Introduction
Un contexte de sécularisation déroutant pour l’Eglise catholique
Aux origines de la réflexion catholique sur la liberté religieuse
La question de la « conscience erronée »
Les fondements de la liberté religieuse dans le document conciliaire
Les termes de l’alternative
Une vision historique
Des sources scripturaires ?
Articuler fondement scripturaire et fondement rationnel
Favoriser la compréhension de la liberté religieuse par les non-croyants
La liberté religieuse individuelle et collective
Les limites de la liberté religieuse
Quelques perspectives ouvertes par la déclaration conciliaire
Acceptation du pluralisme
Le contenu éthique de l’État
Vers la mondialisation
La liberté religieuse dans l’actualité
Benoît XVI actualise la Déclaration conciliaire
Un message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2011
La liberté de religion selon l’ union européenne.
Des crucifix dans les classes italiennes
Conclusion
Introduction
déclaration des droits de l’homme et du citoyen, voir le texte consolidé.
loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, Journal officiel de la République française (JORF), 11 décembre 1905, 7205.
Dignitatis humanae, déclaration sur la liberté religieuse, Rome, 1965 publiée dans Actae Apostolicae Sedis (aaS), 58, 1966. Texte français officiel.
La notion même de liberté religieuse comme droit civil ou garanti par la Constitution d’un État à tous les citoyens sans distinction de religion, de race ou de culture, est historiquement assez récente, car elle présuppose une configuration politique, philosophique et religieuse précise. Même si, à de nombreuses reprises dans l’histoire, des religions distinctes ont pu se côtoyer au sein de différentes formes d’organisation politique, cette possibilité de coexistence était jusqu’alors une sorte de tolérance ou bien encore une faveur accordée durant quelque temps et toujours réversible. Et même dans des systèmes où le droit garantissait, sous certaines condi- tions, l’exercice de la liberté de culte (par exemple, le droit musulman classique régissant la présence de communautés chrétiennes ou juives dans les pays à majorité musulmane), ces conditions mêmes pénalisaient de fait les religions minoritaires tolérées et leurs fidèles.
On sait que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 17891, dans son article premier, énonce que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression sont des droits humains imprescriptibles ; en vertu de quoi l’article 10 expose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». Suit immédiatement l’article 11, selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».
Il s’agit là d’un droit encore minimal, et concédé comme à regret dans sa formulation même. Cela correspond à l’état d’esprit révolutionnaire de la France de 1789, dont l’ambition est bien de dégager la société du poids jugé oppressant de la religion et de l’influence du clergé. Ces deux simples phrases contiennent déjà cependant des éléments que l’on retrou- vera à chaque réélaboration de la notion de liberté religieuse : la liberté de religion est englobée dans la liberté d’opinion. Elle comporte un aspect de manifestation extérieure et ne concerne donc pas uniquement la sphère privée. Elle trouve sa limite dans le respect de l’ordre public tel que décrété par une société donnée via les lois et la jurisprudence qu’elle se donne. La liberté d’opinion et de religion inclut et trouve sa juste mesure en syntonie avec la liberté d’expression.
Des déclarations de droits contemporaines de ce premier texte seront plus explicites sur certains points, tel le premier amendement de la Constitution des États-Unis (1791) qui dispose que « le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs2 ». En France, il faudra attendre la loi de séparation des Églises et de l’État de 19053, élément clé de la laïcité française, pour voir introduite la notion de culte. Si la République y assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, sauf restrictions dans l’intérêt de l’ordre public, le climat de polarisation entre cléricaux et anticléricaux dans lequel ce texte a été voté n’a guère permis de le comprendre comme soutenant la liberté religieuse. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la conscience était aiguë que les conflits armés pouvaient trouver leur source dans l’injustice et le déni de droits. Avec la création de l’Organisation des Nations Unies, la com- munauté internationale s’engagea à ne plus jamais laisser se produire les atrocités qu’on venait de connaître. Un projet de charte internationale des droits de l’homme, comprenant le droit à la liberté religieuse, fut mis en chantier dès 1947 par les 18 membres de la Commission des droits de l’homme. La rédaction finale en fut confiée à René Cassin, avant que le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme soit adopté le 10 décembre 1948 par l’assemblée générale de l’ONU4.
C’est en son article 18 que la question qui nous occupe est évoquée en ces termes : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Comme dans les décla- rations de droits déjà citées, la liberté d’opinion et d’expression fait l’objet de l’article immédiatement consécutif, ainsi que la liberté de réunion et d’association. Quant à l’article 26, il garantit aux « parents, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants ».
Les fondements théoriques, juridiques de la reconnaissance interna- tionale de la liberté religieuse comme un droit pour tout homme étaient désormais en place. L’enjeu principal tendait alors – et c’est là que le véritable défi commence – à faire reconnaître ce droit dans les sociétés.
Nous nous attacherons d’abord au document central sur cette ques- tion qu’a été Dignitatis humanae5 (DH). Promulguée en décembre 1965 dans le cadre du concile Vatican II, cette Déclaration sur la liberté reli- gieuse est un texte majeur qui se situe à l’intersection d’une vision rénovée des désirs des croyants, des droits de tout homme et des garanties que doit leur procurer une démocratie moderne. Jusqu’ici, ce document a surtout été étudié par des théologiens, mais trop peu par des spécialistes des sciences sociales. C’est pourquoi nous tenterons de l’analyser ici avec toute l’ampleur qu’il mérite.
L’examen détaillé de ce texte et un aperçu de son archéologie per- mettront d’ailleurs de vérifier comment l’histoire à la fois conditionne et intègre des perceptions qui seraient restées lettre morte si elles n’avaient été vivifiées par une tradition, par une une vision plus large et plus incarnée.
Nous poursuivrons en analysant brièvement quelques évolutions et textes récents ayant trait aux développements contemporains de la liberté religieuse. Nous essayerons, enfin, d’en déduire quelques orien- tations, pour le traitement actuel de cette question, discutée et vécue aujourd’hui dans un contexte très différent de celui de ses premières élaborations.
Un contexte de sécularisation déroutant pour l’Eglise catholique
Depuis 1789, en France – puis dans l’ensemble du monde occidental, selon des modalités parfois fort diverses –, la société séculière et l’Église ont cheminé dans des sens opposés. L’idéologie laïque dont la déclaration première est le fruit partait de l’individu et de ses droits, de l’autonomie de chaque sujet raisonnable. L’Homo politicus était un être abstrait, interchangeable, baptisé citoyen. Sur le plan de l’économie libérale régnait la même abstraction, prétendument scientifique ; on parlait de l’Homo œconomicus, de l’homme cherchant toujours et par- tout son propre intérêt, la somme de ces tendances individuelles devant constituer nécessairement l’intérêt général, selon une « loi naturelle ». L’entre-deux-guerres fut marqué par la crise économique et politique de ces modèles démocratiques, incapables de faire vivre ensemble des unités atomisées à l’extrême. Le risque fut grand alors de prendre comme solution de rechange les constructions totalitaires, qu’elles fussent communistes, fascistes ou nazies.
Aux origines de la réflexion catholique sur la liberté religieuse
Voir John Courtney Murray, « Vers une intelligence du développement de la doctrine de l’Église sur la liberté religieuse », in Jérôme Hamer et Yves Congar (dir.), Vatican II. La liberté Déclaration “Dignitatis humanae personae”, Paris, Cerf, 1967, p. 128 sq.
