Résumé
I.

La longue gouvernance de Poutine

II.

Le poutinisme : programme mondial

1.

L’état ultime contre le paradigme démocratique occidental, jugé laxiste, hypocrite et défaillant

2.

Le poutinisme, « idéologie de l’avenir » et modèle pour tous les pays du monde

3.

Un populisme made in Russia

III.

ДОЛГОЕ ГОСУДАРСТВО ПУТИНА

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Résumé

Le plus célèbre conseiller du président russe, Vladislav Sourkov, a publié une tribune retentissante en février 2019. Il y annonce, dans le contexte de l’essor des populismes, la proche victoire du modèle poutinien.

En voici la traduction intégrale, suivie d’une analyse de Michel Eltchaninoff, philosophe et journaliste français, auteur de Dans la Tête de Vladimir Poutine (Solin-Actes Sud, 2015). La dernière partie de cette note est consacrée à la version originale du texte russe de Vladislav Sourkov.

 

Michel Eltchaninoff,

Philosophe et journaliste français.

Auteur de Dans la Tête de Vladimir Poutine (Solin-Actes Sud, 2015).

Vladislav Sourkov,

Conseiller du président Vladimir Poutine.

I Partie

La longue gouvernance de Poutine

Notes

1.

Phineas Taylor Barnum (1810-1891), entrepreneur de spectacles et fondateur du cirque du même nom, est un nom emblématique de la société du divertissement.

+ -

2.

Clisthène d’Athènes (VIe siècle J.-C.) est considéré comme le fondateur de la démocratie athénienne.

+ -

3.

Vladislav Sourkov s’attribue la paternité du concept de « démocratie souveraine », distincte des « démocraties libérales », dans la première moitié des années 2000.

+ -

4.

Lev Goumilev (1912-1992), fils des poètes Anna Akhmatova et Nikolaï Goumilev, est un célèbre historien, spécialiste des ethnies de la steppe Théoricien d’une biologie déterministe des peuples, il est régulièrement cité par Vladimir Poutine.

+ -

5.

En 2007, lors de la conférence de Munich sur la sécurité, le président russe a prononcé un discours qui attaquait la domination américaine sur la politique Cette date marque une étape clé dans l’anti- occidentalisme croissant de Vladimir Poutine.

+ -

6.

Entre la révolution de Février 2017 et celle d’Octobre 1917.

+ -

7.

Durant la présidence de Boris Eltsine, lorsqu’une équipe de jeunes libéraux administra à l’économie russe une « thérapie de choc », détournée par des oligarques, aux effets sociaux douloureux pour la population.

+ -

8.

Litt, « qui porte Dieu ». Motif des théoriciens slavophiles, surtout aux XIXe et XXe siècles, l’idée d’un « peuple- <porteur-de-Dieu » (bogonosets) s’appuie sur l’idée que le paysan russe, illettré mais croyant, est seul à même de sauver la Russie (et le monde).

+ -

« Qu’ils aient le choix n’est qu’une illusion. » Ces paroles frappent par leur profondeur et leur audace. Prononcées il y a une quinzaine d’années, elles sont aujourd’hui oubliées et on ne les cite jamais. Mais les lois de la psychologie montrent que ce que nous avons oublié nous affecte beaucoup plus que ce dont nous nous souvenons. Et ces paroles, bien au-delà du contexte dans lequel elles ont été prononcées, sont devenues le premier axiome de la nouvelle gouvernance russe, sur laquelle reposent toutes les théories et les pratiques de la politique actuelle.

L’illusion d’avoir le choix est la ruse suprême du mode de vie occidental, plus particulièrement de la démocratie occidentale qui adhère depuis longtemps davantage aux idées de Barnum1 qu’à celles de Clisthène d’Athènes2. Le rejet de cette illusion, qui favorise un réalisme fataliste, a d’abord amené notre société à réfléchir sur son propre modèle, souverain, de développement démocratique3. Il l’a ensuite conduite à se désintéresser totalement de la question de savoir ce que doit être la démocratie, et même si elle doit exister en principe.

Des voies pour construire un État libre sont apparues, dirigées non par des chimères d’importation mais par la logique des processus historiques, par l’« art du possible ». La désagrégation de la Russie – impossible, contrevenant à la nature comme à l’histoire – a été stoppée, tardivement mais fermement. En s’effondrant du niveau de l’URSS au niveau de la Fédération de Russie, le pays a interrompu sa décomposition. La Russie a commencé à se reconstruire et est revenue à son seul état naturel : un pays immense, qui s’étend et rassemble les terres d’une communauté de peuples. Le rôle immodeste que l’histoire du monde a attribué à notre pays lui interdit de quitter la scène ou de garder le silence parmi les figurants. Il ne garantit pas le repos et détermine le caractère ardu de notre gouvernance.

Quoi qu’il en soit, l’État russe persévère dans son être, et il est devenu un État d’un type inédit, que nous n’avons encore jamais connu. Formé au milieu des années 2000, il reste peu étudié. Mais sa spécificité et sa viabilité sont évidentes. Les stress tests qu’il a déjà passés, et qu’il passe encore, montrent que c’est justement ce modèle organiquement constitué qui est le seul moyen efficace de survie et d’élévation de la nation russe, non seulement pour les prochaines années mais pour les prochaines décennies, ou même plutôt pour tout le siècle à venir.

L’histoire de la Russie a connu quatre grands modèles d’État qui peuvent être désignés selon leurs créateurs : l’État d’Ivan III (Grand-Duché/Royaume de Moscovie et de toutes les Russies, xve-xviie siècle), l’État de Pierre le Grand (Empire russe, xviiie-xixe siècles), l’État de Lénine (Union soviétique, xxe siècle) et l’État de Poutine (Fédération de Russie, xxie siècle). Créées par des personnes que nous pourrions appeler, dans le style de Goumilev4, « de longue volonté », ces grandes machines politiques se succèdent, se réparent et s’adaptent au fur et à mesure, assurant au fil des siècles l’ascension obstinée du monde russe.

La grande machine politique de Poutine commence tout juste à prendre de l’ampleur et se prépare à un travail long, difficile et décisif. Son plein régime est encore bien lointain. Aussi, quand il sera atteint, dans de nombreuses années, cet État sera-t-il toujours la Russie de Poutine, tout comme la France d’aujourd’hui s’appelle la Ve République de De Gaulle, comme la Turquie repose sur l’idéologie des Six Flèches d’Atatürk (en dépit du fait que les antikémalistes sont maintenant au pouvoir) ou comme les États-Unis s’appuient toujours sur la vision et les valeurs de semi-légendaires Pères fondateurs.

