Résumé

Introduction générale

1.

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

I.

Un contexte nouveau favorisant l’augmentation des performances et les enjeux associés

1.

Introduction de la première partie

2.

Les débats internationaux sur le soldat augmenté : la faible politisation des débats

3.

Le dépassement de soi porté par les nouvelles technologies : état de l’art

4.

Réception sociale du transhumanisme et de l’augmentation

5.

Le soldat augmenté : approche philosophique

6.

Entre tolérance et adaptation : l’inflation des droits individuels au service de la « maîtrise de son corps »

7.

Technique et intégrité : jusqu’où peut-on améliorer les capacités cérébrales des individus ?

8.

Synthèse de la première partie

II.

L’augmentation des performances humaines vue par les militaires

1.

Introduction à la deuxième partie

2.

Les enjeux et les risques psychologiques de l’augmentation pour les militaires

3.

Le recrutement face aux défis de la normalité, remise en cause par l’augmentation des performances

4.

De pugnatoris trinitate
L’augmentation du combattant, d’une trinité à l’autre

5.

Comment adapter le monde médical militaire à la pression sociale civile et aux nouveaux usages ?

6.

L’éveil au patriotisme sociétal, une voie à suivre pour la densification des aptitudes du soldat

7.

Synthèse de la deuxième partie

III.

La recherche d’une éthique militaire sur l’augmentation

1.

Introduction à la troisième partie

2.

Réflexions éthiques sur l’augmentation des soldats

3.

Le soldat augmenté : défis éthiques

4.

Faut-il un nouveau cadre éthique pour encadrer les augmentations ?

5.

Synthèse de la troisième partie

Conclusion générale

1.

Le savant (généticien) et le politique (augmenté)

Le politique face aux usages sociaux de l’augmentation et leurs impacts pour le monde militaire

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Résumé

Depuis l’aube de l’humanité, l’homme cherche à s’affranchir des limites de sa condition humaine et à dépasser ses limites biologiques. Depuis la philosophie des Lumières, la société professe sa foi dans le progrès, avec en toile de fond la volonté d’arracher l’homme à toute forme d’hétéronomie, qu’il s’agisse par exemple de la religion ou de la nature, et passer d’un monde subi à un monde voulu dans lequel le refus de toute dépendance s’exprime par l’apologie de l’autonomie. Elle trouve pour cela dans la technologie une réponse aux barrières physiologiques qui contraignent l’homme, afin de l’adapter au mieux à son environnement ou à ses conditions de travail, voire pour qu’il vive mieux tout simplement.

Le soldat, de son côté, se bat pour la nation et risque sa vie pour une cause et un intérêt qui lui sont supérieurs. Les armées l’entraînent pour qu’il soit au meilleur de sa condition physique et opérationnelle. Ce qui passe avant tout par l’entraînement.

 

Mais si les armées suivent une logique d’efficacité, elles ont aussi l’obligation morale d’assurer sa protection et de le préparer au mieux pour leur mission, ce qui peut passer par une augmentation des performances du soldat en vue de faire face aux ennemis qu’il affronte.

Cet ouvrage regroupe les actes du colloque « Le soldat augmenté, regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat » du 15 janvier 2019. Il entend analyser les ressorts de cette (r)évolution sociétale en puissance qui pourrait être celle d’une société de personnes qui choisiraient elles-mêmes de s’augmenter et, par extension, de militaires eux-mêmes acteurs de leur augmentation. Il cherche à identifier et à mesurer les conséquences sociologiques pouvant impacter durablement les armées mais aussi les enjeux en découlant pour l’éthique militaire.

Introduction générale

1

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

Gérard de Boisboissel,

Ingénieur de recherche, Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (Crec).

Notes

1.

Selon le Larousse, est hétéronome ce qui « reçoit de l’extérieur les lois régissant sa conduite, au lieu de les trouver en soi ».

+ -

2.

Voir Guillaume Nicol, « Aspects et enjeux du transhumanisme », mémoire sous la direction de Baudens, Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, janvier 2016.

+ -

3.

Voir Frédéric Blachon et Gérard de Boisboissel, « Préface », Le Soldat augmenté. Les besoins et les perspectives de l’augmentation des capacités du Actes enrichis de la journée d’études du 19 juin 2017 au ministère des Armées, Paris, Les Cahiers de la Revue Défense nationale, 2017, p. 7-9.

+ -

4.

Remerciements à Cyriaque Naut de l’École normale supérieure de Rennes, pour son aide à l’écriture de la problématique de cette journée 15 janvier 2019, problématique reprise en partie dans cet article.

+ -

5.

Christine Thoër et Michèle Robitaille, « Utiliser des médicaments stimulants pour améliorer sa performance : usages et discours de jeunes adultes québécois », Drogues, santé et société, 10, n° 2, décembre 2011, p. 143-183 (www.erudit.org/fr/revues/dss/2011-v10-n2-dss0397/1013481ar/).

+ -

6.

Voir Sjaak van der Geest, Susan Reynolds Whyte et Anita Hardon, « The Anthropology of Pharmaceuticals: A Biographical Approach », Annual Review of Anthropology, 25, n° 1, 1996 p. 153-178.

+ -

Depuis l’aube de l’humanité, l’homme cherche à s’affranchir des limites de sa condition humaine et à dépasser ses limites biologiques. Depuis la philosophie des Lumières, la société professe sa foi dans le progrès, avec en toile de fond la volonté d’arracher l’homme à toute forme d’hétéronomie1, qu’il s’agisse par exemple de la religion ou de la nature, et passer d’un monde subi à un monde voulu dans lequel le refus de toute dépendance s’exprime par l’apologie de l’autonomie2. Elle trouve pour cela dans la technologie une réponse aux barrières physiologiques qui contraignent l’homme, afin de l’adapter au mieux à son environnement ou à ses conditions de travail, voire pour qu’il vive mieux tout simplement.

Le soldat, de son côté, se bat pour la nation et risque sa vie pour une cause et un intérêt qui lui sont supérieurs. Les armées l’entraînent pour qu’il soit au meilleur de sa condition physique et opérationnelle. Ce qui passe avant tout par l’entraînement. Mais si les armées suivent une logique d’efficacité, elles ont aussi l’obligation morale d’assurer sa protection et de le préparer au mieux pour leur mission, ce qui peut passer par une augmentation des performances du soldat en vue de faire face aux ennemis qu’il affronte.

L’engagement du soldat lui impose en effet d’être au potentiel maximal, et même d’aller plus loin que ses limites physiques, physiologiques et cognitives pour durer, tenir, être efficient et se protéger au mieux, lui-même mais aussi ses camarades avec lesquels il forme une unité de corps. Le chercheur Ryan Tonkens, de l’université de Toronto, plaide ainsi pour l’augmentation de ses performances, arguant que « la guerre actuelle devient si compliquée et si rapide que les soldats, s’ils restent dans leur état inchangé, ne peuvent adéquatement suivre son rythme et ses exigences ». Or, aujourd’hui, apparaissent de nouvelles perspectives inédites de renforcement des capacités humaines, tant sur le plan physique que psychologique, au travers de nouvelles technologies, notamment les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), qui pourraient permettre de renforcer et d’accroître encore ses capacités, voire de dépasser les limites actuelles de la condition du combattant par incorporations de technologies ou par des moyens faisant corps avec lui.

Depuis toujours, le métier des armes impose que le militaire se prépare physiquement et psychologiquement au combat dans une fraternité d’armes au profit de la mission et du collectif, mais la récente évolution des mœurs observée dans la société civile et l’apparition de nouvelles technologies pourraient remettre en cause ce paradigme. En effet, de nouvelles valeurs portées par la société de performance tendent à se développer depuis ces dernières décennies, issues d’un individualisme toujours plus poussé, avec sa propre finalité de satisfaction personnelle et parfois teinté d’un objectif d’amélioration sociale. Or si la société affiche bien une volonté de mieux vivre ensemble, cette tendance et cette quête infinie du meilleur, centrée sur soi, pourraient entrer en contradiction avec les valeurs militaires.

Ainsi, au regard des usages qui se développent dans le monde, l’augmentation devient une réalité qui dépasse la sphère purement privée et envahit le monde du travail, armées y compris. Ce qui peut faire naître des enjeux scientifiques, médicaux, éthiques et juridiques de grande importance, car l’homme étant profondément lié à son être, lequel est forcément contraint par ses limites naturelles, se pose alors légitimement la question de savoir jusqu’où il peut s’augmenter et se dépasser sans aller à l’encontre de son essence et de sa nature et sans oublier sa fragilité qui fait sa dignité3.

C’est pour appréhender ces enjeux que le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (Crec), dans la continuité de son programme de recherche sur le soldat augmenté lancé en 2015, a organisé le 15 janvier 2019 à l’École militaire de Paris, avec le soutien de la Fondation pour l’innovation politique, de la Direction générale de l’armement (DGA), de l’Agence de l’innovation de défense et d’EuroISME, branche européenne l’International Society for Military Ethics (ISME), une journée d’études abordant les « regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat », dont cette publication restitue les actes4.

Cette étude entend analyser les ressorts de cette (r)évolution sociétale en puissance qui pourrait être celle d’une société de personnes qui choisiraient elles-mêmes de s’augmenter et, par extension, de militaires eux-mêmes acteurs de leur augmentation. Elle cherche à identifier et à mesurer les conséquences sociologiques pouvant impacter durablement les armées mais aussi les enjeux en découlant pour l’éthique militaire.

Arrêtons-nous pour commencer sur certaines évolutions sociétales où la technologie engendre de nouveaux effets sur les pratiques de l’individu.

 

L’hypertechnicité

Tout d’abord, notre société est attirée par les lumières de l’hypertechnicité, c’est-à- dire la convergence de plusieurs solutions techniques innovantes qui se fertilisent mutuellement, et elle tend par ce fait à devenir une société de la performance. L’individu a pris conscience qu’il peut maintenant, grâce à cette hypertechnicité, entrevoir de modifier et de développer ses propres caractéristiques et qualités. La société, elle, y voit des moyens d’amélioration de la condition humaine, malgré les risques de dérive qu’elle se doit de contrôler. Ces risques peuvent être majeurs, comme notamment :

– la modification de toute une hiérarchie construite sur un certain système de valeurs techniques et la déconstruction de tous les systèmes traditionnels : corps constitués, famille, religion… ;

– une dépréciation du regard de l’individu sur lui-même, qui risque de voir, au travers de la science, encore plus les limites de sa condition, d’où une volonté de se reconstruire par la technologie ;

– les lumières du transhumanisme avec sa propre anthropologie, « l’homme maître de sa nature et de son évolution », et son propre horizon métaphysique, la bioperfectibilité ;

– le risque de migrer d’une éthique humaine vers une éthique de performance individualiste.

Mais, sans vraiment anticiper ces risques, la société commence à explorer les effets que la technologie peut apporter. Il en découle au sein de notre société civile quelques nouveaux usages et réflexes exposés ici brièvement et non exclusivement.

 

L’optimisation des performances

Toute performance doit être optimisée : aujourd’hui, la performance est un indicateur. Tout projet se mesure à l’aune des chiffres, des évolutions tendancielles et des reports. En conséquence, l’homme se compare aux autres, s’évalue et se mesure.

C’est éminemment vrai pour les gestes sportifs. Dans toute discipline sportive, l’entraînement poussé, accompagné des meilleures méthodes technologiques en biomécanique, permet de surpasser les concurrents. On peut ainsi citer comme exemples le record du monde du 100 mètres masculin qui, depuis le premier record à 10”60 de l’Américain Don Lippincott, en 1912, s’est abaissé en 2009 à 9”58 avec Usain Bolt, soit une baisse de 102 centièmes de seconde en quatre-vingt-dix-sept ans, ou bien le cas le Royaume-Uni, qui a remporté vingt-neuf titres olympiques, contre onze pour la France, lors des Jeux olympiques de 2012 à Londres, avec la mise en place d’un programme scientifique d’accompagnement des athlètes.

On comprend aisément que de telles améliorations de performances dues à l’essor des techniques de préparation, d’endurance et à la technologie soient très intéressantes pour le monde militaire.

 

La prise de substances stimulantes

Le microdopage s’est installé dans cette société de performance au travers principalement de prises de substances. Une étude médicale sollicitée par France 2 en 2015 a ainsi fait tester en microdoses les techniques d’EPO, hormones de croissance et transfusions sanguines, sur huit athlètes en phase de désentraînement pendant trois semaines. Les doses étaient inférieures d’environ un dixième à celles prises par certains grands sportifs convaincus de dopage. Les résultats ont été impressionnants : les athlètes se sentaient plus invincibles, plus énergiques, ne craquaient pas dans l’effort et les résultats ont montré une amélioration de 6 % aux performances de tests d’effort et de 3,9% au 300 mètres en salle.

Prenons comme autre exemple une étude de 2012 réalisée par deux chercheuses canadiennes et qui portait sur les étudiants et travailleurs recourant aux stimulants pour augmenter leur concentration et leur capacité à rester alertes afin d’améliorer la qualité de leur travail et leur productivité5. Les effets cognitifs positifs rapportés par les jeunes interviewés sont la capacité de concentration et la durée de concentration, ainsi que l’amélioration de la mémoire ou la possibilité de compenser certaines limites personnelles (procrastination, distraction…). Plusieurs soulignent aussi que les idées leur viennent plus facilement, que les liens se font plus rapidement, et que cette prise de substance leur permet de s’adapter à des milieux jugés exigeants et compétitifs, et de réguler le stress ou l’anxiété associés aux exigences académiques ou professionnelles, ou bien de masquer un handicap.

Les discours que construisent ces jeunes adultes autour de ces pratiques renvoient à trois problématiques :

– une faille personnelle ;

– un déséquilibre perçu entre les ressources personnelles et les contraintes qu’impose l’environnement académique ou professionnel ;

– une difficulté à concilier les engagements dans des rôles multiples.

Le recours aux médicaments stimulants est ainsi présenté comme une stratégie d’automédication ou comme une ressource pour favoriser l’adaptation aux exigences de l’environnement ou aux multiples engagements. Ces médicaments sont perçus comme des produits efficaces et leur utilisation pour améliorer la performance est jugée légitime car visant la réussite académique ou professionnelle. De plus, ils sont considérés comme sûrs parce que fabriqués en laboratoire, que leurs effets semblent donc stables et prévisibles, et leur composition connue, favorisant une volonté d’autonomie des individus à l’égard des médecins et de l’institution médicale6.

Mais les effets secondaires sont peu mis en avant par les utilisateurs, par exemple la perte d’appétit. Quelques participants mentionnent également des grincements de dents, des tremblements, une augmentation du rythme cardiaque et de la transpiration. Les jours suivant la prise du médicament, tous les participants ressentent un certain degré de fatigue et certains rapportent être totalement vidés ou « morts ».

Malgré cela, les participants à ce sondage ont tous indiqué leur intention de poursuivre leur consommation pendant plusieurs années encore.

 

Les augmentations irréversibles sur la physiologie du corps

Le corps humain lui-même peut être atteint dans son intégrité physique dans une volonté de transformation avec l’application de technologies sur le corps, qui peuvent même s’appliquer au cerveau. Le fait que dans notre société les gens ne souffrent plus (du moins physiquement), et n’ont donc plus aucune peur de la violence sur leur propre corps va faciliter ce genre d’expériences idéalisées de la transformation radicale sur soi-même. Comme le définit le docteur Jean-Michel Le Masson, codirecteur du programme de recherche du Crec sur le soldat augmenté, on pourra ainsi envisager de nouvelles formes de techniques telles que :

– les physio-technies (du grec phýsis, « nature »), pour une transformation de   la nature même du corps humain afin de donner aux fonctions physiologiques existantes une technicité supérieure. Cela peut être, par exemple, une prothèse qui amplifie un mouvement fonctionnel naturel ou bien une puce greffée qui augmente la tonicité et la précision d’un geste ;

– les temno-technies (du grec temnō, « couper »), permettant par section d’un schéma musculaire existant fragile ou faible de remplacer ce dernier par un schéma capacitaire plus résistant et/ou plus fort ;

– les acui-technies (du latin acutus, « aigu »), pour une transformation méliorative irréversible de l’acuité visuelle.

Avec ces exemples non exhaustifs, selon l’impact qu’ils ont sur le corps humain, on atteint là une possible irréversibilité de performance.

 

Quels impacts de ces nouveaux usages du monde civil sur le monde militaire ?

Au travers des possibilités exposées ci-dessus, on constate que l’augmentation représente un fait qui, si elle concerne d’abord la sphère purement privée, la dépasse pour être active au cœur du monde extérieur, en particulier celui du travail, armées comprises. Car si l’augmentation devient pour l’individu une solution qu’il assume, elle peut être acceptée, tolérée ou condamnée par les autres, comme dans le cas du dopage. Et ces nouveaux moyens se développent rapidement à l’échelle de notre village planétaire, avec les potentiels glissements culturels ou idéologiques qui peuvent en dériver, notamment de nouvelles idéologies qui seraient obsédées par une vision du progrès uniquement centrée sur les droits de l’individu mais au détriment des valeurs communes de la société. Or le soldat, influencé par son éducation, son environnement ou ses études et qui se met au service de son pays, est avant tout citoyen, une jeune femme ou un jeune homme qui fait partie de cette communauté d’individus composant les différents corps au service des intérêts supérieurs de la nation.

L’étude qui vous est proposée dans cette publication est le résultat des réflexions que les organisateurs de la journée d’études du 15 janvier 2019 ont menées conjointement, dont l’objectif est de permettre aux armées de réfléchir, d’analyser et de se positionner sur ces pratiques qui, au final, pourraient mettre en péril les méthodes de cohésion traditionnelles des militaires.

Conclusion

 

Avant de laisser la parole aux différents experts qui vont tenter de nous éclairer sur cette question complexe, je m’autoriserais ici quelques éléments de réflexion nécessaires, selon moi, pour aborder les idées et les échanges que vous allez découvrir ici.

Se fondant sur une sélection en fonction de critères physiques et psychologiques, les armées forment à un métier les jeunes femmes et les jeunes hommes qui la rejoignent. Or la sélection de ces jeunes candidats ne doit pas être biaisée par des augmentations de performances artificielles qui pourraient ne pas être mises en œuvre en cas de défaillance technologique ou de non-disponibilité, ou qui généreraient une inégalité artificielle devant le recrutement.

Pour les militaires, c’est la notion de groupe ou d’unité de combat qui prime in fine, car la valeur de l’unité dépend des performances du plus faible, et l’augmentation vient pour beaucoup du groupe. Néanmoins, il faut conserver à l’esprit que chaque être est unique et qu’il convient donc d’adapter la technique à chacun, ce qui est également valable pour toute forme d’augmentation, en incluant le corps médical. Mais l’augmentation dépend également du contexte militaire et doit pour cela s’inscrire dans un cadre éthique, fixant des valeurs de référence centrée sur le respect de l’homme ou du soldat dans notre cas de figure.

Enfin, dans notre société où tout se mesure à l’aune de la performance, il reste un point de grande importance : la formation d’un soldat et sa mise en condition opérationnelle doivent être vues comme un projet global, impliquant toutes les dimensions de l’être. Or, si tout ce qui est visible est mesurable, il reste une composante humaine qui ne l’est pas, ou très difficilement : c’est sa composante psychique qui se nourrit de la force intérieure de la personne, de sa forme psychologique, des relations aux autres et à la communauté militaire, notamment à l’entité opérationnelle de base, l’unité de combat. L’augmentation de cette dimension, ou des dimensions qui en relèvent (métaphysique, religieuse, psychologique), est d’un type autre que celle abordée au travers des sciences dures ou médicales. C’est un autre aspect qu’il convient d’avoir à l’esprit et d’approfondir si l’on veut conserver une approche globale de cette question.

I Partie

Un contexte nouveau favorisant l’augmentation des performances et les enjeux associés

1

Introduction de la première partie

Béatrice Cointot,

Responsable du Métier « Sciences de l’Homme», RM SH, DGA.

De nombreux pays mènent des travaux pour exploiter les développements scientifiques, technologiques ou pharmacologiques à des fins militaires et à des fins d’augmentation des soldats. À titre individuel, des civils se sont déjà engagés dans cette voie, avec l’utilisation d’implants permettant d’interagir avec l’environnement ou avec des prothèses permettant d’améliorer les performances physiques sans nécessité médicale. On se trouve ainsi face à deux tendances à l’augmentation : une première, issue de la société civile, où des individus, pour des raisons variées, utilisent des techniques d’augmentation à des fins personnelles, et une seconde, issue du monde militaire et de sa recherche constante d’amélioration des armements, des protections et des capacités des soldats, en vue de prendre l’ascendant sur l’ennemi avec un minimum de pertes.

À cette dualité d’usages, civil et militaire, pour une technologie fait écho la question du continuum entre correction, réparation et augmentation. S’y ajoutent encore d’autres enjeux comme l’impact écologique des augmentations, l’impact sociétal avec ceux qui peuvent être augmentés ou qui le sont de par leur profession et les autres… Ces dilemmes éthiques couvrent donc un large éventail de domaines, parmi lesquels les préoccupations sociales, économiques, environnementales, éducatives, morales et philosophiques, auxquels se surajoutent les questions liées à la sécurité, à la protection des données et au contrôle du corps, ou encore celle des conflits entre un éventuel changement de personnalité et un consentement éclairé. Sans omettre également de s’intéresser aux problématiques liées aux dysfonctionnements ou à une utilisation abusive voire inappropriée.

Cette table ronde du colloque permet de confronter les différents éclairages apportés par des spécialistes : celui de l’historien sur l’état de l’art de ces nouvelles technologies, ceux des philosophes avec, d’une part, l’analyse de la perception sociale et, d’autre part, les questionnements sur les paradoxes de l’augmentation, celui du médecin soumis au cadre juridique, ceux des spécialistes en sciences politiques avec, d’un côté, les questions sur la relation entre technique et éthique, et, de l’autre, l’analyse des positionnements des politiques.

2

Les débats internationaux sur le soldat augmenté : la faible politisation des débats

Notes

1.

Des travaux ont également été menés en Suisse, aux Pays-Bas et en Allemagne, suscitant des discussions, mais leur intensité semble cependant moindre.

+ -

2.

La Royal Society britannique a par exemple publié en 2012 un rapport sur les utilisations des neurosciences dans les domaines de la défense et de la sécurité. Ce document, intitulé Neuroscience, Conflict and Security, traite notamment des technologies de l’augmentation neuronales et de leurs possibles emplois (https://royalsociety. org/~/media/royal_society_content/policy/projects/brain-waves/2012-02-06-bw3.pdf).

+ -

3.

Le CICR a par exemple organisé, en partenariat avec l’Asia Pacific Centre for Military Law, un séminaire à Melbourne, en mai 2014, intitulé « Soldier enhancement: New technologies and the future of battlefield ».

+ -

4.

Ces nouveaux lieux de travail sont très divers (espaces de coworking, open et fab labs, incubateurs…). Ils permettent de structurer les écosystèmes économiques et technologiques locaux en offrant la possibilité à des partenaires proches géographiquement de se retrouver et de Ces sites peuvent prendre en charge des fonctions variées : plateformes de réflexion (think tank), de démonstration (showroom), d’expérimentation, de cocréation, d’incubation d’entreprises…

+ -

5.

Le rapport intitulé Global Strategic Trends – Out to 2045, publié en 2018 par le Development, Concepts and Doctrine Centre du ministère de la Défense britannique, en est un bon exemple (https://espas.secure.europarl. europa.eu/orbis/sites/default/files/generated/document/en/MinofDef_Global Strategic Trends – pdf). Ce rapport d’analyse de tendances contient une partie dédiée à la thématique du « soldat augmenté » et ses développements ont été repris et commentés dans des médias très diversifiés au Royaume-Uni (voir supra).

+ -

6.

En France, le Crec a notamment lancé un programme de travail en 2015, qui a donné lieu à l’organisation de plusieurs manifestations publiques (colloque « Le soldat augmenté. L’amélioration des capacités humaines, perspective de la recherche scientifique et technique » en juin 2015, et journée d’études « Le soldat augmenté : les besoins et les perspectives de l’augmentation des capacités du combattant », en juin 2017). Chacune de ces rencontres a fait l’objet d’une publication (hors-série n° 45 de Défense & Sécurité internationale, décembre 2015, et Cahiers de la Revue Défense nationale, décembre 2017 https://fr.calameo.com/read/0005581159f5e895e1a2c).

+ -

7.

Ce programme se nomme Human Factor and Il a notamment donné lieu à un symposium, qui s’est tenu en octobre 2009 : « HFM-181 Symposium Human Performance Enhancement for NATO Military Operations (Science, Technology, and Ethics) ».

+ -

8.

Par exemple, le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (European Group on Ethics in Science and New Technologies, EGE), placé auprès de la Commission européenne, a rédigé dans les années 2000 plusieurs rapports, dont un relatif aux aspects éthiques des implants TIC dans le corps Ce document a été publié en mars 2005. De même, le Science and Technology Options Assessment du Parlement européen avait fait réaliser une étude intitulée Human Enhancement, finalisée en 2009.

+ -

9.

Y compris des programmes étrangers. Le lancement de projets par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA, « Agence pour les projets de recherche avancée de défense ») américaine fait parfois l’objet d’une couverture dans d’autres pays.

+ -

10.

Il s’agit par exemple de déterminer et analyser les effets secondaires d’un certain nombre de produits et d’étudier les problèmes d’acceptation physiologique et psychologique des prothèses et des implants.

+ -

11.

Dans les débats, la notion de consentement fait notamment l’objet d’une attention particulière (plus spécifiquement l’articulation entre consentement individuel éclairé et respect du principe hiérarchique). Juristes, philosophes et militaires (notamment médecins militaires) ont ainsi participé à l’étude de cette Sur ce thème, voir notamment Maxwell Mehlman, Patrick Lin et Keith Abney, « Enhanced Warfighters: Risk, Ethics, and Policy », Case Legal Studies Research Paper n° 2013-2, janvier 2013 (http://ethics.calpoly.edu/Greenwall_report.pdf).

+ -

12.

Certains observateurs pointent du doigt un risque d’affaiblissement de la cohésion entre les troupes bénéficiant des augmentations et celles qui n’en bénéficieraient pas.

+ -

13.

Il s’agit d’un argument également employé pour expliquer le recours à venir plus important aux systèmes autonomes.

+ -

Depuis quelques années déjà, la problématique de l’augmentation des capacités et des performances des personnels militaires suscite les réflexions de praticiens, d’experts et d’observateurs des questions de défense. Son traitement s’avère relativement complexe car il nécessite d’articuler des cadres différents mais complémentaires. Il oblige tout d’abord à s’intéresser aux développements scientifiques et technologiques à l’origine des éventuelles augmentations. Or de nombreuses disciplines et familles technologiques peuvent être employées à cette fin : interfaces connectées avec le système nerveux (améliorées grâce aux avancées des nanobiotechnologies), orthèses, prothèses et implants, administration de molécules (éventuellement délivrées via des nanosystèmes présents dans le corps des individus) aux effets variés (augmentation de l’endurance, diminution des temps de réaction aux stimuli, moindre sensibilité à la douleur, renforcement de la vigilance…), voire modifications par génie génétique… Si des questions communes existent, chacune de ces techniques génère ses propres interrogations. Surtout, leur niveau de maturité étant très différent, les applications restent, pour certaines d’entre elles, encore assez largement hypothétiques.

Par ailleurs, la thématique de l’augmentation des performances humaines oblige à étudier les dimensions juridiques, morales, éthiques et déontologiques du phénomène. Elle amène ainsi à s’interroger sur ce que sont l’homme et le militaire, mais également à revenir sur la frontière entre les catégories du naturel et de l’artificiel. Au travers de ces réflexions, il s’agit notamment de déterminer si des principes généraux peuvent être définis dans le domaine – comme l’obligation d’un consentement individuel aux augmentations – et d’analyser les conditions de leur respect dans le contexte très particulier du métier des armes.

Enfin, la dimension opérationnelle doit bien évidemment être intégrée. Il s’agit de poser des cadres permettant d’apprécier les bénéfices réels, en termes d’efficacité militaire, obtenus grâce à chacune des techniques d’augmentation, aux niveaux individuel et collectif, et d’identifier les risques – médicaux et psychologiques, par exemple – qu’elles peuvent ou pourraient induire. Comme pour toutes les autres technologies militaires, cette évaluation du rapport bénéfices/risques doit intégrer une étude des éventuelles vulnérabilités qui pourraient se développer lors de leur mise en œuvre.

Ce chapitre vise en quelque sorte à déconstruire les débats qui portent actuellement sur la thématique du « soldat augmenté ». Il ne s’agit pas de reprendre les développements déjà proposés par d’autres sur les différentes facettes de cette problématique (opérationnelle, scientifique et technologique, juridique, morale et éthique), mais d’analyser dans quelles conditions sont produits les discours sur ce thème. Pour ce faire, nous tenterons de répondre à quelques questions : existe-t-il des débats publics et politiques sur les applications militaires des technologies de l’augmentation humaine ? Qui sont les intervenants de ces débats ? Parmi les nombreux sujets traités, lesquels le sont avec le plus d’intensité ? Les autorités politiques nationales ont-elles suscité les débats ? Y participent-elles ? Des États ont-ils d’ores et déjà exprimé des positions officielles sur ces technologies de l’augmentation ?

 

État des lieux des débats sur le « soldat augmenté » 

Dans certains États occidentaux, on constate l’existence de débats structurés relativement intenses sur la question. Il s’agit notamment des pays anglo- saxons (Canada, États-Unis, Australie, Grande-Bretagne) et de la France 1. Dans quelques-uns de ces États, ces réflexions sont même assez anciennes puisque cette thématique a commencé à être abordée dès la fin des années 1990, aux États-Unis notamment. La discussion a évidemment été d’intensité variable selon les pays et les périodes. L’analyse de ces débats permet toutefois de constater qu’il s’agit toujours de véritables controverses, marquées par des oppositions parfois fortes entre les positions de certains intervenants. Depuis quelques années, parmi les développements sur la thématique, sont apparues des alertes. Des participants aux débats cherchent en effet à dénoncer les risques liés, selon eux, à l’emploi de ces techniques. D’autres tentent de démontrer que leur utilisation requiert que certains sujets fassent l’objet de débats publics approfondis et que des limites claires soient posées par les autorités politiques et militaires.

Ces discussions sont structurées en deux modalités principales. Tout d’abord, la thématique du « soldat augmenté » peut être incluse dans la problématique plus générale de l’« homme augmenté ». Le cas des militaires est alors un exemple parmi d’autres. Les sportifs de haut niveau ou les étudiants prenant des psychotropes pour améliorer leurs performances sont des illustrations également souvent mobilisées. Le fait de placer l’exemple du militaire dans un cadre plus large peut aboutir à limiter les spécificités propres à son métier. La seconde modalité est un traitement pour soi : des discussions et des documents portent spécifiquement sur le cas du « soldat augmenté ». Il existe ainsi, dans les pays que nous avons cités plus haut, une littérature relativement volumineuse. Elle apporte des éléments d’information variés et permet aux participants d’exprimer leurs opinions.

Des catégories relativement nombreuses d’intervenants participent à ces débats. Parmi les producteurs d’informations et d’avis se trouvent des chercheurs académiques de disciplines variées : des philosophes et des éthiciens, des anthropologues et des sociologues du rapport aux technologies, ainsi que des juristes. Il y a par ailleurs des membres des communautés scientifiques et technologiques qui travaillent sur les différentes méthodes offrant des possibilités d’augmentation aux soldats (médecins, pharmaciens et biologistes, généticiens, spécialistes de bio-ingénierie, ingénieurs en nanotechnologies, en mécatronique…). Il y a enfin des experts des questions de défense – catégorie relativement large, intégrant notamment d’anciens praticiens (militaires retirés du service actif) et des membres de think tanks.

