La montée en puissance de l'islamisme woke dans le monde occidental
Introduction
Islamisme et politique ultraprogressiste
Les réseaux islamistes investissent le wokisme
Réactions et développements possibles
Résumé
Les dernières décennies ont vu une mutation de la stratégie et du discours de l’islam radical ainsi que de ses militants. Ces mutations résultent de la présence nombreuse et désormais durable de populations musulmanes dans le monde occidental. Devant l’irréalisme d’un projet originaire d’islamisation intégrale, ses militants ont évolué dans une double direction : la recherche d’une emprise maximale sur les communautés musulmanes occidentales et la promotion de leur vision et de leurs revendications auprès des institutions et des grands acteurs politiques, économiques, culturels et sociaux des pays d’accueil. Ces militants sont issus de nouvelles générations, nées et formées en Occident, la plupart du temps en sciences sociales, et non plus dans les filières scientifiques et technologiques comme leurs aînés. Simultanément, ces nouveaux islamistes endossent des thèmes ultraprogressistes, leur permettant de conclure des alliances avec la gauche radicale. Les développements les plus récents ont ainsi vu se multiplier les ponts entre islam radical et ce qui est désormais nommé « culture woke », dans un contexte de propagation des contenus profondément modifié par les chaînes satellitaires et les réseaux sociaux.
Cette note de Lorenzo Vidino, directeur du programme de recherche sur l’extrémisme à l’université George-Washington, présente les structures, soutiens et thèmes de cet « islamisme woke » ou « islamo-wokisme », mais aussi les réactions négatives, particulièrement en France et au sein même des musulmans occidentaux.
L’auteur montre que les nouveaux militants islamistes utilisent rarement les références traditionnelles mais reprennent plutôt le langage de la discrimination, de l’antiracisme, de l’oppression intériorisée, de l’intersectionnalité et de la théorie postcoloniale. C’est cette nouvelle approche qui leur donne un accès au monde politique, médiatique et à la société civile, ce que leurs prédécesseurs n’auraient jamais osé espérer.
Il demeure la question de savoir si une telle mutation traduit une adoption des valeurs occidentales par cette nouvelle génération de militants, via le progressisme, ou si, à l’inverse, le wokisme est en train de devenir un puissant vecteur de l’influence islamiste dans le monde occidental.
Lorenzo Vidino,
Directeur du programme sur l’extrémisme à l’université George-Washington
Introduction
Pour en savoir plus sur ce sujet, voir les entretiens réalisés avec une douzaine d’anciens membres des Frères musulmans dans divers pays occidentaux in Lorenzo Vidino, The Closed Circle. Joining and Leaving the Muslim Brotherhood in the West, Columbia University Press, 2020.
L’islamisme dans le monde occidental a une histoire de près de soixante-dix ans, qui remonte à l’arrivée en Europe et en Amérique du Nord, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, des premiers membres des Frères musulmans, qu’il s’agisse d’étudiants poursuivant des études supérieures dans des universités occidentales ou de hauts responsables fuyant les persécutions dans leur pays. Depuis lors, des militants liés à diverses branches des Frères musulmans dans le monde arabe et à d’autres mouvements du sous-continent indien (Jamaat-e-Islami) et de Turquie (Millî Görüş) appartenant à la grande famille de l’islam politique ont établi une présence stable en Occident. Ces mouvements ont depuis évolué sur le plan idéologique et organisationnel. Malgré leur taille encore relativement modeste, ils sont devenus des forces d’influence disproportionnées dans les communautés musulmanes hétérogènes du monde occidental.
Certains aspects de cette présence n’ont pas beaucoup changé avec le temps. Par exemple, les rouages internes de nombreux réseaux islamistes occidentaux, tels qu’un processus de sélection scrupuleux, le secret interne et la structure hiérarchique, sont pratiquement identiques à ceux des premiers jours, reproduisant en substance ceux des structures mères des sociétés à majorité musulmane1. Pourtant, au fil des ans, les membres occidentaux du mouvement islamiste, qui se caractérise par sa souplesse et son pragmatisme, ont compris que plusieurs aspects de leur matrice politique devaient être adaptés.
« The duty of the Islamic Movement [is] not to leave these [Western] expatriates to be swept by the whirlpool of the materialistic trend that prevails in the West » (Yusuf Al-Qaradawi, Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase, Awakening Publications, 2000, p. 88).
Tout d’abord, ils ont compris que les objectifs que le mouvement poursuivait pour les sociétés à majorité musulmane – l’islamisation de l’ensemble de la société et l’instauration d’un gouvernement islamique appliquant la charia – ne pouvaient être atteints de manière réaliste en Occident, où les musulmans ne constituent qu’une petite minorité. Les islamistes occidentaux ont ensuite considéré que deux objectifs étaient plus appropriés : d’une part, diffuser leur vision politico-religieuse du monde au sein des communautés musulmanes occidentales ; d’autre part, influencer les politiques publiques et les débats occidentaux sur les enjeux qui leur importent.
En outre, avec le temps, les islamistes occidentaux ont compris que non seulement leurs objectifs mais aussi leurs tactiques devaient être adaptés. Certains des récits, des schémas et du langage qui constituent le répertoire traditionnel de l’islamisme sont restés inchangés. Cela s’est révélé particulièrement vrai parmi les anciens membres du mouvement, très soudés entre eux, et aussi lorsque le mouvement a cherché à toucher un public plus large, mais encore relativement restreint, de sympathisants conservateurs dans les communautés musulmanes occidentales. Mais, dans le même temps, les islamistes occidentaux ont considérablement modifié la façon dont ils se présentaient à deux de leurs principaux publics : les communautés musulmanes occidentales (dont la plupart des membres ont peu de connaissances ou d’intérêt pour l’islamisme) et les institutions occidentales (au sens large, les acteurs gouvernementaux, les médias et la société civile).
Il est d’une importance cruciale pour les islamistes occidentaux de toucher ces deux groupes cibles. Ils ont compris depuis le début des années 1980 que leur présence en Occident n’était pas temporaire et qu’ils pouvaient l’utiliser non seulement comme un refuge pour fuir les régimes du Moyen-Orient mais aussi pour y atteindre un nouvel ensemble d’objectifs. Les communautés musulmanes de l’Occident, récemment établies et en pleine expansion, ont été considérées comme un public parfaitement réceptif à la vision religieuse et sociopolitique des islamistes, et Yusuf Al-Qaradawi, le chef spirituel présumé du mouvement islamiste mondial, a affirmé que « le devoir du mouvement islamique [était] de ne pas laisser ces expatriés [occidentaux] être emportés par le tourbillon matérialiste qui prévaut en Occident2 ». Leur objectif étant d’influencer les institutions occidentales, au cours des trente dernières années les islamistes ont constamment cherché à se présenter comme des représentants légitimes des communautés musulmanes locales, comme des interlocuteurs fiables et modérés pour les gouvernements, les médias et la société dans son ensemble.
