I.

Les deux piliers de la responsabilité.

II.

Responsabilité et autonomie

III.

Autonomie et indépendance.

IV.

Responsabilité et culpabilité.

V.

Responsabilité et sanction

VI.

L’État prĂ©ventif

VII.

Conclusion : pour une solidarité assurantielle

Voir le sommaire complet Replier le sommaire

Que l’idĂ©e de responsabilitĂ© soit une des valeurs-clĂ©s des sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques, c’est l’évidence. Elle est la condition du respect de la dignitĂ© de la personne humaine et, par lĂ  mĂŞme, des rapports non-Ă©crits de civilitĂ© ; elle est au fondement des engagements passĂ©s au titre des contrats civils ; elle est garante enfin de la confiance Ă  l’égard des institutions administratives et politiques, sur le plan intĂ©rieur comme dans le vaste champ des relations internationales. Cette idĂ©e pourtant est de formulation tardive. Pour ĂŞtre centrale Ă  l’organisation des sociĂ©tĂ©s modernes, elle n’apparaĂ®t, dans les langues europĂ©ennes, qu’à la fin du XVIIIe siècle (1783). Selon le philosophe du droit Michel Villey, « sa vraie carrière ne commence qu’au siècle suivant ». Certes, la première occurrence du mot « responsable » dans notre langue remonte Ă  1284. Il s’agit d’un renvoi au latin respondere, qui signifie « se porter garant » d’un contrat matrimonial. Spondere, en droit romain, signifie prendre un engagement solennel, plus particulièrement par les fiançailles ou le mariage (d’oĂą le verbe « Ă©pouser », qui dĂ©rive de la mĂŞme Ă©tymologie). La racine grecque du mot dĂ©signe le rite de la libation, plutĂ´t que l’acte d’engagement lui-mĂŞme, tel que la signature d’un traitĂ©. Le caractère religieux de cette racine est confirmĂ© par l’emploi du verbe respondere, dont le sens premier est l’engagement en retour, le pacte, contractĂ© entre le fidèle et l’oracle qu’il a consultĂ©. On est loin, avec cette rĂ©fĂ©rence d’origine religieuse, de l’idĂ©e d’une capacitĂ© morale inhĂ©rente Ă  la personne. Aussi bien l’Église n’a-t-elle d’abord connu dans la faute que le substitut du pĂ©chĂ©, dont la rĂ©paration est due au regard de la volontĂ© divine, dans la perspective du salut. Selon ce schĂ©ma anthropologique, la notion de « rĂ©paration » est insĂ©parable du postulat de la perfection de la CrĂ©ation et, pour expliquer l’existence du mal, du dogme de la rĂ©versibilitĂ© des mĂ©rites et des peines qui s’ensuit. Il faut attendre le phĂ©nomène que Paul Hazard a appelĂ© « la crise de la conscience europĂ©enne », Ă  partir de la fin du XVIIe siècle, pour qu’émerge, de Leibniz Ă  Kant en passant par Rousseau, l’idĂ©e de l’inscription dans la conscience individuelle d’une volontĂ© autonome, distincte de l’ordre du monde, et engageant la responsabilitĂ© de l’individu.

I Partie

Les deux piliers de la responsabilité.

Il n’est pas inutile, pour la clartĂ© du propos esquissĂ© ici, d’en rĂ©sumer en quelques pages l’articulation et l’argumentaire avant d’entrer dans sa dĂ©monstration. Tardive, l’idĂ©e de responsabilitĂ© a Ă©tĂ© obscurcie par la difficultĂ© avec laquelle elle s’est dĂ©gagĂ©e de ses sources religieuses. On peut mĂŞme se demander si elle s’en est jamais affranchie, et si elle n’est pas sur le point d’y revenir dans un climat gĂ©nĂ©ral de crise de la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique, qui voit revenir au premier plan une critique des Lumières proche des thèmes de la contre-rĂ©volution : cette hypothèse sera, sur un sujet aussi vaste que complexe, le fil conducteur des pages qui suivent. L’atroce supplice de Damien, coupable d’avoir dĂ©fiĂ© le Cosmos en portant Ă  Louis XV un coup de canif, inspirait encore Ă  Joseph de Maistre, un des pères de la pensĂ©e contre-rĂ©volutionnaire, dans le premier entretien des SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg, publiĂ©es après sa mort en 1821, la fameuse mĂ©taphore du bourreau : « Toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l’exĂ©cuteur ; il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Ă”tez du monde cet agent incomprĂ©hensible ; dans l’instant mĂŞme l’ordre fait place au chaos, des trĂ´nes s’abĂ®ment et la sociĂ©tĂ© disparaĂ®t. Dieu, qui est l’auteur de la souverainetĂ©, l’est donc aussi du châtiment ; il a jetĂ© notre terre sur ces deux pĂ´les : car JĂ©hovah est le maĂ®tre des deux pĂ´les, et sur eux il fait tourner le monde. » Aujourd’hui, Ă  coup sĂ»r, aucun juriste ne s’exprimerait ainsi ! Mais, la cruautĂ© physique en moins, le pilori planĂ©taire rendu possible par la mĂ©diatisation des grands procès du village global n’est pas si Ă©loignĂ© de la stratĂ©gie cathartique du bouc Ă©missaire que ce texte rappelait il y a près de deux siècles. Tout se passe comme si, en dĂ©pit ou Ă  cause de l’abandon quasigĂ©nĂ©ral de la peine de mort, le contenu prĂŞtĂ© Ă  la notion de responsabilitĂ© dans les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques accompagnait, dans un sens rĂ©gressif aussi bien que progressif, les fluctuations, les doutes, les tensions, les rechutes qui ont marquĂ© et caractĂ©risent encore les avancĂ©es et les reculs de l’idĂ©e de laĂŻcitĂ© chez les RĂ©publicains actuels, de nouveau hantĂ©s par leur rapport Ă  Dieu. Au point mĂŞme que, aujourd’hui, la question se pose de savoir si le phĂ©nomène souvent analysĂ© comme une « crise » de la responsabilitĂ© Ă  tous les niveaux – individuel, civil et politique –, ne doit pas ĂŞtre plutĂ´t interprĂ©tĂ© comme un retour Ă  la conception holiste – totalisante – dans laquelle la sociĂ©tĂ©, substituant sa vigilance Ă  celle de la conscience individuelle, retrouverait, toutes choses Ă©gales par ailleurs, la place dĂ©volue Ă  la « divine providence » avant la rĂ©volution des Lumières. On s’efforcera de poursuivre cette dĂ©monstration sur deux plans, en analysant la relation entretenue par l’idĂ©e de responsabilitĂ© avec les deux concepts dont elle est insĂ©parable. Le premier est la notion moderne d’autonomie individuelle, apparue au XVIIIe siècle, et Ă  laquelle elle donne son sens. Une première ambiguĂŻtĂ©, Ă  cet Ă©gard, devra ĂŞtre levĂ©e : il est faux que l’on ne soit d’abord responsable que de soi-mĂŞme ! Autant que juridique, la responsabilitĂ© est un concept politique. Une autre incertitude, liĂ©e Ă  la première, pèse sur les notions de responsabilitĂ© collective – gouvernementale ou nationale – et de responsabilitĂ© sans faute. S’il est devenu banal d’invoquer les effets pervers de ces deux notions comme des facteurs importants de la « crise » de la responsabilitĂ© Ă  l’époque contemporaine, il faut toujours se rappeler qu’il n’est pas d’autonomie du sujet qui puisse ĂŞtre pensĂ©e sans la prise en compte du libre engagement par ce dernier d’une responsabilitĂ© qui ne le concerne pas seulement lui-mĂŞme. En sorte que, contrairement Ă  une idĂ©e reçue, le fait pour l’individu de s’affirmer autonome n’est pas a priori incompatible avec les notions de responsabilitĂ© collective et de responsabilitĂ© sans faute, en apparence contradictoires dans les termes, mais contenues en puissance dans les articles 1382 et suivants du Code civil. La plupart des ambiguĂŻtĂ©s et des prĂ©tendues ruptures qui obscurcissent l’usage contemporain de la notion d’autonomie sont les consĂ©quences de l’oubli du lien indissociable qui rattache celle-ci Ă  la notion de responsabilitĂ© depuis les Lumières. L’autonomie se voit de plus en plus fragilisĂ©e par l’évolution du droit, en rĂ©ponse Ă  des demandes communautaires qui contestent l’individualisme dĂ©mocratique, mais qui affirment leur droit Ă  la reconnaissance au nom du pluralisme, sans voir que leur revendication identitaire rejoint les fondements psychologiques du holisme. Il s’agit lĂ  de formes d’aliĂ©nation dont les remèdes sont Ă  rechercher dans l’éducation et dans le droit. Le second concept insĂ©parable de la notion de responsabilitĂ© individuelle est la sanction. De mĂŞme que la capacitĂ© de chacun d’assumer donne son sens Ă  la notion moderne d’autonomie, la sanction est la règle qui dĂ©termine et conditionne l’exercice de cette responsabilitĂ©. En principe, la sanction, au sens classique du mot, vise Ă  assurer pĂ©nalement le respect d’une obligation juridique et intervient donc après la commission de la faute, ou du dommage. Or elle s’étend de plus en plus, et de façon systĂ©matique, en amont de la faute ou du dommage, en constituant la prise de risque elle-mĂŞme comme un dĂ©lit. Elle conduit ainsi un nombre croissant de règles pĂ©nales Ă  normaliser des conduites qui relèvent en principe du libre arbitre, et qui Ă©taient, de fait, rĂ©gulĂ©es naguère par des codes non-Ă©crits de civilitĂ©. L’immense question ici posĂ©e, et soulevĂ©e par Bentham dès le dĂ©but du XIXe siècle, est celle de la possibilitĂ© pour l’individu d’intĂ©rioriser un comportement responsable, de prendre des risques et de les assumer, dès lors que la protection de sa sĂ©curitĂ© et sa propre capacitĂ© de nuisance sont encadrĂ©es par des normes qui semblent, selon le mot de Tocqueville, chercher Ă  lui Ă©pargner « jusqu’à la peine de vivre ». Dans ce mouvement, le retour Ă  une conception holiste de la responsabilitĂ© est Ă©galement perceptible. La notion de sanction tend Ă  renouer avec la racine qui la fait dĂ©river du latin sacer, « qui ne peut ĂŞtre touchĂ©, sacrĂ©, maudit » ; autrement dit, elle ressaisit, de façon implicite, l’esprit du vocabulaire religieux qui, en identifiant l’ordre social Ă  l’ordre harmonieux de la CrĂ©ation, abaisse la frontière entre l’espace public et la sphère privĂ©e ; avec pour effet de rĂ©duire la place laissĂ©e Ă  l’autonomie de l’individu, et d’étioler en lui jusqu’au goĂ»t de la libertĂ©. Il est probable que le remède Ă  ces dĂ©rives de moins en moins clairement perçues, mais n’en rĂ©pondant pas moins Ă  une forte demande sociale, passe par le dĂ©bat public, nĂ©cessaire pour obliger le lĂ©gislateur Ă  modĂ©rer ses interventions, et par un système de solidaritĂ© assurantiel, de mutualisation des risques, seul capable de rendre les citoyens plus responsables.