La production des connaissances et les débats sont pris en charge par des institutions également très variées. Quelques structures universitaires, notamment dans les pays anglo-saxons, ont ainsi décidé de lancer des programmes de recherche dédiés ou d’organiser des conférences ou des séminaires sur le sujet. Des sociétés savantes (en particulier les académies nationales) s’en sont également emparées 2. Quelques organisations non gouvernementales (ONG) participent aux réflexions. Il s’agit en particulier d’organisations pacifistes et de structures dont l’objet est la promotion des sciences et technologies. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et ses associations nationales ont aussi cherché, dans certains pays, à susciter les discussions 3. Enfin, à un niveau plus local, certains nouveaux espaces de travail et tiers lieux4 ont proposé ces dernières années des présentations sur la thématique du « soldat augmenté ».

Les membres des forces armées font bien évidemment partie des acteurs qui participent à ces discussions. Certaines réflexions produites au sein des institutions militaires ne sont toutefois pas totalement publicisées. Elles transparaissent, sous des versions simplifiées, dans des feuilles de route technologique nationales, dans des rapports d’activité en sciences et technologies ou dans des exercices de prospective5. Dans quasiment tous les pays cités, des programmes plus ou moins importants dédiés à l’« augmentation » des soldats ont été lancés. En Grande-Bretagne, le Development, Concepts and Doctrine Centre (DSTL) et le Defence and Security Accelerator (DASA), organismes en charge de la R&D et   de l’innovation de défense, ont ainsi annoncé récemment le démarrage du Futur Workforce and Human Performance Programme. De même, en 2018, l’United States Special Operations Command (Ussocom) a publié un premier appel à propositions dans le cadre d’un programme de R&D portant notamment sur l’optimisation des performances humaines. Par ailleurs, le Biomedical, Human Performance, and Canine Research Program, qui intègre d’autres thématiques, doit se prolonger jusqu’en 2023. Dans certains cas, le lancement de ces actions a même été accompagné de la création de structures dédiées. Aux États-Unis, le Consortium for Health and Military Performance (CHAMP) est, par exemple, un centre d’excellence du département de la Défense des États-Uni chargé de réaliser des recherches sur la condition physique des personnels et de transférer leurs résultats vers les forces armées. En Australie, le Human Performance Research network (HPRnet) est né en 2016 pour permettre aux organisations militaires de faire réaliser des recherches sur les performances humaines. Par son intermédiaire, les spécialistes du département de la Défense australien (notamment les médecins militaires) peuvent être en contact avec les équipes de recherche de plusieurs universités. Il finance un certain nombre de projets, alloués à ces équipes.

En dehors des programmes de recherche, il existe également des exercices de réflexion, individuels et collectifs, au sein des armées. Organisés parfois conjointement avec des structures universitaires et des think tanks, ils prennent notamment la forme de conférences et de séminaires, d’études, de mémoires réalisés dans le cadre de l’enseignement militaire supérieur et d’articles publiés dans des revues institutionnelles ou spécialisées6. Ces dernières années, une littérature assez foisonnante a ainsi été produite par les militaires eux-mêmes. Cet effort de réflexion est venu de toutes les communautés concernées par la thématique : médecins militaires, qui s’interrogent notamment sur des questions de déontologie, ingénieurs militaires, cadres spécialisés dans la conception de la doctrine ou l’analyse prospective, auditeurs de l’enseignement militaire supérieur et même réservistes.

 

Des débats peu suscités et peu soutenus par les institutions et le personnel politique

L’OTAN dispose d’un programme dédié, démarré dès la fin des années 19907. Il est essentiellement axé autour du traitement des dimensions médicales. Il semble servir de forum, même si ce n’est pas l’Alliance qui soutient véritablement les débats sur le « soldat augmenté » existant au niveau national. C’est encore moins l’Union européenne. Les institutions européennes, en particulier le Parlement et la Commission, ont toutefois suscité des réflexions plus larges. Elles ont ainsi commandé des expertises et produit des avis sur certaines thématiques liées aux technologies de l’amélioration humaine (sur les normes bioéthiques, par exemple)8. Ces productions peuvent, dans une certaine mesure, être utiles pour étudier les questions liées aux emplois de ces technologies en milieu militaire. Certaines problématiques sont en effet génériques, concernant à la fois les travaux civils et militaires. Par ailleurs, il est logique que les institutions européennes n’aient pas traité spécifiquement la thématique du « soldat augmenté » puisqu’elles ne sont pas compétentes sur les questions de défense.

Force est de constater que les autorités politiques sont peu présentes dans les débats. Même dans les pays dans lesquels les exercices de réflexion sont les plus nombreux, les déclarations, commentaires et prises de position sont extrêmement rares. Ce manque concerne aussi bien les mouvements politiques et leurs leaders que les parlements et les exécutifs. Lorsque sont lancés des programmes de R&D dédiés ou que sont constituées des structures pour prendre en charge les efforts sur la thématique, les réactions du personnel politique sont généralement faibles. Surtout, les exercices de réflexion collective (cycles de conférences ou de séminaires, publications collectives) semblent rarement avoir été suscités ou même simplement soutenus.

 

Des productions largement médiatisées

Les avancées des techniques d’augmentation et les débats autour de leur emploi sont relativement médiatisés. Les supports sont diversifiés. Les médias institutionnels des ministères en charge de la défense et des armées (revues papier, sites Internet) permettent d’annoncer le lancement de programmes, la publication d’un document officiel sur le sujet ou la création de structures dédiées. De même, certains médias spécialisés sur les questions de défense ou sur les nouvelles technologies participent de cette diffusion des informations et des opinions sur la question. Certaines revues académiques proposent également des éclairages. Il s’agit notamment de titres spécialisés en sciences juridiques et en philosophie.

La diffusion est cependant beaucoup plus large. Des médias généralistes se sont ainsi emparés de la thématique en différentes occasions. Lors de la sortie du Global Strategic Trends – Out to 2045, le rapport a ainsi été commenté dans des journaux britanniques (The Week, Daily Mail, The Independant…) et la couverture médiatique portait essentiellement sur le chapitre traitant du « soldat augmenté ». Des « rebonds » permettent d’entretenir l’intérêt des journalistes et des rédactions : le lancement d’un programme de R&D9, une démonstration organisée par une entreprise ou lors d’un salon, un challenge créé par la Défense… sont autant d’événements susceptibles d’attirer l’attention des médias généralistes. La thématique du « soldat augmenté » ne fait donc pas l’objet d’un traitement confidentiel.

Pour les médias généralistes – quels qu’ils soient (télévision, Internet, revues papier, journaux…) –, le sujet dispose en effet de caractéristiques le rendant particulièrement attractif. Tout d’abord, les entrées pour l’aborder sont relativement nombreuses. Ensuite, il peut faire l’objet de représentations visuelles et iconographiques marquantes (par exemple des corps mêlant chair et prothèses), qui permettent d’activer chez le lecteur un ensemble de représentations, un imaginaire, relativement riche (nourri d’œuvres de fiction). C’est également un sujet clivant. Et, enfin, il oblige à réfléchir à la nature de l’homme et à son devenir. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, comme pour d’autres sujets relatifs à la défense et la sécurité, il fait d’ores et déjà l’objet d’un lexique dédié : de nombreux médias anglo-saxons traitent ainsi du super soldier et non du soldat augmenté (enhanced soldier). Il est important de noter que le traitement médiatique, notamment la présentation des débats, est bien plus intense dans le monde anglo-saxon qu’ailleurs (en dehors peut-être de la France).

 

Sujets traités dans le cadre des discussions

Les analyses proposées par les différents intervenants portent plus particulièrement sur :

– les technologies elles-mêmes (niveau de maturité, bénéfices opérationnels constatés ou envisagés…) ;

– les problèmes médicaux et environnementaux qu’elles suscitent ou pourraient susciter10 ;

– les problèmes éthiques et moraux ;

– les problèmes juridiques11 ;

– les impacts éventuels de l’introduction de ces techniques sur la cohésion interne des armées12.

Il existe une assez forte convergence des approches et des commentaires sur toutes ces thématiques. Cette convergence concerne à la fois les discours savants et les productions des experts, y compris celles des praticiens (les militaires). Elle s’observe également dans les présentations du sujet proposées par les médias. Beaucoup d’analyses débutent ainsi par le constat que ces techniques pourraient constituer de véritables opportunités pour le renforcement des capacités militaires. Elles partent d’ailleurs de l’idée que l’humain est devenu le maillon faible des actions militaires et que ses limites vont devenir rédhibitoires vu l’accélération du tempo des opérations13. Le risque de déclassement est aussi mis en avant si les adversaires se dotent de ces technologies augmentatives avant nos armées. La possibilité que les personnels emploient individuellement ces techniques, sans supervision (notamment médicale) de l’institution, est aussi un paramètre qu’intègrent nombre de commentateurs. De ces constats découle l’idée que ces technologies sont utiles mais que leur utilisation doit être encadrée. Des limites doivent être posées, notamment en cherchant des réponses aux questionnements juridiques, éthiques, moraux, déontologiques et médicaux qu’elles suscitent, de même qu’aux éventuels problèmes d’acceptation individuelle et collective. Beaucoup d’exercices de réflexion correspondent à ce modèle.

Conclusion

Notes

14.

C’est notamment le cas au Canada, avec le Comité d’éthique en matière d’étude sur des sujets humains (CEESH).

+ -

15.

Sur cette contestation, voir Frédéric Coste, « Cadres d’analyse des critiques au développement et à l’utilisation des systèmes robotisés armés », Annuaire français des relations internationales, XVI, 2015, p. 661-675, ainsi que « Autonomie et létalité en robotique militaire », Cahiers de la Revue Défense nationale, décembre 2018.

+ -

L’étude des débats sur le « soldat augmenté » permet de constater, notamment dans les pays anglo-saxons, que les discussions sont relativement internalisées : dans une assez large mesure, les organisations militaires suscitent elles-mêmes les analyses et participent à leur production. Il s’agit donc, dans certains cas, de réflexions de nature déontologique. La cause semble être évidente : les personnels militaires sont les premiers concernés par l’introduction de ces technologies, qui les obligent à s’interroger sur l’exercice de leur propre profession. Dans certains pays, des structures ont ainsi été créées, au sein des organisations militaires, pour entretenir ces débats éthiques et déontologiques14.

En dehors des États-Unis, où quelques prises de parole (notamment de sous- secrétaires à la Défense) ont pu scander les discussions, la place des autorités politiques est extrêmement ténue. Les déclarations et commentaires officiels sur ce sujet sont rares. Sur ce point particulier, la comparaison avec les débats qui se sont développés autour des systèmes d’armes létales autonomes (Sala) peut être intéressante. Ces systèmes font l’objet, depuis quelques années, d’une très forte contestation, structurée au niveau international par deux campagnes15.

Dans de nombreux pays, y compris en France, les autorités politiques se sont exprimées sur cette thématique. Les parlementaires ont réalisé des rapports, les ministres en charge de la défense ont exprimé officiellement des positions, des organisations internationales ont organisé des débats (notamment dans le cadre de la Convention sur certaines armes classiques)… Ce dossier connaît donc une politisation beaucoup plus forte, avec une inscription à l’agenda d’un certain nombre d’enceintes politiques et diplomatiques. Pourtant, les enjeux éthiques, moraux, juridiques et sociaux liés aux emplois militaires des technologies de l’augmentation sont également très importants. Comme pour les Sala, les perceptions sur le sujet sont très largement déterminées par un imaginaire et des mythes puissants. Or la participation des autorités politiques aux débats sur le « soldat augmenté » est faible – ce qui peut être sans doute relié à l’absence de véritables mouvements protestataires organisés contre ces techniques.

3

Le dépassement de soi porté par les nouvelles technologies : état de l’art

Vincent Guérin,

Historien de la médecine et des Sciences et techniques, UCO.

Notes

1.

Voir « Rapport d’information sur les conditions d’engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques », Assemblée nationale, rapport n° 3055, 15 mai 2001 (www.assemblee-nationale.fr/rap-info/i3055.asp).

+ -

2.

Techniquement, le modafinil empêche la recapture de la noradrénaline et de la dopamine par les neurones.

+ -

3.

Voir Jonathan Roseland, « 27 professionals who use modadinil », com, 15 décembre 2016 (https://medium.com/@jonathanroseland/27-professionals-who-use-modafinil-7e30fe49afe3).

+ -

4.

Voir Jérôme Goffette, « Anthropotechnie (ou anthropotechnique et human enhancement) », in Gilbert Hottois, Jean-Noël Missa et Laurence Perbal (dir.), Encyclopédie du transhumanisme et du L’humain et ses préfixes, Vrin, 2015, p. 17-25.

+ -

5.

Voir Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), « Recours aux techniques biomédicales en vue de “neuro-amélioration” chez la personne non malade : enjeux éthiques », avis n° 122, 12 décembre 2013 (www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne.avis_ndeg122.pdf).

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6.

Voir Pierre Chevalier, L’Usage des stimulateurs de croissance en production animale : positions des experts et des gouvernements, Institut national de la santé public du Québec, juillet 2011, p.5 (www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1317_UsageStimulaCroissProdAnimalPosExpertsGouv.pdf).

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7.

Voir Organisation nationale antidopage (Anad), Fédération Wallonie-Bruxelles, « Bêta-2 agonistes » (www.cfwb.be/index.php?id=6939).

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8.

Id, « Hormones peptidiques, facteurs de croissance et substances apparentées » (www.dopage.cfwb.be/index.php?id=6940).

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9.

Voir Gary Lynch et Christine Gall, « Ampakines and the threefold path to cognitive enhancement », Trends in Neuroscience, vol. 29, n° 10, octobre 2006, p. 554-662.

+ -

10.

Voir Jerome Yesavage, Martin S. Mumenthaler, Joy L. Taylor et al, « Donezepil and flight simulator performance: effects on retention of complex skills », Neurology, vol. 59, n° 1, 9 juillet 2002, p. 123-125.

+ -

11.

Voir Roger Pitman, Kathy M. Sandersa, Randall M. Zusman et al, « Pilot study of secondary prevention of posttraumatic stress disorder with propranolol », Bioogical Psychiatry, vol. 51, n° 2, 15 janvier 2002, p. 189-192.

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12.

Julian Savulescu et Ingmar Persson, « Moral enhancement, freedom, and the god machine », Monist, 95, n° 3, 1er juillet 2012, p. 399-421.

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13.

Voir Dorian Neerdael, Une puce dans la tête. Les interfaces cerveau-machine qui augmentent l’humain pour dépasser ses limites, Ffyp Éditions, 2014 ; Miguel Nicolelis, Beyond The New Neurosciences of Connecting Brains to Machines –and How It Will Change Our Lives, St. Martin’s Griffin, rééd. 2012, p. 120.

+ -

14.

Voir Carles Grau, Romuald Ginhoux, Alejandro Riera et , « Conscious brain-to-brain communication in humans using non-invasive technologies », PloS One (revue en ligne), 19 août, 2014 (https://journals.plos.org/ plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0105225).

+ -

15.

Voir Rajesh N. Rao, Andrea Stocco, Matthew Bryan et al., « A direct brain-to-brain interface in humans », PloS One (revue en ligne), 5 novembre 2014 (https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal. pone.0111332).

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16.

Voir Miguel Nicolelis, « Are we at risk of becoming biological digital machines? », Human Nature Behavior, 1, n° 1, p. 1-2, 10 janvier 2017.

+ -

17.

Voir Dorian Neerdael, cit., p. 84.

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18.

Sur ce thème, lire Ridha Loukil, « Maîtriser son stress grâce à un casque qui mesure l’activité cérébrale relié à un smartphone », usine-digitale.fr, 15 mars 2013 (www.usine-digitale.fr/editorial/maitriser-son-stress-grace-a-un-casque-qui-mesure-l-activite-cerebrale-relie-a-un-smartphone.N193369).

+ -

19.

Voir Andy Clark et David Chalmers, « The extended mind », Analysis, vol. 58, n° 1, janvier 1998, p. 7-19 (www.alice.id.tue.nl/references/clark-chalmers-1998.pdf).

+ -

20.

Voir CCNE, cit., p. 9.

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21.

Catherine Vidal, Nos cerveaux resteront-ils humains ?, Le Pommier, 2019, 47.

+ -

22.

Voir « Les grandes avancées – La stimulation cérébrale profonde : une petite révolution » (entretien avec Pierre Pollak), fr, avril 2014 (https://histoire.inserm.fr/de-l-inh-a-l-inserm/50-ans-de-l-inserm/les- grandes-avancees/la-stimulation-cerebrale-profonde-une-petite-revolution).

+ -

23.

Catherine Vidal, cit., p. 48.

+ -

24.

.Ibid., p. 49.

+ -

25.

Voir « Neuro-amélioration : un neurologue alerte sur les risques de détournement de produits de santé », sfmu.org, 9 novembre 2018 (www.sfmu.org/fr/actualites/actualites-de-l-urgences/neuro-amelioration-un-neurologue-alerte-sur-les-risques-de-detournement-de-produits-de-sante/new_id/61428).

+ -

26.

Jan Kubanek, « Neuromodulation with transcranial focused ultrasound », Neurosurgical Focus, n° 2, février 2018, p. E14 (https://thejns.org/focus/view/journals/neurosurg-focus/44/2/article-pE14. xml?tab_body=fullText).

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27.

Catherine Vidal, cit., p. 56.

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En 1974, les laboratoires français Lafon isolent un produit qui révèle bientôt des propriétés « éveillantes ». Des essais cliniques sont réalisés sur des animaux puis sur des personnes narcoleptiques et/ou souffrant d’hypersomnie. Présentant a priori moins de « nocivité » que la prise d’amphétamines, notamment du Maxiton® qui peut générer agressivité, paranoïa et psychose, cette substance est testée puis utilisée par l’armée durant la guerre du Golfe de 1991, sous le nom de code Virgil 1. Connu sous le nom de modafinil (Provigil®…)2, ce psychostimulant, qui a reçu son autorisation de mise sur le marché (AMM) en 1992, est maintenant d’un usage répandu dans la société anglo-saxonne pour ses propriétés éveillantes, mais également pour la concentration et même l’assurance qu’il procurerait3.

Tout cela montre non seulement la porosité entre recherche, armée et société civile mais aussi une discontinuité au sein de la pratique militaire, avec l’adoption d’un nouveau produit qui, tout en garantissant un avantage comparatif vis- à-vis de l’adversaire, comme le faisaient les amphétamines, offre a priori moins d’effets secondaires. Cela permet aussi de dissocier le tropisme médical de l’anthropotechnique (ou anthropotechnie) et, symétriquement, le thérapeutique de l’« augmentation»4. Si la médecine cherche à réduire l’écart entre le normal et le pathologique, et à procurer un état de bien-être (la santé), une norme relative, l’anthropotechnique est mue par le désir de s’en affranchir. Alors que le thérapeutique a pour objectif de soigner et de soulager un malade, l’augmentation a pour ambition, chez une personne en bonne santé, de dépasser les standards physiques et psycho-cognitifs. Dans les faits, la coupure n’est pas nette, car médecine et anthropotechnique s’interpénètrent.

L’objectif du développement qui va suivre est de faire un état de l’art. Au-delà,   il s’agit d’interroger la vitalité du récit anthropotechnique, son inventivité, notre rapport à la technique et à nous-même. Que traduit l’expression « s’augmenter » ? Quels sont les substances et les dispositifs utilisés ? L’anthropotechnique est-elle soumise à des modulations, à des remises en perspective ? Immergé dans un contexte socioculturel et économique qui exige d’être toujours plus performant, il faut être prudent quant au concept d’« augmentation », qui masque des risques pour le sujet et la société. De surcroît, sa connotation positive fait obstacle au sens critique. Dans ce développement, nous dissocierons l’augmentation (quantitative) de l’amélioration (qualitative) contenues dans le vocable anglo-saxon unique d’enhancement5.

 

L’approche physique

Parmi les augmentations physiques, considérons la prise de masse musculaire et la dégradation des graisses. Dans la gamme des produits couramment utilisés, qui sont considérés comme des produits dopant, nous trouvons les stéroïdes : des dérivés synthétiques de la testostérone, une hormone masculine. Les stéroïdes favorisent la synthèse des protéines dans les cellules qui génèrent en retour une augmentation de la production de tissus cellulaires, notamment des muscles (effet anabolisant). Médicalement, les stéroïdes sont utilisés pour lutter contre les atrophies liées au cancer ou au sida (cachexie). Mais la prise de stéroïdes a son revers : l’augmentation de testostérone déclenche la production d’œstrogène, une hormone féminine, qui conduit à un gonflement des tissus mammaires masculins et à la chute du taux de testostérone naturel, qui peut provoquer une atrophie testiculaire. Pour lutter contre ces bouleversements organiques, certaines personnes prennent des anti-œstrogènes. Dans la classe des stéroïdes, l’oxandrolone est particulièrement prisé car il n’est pas converti en œstrogène. Les modulateurs sélectifs du récepteur des androgènes (Selective Androgen Receptor Modulators-Sarms) limitent aussi cet effet. Au sein des substances stéroïdiennes, la plus puissante est l’acétate de trenbonole, un produit utilisé initialement pour favoriser la croissance musculaire des animaux d’élevage et stimuler leur appétit6, qui permet une prise de masse et, simultanément, possède un effet catabolisant, c’est-à-dire la perte graisseuse, générant des corps inédits. Zootechnique et anthropotechnique se nourrissent. Outre l’effet androgène qui stimule les caractères sexuels mâles, ces produits entraînent potentiellement la perte de cheveux, la baisse de la libido et des risques cardiaques.

Il existe des alternatives aux stéroïdes. Certaines personnes utilisent ainsi les bêta-2-agonistes. Utilisés pour dilater les bronches chez les asthmatiques, à haute dose ceux-ci ont aussi un effet anabolique et catabolique7. D’autres font le choix de l’hormone de croissance, qui provoque également l’accroissement des muscles et la dégradation lipidique8. Dans une visée esthétique, certains body-builders ont recours aux hormones thyroïdiennes pour accentuer la perte de masse dans la période dite de séchage, qui consiste à restreindre l’apport calorique et, simultanément, à augmenter la dépense calorique.

Prenons un autre exemple d’augmentation physique : l’endurance, c’est-à-dire l’aptitude à maintenir un effort intense, à lutter contre la fatigue et la douleur. Depuis longtemps, l’éphédrine, un alcaloïde proche des amphétamines, est utilisée pour stimuler l’agressivité et lutter contre la fatigue en potentialisant l’adrénaline (un neurotransmetteur). Il en est de même pour les amphétamines. Pour optimiser leur endurance, certaines personnes ont recours à l’érythropoïétine (EPO), une hormone naturelle fabriquée par les reins qui favorise la production de globules rouges qui transportent l’oxygène que nous respirons. Utilisée contre l’anémie et l’insuffisance rénale, l’EPO dite « recombinante », produite à partir des cellules ovariennes de hamsters, est détournée de son usage médical pour améliorer l’endurance et donc la performance. L’endurance peut être aussi stimulée par la prise de bêta-2-agonistes qui permettent d’acheminer plus d’oxygène dans les poumons.

Terminons ce petit tour d’horizon par les corticoïdes. Durant l’effort, ils facilitent la libération de glucose et donc l’endurance. Grâce à leurs propriétés anti-inflammatoires ils masquent la fatigue. Leurs effets antalgiques diminuent aussi la sensation de douleur.

 

L’amélioration psycho-cognitive : l’usage « classique » des psychostimulants

L’amélioration psycho-cognitive peut être définie comme la volonté de développer les capacités de l’esprit. Prenons la confiance en soi (stress, timidité) : elle peut être stimulée artificiellement avec des substances détournées de leur usage médical (smart drugs), comme les amphétamines mais aussi les antidépresseurs, telle la fluoxétine (Prozac®), qui favorisent un taux élevé de sérotonine (un neurotransmetteur) dans le cerveau au risque d’une addiction ; son absence entraîne désinhibition, impulsivité, agressivité et violence. Le modafinil ainsi que les bêta-2-agonistes auraient aussi un impact, ces derniers favoriseraient même la volonté.

L’attention, la concentration et le temps de réaction peuvent être stimulés grâce à l’éphédrine mais aussi à la caféine pure, aux amphétamines, au modafinil et à la méthyphénidate (Ritaline®), un psychostimulant utilisé pour lutter contre les troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité (TDAH).

À l’étude sur des patients atteints de maladies neurodégénératives telles que la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson ou encore la schizophrénie, les ampakines seraient prometteuses pour moduler les capacités d’apprentissage et de mémorisation9. Dans cette veine, la donepezil (Aricept®), utilisée pour lutter contre les pertes de mémoire transitoires dans la maladie d’Alzheimer, permettrait d’accentuer la performance en situation d’urgence10.

D’une autre manière, depuis quelques années, le Propranolol®, un bêtabloquant, prescrit pour traiter l’hypertension, l’anxiété et les peurs paniques est testé pour son action sur des souvenirs potentiellement traumatiques11.

Deux philosophes de l’université d’Oxford, Julian Savulescu et Ingmar Persson, vont plus loin en développant l’idée audacieuse d’une « augmentation morale ».

Partant du postulat que la morale possède une base biologique, ils suggèrent l’usage accru de la psychopharmacologie, dont les effets secondaires de certains produits favoriseraient déjà une « conduite morale » comme les antilibidinaux, qui réduisent les pulsions sexuelles anormales en inhibant la testostérone, le disulfirame (Antabus®, Esperal®), qui modère l’appétence à l’alcool et ses effets associés (la violence, par exemple). D’autres substances sont aussi candidates comme l’ocytocine, un neuropeptique ayant une fonction de neuromodulateur, qui favoriserait la confiance et la coopération12.

 

La neuro-ingénierie comme remise en perspective

Depuis le début des années 2000, l’augmentation est remise en perspective avec la neuro-ingénierie qui vise à créer des dispositifs ayant pour objectif la manipulation du cerveau pour améliorer les conditions de vie des personnes atteintes de déficiences motrices, sensorielles ou psycho-cognitives, et améliorer les capacités des autres.

En 2014, lors de la Coupe du monde de football au Brésil, un jeune homme paraplégique muni d’une neuroprothèse couplée à un exosquelette a ouvert la compétition. Cette interface cerveau-machine (ICM) ou interface neurale directe non invasive, c’est-à-dire externe, munie de trente-trois électrodes, a isolé la signature neuronale correspondant à l’intention de donner un coup de pied dans un ballon. Transcodé, le signal a ensuite été communiqué à l’exosquelette qui enserrait le corps du jeune homme et qui a accompagné, de l’extérieur, le coup de pied. C’est le docteur brésilien Miguel Nicolelis, de l’université de Duke, qui est à l’origine de ce prodige et qui non seulement a optimisé la technique d’enregistrement de l’activité neuronale, son décodage et l’extraction de l’information, mais aussi réussi à introduire des informations dans le cerveau humain telle la sensation du toucher par un bras robotisé grâce à une stimulation électrique et même posé les premiers jalons d’une communication rudimentaire entre deux rats consistant à extraire et à envoyer des informations entre les deux sujets via des électrodes posées sur le cerveau afin de presser un levier13. La même année, des communications de cerveau à cerveau entre un homme et un rat, puis entre deux hommes ont pu être réalisées quasi simultanément à la Harvard Medical School (Boston)14 et à l’université de Washington (Seattle). Combinant plusieurs technologies, l’expérience consistait, dans les deux cas, à extraire une information d’un sujet A par le biais d’un casque EEG non invasif, à la relayer par Internet et à la restituer vers un sujet B grâce à une stimulation magnétique transcrânienne (SMT)15.

Les ICM peuvent permettre à des personnes paralysées, para ou tétraplégiques de pallier des fonctions motrices défaillantes, leur donnant ainsi la possibilité d’animer une prothèse de bras, de jambes, un fauteuil roulant, mais aussi de communiquer un message par la pensée en concentrant leur attention sur un curseur présent sur un écran alors que la personne, victime d’un syndrome d’enfermement, est incapable de parler.

Les ICM ne soignent pas et, a fortiori, ne guérissent pas, ce qui rend poreux le rapport entre le thérapeutique et l’augmentation. Pour le sujet en bonne santé, elles permettront de contrôler à distance des dispositifs exosomatiques : un membre surnuméraire, un robot, un avatar16. À cet égard, il est frappant de constater la plasticité du cerveau et sa capacité à incorporer un objet technique exogène17.

D’autres dispositifs, dits cerveau-machine-cerveau, composés d’un simple casque à électrodes (EEG) couplé à une tablette ou à un smartphone, permettent non seulement d’enregistrer l’activité cérébrale mais aussi d’en donner une visualisation. Ils offrent également la possibilité de prendre le contrôle, en temps réel, de l’activité cérébrale et de la modifier par l’entraînement (neurofeedback). L’approche ludique et le bien-être mental sont mis en avant. Répondant à tous les maux, ces dispositifs seraient efficaces pour la motivation, la concentration ou le stress, pour réduire l’anxiété ou reprendre le contrôle de soi18.

À court terme, les ICM laissent miroiter rien de moins que le fantasme de la « lecture » mais aussi du contrôle (manipulation) de l’esprit, l’articulation de l’humain et de la machine, l’extension du corps et même de l’esprit19.

La neuro-ingénierie développe également des stimulateurs cérébraux. Ainsi, la simulation cérébrale profonde (SCP) consiste à implanter une électrode à l’endroit à stimuler ou à inhiber électriquement en vue de résoudre les mouvements anormaux pour les patients atteints de la maladie de Parkinson, des contractions musculaires involontaires (dystonies), mais aussi l’épilepsie, les douleurs chroniques, les dépressions, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et bientôt les addictions, l’agressivité, les pertes de mémoire, etc.20. Il s’agit d’une méthode invasive et agressive, et les risques encourus par le patient sont l’infection, l’épilepsie ou l’accident vasculaire-cérébral21. Au-delà du spectre médical grandissant, la SCP pourrait s’appliquer, a minima, à des fins de neuro-amélioration pour la mémoire et l’apprentissage23.

À côté de la SCP, il existe trois types de stimulations non invasives. Tout d’abord, la stimulation magnétique transcrânienne (SMT), qui fonctionne grâce à un aimant, est efficace pour les troubles de l’humeur, la schizophrénie et même les troubles cognitifs associés à la maladie d’Alzheimer. Du point de vue anthropotechnique, elle permettrait d’améliorer les performances cognitives telles que la fluence verbale, la mémoire de travail ou l’attention. Cependant, le matériel est cher et encombrant44. La stimulation transcrânienne à courant continu (transcranial direct current stimulation, tDCS) aurait, quant à elle, un impact dans le domaine des troubles psychiatriques neurodégénératifs, la dépression ou les addictions 24. Depuis quelques années, des dispositifs accessibles au grand public se multiplient sans contrôle. Ils seraient efficaces pour la motivation, le sommeil, le moral, l’intelligence, etc.25. Enfin, une nouvelle technique baptisée « neuromodulation par ultrasons focalisés » est en cours d’expérimentation26. Agir sur l’activité électrique du cerveau n’est pas anodin, un risque d’emballement des neurones peut conduire à la surexcitation de ceux-ci et à leur destruction27.

Conclusion

 

Notes

28.

Voir Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004.

+ -

29.

Voir Brian Arthur, The Nature of Technology. What It Is and How It Evolves, Penguin 2009.

+ -

L’augmentation physique et psycho-cognitive consiste historiquement à prendre le contrôle du corps ou de l’esprit par le biais d’un vecteur chimique – une hormone ou un neurotransmetteur –, afin d’optimiser l’existant. Des substances initialement destinées à une utilisation médicale ou thérapeutique sont donc détournées de leur usage premier. Cette approche, plus ou moins encouragée socialement, peut produire des désordres organiques sévères pour le sujet, des addictions et une modification du rapport à soi. C’est l’envers de l’« augmentation », une mise en garde.

Ce qui est frappant, c’est la discontinuité offerte par la neuro-ingénierie. Explicitement portée sur l’amélioration, elle est perçue comme une extension du corps et de l’esprit. Assistons-nous à une autonomisation de l’anthropotechnique ? Enracinée dans le paradigme cybernétique, l’information fait plan entre l’organique et le machinique28. Réduit à la lecture de son cerveau, l’humain apparaît comme une machine, ouvrant la voie aux fantasmes trans/posthumanistes les plus fous. Fétichisme technologique ?