En 1988, Salman Rushdie, écrivain britannique d’origine indienne, publie un roman intitulé Les Versets sataniques, jugé blasphématoire par de nombreux musulmans. Des manifestations et des autodafés ont lieu dans le monde musulman et en Europe. Le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeini condamne son auteur pour apostasie et émet une fatwa appelant à l’assassiner. Salman Rushdie vit depuis sous protection policière. La fatwa lancée contre Rushdie concerne également tous ceux qui participent à la diffusion de l’ouvrage. Le 28 février 1989, deux librairies de l’université de Californie vendant le livre et les bureaux du Riverdale Press, journal qui avait défendu le droit de le lire, furent la cible d’attentats à la bombe incendiaire. En 1991, le traducteur japonais du livre a été poignardé à mort, quelques jours après que le traducteur italien a survécu à une attaque similaire. En 1993, l’éditeur norvégien a réussi à survivre à plusieurs coups de feu. La même année, 37 personnes ont été assassinées dans un hôtel d’Istanbul incendié en raison de la présence de l’éditeur turc du livre. [NdT]
Par exemple, Karen Taylor, directrice de l’organisation European Network Against Racism (ENAR), basée à Bruxelles (une organisation qui, il faut le noter, entretient des liens étroits avec diverses entités islamistes), a déclaré : « En tant que voix du mouvement antiraciste en Europe, ENAR s’oppose à tout récit décrivant certaines organisations de la société civile et certains activistes comme des “islamistes” invisibles prêts à utiliser un agenda “woke” pour mettre en œuvre leurs objectifs politiques “cachés” et intolérants. Ces préjugés créent intentionnellement la peur et la division en Europe pour exclure une partie de la société. Notre mission est de remettre en question les mythes et de combattre les stéréotypes sur les communautés musulmanes jusqu’à ce que nous atteignions l’équité raciale [“racial equity”, NDT]. Notre priorité est de veiller à ce que ces récits ne contribuent pas à la racialisation et à la criminalisation d’un groupe minoritaire et ne restreignent pas les droits fondamentaux » – citée in ENAR,
« European day against islamophobia 2021: ENAR condemns “woke islamism” theory as a political weapon to further legitimise the demonisation of Muslims and those perceived as Muslims in Europe », communiqué de presse, 1er octobre 2021 (www.enar-eu.org/).
Afin de gagner à leur cause ces interlocuteurs, les islamistes occidentaux ont rapidement compris la nécessité d’adapter leurs messages et leurs méthodes. Ce processus d’adaptation linguistique a commencé il y a plusieurs décennies, mais il s’est approfondi et accéléré au cours des dix-quinze dernières années, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de jeunes militants. Contrairement à la première génération d’islamistes arrivée du Moyen-Orient, cette nouvelle génération est plus au fait des sensibilités culturelles occidentales parce qu’elle est née en Occident et qu’elle a été formée principalement en sciences sociales, en sciences humaines et en communication (alors que la plupart des militants de la première génération ont eu tendance à se former dans des disciplines telles que l’ingénierie et la médecine). Nombre de ceux appartenant à cette nouvelle génération d’activistes islamistes ne conservent que des liens formels ténus avec les structures islamistes établies. Ils ont peut-être grandi sous l’influence de l’islam – parfois littéralement, car certains d’entre eux sont les enfants de pionniers de l’islam en Occident – en étant actifs dans des groupes de jeunes islamistes ou en donnant fréquemment des conférences dans des mosquées et lors d’événements liés au réseau, mais ils ont souvent bâti leurs propres moyens d’amplification de leur discours par la création de nouvelles organisations et par une présence en ligne multiplateforme. Leur degré de connexion avec les organisations islamistes traditionnelles est variable et il peut être assez limité, du moins formellement.
En outre, la plupart de ces jeunes acteurs islamistes n’utilisent que rarement des références islamistes et, s’ils le font, c’est généralement en termes quelque peu euphémisés. Ils parlent plutôt le langage de la discrimination, de l’antiracisme, de l’oppression intériorisée, de l’intersectionnalité et de la théorie postcoloniale. Plusieurs des causes qu’ils embrassent, comme l’environnement ou la réduction des frais universitaires, n’ont rien à voir avec l’islamisme. D’autres peuvent être considérées comme recoupant les griefs traditionnels de l’islamisme mais sont formulées en termes typiquement progressistes et sans islamisme apparent. Par exemple, l’adhésion récente des islamistes occidentaux aux appels à la « décolonisation » des programmes scolaires correspond à la nature anticoloniale inhérente à l’idéologie, mais elle est formulée en adoptant le langage couramment utilisé dans les cercles de gauche dits progressistes.
Ces approches ont permis à la nouvelle génération d’islamistes occidentaux un accès, qui était inespéré pour leurs prédécesseurs, à des cercles du monde politique, médiatique et de la société civile. En se débarrassant largement des topoï du langage islamiste et en adoptant des cadres de pensée et des causes progressistes, les jeunes islamistes occidentaux ont forgé de solides alliances dans la société dominante et ont fini par être largement acceptés par l’élite occidentale. Nombre d’entre eux ont donc intégré des partis politiques, ont publié des articles d’opinion et participé à des débats dans les médias grand public, se sont présentés aux élections, ont bâti des alliances avec un large éventail d’organisations progressistes et de leaders d’opinion. Ils ont reçu des subventions de la part de fondations et d’agences gouvernementales respectées.
Le temps est loin où les islamistes occidentaux brûlaient publiquement des livres, comme lors de l’affaire Rushdie3 en 1988. De nombreux islamistes d’aujourd’hui utilisent des méthodes, embrassent des causes et concluent des alliances qui laissent perplexes non seulement les observateurs de longue date du mouvement mais aussi la première génération de pionniers. Certains, notamment en Europe, ont commencé à qualifier cette tendance d’« islamisme woke ». Ce terme est contesté et peut être considéré comme quelque peu péjoratif4 , mais il est devenu relativement courant parmi les observateurs et les anciens de la scène islamiste en Occident, décrivant avec justesse une tendance qui s’est considérablement accélérée au cours des dernières années.
La présente note cherche à analyser certaines des dynamiques clés derrière l’islamisme woke en Occident, de ses origines à ses nombreuses manifestations. L’analyse de ce nouvel islamisme est relativement récente et est complexe car l’évolution n’est pas la même d’un pays à l’autre, ce qui rend impossible une évaluation complète de ses aspects comme de ses implications. Malgré ces difficultés, cette note vise à faire la lumière sur un phénomène qui modifie considérablement le visage de l’islamisme en Occident et qui doit donc être compris aussi bien par les universitaires que par les décideurs politiques.
Islamisme et politique ultraprogressiste
Pour en savoir plus sur les relations entre la gauche occidentale et l’islamisme, voir par exemple John Jenkins, Islamism and the Left, Policy Exchange, 2021, et Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006.
Voir, par exemple, Nick Cohen, What’s Left? How the Left Lost its Way, Harper Perennial, 2007
Il est révélateur, par exemple, qu’au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, des vestiges des Brigades rouges italiennes aient plaidé en faveur d’une coopération avec des groupes tels que le Hamas, le Hezbollah, al-Qaida et les talibans (faisant d’ailleurs preuve d’une très faible compréhension des différences idéologiques pourtant substantielles entre ces organisations). Voir Lorenzo Vidino, « The Italian radical Left’s ambivalent fascination with Islamism », Dynamics of Asymmetric Conflict, vol. 5, n° 3, 2012, p. 172-182.
Voir Richard Phillips, « Standing together: the Muslim Association of Britain and the anti-war movement », Race & Class, vol. 50, n° 2, octobre 2008, p. 101-113, ainsi que Salma Yaqoob, « British Islamic Political Radicalism », in Tahir Abbas (dir.), Islamic Political Radicalism. A European Perspective, Edinburgh University Press, 2007, p. 279-294.
La relation entre la gauche et l’islamisme – deux termes qui, bien sûr, englobent un éventail très diversifié d’opinions et de courants politiques – est complexe. Même en limitant notre analyse à l’Occident, il est impossible de saisir, ne serait-ce que de loin, ses nombreuses facettes. Ce serait de toute façon une tâche qui dépasse le cadre de ce travail5. Pourtant, il est juste de dire que l’une des tendances les plus marquantes qui a caractérisé la relation entre certains de ces éléments les plus progressistes, et parfois les plus radicaux, de la gauche et de l’islamisme est la sympathie et le désir de coopérer.
À gauche, de nombreuses voix, y compris dans les milieux les plus progressistes, adoptent une approche nettement différente, en soulignant les nombreux enjeux sur lesquels les deux mouvements diffèrent fortement et en s’opposant à toute vision favorable de l’islamisme6. Mais une fascination pour l’islamisme s’est emparée d’une grande partie de la gauche occidentale depuis les années 1950. Le puissant anticolonialisme de l’islamisme, son rejet de ce qu’il perçoit comme des constructions sociales et économiques imposées par l’Occident, son antiaméricanisme et son antisionisme ainsi que sa capacité à mobiliser les masses ont suscité l’admiration de larges pans de la gauche occidentale.