Pour sa part, l’Église, en Europe, commença son évolution mentale par l’autre bout de la chaîne. Puisqu’elle était la première victime de la dislo- cation de la société d’Ancien Régime fondée sur le principe hiérarchique, elle défendit avec vigueur son indépendance, tel un bastion assiégé par toutes les revendications démocratiques. Mais elle le fit souvent avec des armes désuètes, héritées d’une tradition historique du pouvoir personnel. La société politique restait conçue comme une grande famille, objet de la sollicitude paternelle du Prince. Dans cette vision, celui qui exerçait l’autorité suprême se confondait avec la fonction qu’il remplissait, sans la distanciation nécessaire. Et la conception politique sous-jacente, monarchique, était très abrupte, espérant tout des principes et de ce qui descend d’en haut, aux antipodes des théories politiques du siècle6.
Issues du XIXe siècle et consacrées par un usage séculaire, les ter- minologies de « tolérance », de « liberté de conscience », de « liberté des cultes » et de « thèse et hypothèse » peinaient elles aussi à rejoindre les situations réelles vécues sur le terrain. S’accrocher à ces formules ne pouvait qu’entretenir des querelles surannées et enfermer les représen- tants de l’Église catholique dans des impasses théoriques et des échecs pratiques. Il était nécessaire d’inventer pour le long terme des formes de réconciliation entre la société laïque et l’Église catholique.
À la suite de Léon XIII, Pie XI et Pie XII feront faire à l’Église un bout de chemin dans la claire conscience qu’à une époque de totalitarisme renaissant la lumière doit être faite sur le rôle et la dignité éminente de la personne humaine. L’individu a des devoirs, mais aussi des droits, surtout quand sa liberté est en péril à cause des exactions d’un pouvoir qui outrepasse ses droits. En substance, l’État est pour l’homme, et non l’homme pour l’État.
En somme, dans le débat séculaire entre l’individu libre et le pouvoir politique où se joue la question de la liberté religieuse, une interaction des points de vue respectifs s’est développée dans une longue pérégrination. Au terme de ce débat, le bilan était clair : l’Église ne peut se comprendre seule, indépendamment du monde des hommes, de leurs aspirations, du progrès de leur conscience historique. Ce constat a été remarquablement codifié dans la Déclaration sur la liberté religieuse (DH). La réflexion sur la liberté religieuse qu’ont eu à fournir les rédacteurs de ce schéma est solidaire de tout le mouvement historique dont elle est le fruit. Le renou- veau de l’ecclésiologie ira de pair désormais avec un approfondissement des théologies soucieuses de faire droit aux réalités sociopolitiques.
La question de la « conscience erronée »
Un dernier problème restait cependant à résoudre, un problème théologique aux larges implications politiques, sur lequel avait buté toute la réflexion antérieure. Quels sont les droits de la « conscience erronée » ? L’État peut-il permettre la diffusion sociale de l’« erreur (religieuse) » ? La position théologique traditionnelle voyait la tolérance comme un pis- aller ; le gouvernement devait réprimer l’erreur et le mal, là où (et dans la mesure où) cette répression était possible, et la tolérer seulement là où (et dans la mesure où) une telle tolérance apparaissait comme nécessaire. Bref, la tolérance ne devenait obligatoire pour les autorités politiques que quand il n’y avait pas moyen de faire autrement. C’était ce que s’efforçait d’illustrer la théorie célèbre de la thèse et de l’hypothèse, popularisée par une anecdote dans le Paris du XIXe siècle. En thèse, l’Église catholique était en désaccord profond avec les perceptions du judaïsme, et les représentants catholiques ne frayaient donc pas avec les autorités juives. Mais l’hypothèse était que, dans les faits, « le nonce à Paris dîne ce soir avec Monsieur de Rotschild à la nonciature ».
Pie XII ouvrira une première brèche timide dans cette conception en 19537. Jean XXIII, moins doctrinaire, ira plus loin et fera descendre l’« erreur » du ciel des idées jusque dans le monde phénoménal, demandant de « distinguer toujours entre l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses et l’insuffisance des notions concernent la religion et la morale. L’homme égaré dans l’er- reur reste toujours un être humain et conserve sa dignité de personne à laquelle il faut toujours avoir égard. Jamais non plus l’être humain ne perd le pouvoir de se libérer de l’erreur et de s’ouvrir un chemin vers la vérité8 ».
L’erreur en tant que telle n’a pas de droits, mais les consciences erro- nées restent des consciences humaines. Sinon, il s’agirait de la dégrada- tion de la vérité en une vérité politique, selon une identification dommageable. On ne peut à la fois défendre la liberté de l’acte de foi et en même temps avoir une conception restrictive des droits de l’individu. Il n’y a pas deux registres des droits humains9.
Le concile Vatican II, dans la foulée de ces débats, prendra en compte le respect des consciences lorsqu’il déclarera, dès son préambule, que « tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église », et « d’y être fidèles, une fois qu’ils l’ont connue ». Quant à la vérité, « elle ne s’impose que par la force de la vérité qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance » (DH, 1). Désormais, selon une ligne très augustinienne, la vérité n’est plus considérée comme un « en soi », indépendamment des individus qui se mettent en quête d’elle.
Les fondements de la liberté religieuse dans le document conciliaire
Les termes de l’alternative
L’ensemble des éléments précédemment évoqués pose le problème du fondement de la liberté religieuse. Le concile l’a bien évidemment rencontrée sur sa route, selon l’alternative suivante : la liberté religieuse doit-elle être fondée sur la dignité de la personne humaine ou sur la Révélation que Dieu fait à l’homme en Jésus-Christ ? Si l’on insiste sur le premier terme, on semble prendre appui sur une anthropologie courante, née peut-être en terre chrétienne, mais dont les héritiers actuels ne sont pas forcément des chrétiens ; c’est un bien commun, versé au trésor de la civilisation commune, dont il peut être parlé rationnellement.
Si au contraire on insiste sur la Révélation, il faut alors expliquer les impasses de l’histoire et pourquoi on s’est mis à découvrir si tard un enseignement aussi explicite du Christ. On pourrait s’interroger sur le sérieux d’une Église à ce point engluée dans l’opacité des choses et des êtres. Peut-elle encore être un signe de Dieu, la révélation de l’Absolu parmi les hommes ?
Une vision historique
Gaudium et Spes, iV, 44.
Face à une alternative trop frontale, les théologiens rédacteurs du document conciliaire ont privilégié l’histoire, en étudiant aussi l’Église comme une réalité sociétaire intramondaine. Mais c’est une perspective qui ne pouvait voir le jour qu’au réveil du long assoupissement qui a suivi la mort de la chrétienté comme système politico-religieux. Tant que l’Église se comprenait comme un englobant de toutes les réalités du monde, tant qu’était niée l’autonomie véritable de la société séculière, cette conception restait voilée. Il a fallu que l’Église se dépouille d’un certain réflexe de puissance, d’une nostalgie de l’enrôlement des masses, et se comprenne comme de plus en plus « en diaspora », au sens où l’entendait le théologien Karl Rahner. Ainsi décentrée, elle a mieux vu ce qu’elle était devenue par l’« expérience des siècles » et ce qu’elle pouvait apporter au monde.
