plus consommer des produits issus de la production animale. Enfin, une large majorité n’est pas d’accord avec l’idée que les objectifs de ces associations justifient les enquêtes intrusives (68%) et le non‑respect des lois (85%).
Une influence pourtant loin d’être négligeable
« Le mouvement écologiste devrait se considérer comme une minorité », interview de Serge Moscovici réalisée par Stéphane Lavignotte, EcoRev’, n° 1, mai 2000.
Voir Xie et al., « Social consensus through the influence of committed minorities », Physical Review E, vol. 84, n° 1, juillet 2011.
Cité in « Minority Rules: Scientists Discover Tipping Point for the Spread of Ideas », rpi.edu, 26 juillet 2011, traduction de l’auteur.
Cité in Cécile Prudhomme, « Hyperconsommateurs, amateurs de fast-foods et de bio… portrait robot des jeunes bobos urbains », fr, 4 décembre 2018.
Ibid.
Voir Gabriel Tavoularis et Éléna Sauvage, « Les nouvelles générations transforment la consommation de viande », Consommation et Modes de vie, nº 300, septembre 2018, 3.
Ibid. p.1-2.
« Tous omnivores ! », résultats de l’étude Ipsos « « Les Français et la consommation de viande », communiqué de presse, Interbev, novembre 2017, p. 4.
La « part de voix » des végans dans l’espace public (médias, édition, réseaux sociaux) apparaît donc sans commune mesure avec leur poids réel dans la société française. Ceci est lié à la fois à la nature de la communication des animalistes radicaux et à l’évolution du « marché de l’information » comme cela a été bien décrit par les chercheurs Gérald Bronner et Étienne Klein :
« Ceux qui règnent sur ce marché sont ceux qui ont le plus de temps à occuper l’“espace” de parole, c’est‑à‑dire ceux qui sont les plus motivés. Or, sur toute une série de sujets, les plus motivés sont les plus engagés, voire les plus “croyants”. Pour cette raison, ils parviennent à instaurer, sur les forums ou dans le classement Google, une sorte d’illusion de majorité qui peut affecter le jugement de nos concitoyens les plus indécis ou bien qui n’ont pas le temps de défaire des arguments qui sont, par ailleurs, en apparence convaincants71. »
Les animalistes radicaux sont également l’incarnation par excellence de ce que le psychologue social Serge Moscovici appelait une « minorité active ». Selon lui, une minorité consistante, c’est‑à‑dire qui ne change pas de position dans le temps, peut être aussi influente qu’une majorité inconsistante. Il rappelle d’ailleurs à ce propos que « la plupart des changements sociaux sont l’œuvre de minorités72 ». Aux États‑Unis, des chercheurs du Rensselaer Polytechnic Institute ont tenté d’évaluer à partir de quel seuil une croyance jusqu’alors minoritaire pouvait se transformer en une croyance susceptible de devenir rapidement majoritaire. Ils ont évalué ce point de basculement à 10%73. Cela signifie qu’à partir du moment où au moins 10% de la population a une croyance inconditionnelle, celle‑ci sera systématiquement adoptée par la majorité de la société. D’après Bolesław Szymański, le directeur du Social Cognitive Networks Academic Research Center (SCNARC), « quand le nombre de détenteurs d’opinion est inférieur à 10%, on n’observe pas de progrès visibles dans la propagation des idées. Une fois que ce nombre atteint 10%, l’idée se répand comme une traînée de poudre et elle devient rapidement majoritaire74 ». On en est encore loin en ce qui concerne les végans, mais ceux‑ci n’en ont pas moins un impact loin d’être négligeable sur une partie de la société française.
L’enquête CSA pour Forum Homme/Animaux & Société, dont nous avons déjà parlé plus haut, permet ainsi d’identifier trois cercles d’influence du véganisme en France. Le premier cercle semble correspondre à un « noyau dur » et aux végétariens. Ce sont les 3% qui se disent tout à fait favorables à la fin de l’élevage ou qui disent qu’ils pourraient être tout à fait convaincus par les associations véganes de ne plus consommer de produits issus de la production animale, ou encore les 5% qui sont tout à fait d’accord avec les principes que défendent les associations véganes ou qui font tout à fait confiance aux informations diffusées par celles‑ci sur la condition animale.
