La nouvelle vague des émergents
I.

Les BRICS : symbole de la notion d’émergence économique

1.

Des dragons aux tigres asiatiques

2.

2001 : le renouveau de l’émergence économique avec les BRICS

3.

Après les BRICS, la multiplication des classifications d’émergents

4.

Les BRICS entre réussite économique et défis sociaux

II.

La nouvelle vague des émergents : les BENIVM

1.

Les critères de l’émergence économique

2.

Les BENIVM : le défi de la croissance durable

3.

De nouveaux candidats à l’émergence économique

4.

La France, pays économiquement trop peu présent dans les BENIVM

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La nouvelle vague des émergents

En 2001, un économiste de Goldman Sachs introduisait l’acronyme BRICS pour marquer l’entrée des pays émergents dans l’économie mondiale. Le concept d’émergence connaît un renouveau marqué qui correspond à un contexte international profondément métamorphosé. Depuis l’apparition de ce concept, des classifications aux critères larges et parfois vagues sont apparues pour tenter d’identifier les nouveaux pays émergents. Dix ans après, les BRICS ont émergé et sont confrontés aux défis de sociétés quasiment développées. Parallèlement, de nouveaux pays émergents, définis par cinq critères économiques, apparaissent. Ces critères sont une population nombreuse, un taux de croissance potentielle à dix ans oscillant autour de 5 %, une urbanisation à 50 % en croissance, des besoins en infrastructures permettant d’accompagner le décollage économique et une stabilité politique qui permet de mettre en œuvre des projets à long terme.

En vertu de ces critères, les prochains pays émergents sont les BENIVM, désignant le Bangladesh, l’Éthiopie, le Nigeria, l’Indonésie, le Vietnam et le Mexique. Déjà, derrière les BENIVM, d’autres pays, disposant d’une population moins nombreuse et d’une économie davantage liée à l’exploitation des matières premières, sont prêts à prendre le relais de la croissance mondiale ou, du moins, à y participer fortement. Or la France est économiquement peu présente dans les BENIVM et ne fournit pas (encore ?) les efforts nécessaires pour redéployer ses moyens économiques et commerciaux vers ces futures puissances économiques.

Laurence Daziano,

Maître de conférences en économie à Sciences Po et membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique. Spécialiste des pays émergents.

Auteur de l’ouvrage Les Pays émergents, approche géo-économique (Armand Colin, 2014).

Notes

2.

Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud

+ -

3.

The World in 2050: HSBC projection for the world economy in 2050, 11 janvier 2012.

+ -

4.

World in 2050. The BRICs and beyond: prospects, challenges and opportunities, PricewaterhouseCoopers, janvier 2013.

+ -

5.

Le nouveau directeur général de l’OMC, qui prendra ses fonctions le 1er septembre 2013, est Roberto Azevêdo, actuel représentant permanent du Brésil auprès de l’OMC.

+ -

« D’ici 2050, 19 des 30 premières économies mondiales seront des pays qualifiés aujourd’hui d’émergents. Comment cette nouvelle organisation mondiale influencera-t-elle votre activité ? » Cette publicité de la banque britannique HSBC, parue en mai 2013 dans le quotidien économique Les Échos, est révélatrice de l’évolution de l’économie mondiale. Au début du XXIe siècle, une nouvelle vague de pays apparaît sur la scène économique internationale, drainée par la croissance à deux chiffres des BRICS2. Les nouveaux pays émergents n’attendent pas l’Occident, paralysé par la crise des dettes souveraines et ses difficultés à se réformer, pour avancer leurs atouts économiques et conquérir les marchés. Pourtant, la définition de ces pays émergents est restée floue. « Dragons asiatiques », « BRICS », « BIICS », « Next Eleven », « E7 », « CIVETS »… des classifications nombreuses sont apparues, dont la plupart dans les dernières années, souvent sans véritable cohérence d’ensemble, et rassemblant des pays dont les caractéristiques sont parfois très éloignées. Pourtant, la plupart des études économiques à l’horizon 2050, tant celles de HSBC3 que de PricewaterhouseCoopers4, sont unanimes pour anticiper la montée en puissance économique des pays dits du Sud.

Déjà, les pays émergents qualifiés de BRICS ne sont plus vraiment « émergents » et peuvent être désormais qualifiés d’« émergés ». Quand un État comme la Chine maîtrise des technologies avancées et s’apprête à exporter des centrales nucléaires et des trains à grande vitesse, peut-il être encore qualifié d’« émergent » ? Quand le Brésil réussit la plus grande levée de fonds boursière au monde avec son entreprise publique pétrolière Petrobras, accueille la Coupe du monde de football en 2014 et s’apprête à réaliser une ligne à grande vitesse entre São Paulo et Rio de Janeiro, peut-on considérer, exception faite des fortes inégalités, que ce pays présente encore majoritairement les caractéristiques d’un pays en développement ? Ce débat est d’ailleurs celui qui a court, depuis maintenant quelques années, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), lorsque les pays développés refusent d’ouvrir davantage leurs marchés aux BRICS, considérant que ces derniers ne doivent plus bénéficier des avantages concédés aux pays en développement5. En réalité, les nouveaux pays « émergents » sont ailleurs. Cet « ailleurs » se situe principalement en Asie et en Afrique subsaharienne, dans des régions où l’influence française se réduit fortement ou bien est peu développée. Cet « ailleurs » réduit ainsi progressivement l’Europe, selon le mot de Paul Valéry, au rang de « petit cap du continent asiatique », éloigné de la future croissance mondiale et en marge des prochaines principales routes commerciales.

I Partie

Les BRICS : symbole de la notion d’émergence économique

Les critères retenus pour définir l’émergence économique sont divers et relativement imprécis. Ainsi, la plupart des classifications ne procèdent pas d’une analyse économique rigoureuse et, souvent, les pays se retrouvent classés sous plusieurs acronymes. Il convient de noter, parmi les définitions en cours, celle de Christophe Jaffrelot, professeur à Sciences Po Paris, qui traduit la notion d’émergence par les critères suivants : une croissance économique forte et durable, un État stable et interventionniste, un désir de participer aux affaires du monde.

1

Des dragons aux tigres asiatiques

Notes

6.

Estimations 2013, CIA World Factbook 2013.

+ -

7.

CIA World Factbook 2013.

+ -

8.

En Corée, les chaebol sont des ensembles d’entreprises entretenant des participations croisées. Ils sont les équivalents coréens des anciens zaibatsu japonais.