« De même qu’il importe au monde de reconnaître l’Église comme une réalité sociale de l’histoire et comme son ferment, de même l’Église n’ignore pas tout ce qu’elle a reçu de l’histoire et de l’évolution du genre humain. L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux comprendre l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église10 » : ce texte tiré de Gaudium et Spes éclaire bien une des théologies qui permettent de rendre compte de notre déclaration. Mais ce point de vue a aussi ses inconvénients : s’il est développé de façon exclusive, il risque de ne pas manifester assez la manière dont cette Église d’aujourd’hui, ainsi interpellée par la conscience moderne, est bien l’Église fondée par Jésus-Christ. Son danger est aussi d’accentuer le caractère trop occidental de cette évolution, en donnant comme norme pour l’Église universelle ce qui n’est, après tout, que le résultat d’un débat contradictoire à l’intérieur de la société européenne, conditionné par des coordonnées d’espace et de temps propres à celle-ci. Toute la question est de savoir si le conflit qui s’est ainsi dénoué, et aussi la manière du dénouement, font sens pour des pays et des Églises qui ont connu d’autres évolutions historiques.
Des sources scripturaires ?
Que le projet de déclaration soit si peu appuyé sur la Révélation, sur l’Écriture particulièrement qui en est la mémoire pour les hommes, inquiéta certains pères conciliaires. Mais un des obstacles à un appui plus grand était la position minoritaire, aux origines, d’un christianisme qui avait à se faire une place dans un univers païen. On trouvera donc surtout dans les sources scripturaires une solide démonstration de la liberté de l’acte de foi, des précisions sur la liberté de l’Église, mais rien qui ressemble à une définition du concept de liberté religieuse, en tant que droit civil et social, référé à la garantie juridique accordée par les pouvoirs publics et traduite dans des textes constitutionnels.
En ce sens, l’exemple du Christ et des apôtres, auquel on fait un large recours dans la Déclaration, éclaire moins la liberté religieuse que tout ce qui constitue son environnement : liberté du chrétien, liberté à l’intérieur de l’Église, liberté de la conversion. Il est bien évident que le Christ et les apôtres manifestent une attitude libre et libératrice plutôt qu’une propension à revendiquer des droits et des garanties juridiques.
Articuler fondement scripturaire et fondement rationnel
Le fondement de la liberté religieuse ne peut être trouvé uniquement ni dans la Bible ni dans les requêtes d’une civilisation qui se veut personnaliste, mais bien dans une théologie assez hardie pour mettre en valeur le lien qui unit ces deux sources. C’est pourquoi la Déclaration préfère parler, en premier lieu, de la dignité de la personne humaine, « qui est en notre temps l’objet d’une conscience toujours plus vive ». Puis le concile affirme que cette aspiration est conforme à la vérité et à la justice, ce qui lui permet de scruter la « tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église », « d’où il tire du neuf en constant accord avec le vieux » (DH, 1).
L’argumentation du début va se rapporter presque exclusivement à une méthode « rationnelle ». Il faut attendre le paragraphe 9 pour que l’on reparle de la deuxième approche : « Ce que le concile du Vatican déclare sur le droit de l’homme à la liberté religieuse est fondé sur la dignité de la personne […]. Qui plus est (imo), cette doctrine de la liberté a ses racines dans la Révélation divine, ce qui, pour les chrétiens, est un titre de plus (magis) à lui être saintement fidèles. Bien que, en effet, la Révélation n’affirme pas explicitement le droit à l’immunité de toute contrainte extérieure dans le domaine religieux, elle découvre dans toute son ampleur la dignité de la personne humaine, elle montre en quel respect le Christ a tenu la liberté de l’homme dans l’accomplissement de son devoir de croire à la parole de Dieu, et nous enseigne de quel esprit doivent se pénétrer dans toutes leurs actions les disciples d’un tel Maître. Tout cela met bien en relief les principes généraux sur lesquels se fonde la doctrine de cette Déclaration sur la liberté religieuse. » (DH, 9).
Le germe semé dans le temps avait à s’incarner dans le tissu des relations sociales, ce qui ne peut se faire qu’à travers les méandres de l’histoire. Mais dire cela, c’est accepter le caractère empirique de certaines situations temporelles ; les rédacteurs de la Déclaration conciliaire n’ont pas voulu franchir ce pas, qu’ils estimaient probablement dangereux parce que susceptible d’affecter par contrecoup toute une théologie de l’histoire.
Favoriser la compréhension de la liberté religieuse par les non-croyants
Mgr de Smedt, « Rapport oral », cité dans Vatican La liberté religieuse…, op. cit., p. 97.
Néanmoins, il faut signaler que c’est pour une meilleure compréhension de la liberté religieuse par tous, et spécialement par les non-croyants, que le primat a été accordé au fondement rationnel11. Dès lors que cette option initiale était prise et maintenue, le schéma devait se ressentir de cette dualité partielle des points de vue.
Dans la première partie, fondée sur les exigences de la conscience contemporaine, l’insistance est mise sur l’aspect technique de la liberté religieuse, sur les garanties juridiques que les pouvoirs publics se doivent de maintenir et sur les limites marquées à leur intervention.
La deuxième partie, qui commence au paragraphe 9, est plutôt une reprise libérale, dans l’esprit de la Révélation. Le progrès dans l’ordre juridique consiste simplement en ce que la considération, centrée sur le plan national dans la première partie, débouche ici sur les garanties que proclament de plus en plus les documents internationaux en matière religieuse. Cette visée universelle s’accorde avec une Église qui, par son extension, enjambe constamment les frontières nationales.
La liberté religieuse individuelle et collective
Jean daniélou, « Réponses à l’enquête ‘Comment organiser l’Église pour qu’elle témoigne de la Révélation ?’ », Esprit, no 364, octobre 1967, p. 563-566, 574-576.
En référence à la Déclaration conciliaire, il est maintenant possible de préciser l’objet de la liberté religieuse, devenue un outil essentiel dans les débats nationaux et les confrontations internationales : « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit, dans de justes limites, forcé d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir contre sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. […] Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil. » (DH, 2).
Tous les éléments importants semblent ramassés dans ce passage. La liberté religieuse est un droit civil, soit négatif, au sens d’une immunité de toute contrainte, soit positif, entendu comme le pouvoir d’agir selon sa conscience. L’exercice de ce droit est valable pour tous, même pour ceux qui, du point de vue des croyants, sont dans l’erreur (DH, 3), d’où les expressions « tous les hommes », « nul ne soit », qui sont des catégories de totalité, pour démontrer que l’ensemble des hommes est concerné par cette déclaration.
On peut noter à travers le document que le droit civil dont il s’agit présente en même temps une face individuelle et une dimension sociale. La liberté atomisée à l’extrême risque d’être un leurre, comme l’avait bien perçu en son temps Alexis de Tocqueville. C’est pourquoi le concile insiste sur la traduction de cette liberté au niveau des groupes, des associations, de la famille, de tout ce que les encycliques, spécialement Quadragesimo Anno, appellent les « corps intermédiaires ». La liberté religieuse ne peut se réduire à la défense d’un espace intérieur pour l’homme, car « la nature sociale de l’homme requiert elle-même qu’il exprime extérieurement les actes internes de religion, qu’en matière religieuse il ait des échanges avec d’autres, qu’il professe sa religion sous une forme communautaire » (DH, 3).
C’est au pouvoir civil principalement que revient le devoir d’assurer la sauvegarde de la liberté religieuse, en créant un véritable espace où elle puisse se déployer. Positivement, il a la charge d’« assumer efficacement la protection de la liberté religieuse de tous les citoyens et d’assurer les conditions favorables au développement de la vie religieuse », pour que ces droits soient effectifs, et cela dans l’intérêt même de la société tout entière (DH, 6). La société est à distinguer de l’État, qui n’en est que l’appareil politique et administratif. En ce sens, l’État de type libéral, par son comportement, permet un progrès dans l’humanisation de la société, si l’on considère que la manifestation religieuse chez l’homme est un des éléments essentiels de la civilisation, que l’État a pour tâche principale de promouvoir12.