Il est indispensable d’appréhender, de comprendre et de décrire le système de gouvernement de Poutine, l’ensemble d’idées et de dimensions du poutinisme comme idéologie de l’avenir. Précisément de l’avenir, car Poutine n’est pas vraiment poutiniste, tout comme Marx n’est pas marxiste et n’aurait probablement pas accepté de l’être s’il avait su de quoi il s’agissait. Ce travail d’analyse de l’idéologie poutinienne doit être accompli pour servir à tous ceux qui voudraient être comme Poutine. Pour rendre possible la diffusion de ses méthodes et de ses approches dans le futur.

Cette description ne doit pas être faite dans le style de deux propagandes, celle « des nôtres » et celle « des autres », mais dans un langage acceptable pour les discours prorusses tout comme les discours antirusses. Ce langage peut être accueilli par un public assez large. Cela est nécessaire car le système politique inventé en Russie convient non seulement à un avenir domestique mais possède également un fort potentiel d’exportation. D’ailleurs, une telle demande, pour la totalité ou pour certains pans de ce système, existe déjà. Son expérience est étudiée et partiellement adoptée. Des groupes dirigeants ou d’opposition l’imitent dans de nombreux pays.

À l’étranger, les hommes politiques attribuent à la Russie l’ingérence dans des élections et des référendums sur toute la planète. En réalité, l’affaire est bien plus grave. La Russie s’immisce jusque dans leur cerveau et ils ne savent plus que faire avec leur propre conscience altérée. Depuis les catastrophiques années 1990, quand notre pays a refusé les emprunts idéologiques, et lorsque nous avons commencé à fournir nos propres significations aux événements et avons lancé notre contre-attaque informationnelle vers l’Ouest, les experts européens et américains se sont mis à se tromper de plus en plus souvent dans leurs prévisions. Les préférences paranormales de leur électorat les ont étonnés et mis en rage. Confus, ils ont annoncé l’expansion du populisme. On peut aussi le dire comme ça, si l’on n’a pas les mots.

L’intérêt des étrangers pour l’algorithme politique russe est compréhensible : nul n’est prophète en son pays. Or tout ce qui se déroule dans le reste du monde aujourd’hui a été prédit par la Russie depuis bien longtemps.

Quand tout le monde s’enthousiasmait pour la mondialisation et vantait un monde horizontal et sans frontières, Moscou avait clairement rappelé que la souveraineté et les intérêts nationaux avaient tout leur sens. À cette époque, nombreux étaient ceux qui nous accusaient d’un attachement « naïf » à ces vieilleries, prétendument démodées depuis longtemps. Ils nous apprenaient qu’il n’y a plus rien à retenir des valeurs du xixe siècle, qu’il nous fallait entrer bravement dans le xxie siècle, où il n’y aurait plus de nations indépendantes ni d’États souverains. Mais, au xxie siècle, ce sont nos prédictions qui se sont réalisées. Le Brexit anglais, le « #GreatAgain » américain, le cloisonnement antimigratoire européen ne sont que les premiers éléments d’une liste exhaustive de manifestations omniprésentes de démondialisation, de resouverainisation et de nationalisme.

Quand, à tous les coins de rue, Internet était loué comme étant un espace inviolable de liberté sans limite, où nous pensions pouvoir tout faire et où nous étions tous égaux, c’est encore la Russie qui a osé poser une question qui donnait à réfléchir à cette humanité naïve : « Qui sommes-nous, sur cette Toile : des araignées ou des mouches ? » Et, maintenant, tout le monde se précipite pour démêler la Toile, y compris les bureaucraties les plus attachées à la liberté personnelle, en allant jusqu’à accuser Facebook de complicité dans l’ingérence étrangère. Cet espace autrefois libre, présenté comme le prototype d’un paradis futur, est désormais surveillé et délimité par les cyberpolices et la cybercriminalité, les cyberarmées et les cyberespions, les cyberterroristes et les cybermoralistes.

Alors que l’hégémonie de l’hégémon américain n’était contestée par personne, que le grand rêve américain d’une domination mondiale était presque réalisé et que nombreux étaient ceux qui entrevoyaient cette fin de l’histoire où « le peuple se tait », dans cette ambiance de silence global, le discours de Munich retentit soudain5. À l’époque ce discours parut dissident, mais aujourd’hui tout ce qu’il exprime résonne comme une évidence : le monde entier est mécontent des États-Unis, y compris les Américains.

Il n’y a pas si longtemps, le terme politique turc « derin devlet » a été repris par les médias américains et traduit en anglais par « deep state » (« État profond »), puis diffusé par nos médias. Le terme désigne une organisation rigide et totalement antidémocratique du pouvoir, masquée par une belle image d’institutions démocratiques présentée au monde entier. En réalité, ce mécanisme de fonctionnement se fonde sur la violence, la corruption et la manipulation, et il se cache profondément sous la surface d’une société civile qui (hypocritement ou naïvement) condamne toute manipulation, corruption ou violence.

Ayant constaté l’existence de ce déplaisant « État profond » à l’intérieur même de leur pays, les Américains ne se sont cependant pas montrés très surpris : ils se doutaient de son existence depuis bien longtemps. Si le deep Net et le dark Net existent, pourquoi n’existerait-il pas un deep state et un dark state ? Des profondeurs et des ténèbres de ce pouvoir sombre et caché émergent les mirages sublimes de la démocratie créés pour les masses : l’illusion du choix, la sensation de liberté, le sentiment de supériorité, etc.

La méfiance et l’envie, utilisées par la démocratie comme sources prioritaires d’énergie sociale, conduisent nécessairement à une absolutisation de la critique et à une augmentation du niveau d’anxiété. Les haters, les trolls et les bots maléfiques les ayant rejoints, ont formé une majorité criarde, supplantant l’honorable classe moyenne qui exprimait autrefois un ton complètement différent.

À présent, plus personne ne croit aux bonnes intentions des politiques. Ils sont jalousés et donc considérés comme vicieux, rusés et même carrément pourris. De célèbres séries allant de Boss à House of Cards montrent des images bien réalistes du quotidien opaque de l’establishment politique.

Un salaud ne devrait pas être autorisé à aller trop loin pour la simple raison que c’est un salaud. Et quand on suppose qu’il n’y a que des salauds, il faut utiliser, pour dissuader les salauds, des techniques de salauds. Un scélérat doit être expulsé par un autre scélérat. Il existe un large panel de salauds et un large panel de règles compliquées pour réduire à néant l’impact de leur lutte pour le pouvoir. Ainsi se crée un système bienfaiteur de freins et de contrepoids, tel un équilibre dynamique de la bassesse, un équilibre de la cupidité, une harmonie de la tricherie. Et si quelqu’un s’oublie, va trop loin dans ce jeu et en abîme l’harmonie, l’État profond, toujours vigilant, accourt tel un sauveur et entraîne le renégat dans ses profondeurs.