Cette sympathie, jointe à la perception d’ennemis communs, a conduit à admettre une alliance avec les islamistes. Ce point de vue a été partagé, ouvertement ou non, par de nombreux membres de la gauche occidentale, allant de personnalités éminentes à certains groupes d’extrême gauche marginaux et violents7. Nombre de ces théories n’ont trouvé que peu ou pas de concrétisation. Cependant, au cours des vingt dernières années, plusieurs cas de l’alliance (parfois qualifiée de rouge-verte) ont eu lieu dans les milieux plus traditionnels de la gauche dans divers pays occidentaux. Nombreux sont ceux qui considèrent que l’alliance qui a émergé au Royaume-Uni au début des années 2000 autour de la coalition Stop the War (STWC) est un exemple typique de cette dynamique8.
Entretien avec Kamal Helbawi, Londres, décembre 2008, et Richard Phillips, art. cit
Ibid.
Voir Richard Phillips, art. cit.
Entretien avec un militant anti-guerre, Londres, décembre 2008. Pour le débat dans les milieux d’extrême gauche, voir par exemple Jane Kelly et Karen O’Toole, « Alliances and Coalitions in Britain: “Stop the War” and “Respect” », internationalviewpoint.org, 16 avril 2005.
À l’origine, il s’agissait d’un partenariat entre diverses organisations dirigées par le Socialist Workers Party et le Communist Party of Britain. À l’approche de la guerre en Iraq, en 2003, STWC a fait appel à la Muslim Association of Britain (MAB), fondée et dirigée par d’éminents militants des Frères musulmans établis au Royaume-Uni, tels que Kamal Helbawy, Azzam Tamimi et Anas al-Tikriti. Impressionnés par la participation à une manifestation anti-israélienne que la MAB avait organisée dans le centre de Londres en avril 2002, les dirigeants de STWC demandèrent à la MAB de rejoindre la coalition. Il convient de noter que la manifestation anti-israélienne de la MAB avait été largement critiquée pour la présence d’emblèmes du Hamas et du Hezbollah, et pour avoir brûlé des drapeaux israéliens et américains9.
L’offre suscita un vif débat interne, les dirigeants de la MAB pesant les avantages d’étendre leur message à un niveau beaucoup plus large et les coûts potentiels qu’une alliance avec les marxistes, les athées et les homosexuels aurait pu leur causer, notamment parmi les segments les plus conservateurs de la communauté musulmane10. En fin de compte, la MAB accepta d’entrer dans une forme de partenariat d’égal à égal, en coopérant étroitement mais en restant constitué comme un bloc autonome avec son propre agenda. L’association imposa également comme conditions nécessaires à sa participation la présence d’aliments halal, un hébergement adapté à sa pratique religieuse ainsi que des réunions et des manifestations où hommes et femmes seraient séparés11. Malgré les protestations de certains de leurs membres, les dirigeants du STWC auraient accepté toutes ces conditions12.
La coopération entre la MAB et STWC a été un succès, puisque des centaines de milliers de manifestants ont participé à leurs différents événements. Elle a également conduit à la formation d’un parti politique, Respect/The Unity Coalition, qui a néanmoins remporté des succès mineurs dans les urnes. Parmi ses candidats figuraient des leaders d’extrême gauche comme le député Old Labour George Galloway et le leader trotskiste du Socialist Workers Party Lindsey German, des membres de la MAB comme Anas al-Tikriti, et d’autres activistes musulmans comme Salma Yaqoob et Yvonne Ridley, une journaliste britannique convertie à l’islam après avoir été retenue en captivité par les talibans.
I used to tell our brothers in foreign countries, “Try to have your small society within the larger society […]. Try to have your own ‘Muslim ghetto’” » (Yusuf Al-Qaradawi, op. cit., p. 88)
Les safe spaces sont des espaces de réunion dans lesquels des groupes qui se considèrent opprimés ou discriminés peuvent se réunir sans être en présence de membres de groupes dits dominants jugés susceptibles de les indisposer par ce qu’ils sont ou par ce qu’ils représentent. Ces espaces peuvent être physiques ou virtuels. [NdT]
Le 30 septembre 2005, le quotidien danois Jyllands-Posten publie un article sur l’autocensure et la liberté de la presse illustré de caricatures de Mahomet. Aussitôt, un groupe extrémiste pakistanais met à prix la tête des dessinateurs. Des imams danois appellent les musulmans du monde entier à manifester. Le dessinateur principal, Kurt Westergaard, a fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat. Le 2 juin 2008, un attentat contre l’ambassade du Danemark au Pakistan provoque la mort de 6 personnes. Il est revendiqué par al-Qaida. Les dessins du quotidien seront repris dans quelques journaux en Europe pour défendre les libertés de la presse et d’expression. C’est Charlie Hebdo qui témoignera de la plus grande solidarité, reproduisant les caricatures mises en cause, accompagnées de ses propres dessins. L’hebdomadaire français sera victime d’un tragique attentat le 7 janvier 2015, faisant 12 morts et 11 blessés. [NdT]
Des formes de coopération assez similaires ont eu lieu dans d’autres pays occidentaux au cours des vingt années écoulées. Or, dans la dernière décennie, certaines fractions parmi les plus progressistes de la gauche occidentale ont adopté des thèmes, des modèles et une rhétorique sensiblement différents de ceux qu’elle utilisait traditionnellement. Les politiques identitaires, l’intersectionnalité, les préoccupations concernant les injustices et les préjugés systémiques sont devenus les thèmes prédominants parmi les militants de gauche, en particulier parmi la jeune génération. Le terme « woke », bien que contesté par certains pour être devenu quelque peu péjoratif de la tendance, est fréquemment utilisé pour décrire cette approche du militantisme politique.
Le wokisme, dans ses diverses manifestations, constitue sans doute un vecteur politique parfait pour les islamistes. La tendance à blâmer la whiteness (« blanchité ») et la supposée tendance dominatrice de l’homme blanc et sa prétendue responsabilité dans la plupart des malheurs du monde sont, par exemple, parfaitement adaptées à une idéologie comme l’islamisme, née dans la première moitié du xxe siècle en opposition au colonialisme et qui, depuis, a imputé à l’Occident une grande partie des problèmes du monde musulman. De même, des formes radicales de politique identitaire correspondent parfaitement à la revendication de longue date des islamistes occidentaux selon laquelle les communautés musulmanes occidentales devraient avoir le droit à leurs propres structures sociales, éducatives et juridiques distinctes. Si, dans ses écrits des années 1990, Yussuf al-Qaradawi exhortait les islamistes occidentaux à « essayer d’avoir [leur] propre société au sein de la société dans son ensemble » et à « essayer d’avoir [leur] “ghetto musulman”13 », les politiques identitaires conflictuelles d’aujourd’hui offrent aux islamistes des arguments pour faire valoir que les musulmans ont besoin de safe spaces14 [« espaces sûrs »] pour être protégés du « racisme structurel » et préserver leur identité.
De plus, le wokisme fournit aux islamistes occidentaux une arme rhétorique puissante et polyvalente : l’islamophobie. Il est certain que la haine et la discrimination à l’égard des musulmans sont malheureusement des problèmes assez répandus, qui se manifestent dans tout l’Occident à la fois de manière subtile et, parfois, par des actions violentes spectaculaires. Mais les islamistes ont tendance à amplifier et à instrumentaliser le problème pour servir leurs objectifs propres, différents, mais qui ont des points communs. Avec les communautés musulmanes, les islamistes occidentaux cherchent à utiliser la carte de l’islamophobie pour promouvoir une identité islamique forte et se tailler une place de leader. Les islamistes occidentaux ont compris depuis longtemps qu’aucun autre facteur n’a plus d’impact sur la formation d’une identité collective que l’existence ou la perception d’une force extérieure menaçant la communauté. Ils ont également fait preuve d’une grande habileté afin de s’imposer comme les principaux défenseurs de causes qui indignaient la majorité des musulmans, même ceux qui ne partageaient pas les penchants islamistes. De l’affaire Rushdie aux caricatures danoises15, du conflit israélo-palestinien aux controverses sur le voile dans divers pays européens, les islamistes occidentaux ont utilisé leurs importantes ressources et leurs capacités de mobilisation pour mener des protestations contre des événements qu’ils décrivaient comme faisant partie d’un schéma d’agression occidentale contre les musulmans et l’islam.