Mais, négativement, il faut ajouter aussitôt que le pouvoir civil a une finalité d’ordre temporel qui est la poursuite du bien commun. Il dépasse donc les limites de son essence, « s’il s’arroge le droit de diriger ou d’empêcher des actes religieux » (DH, 3), a fortiori s’il persécute, de façon ouverte ou larvée, les adhérents d’une religion (DH, 6).
La question est d’importance, car le concile envisage expressément le cas où, « en raison des circonstances particulières où se trouvent des peuples », une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique à une communauté religieuse donnée. Le cas est fréquent de pays dans lesquels une religion est largement majoritaire et pèse de tout son poids sur la structure politique, au risque de fausser le contenu concret du bien commun universel que doit délimiter l’appareil étatique. Le concile demande donc sagement une vigilance spéciale pour que l’égalité juridique des citoyens ne soit jamais lésée pour des motifs religieux et pour que des pratiques discriminatoires n’accentuent pas les privilèges d’une religion donnée qui prétendrait à l’universalité (DH, 6).
Les limites de la liberté religieuse
La règle de conduite générale qui guide le concile dans notre texte est manifestement la volonté de prévoir le minimum de contrainte de la part de l’État et le maximum de liberté pour les personnes. La présomption joue donc toujours en faveur de la liberté, mais il y aura nécessairement des cas où la liberté reconnue va se déconsidérer elle-même par des pratiques contraires à la moralité publique. Devra-t-on, au nom de la liberté religieuse, tolérer ces abus comme des retombées inévitables des principes affirmés ? Devra-t-on, par exemple, laisser impunis les partisans de sectes qui prétendent, par fidélité à une religion particulière, ne pas être tenus d’apporter des secours médicaux à des personnes en danger mortel ? Il n’est pas pensable qu’une telle conduite soit cautionnée par les pouvoirs publics, auxquels il incombe de faire respecter une certaine moralité publique, elle-même résultat d’un consensus social sur l’obligation de porter assistance à toute personne en danger de mort.
Comment délimiter alors le champ de ces interventions publiques si l’on ne veut pas ouvrir la porte à un arbitraire généralisé ? Comment sauver la liberté, tout en réprimant ses abus ? Comment mettre en accord la nécessité de l’intervention de l’État et le fait qu’il n’a pas à considérer la qualité et la valeur des actes religieux de ses ressortissants ? Comment éviter qu’il favorise une religion au détriment des autres ? Le concile, selon la logique de sa perspective d’ensemble, insiste d’abord sur la responsabilité de l’individu, qui est soumis à la loi morale et doit vivre une liberté qui ne soit pas un obstacle à la liberté d’autrui. Mais l’arbitraire peut venir aussi bien des individus que des groupes sociaux ; il faut donc trouver des critères limitatifs qui justifient l’intervention du pouvoir civil dans la zone des libertés personnelles.
Les critères pour un bien commun (trop flou) et pour une fin objective de la société (trop instrumentalisée) ayant été récusés, c’est le critère d’ordre public que les pères adoptèrent après plusieurs mois de discussion, en le spécifiant par trois éléments : la sauvegarde des droits des citoyens, le maintien de la paix publique, la protection de la moralité publique13.
Mais ce critère, comme les autres, s’il n’est que juridique, ne peut endiguer l’arbitraire des interventions gouvernementales. À quoi peut-il servir, dès lors que la religion n’est pas considérée comme réellement importante pour l’épanouissement et l’harmonie de la vie dans la cité ? Quand le christianisme est minoritaire dans un pays, le critère d’ordre public ne va-t-il pas être utilisé comme une arme contre lui ? Après tout, c’est au nom de ce principe qu’Athènes a fait boire la ciguë à Socrate et que l’Empire romain s’est mis à persécuter les chrétiens, parce qu’ils dérangeaient l’ordre public. Il faut donc greffer cet ordre public sur une perspective libérale, c’est-à-dire le finaliser par la considération du bien des individus, en considérant que l’État est au service de l’homme et non l’inverse. Il convient de passer au-delà du bien commun pour s’efforcer d’atteindre une véritable communauté du bien, aux lignes plus personnalistes et mieux teintées de pluralisme14.
La difficulté majeure d’un tel texte conciliaire est évidemment que l’Église ne peut imposer son point de vue aux pouvoirs publics. Le dia- logue ne commence que quand l’un des partenaires sort d’une situation de monologue. Il y a toujours quelque difficulté à conseiller une conduite à une autorité qui se prétend souveraine dans son ordre, surtout quand l’histoire des rapports réciproques a été passablement sinueuse. Mais l’Église prétend bien garder le droit de manifester quelle est sa conception du politique, quel contenu éthique elle donne aux tâches de gouvernement des hommes. Déjà, au sein de l’Église même, un certain nombre de situations et d’attitudes ne sont plus possibles si l’on se veut fidèle en actes à ce document.
Quelques perspectives ouvertes par la déclaration conciliaire
La conversion de l’empereur Constantin à la religion catholique, au iVe siècle, marquait les progrès de la religion chrétienne au sein de l’empire romain et jusque dans les hautes sphères. Mais ce modèle a conduit dans l’histoire à des collusions regrettables entre pouvoir civil et pouvoir religieux.
La Déclaration sur la liberté religieuse a inauguré pour les catholiques un changement notable. Elle a permis à l’Église de sortir de combats d’arrière-garde. Le travail de réflexion préparatoire au concile Vatican II l’a aidée à mieux comprendre les aspirations de la société moderne, autrefois comprises comme autant d’agressions potentiellement mortelles contre elle.
Il y avait aussi, précédemment, méconnaissance par l’Église des pré- tentions de la société politique à la rationalité, au niveau de l’organe d’action qu’est l’État. Percevoir cette forme d’aspiration demandait, il est vrai, un discernement singulier à l’époque où ces revendications – pour mieux se faire entendre et en réaction contre un asservissement antérieur – prenaient des formes totalitaires et inadmissibles dans leur globalité.
Dans les années antérieures au concile, une meilleure compréhension de la situation réelle avait cependant vu le jour, avec le consente- ment donné à la liquidation d’un certain « constantinisme15» périmé. Certains tentèrent bien, pour le dire familièrement, de ravaler la façade, se contentant d’un rajeunissement du projet de chrétienté par l’implication militante de laïcs.
Mais l’illusion a fait son temps. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les choses ont changé. Une certaine forme de sécularisation est désormais admise. Le concile insiste, en de nombreux documents, sur l’aspiration à une démocratie véritable, inconcevable sans autonomie légitime des réalités profanes. Il nous semble que la Déclaration sur la liberté religieuse, avec sa perspective propre, est au centre de cette réévaluation engagée par l’Église et qui ne cesse de se diffuser, non sans résistances, au sein du monde catholique.
Acceptation du pluralisme
Vatican II. La liberté religieuse…, op. cit. p. 241.
« Mais, dans la propagation de la foi et l’introduction des pratiques religieuses, on doit toujours s’abstenir de toute forme d’agissements ayant un relent de coercition, de persuasion malhonnête ou peu loyale, surtout s’il s’agit de gens sans culture ou sans Une telle manière d’agir doit être regardée comme un abus de son propre droit et une entorse au droit des autres. », Dignitatis humanae, déclaration sur la liberté religieuse, paragraphe 4.