Ce faisant, nous sommes passés subrepticement d’une augmentation qui repousse les limites de l’existant à l’idée de s’en affranchir. Mais il faut relativiser : l’augmentation physique et l’amélioration psycho-cognitive sont certes troublantes, mais elles sont encore limitées. Comment envisager l’avenir ? Bien qu’il soit impossible d’évaluer le rythme de l’innovation technologique, les combinaisons qui vont émerger ou leurs impacts, nous sommes à l’orée de ruptures anthropologiques qui vont produire des glissements normatifs. En effet, contrairement aux formes présentes de la pharmacologie et de la neuro-ingénierie, déconnectées l’une de l’autre et encore expérimentales, de nouvelles approches, combinatoires pourraient cette fois se potentialiser29. Dans le cas spécifique du soldat, comment encadrer l’augmentation ? Trouver la juste mesure ? Les armées et le politique doivent s’emparer de ce questionnement avec le soutien du Service de santé des armées (SSA) afin de sensibiliser les acteurs de la décision, leur donner la lucidité nécessaire.

4

Réception sociale du transhumanisme et de l’augmentation

David Doat,

Maître de conférences en philosophie, titulaire de la chaire Éthique, Technologie et Transhumanismes de l’Université catholique de Lille (avec le soutien de la Région Hauts-de-France).

Notes

1.

Voir Ulla Kloster, « I live like a disabled person even though I’m physically healthy… », co.uk, 17 juillet 2013 (www.dailymail.co.uk/news/article-2366260/Body-Integrity-Identity-Disorder-Chloe-Jennings-White-58-disown-legs.html), ou encore Jeanne Tilly, « Elle veut devenir paraplégique alors qu’elle est en très bonne santé ! », letribunaldunet.fr, 10 mai 2018 (www.letribunaldunet.fr/sante/femme-devenir-paraplegique-alors-parfaite-sante.html)

+ -

2.

Zoltan Istvan, « Future Transhumanist Tech May Soon Change The Definition Of Disability », com, 14 septembre 2015 (https://techcrunch.com/2015/09/14/future-transhumanist-tech-may-soon-changethe- definition-of-disability/).

+ -

3.

Voir « About Lulu and Nana: Twin Girls Born Healthy After Gene Surgery As Single-Cell Embryos », YouTube, 25 novembre 2018 (www.youtube.com/watch?v=th0vnOmFltc).

+ -

Je remercie Mme Linda Duchesne, de la direction générale de l’armement (DGA), pour la transcription de ma conférence publique qui a constitué le point de départ de cet article.

Les représentations que les sociétés se font de la « normalité » du corps influent sur la façon dont elles traitent les questions d’ordre anthropologique ou éthique que leur posent leurs développements sociotechniques. Réciproquement, ces développements ne sont pas sans impacter la sphère sociale et les attentes ou les craintes que les sujets peuvent nourrir au sujet de leur corps. L’objet de cette contribution consiste à donner des clés de compréhension de la réception sociale du transhumanisme et des projets d’amélioration humaine en général, en insistant notamment sur l’évolution des imaginaires technologiques et esthétiques du corps humain. L’analyse des discours médiatiques, en particulier des images du corps véhiculées par Internet, indique l’apparition d’un phénomène d’esthétisation du corps amputé ou du corps infirme, voire même de valorisation de ces derniers par leur hybridation avec de nouvelles technologies, qui n’est pas sans rappeler la sémantique des discours transhumanistes. Après une brève illustration de ce propos par des figures qui personnifient cette évolution, nous nous intéresserons à quelques enquêtes d’opinion qui ont cherché à mesurer le niveau d’acceptabilité sociale du transhumanisme et des perspectives en matière d’augmentation humaine. Quelques hypothèses et remarques critiques seront enfin proposées pour des travaux futurs.

Des éléments de contexte
Nouveaux imaginaires, nouvelles personnifications 

On assiste depuis quelques années à une montée en visibilité dans les mondes de la mode, de la publicité, du sport, mais aussi de la production artistique, notamment au cinéma, de figures infirmes augmentées et esthétisées par leur hybridation avec des artefacts techniques. Aimee Mullins, par exemple, top-modèle américaine et amputée des membres inférieurs, ne cesse de souligner dans ses prises de parole publiques l’avantage esthétique et fonctionnel que lui procurent ses nombreuses paires de lames. Elle considère qu’elles l’embellissent d’un halo de beauté supérieur à la condition valide d’une top-modèle normale. Récemment, ce fut au tour de Chiara Bordi, top-modèle italienne et amputée de la jambe gauche, d’être distinguée dans les médias en terminant troisième du concours de Miss Italie 2018. Une telle visibilité et un tel succès médiatique accordés dans le domaine de la mode à une personne infirme eurent été inimaginables au XXe siècle.

Un autre phénomène méconnu, mais significatif d’une transformation des mentalités à l’endroit de la validité corporelle, est la montée en visibilité de la communauté des apotemnophiles (appelés, plus familièrement, « wannabes »). Définie dans les classifications de la psychiatrie comme un trouble identitaire relatif à l’intégrité corporelle, l’apotemnophilie, ou plus communément l’amputisme, procède dans le langage médical d’un désordre neurologique qui pousserait un individu à éprouver un fort désir spécifique de subir l’amputation d’un ou plusieurs membres du corps en bon état. Si le corps médical et la psychologie de l’« homme valide » voient ainsi en général dans le désir de l’amputation volontaire une forme de déviance pathologique par rapport à la normalité du désir humain, les wannabes eux-mêmes ne se perçoivent pas naturellement affectés d’une maladie, avant du moins que la qualification sociale de leur aspiration n’ait été intériorisée sous les traits de la pathologie. En deçà de l’attribution d’une identité de malade, un wannabe s’éprouve phénoménologiquement inaccompli dans un corps normal au sens valido-centré du terme, et habité de la certitude qu’il ne se réalisera pleinement personnellement qu’en se séparant de l’un de ses membres naturels. Ce sentiment (qui peut apparaître tôt dans l’enfance) de n’être pas encore dans sa condition corporelle adéquate se mue souvent en malaise profond, en dépression chronique et en tentative de suicide quand un wannabe ne parvient pas à réaliser son vœu en raison des nombreux obstacles qu’il trouve devant lui, notamment les refus des mondes juridique et médical de rendre légitime aux yeux de la loi et de la santé une telle demande. Face à ces oppositions, les wannabes se sont structurées depuis quelques années en communauté de revendication militante, à l’instar de la formation des premières communautés lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres (LGBT) dans les années 1960, pour exiger que leur aspiration à la différence corporelle soit dépathologisée et reconnue comme l’expression d’un droit à la différence identitaire, non comme le symptôme d’une maladie. Des relais médiatiques, surtout du côté anglo-saxon, se font aujourd’hui le medium de cette revendication qui propose de substituer à une définition psychiatrique de l’amputisme une conception sociale, en définissant l’apotémnophilie non plus en termes négatifs comme un trouble ou une maladie, mais de façon plus neutre comme une transformation de l’identité relative à l’intégrité corporelle, qui peut conduire un individu à exprimer un fort désir spécifique de subir l’amputation d’un ou plusieurs membres du corps en bon état. Parmi les wannabes en quête d’une identité corporelle transvalide (transabled), nombre d’entre eux, comme Chloé Jennings-White, dont les médias ont beaucoup parlé depuis 20131, trouvent dans les technologies d’assistance et les prothèses des complétifs artificiels qui ne contreviennent pas avec leur désir d’identité corporelle altérée.

Il est intéressant de remarquer que la revendication portée par les communautés wannabes de la dépathologisation du désir de perdre un ou plusieurs membres de son corps, associée à la possibilité de joindre à cette altération identitaire des dispositifs techniques d’assistance ou des prothèses, fait sens du point de vue du discours transhumaniste. Qu’ils adhèrent ou non au courant transhumaniste, les wannabes partagent en effet avec ses sympathisants la conviction que, contrairement aux apparences immédiates, leur condition biologique qualifiée de « valide », « naturelle » ou « normale » n’est qu’une condition temporaire amenée à devoir être dépassée car, finalement, foncièrement inconfortable et inaccomplie. Sans préjuger des interactions, sans doute réduites, entre wannabes et transhumanistes, ces derniers militent eux aussi pour la reconnaissance du droit de tout être humain à la « liberté morphologique », c’est-à-dire à la possibilité pour tout sujet de modifier ses caractéristiques corporelles selon son désir personnel. Zoltan Istvan, transhumaniste et fondateur du parti transhumaniste américain qui concouru lors des précédentes présidentielles américaines, voit même un avenir proche où la liberté revendiquée par les wannabes de pouvoir renoncer à leurs membres naturels pourra s’exercer par tout un chacun sous l’effet des progrès technologiques dans le domaine des prothèses : « Certains amputés ont déjà des bras robotisés contrôlés par la pensée, qui leur permettent de saisir un verre d’eau avec une précision impressionnante. Dans 15 ou 20 ans, ces bras bioniques seront certainement plus efficients que des bras biologiques, et les gens pourront décider librement de remplacer leurs membres naturels par des prothèses2. »

Les champs académiques et industriels n’échappent pas non plus à l’apparition de figures médiatiques qui personnifient les transformations des représentations sociales auxquelles nous assistons depuis quelques années. Kevin Warwick et Hugh Herr, pour ne citer que deux d’entre elles, font couramment la une des grands magazines pour leur apparence d’hommes hybrides et pour leurs projets de recherche hype.

Kevin Warwick est un transhumaniste en acte. Professeur de cybernétique à l’université de Coventry, en Angleterre, il est non seulement connu pour ses travaux sur les interfaces cerveau-machine mais aussi pour sa pratique de l’auto- expérimentation. En 2002, il s’est ainsi fait implanter des électrodes dans le bras, connectées à son système nerveux central, qui lui permirent par la pensée de commander via Internet une main bionique située à l’université de Columbia, aux États-Unis. Parmi ses autres travaux marquants, Warwick a également travaillé ces dernières années sur la mise en culture de neurones humains sur une base de silicium associée à un robot miniature. L’hybridation du robot et des cellules nerveuses humaines s’est révélée prometteuse, ces dernières prenant en commande leur support machinique et apprenant à l’orienter pour éviter les parois d’un environnement confiné. La fusion de la chair et du silicium, de sa propre chair et des machines, tel est le rêve poursuivi par Kevin Warwick, qui voit dans l’homme cyborg l’avenir de l’humanité.

Hugh Herr, quant à lui, est biophysicien et directeur de recherche au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Par ailleurs prodige de l’escalade, Herr doit sa notoriété à ses prothèses bioniques. À l’âge de 8 ans déjà, les faces escarpées du mont Temple (3 544 mètres), dans les Rocheuses canadiennes, n’avaient plus de secret pour lui. À 16 ans, le milieu de l’alpinisme voit en lui l’un des meilleurs grimpeurs des États-Unis. Mais alors qu’il n’a encore que 17 ans, un drame se produit qui va changer le cours sa vie. Alors qu’il est en pleine ascension du mont Washington, dans le New Hampshire, Hugh se retrouve piégé pendant deux jours en plein blizzard à – 29°C dans une crevasse. Une opération de sauvetage lui sauvera la vie de justesse, mais ses deux jambes doivent être amputées en dessous du genou. L’avis du corps médical est sans appel : Hugh Herr ne pourra plus jamais exercer sa passion. Mais c’était sans compter la rage de vivre du jeune Hugh… Quelques mois plus tard, muni de prothèses en titane qu’il a lui-même réalisées, il franchit des pans de falaise qu’il n’était jamais parvenu à franchir jusqu’ici. Cette expérience conduit Herr à voir dans le handicap non pas la déficience d’une personne, mais seulement une technologie défaillante… Aujourd’hui, Hugh Herr se présente volontiers comme l’une de ces figures marquantes d’une transformation de l’humain passant par sa fusion avec les machines.

Dans un tout autre domaine que celui de la prothèse et de l’homme cyborg, il faut encore mentionner l’impact médiatique qu’ont rencontré ces derniers mois les travaux de He Jiankui, autre personnification marquante des transformations contemporaines. Ce chercheur chinois en biologie génétique représente à lui seul, dans son domaine, une aspiration à l’amélioration de l’humain qui plane dans de nombreuses recherches de la discipline. Le 26 novembre 2018, Jiankui choisit, à la plus grande surprise et dans l’indignation de la communauté scientifique mondiale, de poster une vidéo YouTube3 pour annoncer un résultat scientifique qu’il présente comme fantastique : une découverte majeure dans le domaine de la lutte contre l’expansion du virus du sida au sein de l’espèce humaine. Dans son message, le chercheur chinois prétend être parvenu, avec l’accord des géniteurs, à modifier le génome de deux embryons humains pour les rendre insensibles au VIH, avant de les introduire dans l’utérus de leur mère. Nous sommes bien là dans un projet de prévention et d’amélioration de l’humain, puisqu’il s’agit de rendre a priori des humains invulnérables au VIH et de permettre, en agissant au niveau des cellules germinales, que cette modification se répande au sein de l’espèce humaine. La nouvelle fit le tour du monde, mais sans que personne soit capable d’en vérifier l’authenticité. S’il affirmait en effet que les résultats de son travail d’édition génomique étaient concluants et que l’opération ne serait porteuse d’aucun effet secondaire négatif pour la santé des futurs enfants ainsi « améliorés », He Jiankui n’a pas communiqué à la communauté scientifique ses données de recherche, son protocole et les preuves de ses résultats, et a agi dans la plus stricte confidentialité (à l’insu même de son université d’accueil). Suite à cette annonce, une enquête a été diligentée par l’État chinois pour évaluer le degré de véracité des affirmations de Jiankui. À ce stade, les conclusions de cette enquête sont insatisfaisantes : si l’enquête affirme que les enfants ayant subi l’opération du chercheur chinois existent bien et ont été identifiés, il est impossible de savoir aujourd’hui si le contenu de l’annonce de Jiankui est véridique. La communauté scientifique est par ailleurs extrêmement sceptique concernant l’absence revendiquée de conséquences négatives pour la vie future de ces enfants. Suite à cette affaire, He Jiankui est aujourd’hui assigné en résidence surveillée. Son université l’a désavoué et l’État chinois, face au tollé de la communauté internationale qu’a généré l’annonce de Jiankui en bravant l’interdit bioéthique de la manipulation du patrimoine génétique de l’espèce humaine, a annoncé qu’une sanction exemplaire lui serait infligée, attitude politiquement diplomate de la Chine sur la scène internationale qui n’empêche pas, par ailleurs, qu’on puisse continuer de s’interroger sur son exemplarité en matière d’éthique, en particulier de bioéthique.

 

Rupture ou « technologies d’amélioration disruptives »

Les quelques figures et illustrations que nous avons présentées soulèvent la question de la réceptivité sociale des transformations anthropologiques qu’elles portent. En effet, leur visibilité sur les médias sociaux, les réactions de crainte ou de fascination qu’elles génèrent et la résonance publique dont elles bénéficient interrogent la relation que nous entretenons avec leur contenu.

Plus largement, deux interprétations des projets d’amélioration de l’humain et, par voie de contiguïté ou de confusion théorique, du transhumanisme coexistent dans la littérature. On peut en effet considérer que la perspective d’une amélioration de l’humain par la transformation de ses propriétés corporelles ou par leur fusion avec des artefacts techniques constitue en soi un projet tout à fait inédit dans l’histoire de l’humanité qui traduit l’avènement d’une ère anthropologique radicalement nouvelle au regard des attentes sociales qu’a portées jusqu’à ce jour notre humanité, et qu’elle s’apparente ainsi à une révolution majeure contemporaine. Mais il est également possible de considérer que cette perspective s’inscrit dans une continuité, et qu’elle n’est que l’évolution logique d’une recherche constante à travers les âges du dépassement des capacités naturelles humaines, au travers de pratiques qui ont déjà été explorées mais avec des sauts technologiques offrant de nouvelles potentialités qui amplifient leurs effets antérieurs.

Afin de se représenter cette continuité, quelques exemples d’augmentations rassemblés par catégorisation capacitaire sont présentés dans le tableau ci-dessous.

Source :

Ce tableau synthétique est repris d’une conférence plénière donnée par Mme Joëlle Proust à l’occasion du colloque « Les transhumanismes et leurs récits en question. Quelles histoires pour quels futurs ? » qui s’est tenu à l’Université catholique de Lille du 20 au 22 juin 2018.

Notes

4.

Voir, par exemple, la description des axes structurants des recherches menées dans le cadre de la chaire Éthique, Technologies et Transhumanismes de l’unité de recherche EA 7446 ETHICS (Ethics on experiment, Transhumanism, Human Interactions, Care & Society) de l’Université catholique de Lille.

+ -

À suivre cette seconde hypothèse, la question de la réceptivité sociale des propositions d’amélioration humaine entrerait en résonance avec une continuité historique, l’évolution technologique étant le dénominateur commun lissant la perception que les individus peuvent avoir de la normalité d’un corps pleinement efficient dans son action.

 

Intérêt social pour le transhumanisme
Quelques données statistiques

Comme nous l’avons suggéré, l’acceptabilité de toute forme d’augmentation du combattant militaire s’inscrit dans un contexte sociétal, lui-même temporel et sociologique. Nous avons parcouru quelques-unes des figures significatives du transhumanisme et de la visée d’amélioration qui traduisent l’intérêt médiatique de notre époque pour la thématique ; il nous reste à présent à saisir et à objectiver les tendances sociales qui rendent aujourd’hui ces figures audibles. Les réactions de la population étant changeantes dans le temps et en fonction des classes d’âge et des classes sociologiques, nous allons nous pencher sur les résultats des enquêtes d’opinion réalisées ces dernières années sur le courant transhumaniste et les propositions d’amélioration/augmentation humaine.

Une rapide consultation sur Google trends nous apprend immédiatement que les requêtes liées au mot « transhumanisme » ont fortement augmenté en France ou ailleurs dans le monde, excepté dans les pays où les contextes politiques ou économiques font que les données sont difficilement accessibles ou bien en nombre insuffisant, par exemple en Chine. Il apparaît clairement que nous assistons à une attention globalement croissante des internautes pour ce terme relativement nouveau dans le vocabulaire du public. Au-delà d’un phénomène d’attention croissante, un intérêt certain pour le transhumanisme et/ou l’idée d’amélioration humaine – non sans confusion, d’ailleurs, entre ces deux termes – semble apparaître parmi les citoyens en France et aux États-Unis. Trois importantes enquêtes d’opinion réalisées ces dernières années, deux en France et une de l’autre côté de l’Atlantique, illustrent l’émergence de cet intérêt.

 

Trois études d’opinion
Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), juin 2014, France

Cette enquête montre que plus de la moitié des Français sont a priori assez favorables à une vision de la médecine qui ne serait plus seulement thérapeutique ou à visée réparatrice (à des fins de reconstruction et de retour d’un individu malade ou affecté à sa condition de santé normale), mais qui puisse également être à visée méliorative (à des fins d’amélioration des capacités humaines, au-delà des seuils de performance d’un sujet sain normal).

L’enquête, réalisée par des interviews en « face à face » auprès d’un échantillon représentatif de 2 019 adultes à la demande de France Télévisions, du journal La Croix et de la 89e édition des Semaines sociales de France, révèle que :

  • 58% des personnes interrogées considèrent que les progrès de la médecine doivent améliorer les capacités physiques et mentales d’une personne en bonne santé ;
  • 58% pensent que les progrès de la médecine ne doivent pas se limiter à soigner les maladies ;
  • 45% pensent que les progrès de la médecine doivent aider à repousser les limites de la mort ;
  • 38% pensent que les progrès de la médecine doivent aider à limiter les marques du vieillissement.

En regardant de façon plus détaillée les catégories sociales et d’âge des personnes interrogées, on remarque que les personnes retraitées et âgées de 70 ans et plus ont une vision plus mélioriste des finalités de la médecine que les adultes et les jeunes de 18 à 24 ans. On peut émettre l’hypothèse que ce parti pris en faveur du développement d’une médecine de l’« amélioration » est en partie lié aux inquiétudes de cette période de la vie et aux questions de santé qui y sont associées. En revanche, si ces mêmes Français ne sont pas gênés à l’idée de greffes de bras ou jambes robotisées, une majorité (85%) d’entre eux est cependant moins favorable à toute intervention directe qui viserait à greffer des composants électroniques sur le cerveau pour améliorer ses performances. La raison de ce refus massif peut être interprétée par le fait que les Français souhaitent préserver le cerveau de toute ingérence ou altération artificielle en tant qu’il représente, dans la culture occidentale, le siège de la conscience de soi et de l’identité personnelle.

 

OpinionWay, novembre 2016, France

Cette enquête d’opinion, réalisée à la demande du groupe d’assurance-vie SwissLife, a été menée par questionnaires auto-administrés en ligne, sur un échantillon   de 1 011 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus (l’échantillon a été constitué selon la méthode des quotas, avec une marge d’erreur 1,5 à 3‰). L’enquête s’est spécifiquement focalisée sur la perception du transhumanisme par la population française, avec les résultats suivants :

  • 7 Français sur 10 considèrent que l’évolution vers le transhumanisme est un phénomène positif, 12% estiment que c’est une très bonne chose et 60% pensent que c’est une bonne chose ;
  • parmi ceux qui considèrent que l’évolution vers le transhumanisme est un phénomène positif, 71% estiment qu’on ne peut cependant pas encore véritablement en mesurer toutes les conséquences et 85% estiment que c’est un courant de pensée qui soulève des enjeux devant faire absolument l’objet de recherches et de débats citoyens dans l’espace public ;
  • 64% des Français voient dans le transhumanisme une prolongation naturelle des progrès de la médecine.

Si cette enquête montre qu’il existe dans l’opinion publique française un intérêt positif pour l’idéologie transhumaniste, le rapport au transhumanisme est néanmoins associé à des inquiétudes portées par le public : ainsi, qu’ils soient ou non favorable au transhumanisme, 55% des Français interrogés manifestent leur préoccupation pour les conséquences futures du transhumanisme. On peut raisonnablement relier cette inquiétude au manque de débat public et de recherches menées à ce sujet pour prévoir les risques des projets transhumanistes.

Au terme de l’exposition des résultats des enquêtes du Credoc et d’OpinionWay, deux remarques immédiates peuvent être formulées :

  • tout d’abord, les résultats de ces deux études contredisent un préjugé largement répandu dans la sphère académique, selon lequel le transhumanisme n’intéresserait pas le public et viendrait buter contre un conservatisme à la française, une forme de sens commun populaire, culturellement réticent face à tout projet de transgression d’une vision de l’homme classique héritée de la Au contraire, les études d’OpinionWay et du Credoc manifestent qu’il existe une acceptabilité sociale inattendue du transhumanisme et du projet d’améliorer l’homme au sein de la population française ;
  • ensuite, on peut en effet s’interroger sur le niveau de connaissance et de précompréhension du transhumanisme que possèdent les Français qui ont participé aux études susmentionnées. Tant l’enquête d’OpinionWay que celle du Credoc ne visent à informer les sujets de leurs échantillons sur les nombreuses facettes et la diversité des Elles ne distinguent pas non plus clairement le transhumanisme de l’amélioration humaine, semblant présupposer une connaissance tacite de ces notions et de ce qui les distingue. Or rien ne garantit cette connaissance préalable et son homogénéité au sein de la population française, bien qu’elle constitue un élément à l’aune duquel les sujets interrogés ont été amenés à se positionner par rapport aux questions qui leur ont été soumises. Quel est le niveau de précompréhension du transhumanisme au sein de la population française ? Quels sont les figures et discours marquants qui informent l’idée générale que la population française s’est forgée de l’amélioration humaine et du transhumanisme ?

 

AARP, 2018, États-Unis

Venons-en enfin à la troisième grande enquête d’opinion que nous avons référencée, menée de l’autre côté de l’Atlantique et commanditée par l’AARP, anciennement l’American Association of Retired Persons, la plus grande ONG nationale aux États-Unis s’intéressant à la promotion de la qualité de vie des personnes, en particulier des Américains de plus 50 ans et des retraités. L’enquête, menée au moyen d’un questionnaire en ligne auprès d’un échantillon de 2.000 personnes représentatif de la population américaine, âgées de plus de 18 ans, concernait cinq types d’améliorations humaines envisageables :

  • les améliorations cognitives par des substances pharmacologiques ;
  • les améliorations cognitives par implants ;
  • les améliorations de la vision ;
  • les améliorations des articulations et de l’ossature ;
  • les améliorations génomiques.

Les résultats indiquent que les Américains approuvent très largement les techniques d’amélioration des performances humaines lorsqu’elles s’imposent dans le but thérapeutique de restaurer le fonctionnement normal d’un organe et de ses capacités courantes (par exemple, quand il s’agit d’améliorer l’état de santé d’un patient). Même si les statistiques baissent quand il est demandé aux sujets interrogés s’ils voient d’un bon œil le développement de techniques d’amélioration des capacités humaines qui pousseraient les performances d’un individu au-delà de ses limites normales ou « naturelles », il n’en demeure pas moins qu’entre 40 et 60% des sujets interrogés considèrent qu’une telle amélioration des capacités humaines accroîtrait globalement la qualité de vie des individus. Les Américains interrogés sont donc divisés, tant sur la nature, bonne ou mauvaise, des effets qu’une augmentation des individus au-delà de la normalité pourrait avoir sur la société et sur la santé que sur la façon de réguler les pratiques d’amélioration de l’humain.

Concernant l’impact de l’amélioration humaine sur la société :

  • 68% pensent que la mise à disposition des citoyens de techniques d’amélioration des performances humaines accroîtrait le degré de surveillance que le gouvernement ou le marketing exerce sur les individus ;
  • 60% considèrent que les sujets augmentés bénéficieraient d’avantages qui accroîtraient leur pouvoir sur les sujets qui préféreraient ne pas recourir à des techniques d’amélioration de leurs capacités ;
  • 59% sont en accord avec l’idée selon laquelle un fossé ne cesserait de s’accroître dans la société entre celles et ceux qui se seraient améliorés, et les autres.

Concernant l’impact de l’amélioration humaine sur la santé :

  • 73% des personnes interrogées croient que les pratiques d’amélioration des capacités humaines pourraient être porteuses de conséquences imprévisibles pour la santé des sujets qui accepteraient de s’y soumettre ;
  • 57% pensent que les améliorations humaines permettraient de vivre plus longtemps et en meilleure santé ;
  • 28% considèrent que les améliorations humaines permettraient au sujet de grandir en confiance et en estime de soi.

Sur les modalités de régulation d’une culture de l’amélioration :

  • 89% des sujets interrogés adhèrent à l’idée selon laquelle les individus qui se soumettraient dans le futur à des techniques d’amélioration de leurs capacités devraient être suivis de très près par le corps médical pour faire face à tous les risques de santé et aux conséquences imprévisibles de leur choix.
  • 79% pensent que les conditions de recours des individus à des pratiques d’amélioration des capacités devraient être déterminées et contrôlées par des experts du champ de la santé.
  • 59% soutiennent que les techniques d’amélioration humaine devraient être en principe accessibles à tout individu souhaitant pouvoir y recourir.

Enfin, il n’est pas inintéressant de souligner que l’enquête met aussi en évidence un groupement de la population américaine qui manifeste de façon homogène une hostilité complète envers toute technologie non thérapeutique d’amélioration de l’humain. Cette attitude est particulièrement prégnante dans les populations à forte conviction religieuse ou philosophique. Le rejet des pratiques d’amélioration est principalement motivé au sein de cette population par une obligation de respect de la personne humaine en tant que telle, quelles que soient ses caractéristiques physiques ou mentales, par la nécessité invoquée pour toute société de se préserver de toute instrumentalisation, manipulation et marchandisation du corps humain à des fins non thérapeutiques ou non respectueuses de la dignité de toute personne humaine, et par l’obligation du maintien du lien social. Les tenants de cette position forte soulignent que le ciment social pourrait se fissurer violemment sous l’effet de l’amplification d’une culture de la compétition et de la classification des individus d’après leurs capacités. La réalisation de cette perspective renforcerait le développement d’une société centrée sur la performance et l’efficience humaines, avec un risque évident de relégation et d’exclusion des « non-performants ». Il convient néanmoins de relativiser ce dernier point, car l’inquiétude concernant la santé de chacun et le risque de fragilisation du lien social se retrouve en fait dans toutes les catégories d’individus sondés.

Les résultats de l’enquête de l’AARP mettent en évidence une certaine homogénéité statistique entre la France et les États-Unis concernant le niveau d’acceptabilité (45-60% en général) des projets d’amélioration humaine au sein de la société, ainsi que le degré de préoccupation voire d’inquiétude de la population par rapport à ces projets (50-55%). On n’observe pas, par rapport aux données comparables (avec la prudence qu’exige toute comparaison), de différences marquantes. Un engouement et une acceptabilité sociale (entre 45 et 60% environ) pour les projets d’amélioration humaine se révèlent dans les statistiques des études conduites ces dernières années, tout autant qu’un désir collectif de débat public, de recherche et de mesure des risques sociétaux et de santé auxquels de tels projets exposent. Néanmoins, ce résultat est à nuancer avec la réalité d’une autre tendance qui traverse clairement les trois études référencées dans cet article : toutes trois montrent que le public renonce de plus en plus à accorder sa confiance aux interventions médicales quand leur finalité s’avère de moins en moins thérapeutique et de plus en plus méliorative. Autrement dit, l’acceptabilité sociale des augmentations humaines n’est au point le plus haut de ses scores de faveur que là où les techniques mélioratives envisagées se situent dans une zone grise, dans une certaine proximité avec la frontière du thérapeutique et les limites naturelles attribuées habituellement aux capacités humaines.

Un autre enseignement qui peut être clairement tiré des enquêtes menées montre que plus les technologies d’augmentation proposées présentent un risque d’atteinte irréversible à l’intégrité corporelle et cognitive de la personne humaine, moins la population interrogée se montre optimiste et confiante vis-à-vis de ces types d’augmentation. Les techniques d’intervention invasives, notamment, inquiètent si elles touchent au cerveau considéré comme l’organe siège de l’identité de   la personne (crainte qu’une altération cérébrale modifie irrémédiablement le sentiment qu’un sujet a de lui-même). Cependant, si la réversibilité est possible, alors la population sondée semble globalement plus ouverte à des possibilités d’augmentations limitées dans le temps.

 

Distinguer les augmentations du transhumanisme

Comme nous l’avons souligné plus haut, il convient de rester prudent par rapport aux interprétations possibles des enquêtes d’opinion, aux biais qu’elles peuvent comporter et aux travers des analyses que nous pouvons en faire.

Ainsi, les questionnaires des études du Credoc, d’OpinionWay et de l’AARP ont été établis de telle manière que les propositions d’améliorations humaines (Credoc, AARP) ou le transhumanisme (OpinionWay) sont présentés comme des prolongements possibles des pratiques et progrès de la médecine. Il arrive par ailleurs couramment dans l’opinion publique que tout projet d’amélioration humaine soit automatiquement associé au transhumanisme. Or ces associations entre progrès médical, amélioration humaine et transhumanisme, qu’elles relèvent du chef des enquêtes présentées ou qu’elles préexistent sous forme de croyances dans l’espace social, ne vont pas de soi et mériteraient un débat. Le transhumanisme est en effet avant tout une culture, un courant de pensée philosophique et un ensemble de croyances qui touchent à de multiples domaines, tandis que les projets d’augmentation des capacités humaines consistent avant tout dans des techniques (actuellement existantes ou rêvées). Quant aux progrès de la médecine, ils procèdent d’une histoire qui lui est propre et d’une dynamique qui doit être d’abord distinguée de la dynamique transhumaniste avant d’envisager prudemment leurs éventuelles relations. La médecine étant en général valorisée positivement comme un ensemble de pratiques de soin favorables au bien de l’humanité, on peut dès lors se demander si, en l’absence d’une préconnaissance suffisante du transhumanisme, de ce que recouvre l’idée générale d’« amélioration humaine », et d’un niveau de compréhension suffisant des distinctions nécessaires entre ces idées, la confusion de ces notions n’a pas influencé positivement l’opinion que les sujets interrogés ont pu exprimer envers l’« amélioration humaine » ou l’idéologie transhumaniste.