II Partie

Responsabilité et autonomie

En Ă©mancipant l’individu, la rĂ©volution des Lumières a brisĂ© les cadres qui soumettaient celui-ci Ă  la fatalitĂ© de ses appartenances ; elle a renversĂ© la relation qui le reliait aux dĂ©terminismes de sa naissance, de sa religion, de sa classe et de sa race. Le sujet, qui Ă©merge au XVIIIe siècle, ne se dĂ©finit plus par rapport au monde, c’est le monde qui prend sens par rapport Ă  lui. En passant pour ainsi dire du plan vertical, surplombĂ© par la volontĂ© divine, au plan horizontal, qui situe ses reprĂ©sentations et sa volontĂ© de plain-pied avec celle des autres hommes, autrement dit en Ă©voluant, au fil d’un long processus apparu Ă  la Renaissance, de la condition holiste de l’homo hierarchicus, Ă  la condition de l’homo aequalis – pour reprendre la distinction puissante de Louis Dumont –, il dĂ©couvre, Ă  travers l’épreuve du conflit, la libertĂ©. Celle-ci n’est plus octroyĂ©e, elle ne se borne plus au « droit de faire tout ce que les lois permettent », comme le pensait Montesquieu – lequel dĂ©finissait encore la libertĂ© par rapport aux lois (Esprit des lois, XI, III). Inscrite dans sa conscience, contenue en puissance dans sa volontĂ©, elle acquiert ainsi un statut ontologique. D’entrĂ©e de jeu, il faut insister sur ce point, l’individu n’est pas seulement responsable de lui-mĂŞme. Il est responsable aussi bien vis-Ă -vis de lui-mĂŞme que du monde qui l’entoure. Il est responsable, et non maĂ®tre, ni mĂŞme « comme maĂ®tre et possesseur de la nature », au sens cartĂ©sien, dès lors que la relation bijective qui s’instaure entre lui, l’Autre, la nature et l’histoire – dont il devient sujet et acteur – l’oblige Ă  se percevoir tout ensemble comme autonome et dĂ©pendant, lĂ©gislateur et sujet, dotĂ© de droits, mais aussi de devoirs. Ă€ l’évidence, le projet qui se construit lĂ  ne sort pas tout armĂ© du cerveau de Jean-Jacques Rousseau et d’Emmanuel Kant. C’est Ă©galement un projet pour plusieurs siècles, appelĂ© Ă  Ă©voluer en fonction des Ă©vĂ©nements et des mĹ“urs. Mais Ă  l’armature de cette partition nouvelle, sont adossĂ©es les rĂ©ponses Ă  la plupart des objections qui continuent de lui ĂŞtre adressĂ©es, aussi bien par la pensĂ©e contre-rĂ©volutionnaire, nĂ©o-traditionaliste ou nĂ©o-nietzschĂ©enne et, près de nous, nĂ©o-conservatrice, que par les philosophies anti-libĂ©rales postmarxistes, de Marcuse Ă  Althusser, qui ont culminĂ© en mai 1968, et dont les arguments ont refait surface après la chute de l’Union soviĂ©tique en 1989. De quelque horizon qu’elles soient venues, ces critiques ont cherchĂ© Ă  Ă©branler sur leurs bases les deux idĂ©es fondatrices de la philosophie de la responsabilitĂ© : la raison, accusĂ©e d’obĂ©ir Ă  une ambition promĂ©thĂ©enne et de plaquer des abstractions sur le rĂ©el, au dĂ©triment des libertĂ©s et au mĂ©pris des leçons de l’expĂ©rience ; et l’autonomie de l’individu, confondue avec le « be yourself », le culte de l’indĂ©pendance prĂ´nĂ© par les libertaires et les idĂ©ologues de mai 1968. ConsidĂ©rĂ©e sous cet angle, dĂ©connectĂ©e de l’idĂ©e de responsabilitĂ©, l’autonomie serait vouĂ©e Ă  une double impasse : celle du solipsisme ou celle de la dĂ©sinhibition des dĂ©sirs. Elle conduirait en toute hypothèse Ă  l’opposĂ© du processus de responsabilisation contenu dans le projet initial d’émancipation. Rien de plus injuste, en fait, et surtout rien de plus faux que ces deux procès de l’individualisme des Lumières : il faut les dĂ©noncer Ă  leur tour car ce sont eux, aujourd’hui, qui constituent le principal obstacle idĂ©ologique Ă  l’autonomie de l’individu et au libre exercice de sa responsabilitĂ©. Le premier, celui de la raison, a trouvĂ© son expression la plus accomplie en 1993 dans l’encyclique Veritatis Splendor de Jean-Paul II, qui allait jusqu’à imputer Ă  la raison sans la foi la paternitĂ© des totalitarismes du XXe siècle. Quatre ans après la grande cĂ©lĂ©bration de 1989, en un moment oĂą l’on avait cru reconnaĂ®tre le triomphe de la dĂ©mocratie et des droits de l’homme, s’est ouverte en effet une vague de reflux par rapport Ă  l’hĂ©ritage des Lumières qui n’avait pas connu d’équivalent depuis la rĂ©volution bergsonienne, elle mĂŞme contemporaine, en 1889, du premier centenaire de la RĂ©volution française. Et le principal moteur de ce reflux fut la mise en cause, en apparence Ă©vidente, du rationalisme promĂ©thĂ©en, accusĂ© d’avoir provoquĂ©, via le marxisme-lĂ©ninisme, la dĂ©rive qui a conduit au Goulag. Or il faut relire Raymond Aron pour comprendre ce que le marxisme doit au socialisme utopique des annĂ©es 1830 et 1840, lequel cherchait, avec la bĂ©nĂ©diction des chrĂ©tiens sociaux, Ă  concilier l’individualisme Ă©galitaire avec la nostalgie des sociĂ©tĂ©s holistes dont le modèle Ă©tait inspirĂ© aussi bien de l’AntiquitĂ© que d’un Ancien RĂ©gime soudain idĂ©alisĂ©, tel que le docteur Benassis le dĂ©crit dans Le mĂ©decin de campagne de Balzac. Avant Marx, Benjamin Constant avait, en 1819, rĂ©pondu d’avance Ă  cette contestation, dans sa cĂ©lèbre confĂ©rence sur La libertĂ© des Anciens comparĂ©e Ă  celle des Modernes, en expliquant la Terreur jacobine, plus tard invoquĂ©e par LĂ©nine comme l’ancĂŞtre du bolchevisme, non par un promĂ©thĂ©isme de la raison, mais par la prĂ©tention de plaquer sur la dynamique individualiste enclenchĂ©e en 1789 le rĂŞve de fusion organique et de transparence de la CitĂ© antique. Compte tenu de l’évolution des esprits, expliquait-il, la rĂ©alisation de cette utopie obligeait Ă  une greffe du holisme sur l’aspiration Ă  l’autonomie, greffe qui ne pouvait ĂŞtre rĂ©ussie sans le recours Ă  la contrainte. L’accusation adressĂ©e aux Lumières d’avoir voulu plaquer sur le rĂ©el les catĂ©gories abstraites de la « raison pure » Ă©tait d’une totale mauvaise foi : elle reproduisait le reproche de constructivisme adressĂ© Ă  la pensĂ©e des Lumières par la droite contre-rĂ©volutionnaire, depuis Joseph de Maistre jusqu’à Hayek. Cette critique, attachĂ©e Ă  dĂ©noncer les « effets pervers » de la notion de responsabilitĂ©-autonomie – condamnĂ©e, selon ses critères, Ă  atteindre le but inverse de celui qu’elle se proposait –, mĂ©connaissait le fond de la rĂ©flexion kantienne. Loin d’enfermer l’homme dans l’empyrĂ©e de la raison, celle-ci vise Ă  le faire Ă©chapper Ă  l’ordre divin. La raison, selon la Critique de la raison pure, est lĂ©gislatrice, mais elle n’a pas accès au règne qui dĂ©borde le champ des catĂ©gories de l’entendement et de la perception. En sorte que, si l’histoire n’a de sens que par rapport Ă  l’homme, l’homme n’est pas pour autant fondĂ© Ă  prendre, vis-Ă -vis de l’histoire, le point de vue de Dieu. Loin d’être impĂ©rialiste, l’universalisme kantien prend en compte l’espace et la durĂ©e. Contrairement Ă  la lĂ©gende qui veut que, selon la formule de PĂ©guy, le kantisme n’ait pas de mains, cette philosophie s’est voulue une pratique autant qu’une thĂ©orie. Tirant les consĂ©quences des transformations objectives de la conscience occidentale, sa philosophie de la responsabilitĂ© correspond au nouveau statut du Moi dont Rousseau a Ă©tĂ©, outre-Rhin, l’inspirateur. TĂ©moin l’exemple que Kant donne Ă  l’appui de l’impĂ©ratif catĂ©gorique, tel qu’il est formulĂ© dans les Fondements de la mĂ©taphysique des mĹ“urs : « Agis comme si la maxime de ton action devait ĂŞtre Ă©rigĂ©e par ta volontĂ© en loi universelle de la nature » (trad. Victor Delbos, 2ème section). Dans cet exemple, un dĂ©sespĂ©rĂ© veut se tuer. Il n’est plus question de lui interdire le suicide pour une cause religieuse, au nom de la volontĂ© divine. En revanche, son acte mettrait en cause un des fondements de « l’ordre universel », qui ne peut ĂŞtre autre, en l’occurrence, que l’ordre social. En d’autres termes, selon Kant, ce n’est pas accomplir un acte de libertĂ© que de refuser d’assumer une responsabilitĂ© – le respect de la vie – qui engage chacun envers les autres membres de la sociĂ©tĂ©. L’universel kantien n’est plus dans le Ciel, mais dans la conscience de chacun : chez Kant comme chez Rousseau, l’homme n’est pas intrinsèquement bon – contrairement Ă  une interprĂ©tation fautive de la rĂ©flexion de JeanJacques Rousseau – il l’est en puissance. Il possède en lui la capacitĂ© de discerner entre les notions du Bien et du Mal – ce qui n’est pas la mĂŞme chose que la capacitĂ© de trancher, de manière absolue, entre ce qui est bien et ce qui est mal, certitude que s’arrogeait l’Église, en fonction d’une injonction venue d’en haut, et qui a conduit et conduit encore les idĂ©ologues, Ă  travers les âges, Ă  dire le droit du point de vue de Dieu et Ă  assassiner au nom de la vertu. On mesure ainsi les implications du transfert horizontal opĂ©rĂ© par la morale kantienne : il instaure l’ère de la diffĂ©rence et du contrat. Jusqu’à son « sapere aude », qui s’impose Ă  l’individu, il n’existait qu’un rapport d’identitĂ© – ou, selon Leibniz, d’harmonie – entre le Moi et l’autre, comme entre le Moi et le monde. Chacun Ă©tait substituable Ă  son semblable sous le regard de Dieu qui unifiait l’univers, et nul n’avait de raison d’être mĂ©content de son sort. Ainsi Durkheim a-t-il dĂ©fini les « sociĂ©tĂ©s mĂ©caniques ». Leurs membres y « Ă©prouvent les mĂŞmes sentiments, adhèrent aux mĂŞmes valeurs » et « reconnaissent le mĂŞme sacrĂ© ». La perception de la diffĂ©rence apparaĂ®t avec la configuration horizontale de l’espace politique : les individus deviennent Ă©gaux en droits parce qu’ils sont diffĂ©rents en droits. Il n’y a, dit Rousseau, de connaissance possible de l’homme en gĂ©nĂ©ral qu’à partir de l’étude de chaque individu en particulier, qu’il commence Ă  expĂ©rimenter sur lui-mĂŞme. Et la nouveautĂ© du contrat social dĂ©fini par Jean-Jacques Rousseau repose sur le respect dĂ» Ă  l’autonomie de chaque volontĂ©. Ainsi le changement de plan introduit par Rousseau et par Kant implique-t-il dans son mouvement une double dynamique de libertĂ©, et par lĂ  mĂŞme de responsabilitĂ© : il dissocie la politique du sacrĂ© et place thĂ©oriquement les gouvernĂ©s au mĂŞme niveau que leurs gouvernants. Ainsi, de Kant Ă  Max Weber, dont la philosophie de la responsabilitĂ© a profondĂ©ment marquĂ© la pensĂ©e politique libĂ©rale contemporaine, le mĂŞme fil court, et les mĂŞmes malentendus se retrouvent. En mettant l’accent sur la nĂ©cessitĂ© de considĂ©rer l’homme comme une fin et non comme un moyen, le premier met en garde contre la tentation de sacrifier les principes Ă  l’utilitĂ© sociale. Étant tout sauf un idĂ©aliste, il n’en tient pas moins compte du rĂ©el. Quant Ă  Max Weber, en mettant en Ă©vidence ce qu’il appelle « la guerre des Dieux », les conflits de valeurs, le caractère inĂ©vitable de la distinction par le politique entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilitĂ©, il insiste sur le devoir pour celui-ci de ne jamais perdre de vue l’éthique de la conviction : Ă©tant tout sauf un relativiste, il maintient la rĂ©fĂ©rence aux principes dans l’exercice des responsabilitĂ©s.