La tolérance a quitté le versant négatif où le XIXe siècle tendait à la maintenir et s’est muée en acceptation raisonnable d’un pluralisme de fait dans les sociétés contemporaines. N’oublions pas que la Déclaration est d’abord une prise de position religieuse : liquidation intellectuelle des frictions et incompréhensions entre catholiques et protestants, volonté d’instaurer le dialogue œcuménique sur des bases plus saines, parce que mieux délimitées juridiquement16. Mais cette déclaration va plus loin qu’une simple réconciliation œcuménique et il est bien évident qu’elle concerne tous les hommes, comme nous l’avons déjà souligné. La liberté de se prononcer, hors de toute contrainte extérieure, est reconnue à tous ; elle implique donc aussi la possibilité de choisir positivement l’athéisme. Car une telle liberté vaut également pour ceux qui croient différemment, en référence à d’autres traditions religieuses. Elle implique enfin le respect vis-à-vis de ceux qui entendent servir la cause de l’homme en dehors de toute croyance religieuse.
C’est pourquoi, dans ses débats publics, le concile a beaucoup parlé du témoignage, en le distinguant du prosélytisme. Certains évêques d’Amérique latine craignaient qu’un vote en faveur de la liberté religieuse ne favorise, par ricochet, la propagande de certaines sectes qui endoctrinent les fidèles désabusés du catholicisme officiel. Mais les abus des adversaires ne sont jamais un argument qui autorise à singer leur comportement, et tel est bien par exemple l’esprit du paragraphe 417.
Qu’il s’agisse des personnes, des institutions qui les encadrent ou des méthodes qui les approchent, la liberté religieuse tendra à devenir dans notre société moderne la référence fondamentale, puisqu’est désormais définitivement perdue l’homogénéité de croyances qui caractérisait le monde ancien. Il faut courageusement en tirer les conséquences au plan du comportement chrétien. Désormais, l’Église ne peut plus jouer le rôle qui était le sien quand elle détenait un certain exclusivisme des comportements religieux, dans un univers plus stable et relativement uni dans ses représentations fondamentales.
La vérité se désenclave désormais des structures et représentations sociales, chargées naguère de la garantir. Elle y perd son aspect figé, son rôle de ciment social, pour retrouver une allure dynamique, une attitude ouverte. Ne devient-elle pas un peu plus elle-même ? Elle n’est plus donnée comme du tout fait, empaquetée et ficelée pour les utilisateurs disciplinés, son être n’est plus donné immédiatement. Elle est « à faire », selon l’expression de saint Jean. Il y a bien longtemps, saint Augustin notait déjà : il faut chercher pour trouver, et lorsque l’on a trouvé, chercher encore. Une société pluraliste comme celle dans laquelle nous vivons requiert, en matière religieuse, la nécessité pour chacun de cher- cher la vérité, en employant les moyens adéquats. Les autres, par leur contestation même, par leur visée différente de la mienne, opposent un défi constant à ma manière de voir et m’obligent à purifier mes représentations. La perspective antérieure était autoritaire : l’Église dit la vérité, sont chrétiens ceux qui se reconnaissent dans cette vérité, en y adhérant sans la mettre en doute. Sans nier le bien-fondé de cette optique, le concile, conformément aux besoins de notre époque, insiste aussi sur la médiation d’autrui et le dialogue horizontal : « La vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, avec l’aide du magistère, c’est- à-dire de l’enseignement, de l’échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la quête de la vérité. » (DH,3).
De cette assertion se dégage une conception dynamique de la vérité, qui passe même dans une définition novatrice du rôle du magistère. La vérité religieuse est essentiellement pour l’homme ; et comme l’homme est un être social, la vérité doit se découvrir dans l’approche fraternelle, dans le dialogue avec autrui. Cette présentation de la vérité, renouant avec la tradition par-delà le Moyen Âge, doit être regardée comme la charte épistémologique du monde pluraliste actuel.
Le contenu éthique de l’État
Après le laïcisme, qui est idéologie de combat, l’État laïque, neutre et non engagé, est un progrès, mais il reste lui-même une conception retardataire et fixiste, dans un univers constamment en mouvement. Il devient une puissance de frein, parce que la régulation qu’il opère consiste bien souvent à rogner les ailes des projets des parties prenantes de la nation. Le souci exclusif de la sacro-sainte neutralité se paye à ce prix. Le jeu démocratique, comme reconnaissance d’autrui dans sa diversité irréductible, est finalement sacrifié dans une telle optique. Et l’addition est lourde, dans un monde dominé par la compétition internationale.
À notre époque, il s’agit plutôt d’affirmer que ce droit à l’existence organisée d’appartenances religieuses dans un État est un droit fonda- mental que ce dernier est tenu de respecter dans son propre intérêt. Car les Églises ne travaillent pas seulement pour la religion – ce qui, à la rigueur, peut laisser l’État indifférent –, mais elles œuvrent aussi pour la civilisation – et cela intéresse au premier chef l’État. Il n’est pas indifférent à ce dernier que les citoyens soient plus conscients, plus soucieux de participer à tous les échelons, plus éduqués, plus préoccupés de la chose publique. Le rôle de l’État est de favoriser cet éveil sociopolitique des citoyens, mais dans toutes les Églises et religions, et pas seulement dans une Église ou religion particulière. C’est pourquoi l’État doit être, de quelque manière, œcuménique, c’est-à-dire avoir le souci de faire respecter l’émulation entre Églises et religions différentes en vue des tâches nationales, la volonté de détruire toutes les formes de ségrégation religieuse qui nuisent à la cohésion nationale, dans l’optique du bien commun national que l’État doit promouvoir18.
C’est la raison pour laquelle, durant le concile, les évêques américains ont été à la pointe du combat pour la reconnaissance légale de la liberté religieuse comme moyen de liquider cet arriéré gênant. Quant à l’Europe, le conflit entre l’idéologie de combat rationaliste et les prétentions religieuses de l’Église au plan politique a pesé fortement sur la compréhension actuelle de la liberté religieuse. Une remarque d’Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution résume bien cet état d’esprit : « J’arrête le premier Américain que je rencontre, soit dans son pays, soit ailleurs, et je lui demande s’il croit la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre de la société ; il me répond sans hésiter qu’une société civilisée, mais surtout une société libre, ne peut subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l’État et de la sûreté des particuliers. Les moins versés dans la science du gouverne- ment savent au moins cela19. »
Vers la mondialisation
Danièle Hervieu-léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 200
La conférence de durban, qui s’est tenue du 2 au 9 septembre 2001 à durban en afrique du Sud, est la troisième session des Conférences mondiales contre le racisme organisées par l’UneSCO.
En Belgique, le 28 avril 2011, la Chambre a examiné et voté dans la soirée, à l’unanimité moins un vote et deux abstentions, la proposition de loi visant à interdire le port sur la voie publique de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le Ce texte avait déjà été voté une première fois en avril 2010, mais en raison de la chute du gouvernement il n’avait pas pu terminer son parcours parlementaire. en France, la loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public est entrée en vigueur le 11 avril 2011.