L’association et le flottement des distinctions entre transhumanisme, progrès de la médecine et amélioration humaine, que l’on retrouve selon des modalités diverses dans les trois enquêtes d’opinion rapportées ici, rejoignent la confu- sion dans laquelle le public est aussi maintenu par les figures médiatiques et personnifiantes du transhumanisme. Qu’il s’agisse de Hugh Herr, de Zoltan Istvan, d’Aimee Mullins ou de Kevin Warwick, les promoteurs de la trans- formation de l’humain mêlent  discours  d’adhésion  au  transhumanisme et pratiques de transformations corporelles présentées comme des « amélio- rations humaines ». Cet alliage des termes renforce l’acceptabilité sociale de l’amélioration humaine et du transhumanisme, quand ce dernier ne saurait être acceptable comme tel. Une évaluation rigoureuse des propositions transhumanistes et une analyse solide de ses courants de pensée internes, extrêmement divers et variés, sont en effet plus que jamais nécessaires, de même qu’une sensibilisation plus académique et critique (que médiatique) du public au(x) transhumanisme(s) 4. Aux antipodes de ces confusions possibles, il apparaît essentiel de distinguer la visée d’amélioration de certaines capacités ou de la qualité de vie et la visée transhumaniste en tant que telle. Des techniques d’amélioration des performances humaines pourraient être en effet conçues qui, tout en renforçant ponctuellement certaines capacités, en permettant leur pleine optimisation et leur maintien pour une durée limitée ou en éveillant des potentialités non encore actualisées, respecteraient les limites et les équilibres plastiques mais fragiles de la « nature humaine ». De telles visées mélioratives n’abîmeraient pas nécessairement l’humanité. Elles ne viseraient ni son dépassement ni sa négation, mais en exprimeraient des possibilités qui attendent l’art humain pour pouvoir s’exprimer. De même que les outils permettent à l’homme de se découvrir, en les employant, des capacités et de nouveaux champs d’action dont il ignorait tout de leur existence avant d’en avoir suscité l’éclosion, de même il semble que le développement de techniques d’amélioration qui continueraient dans cette même veine de révéler l’homme à lui-même de façon insoupçonnée puisse être acceptable. Cette autorévélation  de l’homme ne mettrait pas en danger la cohérence de sa nature humaine mais contribuerait à lui manifester sa richesse.

Ces possibilités d’amélioration de l’humain, soucieuses du respect de ses limites plastiques mais fragiles, doivent être distinguées d’autres formes d’amélioration portées par certaines idéologies dites « transhumanistes » qui, à l’inverse, reposent sur une vision de l’homme dénué de nature. L’homme sans bornes ni consistance donnée, si ce n’est sa seule volonté de performer, de jouir de soi et de se dépasser indéfiniment, est inévitablement offert à toutes les manipulations et les transformations de l’imagination humaine, dans l’inconsidération la plus totale des risques que comporte la croyance en l’inexistence d’une « nature humaine ». Le plus grand risque, que font d’ailleurs courir certaines variantes, principalement américaines, du transhumanisme, serait qu’une modification inconsciente et sans frein des capacités humaines et de leurs bases biologiques engendre une telle déformation des équilibres de notre « nature humaine » que cette fabrique « frankensteinienne » de l’humain ne produise qu’un homme diminué et méconnaissable.

5

Le soldat augmenté : approche philosophique

Jean-Michel Besnier,

Sorbonne-Université.

Notes

1.

Ensemble des techniques qui interviennent sur les facultés et compétences de l’humain, pour le réparer, l’améliorer ou même l’augmenter.

+ -

2.

Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), « Comment permettre à l’homme de garder la main ? Les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle », décembre 2017.

+ -

3.

Voir Laurent Alexandre, La Guerre des Intelligence artificielle versus intelligence humaine, JC Lattès, 2017.

+ -

4.

Ernst Jünger, Le Travailleur [1931], Christian Bourgois, 1989.

+ -

5.

Voir Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Éditions Ivrea, 2002.

+ -

6.

Voir Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 2000.

+ -

7.

Michel Goya, « Du bon usage du solda augmenté », Inflexions, n° 32, avril 2016, p.96.

+ -

8.

Le Pommier, 2018.

+ -

9.

« Homme augmenté, volonté diminuée », entretien avec Caroline Galactéros, Inflexions, n° 32, avril 2016, p. 121.

+ -

10.

Voir Jean-Michel Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard, 2012.

+ -

Au risque de surprendre, je vais présenter le soldat augmenté comme le symptôme de faiblesses qui ne s’avouent pas comme telles, comme l’anticipation fantasmée du robot humanoïde qui aura débarrassé l’humain de lui-même. Cette représentation apparaîtra certes critique mais elle n’est pas technophobe : je crois qu’il y a des anthropotechniques 1 salutaires mais celle qu’incarne le soldat augmenté mérite d’être discutée. D’une façon générale, je cherche à identifier le danger qui pointe derrière le souhait de confier aux machines (aux prothèses, aux implants, à tout élément qui contribue au devenir-cyborg ou bionique) la part du plus humain en nous, à savoir : le libre-arbitre, l’intelligence en tant qu’elle nous destine à résister aux automatismes, ou le langage en tant qu’il nous voue au dialogue et non pas à l’émission-réception de signaux.
Je voudrais livrer à présent la démonstration de la position que j’assume.

1.La figure de l’humain augmenté (dont le soldat n’est qu’un avatar) se situe dans un contexte paradoxal : celui du triomphe annoncé de l’intelligence artificielle (IA) sur tous les aspects de notre vie quotidienne. Un contexte que je qualifie de paradoxal puisque, avec l’IA, nous espérons et nous redoutons à la fois la mise en œuvre de ce qui nous débarrassera de l’incertitude, du hasard, de l’insécurité, de l’opacité de la vie privée…, bref, des conditions d’une vie proprement humaine. L’appel à la prudence dont avait pris l’initiative Stephen Hawkins allait dans ce sens, de même qu’un récent rapport de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) qui s’interrogeait pour savoir « comment permettre à l’homme de garder la main 2 ».
L’IA est devenue le nom générique de la technologie contemporaine qui « arraisonne » l’humain en le soumettant aux algorithmes et en le transformant en simple support de data. Dans ce contexte global, les anthropotechniques traduisent une nécessité qui s’impose à nous comme un destin : celle de s’efforcer de rester en phase avec des machines qui risquent de nous assujettir. Le docteur Laurent Alexandre se fait le héraut de cet impératif : se donner tous les moyens pour éviter de devenir les « chimpanzés du futur 3 ». L’armée est évidemment le lieu par excellence qui doit satisfaire à cet impératif. La sophistication des armes doit bénéficier au soldat et en « augmenter » les potentialités. D’une certaine façon, le soldat doit prendre sa revanche sur les machines qui, à partir de la Première Guerre mondiale, l’ont écrasé et l’on révélé à lui-même impuissant. Et il faut lire le beau livre d’Ernst Jünger, Le Travailleur, pour réaliser le traumatisme produit par l’intrusion de la technique dans le conflit armé 4.
De quelle augmentation parlons-nous donc ? De celle qui est obtenue sur le  plan sensori-moteur (par exemple, l’exosquelette) ainsi que sur le plan cognitif (par exemple, les moyens d’accroître la vigilance en supprimant le sommeil, en « boostant » la mémoire ou en installant chez le soldat une vision nocturne). Cette augmentation peut aller très loin et concerner la modification du comportement par des molécules (l’acétaminophène qui supprime l’empathie spontanée) ou grâce à la neurostimulation (les interfaces cerveau-machine susceptibles d’assurer une communication immédiate avec des dispositifs techniques). L’humain ainsi augmenté préfigure le posthumain, qui serait un véritable hybride, sinon le représentant d’une espèce nouvelle.

2.Je propose de situer les spéculations (réalistes ou non) qui entourent le soldat augmenté dans un contexte encore plus large. La société occidentale technologisée est profondément individualiste. Mais, comme l’avait bien aperçu Tocqueville, cet individualisme se révèle anxiogène (il rompt le lien générationnel et social qui rassurait la société d’Ancien régime), frileux (il réclame la sécurité d’un État-providence), dominé par un sentiment d’impuissance (il traduit « la honte prométhéenne d’être soi » décrite par Günthers Anders 5) et se montre même dépressif (le sociologue Alain Ehrenberg diagnostique une « fatigue d’être soi 6 »). Inscrit dans cet individualisme moderne, le soldat augmenté s’exprimerait facilement comme un soldat compensé, qui tâcherait de récupérer les vertus requises depuis toujours par la guerre, à savoir : le courage du corps à corps, le sens du sacrifice, l’esprit de stratégie, une plasticité adaptative, le goût de l’héroïsme, le culte de la volonté et de la solidarité… Faute de ces vertus, le soldat augmenté se trouve en porte-à-faux avec l’ennemi rustique et grégaire que l’Occident doit de plus en plus Il est clairement contemporain de l’ambition de conduire la guerre vers le « zéro mort » que les États-Unis affichent comme la promesse adressée à leurs combattants et autorisée par leur technologie militaire. Aux valeurs guerrières anciennes se sont substituées la performance et la compétitivité, qui n’ont guère à voir avec le sacrifice de soi dont l’ennemi fait encore preuve, d’une manière qui nous semble plutôt pathologique. Le « zéro mort », ce slogan propre au soldat détenteur d’adjuvants technologiques sophistiqués, exprime la force de frappe de l’armée qui a mené à son terme l’évolution des guerres modernes.

3.La caractéristique de ces guerres modernes fut en effet la mise à distance progressive des belligérants. Au XIXe siècle, Hegel et Tocqueville reprennent le constat qui avait accompagné jadis l’invention de l’arbalète : le recours généralisé à l’arme à feu permet la suppression du corps à corps et, de là, conduit à se rendre abstrait l’ennemi qu’on ne touche D’où une insensibilité croissante à la mort de l’autre, la perte du sentiment de l’altérité qui offre pourtant à l’individu de se situer et de s’évaluer. Il en résulte une certaine démoralisation du soldat, dont l’exaspération est sans doute perceptible dans la situation créée par le recours aux drones télécommandés (un film récent d’Andrew Niccol, intitulé Good Kill, traite éloquemment du mal-être du soldat amené à tuer par écran interposé et sans plus d’initiative qu’un exécutant mécanique, puisque l’ordre lui en est donné par une hiérarchie qui ne se soucie que de calculs de trajectoires balistiques).

La « dé-moralisation » est assurément un sentiment dépressif qui instancie la honte prométhéenne précédemment évoquée. Elle signale aussi la disparition du sens moral, c’est-à-dire de cette inhibition intériorisée des comportements, grâce à quoi la civilisation est possible. Je trouve cela exprimé dans une phrase écrite par un militaire, le colonel Michel Goya : « Ce qui aide le plus à tuer reste la distance avec la victime 7. » En d’autres termes, la technologie, qui permet d’accroître cette distance, désinhibe, déresponsabilise l’acte et, en même temps, elle offre de provoquer la mort sans risquer soi-même de mourir.

Quand les technologies d’augmentation parviendront à intervenir directement sur le cerveau et les émotions des  soldats, quand elles supprimeront la  peur et l’empathie, quand elles créeront l’exaltation combative, elles réuniront les conditions pour administrer la mort de manière totalement abstraite. Les stratèges ou les théoriciens de la chose militaire y verront peut-être alors un risque : celui de consacrer un régime de guerre asymétrique, un déséquilibre durable entre, d’une part, les belligérants équipés et, d’autre part, ceux qu’on nomme de plus en plus les insurrectionnels sur le terrain. Ce déphasage structurel deviendra de plus en plus un facteur de haine chez les victimes et, progressivement, au sein des populations civiles traitées sous le registre des « dommages collatéraux ».

À la guerre abstraite menée par les nantis s’opposent désormais l’insurrection et le terrorisme recourant aux armes archaïques (machettes, armes blanches, bombes artisanales…). Les conflits s’embourbent, deviennent interminables : à la surpuissance militaire qui appelle le « zéro mort » répond l’enlèvement de civils dont l’exécution sera vécue comme un tragique camouflet, une humiliation sans nom. C’est une idée que j’ai retrouvée, bien argumentée, dans la thèse de doctorat d’une de mes étudiantes, Marie-des-Neiges Ruffo (qui en a retenu l’essentiel pour son livre Itinéraire d’un robot tueur 8) : le terrorisme d’aujourd’hui pourrait figurer, d’une certaine façon, comme la réponse aux adjuvants technologiques qui sont le privilège offert aux soldats augmentés. Mais j’ai bien enregistré également les propos de Caroline Galactéros : « Notre ennemi ne joue pas notre jeu. Il replace l’homme au cœur du combat en tant qu’arme alors que nous l’en retirons. Il agit dans les populations par la terreur 9. » Ainsi faudrait-il conclure que l’augmentation équivaut à une régression des modes d’action et donc à quelque chose qui renvoie aux démesures de la barbarie. Dans un de mes ouvrages, j’ai argumenté quelque chose de cette conclusion en avançant que l’humain augmenté était en réalité un être diminué, certes capable de réactivité aux événements mais privé de réflexion, ayant perdu la plasticité qui lui permettrait de moduler son comportement au profit de l’observation des normes propices à l’humanité 10. L’augmentation se trouve exposée à produire une élémentarisation des comportements qui est un déni d’humanité.

4.Je conclurai sur un mode plutôt abstrait. L’enjeu éthique posé par les technologies qui modifient l’humain en le traitant comme une mécanique ou comme le support de données offertes aux algorithmes consiste finalement dans une dé-symbolisation, c’est-à-dire en une réduction de ce qui vit et pense au simple calcul et au régime binaire. Je sais que le terme de symbolique peut consonner dans l’esprit de certains avec les opérations logico-mathématiques. Mais le lexique lui-même se trouve bousculé par la prégnance de la culture technoscientifique que nous développons, au point que nous pourrions oublier que le mot « symbole » a désigné d’abord le partage et la mise en commun de références, et, de là, ce qui garantit lien entre les hommes. Le propre du symbolique, qui est nié par la réduction au calcul, est de revendiquer le trois, et non pas le binaire : il est le facteur essentiel de la médiation entre deux individus et de la négociation dont les groupes humains ont besoin. Qu’est donc, en définitive, ce symbolique qui me paraît menacé par les formes d’instrumentation de l’humain qui s’opère sous nos yeux, à cause de son traitement par les machines ? Ses propriétés se laissent appréhender sur un triple plan :

  • celui du langage, qui ne se confond pas avec le système de signaux qu’utilisent les animaux ni avec les messages injonctifs émis par les agents conversationnels : le langage nous permet de dialoguer et de distancier les réalités immédiates ;
  • celui de l’intelligence, qui ne se confond pas avec la résolution des problèmes que les ordinateurs réalisent mieux que nous : l’intelligence nous permet de nous arracher aux instincts et de mettre un veto aux automatismes de toutes sortes ;
  • celui de l’aptitude à la gratuité dont nous témoignons lorsque nous faisons des choses qui ne servent à rien (quand nous écrivons de la poésie ou que nous conversons amicalement) : cette gratuité, nous l’objectons aux impératifs d’utilité et d’économie dont le monde quotidien nous sature.

Voilà ce qu’est cette dimension symbolique de l’humain, qui nous est spécifique par rapport aux animaux et aux machines. À nous de décider qu’elle est précieuse et qu’il faut la soustraire aux ambitions des anthropotechniques !

Le soldat qui resterait humain en satisfaisant à cette vocation pour le symbolique, est-il donc un idéal inaccessible ? Il devrait, pour ne pas l’être, demeurer attaché au courage physique et politique, à la vision stratégique, à l’acceptation de l’altérité…, c’est-à-dire aux qualités qui mobilisent et valorisent le langage, l’intelligence, le désintéressement… Savoir si ces qualités sont compatibles avec une activité visant la mort de l’ennemi, telle est l’éternelle question de la philosophie lorsqu’elle s’exerce à comprendre la guerre.

6

Entre tolérance et adaptation : l’inflation des droits individuels au service de la « maîtrise de son corps »

Renaud Bouvet,

Médecin légiste, docteur en droit, CHU de Rennes, université Rennes-1, Crec Saint-Cyr.

Notes

1.

Voir Jacques Perriault, « Le corps Archéologie de l’hybridation et de l’augmentation », in Édouard Kleinpeter (dir.), L’Humain augmenté, CNRS Éditions, 2013, p. 39.

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2.

Voir Dominique Cupa, « Le silence des organes n’est pas la santé », Revue française de psychosomatique, n° 36, octobre 2009, p. 87-100.

+ -

3.

Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la santé, tel qu’adopté par la Conférence internationale sur la santé, New York, 19-22 juin 1946, signé le 22 juillet 1946 par les représentants de soixante et un États (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la Santé, n° 2, 100) et entré en vigueur le 7 avril 1948.

+ -

4.

Voir René Dubos, L’Homme ininterrompu, Denoël, 1972.

+ -

5.

Voir Ian Ragan, Imre Bard et Ilina Singh, « What should we do about student use of cognitive enhancers? An analysis of current evidence », Neuropharmacology, vol. 64, n° 1, janvier 2013, p. 588-595.

+ -

6.

Voir Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), « Recours aux techniques biomédicales en vue de “neuro-amélioration” chez la personne non malade : enjeux éthiques », avis n° 122, 12 décembre 2013.

+ -

7.

Ibid.

+ -

8.

Loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, Journal officiel, 30 juillet 1994, p. 11056; loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle, Journal officiel, 28 juillet 1999, p. 11229-11249.

+ -

9.

Loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, Journal officiel, 10 juin 1999, p. 8487-8489.

+ -

11.

Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, Journal officiel, 5 mars 2002, p. 4118-4159.

+ -

12.

Voir Renaud Bouvet, « The primacy of the patient’s wishes in the medical decision-making procedure established by French law », European Journal of Health Law, 25, n° 4, juillet 2018, p. 426-440.

+ -

13.

Voir Marie-Hélène Renaut, « L’évolution de l’acte médical », Revue de droit sanitaire et social, n° 1, janvier- mars 1999, p. 45.

+ -

14.

Voir Patricia Hennion-Jacquet, « Le paradigme de la nécessité médicale », Revue de droit sanitaire et social, n° 6, novembre-décembre 2007, p. 1038-1049.

+ -

15.

Voir Łukasz Kamieński, Les Drogues et la De l’antiquité à nos jours, Nouveau Monde Éditions, 2017.

+ -

16.

Voir « Medication Use with Flying Operations », 51st Fighter Wing Instruction 44-102, 29 mai 2014.

+ -

17.

Décret n° 2008-967 du 16 septembre 2008 fixant les règles de déontologie propres aux praticiens des armées, Journal officiel, 18 septembre 2008.

+ -

18.

C’est nous qui soulignons.

+ -

19.

Code de la santé publique, art. R1121-1, I.2.

+ -

Selon le médiologue Jacques Perriault, l’amélioration est une aspiration naturelle de l’homme qui témoigne de l’élan vital : augmenter ses capacités apparaît comme un invariant chez l’être humain 1. Les voies et moyens d’une telle augmentation sont multiples, sociales, éducatives ou professionnelles ; elles peuvent également procéder d’une recherche de performance du corps et de l’esprit humains fondée sur l’utilisation des savoirs biologiques et médicaux. L’accroissement exponentiel des connaissances relatives à la physiologie humaine et le perfectionnement des techniques médicales d’investigation et d’intervention autorisent en effet de nouvelles perspectives d’application dépassant la finalité de correction des désordres pathologiques 2. De surcroît, la santé est désormais envisagée socialement de manière extensive comme un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité 3. Le recours aux professionnels de santé et l’utilisation des produits de santé s’en trouvent modifiés, dès lors qu’ils doivent concourir à la promotion de ce « bien- être ».

L’acception de la notion de santé peut encore aller plus loin, si on l’envisage avec René Dubos comme un état physique et mental relativement exempt de gêne et de souffrance, qui permet à l’individu de fonctionner aussi efficacement et aussi longtemps que possible dans le milieu où le hasard et le choix l’ont placé 4. Cette définition se distingue des précédentes en ce qu’elle se réfère à l’efficacité, qui rejoint l’idée de performance. Ici encore, on peut envisager de convoquer professionnels et produits de santé quand il s’agira de garantir, voire d’améliorer, les performances physiques ou psychiques de l’homme par la mobilisation des savoirs et des savoir- faire médicaux.

La demande sociale relative à l’augmentation des performances du sujet sain est encore diffuse, mal identifiée et peu explorée 5, et se manifeste pour l’essentiel dans le champ de la neuro-amélioration. Le culte de la performance, l’engouement médiatique suscité et les enjeux financiers envisageables ont cependant conduit le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) à estimer que la demande relative à la neuro-amélioration va se développer 6. Certains pays ont d’ores et déjà adopté des recommandations d’usage en la matière, de manière volontariste (États-Unis) ou plus prudente (Suisse) 7.

La circonspection qui prévaut dans le monde civil semble nettement moindre dans le monde militaire, où la question de l’augmentation des performances du soldat au combat est désormais une composante forte des projets de recherche et de développement. Il convient de citer au premier chef la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine, mais également le ministère de la Défense britannique, qui promeut le programme Future Workforce and Human Performance ou encore les armées françaises.

Le constat est donc celui, d’une part, d’une demande, diffuse dans le monde civil, clairement identifiée dans le monde militaire – le soldat augmenté –, ne bénéficiant actuellement pas d’un encadrement juridique spécial, et, d’autre part, d’une demande de moyens humains et matériels – professionnels et produits de santé –, dont la mobilisation est régie par un édifice normatif particulièrement contraignant. Le droit de la santé français, dans sa promotion de l’autonomisation des usagers et sa consécration des évolutions de la finalité de l’acte médical, ne semble pas empêcher l’hypothèse d’une médecine de l’augmentation mais sa mise en œuvre soulève toutefois des difficultés certaines.

 

Un contexte juridique non défavorable

L’hypothèse d’un homme augmenté par la mobilisation des savoirs et savoir- faire médicaux fait des professionnels de santé les acteurs de l’augmentation, et des produits de santé, médicamenteux ou non, les moyens de l’augmentation. Il convient donc de s’interroger quant à l’applicabilité du droit de l’acte médical dans une telle finalité. L’évolution normative des vingt dernières années permet de penser que cette finalité ne s’inscrit pas en contradiction avec les principes d’autonomisation et de subjectivisation promus par le législateur français.

Aux termes de l’article 16-3 du Code civil, l’atteinte à l’intégrité du corps humain n’est admise qu’en cas de nécessité médicale pour la personne, sous réserve de son consentement 8. Les  deux conditions sont cumulatives, dans la  limite de  la recevabilité du consentement, lequel, pour être reçu, doit effectivement être recevable ; d’où les exceptions classiques d’urgence, d’une part, et d’incapacité physique ou psychique à consentir, d’autre part (coma, maladie mentale, etc.).

Réserve faite de la recevabilité du consentement, ces conditions ne sont cependant pas équivalentes puisque la nécessité médicale doit être établie avant que le consentement à la décision proposée soit recherché. Or la nécessité médicale ne peut être caractérisée que par le médecin, détenteur du savoir, via l’opération normative du diagnostic. En d’autres termes il peut exister une nécessité médicale sans consentement – refus ou impossibilité de consentir – mais pas de consentement sans nécessité médicale. Le patient ne peut lui-même, faute de connaissance suffisante, qualifier la nécessité médicale, et ne peut donc imposer au médecin la réalisation d’un acte médical du fait de sa seule volonté.

Cette construction rationnelle d’une décision fondée sur la connaissance du médecin mise à la disposition de l’usager du système de santé doit être relativisée si l’on analyse la production législative des deux dernières décennies en matière sanitaire, depuis la loi du 9 juin 1999 9 à celle du 2 février 2016 10. Le constat est celui d’une quasi-inversion de la hiérarchie des conditions de l’article 16-3 du Code civil, qui se manifeste selon deux directions.

Premièrement, si le droit civil continue de se référer à la notion de consentement, force est de constater que le droit sanitaire lui préfère, notamment depuis la loi du 4 mars 2002 11, la notion de volonté. Or on ne peut assimiler l’une à l’autre : le consentement procède de l’assentiment, de l’acceptation, pour ne pas dire de l’abdication, quand la volonté relève de la manifestation d’un pouvoir. Ce découplage entre droit civil et droit spécial sanitaire se manifeste par exemple dans le fait que la volonté d’une personne non titulaire du droit à consentir puisse produire des effets. Ainsi l’acte médical peut-il être réalisé de la volonté du mineur, sous condition de maturité, ou du majeur sous tutelle, sous condition de discernement, malgré l’absence de consentement du titulaire de l’autorité parentale ou du tuteur 12. Le législateur prévoit également des dispositifs permettant de témoigner de la volonté de celui qui n’est plus en état de l’exprimer à raison de son état de santé : ainsi des directives anticipées ou de la personne de confiance. Deuxièmement, la notion de nécessité médicale s’est développée de manière particulièrement extensive, pour, in fine et par certains aspects, se déconnecter de la finalité première qui la qualifiait : la protection de la santé. La justification de l’acte médical, au regard du mandat social des médecins, est en effet avant tout la protection de la santé, qu’elle soit envisagée de manière individuelle (prévention, diagnostic, soin), ou collective (recherche médicale, lutte contre les maladies contagieuses). À côté de cette nécessité « native », évidente, le législateur en a consacré de nouvelles, dont la connexion avec la protection de la santé peut  être discutée. Ainsi, par exemple, de la chirurgie esthétique, mais également de la stérilisation contraceptive, voire de la médecine embryonnaire si l’on admet que l’incapacité à procréer naturellement, quoique moralement douloureuse, ne menace pas la santé. Considérant l’évolution de la notion de santé, déjà évoquée, on constate alors que la maladie, du moins l’atteinte à la santé, concernerait tout désagrément, toute souffrance ressentie 13. Il en résulte une subjectivisation de la santé aboutissant à une qualification de la nécessité médicale non par le médecin, technicien de la médecine, mais par l’usager-patient. Le législateur en tire passivement des conséquences, par la création d’une nécessité médicale artificielle résultant de lois « suiveuses » 14, consacrant légalement la satisfaction des désirs sociaux indépendamment de la notion de santé.

La conjonction de ces deux phénomènes – autonomisation de l’usager et subjectivisation de la santé –, dans le contexte d’une vision extensive de la santé, crée les conditions d’une relative acceptabilité sociale d’une utilisation des savoirs et savoir-faire médicaux dans une perspective d’augmentation des performances humaines. Reste à envisager sa mise en œuvre.

 

Une mise en œuvre délicate

L’utilisation des connaissances médicales en vue d’une amélioration des performances du sujet sain ne fait pas partie du quotidien de la pratique médicale. Il n’en demeure pas moins, que la question n’est désormais plus exotique, de surcroît dans le contexte militaire. Il faut rappeler que la question de l’augmentation des performances du soldat au combat est loin d’être nouvelle, notamment si l’on considère les appoints pharmacologiques utilisés depuis parfois des siècles 15, qu’il s’agisse simplement de l’alcool éthylique ou, plus récemment, des amphétamines consommées depuis près de quatre-vingts ans, aussi bien dans la Luftwaffe que dans l’US Air Force.

Si des doctrines d’emploi ont été élaborées par les  armées, il persiste chez les médecins militaires une certaine réticence à utiliser leurs compétences pour une finalité de stricte augmentation des performances. Au nom de leur déontologie, voire de leur éthique, ils entrevoient dans cette finalité un risque d’instrumentalisation qui les éloignerait de leur mission première : garantir la santé des troupes selon des modalités et des perspectives comparables à celles de leurs confrères civils. D’où la justification des procédures d’augmentation telles que décrites dans les instructions d’emploi par un impératif de protection de la santé. Ainsi la prescription d’amphétamines chez les pilotes est-elle justifiée non par l’augmentation des capacités de veille, mais à titre préventif, au bénéfice de la sécurité du vol 16. Cette appréciation de la finalité de la prescription, réalisée dans le cadre réglementaire habituel de la prescription médicamenteuse, permet manifestement de ne pas l’envisager comme unique technique d’augmentation, ce qui la rendrait plus acceptable du point de vue déontologique.

Une telle prévention des praticiens peut se concevoir. L’argument éthique est par essence recevable puisque strictement personnel, dans la limite des exigences de discipline, de loyauté et d’obéissance imposées par l’état militaire. L’argument déontologique l’est tout autant, qui impose le respect de la vie et de la dignité de la personne, ainsi que la qualité, l’efficacité et la sécurité des soins dispensés 17. L’argument scientifique, enfin, doit également être relevé. Comme son homologue civil, le médecin militaire est tenu de délivrer des soins conformes aux données acquises de la science. Or, en matière d’augmentation des performances physiques ou psychiques du sujet sain, force est de constater que le corpus de ces données est relativement maigre, au regard des critères de scientificité désormais exigés pour la pratique médicale. Reste à envisager le développement d’une recherche médicale dédiée, mais l’examen des dispositions du Code de la santé publique ne semble pas le permettre, faute de textes spéciaux. Les articles R1121-1 et R1121-2 autorisent les recherches impliquant la personne humaine en vue du développement des connaissances biologiques ou médicales, de l’extension de la connaissance scientifique de l’être humain et des moyens susceptibles d’améliorer 18 sa condition. Pour autant, les dispositions réglementaires ne visent que les finalités « de diagnostic, de traitement ou de prévention d’états pathologiques 19», y compris pour « les recherches relevant du secret de la défense nationale 20 ».

L’utilisation de moyens pharmacologiques d’augmentation par le recours à la prescription médicamenteuse dans un souci de prévention ou de récupération facilitée, ainsi que les recherches menées en la matière semblent satisfaire au cadre juridique en vigueur, parfois au prix d’une certaine contorsion intellectuelle. Tel ne sera pas le cas de méthodes invasives ou d’hybridation homme-machine à finalité purement méliorative chez le sujet sain. Un cadre juridique dédié paraît donc devoir être pensé, depuis les modalités de recherche, d’aptitude au service et de mise en œuvre jusqu’à l’indemnisation des dommages qui pourraient en résulter et aux conditions de retour à la vie civile. Par ailleurs, les armées auront, sinon à mettre en œuvre l’augmentation, a minima à en assurer la gestion si l’on considère les aspirations sociales d’autonomisation du patient et de subjectivisation de la santé qui n’ont pas vocation à épargner leurs personnels.

7

Technique et intégrité : jusqu’où peut-on améliorer les capacités cérébrales des individus ?

Elisabeth de Castex,

Docteur en science politique, responsable du Blog Anthropotechnie pour la Fondation pour l’innovation politique.

Notes

1.

Voir notamment DrAl Emondi,« N3Proposer’s Day »,darpa.mil,s.d.

+ -

2.

Sur la convention d’Oviedo, consulter Conseil de l’Europe, « La Convention d’Oviedo : protection des droits humains dans le domaine biomédical », coe.int.

+ -

3.

« Four ethical priorities for neurotechnologies and AI », nature.com, 8 novembre 2017.

+ -

4.

Voir Jason Riis, Joseph Simmons et Geoffrey P. Goodwin, « Preferences for Enhancement Pharmaceuticals: The Reluctance to Enhance Fundamental Traits », Journal of Consumer Research, vol. 35, n° 3, octobre 2008, p. 495-508.

+ -

5.

Voir Ilina Singh, « Clinical Implications of Ethical Concepts: Moral Self-Understandings in Children Taking Methylphenidate for ADHD », Clinical Child Psychology and Psychiatry, 12, n° 2, avril 2007, p. 167-182.

+ -

6.