Il n’y a rien d’effrayant dans cette description de la démocratie occidentale. Il suffit de changer légèrement l’angle de prise de vue pour que la peur se dissipe. Mais le doute persiste. Et l’homme occidental commence à regarder partout autour de lui à la recherche d’autres modèles et de façons d’exister. Et il voit la Russie.

Notre système politique, comme tout chez nous, semble moins raffiné, mais en tout cas plus honnête. Et même si « plus honnête » n’est pas synonyme de « mieux » pour tout le monde, il ne manque pas d’attraits.

Notre État n’est pas divisé entre un État profond et un État extérieur. Il est entier, et toutes ses composantes sont bien visibles. Les constructions les plus brutales de son armature de force se trouvent sur la façade, sans aucun artifice architectural. Notre bureaucratie, même quand elle triche, ne prend jamais de pincettes, partant du principe que « personne n’est dupe ».

De fortes tensions internes dues au besoin de garder sous contrôle permanent d’immenses espaces hétérogènes, ainsi que la participation constante de notre pays dans la lutte géopolitique internationale, rendent le pouvoir militaire et policier indispensable et décisif. Depuis toujours, cette puissance a été mise en avant, car ni les marchands, qui considèrent les intérêts militaires inférieurs aux intérêts du commerce, ni les libéraux qui basent leur doctrine sur le refus total de tout militarisme, n’ont jamais dirigé la Russie (à quelques exceptions près : quelques mois en 19176 et quelques années dans les années 19907). Il n’y avait personne pour draper la vérité par des illusions, la repoussant timidement à l’arrière-plan et cachant au plus loin la propriété première de chaque État : être un instrument d’attaque et de défense.

Il n’y a pas d’État profond en Russie, mais il y a un peuple profond. À la surface brille l’élite. Siècle après siècle, avec dynamisme (il faut le lui reconnaître), elle implique le peuple dans certaines de ses activités : réunions de partis, guerres, élections, expériences économiques… Le peuple participe à ces activités, mais de manière un peu détachée, ne se montrant pas à la surface, vivant sa vie propre dans les profondeurs. Deux nations, une superficielle et l’autre profonde, vont parfois dans des sens opposés, se croisent parfois, mais ne se confondent jamais.

Le peuple profond garde toujours son propre avis, échappant aux sondages, à la propagande, aux menaces et à d’autres méthodes d’étude et d’influence directes. Parfois, des chanceux arrivent à comprendre qui il est, ce qu’il pense et ce qu’il veut. Hélas ! cette connaissance n’est souvent saisie que trop tard, et pas par les bonnes personnes.

De rares sociologues osent déterminer précisément si le peuple profond représente toute la nation ou juste une partie – et quelle partie ! À différentes époques, on considérait que c’était tantôt des paysans, tantôt des prolétaires, tantôt des sans-partis, tantôt des hipsters, tantôt des fonctionnaires. Ce peuple, on le cherchait, on voulait s’y plonger. On le disait quelquefois théophore8, ou bien le contraire. On décidait parfois qu’il était imaginaire et n’existait pas réellement. On commençait des réformes à la va-vite, sans le prendre en considération, et très rapidement on butait contre lui, réalisant soudainement qu’il existait malgré tout. Par moments, il battait en retraite sous la pression d’occupants intérieurs ou extérieurs. Mais il revenait toujours.

Avec sa gigantesque supermasse, le peuple profond crée une force irrésistible de gravitation culturelle, qui unit la nation et attire (jette) l’élite à terre (sur la terre natale), et parfois tente de s’élever vers le cosmopolitisme.

Le principe populaire, quel que soit le sens de ce mot, domine l’État, détermine sa forme, limite les fantasmes des théoriciens et contraint les hommes d’action à des tâches précises. Elle est un puissant attracteur auquel mènent toutes les trajectoires politiques, sans exception. En Russie peu importe le mouvement politique par lequel on commence : le conservatisme, le socialisme, le libéralisme…, tout se terminera à peu près de la même manière. C’est-à-dire par ce qui est.

La capacité d’entendre et de comprendre le peuple, de tout voir en lui, en profondeur, et d’agir en adéquation avec lui, constitue la vertu principale et exceptionnelle de la gouvernance de Poutine. Celle-ci épouse le peuple, suit la même route, n’affronte donc pas les surcharges destructrices des contre- courants de l’histoire. Et, par conséquent, elle est efficace et durable.

Dans ce nouveau système toutes les institutions sont subordonnées à la même tâche principale : celle d’instaurer un esprit de confiance à travers la communication et l’interaction du dirigeant suprême avec les citoyens. Différentes branches du pouvoir convergent vers la personne du leader. La valeur de ces branches n’est déterminée que par l’importance et la proximité du lien qu’elles entretiennent avec lui. En outre, des moyens de communication informels fonctionnent en contournant les structures officielles et les groupes d’élite. Et quand la stupidité, l’arriération ou la corruption créent des interférences parmi les ondes de communication avec le peuple, des mesures énergiques sont prises afin de rétablir la connexion au plus vite.

La structure à multiples niveaux des institutions politiques, copiée sur le modèle occidental, est parfois considérée chez nous comme inutile et adoptée uniquement pour « faire comme tout le monde ». Ainsi les différences de notre culture politique ne sautent-elles pas aux yeux de nos voisins : elles les irritent et les effraient moins. Elles sont comme un habit d’extérieur que l’on enfile pour sortir mais que l’on ne met jamais à la maison.

La société ne fait réellement confiance qu’au chef. S’agit-il de la fierté d’un peuple jamais vaincu, du désir de rendre le chemin vers la vérité plus aisé, ou d’autre chose ? Difficile de le dire, mais c’est un fait et ce fait n’est pas nouveau. La nouveauté, c’est que l’État ne l’ignore pas, le prend en considération et s’y réfère dans l’exercice de toutes ses fonctions.

Ce serait une simplification excessive de réduire ce sujet à la fameuse « foi dans le bon roi ». Le peuple profond n’est pas du tout naïf et ne considère pas la bonté du tsar comme une valeur primordiale. Il serait plutôt enclin à voir un bon dirigeant de la même façon qu’Einstein considérait Dieu, « subtil, mais pas malveillant ».

Le modèle contemporain de l’État russe commence par la confiance et tient par la confiance. C’est ce qui le différencie fondamentalement du modèle occidental, qui cultive la méfiance et la critique. C’est de là qu’il tire sa force.