III Partie

Autonomie et indépendance.

L’obstacle du second reproche adressé aux Lumières, concernant le danger du solipsisme anarchiste, libertaire ou hédoniste se trouve ainsi levé. On sait l’usage qu’en fait Alain Renaut, dans sa critique de la notion d’indépendance, indûment attachée, selon lui, à la notion d’autonomie. Or, associée à l’idée de responsabilité, l’indépendance est loin d’être contradictoire avec la sociabilité du sujet, et loin, également, de conduire l’autonomie dans une impasse. Elle apporte au contraire une réponse aux revendications multiculturalistes qu’encourage la critique de la notion d’indépendance, qui de toute façon est un mythe, puisque nous sommes dépendants au moins de notre langue et de notre culture. Dans l’acception kantienne, la « différence » comme fondement du droit distingue des individus, non des groupes ; elle n’a rien à voir avec le « droit à la différence », tel qu’il est entendu par les multiculturalistes, communautaristes ou communautariens convaincus de la nécessité de faire droit aux mouvements sociaux reposant sur un principe d’identité et non d’adhésion. Ces groupes, d’autant mieux entendus qu’ils sont déterminés et d’autant plus déterminés qu’ils sont minoritaires – comme l’a montré Mancur Olson dans sa Logique de l’action collective –, ne manifestent pas par hasard deux exigences conjointes, qui vont au rebours de la conception libérale de la responsabilité : d’un côté une meilleure reconnaissance par la République des valeurs identitaires – soutenues par des revendications d’ordre parfois sentimental, plus souvent d’ordre sexuel, mémoriel, ethnique, religieux, voire, en réaction, nationaliste – ; et, de l’autre, l’instauration d’une « laïcité positive » qui ouvrirait une brèche autorisant, au sein de l’espace public, une présence plus grande, et qui deviendrait vite déterminante, du sacré. Autant de dérives qui, au prétexte de « réenraciner » l’individu dans les héritages censés fonder son identité, rétrécissent le champ de son autonomie et concourent à son aliénation. Ces avancées apparentes dans le sens d’une meilleure prise en compte de l’autonomie individuelle et de l’accomplissement de ses choix existentiels sont en réalité autant de régressions du point de vue de la notion moderne de responsabilité, sans laquelle précisément il n’est pas d’autonomie. Elles relèvent de la même aspiration nostalgique à plaquer du communautaire sur de l’individuel que Benjamin Constant avait diagnostiquée chez les Jacobins. Elles enferment l’individu – et peu importe que ce soit de son gré – dans le déterminisme de l’appartenance dont le projet des Lumières cherchait à l’affranchir : le voici désormais, pour ainsi dire, assigné à cette appartenance sous le regard de l’autre, et, du même coup, fiché, recensé et discriminé, serait-ce de façon « positive ». Tout aussi gravement, les revendications identitaires abaissent la frontière entre l’espace public et la sphère privée, et donnent au pouvoir des prétextes croissants à étendre son emprise. Enfin, ce qui se profile derrière les illusions selon lesquelles les sociétés démocratiques vivraient une nouvelle révolution culturelle, voire anthropologique, comparable à celle des Lumières, n’est pas autre chose qu’un renversement de l’individualisme contre lui-même, et un retour de flamme de l’intolérance, opposant des « identités meurtrières » entre elles, au nom d’un principe d’autonomie dévoyé. Pour éviter de tomber dans ce piège, ce qui manque le plus est moins une philosophie de la responsabilité, qu’un effort d’éducation par l’enseignement de l’histoire et de la langue. À défaut de convaincre de la thèse que l’on esquisse ici, le but à atteindre est, par la délibération publique, de permettre au moins d’en appeler du peuple mal éclairé au peuple mieux éclairé, sur des questions qui mettent en jeu rien moins que l’avenir de la démocratie. En faisant le pari de Léo Strauss, selon lequel « tous les hommes éduqués de manière libérale sont des hommes politiquement modérés » (« Éducation libérale et responsabilité », in Le libéralisme antique et moderne, PUF, 1990, p. 45). Il y faut aussi une réponse institutionnelle, qui affermisse le modèle individualiste de représentation et récuse les formes d’interpellation politique reflétant les intérêts de groupes identitaires. Mission impossible, penseront les uns, compte tenu de la crise du modèle français d’intégration. La tâche est difficile, en effet, mais réalisable, si l’on voit plutôt, par rapport aux autres nations européennes, du Nord comme du Sud, le verre français à moitié plein ; et si l’urgence de maintenir en vie les « immortels » principes républicains et laïques, garants des libertés publiques, est assumée conjointement par le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. Il y a quelques années, on pouvait encore diagnostiquer la force dans notre pays de ce qu’on proposait alors d’appeler un Surmoi républicain. Il faudra beaucoup de patience et de psychologie pour rendre à ce Surmoi la place qu’il a perdue.

IV Partie

Responsabilité et culpabilité.