Le terme a ainsi été utilisé comme titre d’un livre de 2004 décrivant la communauté musulmane américaine par Ahmed Yousef, qui a été pendant des années directeur du groupe de réflexion United Association for Studies and Research (UASR) basé à Fairfax, en Virginie, aux États-Unis, et qui est devenu par la suite le principal conseiller politique du Premier ministre du Hamas, Ismail Haniyeh. Voir Ahmed Yousef, American Muslims. A Community Under Siege, UASR Publishing Group, 2004.
« To act as the first line of defence for Islam and Muslims all over the world » (MAB).
Encourageant l’idée que les musulmans sont assiégés, discriminés et victimes, les islamistes occidentaux se sont présentés comme les seules voix désireuses et capables de défendre la communauté. En les présentant sous un angle qui les servait, ils ont exploité les crises politiques mondiales, les formes indéniables de discrimination qui ont touché les musulmans occidentaux et les tensions culturelles qui sont apparues régulièrement dans la plupart des pays occidentaux au cours des vingt dernières années. Une « communauté assiégée », pour reprendre une expression souvent employée dans les cercles des Frères musulmans après le 11-Septembre, est amenée à resserrer les rangs, à renforcer son identité communautaire et à s’appuyer sur des leaders agressifs et compétents qui peuvent la défendre16. Ayant nourri cette culture de victimisation, les islamistes occidentaux, en tant qu’entrepreneurs identitaires accomplis, n’ont cessé d’exploiter les griefs des musulmans occidentaux et de se présenter comme la seule force capable « d’agir comme la première ligne de défense de l’islam et des musulmans du monde entier17 »
À l’extérieur, l’islamophobie sert deux objectifs principaux pour l’agenda des islamistes occidentaux. Le premier est de créer un large éventail d’alliances avec d’autres communautés confrontées à des discriminations et avec des organisations qui les combattent. Les islamistes occidentaux ont de plus en plus inscrit l’islamophobie dans le cadre des injustices structurelles qui, selon eux, gangrènent les sociétés occidentales et, sur cette base, ont formé des alliances avec des organisations très disparates luttant contre la discrimination. Cela inclut des entités appartenant à des groupes envers lesquels le mouvement islamiste a historiquement fait preuve d’hostilité, comme les organisations juives ou LGBTQ. Ces alliances permettent aux islamistes d’avoir un meilleur accès à la société dominante et de contrer les accusations d’intolérance dont ils ont eux-mêmes fait l’objet historiquement.
Et les islamistes occidentaux utilisent également l’islamophobie pour stigmatiser toute critique non seulement de l’islam et des musulmans mais aussi toute critique qui les vise eux-mêmes. Tout examen de l’idéologie islamiste et du comportement de ses acteurs peut aisément être qualifié de raciste ou être présenté comme une tentative des groupes sociaux privilégiés de faire taire les personnes de couleur marginalisées. Cette accusation est également portée à l’encontre de ceux qui, d’origine musulmane, critiquent l’islamisme, et il n’est pas rare qu’on les accuse aussi d’être islamophobes.
Les réseaux islamistes investissent le wokisme
« A social justice lens on a world struggling for change. AJ+ is a unique, global digital news and storytelling brand dedicated to human rights and equality, holding power to account, and amplifying the voices of marginalized communities seeking to make their stories seen and heard. […] AJ+, formally launched in 2014, is the trailblazing brainchild of the young-and-restless creative minds of Al Jazeera’s Incubation and Innovation Unit, who earlier than most saw the emerging opportunity to reach a millennial audience with a video news product delivered via social media platforms. […] AJ+ is part of the Al Jazeera Media Network, an editorially independent entity funded by the government of Qatar as an investment in promoting ‘the public good’ — in the way that the British taxpayer funds the BBC.” » (« A social justice lens on a world struggling for change » ajplus.net, s.d., www.ajplus.net/about).
Tandis que le wokisme se répandait dans les sociétés occidentales au cours de la dernière décennie de notre siècle, les islamistes occidentaux l’ont également embrassé. Ils ont de plus en plus souvent replacé dans ce nouveau cadre plusieurs de leurs problèmes historiques, tels que la Palestine ou la discrimination antimusulmane. Ce nouveau cadre progressiste parfois accompagne mais le plus souvent remplace les cadres islamistes, au moins dans les apparences. Ils ont également adopté de nouveaux thèmes traditionnellement étrangers, voire contraires, au discours islamiste, tels que le programme anticapitaliste de lutte contre le changement climatique ou même l’égalité des sexes.
Cette nouvelle approche pose la question de sa sincérité. Un observateur sceptique pourrait affirmer qu’il s’agit d’une pure façade, que les islamistes utilisent le langage de la gauche progressiste simplement pour être perçus comme modérés, pour se débarrasser de la mauvaise image qui ternit les milieux islamistes dont ils sont issus et pour être acceptés dans les cercles dominants. La crainte des esprits critiques est que les islamistes n’aient pas abandonné leurs vues et aient simplement adopté habilement le wokisme comme outil politique pour mieux promouvoir leurs objectifs qui, en réalité, ont peu à voir avec les causes progressistes.
Comme on l’a vu, ces nouveaux activistes sont nés en Occident. Ils ont fait leurs débuts dans les milieux islamistes occidentaux. Ils ont surtout étudié dans des universités de sciences humaines et sociales, et non dans des universités techniques, contrairement aux pionniers du mouvement. Souvent, ils ont pris part aux activités d’associations non islamistes. Tout cela, considéré dans son ensemble, signifie que les nouveaux islamistes ont été profondément exposés au wokisme. Ils peuvent avoir véritablement adopté au moins quelques éléments de sa vision du monde et de son cadre d’interprétation. Sur le fond, il n’est pas impossible que les jeunes islamistes occidentaux aient véritablement intégré divers aspects du wokisme, en les juxtaposant et en les articulant aux éléments composant la vision du monde islamiste qu’ils ont également assimilés dans leur parcours d’activiste.
Conversion sincère ou discours de façade, il est impossible de déterminer laquelle des deux positions est la bonne. D’évidence, chaque cas doit être examiné individuellement. Plusieurs exemples montrent qu’une position intermédiaire est probablement plus appropriée, celle qui considère que les islamistes occidentaux à la fois embrassent des causes et des cadres progressistes par conviction authentique mais les utilisent aussi plus cyniquement pour faire avancer leur propre cause.
Ce qui semble clair dans cette tendance relativement nouvelle et en plein essor, c’est que, si des militants individuels peuvent adopter le wokisme à titre personnel et de manière indépendante, des organisations et des réseaux ayant des liens clairs et anciens avec l’islam jouent par ailleurs un rôle important pour favoriser ce processus. En substance, dans ce qui semble être un effort assez concerté, des groupes ou des structures islamistes établis ont mis en relation des activistes, avec ou sans antécédents islamistes, qui adoptent des positions imprégnées de wokisme de nature à faire avancer les objectifs du mouvement islamiste. Ils leur ont offert une plateforme et les ont soutenus financièrement. En substance, si l’adoption du wokisme a pu être spontanée, il existe de nombreuses preuves que les structures islamistes cherchent à l’encourager.
Les exemples de cette dynamique abondent. L’un des plus éloquents est celui d’Al Jazeera+ (plus connue sous le nom d’AJ+), qui prétend jeter « un regard de justice sociale dans un monde qui lutte pour le changement » : « AJ+ est une marque unique et mondiale d’informations et de récits numériques dédiée aux droits de l’homme et à l’égalité, obligeant le pouvoir à rendre des comptes et amplifiant les voix des communautés marginalisées qui cherchent à faire connaître et entendre leurs histoires. […]
Lancée en 2014, AJ+ est l’idée pionnière novatrice d’esprits jeunes, créatifs et infatigables de l’Unité d’incubation et d’innovation d’Al Jazeera, qui ont vu avant tout le monde émerger l’opportunité de toucher la génération Y avec un produit d’information vidéo diffusé via les plateformes de médias sociaux. […] AJ+ fait partie du réseau médiatique Al Jazeera, une entité indépendante sur le plan éditorial, financée par le gouvernement du Qatar dans le cadre d’un investissement visant à promouvoir le “bien public” – de la même manière que le contribuable britannique finance la BBC18. »
« The Government Plot To Erase Native Languages », reportage vidéo, ajplus.net, 23 août 2021.