Dans les pays neufs, le cadre national peut être dépassé plus facilement par la prise au sérieux des organisations internationales. La souveraineté nationale, dans sa compréhension absolutiste, est un moment de la pensée occidentale, qui doit être critiqué. Les citoyens des pays émergents ont, plus que ceux des pays européens de vieille tradition souverainiste, le sentiment que leur salut passe par l’accès au niveau international. Or il y a maintenant nombre de traités, chartes et autres instruments européens ou internationaux qui reconnaissent positivement le droit à la liberté religieuse et qui insistent sur les moyens de le rendre effectif. Dans le cadre de notre réflexion, on peut ainsi mentionner la Convention européenne des droits de l’homme de 195020, qui garantit de façon très détaillée la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9), la liberté d’expression (article 10), et prolonge sa réflexion dans des protocoles additionnels, sans oublier les décisions et toute la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)21.
Face à un État national aux dimensions réduites et aux moyens limités, l’Église représente une société internationale réelle, qui peut peser de toute son autorité universelle sur les évolutions en cours. Les évêques d’Afrique noire, par exemple, appartiennent tous à un même corps ecclésial et représentent une force non négligeable face à un pou- voir national qui voudrait usurper tous les pouvoirs dans un cadre géo- graphique limité.
Ces structures et instruments seront précieux dans les années à venir. Dans le contexte actuel de mondialisation, les changements sociaux s’accélèrent. Les migrations, dans toutes les directions, se multiplient, faisant se rencontrer individus et groupes d’origines, mais aussi de reli- gions différentes, et dont certains sont peu accoutumés à vivre dans un milieu sécularisé et pluraliste. D’autre part, cette sécularisation s’est elle- même encore accentuée en Europe occidentale (Danièle Hervieu-Léger parle, par exemple, d’une « exculturation du catholicisme22 »), tandis que nombre de pays d’Europe centrale et orientale, précédemment sous le joug d’un athéisme d’État, renouent tant bien que mal avec leurs tra- ditions religieuses. Ces mouvements en sens divers sont amplifiés par la médiatisation sans précédent que procure la société de l’information, et le primat du spectaculaire et de l’émotionnel sur l’analyse. Ce sont donc surtout les crises et les temps de persécution religieuse, inévitables dans ce moment de transformation rapide du monde, qui sont mis en exergue. Il n’en manque pas pour toucher, d’une façon ou d’une autre, à la ques- tion de la liberté religieuse reconnue à tous, à sa définition concrète et à ses limites. Il y a quelques années, la question du blasphème et de la liberté d’expression a débouché sur une prise de position du Haut- Commissariat aux droits de l’homme lors de la conférence de Durban, en avril 200923.
De façon générale, la question de la visibilité des signes religieux dans l’espace public relève de cette réflexion et est toujours largement débattue. Selon leur définition de la laïcité, mais aussi, sans doute, en fonction d’agendas politiques moins neutres, des États (Belgique, France) ont décidé récemment d’interdire le port du voile intégral dans l’espace public24, prenant le risque de voir cette décision remise en cause par la Cour européenne des droits de l’homme. Certains, notamment le Danemark, ont renoncé à cette idée25 ; d’autres encore, obéissant à une autre vision de la neutralité de l’État, n’entendent pas mettre cette question à l’ordre du jour (Royaume-Uni26). Un autre avatar de cette question a connu sa conclusion il y a quelques semaines : il s’agit de la présence de crucifix dans les écoles publiques italiennes, sur laquelle la CEDH a statué en dernier ressort le 18 mars dernier27. Nous y reve- nons plus longuement ci-après, mais il convient auparavant de présenter quelques prises de position qui donnent le cadre de la réflexion actuelle et d’instruments possibles d’action.
La liberté religieuse dans l’actualité
Benoît XVI actualise la Déclaration conciliaire
Saint augustin, La Cité de Dieu, livre i, XXXV, in Œuvres, ii, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, 46.
Depuis le début de son pontificat, Benoît XVI n’a pas cessé de mettre en valeur l’importance de la Déclaration sur la liberté religieuse du concile Vatican II. Au vu des violences dont sont victimes les fidèles de diffé- rentes religions à travers le monde, il a élevé la voix pour prendre la défense des minorités religieuses dans les conflits planétaires, et notam- ment celle des chrétiens en Irak, au Pakistan, en Inde, au Nigeria, au Soudan, en Chine…
Le pape actuel entend utiliser davantage que son prédécesseur Jean- Paul II ce texte comme un outil précieux dans la conjoncture interna- tionale. La reconnaissance du droit pour chacun à la liberté religieuse permet de concilier la dignité des personnes, l’attribution de droits à des collectifs dans une démocratie pluraliste et leur garantie juridique, leur inscription dans des textes constitutionnels et leur invocabilité devant les tribunaux. C’est à ce prix qu’un État moderne peut être reconnu et salué comme un État de droit. Les libertés individuelles et leur prolongement dans des droits collectifs, la lutte contre toutes formes de discrimination religieuse, la poursuite devant les tribunaux des agresseurs deviennent le baromètre de la qualité d’une démocratie avancée. Si le pluralisme reli- gieux n’est pas bien défendu dans un pays, il y a fort à parier que d’autres droits y seront très vite bafoués. Cela pousse à concevoir dans les États modernes une relation avec les religions qui suppose l’exercice d’une laïcité positive, au sens d’une attention des pouvoirs publics à ces acteurs majeurs de la société civile et de la culture d’un pays que demeurent les religions, y compris dans le contexte d’une sécularisation poussée. Tout doit être fondé sur un respect mutuel et une division des tâches entre forces religieuses et institutions politiques, permettant d’éviter ces deux maux récurrents que sont le relativisme et le fanatisme. La séparation des Églises et de la sphère publique ne doit pas empêcher des coopérations positives entre les deux instances. L’État doit être un État pour tous. Il ne doit donc exclure personne de sa protection et des sécurités qu’il offre. Il ne doit pas favoriser la religion majoritaire, mais tenir compte de son histoire et de son poids dans le pays. L’être croyant doit pouvoir vivre ses convictions religieuses sans être contraint de s’exiler de la vie politique. Une double appartenance doit se vivre dans l’unité au cœur d’un humain qui reste le même à travers ses appartenances croisées. Comme l’écrit saint Augustin dans La Cité de Dieu : « En ce monde, elles avancent ensemble, les deux cités, enchevêtrées l’une dans l’autre jusqu’à ce que le Jugement dernier survienne et les sépare28. ».
Un message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2011
Caritas in veritate, no 29, 55, 57.
L’actualité récente confirme l’importance que tient la liberté religieuse dans l’argumentaire propre à Benoît XVI. La notion est tournée à la fois vers les fidèles de l’Église catholique, les responsables œcuméniques et les titulaires de charges publiques dans tous les pays du monde.
Le 1er janvier 2011, dans son message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix29, le souverain pontife décline les traits propres à la liberté religieuse qu’il devient nécessaire de mettre en valeur sur notre planète où de nombreuses violences accompagnent la présence de minorités religieuses. Dans ce document, référence est faite à l’Asie et à l’Afrique. Sur ces deux continents, en particulier, les minorités religieuses sont mal acceptées. Il leur est interdit de professer librement la religion de leur choix ou d’en changer, par « des intimidations, par la violation des droits et des libertés fondamentaux et des biens essentiels, allant jusqu’à la privation de liberté personnelle ou même de la vie » (paragraphe no 13).