Cet effort sera d’autant plus nĂ©cessaire que la crise intellectuelle de la notion de responsabilitĂ© s’accompagne d’une crise de la responsabilitĂ© politique dans le fonctionnement de nos institutions. Si en effet l’autonomie est nĂ©cessairement affĂ©rente Ă  l’individu, et s’il n’est pas d’ouverture de la subjectivitĂ© aux autres et au monde sans responsabilitĂ©, cette dernière, en tant que concept politique, peut et mĂŞme doit ĂŞtre partagĂ©e. Le modèle de ce partage est celui de la responsabilitĂ© gouvernementale. DĂ©tachĂ©e de la procĂ©dure pĂ©nale de l’impeachment, devenue rarissime, mais dont l’esprit se retrouve encore aujourd’hui dans les cas de dĂ©part plus ou moins volontaire de ministres mis en examen, la notion de responsabilitĂ© gouvernementale ne relève nullement de la culpabilitĂ©, mĂŞme si elle peut ĂŞtre mise en cause Ă  la suite d’une faute. Elle est nĂ©e dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, avec la dĂ©mission de Robert Walpole en 1742 ; elle a Ă©tĂ© appliquĂ©e de façon rĂ©gulière en France dès la première Restauration, que Charles X tenta de faire jouer en se sĂ©parant de ses ministres, puis en dissolvant le parlement dans le vain espoir d’éviter le verdict de la rue en juillet 1830. Elle intĂ©resse notre propos, dans la mesure oĂą la responsabilitĂ© politique mise en jeu dans les dĂ©buts – non encore dĂ©mocratiques – du rĂ©gime parlementaire impliquait dĂ©jĂ  la formation, au cĂ´tĂ© d’un monarque irresponsable, de gouvernements homogènes et solidaires, chargĂ©s de mettre en Ĺ“uvre une politique sur laquelle ils Ă©taient amenĂ©s Ă  poser la question de confiance. On retrouve ici la notion bijective de rĂ©ciprocitĂ© entre le politique et la sociĂ©tĂ©, que Rousseau, dans le Contrat social, considère comme indispensable Ă  l’expression de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale : la loi doit ĂŞtre conçue et appliquĂ©e dans des conditions Ă©gales pour tous, sans privilĂ©gier d’individu ni de groupe, pour s’imposer Ă  tous comme lĂ©gitime. De mĂŞme, le retrait de la confiance du parlement implique le retrait collectif du gouvernement. Ă€ l’ère dĂ©mocratique, le problème majeur soulevĂ© par la responsabilitĂ© politique a Ă©tĂ© posĂ©, dès la fin du XIXe siècle, par la violation de la règle de la rĂ©ciprocitĂ©, Ă  la fois dans l’élaboration de la loi, soumise aux pressions des lobbies et, au niveau gouvernemental, en raison de la substitution Ă  la majoritĂ© sortie des urnes de « majoritĂ©s » ministĂ©rielles, ou plutĂ´t de replâtrages, imposĂ©s par les combinaisons des partis. Ces dĂ©tournements de la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique ont provoquĂ© deux fois la chute de rĂ©publiques, en 1940 et en 1958. En France, le passage de l’émiettement partisan de la IVe RĂ©publique Ă  la bipolarisation de la Ve a abouti Ă  un dysfonctionnement inverse : le pouvoir dĂ©mesurĂ© d’un prĂ©sident de la RĂ©publique considĂ©rĂ© comme irresponsable, sauf impeachment, en tant que garant de la sĂ©paration des pouvoirs, et disposant cependant de deux armes de dissuasion imparables : la nomination aux postes stratĂ©giques de l’État, et la dissolution de l’AssemblĂ©e, qui ne peut pas, en retour, le contraindre Ă  partir par un vote de dĂ©fiance. L’obstacle ainsi opposĂ© Ă  la mise en jeu par les gouvernants de leur responsabilitĂ© politique a eu pour effet d’inciter l’autoritĂ© judiciaire Ă  occuper l’espace abandonnĂ© par ceux-ci – avec pour effet de transgresser les limites du politique et de rompre Ă  son profit l’équilibre des pouvoirs. De mĂŞme, la progression du droit, encore modeste, mais continue dans les relations internationales, s’impose Ă  mesure que les menaces – terroriste, Ă©cologique, numĂ©rique – franchissent les frontières et sortent du champ de compĂ©tence, donc de responsabilitĂ© des dirigeants politiques. La limitation du pouvoir de nomination du chef de l’État, encore très mal contrĂ´lĂ©, l’obligation pour celui-ci de se retirer en cas de dĂ©saveu d’une dissolution ou d’un rĂ©fĂ©rendum, et la possibilitĂ© pour l’AssemblĂ©e de le contraindre Ă  poser la question de confiance sur des sujets majeurs, selon des mĂ©canismes Ă©tudiĂ©s pour Ă©viter un retour Ă  l’instabilitĂ© de la IVe RĂ©publique, seraient les moyens les plus simples, et les plus immĂ©diats de rĂ©injecter de la responsabilitĂ© au sommet de l’État, c’est-Ă -dire lĂ  oĂą elle est le plus nĂ©cessaire et peut servir d’exemple. Une autre manifestation du partage de la responsabilitĂ© politique, sans que pour autant la culpabilitĂ© soit en cause, est la notion mĂ©morielle de responsabilitĂ© collective. La question a Ă©tĂ© posĂ©e par Karl Jaspers en 1946 dans son fameux essai sur La CulpabilitĂ© allemande (Die Schuldfrage), mais Ă  un moment oĂą elle Ă©tait assez brĂ»lante pour ĂŞtre posĂ©e, prĂ©cisĂ©ment, en termes de culpabilitĂ©. Or s’il est vrai que les peuples sont responsables de leurs dirigeants politiques, ils n’en sont pas pour autant coupables des fautes commises par ces derniers. Et moins encore les gĂ©nĂ©rations suivantes, sauf Ă  faire intervenir, avec Jaspers, le concept de culpabilitĂ© mĂ©taphysique après un crime dĂ©passant l’entendement. Les gĂ©nĂ©rations qui ont suivi peuvent rĂ©parer, autant que faire se peut, les fautes inexpiables des gĂ©nĂ©rations antĂ©rieures sur le plan symbolique et sur le terrain des dommages matĂ©riels. Elles ne peuvent pas, en revanche, partager la culpabilitĂ© de leurs pères, ni s’en dĂ©clarer solidaires dans la repentance. La mĂŞme rĂ©serve peut ĂŞtre adressĂ©e au discours, restĂ© si populaire, dans lequel, en juillet 1995, le prĂ©sident Chirac impliqua « la France » dans la culpabilitĂ© des crimes commis par le rĂ©gime de Vichy. Dans les papiers de Jefferson, datant du dĂ©but du XIXe siècle, Mireille Delmas-Marty a relevĂ© cette formule qui va loin : « En vertu du droit naturel, une gĂ©nĂ©ration est Ă  une autre ce qu’une nation indĂ©pendante est Ă  une autre nation indĂ©pendante. » Dans le mĂŞme esprit, Condorcet avait fait inscrire dans le texte, jamais appliquĂ©, de la DĂ©claration des droits de l’homme de 1793 qu’« un peuple a toujours le droit de revoir, de rĂ©former et de changer la Constitution : une gĂ©nĂ©ration ne peut assujettir Ă  ses lois les gĂ©nĂ©rations futures » (LibertĂ©s et sĂ»retĂ© dans un monde dangereux, Seuil, 2010, p. 172). Ce rappel du contexte, Ă  la fois temporel et spatial, qui conditionne l’exercice de la responsabilitĂ© est Ă  mĂ©diter au moment oĂą un nombre croissant de principes de droit engageant l’avenir, comme la prĂ©caution ou l’équilibre budgĂ©taire, se trouvent inscrits, ou sur le point de l’être, dans une Constitution qui se veut paradoxalement intangible et qui prĂ©tend, de ce chef, engager les gĂ©nĂ©rations futures. On peut se demander, avec Mireille Delmas-Marty si le recours extensif Ă  des mesures liant la postĂ©ritĂ©, non Ă  des règles du jeu, mais Ă  des normes relevant en principe de la responsabilitĂ© des seuls contemporains, ne s’inscrit pas, consciemment ou non, dans un processus de normalisation illimitĂ©. L’hypothèse selon laquelle les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques contemporaines, et plus particulièrement la nĂ´tre, tendent Ă  sortir de la logique individualiste – reposant sur le principe de rĂ©ciprocitĂ© – est d’autant plus justifiĂ©e que la responsabilitĂ© collective est de plus en plus couramment invoquĂ©e Ă  propos des personnes morales. Comme Jean Carbonnier le note avec humour dans Droit et passion du droit sous la Ve RĂ©publique (Flammarion, 1996, p. 142) : « Figurez-vous un juge d’instruction de BĂ©ziers mettant l’ordre des Dominicains en examen pour cause de gĂ©nocide sur la population cathare. Comme si l’histoire, claire ou obscure, ne relevait pas avant tout de sentiments contradictoires qu’aucun droit ne saurait rĂ©duire Ă  l’unitĂ©. » Les cas de mise en cause de la responsabilitĂ© sans faute, dont s’effraient les chefs d’entreprise, les dirigeants du secteur public, ou encore les mĂ©decins, installent ainsi, au nom de la protection des victimes, un climat d’insĂ©curitĂ©, de soupçon, qui dĂ©truit des rĂ©putations en renversant au dĂ©triment de l’accusĂ© la charge de prouver son innocence. LĂ  oĂą on espĂ©rait que la confiance des citoyens dans la loi comme moyen de lutter contre l’arbitraire prendrait appui sur le sentiment de leur Ă©galitĂ© devant le droit, la rĂ©sistible ascension de la notion d’équitĂ© portĂ©e non plus par les individus mais par des groupes de pression politiques de force très inĂ©gale accroĂ®t la mĂ©fiance Ă  l’égard de la justice et le scepticisme Ă  l’égard de ses dĂ©cisions. Il est frappant que le lĂ©gislateur, autrement dit le politique, joue dans ce recul de la responsabilitĂ© individuelle devant le rouleau compresseur de la responsabilitĂ© collective un rĂ´le beaucoup plus dĂ©cisif que le juge. C’est encore Jean Carbonnier qui observe (ibid, p. 140) que la rĂ©forme du Code pĂ©nal de 1994 est allĂ©e Ă  l’opposĂ© de l’allègement et de la simplification que l’on pouvait attendre d’une loi moderne, favorable aux libertĂ©s individuelles. Au lieu de quoi le texte a cĂ©dĂ© Ă  la tentation du contrĂ´le social. « Il y aurait mĂŞme, souligne-t-il, plutĂ´t rĂ©gression vers la bigarrure et le baroque de l’ancien droit. Sans l’horreur des supplices, il est vrai – nous en serions incapables –, mais c’est le mĂŞme mĂ©canisme mental d’imagination punitive. […] On aperçoit mĂŞme quelques unes de ces pĂ©nalitĂ©s en miroir qu’affectionnent les droits archaĂŻques et les mères de famille : le mauvais garnement sera puni par oĂą il a pĂ©chĂ©, privĂ© d’auto, de chĂ©quier, de chasse, de bistro, etc. Michel Foucault a montrĂ© comment l’infantilisation concourt Ă  la punition. La tonalitĂ©, chez lui, Ă©tait tragique. Elle est, dans le nouveau Code pĂ©nal, innocemment tutĂ©laire. » La rĂ©gression du droit pĂ©nal qui, sous le couvert de responsabiliser le dĂ©linquant, rejoint la conception holiste qui sanctionnait la faute, dĂ©rangeant l’ordre du monde, et non la personne, l’individu pris dans sa singularitĂ©, est aussi Ă©tonnante que spectaculaire. C’est au politique qu’incombe la responsabilitĂ© de cette dĂ©rive, et Ă  lui, donc, d’abord, qu’il appartient de la rĂ©parer. Reste Ă  prĂ©sent Ă  comprendre comment et pourquoi le projet mĂŞme de rĂ©habiliter la notion de responsabilitĂ© suscite autant de doute et de mĂ©fiance dans notre dĂ©mocratie. La rĂ©ponse est sans doute Ă  rechercher du cĂ´tĂ© de son rapport avec la sanction, populaire quand il s’agit de lutter contre l’insĂ©curitĂ©, impopulaire quand elle oblige le citoyen Ă  assumer les consĂ©quences de ses actes : de fait, ses avatars reflètent les fluctuations et incohĂ©rences dont pâtit, dans notre dĂ©mocratie, l’idĂ©e que chacun se fait de la – et de sa – responsabilitĂ©.