Voir The President’s Council on Bioethics (PCBE), Beyond Biotechnology and the Pursuit of Happiness, Council on Bioethics, octobre 2003.

+ -

7.

Jurgen Habermas, L’Avenir de la nature Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002, p. 123-124.

+ -

Dans quelle mesure le recours aux nouvelles technologies d’amélioration cérébrale modifiant le fonctionnement des neurones est-il admissible ? Répondre à cette question implique de déterminer un cadre conceptuel afin de repérer des problèmes moraux liés à ces nouvelles pratiques. La réflexion peut s’articuler autour de différents concepts : intégrité, réversibilité des actions sur le cerveau, caractère automatique du moyen, fondements de l’authenticité de la personne et persistance d’un espace de contestation.

Deux remarques préliminaires s’imposent à propos des moyens utilisés pour l’amélioration cognitive. Tout d’abord, on peut se poser la question de savoir si tous les moyens se valent. Pour les auteurs du courant de pensée transhumaniste, la réponse est oui dans la mesure où l’objectif est l’amélioration humaine. À l’heure où émergent des dispositifs cérébraux connectés, via des puces invasives ou des capteurs simplement posés sur le crâne, cette posture peut néanmoins sembler difficile à tenir. Il est par ailleurs important de rappeler que le plus puissant améliorateur cognitif est l’Éducation nationale, bien avant les moyens techniques. Il est indispensable de hiérarchiser les moyens de l’amélioration cérébrale. La priorité pour l’amélioration cérébrale n’est pas le recours à des technologies mais le recours à des actions sur l’environnement des individus, des enfants en particuliers. On sait aujourd’hui à quel point les déficiences affectives et le stress, en particulier chez les enfants, détériorent les capacités exécutives.

L’intégrité se définit comme l’état de quelque chose dans toutes ses parties et sans altération. Elle peut s’envisager aussi bien d’un point de vue matériel que d’un point de vue non matériel.

Du point de vue matériel, l’installation d’implants cérébraux invasifs au cours d’actes chirurgicaux constitue évidemment une atteinte à l’intégrité physique. Des dispositifs cérébraux non invasifs, sans atteinte corporelle, ne constitueraient donc pas une atteinte à cette intégrité. Or de tels dispositifs font aujourd’hui l’objet de recherche, notamment de la part de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) 1 et peut-être pourront-ils un jour capter dans de bonnes conditions  les signaux cérébraux, en dépit de leur éloignement des neurones. Le concept d’intégrité matérielle paraît alors trop restreint.

Du point de vue non matériel, des atteintes à l’intégrité psychique sont, à l’inverse, constituées par un nombre infini d’influences qui s’exercent sur le fonctionnement cérébral à travers les expériences d’éducation, les relations sociales, les contacts avec l’environnement. On parle même aujourd’hui d’une éthique de la persuasion. Le concept d’intégrité d’un point de vue non matériel paraît alors trop large.

À la fois trop restreint et trop large, le concept d’intégrité se révèle insuffisant. Force est alors d’élargir le cadre de réflexion pour la technicisation du cerveau. D’autant que de nouvelles préoccupations sont récemment apparues, telles que la protection d’une liberté cognitive et de la continuité psychologique ou le respect d’une vie privée neuronale. Sur un plan juridique a ainsi été débattue l’hypothèse d’un protocole additionnel à la convention d’Oviedo 2 qui porterait ces nouveaux principes. Cette hypothèse n’a finalement pas été retenue au motif qu’il est préférable de ne pas démultiplier les droits mais de mieux appliquer les droits existants. Un appel public à une régulation internationale a également été publié en novembre 2017 3, signé par des industriels et des chercheurs, à l’image de ce qui se passe – avec plus ou moins de succès – dans le domaine de l’édition du génome.

La question de la réversibilité des actions sur le cerveau. La réversibilité s’examine à la lumière de la plasticité cérébrale ; le cerveau se transforme en permanence, remodèle à chaque instant ses connexions sous l’effet de l’environnement et de ses propres expériences. Du fait de cette plasticité cérébrale, toute action sur le cerveau est à la fois réversible et irréversible. Elle est irréversible car chaque expérience a un impact sur le fonctionnement cérébral. Elle est réversible exactement pour la même raison : l’expérience suivante bouleversera encore la donne. Il faudra alors réfléchir à la façon d’articuler cette notion de plasticité cérébrale avec celle de « continuité psychologique », défendue par certains comme un nouveau droit.

L’authenticité des individus serait, pour certains, menacée par l’usage des neurotechnologies. Le recours à un moyen technique d’amélioration cérébrale ferait perdre à un individu les caractères authentiques qui composent son identité. L’authenticité peut se comprendre de deux manières : d’une part, par rapport à des valeurs de départ pour la construction de soi, dans l’idée d’une conformité aux origines ; d’autre part, par rapport à un paraître qui ne refléterait pas la « vérité ». Une gêne survient alors si un individu ressent un écart entre certains aspects de son identité. Dans la réflexion éthique, c’est la perception par les individus de cette authenticité qui est importante. Une enquête de 2008 a démontré que les individus ressentaient davantage de réticences pour l’amélioration de traits qui leur apparaissent comme fondamentaux pour leur identité (diminution de l’anxiété ou de l’émotivité) que pour des traits considérés comme moins fondamentaux (par exemple, la capacité d’attention) 4. Dans le cas de la prise de psychostimulants tel que la Ritaline, une autre étude 5, a démontré que la compréhension morale par les enfants de leur authenticité n’est pas fortement affectée par la prise du médicament. Et, si elle l’est, c’est dans un sens plutôt positif, qui concerne davantage les nouvelles possibilités de maîtrise de soi.

L’action automatique du moyen. L’automaticité du moyen pose problème lorsque la pilule, par son action chimique, ou l’implant, par son action électronique, se passe de l’individu, de son intention et/ou de son raisonnement. L’expérience devient seulement biologique, à l’exclusion de toute expérience personnelle volontaire ou d’un quelconque recours à la raison. En 2003, aux États-Unis, les auteurs du rapport Beyond Therapy ont avancé l’argument que le sens de l’effort et le sens des responsabilités se diluaient dans l’action automatique de la molécule chimique de la Ritaline 6. On trouve la même idée chez le philosophe Michael Sandel lorsqu’il observe que, devant les performances d’un sportif, on ne sait plus très bien s’il faut féliciter l’athlète ou son pharmacien. En définitive, le problème est de déterminer si le pouvoir du moyen s’exerce ou non au détriment du pouvoir de la personne sur elle-même.

L’espace de contestation. La persistance d’un espace de contestation se matérialise par la possibilité d’exprimer ou non une opposition, de contester, voire au minimum de discuter des choix possibles. Cette expression symbolique des pensées et des opinions, le partage des pensées avec d’autres personnes constituent justement l’un des aspects, peut-être le plus significatif, de la spécificité humaine. Dans les années 2000, une controverse à propos des hypothèses de manipulations génétiques avait opposé le philosophe allemand Jürgen Habermas et les philosophes américains, notamment Allen Buchanan et Ronald Dworkin.

La question du point de vue des influences sur les enfants était : quelle est la différence entre des actions classiques, c’est-à-dire certaines pratiques d’éducation, et des manipulations génétiques ? Habermas admettra que le développement d’un « don » ne peut se faire que si les parents reconnaissent ce talent et l’encouragent, et donc « dans ses conséquences, la pratique pédagogique ne se distingue guère d’une pratique eugénique équivalente 7 ». Mais le philosophe insiste sur une différence fondamentale qui subsiste entre les pratiques : un espace de contestation existe et subsiste dans les apprentissages, contrairement aux modifications du patrimoine génétique. Dans le cas du cerveau connecté, l’espace de contestation peut  aussi  disparaître. Dans  l’expression  « brain-computer  interface », le mot « interface » exprime une action possible de l’homme sur la machine mais aussi de la machine sur l’homme. Dans les dispositifs électroniques cérébraux en closed loop, l’algorithme décide seul de l’opportunité de diffuser un médicament (pour la prévention des crises d’épilepsie, par exemple). D’un côté, le dispositif donne de l’autonomie en soignant des pathologies ou en permettant davantage de vigilance, de mémoire, d’attention, etc. ; de l’autre, il pourrait enlever de l’autonomie en créant de nouvelles vulnérabilités. Avec la disparition de l’espace de contestation

disparaît aussi, selon Habermas, non seulement la possibilité de contester mais aussi la compréhension de soi-même comme un agent qui peut contester, comme un agent autonome.

En conclusion, avec l’exercice de ces nouveaux pouvoirs, de ces moyens qui agissent automatiquement sur le fonctionnement cérébral d’une personne, le pouvoir de l’homme sur lui-même pourrait tendre à se diluer dans un espace de contestation qui deviendrait incertain. Dans ce nouveau contexte, les arguments qui viennent à l’appui de la discussion éthique convergent vers le principe irréductible de non- instrumentalisation. C’est l’idée kantienne que la personne humaine doit être toujours traitée comme une fin et jamais comme un moyen. Se dégage ainsi le principe de dignité humaine, porteur en France d’une valeur constitutionnelle, et à qui revient le rôle de préserver une certaine idée de l’humanité.

8

Synthèse de la première partie

Béatrice Cointot,

Responsable du Métier « Sciences de l’Homme», RM SH, DGA.

L’existence de nouvelles technologies pouvant être mises en œuvre à titre individuel ou par des organisations à des fins éventuellement d’agression ne suffit pas pour justifier leur exploitation afin d’augmenter l’humain et, à plus forte raison, le soldat sans réflexion ni analyse des enjeux sociétaux, politiques, juridiques, éthiques, etc., et sans s’interroger sur la pertinence de leur emploi. Ce d’autant plus que chaque amélioration d’une capacité humaine porte potentiellement en elle un impact négatif sur d’autres dimensions.

La recherche de l’augmentation par l’usage d’équipements permettant d’augmenter la capacité d’agression, de réduire la vulnérabilité face à l’ennemi et à l’environnement est une constante de l’histoire, grâce à l’entraînement ou par la prise de contrôle de la chimie du corps en vue d’augmenter les capacités physiques et cognitives. En ce qui concerne la neuro-ingénierie, des dispositifs apparaissent qui identifient l’intention de la personne pour la transformer en action sur un effecteur. De la stimulation non invasive à l’hybridation, le spectre est donc large, auquel il faut ajouter les approches combinatoires psycho-physio de la pharmacologie et de la neuro-ingénierie, qui permettront des potentialisations mutuelles avec leurs risques associés non encore appréhendés.

Or si les technologies évoluent, le regard porté par la société évolue également. Ainsi les imaginaires technologiques et esthétiques connaissent un bouleversement, tout comme la prothèse qui de palliatif devient vecteur de dépassement de ses capacités. Les sondages montrent un intérêt croissant pour ces nouvelles potentialités, même si peu de citoyens encore en sont informés. Excitation et inquiétude accompagnent ces technologies. Excitation s’il s’agit d’améliorer les conditions de vie, inquiétude vis-à-vis d’un risque de prise de contrôle par une institution, d’atteinte à nos libertés… Un cadre conceptuel pour répondre à cette question d’acceptabilité doit donc être construit et exploré. Il peut s’articuler autour de quatre dimensions complémentaires : réversibilité, conservation des caractéristiques qui font l’authenticité/identité d’une personne, conservation du pouvoir de l’individu sur lui-même et, enfin, conservation de l’espace de contestation.

Si nous considérons le point de vue philosophique, est-ce que le besoin d’augmentation ne serait pas une reconnaissance de faiblesse ? Qu’est ce qui fait la spécificité de l’humain ? Son libre arbitre et son intelligence, cette dernière lui permettant de résister à ses instincts et aux automatismes ? La technologie ne doit pas arraisonner l’humain ; elle pourrait en effet impacter les vertus attendues d’un soldat en mettant de la distance avec l’ennemi à détruire, en supprimant l’empathie pour finalement réduire l’action à une résolution d’équations. Les augmentations pourraient effacer les capacités humaines à nous ouvrir au tiers, à mettre de la distance et à rompre avec l’immédiateté, et nous devons nous en prémunir.

Vient donc la question des garde-fous. Le cadre réglementaire est l’un d’entre eux, mais l’actuel est-il suffisant ? Par le cadre juridique et normatif dont dispose le médecin, les notions de réparation (finalité de santé) et d’augmentation (supranormalité) lui sont définies, même si un glissement du pouvoir entre lui et le patient est constaté. Et si pour le volet pharmacologique le cadre législatif paraît suffisant, il n’en est pas de même des actes invasifs, et un cadre législatif particulier semble nécessaire afin de répondre à la question, pour l’instant non résolue, de savoir si le médecin pourrait intervenir.

Le colloque du 15 janvier 2019 à l’École militaire l’a montré, la question de l’augmentation de l’homme est instruite et discutée dans le monde entier par diverses corporations : militaires, philosophes, sociologues, médecins, scientifiques, juristes… Mais force est de constater qu’en dehors de quelques prises de parole, les politiques sont pour l’instant encore absents alors même qu’il semble naturel de se tourner vers eux pour poser les cadres qui doivent s’appliquer à notre société. Ce premier chapitre, par le questionnement de différentes disciplines sur l’augmentation de l’homme, apporte des faits et des réflexions qui peuvent aider à nous positionner, même s’il paraît évident qu’il n’est pas possible de porter un jugement manichéen avec les « bonnes » et les « mauvaises » augmentations. Jugement qui serait fondé plus sur la subjectivité que sur la raison. L’acceptation de l’altération pour une augmentation fonctionnelle est à la fois un débat individuel et collectif, avec une réponse qui doit certainement venir de l’homme en ne se laissant pas enfermer sans le champ des possibles de la technique et des sciences.

 

II Partie

L’augmentation des performances humaines vue par les militaires

1

Introduction à la deuxième partie

Nicolas Zeller,

Conseiller santé du GCOS, SSA.

Le thème de l’amélioration, de l’optimisation, voire de l’augmentation des performances humaines et du soldat agite toutes les armées du monde. Il est né à la préhistoire et c’est un thème de rupture en cela qu’il apparaît régulièrement dans l’histoire lorsque l’humain lui-même doute de ses capacités et se dit qu’il est peut-être diminué. Il apparaît régulièrement dans l’histoire quand l’ennemi se met à faire peur et que, là encore, le doute s’empare du soldat. Le feu, la pierre, le fer ont joué ces rôles de rupteurs. Nanobiotechologies, intelligence artificielle, modification du génome, capteurs intégrés, modifications sensorielles les remplacent et ne cessent d’entretenir un mythe vieux comme le monde qui est celui de la domination et de l’invincibilité. Les fantasmes les plus fous naissent alors dans l’imaginaire du soldat pour qui domination et invincibilité riment avec victoire de la guerre.

Mythe ou réalité ? S’agit-il réellement de fantasmes ? Comment imaginer qu’il en soit autrement dès lors que la technologie imprègne à un tel degré nos vies quotidiennes et, par extension, les champs de bataille ? L’augmentation des performances du soldat vue par les militaires pose donc un certain nombre de questions. Quelle perception sociologique la jeunesse et les anciens ont-ils de cette question de l’augmentation ? Comment faire du recrutement et instaurer de la fidélisation dans les armées face à un vivier de forces potentielles usant et abusant parfois des nouveaux usages du monde civil ? Comment, à travers leur expérience en opération extérieure, les cadres militaires se positionnent-ils face à ces questions ? Quel regard peut porter un médecin militaire sur la question de l’optimisation ou l’augmentation des performances ? Cet enjeu individuel s’inscrit bien évidemment dans un cadre bien plus large, qui est d’abord sociétal. Et si notre jeunesse semble en questionnement, la société l’est tout autant. L’émergence d’un patriotisme national, donc sociétal, pourrait-il être une des voies de l’augmentation des performances du militaire ?

Ce chapitre, qui porte sur l’« augmentation des performances humaines vues par les militaires », réunit donc ici différents avis : ceux d’un psychiatre, d’un officier général en charge du recrutement dans l’armée de terre, d’un officier des armes qui, dans son expérience opérationnelle, s’est trouvé confronté à ces questions, d’un médecin militaire qui, face aux soldats, imagine une réponse, et d’un chercheur, qui pense que le patriotisme du temps de paix prépare les esprits au sursaut patriotique indispensable en temps de crise. Cinq questions, cinq réponses, autour d’un thème dont l’intérêt est grandissant, et dont l’enjeu majeur et l’échéance sont incroyablement proches.

2

Les enjeux et les risques psychologiques de l’augmentation pour les militaires

Serge Tisseron,

Professeur psychiatre.

Notes

1.

Voir Alfred Lotka, « The law of evolution as a maximal pinciple », Human Biology, vol. 17, n° 3, septembre 1945, p. 167-194.

+ -

2.

Voir André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 2 vol., Albin Michel, 1964-1965.

+ -

3.

C’est notamment ce qu’ont montré Paula Heimann, « Contribution au problème de la sublimation et de ses rapports avec les processusd’intériorisation » [1942], Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 34, juillet 2004 ; Donald Winnicott, Jeu et Réalité. L’espace potentiel,Gallimard, 1971 ; et Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le noyau, Aubier-Flammarion, 1978 (rééd. Flammarion, coll. « Champsessais », 1996).

+ -

4.

Sur ces problèmes de définition du soldat augmenté, voir également, Gérard de Boisboissel et Jean-Michel Le Masson, « Le soldat augmenté : définitions », Cahiers de la Revue Défense nationale, décembre 2017, p.21-26.

+ -

5.

Voir Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Albin Michel, 2015.

+ -

6.

Sur ce sujet, voir Serge Tisseron, Petit traité de cyberpsychologie, Le Pommier, 2018.

+ -

Il y a trois millions d’années environ, l’apparition des premiers silex taillés a inauguré ce qu’Alfred Lotka a défini en 1945 comme l’externalisation de nos mémoires 1. C’est à partir de cette époque que les organes artificiels commencent à prendre plus d’importance que les organes internes pour le développement de l’espèce humaine. En 1964, André Leroi-Gourhan a précisé les conséquences de cette compétence et montré qu’elle ne s’applique pas seulement à la fabrication d’outils concrets, mais aussi à celle de symboles abstraits 2.

Mais l’être humain ne projette pas seulement ses contenus mentaux sur son  environnement pour en fabriquer des outils et des symboles. De façon générale, il ne cesse jamais de projeter ce qui l’habite sur ce qui l’entoure, puis de le réinstaller en lui-même. Le but de ce processus, qui associe extériorisation et réintériorisation, est de faciliter l’assimilation par l’homme de ses contenus mentaux. Le moment de leur extériorisation est en effet mis à profit pour les rendre plus facilement assimilables et utilisables 3.

Il est donc inévitable que les outils fabriqués par l’homme, qui sont des contenus mentaux extériorisés, incarnés et perfectionnés grâce à leur externalisation, soient un jour réinstallés dans le corps. Seuls l’empêchaient jusqu’à maintenant la taille de ces outils et leur caractère incompatible avec le matériau humain. La miniaturisation grandissante des processeurs et des mémoires, et la découverte de matériaux biocompatibles ont fait sauter ce verrou. L’hybridation s’imposera parce qu’elle correspond à la logique de l’être humain qui ne cesse jamais d’externaliser ses contenus mentaux, de les transformer afin de les rendre utilisables et, enfin, de les réinstaller en lui-même.

C’est pourquoi, pour les armées qui en ont les moyens, la question n’est pas de savoir s’il faut envisager des soldats augmentés mais plutôt de savoir comment encadrer leur augmentation avant, pendant et après sa mise en route.

 

Quelles augmentations ?

Il existe trois sortes d’augmentation : celles qui restent extérieures au soldat et n’impliquent pas de modifications biologiques, même s’il est appelé à fonctionner en étroite synergie avec elles ; celles qui modifient sa biologie dans le domaine de ses capacités physiques, y compris celles qui sont transmissibles à sa descendance ; et, enfin, celles qui modifient ses capacités mentales 4.

Les augmentations qui n’impliquent pas de modificationsbiologiques

Il s’agit des technologies destinées à augmenter les capacités sensorielles et musculaires du soldat de façon à lui permettre d’accomplir des performances que ses seules possibilités humaines rendent impossible. En font partie notamment les lunettes de vision nocturne, les équipements pour grimper aux murs, les exosquelettes, mais aussi les robots d’assistance et de compagnie qui peuvent donner aux soldats une vision aérienne du champ de bataille, couvrir ses déplacements ou encore être engagés dans une mission d’exploration trop dangereuse pour un humain.

Les augmentations qui modifient la biologie dans le domaine des capacités physiques

Elles permettent d’augmenter les performances physiques des soldats, soit dans l’intensité, soit dans la durée. Les premières concernent bien entendu la force musculaire, mais aussi la résistance accrue à la perte de sang et à la douleur. Les secondes sont destinées à permettre une veille courant sur plusieurs jours ou de survivre à des périodes prolongées sans nourriture grâce à l’injection de bactéries qui permettent de digérer des substances habituellement non comestibles, comme de l’herbe.

Les augmentations qui modifient la biologie dans le domaine des capacités mentales

Les armées disposent d’ores et déjà d’un grand nombre de psychostimulants comme l’alcool, largement utilisé pendant la Première Guerre mondiale, les amphétamines, largement utilisées par l’armée allemande entre 1939 et 1945, et les divers dérivés d’opiacés, largement utilisés par les soldats américains pendant la guerre du Vietnam. Des travaux ont lieu actuellement pour utiliser la neurostimulation électrique afin de faciliter la prise de risque ou de décision. Il est également possible d’augmenter les capacités intellectuelles en accélérant les processus d’apprentissage. Une autre piste est la création d’interfaces biocompatibles permettant de transférer des données du cerveau vers des appareils électroniques. Enfin, la facilité avec laquelle les manipulations génétiques sont aujourd’hui possibles et la connaissance grandissante des divers gènes impliqués dans l’intelligence et la mémoire vont en toute logique encourager les expérimentations dans ce sens.

Les trois domaines de risques

Les diverses formes d’augmentation comportent chacune des risques spécifiques qui impliquent trois domaines : juridique, éthique et psychologique.

Les risques dans le domaine juridique

Actuellement, les augmentations ne sont pas censées constituer des armes dans la législation qui régit les droits et les devoirs de la guerre. Mais, à partir du moment où le cerveau commande directement des appareils électroniques, le corps augmenté peut être considéré comme une machine et devient un site légitime de hacking pour l’ennemi. Le soldat augmenté, qui associera de plus en plus des caractéristiques humaines et des caractéristiques liées aux différents objets technologiques incorporés, sera-t-il considéré comme un humain, ou bien comme une arme ? Il existe là un risque d’échappement au droit international sur les armes.

Les risques dans le domaine éthique

Les risques dans le domaine éthique concernent deux domaines : la dignité humaine et la question des responsabilités. Commençons par la question de la dignité. Dans quelle mesure un sujet auquel on a changé un grand nombre d’organes et de fonctions reste-t-il lui-même ? Quelle sera la place de la liberté du soldat par rapport aux modifications destinées à le rendre plus efficace sur le champ de bataille ? Son libre consentement sera-t-il pris en compte pour des modifications dont les effets sont encore largement imprévus ? Sera-t-il nécessaire d’introduire un consentement informé en situation de combat ?

Une seconde série de questions concerne l’attribution des responsabilités. Par exemple, nous savons que les bêtabloquants peuvent provoquer une mort émotionnelle qui rend le soldat insensible au meurtre sans pour autant l’empêcher de commettre des crimes de rage. Qui sera responsable en cas de comportements inhumains d’un soldat augmenté ? Est-ce que ce sera le soldat lui-même, l’état-major qui a autorisé ou demandé l’augmentation, le médecin qui l’a réalisée ou encore le fabricant du produit ? Et faut-il prévoir un cadre éthique spécifique pour le soldat augmenté ou bien commencer à réfléchir d’ores et déjà à un cadre juridique général capable de régir l’ensemble des augmentations possibles, qui s’appliquerait à la fois où domaine militaire et au domaine civil ?

Les risques dans le domaine psychologique

Les risques dans le domaine psychologique concernent la façon dont le soldat transformé devra gérer ses propres modifications. Ces risques sont évidemment différents selon qu’il a été transformé par du matériel dont il se sépare à la fin des combats ou bien par des modifications internes qui continuent d’être actives en lui, soit pour lui conférer des pouvoirs particuliers, soit pour générerdes séquelles.

 

Les risques psychologiques liés à l’utilisation d’outils externes

Ce sont des risques liés à la relation que l’homme entretient avec les objets dont il est proche. Ils sont d’autant plus grands que ces objets peuvent lui sauver la vie, ce qui est évidemment extrêmement important pour des soldats engagés sur un champ de bataille 5.

Le premier de ces risques consiste dans la tentation, pour tout humain confronté à une machine qui lui vient en aide, de développer des liens d’attachement si forts qu’il peut se comporter avec elle comme avec un humain, voire oublier qu’elle n’éprouve ni sentiments ni souffrances. Une telle attitude a été observée chez des soldats américains en charge de robots démineurs PackBot en Afghanistan et en Iraq. Certains d’entre eux sont allés jusqu’à demander que les honneurs de la guerre soient rendus à leur robot détruit pendant les combats, d’autres ont exigé que leur robot endommagé soit réparé sans accepter qu’une machine équivalente du même modèle leur soit fournie en remplacement, et nombre d’entre eux se sont retrouvés déprimés après des dommages subis par leur machine qui était devenue pour eux l’équivalent d’un compagnon de combat. Cette situation a été jugée assez préoccupante pour que l’état-major décide que de tels robots, qui pourraient par ailleurs être parfaitement capables d’accompagner les soldats dans leurs divertissements, comme de jouer à des jeux avec eux, soient strictement réservés au terrain militaire. L’objectif est d’éviter, autant que faire se peut, la création de liens de familiarité qui pourraient pousser un jour un soldat à mettre sa propre vie en danger pour sauver un robot.

Un second risque consiste, pour un soldat parfaitement aidé par un robot compagnon, de prendre l’excellente relation qu’il a avec sa machine pour un modèle possible de relation avec ses compagnons humains. Les capacités d’obéissance, de précision et de régularité du robot peuvent alors être mises en avant aux dépens des capacités d’initiative du soldat, parfois tellement importantes sur le terrain. Le robot peut alors être érigé en modèle pour l’homme.

Les risques psychologiques liés aux modifications internes

Ces risques concernent la perception de soi, avant le combat et pendant celui-ci, puis le retour à la vie « d’avant ». Comment le soldat augmenté se considérera- t-il lui-même et comment sera-t-il considéré par les autres ? Cinq situations sont concernées par ces risques.

Le soldat augmenté avant le combat

Un soldat augmenté acceptera-t-il des ordres d’un chef non augmenté ? Comment sera-t-il perçu par ses camarades qui ne l’ont pas été ? Sera-t-il vu comme un surhomme enviable, comme une créature hybride aux pouvoirs inconnus, donc potentiellement dangereuse, ou comme un esclave soumis qui a accepté que des technologies expérimentales puissent gâcher sa vie ? Et comment sera-t-il considéré par sa hiérarchie ?

Dans une unité, tous les membres doivent-ils être augmentés ? Ceux qui ne veulent pas l’être vont forcément subir une pression psychologique importante du groupe, ce qui pose la question de leur liberté de décision. Et dans une unité dans laquelle seulement certains soldats sont augmentés, ceux-ci seront-ils considérés comme supérieurs aux autres ? Seront-ils exemptés de tâches de routine ?

Le soldat augmenté pendant le combat

Dans le combat, les soldats augmentés seront-ils mis de préférence aux autres dans des situations où les risques de blessures et de mort sont plus importants parce qu’on les saura plus résistants ? Du point de vue du soldat lui-même, le risque d’une explosion de toute-puissance ne doit pas être sous-estimé, le soldat augmenté pouvant être tenté d’utiliser ses super-pouvoirs de façon immodérée pendant le combat.

Le soldat augmenté après le combat

Comment les soldats augmentés géreront-ils l’après-coup des situations extrêmes ? Ne risque-t-il pas d’y avoir plus de syndromes post-traumatiques ? Et que faire des soldats modifiés d’une façon devenue « obsolète » ?

Le soldat augmenté fait prisonnier

Un soldat augmenté sera-t-il traité différemment que des soldats ordinaires par l’ennemi ? Bénéficiera-t-il de plus de considération pour ses pouvoirs ou bien, au contraire, devra-t-il faire face à plus de haine du fait des plus grands dommages qu’il a occasionnés ? Seront-ils perçus comme des êtres humains ou comme des armes perfectionnées ? Si un soldat augmenté ne perçoit pas la douleur, va-t-on le torturer autrement ? La législation internationale permettra-t-elle de retirer les implants des prisonniers de guerre pour les étudier, au risque de provoquer de graves dommages chez leurs porteurs ?

Le soldat augmenté au moment du retour à la vie civile

Comment seront envisagés les effets secondaires – éventuellement à long terme – des augmentations subies par les soldats augmentés ? Modifier par des prothèses ou des drogues les expériences sensorielles et motrices d’un sujet, c’est en effet affecter de très nombreux domaines : la mémoire et la construction de l’identité, l’intimité et le discours intérieur, le rapport à la solitude et à la sexualité, à l’espace, au temps, au deuil et à l’attente, et même le rapport à la culpabilité et à la honte 6. Si les modificationssont réversibles et que le soldat augmenté se sent perdre ses super-pouvoirs, comment en fera-t-il le deuil ? Et quel regard portera-t-il sur  les actes qu’il a commis pendant le combat ? Pensera-t-il que c’est lui qui les a accomplis ou un autre ? Le risque de suicide n’est pas à écarter.

Si les modifications sont irréversibles, il y aura inévitablement la tentation de les utiliser dans la vie civile. L’être humain reste en effet une créature fondamentalement irrationnelle et il peut être pour cette raison dangereux de lui donner des super-pouvoirs. Les conséquences d’un équipement externe, comme l’exosquelette de Iron Man, sont plus faciles à contrôler que celles d’une personnalité modifiée comme Captain America ! Il sera difficile d’éviter que ces technologies conçues pour la vie militaire se diffusent dans la vie civile.

Enfin, dans les deux cas, tout va dépendre de la façon dont le soldat augmenté se considérera lui-même, et sera considéré par son environnement. Trois possibilités sont envisageables. La première sera qu’il se considère – et qu’il soit considéré – comme bénéficiaire de l’augmentation. La deuxième possibilité sera qu’il se considère – et qu’il soit considéré – comme victime, notamment à cause du risque de développement de pathologies physiques et/ou mentales nouvelles. Enfin, la troisième possibilité sera qu’il se considère – et qu’il soit considéré – à la fois comme l’un et l’autre. Mais il pourra aussi se considérer comme victime tout en étant vu par ses proches ou par la société comme bénéficiaire. Ou le contraire !…

 

Conclusion

Nous voyons que plusieurs certitudes – et pas seulement militaires – qui semblaient acquises devront être remises en cause, notamment sur le courage, la liberté et la valeur donnée au pouvoir d’initiative. Que signifie le don de soi et l’héroïsme lorsque ces valeurs peuvent être la conséquence de changements médicalement contrôlés ? Un soldat augmenté est-il libre ou déterminé par ses augmentations ? Lorsque le pouvoir de contrôler complètement les comportements du soldat sur le terrain sera acquis, cela sera-t-il souhaitable ? Et, surtout, quelle qualité doit être valorisée dans les institutions militaires pour les soldats de demain : la capacité à se laisser transformer en un robot ou, au contraire, la capacité à improviser sur le terrain en fonction de situations que l’ennemi cherchera à rendre toujours plus imprévisibles ?

 

 

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Le recrutement face aux défis de la normalité, remise en cause par l’augmentation des performances

Général Benoît Chavanat,

Sous-direction du recrutement, DRHAT.

La légitimité du recruteur à s’exprimer sur les nouveaux usages visant à augmenter artificiellement les performances d’un individu s’imposera d’elle-même par la nécessité : le jour où un candidat « augmenté » postulera pour servir dans les armées, c’est au recruteur qu’il reviendra de décider s’il passe contrat avec lui. Cette occurrence n’est pas encore advenue en ce qui concerne l’armée de terre mais il convient de s’y préparer.