Le constat dressé est selon Benoît XVI « douloureux » : « Dans certaines régions du monde, il n’est pas possible de professer et de manifester librement sa religion, sans mettre en danger sa vie et sa liberté personnelle. ». Il ajoute aussitôt : « En d’autres points du monde, il existe des formes plus silencieuses et plus sophistiquées de préjugés et d’opposition à l’encontre des croyants et des symboles religieux. ». Il affirme même, ce qui surprendra en Europe et aux États-Unis, que « les chrétiens sont à l’heure actuelle le groupe religieux en butte au plus grand nombre de persécutions à cause de leur foi » (no 1). Il voit dans ces persécutions ouvertes ou larvées non seulement une offense à Dieu et à la dignité humaine mais aussi un sérieux empêchement pour la réalisation de ce « développement durable » que tous espèrent et dont il est question dans l’encyclique Caritas in veritate30.
Poursuivant son argumentation, Benoît XVI fait référence à l’enseignement du concile Vatican II, en redisant les caractéristiques d’une liberté religieuse conforme aux besoins de notre époque : elle s’enracine dans la dignité de la personne humaine, elle est à l’origine de la liberté morale. Elle doit être comprise non seulement comme une absence de coercition, mais d’abord comme une capacité d’ordonner ses choix selon la vérité en évitant de tomber dans les filets d’un « relativisme moral ». Puisque la liberté religieuse a toujours une dimension sociale, il ne devrait jamais être « nécessaire de nier Dieu pour jouir de ses droits » (no 3).
Dans cette optique, la liberté religieuse est à regarder « comme un acquis de civilisation politique et juridique ». Elle concerne tous les hommes. Personne ne devrait rencontrer d’« obstacles » s’il désire « adhérer à une autre religion ou n’en professer aucune ». Il est symptomatique que, depuis 1945, les pactes internationaux lient davantage les États, puisqu’ils prônent la liberté de religion. Cela veut dire qu’ils ne permettent aucune dérogation à l’expression du droit à la liberté religieuse, hormis « l’exigence légitime de l’ordre public pénétrée par la justice ». Il apparaît alors clairement que la liberté religieuse n’est pas « le patrimoine exclusif des croyants, mais de la famille tout entière des peuples de la terre » (no 5).
Benoît XVI est cependant bien conscient que la liberté religieuse peut être instrumentalisée. Il note que « le fondamentalisme religieux et le laïcisme sont des formes spéculaires et extrêmes du refus du légitime pluralisme et du principe de laïcité » (no 8). La vigilance s’impose donc tant du côté de la radicalisation des pouvoirs publics que des déviances religieuses. Des dérapages peuvent surgir également « pour masquer des intérêts occultes, comme par exemple la subversion de l’ordre établi, l’accaparement des ressources ou le maintien au pouvoir de la part d’un groupe » (no 7). La profession d’une religion ne doit pas être déviée de son but primordial ni imposée par la force. Comme l’avaient déjà affirmé, avec un certain courage, les pères conciliaires : la vérité ne saurait s’imposer par la violence, « mais par la force de la vérité elle-même » (DH, 1).
Les vaticanologues soulignent que le pape ne s’est pas contenté d’envoyer au monde ce message centré sur les connexions intimes entre liberté et foi. Le 10 janvier 2011, recevant le corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège pour la cérémonie traditionnelle des vœux, Benoît XVI a choisi de centrer son discours sur la liberté religieuse et les atteintes dont elle est actuellement l’objet : a-t-on bien remarqué, à cette occasion, que dans son propos l’expression « liberté religieuse » était citée à dix-neuf reprises ?
La liberté de religion selon l’ union européenne.
La Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, autrefois signée et ratifiée par les pays membres du Conseil de l’Europe, est en cours d’adoption par l’Union européenne, ainsi que l’exigent l’article 6 paragraphe 2 du traité de l’Union européenne (traité de Lisbonne) et le protocole n°8 relatif à cet article.
Les Églises ne sont pas les seules institutions à être interpellées par les évolutions du monde, et à remettre sur le métier la question des rapports entre États et religions. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a connu, au cours des décennies qui ont suivi, de nombreuses déclinaisons nationales et internationales, des débats et des remises en cause, des commentaires et des approfondissements nombreux31.
Dans le flot tumultueux de l’information quotidienne et au milieu de l’incessant tam-tam médiatique, une déclaration importante n’a pas reçu toute l’importance qu’on doit lui attribuer. Il s’agit d’une série de conclusions adoptées par le Conseil Affaires générales de l’Union européenne, le 16 novembre 2009, sous la houlette des ministres des Affaires étrangères des vingt-sept pays membres. Le Conseil, est-il précisé d’emblée dans un texte bref mais dense, « réaffirme que l’Union européenne est résolument attachée à la promotion et à la protection de la liberté de religion ». Cette liberté est au cœur de ce qu’il y a de plus profond en l’homme, puisqu’elle vise le respect de sa conscience. Le propre d’une démocratie véritable est donc de garantir juridiquement la reconnaissance de ce lieu primordial. Les États ont alors le devoir de protéger chaque individu, y compris les personnes qui appartiennent à des minorités, de la discrimination, de la violence et d’autres formes de violation. Ils doivent « veiller à ce que leur système législatif offre à tous sans distinction des garanties suffisantes et effectives de liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction ». De grands pas restent à franchir dans ce domaine, lorsque l’on voit la difficile situation des Tsiganes dans certains pays membres de l’Union. Au-delà de ces populations depuis longtemps ostracisées, force est de constater que l’intolérance envers des groupes religieux ne fait que croître. Le Conseil se dit « préoccupé par des informations faisant état d’actes de violence extrême de plus en plus nombreux perpétrés récemment contre des membres de minorités religieuses [et fait part de son inquiétude face à] la vulnérabilité de ces personnes dans de nombreuses régions du monde ». Jeter aux orties cette liberté de religion ou de conviction, c’est détruire de l’intérieur les raisons d’être de « sociétés pluralistes, tolérantes, ouvertes et démocratiques », c’est mettre à mal la liberté d’expression qu’il convient au contraire de promouvoir.
En conclusion de leur déclaration, les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne entendent se situer à un niveau directement politique, en soulignant « l’importance stratégique de cette liberté de religion ou de conviction ». À l’image de ce que font actuellement les États-Unis, la préoccupation du respect de la liberté religieuse dans tous les pays doit faire partie des objectifs d’une politique étrangère européenne, soucieuse du bien commun planétaire. Elle est appelée à tenir une place de choix dans la promotion des droits de l’homme sur toute la surface de la terre. Le traité de Lisbonne, en vigueur désormais, a ajouté, comme on le sait, une nouvelle fonction dans la politique européenne, celle de haut représentant pour la politique étrangère et la politique de sécurité commune. C’est au titulaire de ce poste important qu’incombe désormais la tâche de parvenir à une parole unique de l’Union face aux autres acteurs qui comptent dans le concert mondial. Les Églises ne peu- vent que se réjouir de voir l’Union européenne prendre ainsi en compte la dimension religieuse des questions internationales. Sur des dossiers difficiles, cela ne pourra que renforcer la consultation et la coopération entre ces partenaires de poids mais situés différemment.
Devant de telles évolutions politiques, les chrétiens peuvent entendre un remarquable écho du concile Vatican II qui, avec la Déclaration sur la liberté religieuse, a produit un texte novateur sur les relations entre le religieux et le politique dans les démocraties modernes. Au centre des droits se trouve désormais le droit à la liberté religieuse – la « prunelle des droits », selon Jean-Paul II – qui doit être respecté et garanti juridiquement.
Des crucifix dans les classes italiennes
Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre : affaire lautsi et autres contre italie (requête no 30814/06), arrêt du 3 novembre 2009 et renvoi devant la Grande Chambre au 1er mars 2010.