+ -

Cette recherche de classification des économies émergentes est apparue dans les années 1970, au moment où le choc pétrolier de 1973 mit soudainement fin à la suprématie économique du Nord et qu’ont surgi les premiers pays émergents asiatiques, les fameux « dragons ». Par la suite, l’émergence a été une notion reprise par les banques anglo-saxonnes, au premier rang desquelles Goldman Sachs et HSBC, pour chercher à offrir aux investisseurs une rentabilité élevée sur certains marchés et présenter des opportunités d’affaires. Dans les années 1970, l’émergence de quatre « dragons » asiatiques (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong, Singapour) a mis sur le devant de la scène des pays qui, depuis les années 1960, connaissaient une phase d’expansion économique et de modernisation très rapide. Ces quatre pays (dont deux cités-États) sont de tailles très différentes, mais avec des densités de population très fortes, parmi les plus élevées au monde. La Corée du Sud compte 49 millions d’habitants, Taïwan 23 millions, Hong Kong 7 millions et Singapour 5 millions6 . Singapour et Hong Kong sont parmi les tout premiers pays en termes de densité, avec respectivement 7.700 et 6.400 habitants par kilomètre carré7. Pour se développer, ces pays ont profité du marché et des investissements japonais, ainsi que de l’aide économique des États-Unis, présents dans la région pour des raisons stratégiques. Les quatre « dragons » ont utilisé le coût peu élevé de leur main-d’œuvre et se sont spécialisés, progressivement, dans les activités industrielles à haute valeur ajoutée (automobile, électronique grand public…). Hong Kong et Singapour ont plus particulièrement bénéficié de leur activité portuaire et de la présence de capitaux commerciaux pour se développer, la Corée du Sud a investi massivement dans la constitution de grandes firmes, les chaebol8, qui ont accéléré le développement de l’économie, tandis que Taïwan a fondé sa prospérité économique durant cette période sur l’aide américaine et l’activité de PME exportatrices et innovantes. Ces quatre « dragons » ont suivi le modèle économique développé par le Japon : un État fort, une priorité à l’exportation (impliquant des coûts de main-d’œuvre peu élevés), un marché intérieur protégé, un effort considérable d’épargne et d’éducation. Ce modèle leur a permis un décollage économique spectaculaire avec des rythmes de croissance de 10% par an. Après les quatre « dragons », les « bébés tigres » sont apparus dans les années 1980. Selon les époques et les définitions, ces « tigres » regroupent la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie, auxquels s’ajoutent les Philippines et le Vietnam. Ces pays ont connu un décollage de leur économie avec des taux de croissance supérieurs à la moyenne mondiale, une forte progression des exportations et la montée en puissance d’une classe moyenne active.

2

2001 : le renouveau de l’émergence économique avec les BRICS

Notes

9.

Jim O’Neill, né en 1957, est un économiste britannique, titulaire d’un PhD en économie de l’université du Surrey, qui a rejoint la banque d’affaires Goldman Sachs en 1997, avant d’en devenir le chef économiste. Il a pris sa retraite début 2013.

+ -

10.

États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie et Canada.

+ -

11.

« For Mr. BRIC, nations meeting a milestone », interview de Jim O’Neill, CNNmoney.com, 17 juin 2009.

+ -

12.

Depuis la découverte de diamants dans la région de Kimberley, en 1866, l’Afrique du Sud est devenue l’un des principaux producteurs miniers du monde, abritant dix des vingt premières entreprises minières mondiales.

+ -

En novembre 2001, après la chute du mur de Berlin et les débuts de la mondialisation triomphante, mais également au lendemain des attentats du 11-Septembre, Jim O’Neill9, alors chef économiste de la banque américaine Goldman Sachs, publie une note dans laquelle il définit les nouveaux pays émergents. Il y présente la notion de « BRIC » afin de désigner le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine comme des puissances économiques montantes appelées à remettre en cause la domination des pays riches dans l’économie mondiale. Jim O’Neill part d’un critère simple : l’impact de la population sur la sphère économique. Le plus petit pays démographiquement de sa liste est alors la Russie avec 140 millions d’habitants. L’économiste de Goldman Sachs en déduit que si ces pays augmentaient leur productivité, ils deviendraient vite des géants économiques du fait de la taille de leur marché intérieur, de la croissance du commerce mondial et de la globalisation. Ses calculs lui montrent qu’en 2037, le PIB combiné des quatre pays BRIC pourrait être plus élevé que le PIB combiné des pays du G710. Aujourd’hui, les BRIC représentent 16% du PIB mondial, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale et dépasse le Japon qui occupait cette place. Le Brésil et la Russie ont dépassé le Canada, et l’Inde n’en est plus très loin11. En 2011, le groupe se transforme en « BRICS » avec l’ajout de l’Afrique du Sud, en dépit de sa dimension démographique modeste (48 millions d’habitants) par rapport aux géants brésilien, russe, indien et chinois, mais grâce aux efforts des milieux d’affaires sud-africains, très influents et intégrés au monde économique anglo-saxon, et de la Bourse de Johannesburg, plaque tournante pour les matières premières12.

3

Après les BRICS, la multiplication des classifications d’émergents

Notes

13.

Banque mondiale, en dollars courants.

+ -

14.

L’acronyme CIVETS fait référence à la civette, un mammifère carnivore au corps trapu, aux pattes courtes et au pelage cendré et tacheté (voir « Des CIVETS appétissants », Courrier international, 10 août 2010).

+ -

15.

Michael Geoghegan, président de HSBC Holding, « From West to East », discours du 27 avril 2010 devant la Chambre de commerce américaine de Hong Kong.

+ -

16.

« BRICS and BICIS », The Economist, 26 novembre 2009.

+ -

17.

« The BRIC Debate: Drop Russia, Add Indonesia? », Bloomberg Businessweek, 18 novembre 2010.