On aura tendance à adopter une position de principe favorable à l’étude des cas qui se présentent, car tout ce qui est techniquement possible pour augmenter la performance et qui répond au besoin militaire mérite attention et réflexion, sous réserve de l’estimation d’un bénéfice net et de son acceptabilité éthique. Mais peut-on tout accepter ? Doit-on revoir les critères d’évaluation de ceux qui s’intéressent à la carrière des armées ? Et, s’agissant du défi de la connaissance, comment identifier les capacités et les prédispositions d’un individu augmenté ? Comment même reconnaître ce qui procède de l’augmentation ?

Par essence, et surtout depuis la professionnalisation des armées, la chaîne recrutement de l’armée de terre représente un pôle d’observation de la jeunesse et de l’impact des transformations sociétales et technologiques sur son comportement. Elle établit des contacts avec plus de 100.000 jeunes chaque année, en évalue 25.000 et en recrute in fine 15.000. La profonde modernisation dans laquelle est engagée la fonction recrutement se justifie en grande partie par l’évolution du profil comportemental des candidats au recrutement. Si bien que le phénomène de l’augmentation, qui est certes d’une radicale nouveauté, ne constitue qu’une interpellation supplémentaire par rapport aux évolutions sociétales, si rapides par ailleurs. Nous savons d’ores et déjà que nous ne disposons pas de toutes les réponses, éthiques ou opérationnelles, qui doivent être élaborées par de multiples acteurs. Rien que dans le périmètre des armées, il convient d’associer les relations humaines (recruteur, gestionnaire, formateur) et l’employeur (forces terrestres, directions et services spécialisés). Mais le recruteur, en première ligne, doit se doter des outils pour répondre à ces défis.

Une réflexion utile sur le « candidat augmenté » impose donc de porter d’abord un regard juste sur ceux que nous recrutons aujourd’hui, puis d’identifier les défis que représente l’augmentation pour constituer les ressources humaines militaires de demain, et enfin de déterminer les actions concrètes à concevoir et réaliser sans tarder.

Les jeunes que recrute l’armée de terre en 2019 sont ceux qui correspondent à ses besoins. Leurs profils évoluent rapidement mais ils ne sont pas si différents de ceux d’il y a trente ans. Les invariants sont la qualité physique et des capacités cognitives stables. Le niveau scolaire a tendance à augmenter, en apparence car il est lié à la redéfinition du périmètre du bac. Et même si nous recrutons des diplômés des écoles les plus prestigieuses, 45% de nos recrues ne sont pas bacheliers, tandis que les non-bacheliers ne représentent que 20% d’une classe d’âge. Ces jeunes manifestent des attentes fortes. Hyperconnectés, ils sont prêts à beaucoup d’innovations, y compris sur leur propre corps. L’agilité dont ils témoignent est couplée à une forme d’exigence et d’impatience, qui les rend plus versatiles. Et, parallèlement, au travers des premiers mois dans la vie militaire, on constate une fragilité affective et émotionnelle croissante. En corollaire, la connaissance du monde militaire s’est amenuisée au fil du temps, notamment par la disparition des références familiales au service militaire, si bien que la nature des emplois et des compétences ainsi que les prérequis à l’engagement sont totalement méconnus.

Observateur et intégrateur de cette jeunesse, notre dispositif de recrutement, solide et performant, accueille, informe, évalue, sélectionne et oriente les candidats en les accompagnant pour répondre aux besoins propres à l’armée de terre :  des métiers qui évoluent, davantage technocentrés, des attentes fortes sur les aptitudes du soldat, qui devra être à la fois mieux protégé, plus agressif, plus mobile, plus autonome, mais également rustique tout autant qu’hier, apte à durer et donc résilient au plus haut point. Ces exigences, en partie nouvelles, fondent nos réflexions permanentes sur l’évaluation des aptitudes et des capacités détenues et vérifiables mais aussi des prédispositions à suivre une formation, un entraînement et un engagement poussés.

Enfin, sans sous-estimer les qualités et le niveau de performance très élevés de nos soldats, force est de constater que, dans aumoins trois domaines, leurs capacités sont encore trop altérées face aux exigences du combat moderne : une alimentation partiellement inadaptée, le manque de sommeil, le déficit d’activité physique. À cet égard, on pourrait considérer que l’intelligence artificielle doit être envisagée dès lors que les facultés humaines ont atteint leurs limites. Les jeunes n’y sont pas forcément prêts au moment de l’engagement mais le mode de vie qu’impose l’institution, notamment au moment de la formation initiale, doit permettre de modifier les comportements et de remédier à certaines insuffisances.

Dans ce contexte très évolutif, le recruteur militaire pose d’ores et déjà un regard singulier sur l’augmentation.

Il a d’abord une obligation éthique à regarder favorablement tout ce qui peut avantager l’accomplissement de la mission mais aussi la protection du soldat engagé en opérations. Cette obligation n’est pas exclusive d’autres impératifs éthiques. Mais, dans le contexte d’une montée aux extrêmes clausewitzienne, face à des ennemis potentiels eux-mêmes augmentés, la tentation sera forte de négliger ces impératifs.

Il convient également de distinguer l’augmentation préalable au recrutement, réalisée à l’initiative du candidat, et celle postérieure au recrutement, décidée par l’individu ou par l’institution elle-même. Car les problématiques diffèrent selon la configuration. Dans le premier cas, le recruteur devra identifier et évaluer l’impact de l’augmentation ; dans le second, il pourra amender l’équilibre des critères d’évaluation puisque la marge de progrès sur certains d’entre eux peut être décuplée en cas d’augmentation.

La question de la progressivité du changement interpelle : sera-t-on confronté à un « big bang » de l’augmentation ou bien les problématiques émergeront-elles progressivement, laissant le temps à l’institution de s’adapter, comme cela a été le cas avec les interventions correctives sur les yeux ?

L’un des défis sera le caractère non extensible des capacités actuelles d’évaluation. L’évaluateur médical, notamment, est une ressource rare. Pourra-t-on dédier les moyens nécessaires à l’identification et au traitement d’un champ de l’augmentation qui sera sans doute de plus en plus complexe ?

Par ailleurs, si l’augmentation revêt principalement une dimension individuelle, elle intervient ici dans des unités où la vie du groupe est primordiale : qu’importe, en effet, si un candidat voit ses capacités individuelles accrues si l’impact sur le groupe est négatif, notamment en termes de cohésion ? Cela rejoint la problématique de l’équité. Avec un accès à l’augmentation de certains, que restera-t-il de l’équité entre candidats ? Quelle équité à l’intérieur d’une unité ? Quelle équité entre unités si certaines sont augmentées et d’autres non ?

On pourrait être tenté de comparer l’augmentation du soldat avec celle du sportif, en se référant à l’effet du dopage sur l’athlète. Or les situations sont très différentes. Il ne s’agit pas de savoir si l’augmentation augmente des performances pour une épreuve donnée, dans un environnement contrôlé, à une date et à une heure programmées, mais il nous faut mesurer l’impact de l’augmentation sur la rusticité et sur la maîtrise de l’incertitude en opération. Nous devons connaître le lien entre augmentation et résilience.

Enfin, si performances physiques et cognitives sont nécessaires au soldat, la principale qualité attendue de lui, c’est le discernement. C’est le fameux concept du « caporal stratégique ». Savoir utiliser la force à bon escient est infiniment plus important que de courir un 100 mètres en un temps record. Aucune piste d’augmentation n’apparaît clairement dans ce domaine, autrement que par la formation morale.

De toutes ces réflexions sur l’augmentation, nous pouvons d’ores et déjà tirer des enseignements concrets et mettre en place des processus opératoires afin d’exploiter les opportunités tout en nous protégeant de dérives préjudiciables.

Pour les armées, singulièrement pour l’armée de terre, il convient d’instaurer une forme de pilotage du soldat augmenté, associant l’employeur, le gestionnaire et le recruteur. L’objectif est d’abord de discriminer ce qui ressort des individus avant le recrutement (quels citoyens augmentés ?) de ce qui relève de l’employeur militaire (quelle augmentation sommes-nous prêts à délivrer à nos soldats ?).

Ensuite, il s’agit de définir et de redéfinir constamment, au gré des expériences, les besoins et les limites de l’exercice, notamment sur les plans éthique et juridique. Cette démarche touche à la propriété des données, à la réversibilité des processus d’augmentation, aux risques imposés au « non-augmenté », à l’obligation statutaire d’augmentation.

Les critères à prendre en compte et les conditions du contrôle de l’augmentation devront être fixés avec précision. Comme cela se pratique déjà, mais sans doute à une cadence plus élevée, il faudra faire évoluer ce qui est admis au gré des augmentations techniques. La contribution de l’expertise médicale sera déterminante, notamment par sa capacité à évaluer l’apport pharmacologique, non thérapeutique, l’anthropotechnie.

Le dispositif de recrutement devra maintenir à un très fort niveau d’exigence la sélection sur des critères immatériels susceptibles de garantir la résilience du soldat : courage, dépassement de soi, rusticité, empathie, volonté, résistance au stress…Cette exigence impose le renforcement de l’expertise psychologique dans les processus de recrutement.

Le recruteur devra également se doter des outils permettant de prendre en compte les nouvelles questions posées au recruteur, relatives à l’impact possible de l’augmentation sur la vie du groupe. La personnalité des candidats devra être davantage évaluée sur la base d’observation des comportements individuels ainsi que sur des mises en situation de groupe.

Enfin, le système de recrutement ne sera performant que s’il dispose des outils de recueil et de traitement de la donnée, permettant de mesurer au plus vite l’impact de tel ou tel type d’augmentation sur la performance des recrues.

L’armée de terre, dans le recrutement de ses forces vives, ne saurait passer à côté de la chance que représente l’augmentation, ne serait-ce que pour épargner des vies de soldats au contact mais également pour économiser des effectifs. Pour autant, reflet de la nation, l’armée ne pourra définir son approche de l’augmentation indépendamment de la société. Elle sera une voix parmi d’autres dans l’élaboration d’une stratégie globale. Elle devra notamment bénéficier des résultats des « veilles informationnelles » relatives aux phénomènes d’augmentation observés chez les adolescents, par exemple les effets psycho stimulants procurés par des substances prescrites dans les cas de trouble déficitaire de l’attention et d’hyperactivité (TDAH).

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De pugnatoris trinitate
L’augmentation du combattant, d’une trinité à l’autre

Chef de bataillon Louis-Joseph Maynié,

Louis-Joseph Maynié a occupé les fonctions de chef de groupe, de chef de section et de commandant de compagnie au 1er régiment de chasseurs parachutistes. Durant une quinzaine d’années, il a eu l’occasion d’être projeté en République de Côte d’Ivoire, au Gabon, au Tchad, en Afghanistan ou encore au Mali. Il a été affecté comme instructeur de tactique aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan durant sa préparation du concours de l’école de guerre et sa collaboration avec le centre de recherche des écoles lui adonné l’occasion de prendre du recul et d’approfondir sa réflexion sur l’humain dans la guerre.

Notes

1.

Général David Richards, Taking The Autobiography, Headline Publishing Group, 2014.

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2.

Christian Malis, Guerre et Stratégie au XXIe siècle, Fayard, 2014.

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3.

Benoît Durieux, Relire De la guerre de Clausewitz, Economica, 2005.

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4.

Voir Charles Ardant du Pic, Sur le combat, Hachette et Cie, 1880.

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5.

François Cheng, De l’âme, Albin Michel, 2016.

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Parmi les unités américaines les plus touchées par les syndromes dépressifs post-traumatiques se trouvent celles des pilotes de drones, lesquels ne quittent pas le territoire national, effectuant leurs actions coercitives à partir de bases implantées aux États-Unis. Cet état de fait met en exergue la nécessaire part d’humanité inhérente à la guerre : tuer à distance sans risquer sa propre vie expose les soldats à une forme d’incohérence interne, sorte de déséquilibre moral qui se traduit par ces dépressions. Il est alors paradoxal de constater que les grandes nations, au fait de ce phénomène, envisagent toute fois de l’étendre à leurs combattants de terrain, en modifiant leur nature périphérique via l’augmentation technologique, ce qui ne peut être sans répercussion sur leur nature profonde.

Cette démarche s’inscrit dans un contexte influencé par la notion de « guerre zéro mort », idée qui a durablement et faussement marqué les esprits occidentaux, ainsi que l’a écrit sir David Richards, ancien chef d’état-major britannique, soulignant que « c’est la plus grande faute des politiques d’avoir fait croire à la population qu’une guerre moderne bien menée se traduit par zéro mort 1 ». L’évolution des mentalités a modifié le regard porté sur la mort du soldat au combat. Ce dernier « est passé du statut de héros au statut de victime », ainsi que l’explique Christian Malis 2. Beaucoup voient en la technologie le moyen de s’approcher de l’idéal zéro mort, mais nos épaules encore lourdes des cercueils de nos camarades démontrent l’illusion que nourrit cette idée.

Traiter de l’augmentation du combattant pourrait se limiter à mettre en relation directe le sujet (le combattant) avec l’effecteur (l’industrie), mais ceci équivaudrait donc à en ignorer le contexte global, lequel est primordial pour répondre à la question fondamentale : quelles augmentations pour les soldats de France ?

Dans cette question, le mot « France » est capital. Au-delà de la nationalité du sujet de l’augmentation, il signifie que celui-ci appartient à une sphère culturelle, à un système politique et à un corpus de valeurs. L’histoire de France est concourante à l’avènement des systèmes politiques composant l’Occident, qui voient en leurs militaires des citoyens ayant renoncé à une partie de leurs droits pour servir la nation et ses valeurs. Ce corpus de valeurs évolue dans le temps, en s’accordant notamment avec les progrès technologiques et une sécularisation qui a introduit un relativisme brouillant les repères éthiques qui permettent d’arrêter des choix clairs. Il convient alors de prendre en compte la question de l’augmentation des combattants dans sa pleine acception : parmi les développements techniques que propose l’industrie, quels sont ceux qui peuvent augmenter les capacités des soldats afin de pallier leurs déficiences sur le champ de bataille et leur garantir une efficacité accrue, tout en respectant leur dignité humaine, sans les rendre insensibles au contexte humain du combat et sans générer des procédures qui pourraient distordre les principes que ces mêmes soldats défendent, au risque de bouleverser leur conscience ? Pour tâcher de répondre à cette interrogation, il convient de décrire en premier lieu la démarche de recherche de l’augmentation comme étant duale : d’une part, le combattant (soldat et hiérarchie) cherche lui-même à s’augmenter en adaptant ce que l’entourage concourant lui propose ; d’autre part, l’entourage concourant (chercheurs, industrie, politiques) cherche à l’augmenter en lui proposant des technologies modernes. Cettedualité permet alors d’examiner l’augmentation sous les deux approches ainsi déterminées.

L’entourage augmentant : De nova trinitate

La première approche de l’augmentation consiste en l’utilisation d’un prisme d’analyse bien connu des stratèges, celui de l’étrange trinité de Clausewitz, qui a parfaitement décrit l’importance des trois sphères qui concourent à la guerre, la population, le gouvernement et l’armée. Ainsi que l’explique le général Durieux, « les gouvernements négocient par le biais rationnel de la diplomatie, les forces armées par celui du champ de bataille où elles incarnent la détermination du corps politique. Les sociétés confrontent leurs passions et valeurs via leur adhésion et leur soutien envers les deux autres sphères 3 ».

L’étrange trinité clausewitzienne permet de structurer le cadre général de l’augmentation du combattant. Chacune des sphères doit y contribuer de façon ordonnée pour préserver au sein de la guerre ce qui en fait une activité de l’homme, à savoir la nature humaine elle-même, laquelle pourrait être sujette à modification pernicieuse via une augmentation qui ne serait pas orientée et soumise aux principes supérieurs d’humanité.

Le sujet : le combattant et la hiérarchie militaire

Il est du ressort des armées d’exprimer leurs besoins en prenant en compte les retours des opérateurs de terrain, de les affiner grâce aux avis des spécialistes, puis d’en faire des demandes réalisables. De même leur faut-il être des interfaces proactives avec le milieu industriel afin d’examiner ses innovations et en penser les applications dans la guerre. Ils assurent donc la confrontation de l’offre et de la demande pour cibler les produits adéquats, passés aux cribles des effets    à obtenir, des capacités financières et des critères éthiques de l’action armée, notamment les principes d’humanité et de proportionnalité, posant ainsi des limites à l’augmentation.

L’entourage concourant : l’industrie de défense et d’innovation française

Dans un contexte d’économie de marché mondialisée, les entreprises françaises doivent conserver une approche propositionnelle et axer leurs recherches et les budgets afférents dans des directions qui déboucheront sur des produits efficaces, exploitables et correspondants aux critères éthiques du métier des armes. Il convient toutefois de relativiser ce point de vue parce que l’innovation civile a parfois des applications inattendues dans le milieu militaire. Dans ce registre, les armées comme l’industrie ont nettement progressé depuis le conflit afghan dans l’objectif de permettre l’acquisition en boucle courte de matériels.

L’entourage dirigeant : l’appareil politique

Comme le préconise Clausewitz, les responsables politiques ne doivent pas rentrer dans les détails pratiques de l’augmentation ; c’est le rôle de la sphère militaire, en revanche il leur revient d’en donner la direction, à l’aune des principes qu’ils incarnent de par leur position dans l’appareil étatique. Ceci est d’autant plus vrai en France, où le président de la République est le chef des armées.

Les responsables politiques ne peuvent donc être indifférents à la façon dont leurs soldats pourraient être atteints dans leur nature profonde, au risque d’impacter leurs agissements sur les théâtres d’opérations. Il ne s’agit pas d’irénisme politique mais de la prise en compte du « caporal stratégique », c’est-à-dire un personnel militaire de petit niveau tactique à même de discréditer l’action de la force par des agissements médiatisés non conformes aux préceptes défendus.

Sous un autre aspect, les augmentations peuvent poser problème en fonction de leur durabilité lorsque, rendu à la vie civile, le soldat redevient un simple citoyen, déchargé des droits et devoirs qui les justifiaient.

L’environnement de cette interaction trinitaire : peuple et transhumanisme

L’augmentation du combattant ne peut être abordée sans évoquer le transhumanisme, car les technologies appliquées au soldat sont souvent directement corrélées à celles qui se développent dans le cadre de la pensée transhumaniste, laquelle rejette les imperfections et les limites de l’homme pour tâcher de lui faire atteindre une sorte de bioperfection grâce aux technologies et aux sciences modernes de tous ordres.

Cette idéologie se décline d’ores et déjà en applications pratiques. Elle se rapproche de l’augmentation par une convergence à la fois technologique, car sont ici concernées toutes les technologies qui peuvent améliorer les capacités physiques et intellectuelles humaines, mais aussi idéologique, car il est considéré que l’amélioration de l’homme passe essentiellement par des apports extérieurs et, aspect trop souvent éludé, par ce qui peut provenir de son for interne. Elle s’en distingue par une divergence structurelle, car c’est la hiérarchie militaire qui travaille à l’augmentation des soldats situés aux petits échelons hiérarchiques avec une part du budget de l’État et un contrôle afférent. Existe aussi une divergence éthique : l’augmentation du soldat vise à son amélioration dans la guerre, qui reste un mal nécessaire à la protection de ses concitoyens, et poursuit donc un bien commun, et non un bien individuel.

La distance physique du chef militaire avec le champ de bataille augmentant avec son niveau de responsabilité, la distribution technologique liée à l’augmentation du combattant n’est pas corrélée à l’élévation hiérarchique. Aux échelons de planification et de conduite des opérations revient la part la plus importante des technologies d’aide à l’analyse et à la décision. Ainsi, dans la sphère militaire, cette répartition des moyens est-elle ordonnée aux fins opérationnelles des différents niveaux. Cette caractéristique de l’augmentation du soldat la différencie notablement du transhumanisme.

Ces considérations amènent à examiner l’augmentation sous le second angle défini en introduction, celui de la démarche du combattant envers son entourage.

L’augmentation personnelle : De humana trinitate ad bellum

Il s’agit ici d’approcher les besoins de cet « humain dédié à la guerre » en recherchant l’approche la plus large de son être. Cette démarche est primordiale, car s’attacher à définir la part de l’homme dans la guerre amène logiquement à définir certaines limites de l’augmentation.

Quels que puissent être les moyens dont il dispose, c’est bien l’homme qui fait la guerre, en poursuivant un but défini par le groupe humain auquel il appartient. Cet être humain originel, plongé au cœur d’une guerre ultratechnologique, pourrait à l’avenir passer au second plan derrière des machines atteignant de fantastiques degrés d’autonomie, voire disparaître, du fait des modifications les plus invasives. Ce risque de déshumanisation, bien que réel, est malgré tout limité par deux facteurs :

  • les machines, quel que soit leur degré d’autonomie, n’effectueront jamais que la volonté des hommes qu’elles servent;
  • les conflits récents ont remis en lumière l’asymétrie morale qui se fait jour lorsque des hommes exposent leur poitrail face à des machines. Elle repose sur un élément intrinsèque à la nature humaine dont les machines ne disposeront jamais : le courage. Ce dernier répond à la peur, dont Charles Ardant du Picq a détaillé la prégnance sur le champ de bataille 4. Le courage ne trouve son origine ni dans la raison pure ni dans les instincts corporels car, face à la mort, raison et instinct commandent la fuite.

Il y a donc là matière à approfondissement. En effet, le soldat augmenté pourrait être considéré comme le compromis idéal résolvant ce dilemme technologique. N’étant pas un robot et pouvant perdre la vie sur le champ de bataille, il permettrait toujours d’y incarner la volonté politique. Sous la dénomination simple de « soldat » réside cependant toute la complexité de la nature humaine, laquelle a fait éclore de tout temps des gestes fantastiques et des héros improbables.

Une vision de la nature humaine : De humana trinitate

L’agir d’un combattant s’inscrit résolument et exclusivement dans l’action collective. Seul, il ne peut rien et ne vaut pas grand-chose sur un champ de bataille. Au plus petit échelon tactique, le groupe, pion de base composé d’une dizaine de combattants, tire saforce du collectif. La force du groupe se mesure à celle de son élément le plus faible.

C’est bien dans cette logique qu’un soldat cherche à se dépasser et à s’augmenter, afin d’apporter sa force au collectif. Cette augmentation dépasse largement l’aspect physique, pour s’étendre à l’aspect intellectuel et, surtout, à celui de la force morale. Toute l’aisance dont bénéficie l’individu est alors donnée au bénéfice du groupe, lequel en retour lui assure un supplément d’âme.

L’écrivain François Cheng, de l’Académie française, n’a pas vécu la vie de soldat, mais a connu les horreurs de la guerre dans la Chine qu’il fuyait. Dans certains de ses écrits, il porte un regard élargi sur la personne humaine, en rappelant un concept quelque peu oublié par l’Occident et pourtant primordial dans l’étude du soldat augmenté : « L’idée de l’âme tend à s’effacer de notre horizon, pour ne subsister que dans des expressions toutes faites que la langue nous a conservées : “en mon âme et conscience”, un “supplément d’âme” […]. Pour désigner la réalité que le mot “âme” avait charge de couvrir, on a recours à une série de termes toujours plus nombreux et mal définis […] On [use] d’expressions telles que “paysage intime”, “jardin secret” […] Devant cette avalanche de notions ou concepts, le quidam moderne se sent perdu. L’unité de son être est rompue. Il le perçoit comme un ramassis d’éléments disparates arbitrairement collés les uns aux autres, une figure fragmentée, bardée de références qui ne renvoient pas à une vraie unité personnelle. […] À y regarder de plus près toutefois, force nous est de constater que ce corps vivant est constamment animé, c’est-à-dire qu’en lui quelque chose est animé, et que, dans le même temps, quelque chose anime. Ce que les Anciens désignent par le binôme animus-anima. […] En chaque être particulier, l’animus est régi par l’anima. Cette dernière est la marque de son unité et de son unicité. Là encore, toutes les pensées traditionnelles lui donnent un nom particulier désignant une entité identique : l’Âme. […]

Corps et âme sont solidaires, c’est une évidence. Sans âme, le corps n’est pas animé ; sans corps, l’âme n’est pas incarnée. […] L’âme est en nous ce qui nous permet de désirer, de ressentir, de nous émouvoir […] et, par-dessus tout, de communier par affect ou par amour. […] L’esprit est en nous ce qui nous permet de penser, de raisonner, de concevoir, d’organiser […] et, par-dessus tout, de communiquer par échange. […]

Comment ne pas affirmer sans plus tarder le principe ternaire qui régit le fonctionnement de notre être, principe justement incarné par la triade corps-âme- esprit ? 5 »

L’intérêt de ces extraits réside dans l’idée qu’ils introduisent : l’être humain peut être considéré sous l’aspect de cette triade que nous décrit François Cheng. Examinons ce que cela implique dans le cadre de l’augmentation.

La trinité humaine dans la guerre : De humana trinitate ad bellum

Notes

6.

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], PUF, coll. « Quadrige », 1984, p. 331.

+ -

7.

Voir Vincent Guérin, « Vers une “augmentation morale” du soldat ? », iatranshumanisme.com, 8 avril 2019.

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8.

Hélie de Saint Marc, préface au livre du général Benoît Royal, L’Éthique du soldat français. La conviction d’humanité, 2e éd., Economica , 2011.

+ -

9.

Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1103a (livre II, 1), Richard Bodeüs, GF Flammarion, 2004, p. 99.

+ -

10.

Voir Gérard Chaput, Christian et Guillaume Venard, La Densification de l’Être. La Densification de l’Être. Se préparer aux situations difficiles, Pippa Éditions, 2e éd., 2017.

+ -

Appréhendé sous l’aspect trinitaire décrit par François Cheng, le combattant recèle un équilibre subtil qui doit être préservé pour lui conserver sa pleine humanité. Son augmentation doit donc se faire dans le respect de cette complexité, en dépassant le cadre de l’immédiatement perceptible, c’est-à-dire l’aspect physique, le corps (σώμα), et l’aspect psychologique, l’esprit (πνευμα), pour tendre à cet équilibre interne. Ce dernier repose sur la densité de son âme (Ψυχή), laquelle est intrinsèquement liée aux expériences vécues par le corps et l’esprit. Nombre de philosophes, dont Aristote, saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, font de l’âme le siège de l’intention et de la volonté. Or, nous l’avons vu, la guerre repose sur la réalisation d’une intention et nécessite une grande volonté pour vaincre la peur. Vouloir augmenter un soldat en ne prenant en compte que son esprit et son corps revient donc à vouloir augmenter les périphériques, sans leur faire correspondre une nouvelle dimension de l’âme nécessaire à ces facultés augmentées. Or, comme le soulignait le philosophe Henri Bergson, « le corps agrandi attend un supplément d’âme 6 ».

Nombre de combattants de tous grades ont expérimenté cette réalité lors d’entraînements très poussés qui leur ont permis de découvrir que les faiblesses du corps peuvent être dépassées dans un premier temps par la force de l’esprit, puis, quand ces forces paraissent anéanties, par la puissance de l’âme, qui vient insuffler un élan jusqu’alors inconnu. Ils ont pu aussi la percevoir lors d’opérations exigeantes qui ont puisé dans leurs réserves physiques, physiologiques et psychologiques, à tel point qu’atteignant un degré d’épuisement conséquent, ils ont connu les affres de la dépression. Ils n’ont fait au demeurant que découvrir à leur tour ce que des générations de guerriers ont vécu avant eux, comme le Berserker, guerrier viking entré dans un état de fureur sacrée le rendant surpuissant, ou l’obusite des poilus de 14-18.

Au Mali, alors que notre base venait de subir une attaque de véhicule-suicide, un de mes parachutistes, rendu sur la zone jonchée de cadavres, fut quasi instantanément frappé de catatonie. Lorsque la situation fut revenue à la normale et que nous pûmes nous occuper de lui, les événements qu’il ressassait en boucle n’avaient rien à voir avec la journée : il ne parlait que des morts d’Afghanistan, traumas qu’il avait intériorisé durant quatre ans.

Un soldat cherche donc rapidement à s’augmenter individuellement, dès lors qu’il a appréhendé les exigences de la guerre et le risque d’y perdre la vie :

  • d’un point de vue pratique, le combattant va chercher à optimiser son action sur le terrain en s’équipant de matériels toujours plus performants, grâce aux évolutions technologiques à sa portée financière. Dans ce registre, il bénéficie au moins de l’équipement de base délivré par les armées. Le combattant Scorpion est mieux équipé que le soldat des forces spéciales de la fin des années 1990 ;
  • d’un point de vue physique, le combattant va chercher à gagner en souplesse en agilité et en puissance par l’exercice Ayant atteint ses limites naturelles, il peut tenter d’utiliser des produits de type protéines, créatine, voire certaines hormones pour les plus téméraires ou les moins réfléchis. Dans ce registre, il bénéficie au moins de la structure de formation que fournissent les armées dans le cadre de l’éducation physique et sportive ;
  • d’un point de vue intellectuel, le combattant va chercher à maîtriser au maximum les connaissances intellectuelles nécessaires au bon déroulement du combat, en fonction de son niveau de responsabilité. Il cherchera alors éventuellement à prendre des produits favorisant la concentration pour doper son cerveau. Dans ce registre, il bénéficie au moins de l’encadrement professionnel des armées, qui forment elles-mêmes leurs personnels à chaque étape de leur carrière ;
  • d’un point de vue psychologique, le combattant va affronter de nouveaux et puissants facteurs de stress. Il va devoir épaissir sa cuirasse psychologique pour rendre familiers ces facteurs et abaisser son niveau de stress. Dans ce registre, il bénéficie au moins de l’accoutumance par la formation, de l’expérience de ses anciens, mais aussi de l’accompagnement des spécialistes en psychologie dont les armées se sont dotées. Dans le cas du syndrome post-traumatique de mon parachutiste au Mali, une prise en compte rapide a montré son efficacité. Débriefé par le docteur le soir même, parti le lendemain à Gao, rapatrié le surlendemain en France, il fut soigné immédiatement par des spécialistes. Six mois plus tard, il reprenait ses fonctions dans l’unité et, un an plus tard, ayant récupéré l’intégralité de ses aptitudes, il accédait à des responsabilités supérieures ;
  • d’un point de vue métaphysique, le combattant va découvrir par lui-même l’existence de cette force intérieure qu’il ne pouvait solliciter dans le confort d’un pays développé. Dans les tourments de l’âme et les combats intérieurs que provoquent la proximité de la mort et les rudesses de la vie du soldat en opération, il découvrira des trésors de volonté insoupçonnés. Dans ce registre, il est livré à lui-même, sauf si, relevant d’une religion, il se tourne vers un aumônier militaire. Un homme voulant faire passer sa pratique du métier des armes au niveau de l’art se confronte donc en permanence à ses propres limites. Il peut parvenir ponctuellement à des pics d’excellence, sorte d’état de plénitude professionnelle, qui instille un certain sentiment de puissance, lequel peut être très grisant. Or la sagesse antique mettait déjà en garde contre la tentation de l’hubris (ὕϐρις), expliquant qu’un homme qui cherche à s’élever de façon inconsidérée au-dessus de sa nature risque un dur retour à sa réalité humaine par la Némésis (Νέμεσις).

Comment ne pas voir dans le cas des pilotes de drones américains une illustration de ce concept ? Investis du pouvoir de donner la mort d’un simple mouvement de doigt à des dizaines de leurs semblables vivant aux antipodes, ils expérimentent au travers des syndromes dépressifs qui les frappent autant de Némésis qui mettent en lumière la disproportion entre la puissance qui leur est attribuée et leur capacité à l’assumer.