Mais jusqu’où peut-on aujourd’hui se réclamer de la liberté religieuse ? Comment une laïcité positive peut-elle concrètement s’exercer ? La décision en appel de l’affaire Lautsi, le 18 mars dernier, devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), est un exemple récent des tensions possibles entre différentes conceptions de la liberté de conscience, comme de la neutralité de l’espace public.
Pour comprendre cette affaire, il faut revenir à la genèse de cette histoire, qui remonte aux années 2000. La requérante, Mme Soile Lautsi, résidente de la petite ville d’Abano Terme, en Italie, s’étonne alors que les salles de classe de l’école publique de la ville, fréquentée par ses enfants, aient un crucifix accroché au mur. Estimant cela contraire au principe de laïcité selon lequel elle désire éduquer ses enfants, elle demande leur retrait.
Toutes les actions juridiques, en interne puis devant les juridictions italiennes, furent néanmoins perdues, au motif que le crucifix était à la fois le symbole de l’histoire et de la culture italiennes, et par conséquent de l’identité italienne, voire européenne. Il ne fallait pas y voir un obstacle à la reconnaissance des principes d’égalité, de liberté et de tolérance ainsi que de la laïcité de l’État, mais le symbole d’un système de valeurs qui innervent la Constitution italienne elle-même.
Ayant épuisé les voies de recours devant la justice italienne, Mme Lautsi se tourna alors vers la CEDH qui, dans un premier temps, lui donna raison, et condamna l’Italie à retirer ce symbole religieux « contraire au droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions32 ». Mais la Cour autorisa simultanément la demande de renvoi présentée par le gouvernement italien. Un procès en appel s’est donc tenu devant cette même Cour, avec des contributions écrites venant de tiers : États européens, associations, collectifs juridiques, parlementaires… Des associations de laïcs italiennes, françaises, allemandes se sont associées en livrant des réquisitions écrites. Celles-ci ont fait valoir notamment que, contrairement à sa jurisprudence habituelle, la Cour, dans son arrêt, ne reconnaît ni ne mentionne en l’espèce, « la marge d’appréciation qu’elle accorde normalement aux États contractants en raison de la diversité en Europe des modèles de relations entre l’État et les religions33 ».
Les États représentés étaient des nations européennes membres du Conseil de l’Europe et/ou de l’Union européenne (Arménie, Bulgarie, Chypre, Grèce, Lituanie, Malte, Monaco, Roumanie, Fédération de Russie, Saint-Marin). D’autres pays ont apporté au dossier une déclara- tion de soutien à l’Italie : Albanie, Autriche, Croatie, Hongrie, Moldavie, Serbie, Slovaquie, Ukraine… Comme on le voit, ce sont d’abord des États qui ont souffert des politiques communistes de persécution des religions ou encore des pays qui revendiquent une grande tradition religieuse, notamment sous la forme d’une forte présence d’une Église orthodoxe ou catholique.
L’avocat au procès en appel de ce collectif de nations, Joseph Weiler, plaida pour une définition ouverte de la laïcité, ne signifiant pas rejet de la foi. Selon lui, celle-ci doit nourrir, entre autres éléments, la conviction que la religion possède une place légitime dans la sphère privée et que cela ne doit nullement conduire à des chevauchements néfastes entre autorités publiques et religion. En Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, en matière d’éducation spécialement, argumente-t-il, « être neutre ne consiste pas à opposer la sécularité aux religions ». Réfléchissant au cas italien, il affirme que la présence d’un crucifix n’oblige pas à adhérer à une religion, car celui-ci n’est pas un outil d’endoctrinement. Il s’interroge enfin sur le paradoxe de cette négation de la liberté de religion qui se ferait finalement au nom de la liberté de religion.
Dans sa décision finale, la CEDH estimera effectivement que la présence de crucifix sur les murs des écoles publiques italiennes « ne suffit pas à caractériser une démarche d’endoctrinement ». En revenant sur son premier jugement, elle redonne une marge de manœuvre aux États dans la conciliation entre leurs obligations et celles des parents en matière éducative. Ces derniers conservent leur droit d’orienter leurs enfants dans une direction conforme à leurs propres positions. Mais, après un argumentaire serré sur certaines attitudes regrettables – passées et présentes – de l’Église catholique, les 17 juges de la Cour, à une très forte majorité (15 contre 2), ont finalement estimé qu’un crucifix est un symbole, religieux et culturel, qui « ne peut être comparé à un discours didactique ou à la participation à des activités religieuses ».
Conclusion
Jeanne Hersch, Idéologies et réalité. Essai d’orientation politique, Paris, Plon, 1956.
La liberté religieuse, droit fondamental garanti constitutionnellement, est une conquête des temps modernes. Sous-jacente dans les récits évangéliques, elle ne s’est mise à affleurer dans les consciences et à entrer dans les législations qu’au prix de drames et de conflits qui ont parsemé l’histoire. À cela rien d’étonnant, puisqu’il s’agit d’une liberté pour l’homme, qui fraie son chemin à travers les étroitesses, les oppositions, les aspirations des cœurs. Bien souvent, elle risque de rester formelle ; elle ne commence à devenir réelle que quand les conditions politiques sont réunies pour qu’elle puisse se déployer effectivement. C’est pourquoi il est impossible, pour en parler, de faire l’économie d’une réflexion sur l’État, sur le contenu éthique de son action. Mais parler de l’État oblige à parler corrélativement de l’Église et des religions, en tant qu’elles sont les premières bénéficiaires de l’aspect social de la liberté religieuse. Si l’on prend au sérieux l’immunité de toute contrainte dans notre monde pluraliste, cela affecte un certain nombre de comportements tant ecclésiaux qu’étatiques.
Nous avons insisté, dans la ligne du concile Vatican II, sur l’encadre- ment juridique du droit dont il s’agit. Mais il est bien évident que tout n’est pas dit par là. Pour conclure, nous aimerions énoncer quelques considérations qui peuvent élargir encore notre approche de la question. Dans son livre Idéologies et réalité34, Jeanne Hersch montre que celui qui croit à la vérité veut conquérir le monde entier pour le soumettre à l’empire de celle-ci ; et quand ce vrai perçu est une expérience de l’Absolu, c’est la totalité de l’univers qui, seule, sera le champ d’action de la croyance.
Mais cette volonté d’intégration totale, universelle dans son dessein, ne peut passer outre à ce qui constitue le cœur de l’Absolu : la liberté, précisément. Tout doit être soumis à l’exigence de l’Absolu ; la seule limite est justement la liberté, qui est à la racine même de l’Absolu. On peut vouloir amener tous les hommes à Jésus-Christ, sauf que Jésus-Christ pose, à la base de l’accès auprès de lui, le respect foncier des libertés. C’est pourquoi se servir de l’appareil politique pour faire triompher cet Absolu est un leurre, parce que l’on ne peut lier l’Absolu à des formes empiriques et contingentes. Pour mieux incarner l’Absolu, on en arriverait ainsi à le nier dans ce qu’il est essentiellement. C’est le drame et la raison de l’échec final de la chrétienté.
Mais le remède est-il une Église qui soit purement prophétique, spirituelle ? Sans doute pas. Car l’Église s’étiole, si elle s’enferme elle-même dans une communauté de purs, si elle cesse de se compromettre dans la complexité des choses et les faiblesses des hommes. Balançant constamment entre un pôle prophétique et un pôle politique, l’Église n’est finalement elle-même que quand elle ose parler et agir prophétiquement au milieu des pires compromissions.
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