Samantha Grasso, « The Real Story of the Alamo », ajplus.net, 25 août 2021.
William Shoki, « Capitalism Is A Disease », ajplus.net, 20 mai 2021.
Tony Karon, « Raoul Peck’s Journey Into The Heart of Whiteness », ajplus.net, 26 avril 2021.
« Once again, those subject to America’s imperialist adventures are banging on the door, seeking to escape the conflagration as troops pull out. And once again, they are met with widespread indifference » (Sarah Leonard, « Fleeing to the Heart of the Empire », ajplus.net, 24 septembre 2021.
Alexia Underwood, « Resistance and the ‘War On Terror’ in East Africa », ajplus.net, 2 juillet 2021.
Alexia Underwood, « Palestinians Are Striking to Fight Apartheid », ajplus.net, 18 mai 2021.
Samantha Grasso, « On COVID, India and privilege », ajplus.net, 12 mai 2021.
Al Jazeera Arabic, l’entité mère du groupe, est bien connue pour être composée de nombreux membres et de sympathisants des Frères musulmans et pour diffuser régulièrement des points de vue islamistes, ce qui a valu à la chaîne d’être interdite dans plusieurs pays arabes et de subir de sévères critiques en Occident. AJ+, qui est très présente sur les médias sociaux en quatre langues (anglais, espagnol, arabe et français), vise un public très différent de celui de la chaîne mère et adopte une approche radicalement opposée. AJ+, en effet, présente régulièrement des reportages axés sur des enjeux centraux pour le mouvement progressiste et formulés de manière typiquement woke.
La plupart des sujets d’AJ+ n’ont rien à voir ou presque avec les questions liées à l’islam, mais accusent systématiquement les sociétés occidentales d’un modèle omniprésent d’injustice et de discrimination à l’encontre de divers groupes de victimes, allant des minorités ethniques et religieuses à la communauté LBGTQ. Ces sujets, qui constituent l’épine dorsale de la ligne éditoriale d’AJ+, sont complétés par d’autres articles qui traitent de thèmes plus proches des intérêts traditionnels des islamistes, tels que les divers conflits au Moyen-Orient ou les sentiments antimusulmans en Occident. L’insertion de ces derniers dans un récit plus large et l’utilisation d’un langage similaire pour les aborder vise clairement à rendre les points de vue islamistes acceptables pour le public d’AJ+, dont une grande partie est de la génération Y et de jeunes individus sans antécédents musulmans.
Par exemple, AJ+ English diabolise régulièrement le gouvernement américain pour diverses fautes passées et actuelles avec des articles ou des reportages filmés tels que « The Government Plot To Erase Native Languages19 », « The Real Story of the Alamo20 », « Capitalism Is A Disease21 » ou « Raoul Peck’s Journey Into the Heart of Whiteness22 ». On peut encore citer « Fleeing to the Heart of the Empire », un article qui compare les expériences des réfugiés vietnamiens et afghans en Amérique (« le cœur de l’empire ») : « Une fois de plus, lit-on dans l’article, ceux qui subissent les aventures impérialistes de l’Amérique se révoltent, cherchant à échapper à la conflagration au fur et à mesure du retrait des troupes. Et une fois de plus, ils se heurtent à l’indifférence générale23. » Parmi les autres articles, on peut également citer « Resistance and the War on Terror in East Africa24 », « Palestinians are Striking to Fight Apartheid25» ou encore « On COVID, India and privilege26 ».
Voir Hadrien Mathoux, « “AJ+ français” : quand la propagande du Qatar se cache derrière un progressisme féministe et LGBT », marianne.net, 25 avril 2018.
Ibid.
AJ+ francais, message Twitter, 19 janvier 2018.
Une dynamique similaire est visible pour la version francophone d’AJ+27. AJ+ français a lancé ou activement promu une série de campagnes, dont beaucoup sont imprégnées de la culture pop proche des membres de la génération Y et de leurs cadets, pour dénoncer des incidents considérés comme racistes dans la plus pure expression de la pensée woke. Il s’agit notamment de promouvoir le hashtag #BlackHogwarts pour souligner que les personnes de couleur sont gravement sous-représentées dans la série Harry Potter28, de dénoncer le twerk de Miley Cyrus et la coiffure de Kylie Jenner comme des appropriations culturelles29 ou de critiquer la Fédération française de football pour avoir mis en avant un joueur blanc, Antoine Griezmann, comme principal témoin de sa campagne antiraciste.
AJ+ francais, message Twitter, 20 février 2018.
« An independent, nonprofit, research and public policy institution based in Istanbul, Turkey, and affiliated with Istanbul Zaim University » (CIGA, « Mission »).
Voir « AKP doneminde arazi tahsis edilen baska vakif universiteleri de var », evrensel.net, 9 décembre 2019.
Accompagnant ces messages, qui ne servent aucun objectif islamiste si ce n’est celui de dépeindre les pays occidentaux comme irrémédiablement racistes et d’affaiblir potentiellement l’attachement à leur pays que les jeunes peuvent éprouver, la chaîne française AJ+ diffuse des messages plus conformes aux points de vue islamistes traditionnels. La chaîne a par exemple activement promu la campagne de soutien à Tariq Ramadan, lié aux Frères musulmans, après qu’il a été accusé par les autorités françaises de violences sexuelles sur plusieurs femmes30. Au cours des deux dernières années, lorsque le gouvernement d’Emmanuel Macron a commencé à adopter des positions plus fermes face à l’islamisme, l’AJ+ française a intensifié sa rhétorique anti-France. Ainsi, à titre d’exemple, un article, compare la France à l’Afghanistan, à l’Arabie saoudite et à l’Iran, affirmant que les lois anti-hijab du pays européen sont identiques à celles des pays qui dictent aux femmes ce qu’elles doivent porter.
Si AJ+ est une plateforme multimédia brillante ciblant la génération TikTok avec des messages courts et simples mais produits par des professionnels, d’autres entités ayant un passé islamiste incontestable cherchent à diffuser une version plus académique du wokisme islamiste. Un parfait exemple de cette dynamique est le Center for Islam and Global Affairs (CIGA), une « institution indépendante, à but non lucratif, de recherche et de politique publique basée à Istanbul, en Turquie, et affiliée à l’université Zaim d’Istanbul31 ». Après un début modeste lors de sa création en 2010, l’université Zaim a été étroitement affiliée au Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie. Elle a bénéficié d’un financement gouvernemental important et a donc connu une croissance remarquable, atteignant le nombre de 10 000 étudiants inscrits en quelques années seulement32.
Voir Department of Justice (États-Unis), « Sami Al-Arian Sentenced To 57 Months In Prison For Assisting
Terrorist Group », justice.gov 1er mai 2006.