Cette mise en garde, qui concerne en premier lieu le soldat, sujet de l’augmentation, doit fort évidemment interpeller ceux qui concourent à l’augmenter. En effet, ce processus se voit démultiplié par les capacités qu’offre, à l’échelle d’un État, la multiplicité des intervenants capables de doper les capacités humaines. Ceci accroît le risque de son anéantissement, qui peut aussi bien être intérieur, s’il entre dans une dépression pouvant aller jusqu’au suicide, qu’extérieur, si le sentiment démesuré de sa propre puissance le conduit à la mégalomanie et à l’oppression de ses semblables.

Pistes de réflexions

À l’aune des réflexions précédentes, il est possible d’exprimer quelques formules conclusives qui, à défaut de donner la solution idéale en matière de préservation de l’humain dans le cadre de l’augmentation, peuvent tout du moins en esquisser un cadre.

Appréhender l’homme dans la plénitude de son être

En premier lieu, il faut donc considérer la personne à augmenter dans sa globalité, sans rien omettre de ce qui le compose. Il s’agit donc d’augmenter tout à la fois le corps, l’esprit et l’âme.

La force morale des combattants est au cœur de leurs actions sur le terrain des combats. Ainsi est-elle au cœur du sujet. C’est d’ailleurs l’un des facteurs de supériorité opérationnelle retenus par l’armée de terre.

La première des augmentations est donc l’augmentation intérieure. Elle s’obtient via plusieurs axes de travail, dont le premier est la formation des soldats à la résilience dans des conditions dégradées et face à la violence. Pour les citoyens de nos sociétés occidentales aseptisées, où la perception de la violence est faussée et la mort évacuée au maximum, cela passe par un véritable apprentissage, que les générations précédentes faisaient naturellement dès le plus jeune âge.

L’humain au centre, les moyens technologiques en périphérie

En aucun cas cette augmentation morale ne peut se faire de façon artificielle par des moyens technologiques. C’est pourtant la thèse que soutiennent certains chercheurs de l’université d’Oxford 7. Songeant aux propos du président Poutine qui envisage un soldat capable de guerroyer « sans compassion » – donc sans humanité – grâce à la science, on ne peut que constater le danger que comporte cette approche. Il est donc primordial de s’en défier, en considérant que le respect de la nature humaine des combattants est le facteur limitant de toute application technologique et, par conséquent, que tout ce qui est éthiquement acceptable est techniquement discutable, et non l’inverse. Toute augmentation doit être accompagnée et surveillée.

Agir en homme de réflexion

Les progrès de l’humanité résident dans la transmission d’une sagesse apprise et transmise génération après génération. Dans le défouloir de passions que constitue la guerre, le combattant doit acquérir un contrôle de lui-même.

Depuis l’antiquité, les philosophes conseillent de « s’appliquer en toute chose à garder le juste milieu ». Cette recherche d’un équilibre intérieur ne peut s’obtenir qu’en se contraignant soi-même pour contrôler ses pulsions mauvaises et faire s’épanouir ses bonnes aspirations.

Dans ce registre, il m’est arrivé plusieurs fois d’être en droit de tuer, mais de retenir le feu et de résoudre autrement une situation tendue, que facilitent les missions d’interposition et de mentoring. Cette retenue du feu est ardue car, face à la violence, la destruction est une solution simple et efficace qui peut tendre à la pulsion. C’est d’ailleurs à sa maîtrise du feu que l’on reconnaît la qualité d’une troupe.

Ceci est donc d’autant plus important pour un combattant, car « la guerre exaltera toujours en l’homme ce qui en lui, relève de l’ange, ses ressorts les plus nobles, le courage, le mépris de la mort et ce qui relève de la bête, ses instincts bestiaux, la peur, la lâcheté. C’est un combat intérieur 8 ».

La maxime latine « In medio stat virtus » (« La vertu se tient au milieu ») exprime bien de quoi il s’agit ici, expression dans laquelle le mot virtus exprime à la fois la vertu et le courage. Elle concerne donc la part de l’âme dans laquelle l’homme puise sa volonté et son courage. Cette part peut s’augmenter puisque, selon Aristote, la vertu intellectuelle résulte en grande partie de l’enseignement et la vertu morale est le fruit de l’habitude 9. Vouloir guérir les mauvais penchants ou les faiblesses de l’humanité par des formules chimiques et autres subterfuges revient donc à oblitérer la virtus-courage qui sert le combat intérieur et permet progressivement de parvenir à la virtus-vertu.

Réfléchir en homme d’action

Ce combat intérieur peut se voir soutenu par une formation à une forme de philosophie pratique, adaptée aux contingences du métier des armes, afin de donner à l’âme des défenseurs de la nation l’épaisseur nécessaire pour affronter la réalité de leur métier, à tous niveaux hiérarchiques. Il s’agit alors de guider les questionnements individuels qui ne manquent pas de survenir lorsqu’il faut affronter la mort, lorsqu’il faut la donner, lorsqu’il faut résister à l’appel de la violence et à l’esprit de vengeance mais aussi, plus prosaïquement, lorsqu’il faut remplir les besognes parfois peu exaltantes qui contribuent au bien commun des collectivités que sont l’armée et la nation.

Ce type de formation est appréhendé par la formation au comportement militaire (FCM), mais cette dernière ne fait que l’effleurer, car elle ne répond pas aux questions profondes, voire existentielles, du soldat. Il s’agit de trouver une approche générale et laïque qui aide chacun à parvenir fameux « Connais-toi toi-même » (Γνῶθι σεαυτόν). Dans ce registre, il existe des approches concrètes de cette méthode d’augmentation intérieure du combattant. L’une des plus notables et des plus récentes est appelée « densification de l’être 10 ».

En parvenant à une conscience aiguë de son intégrité spirituelle, le combattant sera à même d’accepter les augmentations qui touchent à son corps et à son intellect, percevant mieux leur portée et acceptant l’idée d’une temporalité courte qui le verra revenir à son état initial. Il sera de surcroît plus fort et plus stable face à la violence et à la mort, ce qui constitue une augmentation à part entière et devrait permettre d’éviter la bascule d’un individu vers un état psychologique dangereux pour lui-même ou pour ses semblables. La France pourrait ainsi donner l’exemple d’une application des technologies dans la guerre et à l’homme de guerre qui respectent les grands principes qu’elle promeut.

5

Comment adapter le monde médical militaire à la pression sociale civile et aux nouveaux usages ?

Nicolas Zeller,

Conseiller santé du GCOS, SSA.

Notes

1.

Hubert Lyautey, « Du rôle social de l’officier », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1891, LXIe année, troisième période, tome CIV, p. 456.

 

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2.

Cité in Louis-Auguste, Dauphin (Louis XVI), Réflexions sur mes entretiens avec le duc de La Vauguyon, suite du VIe entretien, GarnierFrères, 1851, p. 17.

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La tension entre la dictature du résultat et l’obligation de moyens au profit de l’augmentation des performances est aujourd’hui telle que, à l’image de ce qui se déroule dans le monde civil, le médecin est souvent sollicité. Mais faut-il voir la performance du soldat uniquement sous l’angle de ses capacités physiques et intellectuelles ? Autrement dit, quelle guerre a été remportée uniquement par supériorité technique ou physique ? Probablement aucune. Elles l’ont en revanche toutes été grâce à la volonté de vaincre, grâce à la capacité d’une nation à accepter et à surmonter les horreurs de la guerre et aux capacités de certains chefs militaires à mener des hommes au bout d’eux-mêmes. En somme, victoire semblerait rimer avec volonté de vaincre et transcendance. Car derrière chaque armure, un cœur bat et une âme vit : ceux d’un homme qui a décidé de mettre sa vie (rien demoins que cela !) au service de son pays et du bien commun, pour une cause qui le dépasse. À moins que derrière tout cela se tapisse dans l’ombre la question de l’ego et du plaisir personnel. C’est donc un triptyque qui permet à l’homme de tenir debout avant d’envisager que seul l’exosquelette le fasse. Ces trois piliers fondamentaux, socle solide et dense sur lequel l’homme doit s’appuyer, sont le corps, l’âme et l’esprit. Le corps et l’esprit sont aujourd’hui choyés au détriment de l’âme dont les soubresauts sont repoussés dans la sphère privée des soldats, sphère laissée en jachère par le soldat lui-même et par l’institution qu’il sert, pour une multitude de raisons. Quel paradoxe incroyable pour celui dont le métier lui fera inexorablement vivre avec la mort, l’horreur et la violence ! Notre soldat le perçoit-il véritablement avant d’y être confronté ? C’est donc bien là que naît le doute de celui qui, voulant la victoire, peine au moment d’y engager sa vie, doute qui peut aboutir à l’idée de l’augmentation des performances par le biais de la technologie. Non seulement source de difficulté, cet abandon, cause de profonds questionnements, touche les jeunes d’une génération délaissée, tentée, ultra sollicitée, paradoxale parfois, décrite souvent comme «liquide », alors que son engagement sous-entend une solidité à toute épreuve.

Ce thème est apparu brutalement il y a quelques années et envahit le monde militaire. Toutes les nations se dotent de programmes d’augmentation des performances humaines : THOR3 (Tactical Human Optimization and Rapid Rehebailitation and Reconditioning) chez les forces spéciales de l’US Army, OPF2 (Optimizing Performance Force and Family) chez les forces spéciales canadiennes ou encore POTFF (Preservation of the Force and Family) dirigé par l’US Special Operation Command et particulièrement mis en œuvre auprès des forces spéciales de l’US Navy. La composante forces spéciales de l’OTAN leur a emboîté le pas depuis l’an dernier, avec pour projet d’écrire une doctrine pour l’année 2019. Tous ces programmes, « copier-coller » les uns des autres, tentent d’agréger autour des soldats tout l’environnement nécessaire à la réussite de la mission : de la prévention des blessures liées à l’environnement à la réhabilitation en cas de blessure, à la stabilité émotionnelle, au bien-être familial, le tout à grand renfort de coaching sportif, de spécialistes du sommeil, de nutritionnistes, de psychologues, de médecins du sport et de chercheurs.

De ces programmes, nous identifions plusieurs écueils principaux particulièrement fragilisants :

  • le soldat n’est plus un soldat mais un « opérateur ». Il est un système d’arme. Il n’est plus véritablement humain et, comme il est réduit à un rôle de technicien de la guerre, il mérite à ce titre un environnement privilégié, à l’image du sportif de haut niveau ou d’une mécanique de précision. Il est déjà au stade de « prémachine » quand on le nomme « opérateur » ;
  • dans tous ces programmes, la performance physique est centrale. Si l’entretien des corps est un sujet aisé à traiter, force est de constater que le culte de la performance en général et du physique en particulier, occultant les vulnérabilités des individus, est un piège psychologique majeur ;
  • le sujet métaphysique, plus sensible mais néanmoins centrale lors de la confrontation à l’horreur de la guerre, est quasiment absent aujourd’hui des réflexions ;
  • le tout technologique envahit l’environnement du soldat. Si, dans certains domaines, l’apport de la technologie est bénéfique, notamment dès lors qu’elle ne modifie pas biologiquement ou génétiquement l’être humain, certaines techniques développées aujourd’hui dans le domaine biologique ou génétique civil pourraient s’imposer au monde militaire sous couvert de faciliter le métier des armes.

Dans une société qui cultive mondialement le culte du corps et qui entretient et nourrit, du monde civil au monde militaire, le diktat de la performance et du bien-être, tout cela n’a rien de bien étonnant. Encore faut-il être conscient, une amélioration en amenant une autre, que ce culte ne peut que mener inexorablement à la question de l’augmentation et à la course effrénée aux performances. Il est possible que tout cela n’aboutisse qu’à la déshumanisation de la guerre par étapes progressives – de l’exosquelette au robot –, repoussant l’humain le plus loin possible de ses doutes.

Si tout le monde s’accorde à dire que tout se joue autour de trois piliers, physique, métaphysique et psychique, timidement se confirme que l’importance qu’on leur accorde est bien déséquilibrée. Mais que manque-t-il dans toutes ses réflexions et quels en sont à ce stade les lacunes ?

La première d’entre elles est que le parallèle du soldat avec le sportif de haut niveau apparaît trop étroit. Les différences sont pourtant nombreuses et les peurs de ces deux individus sont singulières. S’il est nécessaire d’avoir autour du soldat une armada de spécialistes concourant à son action guerrière, cette armada ne doit pas se transformer en simili-coaching. Si la pratique est à la mode, la guerre et le métier des armes répondent à une tout autre logique. À la différence du sportif de haut niveau, qui acquiert une raison sociale par l’accomplissement d’une prouesse physique et de sa réussite sportive, le militaire, le soldat, le guerrier a, quant à lui, la vie à perdre et la mort à donner dans son engagement physique, technique et moral. La différence est somme toute notable. Le soldat n’a rien à gagner et tout à perdre individuellement et pour le seul bien commun. Réduire son action à une performance technique, voire booster cette performance par la technologie d’autant plus qu’elle serait intrusive, apparaît paradoxalement fragilisant. L’illusion du « facile » ne fait pas bon ménage avec la guerre. De notre point de vue, la recherche permanente de la performance physique et technique semble plus représenter un écueil qu’une opportunité réelle, et ce d’autant plus que certains comportements, addictifs ou dopants, perdurent. L’histoire militaire en est pleine : l’alcool est un excellent exemple, la Seconde Guerre mondiale et les amphétamines, la guerre du Vietnam et les opiacés ou la marijuana en sont d’autres. L’horreur de la guerre n’ira pas en s’améliorant et l’augmentation des performances n’y changera rien. Ne serait-elle pas même pire ? C’est dans ce sens que le coaching sportif atteint ses limites comme modèle pour le soldat. C’est le discours et la place du chef militaire qui doivent primer et donner du sens à l’action militaire.

Une deuxième lacune concerne aussi la place des chefs militaires. Nous devons l’aborder sous l’angle de leur rôle éducatif : si l’éducation est absente aujourd’hui de toutes ces réflexions, confiner nos soldats à n’être que des techniciens, n’est-ce pas faire abstraction d’une part importante de notre rôle de chef et d’officier ? Au début du siècle dernier, le maréchal Lyautey avait vu juste, le rôle de l’officier dans le domaine éducatif – au sens premier du terme (educare : élever, nourrir, avoir soin de…) – est central et son absence d’implication sur ce thème porteur de conséquences redoutables : « Aux officiers qu’on y appelle, qu’il soit demandé, avant tout, d’être des convaincus, des persuasifs, osons dire le mot, des apôtres, doués au plus haut point de la faculté d’allumer le “feu sacré” dans les jeunes âmes : ces âmes de vingt ans prêtes pour les impressions profondes, qu’une étincelle peut enflammer pour la vie, mais qu’aussi le scepticisme des premiers chefs rencontrés peut refroidir pour jamais 1. » Bien que ce rôle éducatif ait été mis à mal dans les trois dernières décennies, bien que le lien familial qui existait entre les anciens et les jeunes de par la conscription ait été largement étiré puis rompu, le rôle éducatif du chef militaire, officier ou sous-officier, abordant sans fard la question de la mort et de l’engagement est central et structure la performance des soldats. À la lecture de la phrase du maréchal Lyautey, comment ne pas penser aux poilus de Verdun et à l’esprit qui les animait au moment de sortir de la tranchée ? La volonté, certes, mais surtout le sens donné à l’action par le rôle éducatif des cadres. Cela pose la question de ce que l’officier ou le cadre peut enseigner à ses hommes afin qu’ils s’élèvent au-dessus du monde individualiste et libertaire, à mille lieues du monde de la guerre qui nécessite des guerriers à l’esprit de clan.

La troisième lacune, qui découle des deux premières, est l’absence de réflexion métaphysique : comment, sans réflexion métaphysique, philosophique, voire spirituelle, envisager de donner sa vie pour son pays ? Résumer l’engagement militaire à la performance physique et technique est de ce point de vue extrêmement réducteur. Dans une société qui nie la mort, qui nie le fait religieux et qui prône le bonheur et la vie à tout prix, rien de bien étonnant. Pour un soldat, l’engagement est cependant tout autre. À l’heure de la facilité et de l’immédiateté, à l’heure du jeu et du plaisir, quelle place pour la réflexion métaphysique ? Régler cette question par l’augmentation des performances peut être une réponse, mais soyons certains qu’elle ne suffira pas. Nos soldats se posent inexorablement cette question de la vie et de la mort au moment où, confrontés aux horreurs de la guerre, les difficultés surviennent. Le nier revient à les amputer d’une dimension fondamentale. Le don de la vie ne faisant pas recette aujourd’hui, ces interrogations sont reléguées parfois (ou souvent) dans la sphère privée des soldats et des militaires. Ces soubresauts des âmes sont les leurs et peu de monde s’y intéresse. Or l’exigence éthique et la complexité des combats de demain ne manqueront pas de malmener les âmes alors même qu’ils apparaissent déconnectés de la réalité individualiste et hédoniste d’aujourd’hui. En d’autres termes, c’est le sens donné à l’action et à la volonté d’agir qui donnera l’épaisseur au guerrier et le socle solide sur lequel il peut envisager de s’appuyer en cas de doute.

N’est-ce pas cela – l’éducation – le défi de l’augmentation des performances du soldat, autrement dit développer la volonté et le sens moral, restructurer et favoriser la vie intérieure, et donner du sens à l’action ? La formation physique et la formation intellectuelle ne tiennent pas longtemps sans formation métaphysique quand il s’agit de risquer sa vie pour une cause qui nous dépasse. L’esprit du jeu et du plaisir individuel, l’ego du jeune d’aujourd’hui qui se confronte à sa glace ne tiendront pas longtemps face à l’odeur du sang. La rétine artificielle qui transformera la nuit en jour et élargira le champ de vision, la pilule anti-émotion ou la modification des gènes qui rendront la guerre acceptable, la prothèse bionique qui permettra de courir plus vite et sans se fatiguer ne donneront probablement qu’un atout limité à notre soldat si ce dernier, au moment d’engager sa vie, fait volte-face faute de force intérieure. Aucune augmentation n’est envisageable sans cultiver un socle éthique et moral particulièrement développé, où corps, âme et esprit grandissent à parts égales et permettent au soldat moderne de reposer sur des fondations solides, épaisses et denses au moment où les questionnements ne manqueront pas de survenir. Car, à l’extrême de l’engagement du guerrier, il ne reste que le soldat et sa dague. Ce sont bien ces questions qui sont au cœur, selon nous, des réflexions sur l’augmentation. La performance n’est rien sans connaissance des vulnérabilités. La performance n’est rien sans une vision humaine de la guerre. Louis XV l’a enseigné à son fils, le Dauphin, sur le champ de bataille de Fontenoy, en 1745 : « Voyez quelles sont les horreurs de la guerre ! Voyez tout le sang que coûte un triomphe ! Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes ; la vraie gloire, mon fils, c’est de l’épargner 2. » Nous pouvons aussi enseigner cela à notre soldat.

6

L’éveil au patriotisme sociétal, une voie à suivre pour la densification des aptitudes du soldat

Axel Augé,

CREC Saint-Cyr et Liris (EA 7481), université Rennes-2.

Notes

1.

Voir Gérard de Boisboissel et Jean-Michel Le Masson, « Le soldat augmenté : définitions », Cahiers de la Revue Défense nationale, décembre 2017, p. 21-26.

+ -

2.

L’expression « société liquide » provient des travaux du sociologue Zygmunt Bauman, expression qui, selon lui, caractérise nos sociétés contemporaines où l’unique référence est l’individu intégré par son acte de consommation et par l’affaiblissement des valeurs collectives de solidarité. La société liquide est le triomphe du consumérisme. Voir, notamment, Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Fayard, 2005.

+ -

3.

Ces institutions sont l’école, la famille, la religion et l’État, protecteur des solidarités.

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4.

Un post désigne la diffusion sur les réseaux sociaux de messages (liens, commentaires, images…) concernant par exemple le travail, la famille, les amis, des soirées ou des fêtes. Les jeunes partagent ainsi par petits morceaux leur vie quotidienne.

+ -

5.

Voir Armel Huet, « Patriotisme, frontières et territoires », Inflexions, n° 26, 2014, p. 69-81.

+ -

6.

Voir Michael Billig, Banal Nationalism, Sage, 1995.

+ -

7.

Voir Gérard Chaput, Christian et Guillaume Venard, La Densification de l’Être. Se préparer aux situations difficiles, Pippa Éditions, 2e éd., 2017.

+ -

8.

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre, heureux les épis mûrs et les blés moissonnés » (Charles Péguy, Eve, 1914). Ce vers rappelle notre jeunesse, c’est-à-dire le blé, est éduquée et formée en temps de paix et se forge les armes pour la résistance de demain.

+ -

9.

Entendons-nous bien : la citoyenneté globale est une réalité et la problématique écologique enjoint les sociétés et les individus à traiter ces questions à l’échelle globale en intégrant le local ; en revanche, il devient urgent de réconcilier les processus mondialistes avec les territorialités à travers la digestion des premiers par les derniers.

+ -

10.

Gérard Chaput, Christian Venard et Guillaume Venard, La densification de l’être. Se préparer aux situations difficiles, Pippa, Paris, 2017, pp. 31-49.

+ -

11.

Dans l’académie de Nantes et dans la région académique des Pays de la Loire, plusieurs collèges et lycées présentaient ce dispositif en 2018 et 2019. Trois classes citoyennes étaient implantées en Loire-Atlantique, au collège Pierre-Norange (Saint-Nazaire), au collège privé Immaculée-Conception (Clisson) et au lycée Jean- Jacques-Audubon (Couëron). Deux établissements accueillant ce dispositif existent en Maine-et-Loire : le collège Pierre-Mendès-France (Saumur) et le collège Georges-Clemenceau (Cholet). En Mayenne, en 2018, les classes citoyennes étaient au collège Léo-Ferré (Ambrières-les-Vallées) et au collège des Avaloirs (Pré-en- Pail-Saint-Samson). Notre analyse a porté sur les établissements scolaires, principalement situés en Pays de la Loire, proposant des classes citoyennes, véritables laboratoires d’un patriotisme sociétal.

+ -

12.

Bernard , proviseur dans un collège accueillant une classe de défense et de sécurité globale (entretien réalisé le 27 février 2019 au lycée Jean-Moulin, à Angers).

+ -

13.

Philippe , proviseur dans un collège accueillant une classe de défense et sécurité globale (entretien réalisé le 27 février 2019 au lycée Jean-Moulin, à Angers).

+ -

14.

Voir Xavier Emmanuelli et Clémentine Frémontier, La Fracture sociale, PUF, « Que saie-je ? », 2002, et Alain Gabet, La Fracture sociale, Ellipses, 2002. Ce thème de la « fracture sociale » constituait, on s’en souvient, le thème principal de la campagne présidentielle du candidat Jacques Chirac en 1995.

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Depuis quatre décennies, les progrès scientifiques et techniques dans les domaines des sciences cognitives, de la biotechnologie et de l’information-communication ouvrent des possibilités de dépassement des limites physiques et physiologiques du soldat. Alors que l’augmentation des capacités du soldat est réalisée dans le but de renforcer son efficacité opérationnelle allant de la modification physiologique ou d’un changement d’état psychologique à l’utilisation de moyens qui, faisant corps avec lui, assurent la continuité de l’amélioration de ses capacités corporelles, sensorielles, physiques ou cognitives 1, ce soldat est d’abord un individu militaire imprégné des valeurs de sa société. Le renforcement de ses capacités ne se réduit pas seulement à des dimensions physiques ou chimiques mais se joue également sur le terrain des valeurs. C’est avec le civil que la société « fabrique » sens soldats. Or la société contemporaine est individualiste et organisée autour de valeurs devenues liquides 2 poussant l’individu à choisir ses normes. En effet, la suspension du service militaire en 1997 a amené les grandes institutions de la socialisation collective 3 à réexaminer leur programme, cherchant à revenir vers des valeurs fondatrices des comportements. Dans ce contexte, le service a d’abord été militaire, puis national et, en 2019, universel avec le service national universel (SNU). Pour les pouvoirs publics, ces évolutions témoignent d’une volonté de préserver le lien armée-nation en promouvant auprès des jeunes les journées d’appel et de préparation à la défense (JAPD) ou les journées défense et citoyenneté (JDC). Ces dispositifs raniment par le bas le sentiment patriotique et la citoyenneté des élèves en classe de défense et de sécurité globale (CDSG).

Pourquoi bâtir une citoyenneté d’en bas ? Comment traiter cette question dans une société marquée par le consumérisme et l’hédonisme ? Notre réflexion portera sur le rôle des valeurs citoyennes dans la construction du sentiment patriotique. Elle montre que l’éveil au patriotisme des jeunes en CDSG augmente leur attachement au pays, notamment pour ceux qui s’intéressent au métier de la défense et s’y orientent avec un minimum de culture citoyenne grâce à des valeurs incorporées. La question du patriotisme représente donc un enjeu sociopolitique notamment pour une partie de la jeunesse qualifiée de génération Z, hyperconnectée, tiraillée entre l’individualisme et le sens de l’intérêt collectif, adepte du zapping et de l’image, et où ses membres appartiennent à des communautés en ligne et partagent leur vie sociale via des post 4.

Le patriotisme sociétal, une citoyenneté par le bas

Le patriotisme n’est pas que la liesse populaire vue dans les rassemblements, par exemple après les victoires de l’équipe de France de football lors de la Coupe du monde en 2018. Le patriotisme sociétal renvoie d’abord à l’amour du pays. Il désigne l’attachement à la nation dans sa totalité historique, sociale et culturelle 5, fondé sur l’idée que les événements qui en relèvent sont organisés par et pour le citoyen en l’absence d’acteurs étatiques. Ce patriotisme s’enracine dans des pratiques culturelles banales, s’inscrit dans des rituels publics et s’exprime dans la société : payer ces impôts, planter un drapeau sur son balcon, expliquer aux élèves les sacrifices des militaires et des civils durant la guerre, enseigner l’histoire et transmettre le sens de l’intérêt collectif. Le chercheur britannique Michael Billig parle d’un « patriotisme banal » (banal nationalism) basé sur des gestes individuels ou collectifs, comme le devoir de mémoire 6. Sous la forme de rituel civique, il devient un espace de construction identitaire permettant de passer de l’expression singulière d’un acte patriotique (un drapeau au balcon) à une signification collective (exprimer son attachement au pays). Il s’agit d’un « patriotisme d’en bas », démilitarisé et enraciné dans la culture, dans le mode de vie, dans la citoyenneté républicaine fondatrice du bien commun, c’est-à-dire du corpus patrimonial, symbolique et matériel partagé par les membres d’une société. Ce patriotisme ne se réduit pas à la res publica ou à la res militaris. Il ne se limite pas aux valeurs militaires ou politiques liées aux batailles ou aux mobilisations en temps de guerre. Il est le produit des sentinelles de la société, de ceux qui côtoient au quotidien les limites de nos modèles comme les militaires, les policiers, les enseignants, les médecins, les magistrats ou les les assistantes sociales 7.

Le temps de paix, temps d’éveil patriotique

Le temps de paix est propice à l’attachement patriotique. Car si le patriotisme sociétal est un sentiment, il se suscite aussi. L’école en est un des relais avec la famille, les médias, les religions. Les entretiens avec les collégiens des CDSG font apparaître une conception innée du sentiment patriotique. Selon eux, il est inutile d’en parler, surtout si aucun péril ne menace la nation car, en cas de danger, il s’éveillera. Or le patriotisme ne va pas de soi. Il est influencé par le discours actuel politique sur le communautarisme, le multiculturalisme, les disparités socioéconomiques, la religion… Ce patriotisme est un fait social, et une conception autre fait peser un risque d’essentialisation de l’attachement patriotique si l’on minimise auprès des élèves l’enjeu de sa construction. C’est pourquoi la fabrique du patriotisme doit avoir lieu en temps de paix, de sorte qu’une fois la menace survenue la société trouve les valeurs pour faire face au danger. C’est en temps de paix que l’école peut durablement diffuser les valeurs de résistance 8 et de résilience susceptibles d’être réactivées en temps de crise.

Un peu d’histoire

Si le patriotisme de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale a nourri la mobilisation des aînés face à l’ennemi, c’est aussi parce que l’école et les enseignants avaient préparé les esprits de cette époque qui se présentaient soudés par leur attachement patriotique. Ces patriotes ne sont pas nés ex nihilo !

L’action des « hussards noirs de la République » n’était pas étrangère à la résistance face à l’occupant d’une partie du pays. Certes, la société peut se baser sur l’hypothèse d’un patriotisme inné, coagulant les groupes dans une logique d’adversité fédératrice, mais elle peut également par l’éducation, et avec méthode, transmettre aux jeunes des valeurs pour en faire des individus résilients.

En temps de paix, l’attachement patriotique devient une capacité : il prépare aux temps difficiles futurs ou aux fragmentations sociales. Les rassemblements populaires après les différents attentats de 2015 exprimaient cet attachement patriotique à notre être ensemble : des drapeaux aux fenêtres et sur les réseaux sociaux sont apparus, la réserve opérationnelle est montée en puissance. Si le sentiment patriotique désigne un attachement affectif à notre commune identité, il est possible d’en consolider les composants. Dans cette perspective, si l’on veut disposer de soldats aguerris, il est primordial d’associer, dès l’école, les élèves afin qu’ils partagent ensemble des projets et se familiarisent à la citoyenneté patriotique grâce aux CDSG.

Repli et fragmentation

La modernité contemporaine est caractérisée par des sociétés liquides où la solidarité, l’effort et le civisme sont malmenés par l’hédonisme, le matérialisme et l’individualisme.

La globalisation déracine l’individu par un discours sur une citoyenneté « hors sol » qui fragilise les identités 9. En ces temps où la mondialisation éloigne le voisin et rapproche le lointain, une partie de notre société est tentée non pas par le communautarisme mais par la fragmentation, c’est-à-dire le repli de chacun vers ses cercles d’appartenances socioprofessionnels, religieux, politiques, d’origine géographique, voire d’affinités partagées sur Internet. C’est chacun sa vie, chacun ses valeurs, dans une société devenue digitale avec la technologie et transparente avec la tyrannie médiatique de l’information en continue 10.

La société est entrée, depuis 1950 et, surtout, depuis Mai-68, dans une époque liquide marquée par l’affaiblissement des récits de la socialisation collective et la promotion d’un individu distant des valeurs traditionnelles. La recomposition du discours de ces institutions laisse dans l’anomie une partie de nos concitoyens, incapables seuls de donner du sens aux changements dont ils sont à la fois acteurs et spectateurs. Par exemple, à l’école, la société demande de former des citoyens en mesure de comprendre la nécessité de l’intérêt général, alors que, dans le même temps, elle pousse toujours plus loin le culte de l’individualisme. La jeunesse est au cœur de cette injonction paradoxale : d’un côté, l’apprentissage de l’intérêt collectif ; de l’autre, l’exaltation de l’individualisme. Cette discordance fragilise l’attachement patriotique. La revitalisation du patriotisme sociétal devient une voie pour dépasser ce paradoxe en conduisant les jeunes à intégrer la composante charnelle de la nation basée aujourd’hui sur ses valeurs républicaines et la laïcité. Le dépassement de soi par le sens du collectif et le patriotisme constitue un ingrédient de la capacité d’un groupe à affronter la terreur et la peur. Le rôle de l’école dans la transmission des valeurs devient une des voies à suivre.

Transmettre le fait patriotique

Le rôle de l’école est de construire l’identité, façonner l’esprit critique et forger la citoyenneté des élèves. C’est dans cette dernière fonction que l’école transmet le sentiment patriotique fabriqué dans les CDSG, appelées aussi classe défense et citoyenneté.