V Partie

Responsabilité et sanction

Si l’on considère l’idĂ©e de responsabilitĂ© par rapport Ă  sa sanction, on peut distinguer deux visions du monde qui recoupent, grossièrement, l’opposition entre la droite et la gauche. Selon la droite, qui demeure imprĂ©gnĂ©e par l’hĂ©ritage judĂ©o-chrĂ©tien, l’individu est frappĂ© par le pĂ©chĂ© originel – traduisons par l’incomplĂ©tude de la nature humaine – Ă  la fois d’une prĂ©somption de culpabilitĂ©, qui le condamne mais autorise le pardon, et du sceau de l’irresponsabilitĂ©, qui ne le condamne pas moins, puisque sa faute est indĂ©tachable de son imperfection, et qu’elle suffit Ă  l’exclure de la sociĂ©tĂ©. Il est jugĂ© coupable d’avoir transgressĂ© les règles de la sociĂ©tĂ©, tout en Ă©tant considĂ©rĂ© a priori comme irresponsable ! L’argument reproduit le schĂ©ma de la thĂ©odicĂ©e : de mĂŞme que Dieu n’a pu vouloir le mal, et que, dans l’ordre de la CrĂ©ation, Ă  tout mal correspond un bien, la faute s’inscrit dans une harmonie secrète que l’individu doit assumer, mais dont la fin lui Ă©chappe. La peine, qui privilĂ©gie la prison, a pour but Ă  la fois de dissuader le coupable et de lui permettre de se racheter. La fonction de la sociĂ©tĂ© est de le rappeler Ă  ses devoirs envers elle, en le contraignant, par la loi et la sanction pĂ©nale qui l’accompagne, Ă  prendre conscience des responsabilitĂ©s qui l’engagent envers elle – responsabilitĂ©s le plus souvent comptabilisĂ©es au pluriel, comme une liste de devoirs, et non comme une essence, au singulier. Dans cette perspective, la sanction, frappant la faute indĂ©pendamment des circonstances de sa commission, est le prix qu’il lui faut payer pour que la reconnaissance de son autonomie lui soit rendue. La vision du monde de gauche est symĂ©trique : l’autonomie qui m’est reconnue a priori est la condition de l’exercice de ma responsabilitĂ©. Mais dès lors que la sociĂ©tĂ© prend la place abandonnĂ©e par l’ordre du monde, ou de la nature, la faute est nĂ©cessairement une tache dans l’engagement contractĂ© par l’humanitĂ© de maĂ®triser son propre destin, et l’auteur du dĂ©lit, tout en assumant la responsabilitĂ© de son acte, se trouve fondĂ© Ă  se dĂ©charger de sa culpabilitĂ© sur l’imperfection de l’environnement politique, Ă©conomique et social qui l’a rendue possible. Dans cette hypothèse, l’individu est Ă  la fois responsable, puisqu’il est considĂ©rĂ© comme l’auteur Ă  part entière de ses actes, mais non coupable, dès lors que l’exercice de sa volontĂ© se heurte Ă  une imperfection qui n’est pas a priori la sienne, mais celle de la sociĂ©tĂ©. L’origine de ce schĂ©ma a Ă©tĂ© illustrĂ©e, aux origines de la RĂ©volution française, par la confrontation entre la vision du monde de Joseph de Maistre et celle de Jean-Jacques Rousseau. Dans l’esprit du premier, l’homme est coupable, mais irresponsable. Pour le second, l’individu est responsable, mais il est innocent. Cette structure, depuis, est demeurĂ©e intacte : la droite sanctionne la culpabilitĂ©, au nom du danger que l’« irresponsable », au sens moral, fait peser sur la sociĂ©tĂ©, et elle cherche Ă  adapter, selon les besoins, l’appareil pĂ©nal Ă  la situation crĂ©Ă©e par la dĂ©linquance. La gauche fait porter par la sociĂ©tĂ© le poids de la faute dont l’auteur n’est considĂ©rĂ© comme responsable que par accident. La première est favorable Ă  la sanction, au sens de la rĂ©pression du fautif, la seconde, Ă  la prĂ©vention, au sens de l’amendement de la sociĂ©tĂ©. Cette symĂ©trie ne signifie nullement que la conception de la responsabilitĂ© prĂ©dominante Ă  gauche soit plus libĂ©rale que celle de la droite. Chacune d’elles comporte une ligne de fuite qui les conduit l’une et l’autre Ă  converger vers l’instauration d’un vĂ©ritable « ordre moral », au sens d’un rĂ©gime dans lequel l’obligation morale est prise en charge par la loi. Dans la vision de la droite, hĂ©ritĂ©e du providentialisme, le Bien et le Mal s’équilibrent dans l’ordre des fins dont l’homme n’a pas la clĂ©. Ă€ gauche, l’absolu de l’éthique est sans partage, le Diable n’est pas au Ciel, mais sur terre, et la volontĂ© humaine ne doit avoir de cesse qu’elle en supprime la trace. Dès lors que ces reprĂ©sentations morales sont transfĂ©rĂ©es sur le terrain politique, il suffit de confronter les points de vue de Rousseau et de de Maistre pour en mesurer les ravages. Voici Rousseau : « Sans les Ă©gards que l’on doit Ă  la faiblesse humaine cette convention [le contrat social] serait dissoute par le droit, s’il pĂ©rissait dans l’État un seul citoyen qu’on eĂ»t pu secourir, si l’on retenait Ă  tort un seul en prison et s’il se perdait un seul procès avec une injustice Ă©vidente. » Les rĂ©sonances très actuelles d’un tel propos ne doivent pas dissimuler Ă  quel degrĂ© d’intolĂ©rance un tel absolutisme moral peut conduire. Voici de Maistre : « Plus on examine l’univers, et plus on se sent portĂ© Ă  croire que le Mal vient d’une certaine division qu’on ne sait expliquer, et que le retour du Bien dĂ©pend d’une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une certaine unitĂ© tout aussi inconcevable » (SoirĂ©es de Saint-PĂ©tersbourg, 6ème entretien). D’oĂą la nĂ©cessitĂ©, faute de pouvoir entrer dans ce mystère, de rĂ©sister au relativisme et de refaire unitĂ© en s’en remettant Ă  un lĂ©gislateur, tel qu’on le « distingue Ă  peine du prĂŞtre », et que « la politique et la religion se fondent ensemble ». Qu’elles procèdent d’un absolutisme ou d’un relativisme moral, qu’elles soient exprimĂ©es par un conservateur ou un rĂ©volutionnaire, les deux logiques tendent Ă  lĂ©gitimer l’instauration d’un ordre moral qui est l’autre nom de la morale d’État. En reliant en effet responsabilitĂ© et autonomie de l’individu, la rĂ©volution des Lumières avait dissociĂ© le domaine de la morale et de la religion de celui du droit. Ă€ la fin du Second Empire, le RĂ©publicain Jules Barni, traducteur de Kant, a rappelĂ© cette distinction fondamentale en des termes d’une rare limpiditĂ©, qui mĂ©ritent d’être longuement citĂ©s : « Le domaine de la politique est celui du droit, c’est-Ă -dire de tout ce qui peut nous ĂŞtre lĂ©gitimement imposĂ© par une contrainte extĂ©rieure. Ajoutez au règlement du droit naturel, droit antĂ©rieur et supĂ©rieur en soi Ă  toute convention, mais qu’il faut bien fixer par des lois positives, celui des intĂ©rĂŞts collectifs auxquels il peut nous convenir de pourvoir par des conventions publiques, qui deviennent aussi des lois pour chacun de nous, et vous aurez tout le domaine de la politique ; sa juridiction ne s’Ă©tend pas au-delĂ . Le reste, c’est-Ă -dire tout ce qui dans la morale n’est pas de droit, appartient exclusivement au for intĂ©rieur, au domaine de la conscience. Que la politique, que la dĂ©mocratie particulièrement, soit intĂ©ressĂ©e Ă  l’observation de ces devoirs qui ne regardent que la conscience, qu’elle en favorise mĂŞme l’action, s’il est possible, par les moyens qui sont de son ressort, Ă  la bonne heure ; mais elle n’a pas le droit de les imposer par la force dont elle dispose. Lorsqu’elle mĂ©connaĂ®t la limite de sa juridiction et qu’elle empiète sur le domaine propre de la morale, elle tombe dans une tyrannie insupportable ; elle est condamnĂ©e Ă  employer les plus dĂ©testables moyens, l’espionnage des mĹ“urs, l’inquisition des consciences […] ; et elle favorise ce qu’il y a de plus odieux au monde, l’hypocrisie » (J. Barni, La morale dans la dĂ©mocratie (1868), KimĂ©, 1992, p. 41). En sortant du seul tribunal de la conscience pour devenir lĂ©gislatrice, la morale inspire des philosophies de la sanction qui, venues de droite ou de gauche, imputent Ă  l’individu non seulement la responsabilitĂ© de ses fautes, mais lui font obligation de se conformer Ă  des règles de conduite, Ă  des normes de comportement qui, jusqu’à une date rĂ©cente, ne relevaient que de son libre arbitre, et des codes non-Ă©crits de la civilitĂ©. Loin d’avoir confortĂ© l’individu dans l’affirmation de son autonomie, la crise, Ă  gauche, du mythe de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale et, Ă  droite, la quasi-disparition de la croyance dans le pĂ©chĂ© originel ont accĂ©lĂ©rĂ© le transfert de la morale dans la sphère de compĂ©tence des pouvoirs publics ; elles ont favorisĂ©, de la part des Ă©lites de l’État, une confusion croissante entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilitĂ©. Il n’est pas Ă©tonnant que, Ă  la faveur de la grande vague d’étatisation qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, des responsables de droite (Beveridge, de Gaulle) et de gauche (Blum, Mendès France) se soient accordĂ©s Ă  dĂ©velopper les bases de l’État providence. Il est plus Ă©tonnant, en revanche, que la philosophie du système alors mise en place soit devenue, en dĂ©pit des alternances, et dans l’ensemble du droit europĂ©en, social et pĂ©nal, une vĂ©ritable religion d’État. Si son adoption par les peuples de l’Union a atteint un point de non-retour qui rendrait sa remise en cause plus coĂ»teuse que son maintien, elle n’en comporte pas moins en termes de participation Ă  la vie publique et de libertĂ©s publiques, des effets dĂ©mobilisateurs, voire aliĂ©nants qui en ont substantiellement transformĂ© l’esprit. Tocqueville a eu, en son temps, grand mĂ©rite Ă  les prĂ©dire, mais aujourd’hui elles crèvent les yeux et il semble que les dirigeants des grandes dĂ©mocraties s’aveuglent sur elles pour ne pas avoir Ă  les corriger.