+ -

En 2005, Jim O’Neill publie une nouvelle note pour Goldman Sachs où, poursuivant sur le succès des BRIC, il tente de forger un nouveau concept de pays émergents en développant les « Next Eleven » (les onze prochaines économies émergentes) que sont le Bangladesh, la Corée du Sud, l’Égypte, l’Indonésie, l’Iran, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, la Turquie et le Vietnam. Parmi les critères retenus par Jim O’Neill figurent la stabilité macroéconomique, la maturité politique, l’ouverture commerciale, les politiques d’investissement et la qualité du système éducatif. En 2009, ces onze pays représentaient 7% du PIB mondial, contre 16% pour les BRICS13. Amateur d’acronymes, en 2011 Jim O’Neill ajoute, les « MIKT », qui regroupent le Mexique, l’Indonésie, la Corée du Sud et la Turquie. Ces quatre pays appartiennent déjà au groupe des Next Eleven et les critères de cette nouvelle classification ne sont pas très explicites. En effet, les similitudes, économiques ou démographiques, sont difficiles à trouver entre deux pays aux caractéristiques aussi différentes que la Corée du Sud et l’Indonésie. Cette classification serait utilisée essentiellement dans le domaine financier où elle fait référence aux obligations émises par les gouvernements de ces pays. Dans son premier rapport sur « le monde en 2050 », PricewaterhouseCoopers mettait en avant les pays dits « E7 », regroupant les économies émergentes (d’où le « E ») les plus importantes en 2050 : la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie (soit les BRIC), l’Indonésie, le Mexique et la Turquie. Ces pays sont opposés aux pays du G7, c’est-à-dire aux sept premières économies mondiales que sont les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Canada. En 2010 apparaissent les « CIVETS14», acronyme inventé un an plus tôt par Robert Ward de l’Economist Intelligence Unit. Ce concept est décrit par Michael Geoghegan, dirigeant de la banque HSBC, lors d’un discours devant la Chambre de commerce de Hong Kong en avril 2010. Cette classification regroupe la Colombie, l’Indonésie, le Vietnam, l’Égypte, la Turquie et même l’Afrique du Sud, qui rejoindra le groupe des BRIC un an plus tard. À deux exceptions près – Colombie et Afrique du Sud –, les CIVETS font partie des Next Eleven. Les critères retenus pour définir les CIVETS demeurent vagues. Ces pays disposent d’une « économie diversifiée et dynamique », d’une « population importante, en augmentation et jeune » et d’une « certaine stabilité politique »15. En 2009, Nouriel Roubini, professeur à la Stern School of Business, de même que Morgan Stanley ont proposé de remplacer, parmi les BRICS, la Russie par l’Indonésie, formant ainsi un groupe nommé « BIICS » ou « BICIS »16. Constatant la dérive autoritaire du régime politique russe, l’atrophie démographique et la corruption endémique, ils préfèrent la prudence budgétaire de l’Indonésie, sa croissance économique à 6% et le renforcement engagé des institutions sociales et politiques17. Mais cette constatation ne suffit pas à définir les pays émergents, même si, en termes de population et de croissance économique, l’Indonésie répond aux critères premiers que s’était fixés Jim O’Neill lorsqu’il a créé l’acronyme BRIC. Après les BRIC(S), les pays qui apparaissent comme les plus prometteurs regroupent, toutes classifications confondues (Next Eleven, E7, MIKT, CIVETS) et par ordre alphabétique : l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Corée du Sud, l’Égypte, l’Indonésie, l’Iran, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, la Turquie et le Vietnam. Ces pays émergents ont suivi un même chemin dans la mondialisation : un rattrapage économique avec de faibles salaires, une monnaie sous-évaluée afin de soutenir les exportations et l’accumulation de réserves de change qui permettent, à terme, de financer les infrastructures. Mais l’inflation des acronymes et des classements, mélangeant souvent les mêmes pays, a eu pour effet de brouiller la vision des prochains pays émergents. Ces classements semblent plus correspondre à un concept journalistique, sans être étayés par des critères économiques et démographiques précis. L’évolution économique récente démontre ainsi que ces concepts sont mal définis, ou rapidement dépassés.

4

Les BRICS entre réussite économique et défis sociaux

Notes

18.

Estimations 2012, CIA World Factbook 2013.

+ -

19.

Arthur Lewis, économiste originaire de Sainte-Lucie, a reçu le prix Nobel d’économie en 1979 pour ses travaux relatifs à l’économie du développement. Son article « Economic development with unlimited supplies of labour », publié en 1954, est considéré comme un des articles fondateurs de l’économie du développement.

+ -

20.

Michael Geoghegan, op. cit.

+ -

Les premiers pays classés parmi les émergents, depuis les années 1970, se sont développés. Ainsi, la Corée du Sud arrive en 2012 au 43e rang mondial, avec un PIB par habitant de 32.400 dollars. À titre de comparaison, la France arrive au 40e rang mondial avec un PIB par habitant de 35.500 dollars. Depuis 1996, la Corée du Sud est d’ailleurs membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), organisation souvent qualifiée de « club des pays riches ». Les autres « dragons » asiatiques ont également été appelés « nouveaux pays industrialisés » et sont considérés, depuis les années 1990, comme des pays développés. Ils disposent désormais d’un niveau de vie comparable, voire supérieur, à celui des pays de l’Union européenne ou du Japon. Leurs indices de développement humain (IDH) sont parmi les plus élevés au monde. En 2012, Singapour et Hong Kong se sont rangés parmi les pays les plus riches du monde, avec un PIB par habitant de 60.900 dollars pour le premier (7e rang mondial) et 50.700 dollars pour le second (13e rang mondial). Ils sont définitivement à considérer comme des pays développés. Plus récemment, dans la dernière décennie, les BRICS se sont également développés. Ils représentent aujourd’hui 18 % du PIB mondial, 40% de la population, 15% du commerce et 40% des réserves monétaires. Ces économies comptent pour 30% de la croissance mondiale depuis 2001. Ils produisent désormais des biens à haute valeur ajoutée qui concurrencent directement les pays développés, comme les centrales nucléaires des constructeurs chinois (CGNPC et CNNC), les avions du constructeur brésilien Embraer ou les systèmes d’exploitation du pétrole dans les schistes océaniques de Petrobras. Les BRICS doivent désormais affronter les défis liés au développement : équilibre des retraites, mise en œuvre d’une protection sociale efficace, notamment d’une assurance maladie, réduction des inégalités, atterrissage de leur modèle de croissance, diversification de leurs économies, défis face à la pollution massive des industries manufacturières… Ainsi la Chine sera confrontée, dans les prochaines années, à une pénurie de main d’œuvre en raison du vieillissement de sa population. Depuis trente ans, ce pays a créé 350 millions d’emplois qui ont permis, à bas coût, de bâtir l’« atelier du monde ». Les grandes migrations des terres intérieures vers les côtes (notamment le Guangdong), qui ont assuré le succès de ses exportations, diminuent déjà. Cette force de travail excédentaire a atteint son pic en 2010, avec un flux de 151 millions de personnes. Ce même flux devrait être de 57 millions en 2015, puis de 33 millions en 2020, avant de s’éteindre progressivement. Ce phénomène a plusieurs origines. Au cours de la dernière décennie, le niveau moyen des revenus des travailleurs chinois a augmenté de 15% par an. Cette évolution fait basculer la Chine vers un modèle économique comparable à celui des pays développés. Parmi les Next Eleven et les MIKT, la présence de la Corée du Sud apparaît comme un non-sens. Quant à la présence de la Turquie, elle ne semble plus vraiment pertinente, car elle a également « émergé ». Dans son World Factbook, la CIA la classe dans la rubrique des « pays développés » (17e rang mondial pour le PIB, malgré un 91e rang pour le PIB par habitant18). Les économistes et les politologues la considèrent comme un nouveau pays industriel. Le point où un pays bascule dans ce nouveau modèle a été conceptualisé par Arthur Lewis19, prix Nobel d’économie, sous le terme Lewis turning point. Ce « tournant de Lewis » définit ainsi le moment où une main d’œuvre abondante se raréfie, entraînant une augmentation rapide des revenus, une contraction des marges bénéficiaires des entreprises, puis une chute de l’investissement. Les BRICS sont actuellement dans ce tournant. Ce basculement économique a pour conséquence de créer une nouvelle classe moyenne qui fait basculer le moteur de la croissance de l’exportation vers la consommation intérieure. En 2000, la classe moyenne des pays émergents comptait 250 millions de personnes ; elle en représentera 1,2 milliard en 203020.