Des personnes ou des entités sont qualifiées SDT par le secrétaire au Trésor américain si elles ont commis ou risquent de commettre des actes terroristes menaçant la sécurité nationale, l’économie, la politique étrangère des États-Unis. Les personnes qui contribuent financièrement ou sur le plan technologique, à l’accomplissement d’actions ou à l’activité d’entités terroristes peuvent être désignées SDT. Les avoirs d’une personne ou d’une entité ainsi désignée sont gelés et toute transaction financière avec elle est interdite. [NdT]
Sami Al-Arian a été arrêté en 2003 et inculpé de 17 chefs d’accusation liés au terrorisme. Il est le chef présumé du Jihad islamique palestinien (JIP) aux États-Unis et le secrétaire de l’organisation internationale du JIP, identifiée comme une organisation terroriste internationale. Sept autres personnes sont aussi arrêtées, pour avoir, entre autres, « mené des activités de racket, comploté pour commettre des meurtres à l’étranger et offert un soutien matériel à des organisations terroristes », selon John Ashcroft, le ministre américain de la Justice de l’époque. L’affaire s’est soldée par un accord de plaidoyer, dans lequel Sami Al-Arian a plaidé coupable pour complot en vue de fournir des services au JIP. Il a été condamné à 57 mois de prison et à 3 ans de liberté surveillée. Cependant, en 2007, il a refusé de témoigner dans le cadre d’une autre affaire portant sur les liens éventuels entre des groupes à but non lucratif de Virginie du Nord et des organisations terroristes. Il a été détenu jusqu’en 2015, date à laquelle il a été expulsé vers la Turquie. [NdT]
« In his guilty plea, al-Arian admitted that, during the period of the late 1980’s and early to mid-1990’s, he and several of his co-conspirators were associated with the Palestinian Islamic Jihad. He further admitted that he performed various services for the PIJ in 1995 and thereafter, knowing that the PIJ had been designated as a Specially Designated Terrorist and that the PIJ engaged in horrific and deadly acts of
violence » (ibid.)
Voir Ozge Bulur, « Scholar with a purpose: Al-Arian brings Muslim world into spotlight at Istanbul conference », dailysabah.com, 7 octobre 2017.
Voir CIGA, « Islamophobia ».
Le CIGA a été créé à Zaim par l’éminent universitaire et militant palestinien Sami al-Arian33, personnalité très connue dans les milieux islamistes et qui a été au cœur d’une affaire de terrorisme fortement médiatisée aux États-Unis34. Il a été arrêté en février 2003 en Floride sur la base d’un acte d’accusation comportant dix-sept chefs d’accusation. Il a finalement plaidé coupable pour l’un des chefs d’accusation. Il a été condamné à cinquante-sept mois de prison pour avoir conspiré en vue de violer une loi fédérale qui interdit de faire ou de recevoir des contributions en fonds, en biens ou services à destination ou au profit du Jihad islamique palestinien (JIP), classé SDT (Specially Designated Terrorist)35. Selon le ministère américain de la Justice, « dans son plaidoyer de culpabilité, al-Arian36 a admis que, pendant la période allant de la fin des années 1980 au début et au milieu des années 1990, il a été associé au Jihad islamique palestinien, avec plusieurs de ses coconspirateurs. Il a également admis avoir fourni divers services au JIP en 1995 et par la suite, tout en sachant que le JIP avait été classé SDT et qu’il se livrait à des actes de violence horribles et meurtriers37 ».
Après sa libération, al-Arian a obtenu l’asile politique en Turquie, où il a ouvert le CIGA38. Sous la direction d’al-Arian, le CIGA s’est imposé comme une plaque tournante majeure des études sur l’islamophobie. Depuis 2018, le CIGA organise chaque année une grande conférence sur l’islamophobie, réunissant des dizaines d’universitaires et de militants parmi les plus engagés dans la recherche et la dénonciation de l’islamophobie39. Une analyse des invités, des sponsors et des sujets des conférences du CIGA montre clairement un mélange entre l’islamisme traditionnel et l’ultraprogressisme, c’est-à-dire la combinaison parfaite du wokisme islamiste.
Voir « Third International Conference on Islamophobia. Examining the Global War on Terror: Challenges, Policies, and Consequences », programme de la conférence organisée par l’université Zaim et le CIGA, Istanbul, 26-30 mars 2021.
Voir CIGA, « Prof. Dr. Farid Hafez, PhD ».
« A multi-year research project on Islamophobia » (« The Bridge Initiative »).
« The Center for Muslim-Christian Understanding […] was established in 1993 with the mission of building stronger bridges of cooperation between Muslims and Christians, and enhancing the West’s understanding of the Islamic world. In December 2005, Georgetown received a $20 million dollar gift from His Royal Highness Prince Alwaleed Bin Talal of Saudi Arabia to support and expand the center » (John Esposito, « Georgetown Center Deepens Understanding between Muslims and Christians », 22 mai 2014.
La conférence 2021 du CIGA qui, en raison de la pandémie de Covid-19, s’est tenue en ligne, a clairement mis en évidence ces caractéristiques40. L’événement était coparrainé, entre autres, par l’université Ahmed-bin-Khalifa du Qatar et par Cage, une organisation britannique très controversée créée au début des années 2000 pour défendre la libération des détenus de Guantanamo Bay et qui a depuis embrassé diverses causes islamistes. Parmi les intervenants figuraient des personnes ayant des liens évidents avec l’islamisme, comme Yasin Aktai, conseiller principal du président de l’AKP en Turquie ; Chafika Attalai, membre éminent du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), organisation dissoute par le gouvernement français à la suite de l’assassinat de l’enseignant français Samuel Paty ; et Moazzam Begg, de Cage, lui-même ancien détenu de Guantanamo. De nombreux autres intervenants n’avaient pas d’antécédents islamistes, il s’agissait pour la plupart d’universitaires, d’activistes et d’avocats de la défense dans des affaires d’attentats terroristes en Occident, de façon plus générale de personnes engagées à divers titres dans des questions que le CIGA considère comme liées à l’islamophobie.
Celui qui incarne en quelque sorte le wokisme islamiste universitaire transnational du CIGA est un jeune universitaire autrichien, Farid Hafez, boursier du CIGA et présent aux trois éditions de la conférence sur l’islamophobie du CIGA41. Il est également membre de la Bridge Initiative, un projet de recherche pluriannuel sur l’islamophobie42 » hébergé par Alwaleed Bin Talal Center for Muslim-Christian Understanding (ACMCU) de la Georgetown University. Selon le site Web de l’université : « Le Center for Muslim-Christian Understanding […] a été créé en 1993 avec pour mission de renforcer les liens de coopération entre musulmans et chrétiens et d’améliorer la compréhension du monde islamique par l’Occident. En décembre 2005, Georgetown a reçu un don de 20 millions de dollars de Son Altesse Royale le Prince Alwaleed Bin Talal d’Arabie saoudite pour soutenir et développer le centre43. »
Voir « Jonathan Brown ».
« He [Sami Al-Arian] is an extraordinarily bright, articulate scholar and intellectual-activist, a man of conscience with a strong commitment to peace and social justice » (John Esposito, lettre au juge de district américain Leonie Brinkema, 2 juillet 2008.
Farid Hafez (dir.), Das ‘andere’ Österreich. Leben in Österreich abseits männlich-weiß-heteronormativ-deutsch-katholischer Dominanz, New Academic Press, 2021
En 2017, le président des États-Unis Donald Trump menace de placer les Frères musulmans sur la liste des groupes terroristes. De nombreux mouvements de fonds ont alors lieu pour échapper au possible gel des avoirs des groupes rattachés à la confrérie. Une partie des fonds gagne l’Autriche. Après deux ans d’enquête sur les commerces, clubs, associations, personnalités, liés aux Frères musulmans, l’opération Luxor est déclenchée le 9 novembre 2019 par les institutions autrichiennes, plusieurs dizaines de personnes sont arrêtées et de nombreuses perquisitions et fouilles ont lieu. Prévue depuis longtemps, cette opération n’a donc pas eu lieu en représailles de l’attentat djihadiste du 2 novembre 2020 à Vienne, revendiqué par Daech et ayant fait 4 morts. [NdT]
Farid Hafez, « Xinjiang and Kristallnacht in Austria: Freedom of Religion under Threat », bridge. georgetown.edu, 19 novembre 2020).
Voir « Anti-Semitism watchdog urges Georgetown to act over article insulting Kristallnacht », jns.org, 2 décembre 2020.