Notre nouvel État, en ce nouveau siècle, aura une longue et glorieuse histoire. Il ne sera pas brisé. Il agira à sa manière, obtiendra et conservera les meilleures places dans la ligue des champions de la lutte géopolitique. Tôt ou tard tous ceux qui demandent à la Russie de « changer de comportement » devront se résigner à l’accepter telle qu’elle est. Après tout, qu’ils aient le choix n’est qu’une illusion.

II Partie

Le poutinisme : programme mondial

Le cardinal de l’ombre est de retour. Vladislav Sourkov, le plus célèbre conseiller de Vladimir Poutine, que la presse aime surnommer son Richelieu, son Machiavel, voire son Raspoutine, a publié en février dernier une tribune remarquée dans le quotidien Nezavissimaïa Gazeta. Elle est intitulée « La longue gouvernance de Poutine » et annonce la victoire du modèle poutinien, en Russie comme dans le monde entier, pour le xxie siècle. Les politologues se déchaînent pour défendre ou étriller le texte. L’hebdomadaire démocrate Nova Gazeta moque « le siècle de Sourkov », tandis que le site de la revue Snob considère, goguenard, que le manifeste n’a qu’un seul destinataire, le souverain lui-même. L’ancien chef adjoint de l’administration présidentielle, né en 1964, père de la notion de « démocratie souveraine », au milieu des années 2000, créateur des mouvements de jeunesses nationalistes Nachi (« Les Nôtres »), spécialiste de « technologie politique » capable de faire naître des faux partis d’oppositions, garde en effet le poste de conseiller de Vladimir Poutine dans le domaine ultrasensible des relations avec l’Ukraine. Mais il a perdu son lustre d’antan. On le dit même en disgrâce.

Cet ambitieux texte théorique tombe à un étrange moment. L’apologie du poutinisme triomphant s’accorde moins bien qu’avant avec l’humeur des Russes. Ceux-ci sont fatigués d’avoir à payer le retour de la Russie sur la scène internationale, magnifié tous les soirs au journal télévisé, au prix de la stagnation économique et sociale. Le triomphalisme consécutif à l’annexion de la Crimée en 2014 ne fait plus recette. Même la popularité du président en pâtit. Celui qui a fait campagne, pour sa quatrième élection, en 2018, sur le thème de « la Russie pour le peuple », qui a promis d’améliorer les routes, le système de santé, le système d’éducation, est surtout celui qui, aux yeux de son peuple, repousse l’âge de la retraite et augmente le taux de la TVA – mesures phares des premiers mois de sa nouvelle présidence. Même les fondements les plus essentiels de la puissance sont altérés : le déclin démographique russe se poursuit et le rapide vieillissement de la population ne sera pas stoppé, malgré les efforts coûteux engagés. De même, l’économie reste majoritairement dépendante des hydrocarbures. Enfin, la Russie ne joue qu’un rôle marginal dans la nouvelle compétition pour l’innovation technoscientifique. De cette bataille, aujourd’hui placée, de fait, sous la domination d’un duel sino- américain dépendra une large partie du sort du xxie siècle, en particulier la redistribution du pouvoir en train de s’opérer.

On attend que le président russe reprenne l’initiative. Il se contente pour l’instant, d’annoncer, pour la deuxième année consécutive, lors de son discours de politique générale, l’« adresse à l’assemblée fédérale » du 20 février dernier, la fabrication de nouvelles armes capables, d’après lui, de frapper les centres de décision américains. Ces nouvelles, toutes inquiétantes qu’elles soient, ne semblent plus galvaniser une population qui souffre toujours des sanctions occidentales, de la corruption, du manque de dynamisme économique du pays et des inégalités.

C’est compter sans l’habileté légendaire de Vladislav Sourkov. Afin de redonner du souffle à une présidence qui l’a perdu, il dédramatise la question de la succession de Vladimir Poutine, prévue en 2024 – à moins qu’une manœuvre constitutionnelle ne l’aide à prolonger son règne sous une autre forme. Sourkov dissout en effet la personne du président au sein d’un paradigme plus large, le poutinisme, incarnation d’un nouveau type d’État. Au fond, il ne s’adresse pas à une société désabusée. Ce manifeste ambitieux est rédigé pour la postérité. Il est destiné aux élites, aux fonctionnaires, et peut-être surtout aux potentiels lecteurs à l’étranger. Sa puissance idéologique – qu’il ne faut pas confondre avec de la profondeur intellectuelle – est à même de faire tourner les têtes un peu partout, tant elle coagule les sujets, de Trump au Brexit, des révoltes populistes à la guerre de l’information, sans oublier une ode néoslavophile au peuple russe.

Le style et le ton de ce morceau de bravoure idéologique restent celui de l’élite russe branchée des années 2000. Sourkov, qui aurait publié sous pseudonyme un roman à clés, qui adore le gangsta rap et l’art contemporain tout en organisant la guerre russe en Ukraine, affectionne les formules qui claquent et le jargon anglo-saxon que l’on entend dans les clubs huppés de la capitale russe. Celui qui se prend pour un intellectuel méprise le poutinisme « vulgaire », celui qui abreuve le téléspectateur, chaque soir, de formules méprisantes envers l’Occident et d’images avantageuses du président. Sourkov prétend échapper à ce qu’il considère comme deux propagandes en miroir, l’occidentale et la russe. Il ne nie pas l’existence d’une « contre-attaque informationnelle » de la Russie en Occident, d’une politique d’influence et de subversion. Il ne refuse pas le terme de nationalisme. Il ne cherche pas à dissimuler la corruption des fonctionnaires russes ni la brutalité du comportement de l’État. Il assume tout. Il fait même de sa sincérité le signe de la supériorité intellectuelle de son analyse. Il prétend au fond exprimer ce que le président russe, soucieux des convenances, ne formulera jamais mais pense et applique.

1

L’état ultime contre le paradigme démocratique occidental, jugé laxiste, hypocrite et défaillant

Notes

9.

Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel [1964], Éditions de Minuit, 1968, p. 33.

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10.

Cité in Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, Actes Sud, 2013, 62-63.

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Et que dit-il ? Que la démocratie à l’occidentale est désormais discréditée, vidée de sa substance. Que le monde entier s’en rend compte. Que le système de gouvernement construit par Vladimir Poutine depuis le milieu des années 2000 constitue le modèle qui sera bientôt suivi partout dans le monde.

Sourkov adapte tout d’abord, pour fustiger la démocratie, la formule du philosophe freudo-marxiste Herbert Marcuse : « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves9. » Sourkov, à sa suite, réduit la démocratie au choix entre plusieurs candidats au cours d’une élection. Il néglige de ce fait ce qui fait le cœur du fonctionnement démocratique : l’État de droit, la séparation des pouvoirs, la délibération permanente. Quant au choix entre candidats prétendument opposés, il en fait une pure illusion. Il réduit les adhésions politiques à une hésitation futile entre deux marques de sodas. Telle est la vision que porte sur la démocratie une grande partie de l’élite russe actuelle. Issue de l’idéologie marxiste-léniniste, qui perdure dans l’esprit des enfants du communisme, elle confond discussion démocratique et aliénation consommatrice. Sourkov et Vladimir Poutine méprisent une démocratie qu’ils n’ont jamais connue, à part sa dénonciation soviétique durant leur enfance et leur jeunesse. La haine de la démocratie laisse des traces.