Le deuxième cercle est sans doute celui des sympathisants végans. Ils semblent être de l’ordre de 15%. Cela correspond aux 15% des Français sondés qui se montrent favorables à l’interdiction de l’élevage des animaux, qui affirment que les associations véganes pourraient les convaincre de ne plus consommer de produits issus de la production animale ou qui estiment que le non‑respect de la loi par les associations véganes peut se justifier. De même, 11% d’entre eux disent qu’ils sont tout à fait prêts à remplacer toutes les protéines animales par des protéines végétales dans leur alimentation. Cela signifie, par conséquent, qu’il y a un peu plus de 10% de la population qui se montre très sensible à l’argumentaire des associations militantes véganes et qui est susceptible de basculer dans un véganisme actif.
Enfin, le troisième cercle est celui des Français qui se disent intéressés par le discours des associations véganes. Quelque 31% des personnes interrogées sont ainsi d’accord avec les principes que défendent les associations véganes et font confiance aux informations diffusées par celles‑ci sur la condition animale, tandis que 32% d’entre elles estiment que les enquêtes intrusives des associations véganes sont justifiées et que 36% disent qu’elles sont prêtes à remplacer toutes les protéines animales par des protéines végétales dans leur alimentation. Cet intérêt semble être particulièrement vif chez les jeunes. Dans cette même enquête, 48% des 18‑24 ans font confiance aux associations véganes, contre une moyenne nationale de 31%.
Pour une partie des jeunes, le véganisme semble avoir trois attraits. Le premier est sans aucun doute de leur permettre d’avoir un cadre dans un monde largement déstructuré, a fortiori un cadre fondé sur des principes éthiques. Le deuxième est la défense de victimes innocentes et le sentiment de contribuer par là même à l’amélioration du sort des animaux et, au‑delà, de la planète. Le troisième réside dans la tentation de rompre avec un « système d’exploitation », en l’occurrence des animaux, et de dépendance économique vis‑à‑vis de l’exploitation des animaux, à l’instar de la dépendance vis‑à‑vis du pétrole. Le véganisme apparaît de ce point de vue un peu comme le pendant des villes, villages et quartiers en transition dans lesquels les habitants cherchent à mettre en place, ici et maintenant, dans un espace spécifique, un monde décarboné. Les végans cherchent, de leur côté, à privilégier dans leur propre vie un monde que l’on pourrait qualifier de « désanimalisé ».
On peut néanmoins remarquer que ce mode de vie très contraignant paraît être tout de même largement incompatible avec un air du temps où la fuite des contraintes semble être de rigueur. Le spécialiste de la consommation Philippe Moati, par exemple, expliquait récemment, à propos de la consommation des jeunes cadres citadins, les fameux « bobos » : « C’est l’économie de la flemme, le confort, la fuite devant la contrainte75. » Il remarquait que ceux‑ci sont très peu nombreux à suivre un régime végétarien ou végétalien car « être vegan, cela impose des contraintes76 ». Cela signifie qu’il y a sans aucun doute une sensibilité pour la cause animale et pour le discours végan chez les jeunes, mais sans conduire pour autant à un passage massif vers un véganisme actif. Une étude récente montre d’ailleurs que les 18‑24 ans sont les plus gros consommateurs de produits carnés77. Les jeunes sont donc à la fois les plus sensibles au discours végan et les plus gros consommateurs de viande.
Qu’on le déplore ou non, les mouvements animalistes radicaux n’en sont pas moins en train de réussir leur pari qui est de transformer la question animale (corrida, cirques, viande, foie gras, etc.) en controverses, voire en un problème public dans un contexte où le terrain au sein de l’opinion publique en France apparaît plutôt favorable compte tenu de la sensibilité, semble‑t‑il de plus en plus grande, des Français vis‑à‑vis du bien‑être animal et de leurs préoccupations croissantes relatives aux conditions de production de la viande (impact sur le bien‑être animal, sur l’environnement et le changement climatique) et à l’impact de sa consommation sur leur santé. On peut en effet remarquer que la consommation de viande en France, en particulier de viandes bovine et ovine, de volaille ou de charcuterie, a baissé ces dernières années (elle aurait diminué de 12% entre 2007 et 201778). Cette évolution concerne les Français de tous les âges et de toutes les catégories sociales. Néanmoins, d’après cette même étude, la viande conserve une excellente image. En outre, dans une étude de 2017, « 63% des Français estiment qu’on fait de plus en plus la morale sur la façon dont il faut se nourrir et en ont assez qu’on leur dise ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire79 ». Finalement, il n’est pas sûr qu’on devienne tous végans dans les années à venir…
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