Le centre est dirigé par deux éminents spécialistes des études islamiques aux sympathies islamistes bien connues, John Esposito et Jonathan C. Brown44. Il est intéressant de noter que ces deux universitaires ont des liens étroits avec Sami al-Arian, le fondateur du CIGA. Esposito a publiquement décrit al-Arian comme un « bon ami ». Lors du procès d’al-Arian aux États-Unis pour terrorisme, John Esposito a fourni aux juges une lettre faisant l’éloge de ce dernier, le décrivant comme « un universitaire et un intellectuel militant extraordinairement brillant et éloquent, un homme de conscience avec un fort engagement pour la paix et la justice sociale45 ». Quant à Brown, il est marié à Leila al-Arian, la fille de Sami al-Arian et, accessoirement, productrice pour Al-Jazeera. La position de Hafez dans les deux centres n’est donc pas surprenante.
Hafez est une étoile montante des études sur l’islamophobie. Il donne des conférences dans des institutions des deux côtés de l’Atlantique et coopère avec de nombreux autres chercheurs du cercle. Son approche du sujet adopte des cadres progressistes pour discuter de la question de l’islamophobie. Ainsi, la dernière publication qu’il a dirigée s’intitule de manière révélatrice Das ‘andere’ Österreich. Leben in Österreich abseits männlich-weiß-heteronormativ-deutsch-katholischer Dominanz46 (« L’“autre” Autriche.La vie en Autriche au-delà de la domination catholique allemande hétéronormative masculine blanche »). Mais Hafez est aussi un personnage très controversé en raison de ses liens avec les islamistes. En novembre 2020, par exemple, Hafez a été arrêté dans le cadre de l’Opération Luxor47, la plus grande opération antiterroriste jamais menée en Autriche. Selon les autorités autrichiennes, les personnes visées par l’enquête faisaient partie d’un réseau autrichien de soutien des Frères musulmans et du Hamas. Hafez n’a cessé de clamer son innocence et d’affirmer que l’affaire était sans fondement et qu’elle était politiquement motivée. Certaines de ses défenses ont suscité la controverse, comme lorsque dans l’un de ses articles il a comparé les actions du gouvernement autrichien dans le cadre de l’opération Luxor à la persécution des juifs par le régime nazi et au traitement brutal des Ouïgours par le gouvernement chinois48. L’article a déclenché de vives critiques de la part d’organisations juives, tant en Autriche qu’aux États-Unis49. Hafez est néanmoins devenu une figure célèbre dans les milieux islamistes et progressistes, suscitant pétitions et collectes de fonds en ligne pour le soutenir.
Voir « Ibrahim Kalin ».
Voir, par exemple, Enes Bayrakli et Farid Hafez (dir.), European Islamophobia Report 2015, SETA, 2016.
Voir « Joint answer given by Mr Várhelyi on behalf of the European Commission », Questions parlementaires, Parlement européen, 10 janvier 2020.
« With Turkey’s membership, the EU can change its image. EU institutions can reach the Muslim world; otherwise the EU will be seen as an imperialist Christian club » (cité in Ali Murat Alhas, « Turkey joining EU ‘antidote’ to Islamophobia : Diplomat », aa.com, 17 octobre 2019.
Sur le plan universitaire, Hafez a attiré l’attention internationale pour son rôle de corédacteur du rapport annuel sur l’islamophobie en Europe (European Islamophobia Report-EIR). Lancé en 2015, l’EIR consigne les incidents présumés et les évolutions de la discrimination antimusulmane dans divers pays européens. Il est révélateur que la couverture de la dernière édition de ce rapport (2021), ouvrage de plus de 900 pages portant sur 31 pays, présente le président Emmanuel Macron en couverture, ce qui indique clairement que les cibles de l’EIR ne sont pas seulement les individus et les acteurs qui se livrent à une haine antimusulmane manifeste mais aussi les personnalités publiques qui remettent en question l’influence de l’islamisme.
Les rédacteurs de l’EIR ont des liens étroits avec la Turquie, un pays dont le régime, placé sous la domination du Parti de la justice et du développement (AKP), n’a cessé ces dernières années d’accuser l’Europe d’islamophobie généralisée. Le coéditeur du rapport est Enes Bayrakli, qui fut directeur des études européennes et coordinateur du bureau de Bruxelles de la Siyaset, Ekonomi ve Toplum Araştırmaları Vakfı (SETA, « Fondation pour la politique économique et la recherche sociale »). Officiellement indépendante, la SETA est considérée par de nombreux observateurs comme le bras propagandiste de l’AKP. Son fondateur est İbrahim Kalın, porte-parole du président Erdoğan et récemment coauteur d’un livre avec John Esposito, le directeur de la Bridge Initiative de la Georgetown University50. Kalin est également membre de l’ACMCU de Georgetown, l’institution mère de la Bridge Initiative.
Pendant plusieurs années, l’EIR a été publié par la SETA51 et financé par l’Union européenne dans le cadre du Dialogue de la société civile Union européenne-Turquie52. Cela a créé la controverse et plusieurs gouvernements européens ainsi que des députés européens se sont publiquement opposés à l’utilisation de fonds européens pour le financement d’un tel rapport sur l’islamophobie publié par un groupe de réflexion lié à l’AKP. L’édition 2020 de l’EIR n’a plus été publiée par la SETA mais par l’Institut Leopold-Weiss, basé à Vienne. L’institut n’a pas de site Web et n’est pas connu pour organiser une quelconque activité, mais une recherche dans les bases de données autrichiennes montre que son directeur est Farid Hafez.
Le rôle de la Turquie dans les éditions précédentes de l’EIR était évident, et il est particulièrement intéressant de noter comment des politiciens turcs de haut rang ont participé aux événements de lancement de l’EIR et en ont même été les principaux acteurs. Les conclusions de l’EIR ont également souvent été utilisées par des politiciens turcs pour soutenir leurs positions. Par exemple, lors du lancement de l’édition 2018 de l’EIR, Faruk Kaymakci, vice-ministre des affaires étrangères et directeur des affaires européennes de la Turquie, a déclaré que la montée des mouvements d’extrême droite et l’islamophobie croissante étaient les principaux défis pour l’Union européenne, faisant valoir que l’adhésion de la Turquie à l’UE pourrait être l’« antidote » à ces problèmes : « Avec l’adhésion de la Turquie, l’UE peut changer son image, a-t-il déclaré. Les institutions de l’UE peuvent atteindre le monde musulman ; sinon l’UE sera perçue comme un club chrétien impérialiste53. »
Réactions et développements possibles
Voir « Présidentielle : Macron se dit contre le déboulonnage de statues et “la woke culture” », bfmtv.com, 23 mars 2022.
Voir Ishaan Tharoor, « France and the spectral menace of ‘Islamo-leftism », washingtonpost.com, 22 février 2021.
Mayeul Aldebert et Paul Sugy, « À Bruxelles, la sainte alliance entre wokisme et islamisme », Le Figaro, 19 janvier 2022.
« EU-funded comprehensive programme aimed at tackling gendered Islamophobia. This is intersectional discrimination that Muslim women and girls suffer based mainly on grounds of ethnicity, religion and gender » (Femyso, « Femyso Statement on the International Day for the Elimination of Violence Against Women », femyso.org, 25 novembre 2021.
Comme nous l’avons dit plus haut, que l’adoption des questions et des cadres de pensée woke par les islamistes occidentaux soit sincère ou feinte, elle a permis à nombre de ses militants d’être acceptés dans les milieux ultraprogressistes, ce que les pionniers du mouvement islamiste en Occident n’avaient pas pu faire. Des structures de lutte contre le racisme aux médias grand public, des agences gouvernementales finançant la lutte contre la discrimination et la diversité aux cercles intellectuels progressistes et aux Églises, les islamistes occidentaux ont conclu des alliances précieuses qui leur donnent une plus grande visibilité et un meilleur accès à l’opinion publique. En outre, leur proximité même avec ces environnements les protège partiellement des accusations d’islamisme formulées par les critiques.
En même temps, au cours des dernières années, le phénomène de l’islamisme woke a fait l’objet d’une attention et de critiques accrues. C’est particulièrement vrai en France et, plus largement, dans le monde francophone, où les préoccupations concernant l’islamisme et son impact sur la société ont sans doute été plus fortes que dans toute autre partie de l’Occident. En outre, en France, les préoccupations concernant la propagation du wokisme en général, qui est largement considéré comme une importation culturelle américaine qui sème la division, ont été généralisées et le président Macron a publiquement déclaré qu’il était « contre la culture woke54 ».