Pour Sourkov, la société russe a donc eu raison de ne pas avoir adopté la démocratie à l’occidentale, ce spectacle pour enfants gâtés. Rappelons qu’après les immenses espoirs soulevés par la politique de libéralisation économique (perestroïka) et de levée de la censure (glasnost) par Mikhaïl Gorbatchev à partir de 1985, le chaos économique et social des années 1990, sans parler de la faiblesse du président élu Boris Eltsine, otage des oligarques et des services secrets, a discrédité, aux yeux d’une grande partie des Russes, la notion même de démocratie. L’écrivaine Svetlana Alexievitch a écouté ces déçus de la démocratie, à l’image de cette femme qui a passé la majeure partie de sa vie d’adulte sous le communisme et a vécu le postsoviétisme sur un mode traumatique, et qui pose ce constat : « [Les démocrates] ont enfilé le costume américain, ils ont écouté l’oncle Sam… Seulement il ne leur va pas, ce costume. Il n’est pas fait pour eux… Ce n’est pas sur la liberté qu’on s’est précipités, mais sur les jeans. Sur les supermarchés. […] Nous étions un grand peuple ! On a fait de nous des trafiquants et des pillards… Des marchands de tapis et des managers…10 » Toute la genèse du poutinisme est là. Loin de condamner cet état d’esprit, Sourkov approuve ce qu’il voit comme un rejet populaire de la démocratie. Mais il passe sous silence le grand mouvement de protestations contre les fraudes aux élections législatives à la fin de 2011 et au début de 2012, tout comme les nombreuses manifestations de citoyens dégoûtés par la corruption, la censure, ou tout simplement fatigués du long règne de Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999. Si le conseiller du président dit les choses de manière plus crue que ne pourrait le formuler Vladimir Poutine, il suit ce dernier qui, dans ses déclarations et ses discours, plaide depuis des années pour une « voie russe » de développement politique, à mille lieues du paradigme démocratique occidental considéré comme laxiste, hypocrite et défaillant.

Sourkov ne prend pas de gants parce qu’il regarde son pays à l’aune de son développement historique. La Russie, pièce centrale de l’Union soviétique, a connu d’après lui un choc existentiel au moment de la chute de l’URSS il y a bientôt trente ans. Avec les guerres d’indépendance de la Tchétchénie et l’agitation dans le Caucase, elle a failli subir une seconde décomposition, interne, de la Fédération de Russie. Cédant à une conception impériale de l’État russe, Sourkov se réjouit du coup d’arrêt porté à ce processus – au prix de la mise au pas sanglante de la Tchétchénie, dirigée par Ramzan Kadyrov qui organise des manifestations contre Charlie Hebdo ou persécute les homosexuels. Sourkov exalte une essence de l’État russe, en expansion constante. Il justifie ingénument la politique consistant à empêcher les ex-républiques soviétiques de choisir leur destin, au prix d’une guerre en Géorgie (2008), de l’annexion d’une région ukrainienne (la Crimée en 2014) et d’une guerre sans fin dans le Donbass. Ces phrases résonnent également comme une sourde menace. Au nom de la solidarité avec les populations russophones, nombreuses en Lettonie, en Estonie ou encore au Kazakhstan, au nom de la fraternité religieuse avec les chrétiens orthodoxes où qu’ils se trouvent, au nom d’une idéologie néo- eurasienne tournée vers les populations turcophones et musulmanes de Russie et d’Asie centrale, le Kremlin se réserve le droit d’intervenir partout où il le jugera nécessaire. Cette « logique des processus historiques » est fondée sur une vision expansionniste et impérialiste de l’État russe. Elle s’inscrit aussi bien dans la continuité du tsarisme des xviiie et xixe siècles que dans le paradigme soviétique.

Mimant, dans un geste typiquement « postmoderne » qui enivre toujours une certaine élite russe de la génération de Sourkov, la formule de la « Moscou, troisième Rome », pilier du messianisme russe, le conseiller du prince considère que Vladimir Poutine a inventé un type inédit d’État. Après le grand-duché de Moscovie, l’empire russe moderne et l’URSS, l’État poutinien est le quatrième. Et il n’y en aura pas de cinquième.

2

Le poutinisme, « idéologie de l’avenir » et modèle pour tous les pays du monde

Notes

11.

« It may be cold comfort in this chaotic era, but Americans should know that there are adults in the room » (Anonyme, « I Am Part of the Resistance Inside the Trump Administration », nytimes.com, 5 septembre 2018.

+ -

12.

Voir Carl Schmitt, La Notion de politique [1932], Flammarion, « Champs », 2009.

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Mais ce n’est pas tout. Le poutinisme convient non seulement parfaitement à la Russie mais, selon Sourkov, il recèle également un « fort potentiel d’exportation ». C’est l’« idéologie de l’avenir » pour tous les pays du monde. Selon lui, les événements politiques et sociaux qui agitent le globe depuis quelques années en fournissent la vérification expérimentale. Sans évoquer le mouvement des Gilets jaunes en France, qui illustre cette révolte des peuples contre des élites déconnectées des sentiments profonds de leurs sociétés, il vise l’essor des mouvements populistes, par exemple en Italie, en France et en Allemagne. Il fait également référence à la résistance interne à l’Europe des démocraties illibérales d’un Viktor Orbán ou du PiS au pouvoir en Pologne. Il a en vue l’avènement des régimes identitaires en Turquie, en Chine ou en Inde. Sans oublier, bien sûr, les élections de Trump aux États-Unis ou de Bolsonaro au Brésil. S’appuyant sur l’effort d’influence russe et sur ses réseaux savamment tissés, exaltant le conservatisme, le souverainisme, l’antiaméricanisme, l’antimondialisme ou la crainte d’une standardisation du monde, il en attribue la paternité à la « longue gouvernance » de Vladimir Poutine. Grâce à ses discours antioccidentaux, depuis le fameux discours de Munich de 2007 et, surtout, depuis son « tournant conservateur » de 2013, « la Russie s’immisce jusque dans [les] cerveaux » des peuples.