Notes

21.

Ibid.

+ -

Ce basculement économique est également à l’origine de nouvelles routes commerciales : à présent, les exportations sont plus importantes dans les pays émergents que leurs importations. Pour répondre à la demande, les embauches augmentent. Et ces exportations ne sont pas dirigées vers l’Ouest. En Inde, les deux tiers des exportations se dirigent vers des marchés autres que les États-Unis ou l’Europe, tandis qu’en 2009 la Chine est devenue le premier importateur de biens brésiliens. Cette route commerciale Sud-Sud va continuer à croître, à l’exemple encore de la Chine qui est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique21.

II Partie

La nouvelle vague des émergents : les BENIVM

Parallèlement, de nouveaux pays présentant une croissance démographique puissante et les fondements d’une croissance économique dynamique sont à considérer comme émergents. La notion même d’émergence économique doit être fondamentalement révisée, il convient d’établir une classification plus précise des nouveaux pays émergents afin d’identifier les potentiels de croissance et de développement les plus importants.

1

Les critères de l’émergence économique

Notes

22.

Soit la croissance économique des BRICS ces dix dernières années.

+ -

23.

Né en 1924, prix Nobel d’économie en 1987

+ -

24.

Il convient de relever un taux d’urbanisation de 33% au Bangladesh, mais avec la première densité de pop lation au monde, et de 17% en Éthiopie, mais en très forte croissance.

+ -

À ce titre, il convient de repartir de l’analyse première de Jim O’Neill, qui combinait les deux facteurs essentiels au développement : le facteur économique et le facteur démographique. Cinq critères peuvent ainsi être retenus pour identifier les prochains grands pays émergents, cinq critères cumulatifs structurants qui permettent de définir finement l’émergence économique. Le premier critère est la population. Elle doit être suffisamment nombreuse – au moins 100 millions d’habitants – pour constituer un marché domestique important qui constitue à la fois le premier débouché de l’industrie locale, mais également le débouché des importations nécessaires à l’équilibre des échanges. Cette population doit connaître une croissance démographique significative. Plus elle est jeune et éduquée, avec un taux d’alphabétisation féminine élevé, plus elle pourra contribuer au développement économique. Le deuxième critère est une croissance économique potentielle ou, autrement dit, un sentier de croissance de long terme combinant le facteur travail et le facteur capital, à 10 ans, oscillant autour de 5%22. En effet, selon le modèle développé par l’économiste néoclassique américain Robert Solow23, l’interaction d’un accroissement du stock de capital, de la quantité de travail et du progrès technique influence le niveau de l’activité. Le troisième critère est une urbanisation importante ou fortement dynamique, puisque l’urbanisation est un facteur fondamental dans le décollage économique. La ville permet le développement des transports, l’accès à l’eau potable et à l’électricité notamment. Elle facilite les échanges. En ce sens, l’urbanisation est une condition indispensable à l’émergence. Le quatrième critère est un besoin en infrastructures permettant d’accompagner le décollage économique. Il s’agit de faciliter les déplacements avec la construction de routes, de ponts, de voies ferrées, d’aéroports et d’infrastructures énergétiques. D’autre part, il faut assurer l’équilibre du mix énergétique en vue d’atténuer la dépendance vis-à-vis des fournisseurs extérieurs mais également d’assurer l’accès à l’eau courante et son traitement afin d’augmenter l’hygiène et de diminuer la mortalité infantile. Le cinquième critère est constitué par une stabilité politique, indépendamment du type de régime, qui permet de mettre en œuvre des projets à long terme. L’exemple de la Chine a montré que le développement de l’économie ne va pas forcément de pair avec l’ouverture démocratique. Il montre, en revanche, qu’un pouvoir stable, détenteur d’une vision à long terme et d’une permanence dans les institutions, permet des politiques de grands travaux, comme la construction d’infrastructures énergétiques, de lignes ferroviaires à grande vitesse ou d’aéroports, nécessaires pour le développement économique d’un pays. En vertu de ces critères, et à quelques exceptions dans les pays retenus24, les prochains pays émergents sont le Bangladesh, l’Éthiopie, le Nigeria, l’Indonésie, le Vietnam et le Mexique. Ces pays peuvent être regroupés sous le nouvel acronyme de BENIVM.

2

Les BENIVM : le défi de la croissance durable

Notes

25.

La parité de pouvoir d’achat est une méthode utilisée en économie pour établir une comparaison entre pays du pouvoir d’achat des devises nationales, ce qu’une simple utilisation des taux de change ne permet pas de faire.

+ -

26.

World in 2050…, op. cit.

+ -

Selon le dernier rapport World in 2050 publié par PricewaterhouseCoopers, la crise financière a accéléré le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale. La Chine, les États-Unis et l’Inde devraient conforter leur suprématie d’ici à 2050, mais les pays émergents n’en restent pas moins confrontés à d’immenses défis pour inscrire dans la durée leur forte croissance récente. Selon ce rapport, d’ici à 2050, l’Indonésie, le Nigeria et le Vietnam pourraient connaître une croissance économique spectaculaire. En termes de taux de croissance du PIB en parité de pouvoir d’achat25, le Nigeria se classe en tête sur la période 2012-2050 (6%), suivi par le Vietnam (légèrement moins de 6%) et l’Indonésie (5,5%)26.

Graphique 1 : Breakdown of components of everage real growth in GDP at PPP (2011-2050)

Source :

Étude PricewaterhouseCoopers de janvier 2013

En termes d’échanges commerciaux, les BENIVM disposent en 2012 selon les estimations, d’un excédent encore un peu plus favorable que les BRIC.

Notes

27.

CIA World Factbook 2013 et Insee, projection population 2030 et 2050.

+ -

En termes démographiques, les BENIVM représentent un ensemble de 1 milliard d’habitants qui se répartissent principalement en Asie et en Afrique. Ils appartiennent aux quatorze pays les plus peuplés du monde27.

Notes

28.

Comme en témoigne l’accident d’avril 2013 près de Dacca qui a fait plus de 1.000 victimes, en grande majorité des femmes.

+ -

29.

Site Internet du ministère français des Affaires étrangères.

+ -

30.

Ibid

+ -

31.

Site Internet de la direction du Trésor, ministère français de l’Économie et des Finances.

+ -

32.

Le Bangladesh est le quatrième pays musulman du monde en termes de population et l’islam est religion d’État.

+ -

33.

La Reformasi fait référence à la libéralisation économique et politique qui a suivi, en Indonésie, la chute du dictateur Suharto en 1998 à l’occasion de la crise financière asiatique.

+ -

34.

L’Indonésie est le premier pays musulman du monde en termes de population

+ -

35.

Michel de Grandi, « Les investisseurs continuent de parier sur l’Indonésie », Les Échos, 23 avril 2013.

+ -

36.