VI Partie

L’État prĂ©ventif

En son principe, l’État providence s’est prĂ©sentĂ© Ă  la fois comme assureur et garant de la solidaritĂ©. Le système ne se bornait pas Ă  couvrir les risques. Il espĂ©rait devenir l’éducateur du citoyen. D’un cĂ´tĂ©, il pansait les plaies : santĂ©, accidents du travail, chĂ´mage, charge d’enfants. De l’autre il renvoyait chacun Ă  la conscience de sa responsabilitĂ© propre en le faisant responsable du sort de tous. Tel Ă©tait le sens, fondamentalement civique, du choix de la rĂ©partition : en mĂŞme temps que ma personne, j’assure l’autre, quel qu’il soit – serait-il ivrogne, fumeur, conducteur maladroit ou skieur imprudent. Je sais que ce dernier paye aussi pour moi, dans des conditions telles que chacun, certain que la mĂŞme règle s’appliquera Ă  tous, sera amenĂ© – du moins puis-je l’espĂ©rer – Ă  adopter de son plein grĂ© une conduite responsable, le moins possible Ă  la charge des autres. Étant entendu que, en cas de dĂ©lit relevant du pĂ©nal, l’assurance du dommage corporel par la sociĂ©tĂ© n’est nullement exclusive de la sanction de la faute. La conception de la responsabilitĂ© qui inspire, Ă  l’origine, l’État providence repose sur l’Ă©galitĂ© et la rĂ©ciprocitĂ© des droits, et sur l’acceptation du conflit, qui favorisent l’intĂ©riorisation de conduites responsables. Le raisonnement est le mĂŞme que celui que Rousseau appliquait aux conditions d’expression de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale. Elle se situe, en son principe, dans la droite ligne des Lumières. Le malheur est qu’il est plus facile d’intĂ©rioriser des droits que des devoirs. Chacun, en fait, s’est abritĂ© derrière l’État providence pour n’en faire qu’à sa tĂŞte, en sorte que le système a dĂ» Ă©voluer vers une logique de prĂ©vention, dès lors que la logique de l’égalitĂ© formelle et de la rĂ©ciprocitĂ© ne fonctionnait plus. Il a fallu multiplier les normes prĂ©ventives pour modifier les comportements et dissuader les assurĂ©s de prendre des risques. LĂ  oĂą naguère la sanction intervenait en aval de la faute, la pĂ©nalisation des conduites susceptibles d’entraĂ®ner des consĂ©quences coĂ»teuses s’est banalisĂ©e en amont, en sorte que la marge de libertĂ© laissĂ©e Ă  l’individu pour choisir sa conduite et engager sa responsabilitĂ© s’est rĂ©duite comme une peau de chagrin. On est puni, non plus pour le dommage que l’on a causĂ©, ni mĂŞme du fait de son imprudence ou de sa nĂ©gligence, ni encore du fait d’autrui ou des choses, en application des articles 1382 et suivants du Code civil, mais pour le simple fait de s’être mis en situation de commettre une imprudence ou une nĂ©gligence. Dans ce processus normalisateur, la sanction prĂ©ventive va au-delĂ  de la mise en cause de la responsabilitĂ© sans faute ou de la mise en danger d’autrui. Elle frappe, par anticipation, des conduites susceptibles de provoquer un dommage virtuel qui n’aura sans doute jamais lieu, ou d’entraĂ®ner pour la sociĂ©tĂ© un coĂ»t financier reposant sur de fausses Ă©vidences Ă©conomiques, sur des anticipations difficiles Ă  dĂ©montrer. Elle substitue un rĂ©seau de plus en plus dense de normes, accompagnĂ©es de règles pĂ©nales, aux codes non-Ă©crits de civilitĂ©. Le pire est que cette dĂ©rive, qui consacre un Ă©chec des systèmes mis en place après la guerre et un recul du projet humaniste des Lumières, a Ă©tĂ© perçue comme une consĂ©cration. Bentham, le père de la doctrine de la prĂ©vention au XIXe siècle, Ă©tait persuadĂ© d’avoir trouvĂ©, avec l’architecture de sa prison panoptique, qui plaçait les prisonniers sous la surveillance permanente d’un poste de contrĂ´le central, la synthèse idĂ©ale entre l’autonomie du sujet et son alignement sur les normes de vie en sociĂ©tĂ©. En comparant le système de l’inspection, dont l’irruption vous prend en dĂ©faut, et la mĂ©thode de la surveillance, exposĂ©e dans son Panoptique, qui vous tient en permanence sous son regard, il Ă©tait Ă©merveillĂ© par la supĂ©rioritĂ© de sa trouvaille : « L’objet de l’une Ă©tait la dĂ©tection, l’objet de l’autre est la prĂ©vention. Dans le premier cas, l’individu qui dĂ©tient l’autoritĂ© est un espion ; dans le second, un moniteur. L’une visait Ă  percer les plus secrets replis du cĹ“ur ; l’autre, limitant son attention aux actions patentes, laisse les pensĂ©es et les imaginations Ă  l’ordinaire qui est le leur, et dont le lieu se situe plus haut. » Le panoptique Ă©vitait, certes, le recours Ă  la contrainte. Mais il soulevait prĂ©cisĂ©ment l’objection prĂ©judicielle selon laquelle l’individu, surveillĂ© en permanence, serait conduit, de façon insensible et inconsciente, Ă  intĂ©rioriser des normes aliĂ©nantes. Le danger de l’idĂ©e de prĂ©vention, telle qu’elle triomphe dans les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques au point d’atteindre un paroxysme, consiste moins dans les risques qu’elle Ă©carte, et dont la nĂ©cessitĂ© est souvent indiscutable, que dans la renonciation passive Ă  l’exercice de la responsabilitĂ©, dans l’indiffĂ©rence Ă  l’indiffĂ©renciation qu’elle engendre. Dans des nations oĂą le lien social cède la place aux identitĂ©s de groupes, oĂą les revendications de droits rĂ©els – dits opposables – au travail, au logement, Ă  l’air pur, etc. se banalisent tout en posant Ă  l’État des problèmes insurmontables, l’individu s’habitue de moins en moins Ă  admettre que la libertĂ© a un coĂ»t, et de plus en plus Ă  refuser, sous la pluie de règles qui rĂ©pondent Ă  ces demandes, de payer le prix de cette libertĂ©. Les associations, les corporations et les communautĂ©s – consumĂ©ristes, anti-tabagiques, fĂ©ministes, etc. –, admises, depuis près de vingt ans, Ă  se porter parties civiles, traquent passionnĂ©ment le responsable et contribuent au dĂ©veloppement d’une « victimologie » qui entretient, Ă  travers des demandes de droits assorties de sanctions contre la moindre blessure de mĂ©moire, la moindre stigmatisation, une inflation incontrĂ´lable de normes et de jurisprudences prĂ©ventives. Il est vrai que l’extension de ces normes rĂ©pond Ă  deux phĂ©nomènes propres Ă  la modernitĂ©. D’un cĂ´tĂ©, le progrès matĂ©riel, qui, comme le redoutait John Stuart Mill, abaisse le seuil de tolĂ©rance aux nuisances. De l’autre, la montĂ©e des incivilitĂ©s, qui multiplie les faits de petite dĂ©linquance. La question est de savoir si la meilleure façon de faire progresser le sens des responsabilitĂ©s est de limiter les occasions de conflit, ou au contraire de leur permettre de s’affronter au rĂ©el et de se trouver ainsi contraintes de s’autorĂ©guler. Assez de situations historiques attestent que, Ă  trop vouloir Ă©viter le conflit, on rĂ©colte la violence. Si encore les victimes pouvaient considĂ©rer que la reconnaissance de leurs droits augmente leur dignitĂ© ! Mais la surenchère des mesures prĂ©ventives aboutit Ă  nier, dans la victime, et sa qualitĂ© de victime, et sa dignitĂ©. Jusqu’à une date rĂ©cente, l’ivrogne, par exemple, Ă©tait traitĂ© comme une victime : par souci de respecter la libertĂ© de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble, chacun consentait Ă  faire en sa faveur une exception d’irresponsabilitĂ©. L’alcool Ă©tant un plaisir d’ordre privĂ©, nul ne se jugeait fondĂ© Ă  fixer une limite Ă  sa consommation, sauf Ă  sanctionner les dĂ©lits publics dont il pouvait ĂŞtre la cause. Aujourd’hui, l’alcool, dont seul l’abus est dangereux, est de plus en plus assimilĂ© Ă  une drogue « addictive » et le buveur Ă  un coupable. Est-il pour autant considĂ©rĂ© comme plus responsable ? On concevrait que, pour le pousser Ă  se rĂ©former tout en respectant sa libertĂ©, la sociĂ©tĂ© l’incite Ă  contracter une assurance privĂ©e. Mais ce serait porter atteinte au principe d’égalitĂ©. La sociĂ©tĂ©, s’estimant fondĂ©e Ă  le protĂ©ger contre lui-mĂŞme, prĂ©fèrera donc l’astreindre Ă  « rĂ©paration » – c’est-Ă -dire au sevrage. Le but est de le protĂ©ger contre lui-mĂŞme, sous le contrĂ´le de l’expert et du juge. Par un curieux renversement de l’ancien rĂŞve anarchiste, qui plaçait l’ĂŞtre singulier au sommet de ses hiĂ©rarchies, l’individu est devenu ainsi l’ennemi mortel du nouvel ordre prĂ©ventif. La prioritĂ© est de l’empĂŞcher de nuire – ce qui suppose non qu’il soit sanctionnĂ© après la faute, mais mis en situation de ne pas commettre de faute. Comme ce processus permet, du mĂŞme coup, au sujet infantilisĂ© de se retourner