La « recherche d’autres modèles et d’autres façons d’exister » est légitime et devrait faire tourner tous les regards vers l’Orient. D’ailleurs, prétend Sourkov, « tout ce qui se déroule dans le reste au monde aujourd’hui a été prédit par la Russie depuis bien longtemps ». Fils du soviétisme, le conseiller considère que, comme le marxisme-léninisme en son temps, le poutinisme a vocation à conquérir la planète. Sourkov, approuvant le contrôle croissant d’Internet dans son pays, considère que celui-ci a été précurseur : ce n’est pas à Mark Zuckerberg mais aux États, de décider de ce qui circule sur les réseaux sociaux. L’élection de Donald Trump montre, d’après lui, que les Américains eux- mêmes ne supportent plus l’arrogante domination américaine, sous couvert d’expansion de la démocratie.

Sourkov s’étend sur le concept d’« État profond », cette sphère de la haute administration qui considère comme son devoir de tout faire pour que « les mauvaises décisions restent confinées dans l’aile Ouest » de la Maison-Blanche et qui assurent que, dans le palais présidentiel, « il y a des adultes dans la pièce11 ». Pour Sourkov, cette dualité du pouvoir à Washington démontre clairement la nullité de la démocratie américaine. Par contraste, la Russie offre l’image d’un État honnête, qui ne dissimule pas sa nature sous un échafaudage de bonnes intentions. En Russie, assure Sourkov, les structures autoritaires sont bien visibles. Face à la joliesse de l’architecture bourgeoise occidentale, la maison russe exhibe sa sévérité et ses imperfections. C’est une vieille rengaine de la pensée slavophile, version russe du romantisme qui affirme, depuis le début du xixe siècle, la singularité absolue de l’esprit russe. Même la prédation systématique opérée par des fonctionnaires et une bureaucratie notoirement corrompus est jugée par Sourkov moins hypocrite que les protestations de vertu de l’État de droit. Affirmant que l’État est, en son essence, « un instrument d’attaque et de défense », le conseiller du prince adhère à une conception schmittienne de la politique, débarrassée du juridisme, du moralisme, et concentrée sur la définition de l’ami et de l’ennemi12.

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Un populisme made in Russia

Vladislav Sourkov conclut sa démonstration par un éloge du peuple russe, qui sonne étrangement sous la plume d’un des plus célèbres représentants de l’élite russe. À l’État profond des Occidentaux il oppose le deep people russe. Il fait ainsi mine de renouer avec une vieille tradition de l’intelligentsia russe, la fascination pour un peuple mal connu et mal compris. Reprenant le flambeau de Tolstoï, de Dostoïevski ou de Soljenitsyne, il exalte l’idiosyncrasie du « vrai Russe ». Se présentant comme un néoslavophile, Sourkov rêve d’un peuple resté autonome et original au fil des siècles – négligeant les mouvements telluriques qui l’ont secoué durant la période soviétique, au prix de millions de morts et de prisonniers des goulags. Mais Sourkov est certainement aussi un lecteur de Michel Foucault, l’archéologue des établissements disciplinaires et du pouvoir sur les corps et la vie. Pour le conseiller de Poutine, le peuple russe y échappe comme par miracle. Il demeure insaisissable, irréductible « aux sondages, à la propagande, aux menaces et aux autres méthodes d’étude et d’influence ». Sourkov ne mythifie pas seulement le « principe national- populaire », cette narodnost qui figurait dans la devise de l’État russe impérial (avec l’orthodoxie et l’autocratie). Il fait de Vladimir Poutine le seul chef d’État capable « d’entendre et de comprendre le peuple, de tout voir en lui, en profondeur, et d’agir en adéquation avec lui », autant de choses qui constituent la « vertu principale et exceptionnelle de [sa] gouvernance ».

Selon Sourkov, la Russie n’a pas besoin d’une démocratie représentative car son leader incarne le peuple de manière beaucoup plus vraie que ne le permettrait une machinerie électorale et juridique. Finalement, à quoi bon vouloir se plier encore à la Constitution, qui interdit une réélection de Poutine en 2024 ? Au fil des ans, le président a métamorphosé sa fonction : d’élu, il est devenu guide. Le conseiller suggère donc qu’un tour de passe-passe constitutionnel pourrait tout à fait donner un nouveau rôle – chef d’un Soviet suprême, leader national à vie – à Vladimir Poutine.

Ce texte est stupéfiant. Il est même étonnant qu’il ait suscité si peu de polémiques et n’ait pas provoqué un sévère recadrage de la part de son patron. Tentative désespérée pour retrouver une influence perdue ou programme pour l’avenir, les années qui viennent le diront. Cette tribune assume avec un cynisme confondant ce qu’on reproche habituellement (de l’extérieur) et ce que l’on dissimule avec pudeur (à l’intérieur) : le mépris de la démocratie, le culte du chef, la nature polémogène du régime russe, la haine de l’« Occident décadent » comme moteur psychologique, jusqu’à la corruption des serviteurs de l’État et la brutalité des rapports sociaux. Concluant son manifeste par un éloge de la confiance supposée liant la population et son dirigeant, il révèle en fait la fragilité d’un poutinisme qui joue son va-tout, dans un contexte de déliquescence économique, sociale et politique. Pourquoi, alors, donner de l’importance à ce texte ? Parce qu’il sera lu avec complaisance, voire avec enthousiasme, par les poutinophiles du monde entier, d’Europe en particulier, ceux qui espèrent une alternative à notre politique démocratique. Puisque la bataille des idées ne risque pas de disparaître, dans la période agitée qui est la nôtre, il est indispensable de le lire. Et pourquoi pas, d’y répondre ?

III Partie

ДОЛГОЕ ГОСУДАРСТВО ПУТИНА

«Это только кажется, что выбор у нас есть». Поразительные по глубине и дерзости слова. Сказанные полтора десятилетия назад, сегодня они забыты и не цитируются. Но по законам психологии то, что нами забыто, влияет на нас гораздо сильнее того, что мы помним. И слова эти, выйдя далеко за пределы контекста, в котором прозвучали, стали в итоге первой аксиомой новой российской государственности, на которой выстроены все теории и практики актуальной политики.

Иллюзия выбора является важнейшей из иллюзий, коронным трюком западного образа жизни вообще и западной демократии в частности, давно уже приверженной идеям скорее Барнума, чем Клисфена. Отказ от этой иллюзии в пользу реализма предопределенности привел наше общество вначале к размышлениям о своем, особом, суверенном варианте демократического развития, а затем и к полной утрате интереса к дискуссиям на тему, какой должна быть демократия и должна ли она в принципе быть.