Đổi mới, de mới (« nouveau ») et đổi (changer »), ou « renouveau », est le nom de la réforme économique initiée par le Vietnam à partir de 1986. L’économie de marché a été autorisée puis encouragée par le Parti communiste vietnamien. Cette libéralisation économique peut être rapprochée de celle amorcée par la Chine dès la fin des années 1970. Contrairement à la perestroïka soviétique, la réforme n’a pas été immédiate- ment suivie d’une libéralisation politique.

+ -

37.

Il ne faut pas oublier que l’Africain le plus riche du continent est Aliko Dangote, un Nigérian, dont la fortune s’élève à plus de 16 milliards d’euros.

+ -

38.

Eko est le nom de la ville de Lagos en yoruba, langue du Nigeria et de l’ancienne cité d’Ife

+ -

39.

Florence Beaugé, « Éthiopie, nouveau Far East », Le Monde, 29-30 avril 2013.

+ -

40.

Sauf en 2008 (+ 1,3%) et 2009 (– 6,5%), CIA World Factbook 2013.

+ -

41.

Raphaël Proust, « L’économie égyptienne minée par les divisions politiques », L’Opinion, 17 mai 2013.

+ -

Mais, surtout, il convient d’indiquer que les BENIVM ont une dynamique démographique importante. La croissance de la population des BENIVM sera près de deux fois supérieure à celle des BRIC d’ici à 2030. Déjà cités dans les Next Eleven, le Vietnam, le Nigeria, le Mexique et l’Indonésie figurent aussi régulièrement dans les classements des nouveaux pays émergents établis par le Boston Consulting Group (BCG) ou les banques anglo-saxonnes. Ils présentent une croissance économique soutenue, une industrie manufacturière dynamique et des perspectives de développement très significatives. Si le Bangladesh est déjà identifié parmi les Next Eleven, en revanche l’Éthiopie est un tout nouvel entrant dans cette catégorie des pays émergents, éloigné de l’image traditionnelle d’un pays pauvre. En réalité, ces deux pays connaissent une forte croissance démographique accompagnée d’une urbanisation accélérée, un potentiel de croissance élevé et des économies déjà diversifiées et industrielles. Ils ont également un potentiel énergétique important, notamment avec l’hydroélectricité.

Sur le continent asiatique, la croissance chinoise devrait atterrir progressivement. Le trio Bangladesh-Indonésie-Vietnam prend déjà actuellement le relais, alors que plusieurs productions manufacturières sont délocalisées de la Chine vers ces pays. Situé entre deux prestigieux aînés, l’Inde et la Chine, le Bangladesh (164 millions d’habitants en 2012) connaît un dynamisme économique qui ne semble pas perçu par les pays dits « développés » qui conservent l’image d’un pays inondé par les moussons du delta du Gange et du Brahmapoutre, et touché par une extrême pauvreté. Avec un taux de croissance de 6% en 2011, le dynamisme du Bangladesh s’explique notamment par un secteur privé dynamique et une main-d’œuvre à bas coût. La filière textile est particulièrement développée et représente les trois quarts des exportations du pays, dans des conditions matérielles et de sécurité certes encore très insuffisantes28. Le Bangladesh est le quatrième producteur mondial de produits d’habillement. Les services constituent déjà 53% du PIB et le système d’avantages commerciaux est de plus très attractif pour les investissements manufacturiers étrangers29. Après les élections de 2008, un programme d’investissement public ambitieux dans l’énergie et les infrastructures a été décidé, avec notamment la construction d’un pont sur le fleuve Padma. L’économie du pays présente cependant de fortes vulnérabilités structurelles externes, en raison notamment de la concentration sectorielle des trois quarts de ses exportations vers l’Union européenne et les ÉtatsUnis. Son économie dépend également fortement des transferts des migrants (11% du PIB en 2010)30. Néanmoins, les partenaires asiatiques ont pris conscience de l’émergence du Bangladesh. Ils y développent leur présence commerciale à un rythme soutenu et y délocalisent nombre d’investissements manufacturiers. De même, les institutions financières internationales, les agences de notation et des analystes des grandes banques relèvent le fort potentiel économique du pays qui dispose d’un atout majeur, son capital humain, dont la qualification progresse31. Une réserve pèse néanmoins sur le développement économique du pays : le facteur religieux. En effet, les heurts réguliers qui ont lieu entre les différentes communautés religieuses peuvent entraver le développement économique du pays et la présence des capitaux étrangers32.

L’Indonésie, qualifiée d’« État archipel » et comptant 251 millions d’habitants, devient un nouveau pôle de croissance majeur en Asie. Entrée depuis 1998 dans une transition démocratique, la Reformasi33, l’Indonésie a depuis connu trois élections présidentielles et une réelle stabilité politique et religieuse34. Simultanément, l’économie a été libéralisée. De plus, l’Indonésie se trouve au centre d’une région à forte croissance potentielle, avec les partenaires majeurs que sont la Chine et le Japon. Ce pays est un grand producteur de matières premières énergétiques – le pétrole s’épuise mais le gaz l’a remplacé et, demain, le gaz de schiste offre de fortes potentialités –, le premier producteur et exportateur d’huile de palme et parmi les exportateurs majeurs de caoutchouc. Quelque 40% du transport maritime mondial, notamment des hydrocarbures, passe par le détroit de Malacca, entre Sumatra et la Malaisie, le détroit de la Sonde, entre Sumatra et Java, et le détroit de Lombok, entre Bali et Lombok. L’Indonésie bénéficie également de la vague de relocalisations en provenance des autres pays d’Asie ainsi que de nombreux investissements étrangers35. Au total, depuis dix ans, ce pays a connu une croissance moyenne de 6% par an, ramené sa dette de 80 à 25% du PIB, son déficit budgétaire à 1%, et dispose d’un excédent commercial de 25 milliards de dollars. Le Vietnam illustre également cette nouvelle catégorie de pays émergents, successeurs des BRICS. Depuis 2002, son PIB a été multiplié par trois et le pays gagne 1 million d’habitants par an. Le Vietnam prévoit, pour les dix prochaines années, une hausse annuelle de son PIB de 7 à 8%. Cette forte croissance trouve son origine dans la politique du Đổi mới36 lancée en 1986, en s’appuyant sur une ouverture économique rapide, concrétisée par l’accession du pays à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2007. Ainsi, depuis le début des années 1990, le pays connaît une chute spectaculaire de la pauvreté. Le pourcentage de la population vietnamienne vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 58% en 1993 à 14,5% en 2008, soit quelque 25 millions de personnes sorties de la pauvreté en quinze ans.