Dans cet environnement, il n’est pas surprenant que des discussions sur le terme contesté d’islamo-gauchisme aient lieu au plus haut niveau du gouvernement et de la culture française. On se souvient de la ministre française de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal déclarant que « l’islamo-gauchisme ronge notre société dans son ensemble55 ».
Un article du Figaro à ce sujet décrit comment la Forum of European Muslim Youth And Student Organisation (Femyso, « Forum européen des organisations musulmanes de jeunes et d’étudiants »), une organisation d’étudiants et de jeunes basée à Bruxelles, fondée par les principaux dirigeants des Frères musulmans en Occident et dirigée historiquement par des descendants d’éminents dirigeants de la confrérie et des responsables de groupes d’étudiants liés aux Frères musulmans dans toute l’Europe, a reçu d’importants financements de l’Union européenne pour mener des campagnes anti-islamophobie et pro-hijab56. La Femyso a formulé nombre de ses slogans dans le style typique de l’islamisme woke. Par exemple, elle décrit l’un de ses projets, le « Project Meet », comme un « programme global financé par l’Union européenne visant à lutter contre l’islamophobie liée au genre », qu’il décrit comme la « discrimination intersectionnelle dont souffrent les femmes et les filles musulmanes, fondée principalement sur l’ethnicité, la religion et le genre57 ».
Naëm Bestandji in « L’écologie intéresse les Frères musulmans », propos recueillis par Clément Pétreault, lepoint.fr, 31 janvier 2022.
Voir Henk Dheedene, « Dyab Abou Jahjah: ‘Ik ben tegen woke, net omdat ik een antiracist ben’ », tijd.be, 16 octobre 2021.
« It is better that a large proportion of Islamists now embrace ultra-progressive politics than that they embrace jihadist fascism. Nevertheless, the attack on modernity and most of its values, including secularism, is being carried out in a more sophisticated and efficient manner and within a broad alliance with serious mobilisation potential. This strategy is not aimed at creating an Islamic state, but may lead to a fragmentation of society along identity lines, so that everyone can « be themselves ». This new woke Islamism dreams, along with the rest of the extreme progressive movement (often called « woke »), of an archipelago of « safe spaces » that interact with justice and equity. It is in this colourful and beautiful utopian painting of society that the toxic nature of European Islamism today resides. Together with the other woke currents, the woke neo-Islamists deconstruct ‘universalism’ in favour of the ‘intersectionality’ of exceptions. Thus, one day, all exceptions may eventually become the rule. When exceptionalism, not universalism, becomes the cornerstone of citizenship, who will dare to challenge the call for separate courts and even separate laws? » (Dyab Abou Jahjah, « On Islamism and Woke-Islamism », aboujahjah.org, 10 juillet 2021.
Mais des critiques acerbes de l’islamisme woke sont également venues de personnalités non gouvernementales, dont beaucoup sont d’origine musulmane. Naëm Bestandji, un auteur franco-tunisien, a fait valoir que l’islamisme est une idéologie d’extrême droite par excellence, mais que le mouvement a compris que la collaboration avec la gauche progressiste est une tactique plus prometteuse : « Infiltrer les milieux antiracistes est donc primordial, explique-t-il. Pour ça, il faut transformer une religion en “race”. Toute critique de leur idéologie, présentée comme l’islam tout court, serait donc une attaque contre des individus. C’est la création d’un blasphème spécifique à l’islam par le détournement de la lutte contre le racisme. C’est tout l’art du terme “islamophobie”. Lutte religieuse et lutte contre le racisme sont alors imbriquées. La seconde sert de prétexte à l’avancée de la première. C’est un coup de maître58. »
Une autre façon d’interpréter cette superposition race-religion et donc racisme-islamophobie est de l’interpréter non pas comme un stratagème calculé mais comme un véritable phénomène qui serait l’occidentalisation de l’islamisme. On peut affirmer que nous assistons à un processus générationnel qui conduit les nouveaux acteurs islamistes basés en Occident à se défaire de certains aspects de l’islamisme traditionnel et à adopter sincèrement des éléments d’autres idéologies. Cela pourrait potentiellement conduire à une dilution et à une atomisation de l’islamisme, dans la mesure où divers militants pourraient embrasser différents courants idéologiques et s’engager dans des voies également différentes.
Bien entendu, il s’agit de théories et de scénarios purement hypothétiques, difficiles à vérifier, supposant que la tendance se poursuive et qu’elle soit adoptée par le courant dominant des mouvements islamistes occidentaux. Mais qu’il soit tactiquement ou réellement adopté, le wokisme islamiste est devenu une préoccupation pour beaucoup. L’appréhension des implications de cette dynamique a été formulée de manière pertinente par l’activiste Dyab Abou Jahjah, basé en Belgique. Le parcours d’Abou Jahjah rend son point de vue particulièrement intéressant. Né au Liban en 1971, il a combattu avec les milices chiites avant de s’installer en Belgique en 1991. C’est là qu’il a fondé la Ligue arabe européenne, un groupe d’activistes qui est devenu particulièrement controversé dans les années qui ont immédiatement suivi les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis, Abou Jahjah ayant exprimé un soutien implicite à l’attaque et diverses opinions anti-occidentales, ce qui lui a valu le surnom d’« ennemi public numéro 1 » de la Belgique. Il a depuis quitté le militantisme et travaille comme enseignant, mais il est resté un observateur attentif des scènes islamiste et musulmane de Belgique59.
Comme l’écrit Abou Jahjah sur son blog : « Il est préférable qu’une grande partie des islamistes embrasse aujourd’hui une politique ultraprogressiste plutôt que le fascisme djihadiste. Néanmoins, l’attaque contre la modernité et la plupart de ses valeurs, y compris la laïcité, est menée de manière plus raffinée et plus efficace et au sein d’une large alliance dotée d’un sérieux potentiel de mobilisation. Cette stratégie ne vise pas à créer un État islamique, mais elle peut conduire à une fragmentation de la société selon des lignes identitaires afin que chacun puisse “être soi-même”. Ce nouvel islamisme woke, avec le reste du mouvement progressiste extrême (souvent appelé “woke”), rêve d’un archipel de “safe spaces” qui interagissent dans la justice et l’équité. C’est dans cette peinture utopique et colorée de la société que réside aujourd’hui la nature toxique de l’islamisme européen.
Avec les autres tendances woke, les néo-islamistes woke déconstruisent l’“universalisme” en faveur de l’“intersectionnalité” des exceptions. Ainsi, un jour, toutes les exceptions pourraient finir par devenir la règle. Lorsque l’exceptionnalisme, et non l’universalisme, deviendra la pierre angulaire de la citoyenneté, qui osera alors contester les appels à des tribunaux séparés et même à des lois séparées ?60 »
Il est difficile d’évaluer la prédiction d’Abou Jahjah sur l’évolution de l’islamisme woke. Ce qui est clair, comme cet article a tenté de le décrire sommairement, c’est qu’il existe une tendance croissante au sein des cercles islamistes occidentaux à adopter des thèmes et un langage ultraprogressistes/woke et à forger des alliances avec des entités issues de ce milieu. Les questions relatives à ce développement inédit sont nombreuses, qu’il s’agisse de savoir si l’on est face à une métamorphose sincère ou feinte, authentique ou tactique, de l’islamisme ; si cet islamisme woke est en mesure ou non de provoquer des scissions dans les rangs islamistes, dans la mesure où certaines des sections les plus conservatrices pourraient se sentir mal à l’aise à l’idée d’embrasser certaines causes ultraprogressistes ; ou si ce ne sont pas certains cercles progressistes qui embrasseront l’islamisme woke. Ces dynamiques peuvent se manifester de différentes manières selon les circonstances et les pays. Mais il est clair que la mouvance de l’islamisme woke mérite d’être suivie de près.
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