Открылись пути свободного государственного строительства, направляемого не импортированными химерами, а логикой исторических процессов, тем самым «искусством возможного». Невозможный, противоестественный и контристорический распад России был, пусть и запоздало, но твердо остановлен. Обрушившись с уровня СССР до уровня РФ, Россия рушиться прекратила, начала восстанавливаться и вернулась к своему естественному и единственно возможному состоянию великой, увеличивающейся и собирающей земли общности народов. Нескромная роль, отведенная нашей стране в мировой истории, не позволяет уйти со сцены или отмолчаться в массовке, не сулит покоя и предопределяет непростой характер здешней государственности.

И вот – государство Россия продолжается, и теперь это государство нового типа, какого у нас еще не было. Оформившееся в целом к середине нулевых, оно пока мало изучено, но его своеобразие и жизнеспособность очевидны. Стресс-тесты, которые оно прошло и проходит, показывают, что именно такая, органически сложившаяся модель политического устройства явится эффективным средством выживания и возвышения российской нации на ближайшие не только годы, но и десятилетия, а скорее всего и на весь предстоящий век.

Русской истории известны, таким образом, четыре основные модели государства, которые условно могут быть названы именами их создателей: государство Ивана Третьего (Великое княжество/Царство Московское и всей Руси, XV–XVII века); государство Петра Великого (Российская империя, XVIII–XIX века); государство Ленина (Советский Союз, ХХ век); государство Путина (Российская Федерация, XXI век). Созданные людьми, выражаясь по-гумилевски, «длинной воли», эти большие политические машины, сменяя друг друга, ремонтируясь и адаптируясь на ходу, век за веком обеспечивали русскому миру упорное движение вверх.

Большая политическая машина Путина только набирает обороты и настраивается на долгую, трудную и интересную работу. Выход ее на полную мощность далеко впереди, так что и через много лет Россия все еще будет государством Путина, подобно тому как современная Франция до сих пор называет себя Пятой республикой де Голля, Турция (при том, что у власти там сейчас антикемалисты) по-прежнему опирается на идеологию «Шести стрел» Ататюрка, а Соединенные Штаты и поныне обращаются к образам и ценностям полулегендарных «отцов-основателей».

Необходимо осознание, осмысление и описание путинской системы властвования и вообще всего комплекса идей и измерений путинизма как идеологии будущего. Именно будущего, поскольку настоящий Путин едва ли является путинистом, так же, как, например, Маркс не марксист и не факт, что согласился бы им быть, если бы узнал, что это такое. Но это нужно сделать для всех, кто не Путин, а хотел бы быть, как он. Для возможности трансляции его методов и подходов в предстоящие времена.

Описание должно быть исполнено не в стиле двух пропаганд, нашей и не нашей, а на языке, который и российский официоз, и антироссийский официоз воспринимали бы как умеренно еретический. Такой язык может стать приемлемым для достаточно широкой аудитории, что и требуется, поскольку сделанная в России политическая система пригодна не только для домашнего будущего, она явно имеет значительный экспортный потенциал, спрос на нее или на отдельные ее компоненты уже существует, ее опыт изучают и частично перенимают, ей подражают как правящие, так и оппозиционные группы во многих странах.

Чужеземные политики приписывают России вмешательство в выборы и референдумы по всей планете. В действительности, дело еще серьезнее

– Россия вмешивается в их мозг, и они не знают, что делать с собственным измененным сознанием. С тех пор как после провальных 90-х наша страна отказалась от идеологических займов, начала сама производить смыслы и перешла в информационное контрнаступление на Запад, европейские и американские эксперты стали все чаще ошибаться в прогнозах. Их удивляют и бесят паранормальные предпочтения электората. Растерявшись, они объявили о нашествии популизма. Можно сказать и так, если нет слов.

Между тем интерес иностранцев к русскому политическому алгоритму понятен – нет пророка в их отечествах, а все сегодня с ними происходящее Россия давно уже напророчила.

Когда все еще были без ума от глобализации и шумели о плоском мире без границ, Москва внятно напомнила о том, что суверенитет и национальные интересы имеют значение. Тогда многие уличали нас в «наивной» привязанности к этим старым вещам, якобы давно вышедшим из моды. Учили нас, что нечего держаться за ценности ХIХ века, а надо смело шагнуть в век ХХI, где будто бы не будет никаких суверенных наций и национальных государств. В ХХI веке вышло, однако, по-нашему. Английский брекзит, американский «#грейтэгейн», антииммиграционное огораживание Европы

– лишь первые пункты пространного списка повсеместных проявлений деглобализации, ресуверенизации и национализма.

Когда на каждом углу восхваляли интернет как неприкосновенное пространство ничем не ограниченной свободы, где всем якобы можно все и где все якобы равны, именно из России прозвучал отрезвляющий вопрос к одураченному человечеству: «А кто мы в мировой паутине – пауки или мухи?» И сегодня все ринулись распутывать Сеть, в том числе и самые свободолюбивые бюрократии, и уличать фейсбук в потворстве иностранным вмешательствам. Некогда вольное виртуальное пространство, разрекламированное как прообраз грядущего рая, захвачено и разграничено киберполицией и киберпреступностью, кибервойсками и кибершпионами, кибертеррористами и киберморалистами.

Когда гегемония «гегемона» никем не оспаривалась и великая американская мечта о мировом господстве уже почти сбылась и многим померещился конец истории с финальной ремаркой «народы безмолвствуют», в наступившей было тишине вдруг резко прозвучала Мюнхенская речь. Тогда она показалась диссидентской, сегодня же все в ней высказанное представляется само собой разумеющимся – Америкой недовольны все, в том числе и сами американцы.

Не так давно малоизвестный термин derin devlet из турецкого политического словаря был растиражирован американскими медиа, в переводе на английский прозвучав как deep state, и уже оттуда разошелся по нашим СМИ. По-русски получилось «глубокое», или «глубинное государство». Термин означает скрытую за внешними, выставленными напоказ демократическими институтами жесткую, абсолютно недемократическую сетевую организацию реальной власти силовых структур. Механизм, на практике действующий посредством насилия, подкупа и манипуляции и спрятанный глубоко под поверхностью гражданского общества, на словах (лицемерно или простодушно) манипуляцию, подкуп и насилие осуждающего.

Обнаружив у себя внутри малоприятное «глубинное государство», американцы, впрочем, не особенно удивились, поскольку давно о его наличии догадывались. Если существует deep net и dark net, почему бы не быть deep state или даже dark state? Из глубин и темнот этой непубличной и неафишируемой власти всплывают изготовленные там для широких масс светлые миражи демократии – иллюзия выбора, ощущение свободы, чувство превосходства и пр.

Недоверие и зависть, используемые демократией в качестве приоритетных источников социальной энергии, необходимым образом приводят к абсолютизации критики и повышению уровня тревожности. Хейтеры, тролли и примкнувшие к ним злые боты образовали визгливое большинство, вытеснив с доминирующих позиций некогда задававший совсем другой тон достопочтенный средний класс.