Concernant l’Afrique, le Nigeria et l’Éthiopie seront les grands relais de croissance, après l’émergence de l’Afrique du Sud et de quelques petits pays plus modestes démographiquement (île Maurice, Botswana). Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique avec 175 millions d’habitants et premier producteur de pétrole du continent, devrait devenir la première puissance économique africaine d’ici à 2020 et compter 250 millions d’habitants en 2050. La croissance nigériane s’appuie principalement sur le prix élevé du pétrole, l’essor des secteurs de la téléphonie mobile et des services financiers, ainsi que sur une classe moyenne entrepreneuriale très dynamique37. Lors du Forum économique mondial de Davos, en janvier 2013, le Nigeria, traditionnellement décrié pour son instabilité, sa corruption et ses conflits ethniques violents, est apparu comme le prochain eldorado de la mondialisation. Le président du Nigeria, Goodluck Jonathan, un chrétien originaire du Sud pétrolier du pays, a expliqué son principal objectif pour la décennie à venir : être la Chine de demain, avec une croissance durable à deux chiffres. Personne ne l’a contredit. Le gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, Sanusi Lamido Sanusi, un économiste réputé et influent, et la ministre des Finances, Ngozi Okonjo-Iweala, ancienne directrice générale de la Banque mondiale, ont également abondé en ce sens, en souhaitant que le Nigeria devienne le nouvel « atelier du monde ». Le 21 février 2013, Bill Clinton s’est rendu à Lagos pour inaugurer, aux côtés de Goodluck Jonathan, le projet Eko Atlantic38 qui vise, en toute modestie, à construire le « Dubaï » de l’Afrique. Il s’agit d’une île dans la lagune de Lagos, réservée aux quartiers d’affaires et aux résidences des millionnaires nigérians. Elle accueillera 250.000 habitants et aura également une vocation environnementale : protéger Lagos des assauts de l’océan qui, avec la montée des eaux, grignotent progressivement la lagune. Les travaux de drainage et de dragage sont conduits par la China Communications Construction, la plus grande entreprise chinoise de BTP spécialisée dans ce secteur, et non par une entreprise occidentale. Eko Atlantic proposera de luxueux appartements, trois marinas, des centres commerciaux et des bureaux. Traversée par une voie navigable large de 30 mètres, la cité sera autonome tant en énergie qu’en approvisionnement et en eau. La ville de Lagos est en effet soumise à une formidable pression démographique : ses 15 millions d’habitants sont rejoints chaque année par 600.000 personnes. Loin de fléchir, la population de la conurbation de Lagos devrait atteindre, dès 2015, plus de 25 millions d’habitants selon les projections des Nations unies. Quant à l’Éthiopie, l’ancienne Abyssinie, pays de 94 millions d’habitants, il s’agit d’une puissance émergente méconnue. Pourtant, ce pays est en passe de devenir un « tigre africain », profitant de ses multiples richesses hydrauliques pour approvisionner la région en électricité, accumuler les devises et devenir un « atelier » agricole et industriel. Depuis quelques années, la croissance économique s’établit autour de 10% par an. Le volontarisme politique du régime a conduit par ailleurs à engager de grands projets, le plus spectaculaire étant celui d’un grand barrage hydroélectrique sur le Nil bleu, près de la frontière avec le Sud Soudan. Cet ouvrage colossal devrait permettre à la fois de satisfaire les besoins en électricité du pays, donc de diminuer les importations de pétrole, et de le rendre fortement exportateur, lui apportant ainsi de nouvelles ressources. Alors que la France garde en souvenir les famines des années 1984 et 1985, et bien qu’un Éthiopien sur trois vive encore sous le seuil de pauvreté, une classe moyenne émerge dans ce pays qui offre de réelles opportunités. La scolarisation, qui atteint un taux de près de 100% aujourd’hui, est d’ailleurs l’une des réussites majeures de l’Éthiopie39, alors que son taux de croissance démographique est élevé. Pour ce qui est du Mexique, le plus grand pays de langue espagnole, il est le plus avancé de ces pays émergents, avec une transition démographique pratiquement terminée, une économie tertiarisée à 70% et une croissance supérieure à 3% par an depuis 200540, largement alimentée par le phénomène de retour des délocalisations asiatiques, plus proches des États-Unis. Les grands équilibres macroéconomiques sont prometteurs : taux de croissance solide, inflation maîtrisée, monnaie attractive, endettement modeste, investissements internationaux en hausse et épargne domestique abondante. Son positionnement géographique lui permet également de profiter pleinement de la reprise économique américaine dont il est le premier partenaire commercial. Membre de l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna), le Mexique s’est transformé en producteur de produits manufacturés, c’est-à-dire en grand « atelier » du continent américain. Il convient néanmoins de rester vigilant quant à l’importance prise par l’économie issue du trafic de drogues, ainsi que par le creusement des inégalités. La guerre des trafics pourrait freiner, voire entraver durablement, la capacité du Mexique à réellement « émerger ». Certains pays auraient pu prétendre à faire partie des BENIVM, mais n’ont pas été retenus pour différentes raisons, qui tiennent principalement à leur instabilité politique. L’Égypte, qui fait partie des Next Eleven, n’est pas retenue dans les BENIVM en raison de l’incertitude provoquée par sa « révolution » de 2011. Avec 82 millions d’habitants, dont la moyenne d’âge est de 25 ans, son économie a chuté, avec une croissance du PIB de seulement 1% en 2011, contre 5,2% en 2010. Alors que le tourisme était une source de revenus indispensable pour l’économie égyptienne, le nombre de touristes a chuté d’un tiers entre 2011 et 2012, passant de 14 millions à 9,5 millions41. Autre membre des Next Eleven, le Pakistan n’a pas été retenu, en dépit de sa population de 190 millions d’habitants et de son taux de croissance supérieur à 3% par an depuis dix ans, avec même des pointes à plus de 6 % par an entre 2004 et 2006. En effet, l’instabilité politique doublée de la rébellion talibane ne permet pas de prévoir un véritable décollage économique qui ferait de ce pays une puissance économique en 2025. L’Iran est, lui aussi, pénalisé par sa révolution, plus ancienne, mais qui finit par toucher fortement l’économie. Les sanctions ont de fortes conséquences sur l’économie de ce pays de 79 millions d’habitants qui connaît une croissance limitée entre 1 et 2% par an depuis 2009.

3

De nouveaux candidats à l’émergence économique

Notes

42.

L’ Angola est le deuxième producteur de pétrole en Afrique, derrière le Nigeria. La Sonangol, entreprise publique pétrolière angolaise, est la deuxième plus grande entreprise africaine.

+ -

43.

Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), « Les entreprises françaises et l’Afrique. Rapport 2013 », Le Moniteur du commerce international, décembre 2012.

+ -

44.

Les Angolais détiennent déjà, selon les estimations, de 3 à 5% de la capitalisation boursière de Lisbonne.

+ -

45.

Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), op. cit

+ -

46.

La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao et de café.

+ -

47.

Après le « premier miracle ivoirien » des années 1960, sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny, période durant laquelle la Côte d’Ivoire affichait un PIB par habitant supérieur à celui de la Corée du Sud.

+ -

48.

Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), op. cit

+ -

49.

Deuxième réserve mondiale de manganèse, 30% des réserves mondiales de chrome, premier producteur mondial d’uranium, un des plus importants exportateurs mondiaux de potassium.