contre la sociĂ©tĂ© pour faire porter Ă  cette dernière la responsabilitĂ© de n’avoir pas anticipĂ© le risque, ou prĂ©vu la situation de faute, l’individu s’en accommode, voire en redemande. Sans souci des consĂ©quences qui peuvent en rĂ©sulter pour sa libertĂ©, voire pour sa simple dignitĂ© : la banalisation de la dĂ©nonciation et le renversement, au dĂ©triment de l’accusĂ©, de la charge de dĂ©montrer son innocence sont les effets inĂ©vitables de la gĂ©nĂ©ralisation du soupçon. Ă€ l’individualisme responsable des Lumières s’oppose, de la sorte, terme pour terme, un particularisme crĂ©ancier. Face Ă  cette dĂ©rive, la principale urgence est de restaurer l’arbitrage du politique. Seul le dĂ©bat politique peut, en posant au moins la question de la position du curseur, fixer des limites Ă  l’inflation des normes prĂ©ventives. Ă€ trop surestimer les contraintes, Ă  trop confondre le social et le politique, on a laissĂ© faire, jusqu’ici, l’expert et le juge. Le juge exploite le flou du droit – sa propension naturelle Ă©tant d’intervenir le plus possible. L’expert tend vers l’organisation et la rĂ©paration pure et simple. La dĂ©responsabilisation de l’auteur de la faute, la normalisation des conduites, la dĂ©signation de boucs Ă©missaires, la remise en cause de la prĂ©somption d’innocence et l’abandon de la prescription, constituent autant d’atteintes aux garanties protĂ©geant le justiciable contre l’arbitraire, et autant de rĂ©gressions par rapport au droit de la responsabilitĂ©. Elles apparaissent ainsi, Ă  bien des Ă©gards, comme les consĂ©quences, non de la sagesse, mais de la dĂ©politisation du pouvoir. En dernière analyse, la clĂ© du problème de la responsabilitĂ© rĂ©side dans l’aptitude de notre sociĂ©tĂ© Ă  rĂ©habiliter la sanction. La sanction oblige l’individu Ă  assumer les consĂ©quences de ses actes : elle le laisse libre de choisir ses conduites, mais Ă  un coĂ»t suffisamment Ă©levĂ© pour l’incliner Ă  rĂ©flĂ©chir. Telle aurait pu ĂŞtre, au dĂ©part, l’inspiration du principe de prĂ©caution : inciter l’entrepreneur Ă  prendre librement ses risques dans une situation d’incertitude, en le prĂ©venant qu’il ne pourra pas se dĂ©douaner de ses responsabilitĂ©s s’il en rĂ©sulte des dommages « graves et irrĂ©versibles ». Au lieu de quoi l’article 5 de la Charte de l’environnement, qui prĂ©cise le contenu de ce principe, et qui a Ă©tĂ© inscrit dans la Constitution française en 2005, a choisi de mettre en place des procĂ©dures publiques d’évaluation et des mesures de protection « provisoires et proportionnĂ©es » destinĂ©es Ă  parer Ă  ces dommages « mĂŞme lorsque leur rĂ©alisation est incertaine en l’état des connaissances scientifiques », et mĂŞme lorsqu’il s’agit de procĂ©dĂ©s technologiques utilisĂ©s en masse depuis longtemps, au point de faire d’objets familiers des diables, tels que les tĂ©lĂ©phones mobiles. Ainsi, de dĂ©bat en dĂ©bat et de rĂ©vision en rĂ©vision, la Charte de l’environnement inscrite dans notre Constitution n’est pas, comme on voudrait le faire croire, le point de dĂ©part d’une nouvelle sagesse. Si nĂ©cessaires et novatrices que ses intentions se veuillent, elle contribue, bien plutĂ´t, Ă  rendre manifestes les archaĂŻsmes du dirigisme administratif et de l’acharnement juridique qui minent tout esprit de responsabilitĂ©. Elle trahit les dĂ©rives d’une doctrine de la prĂ©vention qui ambitionne d’encadrer les conduites dans une logique holiste de nĂ©gation du conflit. On aurait compris que, en rĂ©ponse Ă  la menace de nuisances irrĂ©versibles, la notion de prĂ©caution s’imposât, sur le modèle de la « prudence » politique, comme une utile procĂ©dure. Mais portĂ©e Ă  ce degrĂ© de radicalitĂ©, thĂ©orisĂ©e en « principe », elle concourt Ă  la transformation des mentalitĂ©s qui conduit le lĂ©gislateur Ă  Ă©riger la prĂ©vention en idĂ©ologie. Elle entretient le fantasme d’une bureaucratie qui rĂŞve de transformer le hasard en destin et d’englober sous sa domination la sociĂ©tĂ© toute entière. La pollution de la planète est une rĂ©alitĂ© que nul ne conteste. Elle fait peur, parce qu’on la juge irrĂ©versible. Cette peur a renforcĂ©, depuis plus de trente ans, les tentatives philosophiques de subversion de l’hĂ©ritage des Lumières. Le principe responsabilitĂ©, de Hans Jonas, qui remettait en cause l’humanisme kantien en 1979, et La SociĂ©tĂ© du risque, de Ulrich Beck, annonçant non sans luciditĂ© en 1986 le retour d’un « Moyen Ă‚ge du danger » et une transformation de « l’individualisme de l’âge moderne en son contraire le plus exact », font Ă©cho, pour une oreille exercĂ©e, Ă  la rĂ©volution bergsonienne et Ă  la critique des mĂ©faits de l’individualisme, du matĂ©rialisme et de la raison qui ont marquĂ© la crise intellectuelle de 1900, dont Romain Rolland a montrĂ©, en son temps, l’importance en la comparant Ă  un « tremblement de terre » – tremblement qui a libĂ©rĂ© les vecteurs intellectuels du fascisme. Le vrai problème qui se pose Ă  l’intelligence contemporaine est de savoir comment commuer la peur en responsabilitĂ©. Le biologiste Philippe Kourilsky, auteur, en 2000, avec Geneviève Viney, d’un rapport marquant sur le principe de prĂ©caution, est un des rares scientifiques qui propose, en rĂ©ponse Ă  ce dĂ©fi, une solution humaniste et libĂ©rale : elle consiste, de la part des chercheurs, Ă  poser pour principe que, plus leurs libertĂ©s individuelles sont abondantes, plus leur devoir d’altruisme est Ă©levĂ©. La recherche de synthèses, susceptibles d’envisager sous un nombre maximum d’approches l’ensemble des paramètres d’un problème scientifique Ă  l’intĂ©rieur de groupes interdisciplinaires reliĂ©s sur une base volontaire, ouvre de vastes perspectives au problème du passage de la responsabilitĂ© individuelle Ă  la responsabilitĂ© collective, rendu de plus en plus nĂ©cessaire par le changement d’échelle des risques Ă©cologiques. Le dialogue et la confrontation avec autrui ne sont certes pas des idĂ©es nouvelles. Mais, dans un contexte oĂą la responsabilitĂ© individuelle se voit mise en procès en mĂŞme temps que la raison, la piste ainsi ouverte rĂ©tablit avec bonheur la confiance dans l’une et dans l’autre. Autant il est clair, en dĂ©pit de tous les heideggĂ©riens de la terre, que les problèmes soulevĂ©s par la technique seront rĂ©solus par une technique supĂ©rieure, autant il est probable que la condition de ce dĂ©passement repose sur la construction d’un savoir en nom collectif, Ă©tayĂ© sur une rationalitĂ© supĂ©rieure. Bien dĂ©courageants et dĂ©pourvus d’imagination apparaissent, par comparaison, les discours qui, au nom du principe de prĂ©caution, imputent les dĂ©sordres Ă©cologiques mondiaux aux effets incontrĂ´lĂ©s du capitalisme de marchĂ©. Outre le fait que 70 % de ces dĂ©sordres sont imputables aux caprices de la nature, le marchĂ© mĂ©riterait moins d’être incriminĂ© si ses règles Ă©taient moins dĂ©voyĂ©es. Bertrand de Jouvenel faisait remarquer en 1967 que l’eau, qui va manquer, serait nettement mieux prĂ©servĂ©e si son prix correspondait Ă  sa raretĂ©. Il en va de mĂŞme pour le pĂ©trole. Si ses cours s’étaient mieux ajustĂ©s Ă  la rĂ©alitĂ© des rĂ©serves disponibles, le dĂ©veloppement de sources d’énergies de substitution moins polluantes aurait Ă©tĂ© beaucoup plus rapide et inventif. Ce n’est pas davantage progresser dans le sens de l’autonomie que d’invoquer, dans l’article 1er de la Charte intĂ©grĂ©e Ă  la Constitution, un « droit de vivre dans un environnement Ă©quilibrĂ© et respectueux de la santĂ© ». Au lieu d’encourager les citoyens Ă  devenir responsables, c’est contribuer Ă  en faire des crĂ©anciers. Une chose est de donner Ă  chacun la possibilitĂ© de se dĂ©fendre en cas de nuisance dĂ©montrĂ©e – ce qui est de droit commun – une autre est d’inverser la charge de la preuve en permettant Ă  tout citoyen de faire valoir un droit contre lequel l’accusĂ© devra se dĂ©fendre. RĂ©ciproquement, le concept de pollueur-payeur, qui semble aller de soi, n’est pas moins contraire Ă  l’objectif affichĂ©, puisqu’il implique que l’acceptation prĂ©alable de payer ouvre pour l’entrepreneur un « droit » de polluer. Ă€ la clĂ© de la querelle du principe de prĂ©caution, on retrouve, sans surprise, la mĂŞme prĂ©fĂ©rence des technocrates et des experts pour les normes, et la mĂŞme mĂ©fiance Ă  l’égard d’un dĂ©bat politique confrontant les points de vue de citoyens Ă©clairĂ©s et responsables.