В добрые намерения публичных политиков теперь никто не верит, им завидуют и потому считают людьми порочными, лукавыми, а то и прямо мерзавцами. Знаменитые политографические сериалы от «Босса» до «Карточного домика» соответственно рисуют натуралистические картины мутных будней истеблишмента.

Мерзавцу нельзя дать зайти слишком далеко по той простой причине, что он мерзавец. А когда кругом (предположительно) одни мерзавцы, для сдерживания мерзавцев приходится использовать мерзавцев же. Клин клином, подлеца подлецом вышибают… Имеется широкий выбор подлецов и запутанные правила, призванные свести их борьбу между собой к более- менее ничейному результату. Так возникает благодетельная система сдержек и противовесов – динамическое равновесие низости, баланс жадности, гармония плутовства. Если же кто-то все-таки заигрывается и ведет себя дисгармонично, бдительное глубинное государство спешит на помощь и невидимой рукой утаскивает отступника на дно.

Ничего страшного в предложенном изображении западной демократии на самом деле нет, достаточно немного изменить угол зрения, и станет опять нестрашно. Но осадок остается, и западный житель начинает крутить головой в поисках иных образцов и способов существования. И видит Россию.

Наша система, как и вообще наше все, смотрится, конечно, не изящнее, зато честнее. И хотя далеко не для всех слово «честнее» является синонимом слова «лучше», оно не лишено притягательности.

Государство у нас не делится на глубинное и внешнее, оно строится целиком, всеми своими частями и проявлениями наружу. Самые брутальные конструкции его силового каркаса идут прямо по фасаду, не прикрытые какими-либо архитектурными излишествами. Бюрократия, даже когда хитрит, делает это не слишком тщательно, как бы исходя из того, что «все равно все всё понимают».

Высокое внутреннее напряжение, связанное с удержанием огромных неоднородных пространств, и постоянное пребывание в гуще геополитической борьбы делают военно-полицейские функции государства важнейшими и решающими. Их традиционно не прячут, а наоборот, демонстрируют, поскольку Россией никогда не правили купцы (почти никогда, исключения – несколько месяцев в 1917 году и несколько лет в 1990-х), считающие военное дело ниже торгового, и сопутствующие купцам либералы, учение которых строится на отрицании всего хоть сколько-нибудь «полицейского». Некому было драпировать правду иллюзиями, стыдливо задвигая на второй план и пряча поглубже имманентное свойство любого государства – быть орудием защиты и нападения.

Глубинного государства в России нет, оно все на виду, зато есть глубинный народ.

На глянцевой поверхности блистает элита, век за веком активно (надо отдать ей должное) вовлекающая народ в некоторые свои мероприятия – партийные cобрания, войны, выборы, экономические эксперименты. Народ в мероприятиях участвует, но несколько отстраненно, на поверхности не показывается, живя в собственной глубине совсем другой жизнью. Две национальные жизни, поверхностная и глубокая, иногда проживаются в противоположных направлениях, иногда в совпадающих, но никогда не сливаются в одну.

Глубинный народ всегда себе на уме, недосягаемый для социологических опросов, агитации, угроз и других способов прямого изучения и воздействия. Понимание, кто он, что думает и чего хочет, часто приходит внезапно и поздно, и не к тем, кто может что-то сделать.

Редкие обществоведы возьмутся точно определить, равен ли глубинный народ населению или он его часть, и если часть, то какая именно? В разные времена за него принимали то крестьян, то пролетариев, то беспартийных, то хипстеров, то бюджетников. Его «искали», в него «ходили». Называли богоносцем, и наоборот. Иногда решали, что он вымышлен и в реальности не существует, начинали какие-нибудь галопирующие реформы без оглядки на него, но быстро расшибали об него лоб, приходя к выводу, что «что-то все- таки есть». Он не раз отступал под напором своих или чужих захватчиков, но всегда возвращался.

Своей гигантской супермассой глубокий народ создает непреодолимую силу культурной гравитации, которая соединяет нацию и притягивает (придавливает) к земле (к родной земле) элиту, время от времени пытающуюся космополитически воспарить.

Народность, что бы это ни значило, предшествует государственности, предопределяет ее форму, ограничивает фантазии теоретиков, принуждает практиков к определенным поступкам. Она мощный аттрактор, к которому неизбежно приводят все без исключения политические траектории. Начать в России можно с чего угодно – с консерватизма, с социализма, с либерализма, но заканчивать придется приблизительно одним и тем же. То есть тем, что, собственно, и есть.

Умение слышать и понимать народ, видеть его насквозь, на всю глубину и действовать сообразно – уникальное и главное достоинство государства Путина. Оно адекватно народу, попутно ему, а значит, не подвержено разрушительным перегрузкам от встречных течений истории. Следовательно, оно эффективно и долговечно.

В новой системе все институты подчинены основной задаче – доверительному общению и взаимодействию верховного правителя с гражданами. Различные ветви власти сходятся к личности лидера, считаясь ценностью не сами по себе, а лишь в той степени, в какой обеспечивают с ним связь. Кроме них, в обход формальных структур и элитных групп работают неформальные способы коммуникации. А когда глупость, отсталость или коррупция создают помехи в линиях связи с людьми, принимаются энергичные меры для восстановления слышимости.

Перенятые у Запада многоуровневые политические учреждения у нас иногда считаются отчасти ритуальными, заведенными больше для того, чтобы было, «как у всех», чтобы отличия нашей политической культуры не так сильно бросались соседям в глаза, не раздражали и не пугали их. Они как выходная одежда, в которой идут к чужим, а у себя мы по-домашнему, каждый про себя знает, в чем.

По существу же общество доверяет только первому лицу. В гордости ли никогда никем не покоренного народа тут дело, в желании ли спрямить пути правде либо в чем-то ином, трудно сказать, но это факт, и факт не новый. Ново то, что государство данный факт не игнорирует, учитывает и из него исходит в начинаниях.

Было бы упрощением сводить тему к пресловутой «вере в доброго царя». Глубинный народ совсем не наивен и едва ли считает добродушие царским достоинством. Скорее он мог бы думать о правильном правителе то же, что Эйнштейн сказал о боге: «Изощрен, но не злонамерен».

Современная модель русского государства начинается с доверия и на доверии держится. В этом ее коренное отличие от модели западной, культивирующей недоверие и критику. И в этом ее сила.

У нашего нового государства в новом веке будет долгая и славная история. Оно не сломается. Будет поступать по-своему, получать и удерживать призовые места в высшей лиге геополитической борьбы. С этим рано или поздно придется смириться всем тем, кто требует, чтобы Россия «изменила поведение». Ведь это только кажется, что выбор у них есть.

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