+ -

50.

CIA World Factbook 2013.

+ -

51.

Ibid.

+ -

Les BENIVM constituent, principalement en raison de leur poids démographique et de la diversité de leur économie, les pays émergents de premier rang pour la décennie à venir. Cependant, un groupe de pays émergents, démographiquement moins nombreux (dont la population est comprise entre 10 à 40 millions d’habitants), peut être qualifié de « BENIVM de second rang ». Il s’agit de l’Angola, de l’Arabie saoudite, du Ghana, de la Côte d’Ivoire, du Mozambique, de la Malaisie, du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et de la Colombie. Ces pays sont également beaucoup plus dépendants de leurs ressources en matières premières, notamment pétrolières et gazières. En Afrique, les deux principaux pays lusophones sortent du rang. L’Angola a enregistré un taux de croissance de 6,8% en 2012, grâce au secteur pétrolier42. Le gouvernement a créé un fonds souverain, doté de 5 milliards de dollars, destiné aux infrastructures et à la diversification de l’économie43. Progressivement, l’Angola rachète les entreprises de son ancien colonisateur, le Portugal, touché profondément par la crise économique44. Le Mozambique deviendra, dans les dix prochaines années, l’eldorado des matières premières : gaz et pétrole récemment découverts dans le bassin de la Rovuma, exploitation du charbon au large du Zambèze… À tel point que le pays devrait dépasser, d’ici à quinze ans, la production gazière du Qatar. Ces deux pays présentent surtout, rareté en Afrique et facteur très apprécié des investisseurs, une grande stabilité politique. Au Ghana, le taux de croissance annuel est de 8%. Cette croissance repose sur une économie diversifiée, dopée par le pétrole et le secteur minier. Le pays connaît une grande stabilité politique puisqu’à la mort du président, le vice-président a assuré la transition avant l’élection présidentielle qui l’a élu, de justesse, mais sans contestation électorale. La construction de la première usine de désalinisation de l’Afrique a débuté en 2012 et a été confiée à une entreprise espagnole45. En dépit d’un contexte politique et sécuritaire précaire, la Côte d’Ivoire a connu un taux de croissance de 8% en 2012 et prévoit un taux de 9% en 2013 grâce à ses ressources naturelles (gaz, pétrole), ainsi que ses productions de cacao46, de café et de coton. Le président Alassane Ouattara a ainsi fixé l’objectif, pour son pays, d’être un pays émergent à l’horizon 2020 en appelant à un « nouveau miracle ivoirien47». Des investissements importants sont en cours dans les infrastructures de transport (port d’Abidjan, construction du troisième pont d’Abidjan), d’énergie (centrale thermique d’Abatta) et de télécommunications (projet « fibre optique »)48. Il convient ainsi de noter qu’Air France mettra en service, en 2014, l’A380 sur la ligne Paris-Abidjan. En Asie centrale, le Kazakhstan a des atouts à faire valoir. Son économie est largement dépendante des matières premières (pétrole, gaz) et il dispose de richesses minières impressionnantes49. Le Kazakhstan a connu, entre 2000 et 2006, un taux de croissance annuel de 10%, qui s’est replié pour atteindre 5% en 2012. En Asie du Sud-Est, la Malaisie a également profité des prix du pétrole et du gaz pour tirer sa croissance, qui a atteint 4,5% en 2012. Cette force est également sa faiblesse, puisque son PIB dépend de ses exportations (huile de palme et composants électroniques) et pâtirait d’un ralentissement mondial50. De même, en Amérique latine, la croissance de la Colombie (4% en 2012) repose largement sur ses revenus pétroliers. Ses défis pour maintenir son développement économique sont le développement des infrastructures, la lutte contre le trafic de drogue et la lutte contre les inégalités51. Enfin, dans le golfe Persique, l’Arabie saoudite, avec 29 millions d’habitants, apparaît comme la seule puissance régionale de premier plan, en raison de son poids démographique, pétrolier et militaire malgré les efforts du Qatar ou des Émirats arabes unis pour émerger. Certes, il convient de constater que ces deux derniers pays ont réussi à émerger avec un rôle de « hub » régional, notamment dans les transports aériens, et en développant leurs économies vers le tourisme et les services financiers.

Au total, les exportations des pays émergents représentent déjà 48% des échanges mondiaux. La forte croissance des BENIVM continuera d’accroître la part des émergents dans ces échanges. De plus, la demande bascule au Sud avec la constitution d’une nouvelle classe moyenne de plus de 1 milliard de personnes et qui en comptera près de 2,5 milliards en 2030. En ce sens, les négociations actuelles du cycle de Doha à l’OMC représentent un potentiel de croissance significatif. Le multilatéralisme commercial devra éviter deux écueils dans les prochaines années : d’une part, la constitution d’un bloc homogène des BRICS qui veulent se doter de leurs propres institutions, de leur propre banque multilatérale ou de leur agence de notation ; d’autre part, la multiplication des accords bilatéraux. En ce sens, l’OMC aura un rôle majeur à jouer, dans les prochaines années, pour éviter une guerre commerciale et monétaire entre le Nord et le Sud, ainsi que pour reconnaître la place qui revient aux pays émergents dans les enceintes multilatérales.

4

La France, pays économiquement trop peu présent dans les BENIVM

Notes

52.

Référé de la Cour des comptes relatif à l’évolution du réseau diplomatique du 2 mai 2013.

+ -

53.

Ibid.

+ -

54.

Réponse du ministre des Affaires étrangères au référé de la Cour des comptes, 13 avril 2013.

+ -

55.

Installées dans 113 pays, ces missions économiques dépendent du ministère de l’Économie et des Finances et sont chargées de la collecte et de l’analyse des informations sur le marché où elles sont présentes.

+ -

56.

La France est néanmoins présente au Mozambique grâce à la PME marseillaise CIS, dirigée par Régis Arnoux, chargé du catering des bases vie du groupe minier Brésilien Vale par un contrat de 50M de dollars.

+ -

57.

L’exception en la matière est Pascal Piriou, président du directoire des Chantiers Piriou, qui s’est implanté à Ho Chi Minh Ville, où est réalisé 40% du chiffre d’affaires de l’entreprise, et au Nigeria.

+ -

58.

Le comité avait été créé à l’occasion de l’Année du Mexique en France et présidé par Jean-Paul Herteman, PDG de Safran. Il a été dissous, de fait, après les propos du président Nicolas Sarkozy sur la justice au Mexique et le dossier de Florence Cassez.