VII Partie

Conclusion : pour une solidarité assurantielle

Ă€ l’occasion de ce bref parcours des multiples aspects de la « crise » de la responsabilitĂ© dans les dĂ©mocraties contemporaines, nous avons trouvĂ© une constante : un syndrome de rĂ©gression. La nostalgie d’un ordre communautaire, identitaire, transparent, frugal et sans conflit conquiert aisĂ©ment les imaginations, en une Ă©poque oĂą la crise Ă©conomique et financière fragilise l’individu devant l’État, et oĂą l’exercice des responsabilitĂ©s se heurte Ă  la surenchère des revendications de droits. J’ai montrĂ© ailleurs (Le Siècle de Monsieur PĂ©tain, Perrin, 2005) par quels mĂ©canismes le rĂ©flexe de repli dans le cocon rassurant d’une identitĂ© locale, biologique, ethnique ou religieuse est une constante de la culture politique française en temps de crise. Il est probable que, bien plutĂ´t qu’à une rupture et Ă  une mutation si volontiers proclamĂ©es dans des situations similaires, la sociĂ©tĂ© française soit confrontĂ©e Ă  une rechute, Ă  l’issue de laquelle elle ressaisira le fil un moment lâchĂ© de l’hĂ©ritage des Lumières. Reste la question de savoir comment maintenir les chances de renouveau de l’esprit de responsabilitĂ© dans une sociĂ©tĂ© dont la vitalitĂ© souffre d’être actuellement soumise au rouleau compresseur de ce que François Ewald appelle « l’évidence sĂ©curitaire ». Au-delĂ  des rĂ©ponses d’ordre intellectuel et institutionnel suggĂ©rĂ©es dans ces pages, il est possible d’espĂ©rer contenir la dĂ©rive prĂ©ventive de l’État providence en renouant avec son inspiration première et en rĂ©injectant de la responsabilitĂ© dans son modèle de rĂ©partition. Une solution, d’autant moins utopique qu’elle est inscrite de longue date dans la tradition sociale française, devrait ĂŞtre cherchĂ©e du cĂ´tĂ© du mutualisme, et de ce qu’on pourrait appeler la solidaritĂ© assurantielle. Le principe en a Ă©tĂ© posĂ© il y a plus d’un siècle, lors du vote de la loi de 1898 sur les accidents du travail, qui s’inspirait en partie du « solidarisme » de LĂ©on Bourgeois. SolidaritĂ©, de LĂ©on Bourgeois, pour avoir Ă©tĂ© rapidement oubliĂ© après sa publication en 1896, n’en constitue pas moins un de ces jalons qui fixent une culture Ă  travers une doctrine. La doctrine, contractuelle, donc individualiste, reprenait la notion rousseauiste de rĂ©ciprocitĂ© entre le citoyen et la sociĂ©tĂ©, en l’Ă©tendant aux relations entre les gĂ©nĂ©rations. Le mĂŞme Ă©tat d’esprit, nous le trouvons, au mĂŞme moment, dans un essai, Les accidents du travail et la responsabilitĂ© civile, publiĂ© par l’historien du droit et thĂ©oricien de l’individualisation de la peine, Raymond Saleilles, en 1897. Nous le trouvons surtout dans les dĂ©bats parlementaires qui ont entourĂ© le vote de la loi de 1898 sur les accidents du travail, et qui ont Ă©tĂ© analysĂ©s par François Ewald dans son ouvrage monumental L’État Providence (Grasset, 1986). Le principe de base Ă©tait la responsabilitĂ©. Ce principe posĂ©, le lĂ©gislateur Ă©tait obligĂ© de convenir qu’un chantier moderne comporte des risques qui ne peuvent engager la seule responsabilitĂ© du travailleur blessĂ©. MĂŞme si ce dernier a commis une erreur, cette erreur ne peut ĂŞtre assimilĂ©e Ă  une faute : il est rare qu’on fasse exprès de se couper la main. D’oĂą l’idĂ©e d’une solidaritĂ© nĂ©cessaire. En cas d’accident du travail, on jugeait normal que l’accidentĂ© fĂ»t considĂ©rĂ© comme une victime, et que la responsabilitĂ© de l’employeur fĂ»t engagĂ©e – de la mĂŞme façon que, dans la loi Badinter de 1985, la responsabilitĂ© de l’automobiliste a Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme prĂ©valente par rapport Ă  celle du piĂ©ton, mais sans qu’il en fĂ»t tirĂ© les mĂŞmes consĂ©quences. Sur cette base, il est apparu en 1898 que la solvabilitĂ© de l’employeur devait ĂŞtre garantie dans son propre intĂ©rĂŞt comme dans celui de l’employĂ©. Le lĂ©gislateur a donc invitĂ© l’employeur Ă  s’assurer auprès d’une mutuelle. Le coĂ»t de l’assurance Ă©tant proportionnel au nombre d’accidents survenus sur le chantier, l’employeur avait intĂ©rĂŞt Ă  faire le maximum pour amĂ©liorer les conditions de sĂ©curitĂ© de son entreprise. En d’autres termes, ce que la notion de responsabilitĂ© personnelle perdait du fait de la solidaritĂ©, elle le retrouvait Ă  travers l’assurance. L’indemnisation et la sĂ©curitĂ© du travailleur Ă©taient garanties, sans que la sociĂ©tĂ© eĂ»t Ă  fixer des normes, Ă  exiger des contreparties, et Ă  intervenir autrement que par le contrĂ´le. Il est d’usage, depuis les annĂ©es 1980, chez les spĂ©cialistes des problèmes sociaux, de regretter que le système français de sĂ©curitĂ© sociale qui a Ă©tĂ© mis en place après la LibĂ©ration n’ait pas su choisir entre le modèle allemand de l’assurance, et le modèle anglais de la solidaritĂ©. Si artificiel que soit ce dĂ©bat, il semble que si notre protection sociale avait su rester fidèle Ă  la logique de la solidaritĂ© par l’assurance, dont la loi de 1898 propose l’archĂ©type, les acteurs sociaux seraient un peu plus responsables, la sĂ©curitĂ© sociale un peu moins en dĂ©ficit et que l’imagination prĂ©ventive et normalisatrice de l’État providence trouverait moins de prĂ©textes Ă  se donner libre cours.

Nos dernières études
Commentaires (0)
Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.