+ -

La France est peu présente sur les marchés des BENIVM. Il est vrai que, parmi les pays d’Afrique qui émergent véritablement, force est de constater qu’ils ne sont pas francophones, à l’exception de la Côte d’Ivoire. L’Angola et le Mozambique sont d’anciennes colonies portugaises, le Nigeria est anglophone. Quant à l’Éthiopie, elle a très peu de temps subi la présence italienne et est le seul pays d’Afrique à ne pas avoir été colonisé. Pour ce qui est de la présence économique française au Mexique, elle est faible, minorée encore ces dernières années par le contentieux bilatéral sur l’affaire Florence Cassez. En Asie, le Bangladesh faisait partie de l’Empire britannique des Indes. Le Vietnam, lui, a connu une longue présence française de près d’un siècle, qui se caractérisait par son activité commerciale importante (textile, thé, café, hévéa, notamment). Malheureusement, ces liens anciens n’ont pas pu être transformés en influence économique et commerciale. Aujourd’hui, la part de marché française au Vietnam est d’environ 1%. Avec des échanges commerciaux pourtant évalués à 3,3 milliards d’euros, nos relations économiques sont insuffisantes, au regard du potentiel économique de ce pays. Elles sont, de plus, déséquilibrées, avec un déficit bilatéral qui s’est creusé pour atteindre 2,1 milliards d’euros en 2012. La France n’a pas encore réorienté ses moyens diplomatiques et commerciaux vers les pays qui seront les puissances économiques de demain. Le réseau diplomatique français n’échappe malheureusement pas aux efforts de réduction des dépenses publiques. Comme le souligne le référé de la Cour des comptes relatif à l’évolution du réseau diplomatique français du 2 mai 2013, « tenu de réduire son emprise, le ministère a donc au final tenté de préserver le réseau sans procéder véritablement à son adaptation aux nouveaux enjeux52». Paradoxalement, la présence française a été réduite dans les zones Afrique (– 8 % en Afrique du Sud), océan Indien (– 14%), Asie (– 1%) et au Brésil (– 6%)53. Les postes en Afrique subsaharienne auraient même absorbé les deux tiers des réductions d’effectifs des dernières années. Certes, la présence française a augmenté en Chine (+ 11%) et en Inde (+ 14%), deux marchés déjà saturés de présence étrangère. Néanmoins, lors de son premier déplacement en Asie, en octobre 2012, le Premier ministre français s’est détourné des géants que sont la Chine, l’Inde et l’Indonésie, pour se rendre… à Singapour et aux Philippines. Dans sa réponse à la Cour des comptes, le ministère des Affaires étrangères assure que les effectifs seront redéployés dans des zones économiquement plus stratégiques, comme les pays émergents, sans néanmoins citer les pays considérés54. Quelques exemples illustrent le peu d’intérêt de la diplomatie française pour ces nouveaux pays émergents que sont les BENIVM. Au Bangladesh, la dernière visite ministérielle française était celle de Jean-Louis Borloo en 2009, lorsqu’il était ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer. Au Vietnam, les dernières visites présidentielles datent de 1993, 1997 et 2004. En 2009, le Premier ministre français s’y est rendu mais, depuis, les contacts ont lieu au gré des rendez-vous internationaux dans les pays de la région (Laos, Cambodge). En Éthiopie, la dernière visite présidentielle a eu lieu en 2011, pour le sommet de l’Union africaine. Début 2013, le ministre des affaires étrangères s’est rendu à Addis-Abeba, mais pour une conférence sur le financement du… Mali ! Au Mozambique, la France vient de fermer sa mission économique55 au moment où les découvertes des gisements gaziers et pétroliers sont qualifiées, par les Italiens et les Russes, de plus « importantes découvertes en la matière pour la décennie ». Les gisements de gaz sont exploités par ENI, Total n’est pas présent56. Au total, la France doit urgemment réaliser des efforts significatifs dans les prochains pays émergents que sont les BENIVM.

Cette stratégie française pourrait s’appuyer sur trois piliers distincts :

– L’établissement de partenariats stratégiques avec les BENIVM. Ces partenariats reposeraient sur une relation politique bilatérale à haut niveau, avec de fréquents échanges de niveau ministériel. Ils comporteraient un volet politique, militaire (fondamental pour des puissances comme le Vietnam ou le Nigeria, qui émergent militairement), industriel, commercial, technologique, énergétique et culturel.

– La création de comités bilatéraux d’hommes d’affaires de haut niveau afin de développer une culture commune du business entre la France et chacun des BENIVM. Quel patron du CAC40 ou d’une grande PME française peut aujourd’hui prétendre réellement bien connaître la communauté d’affaires de Dacca, de Hô Chi Minh-Ville57, de Lagos ou d’Addis-Abeba ? En réalité, la France a des échecs retentissants à son actif en la matière, comme le prouve l’échec du comité d’hommes d’affaires de haut niveau entre la France et le Mexique, dissous à la suite de l’affaire Florence Cassez58. Ces comités d’affaires auraient également vocation à structurer les filières françaises d’exportation dans les BENIVM, en priorisant les secteurs et en permettant d’avoir une « offre » française cohérente et soudée, à l’instar des filières d’exportation allemande et italienne. À ce titre, la France a notamment des atouts à faire valoir dans les secteurs urbains (eau, transports…) et énergétiques.

La priorité donnée, dans nos outils – ambassades, missions économiques, bureaux Ubifrance et de l’Agence française de développement – et dans nos instruments – Coface, Réserve pays émergents (RPE), Fonds d’étude et d’aide au secteur privé (Fasep) – aux projets économiques et industriels dans les BENIVM. Les ministères des Affaires étrangères et des Finances sont prioritairement concernés sur ce sujet.

Ces propositions, bien que générales, requièrent en réalité un changement copernicien des mentalités en France. En effet, elles présupposent que le gouvernement et l’administration soient en mesure de modifier, dès à présent, leurs priorités diplomatiques et commerciales, ainsi que de comprendre que certains pays, apparaissant encore aujourd’hui comme « en développement », sont en réalité nos partenaires prioritaires de demain. À ce titre, le désinvestissement français en Afrique est inquiétant et doit immédiatement interroger notre réseau diplomatique, ainsi que la capacité de nos entreprises à saisir des opportunités à Lagos, Luanda ou Maputo.

Les grands patrons français, qui portent une responsabilité particulière compte tenu de leur poids capitalistique et public, doivent, parce que leurs intérêts sont à l’avenir dans les BENIVM, porter une parole forte sur ces pays et sur notre relation bilatérale. Les BRICS, qui ont émergé, sont progressivement remplacés pour la prochaine décennie par une nouvelle catégorie de pays émergents : les BENIVM.

Ces derniers, comme les BRICS, ne se contenteront pas d’être la figure de proue de l’économie mondiale, mais voudront prendre part au chapitre politique des grands équilibres internationaux et disposeront, à ce titre, des financements nécessaires. En ce sens, la France devrait conclure avec ces pays des partenariats politiques et stratégiques, notamment diplomatiques et militaires. Ces partenariats auraient vocation à accompagner l’émergence économique et politique des BENIVM et d’être, pour le futur, un précieux allié pour ces prochains « champions » de la mondialisation. L’intérêt de la France serait, dans ce contexte, de développer une nouvelle diplomatie économique en faveur des BENIVM et de mobiliser entreprises du CAC 40 et PME exportatrices vers ces nouveaux horizons.

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