Les classes défense et citoyenneté

Ces classes représentent un dispositif de construction de la citoyenneté prévu par la loi de 1997 portant réforme du service national 11. Elles préparent les jeunes à réfléchir sur la défense et la sécurité du pays, à exercer de manière responsable leur future activité économique et sociale et, s’ils le souhaitent, à une participation directe à la défense. Ces classes dispensent un enseignement moral et civique, et contribuent tout au long de la scolarité à l’éducation à la défense et à la sécurité nationales. Elles éveillent la curiosité des élèves sur des sujets où prévalent la responsabilité, l’intérêt commun et le sens de l’action collective. Dans ces classes, les élèves participent à des activités sportives, visitent des lieux de mémoire (musées, lieux de bataille…)où ils peuvent se familiariser avec des symboles de l’histoire et reçoivent des enseignements en relations internationales. Véritables laboratoires du civisme, ces classes consolident le caractère et affermissent les qualités de l’élève, augmentant la sensibilité aux valeurs républicaines. Comme le constate un proviseur, « les élèves de ces classes ont une personnalité affirmée, font preuve d’un sens des valeurs et du collectif plus élevé que celui de leur camarade. Au collège, par exemple, ils représentent un groupe d’appui pour les professeurs dans la transmission des curricula et le respect de la discipline 12 ».

Dans ces classes, les élèves échangent avec les acteurs du monde de la défense et sont sensibilisés aux valeurs. Les compétences qu’ils acquièrent améliorent leurs performances scolaires et en font des leaders dans le groupe-classe : « Le comportement de certains d’entre eux passés par ces classes citoyennes contribue à la paix scolaire et apaise les tensions, notamment dans les collèges en zone urbaine sensible (ZUS) », analyse un autre dirigeant d’établissement 13.

Ces classes sensibilisent l’élève à la citoyenneté, devenu le porte-flambeau d’un patriotisme par le bas diffusé dans la famille et auprès des pairs. Cet attachement patriotique constitue l’un des viviers du recrutement militaire car il façonne des individus conscients de leur rôle pour l’intérêt du pays et aptes à s’engager sur la base d’un système de valeurs solides. C’est dans cette optique que le SNU, lancé en 2019, constitue un outil d’éveil des vocations d’engagement et favorise le brassage de la jeunesse afin qu’elle se reconnaisse dans un destin commun. Ce service national représente l’autre réponse à l’individualisme et apparaît comme un contre-feu face au repli communautaire et à la fragmentation sociale redoutés par les politiques et constatés par les sociologues 14.

Le retour des valeurs et des normes sociales dans la conduite des actions individuelles ou collectives prôné au sein des classes citoyennes participe de l’augmentation du soldat dans la mesure où ce corpus normatif consolide les comportements, augmente la résilience et la résistance des individus devant l’adversité et en fait des personnes au caractère affirmé. Auprès de la jeunesse, il convient donc de soutenir les actions de formation destinées à renforcer leurs valeurs. Les jeunes sont en recherche de cadres pour se conduire, de valeurs pour se réaliser, de normes pour agir. L’amélioration des capacités du soldat augmenté passe également par la restauration d’un système de valeurs qui renforce l’environnement sociétal d’où vient le futur combattant. En augmentant l’imprégnation des valeurs sur la jeunesse, les institutions accroissent en amont la capacité des futures recrues de l’armée à résister devant l’adversité ou dans des situations difficiles. Les jeunes qui intégreront l’armée disposeront d’un corpus affermi de valeurs qui les protégera de l’anomie. En densifiant le corps social, les institutions renforcent les capacités de ses membres à résister et à se dépasser. La revitalisation des valeurs républicaines comme principe d’action individuelle et collective nourrit l’attachement patriotique d’une partie de la jeunesse. Imprégnée de ces valeurs, elle constitue pour l’armée un vivier de recrutement composé d’individus « capables ». Et pour cela, l’école y contribue.

7

Synthèse de la deuxième partie

Nicolas Zeller,

Conseiller santé du GCOS, SSA.

Si les regards sur l’homme augmenté doivent être croisés, c’est bien que la question de l’augmentation des performances humaines est d’actualité et suscite nombre de réactions. Certains pensent que le courage, les valeurs d’engagement et le sens donné à l’action militaire pourraient découler d’une modification biotechnologique. D’autres voient dans l’augmentation humaine l’opportunité comptable de moduler des effectifs plus justement et d’épargner des vies humaines à la guerre ou bien alertent sur l’essence même du métier de militaire qui réside dans le don de la vie pour le bien commun, la défense et la préservation des intérêts de la nation, et pensent que pour cette raison l’apport de la technologie ne sera pertinent que plaqué sur un socle éthique et moral particulièrement solide, fruit d’une éducation militaire adaptée. D’autres encore, rompus aux opérations et ramenant le pragmatisme du terrain dans les débats, nous démontrent combien l’augmentation des performances peut être un leurre face au don de soi et à l’horreur de la guerre. Enfin, certains présentent le patriotisme comme une augmentation des performances humaines, à la façon d’un contre-pied dans ce monde inondé de technologie. Face à cette pression de la technologie, voire du tout technologique dans la question de l’augmentation humaine, la réponse ne serait-elle pas finalement la simplicité et le retour – innovant ? – de solutions déjà éprouvées par le passé ?

Pour que des avis aussi divergents se regroupent sur un thème commun, c’est qu’ils viennent d’horizons bien différents. C’est cette diversité qui fait la pertinence de leur réponse commune, qui réside dans l’enjeu institutionnel et sociétal indissociable de la question de l’augmentation des performances du soldat. Que voulons-nous comme soldats du futur ? Voulons-nous encore un soldat humain ?

III Partie

La recherche d’une éthique militaire sur l’augmentation

1

Introduction à la troisième partie

Jessica Lombard,

Diplômée de Saint-Cyr, doctorante en philosophie de la technique et bioéthique.

La profession militaire explore les dilemmes du monde contemporain et entreprend une réflexion sur les spécificités et le futur de son activité dans le cadre des avancées techniques et technologiques. Cette troisième session prend en charge la recherche d’une éthique militaire en regard des augmentations technoscientifiques. Ces questions éthiques sont à distinguer des questions juridiques. Elles ne s’inscrivent pas de prime abord dans un cadre légal général mais visent à expliciter les principes régulateurs de l’action et de la conduite morale. En conséquence, cette partie vise à établir les enjeux et les solutions éventuelles issues de questions prévisionnelles relatives aux cas particuliers des forces armées et du soldat augmenté.

Dans la lignée des travaux du CREC Saint-Cyr sur le soldat augmenté, nous considérons que le terme « augmentation » renvoie à l’application d’une stratégie méliorative pour l’homme sain, afin d’accroître ses capacités psychiques et/ou physiologiques. Lorsque le sujet bénéficiaire de l’augmentation est blessé, malade ou handicapé, cette approche est une démarche thérapeutique ou réparatrice. Par conséquent, ce n’est pas l’outil qui est considéré comme éthiquement problématique en soi, mais l’usage qui en est fait, la manière et l’intention avec laquelle cet outil est mis en place qui relèvent du questionnement éthique.

S’augmenter est un principe quotidien pour le soldat, qui améliore constamment son équipement technique et ses capacités physiques et mentales afin d’accroître ses performances au combat et de faciliter son expérience du terrain. L’augmentation est donc une pratique qui s’inscrit dans l’objectif d’efficacité opérationnelle primordial aux armées. Cette course à l’efficacité peut cependant entrer en contradiction avec la sécurité du combattant suivant la nature de l’augmentation, a fortiori dans le cas des augmentations techniques. Les augmentations non invasives (équipement classique, exosquelette, prothèse…) s’y distinguent des augmentations invasives (implant, produit chimique dopant, édition génomique…).

Quatre axes ont été proposés aux intervenants pour les articles qui suivent cette introduction. Tout d’abord, une redéfinition explicite du cadre éthique contemporain encadrant le soldat semble nécessaire à la compréhension des apports d’un nouveau cadre éthique. L’obligation professionnelle spécifique du soldat le situe de prime abord dans une démarche lui garantissant des droits et devoirs particuliers, inhérents au fait que le militaire peut sacrifier sa vie dans l’exercice de ses fonctions. Sous cet angle, il nous faut comprendre de quel ordre relève cette éthique sacrificielle et déterminer si la recherche de critères de sécurité appliqués aux soldats est d’ores et déjà une entreprise contradictoire.

Deuxièmement, le cadre général de l’augmentation anthropotechnique fait peser le risque d’un déséquilibre entre les notions de sécurité du combattant et d’efficacité opérationnelle. L’augmentation du soldat peut sembler inévitable, voire nécessaire, étant donné la nature des conflits contemporains, conflits auxquels tâchent de répondre les avancées scientifiques. Le soldat pourrait, sur sa propre décision ou sur celle de l’armée, préférer sacrifier sa santé (par des augmentations potentiellement néfastes à long terme) plutôt que sa sécurité vitale immédiate, mise en danger par le contexte opérationnel. Tout nouvel impact géostratégique sur le besoin d’augmentation du militaire doit être discuté en termes d’acceptabilité et de validité éthique.

Ces deux premiers pôles de réflexion permettent de poser la question des caractéristiques du nouveau cadre éthique envisagé autour du soldat augmenté. L’éthique – contrairement à la morale – est une notion circonstanciée, de sorte qu’il est possible d’envisager plusieurs éthiques différentes. Cette spécificité permet de distinguer plusieurs éthiques distinctes, qu’il reste à définir, par exemple si les technologies appliquées au soldat sont invasives (implant, ingestion de produits dopants…) ou non invasives (équipement, réalité virtuelle par casque/lunettes, exosquelette…), auquel cas ce nouveau cadre éthique pourrait être encore subdivisé pour inclure une différence de traitement entre le soldat dit « augmenté » et le soldat « non augmenté ». En regard de la sécurité du combattant, il faut étudier si le soldat augmenté est soumis à plus de danger (dérives médicales des augmentations, affectation sur des lignes de front exposées et critiques) ou à moins de danger (meilleur contrôle du terrain et gestion des combats).

Enfin, certaines actions pratiques et méthodologiques doivent être étudiées et mises en place afin d’instituer ce nouveau cadre éthique. Nous citons ici trois pistes de réflexion qui seront débattues par la suite :

  • en cas d’usage de l’augmentation technoscientifique, il incombe tout d’abord à l’armée de délimiter les domaines d’utilisation de celle-ci, par exemple un contexte opérationnel précis ou une situation exceptionnelle sur le terrain, voire une situation parfaitement quotidienne que faciliterait grandement l’augmentation ;
  • il est également nécessaire de continuer à garantir des cautions inaliénables telles que la liberté du consentement et la non-discrimination du soldat, en cas d’augmentation comme en cas de refus de l’augmentation ;
  • toute recherche sur l’augmentation vise un usage précis (réduction du stress, amélioration de la vitesse…), usage sur lequel le combattant devrait donc avoir l’entière maîtrise avant, après et pendant l’emploi.

Dès lors, la question fondamentale soulevée revient à savoir s’il est possible d’esquisser et de justifier des critères d’admissibilité des systèmes augmentatifs qui seraient appliqués aux soldats. Il est donc nécessaire de déployer un ensemble de questions charnières, que le général Thomas pose dans son introduction aux enjeux éthiques de l’augmentation. Dans un deuxième temps, la question centrale des critères d’efficacité opérationnelle face aux critères de sécurité pour les combattants est prise en charge par madame Ruffo de Calabre, qui revient sur le maillage éthique préexistant en remontant aux philosophies antiques relatives à la médecine, à la justice et à la recherche du Bien. Et, pour finir, monsieur van Baarda reprend les axes introduits par ce commentaire afin d’en tirer certaines conclusions éthiques, en les reliant analogiquement à la métaphore fictionnelle de l’apprenti sorcier de Goethe.

2

Réflexions éthiques sur l’augmentation des soldats

Ted van Baarda,

Executive Director, EuroIsme.

Notes

1.

Saint Augustin, Contre Fauste, le manichéen, XXII, chap. XXII, 74. trad. M. l’abbé Devoille, abbaye-saint-benoit.ch.

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2.

Voir Paul Christopher, The Ethics of War & An Introduction to Legal and Moral Issues, Pearson, 2003, chap. 3 ; James H. Toner, Morals Under the Gun. The Cardinal Virtues, Military Ethics, and American Society, University Press of Kentucky, 2005 ; ou encore James Turner Johnson, Morality and Contemporary Warfare, Yale University Press, 1999, p. 32-33.

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3.

Voir Vincent Bernard, « L’ethos humanitaire en action », Revue internationale de la Croix-Rouge, 97, n° 897-898, février 2016, p. 5-17, et Jean Pictet, Les Principes de la Croix-Rouge, thèse présentée à la Faculté de droit de l’université de Genève, CICR, 1955.

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4.

Voir Martti Koskenniemi, From Apology to The Structure of International Legal Argument, Cambridge University Press, 2005, p.399 sqq., et Ted van Baarda, « Quo vadis? Concepts of moral and legal philosophy underpinning the laws of armed conflict », Journal of the Philosophy of International Law, vol. 5, n° 2, 2014, p. 1-43.

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7.

Voir la conférence de Ralf Stockmann, « Der Zauberlehrling war nicht als Anleitung gemeint », vidéo, youtube.com, novembre 2017.

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8.

Voir Hegel, Principes de la philosophie du droit [1821], § 324.

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9.

Voir Henri Hude, « Réflexion éthique sur le soldat augmenté : vers une interdiction conventionnelle », Cahiers de la Revue Défense nationale, décembre 2017, p. 202-208; et Ted van Baarda, « Between ethics and law: the ambiguous position of the state », Journal of Military Ethics, 14, n° 2, août 2015, p. 113-117.

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10.

Voir Alain Finkielkraut, L’Humanité perdue. Essai sur le XXe siècle, Seuil, 1996.

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12.

Voir le numéro spécial de la Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 94, n° 886, 2012 (téléchargeable).

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13.

Voir « Réunion d’experts sur les systèmes d’armes létales autonomes », déclaration du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), icrc.org, 15 novembre 2017.

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14.

Hannah Arendt, Sur la violence, [1969], in Du mensonge à la Essais de politique contemporaine, Pocket, 2002, p. 150-151.

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15.

Voir J.M. Schuyt, Recht, orde en burgerlijke ongehoorzaamheid, Amsterdam University Press, 1972.

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16.

L’historien et philosophe américain Jonathan Moreno relate ainsi l’histoire d’Ebb Cade qui, en 1945, à la suite d’un accident de voiture et de son hospitalisation, participa, contre sa volonté, à des expériences d’injection de plutonium au Manhattan Project Army Hospital. Son nom de code était HP-21, « Human Product-12 » (voir Jonathan D. Moreno Undue Risk. Secret State Experiments on Humans, Routledge,2001, p. 120 et 270 sqq.). Pendant la guerre du Golfe, les troupes américaines ont également reçu des médicaments non approuvés sans consentement éclairé.

+ -

17.

« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique » (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art.7, 1966).

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18.

Sur ce thème, voir notamment Hendrik Verhoog, Science and the Social Responsibility of the Natural A Meta-ScientificAnalysis of Recent Literature About the Role of Natural Science in Society, Krips Repro Meppel, 1980.

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19.

« Der Zauberlehrling ». Ce poème a été popularisé auprès du grand public grâce au dessin animé musical Fantasia de Walt Disney (NdT).

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20.

Voir conférence de Ralf Stockmann, op. cit.

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21.

M. van der Laan, Seeking Meaning for Goethe’s Faust, Continuum, 2007, p 100-101.

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22.

En anglais, respectivement eminence-based medecine et evidence-based medecine. Dans le monde anglo-saxon, ces termes sont utilisés surtout en médecine (NdT).

+ -

23.

 

« Such progress, however, often has to be paid for by a loss in terms of human warmth and by an exaggerated objectivization of the relationship between physician and […] This disastrous development is particularly a threat in hospitals, which in some places have degenerated into gigantic health factories. […] The human being must once again be returned to the centre and remain master of technology– not the other way around – otherwise the same thing will happen to us that Goethe’s sorcerer’s apprentice experienced » (Ulrich Frey, « Welcoming Remarks », in Anthony J. Culyer et Bruno Horisberger, dir., Economic and Medical Evaluation of Health Care Technologies,Springer Verlag, 1983, p. XXI).

+ -

24.

Voir M. van der Laan, op. cit.

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25.

Voir Ingmar Persson et Julian Savulescu, « The perils of cognitive enhancement and the urgent imperative to enhance the moral character of humanity », Journal of Applied Philosophy, vol. 25, n° 3, août 2008, p. 162-177.

+ -

26.

Voir Sarah Bakewell, « Clang Went the Trolley », com, 22 novembre 2013.

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28.

Goethe, Faust, première partie, G. de Nerval, in Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1173.

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29.

Ibid., p. 1166. [il y a quelque chose qui ne va pas dans le raisonnement, puisque la seconde citation se trouve en fait avant la première, donc ça n’est pas quand Faust est satisfait qu’il prononce cette seconde phrase].

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Dans son introduction, Jessica Lombard a souligné la nécessité de distinguer le cadre conceptuel juridique du cadre conceptuel éthique. Le droit de la guerre, comme tout autre système juridique, fournit un cadre réglementaire encadrant le comportement vérifiable des sujets de droit. En général, le droit ne se préoccupe pas de la disposition intérieure de ces sujets et il existe une séparation stricte entre le droit et l’éthique selon le positivisme juridique. En revanche, dans le domaine de la philosophie morale, il existe diverses écoles de pensée où l’état subjectif de l’agent est important. Bien connue est cette réflexion de saint Augustin : « Le désir de nuire, l’envie cruelle de se venger, une animosité implacable et sans pitié, la fureur de la révolte, la passion de dominer, et autres défauts de ce genre, voilà ce que l’on condamne dans la guerre, et avec raison 1. » L’idée maîtresse son argument sur la bonne intention pourrait être développée en disant que le plaisir de voir l’ennemi détruit est un péché. Plusieurs auteurs ont soutenu que l’expression de ce plaisir diminue non seulement la dignité de l’ennemi mais aussi sa propre dignité, car il faut s’abaisser pour se réjouir d’une telle destruction. Néanmoins, la joie d’une cessation des hostilités est, bien entendu, tout à fait admissible. En ce sens, faire preuve de la bonne intention (voir les combats cesser plutôt que l’ennemi détruit) fait partie de la dignité humaine. C’est un potentiel : si l’on se comporte d’une manière indigne, on ne possède pas une bonne intention 2. De prime abord, les lois encadrant la guerre paraissent ainsi grandement influencées par les concepts moraux 3.

Quel est le cadre éthique contemporain relatif au soldat ?

La première question posée au comité par Jessica Lombard – quel est le cadre éthique préalable encadrant le soldat ? – ouvre sur des perspectives plus complexes qu’il n’y paraît. Les concepts clés du droit de la guerre, tels que la définition du crime de guerre, l’obligation de porter un uniforme ou l’obligation d’épargner les civils, démontrent, malgré l’influence du positivisme juridique, qu’il existe un lien tangible entre l’éthique militaire et le droit de la guerre 4. Nous proposons donc une combinaison de perspectives juridiques etéthiques visant à expliciter le cadre dans lequel s’inscrit le soldat.

Les conventions de Genève (1949)

Toute augmentation du soldat qui violerait les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels 5 est naturellement interdite. Néanmoins, l’article 36 du Protocole additionnel I (1977) stipule que toutes les nouvelles armes ou tous les nouveaux systèmes d’armes doivent être évalués au regard de leur admissibilité au niveau du droit international humanitaire. Or une question clé, qui n’a pas encore été résolue, est celle de savoir si le soldat augmenté constitue une « nouvelle arme » au sens de cet article 36.

Les droits de l’homme

Pour la France et ses alliés européens, la Convention européenne des droits de l’homme est probablement le document international le plus important 6. L’importance de cette convention ne réside pas seulement dans ses dispositions matérielles, mais aussi dans le fait qu’elle prévoit un mécanisme de contrôle supranational : la Cour européenne de Strasbourg.

La tradition de la guerre juste

L’un des critères de la guerre juste est la recta intentio, la bonne intention. Peut-être par défaut plutôt qu’à dessein, cette bonne intention est souvent négligée dans le débat actuel sur les technologies militaires modernes. Tout d’abord parce que les progrès technologiques et la vitesse de réaction qu’ils induisent peuvent rendre presque impossible pour un militaire l’évaluation morale d’une situation tactique (par exemple, la vélocité de certaines munitions et les systèmes de décision automatisée). Ensuite, parce qu’on ne peut pas considérer l’intelligence artificielle comme possédant une intention quelconque ou un principe vital. L’intelligence artificielle suit, éventuellement développe, des règles algorithmiques qui peuvent se combiner. Lorsqu’un robot reçoit l’ordre de marcher, il exécute simplement le programme qui lui commande, par exemple, d’être en position verticale, d’utiliser ses membres inférieurs, puis de placer un membre devant l’autre. Cependant, le robot ne possède pas la conscience de soi nécessaire pour conceptualiser qu’il marche 7. Par analogie, on peut développer un ensemble de règles logicielles pour qu’un robot puisse respecter les principes de base du droit international humanitaire, en incluant par exemple une liste de cibles et d’actions potentielles ; on ne peut cependant pas programmer le robot pour qu’il possède une bonne intention.

Du point de vue du cadre éthique contemporain auquel Jessica Lombard fait référence, toute amélioration du soldat se fait dans la perspective de l’utilitarisme : un soldat est augmenté si cela lui permet de gagner des batailles. La perspective utilitariste ne représente rien de nouveau. Au fil des siècles, les soldats ont été entraînés et équipés par leurs commandants pour mieux combattre l’ennemi. L’amélioration de la performance au combat était jusqu’à présent un problème d’équipement. La question éthique fondamentale n’est donc pas de savoir si une approche utilitariste de l’augmentation du soldat est, en tant que telle, défectueuse ; la question clé est plutôt de savoir si une approche utilitariste peut entraîner, dans les circonstances d’augmentation technoscientifique actuelles, des conséquences préjudiciables aux principes du droit international humanitaire, des droits humains fondamentaux, de la tradition de la guerre juste.

Compte tenu des trois cadres conceptuels mentionnés, une approche purement utilitariste du soldat augmenté ne semble ni admissible, ni envisageable.

Quelle balance entre la sécurité du combattant et l’efficacitéopérationnelle ?

Le deuxième axe de réflexion proposée par Jessica Lombard concerne l’acceptabilité morale de l’augmentation du militaire, au regard du paradoxe entre la réduction des risques au combat et la possibilité d’envoyer les soldats dans des missions de plus en plus dangereuses.

Au fil des âges, les forces armées ont eu des troupes d’élite, qui ont reçu l’ordre de mener les opérations extrêmement dangereuses. Il y a toujours eu une différence entre les troupes d’élite et les troupes régulières. Deux principes moraux semblent ici faire l’objet d’une relation contentieuse, à savoir le principe de solidarité contre le principe d’utilité. Le principe de solidarité veut que les soldats se tiennent côte à côte face au danger. Le fardeau du danger devrait, en principe du moins, être réparti égalitairement, même si les attaques de l’ennemi peuvent conduire à ce qu’une unité soit plus exposée au danger qu’une autre. Au contraire, le principe d’utilité suggère que les meilleurs soldats exécutent le travail le plus difficile, afin d’augmenter les chances de succès.

Pour développer le dilemme de l’utilitarisme solidaire, il est nécessaire de mentionner la distinction entre temps de guerre et temps de paix. En temps de guerre, lorsque la survie de la nation est en jeu, tous doivent participer à l’effort de guerre. Les intérêts de l’individu sont subordonnés à ceux de la collectivité 8. En temps de paix, cependant, la nation protège avant tout les droits et libertés de l’individu, et les intérêts de la collectivité l’emportent rarement sur les droits fondamentaux et constitutionnels de chacun 9. Il serait alors impensable d’obliger un individu à s’augmenter alors que le principe connu en éthique médicale sous le nom de « consentement éclairé » s’applique pleinement.

Cela dit, en temps de guerre, les soldats ont parfois reçu l’ordre d’utiliser des armes de nature expérimentale (comme les premiers sous-marins pendant la guerre civile américaine, 1861-1865). Bien que cela n’ait pas eu pour effet d’augmenter les soldats, ces armes expérimentales présentaient un risque élevé pour leurs utilisateurs. Pourtant, la question ne s’est pas posée de savoir si l’utilisation de ces armes était morale. On peut se demander si cette perspective serait valable aujourd’hui : le soldat moderne n’est plus, du moins en Occident, défini comme un pion sur le champ de bataille qui peut être déplacé à volonté par les généraux, pour être sacrifié lorsque l’opportunité militaire l’exige 10. La technologie visant l’augmentation des soldats est, en très grande majorité, à un stade expérimental : les effets à long terme posent donc des risques pour la santé qui sont inconnus aujourd’hui et contrecarrent le consentement éclairé.

Ce deuxième axe de réflexion nous ramène également aux racines morales de la démocratie constitutionnelle en tant que telle. Compte tenu des principes des nations démocratiques, le dilemme moral des soldats et des policiers est le suivant : ils ont prêté serment de défendre la Constitution, dont l’une des valeurs fondamentales est de protéger la vie humaine ; pourtant, notre société offre à nos soldats et à nos policiers la possibilité d’ôter la vie, protégée donc par ailleurs au moyen d’un cadre légal et de règles que nous nous imposons. Aucune mesure d’augmentation ne peut changer ce dilemme moral extrêmement inconfortable. Pourtant, ce sentiment d’inconfort est aussi un signe que la démocratie est saine : un pays où l’armée et la police ne sont pas obligées de rendre des comptes après avoir provoqué la mort d’un civil innocent n’est pas un pays où l’on se sent en sécurité. On a fait valoir que cet inconfort devrait être supprimé par des moyens biochimiques – comme les bêta-bloquants, médicalement employés pour réduire les montées d’adrénaline et le stress –, mais il nous semble, au contraire, que toute sensation d’inconfort est fondamentalement un signe de santé. Bien entendu, les soldats qui ont été impliqués dans un incident douloureux ont le droit à une assistance psychologique et à un accompagnement moral. Le défi pour le soldat est d’accepter ses souvenirs de l’incident. Durant mon enseignement de l’éthique aux officiers militaires, j’ai observé un vif désir parmi eux de discuter de leurs souvenirs de combat d’une manière telle qu’ils puissent les laisser évoluer vers une expérience fructueuse. J’ai eu un jour un officier dans ma classe qui s’est mis à sangloter de façon incontrôlable. Dans un tel cas, lorsque l’agent concerné n’est pas en mesure de composer avec ses émotions, on pourrait envisager de référer l’agent concerné à un psychiatre qui pourrait prescrire, justement, des bêta-bloquants. Si l’on considère la prescription des bêta-bloquants en amont, l’information de la douleur, alors même qu’elle est saine, sera supprimée. Supprimer le sentiment d’inconfort ne permettrait aucun sentiment de culpabilité, de honte ou même d’attachement. Supprimer chimiquement de tels sentiments normaux conduirait à une série de questions concernant le caractère moral de la relation médecin/patient, y compris la pertinence de la version moderne du serment d’Hippocrate, la déclaration de Genève de l’Association mondiale médicale 11.

Quel nouveau cadre éthique au soldat augmenté ?

La troisième perspective évoquée par Jessica Lombard permet d’introduire une distinction essentielle entre les principes moraux et juridiques fondamentaux en tant que tels, et la manière dont ils sont appliqués. Tous les soldats et policiers, augmentés ou non, restent liés par la Constitution. Ni la Constitution, ni la Convention européenne des droits de l’homme, ni les quatre conventions de Genève n’autorisent un statut distinct pour les soldats augmentés. Par conséquent, les principes moraux et juridiques fondamentaux auxquels ils sont subordonnés demeurent les mêmes.

Ce qu’il peut être nécessaire d’adapter, c’est l’interprétation et l’application de ces dispositions. Comme les règles d’engagement changent fréquemment en fonction de l’évolution de la situation sur le champ de bataille, l’interprétation et l’application des conventions de Genève devront peut-être être adaptées aux exigences des nouvelles technologies 12. Par exemple, de nouvelles interprétations peuvent être envisagées en ce qui concerne les systèmes d’armes autonomes : lorsqu’une arme autonome peut, sans intervention humaine, sélectionner et attaquer des cibles, la question se pose de savoir où se situe la responsabilité d’une telles élection 13. Cela serait également le cas pour le soldat augmenté qui a reçu un implant le conduisant à respecter un ordre, quel qu’il soit, sans respect pour la part de libre-arbitre qui perdure malgré tout chez le soldat conventionnel. La philosophe Hannah Arendt a ainsi déjà fait remarquer que seule une armée de robots pouvait offrir une obéissance absolue 14.

En réponse à cet écueil, de nombreux auteurs ont soutenu que la relation entre le soldat et l’État est une relation de confiance : un soldat est prêt à confier sa vie à l’État, en partant du principe que l’État l’utilisera de façon légale et responsable et qu’il formera et équipera ses soldats au mieux de ses capacités. Dans ce contexte, le soldat doit être prêt à prendre des risques pour protéger la Constitution. Une prémisse non écrite est que le gouvernement n’utilisera jamais cette confiance de façon injustifiée, par exemple à des fins électorales.

La confiance peut exister à des degrés divers. Au niveau fondamental, la confiance est une voie à double sens : le soldat doit avoir une confiance justifiée dans l’État, et vice versa. Si l’une des parties dans une relation se comporte de façon non conventionnelle, la relation de confiance peut – voire devrait – être abrogée 15. Par exemple, les expériences médicales sans consentement constituent une violation de la confiance. Elles constituent également une violation des droits de l’homme et, dans le contexte d’un conflit armé, éventuellement un crime de guerre. S’il convient de noter que la question morale et juridique des expériences médicales trouve son origine dans le contexte des procès de Nuremberg, l’histoire militaire offre des cas d’expériences médicales menées par les gouvernements sur leur propre population 16. Dans de telles circonstances, les soldats ont des raisons de retirer leur confiance. Ainsi, l’utilitarisme est-il circonscrit par des considérations déontologiques et par l’éthique des vertus. Cet exemple revient sur le fait que les soldats demeurent des membres précieux de la société et ne sont pas des cobayes. Les principes de l’éthique médicale ainsi que l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques 17 seraient nécessairement applicables au nouveau cadre éthique du soldat augmenté.

Comment garantir ce nouveau cadre éthique ?

La quatrième problématique abordée par Jessica Lombard porte sur les mesures pratiques à prendre afin de préserver l’éthique de l’augmentation et poursuit le point concernant l’établissement d’un cadre éthique distinct. Nous citerons donc ici cinq mesures à prendre en compte pour sa réalisation et sa mise en place :

  • Ce cadre éthique devrait, ratione personae, comprendre deux champs d’application :

-la relation entre le soldat augmenté et l’État, principalement régie par les droits de l’homme ;

-la relation entre le soldat augmenté et les divers acteurs du champ de bataille, incluant le soldat lui-même mais aussi les membres de sa famille (un soldat augmenté, mais traumatisé, est-il encore capable d’être un bon mari ou un bon père ?…), les prisonniers de guerre, les organismes humanitaires, les civils, etc. Ce second point serait régi par les lois de la guerre.

  • Ce cadre éthique devrait, ratione tempore, être applicable avant l’augmentation, pendant la période d’augmentation, après la période d’augmentation (pendant les séquelles de l’usage de drogues ou en cas de traumatisme psychologique) et même après la fin du service militaire actif (si le traumatisme ou la dépendance persistent).
  • Ce cadre éthique devrait, ratione materiae, tenir compte du fait que l’ontologie du soldat peut changer en fonction de la nature invasive de l’augmentation concernée. Certaines techniques invasives peuvent rendre difficile, voire presque impossible, de retirer son consentement une fois celui-ci donné. En éthique médicale, il est possible d’envisager, si le patient est incapable d’exprimer sa propre volonté, de trouver un représentant légal du patient (généralement un membre de sa famille) qui décide en son nom.
  • Ce cadre éthique ne devrait pas, ratione loci, être limité dans son application aux frontières de la Les garanties concernées devraient également s’appliquer si le soldat augmenté sert à l’étranger et/ou lorsque son augmentation a lieu à l’étranger. Si un soldat est augmenté alors qu’il sert en Iraq, il doit conserver la pleine protection de la Constitution à l’étranger et lors de son retour sur le sol français.
  • Enfin, ce cadre éthique devrait inclure un comité d’évaluation éthique – tout comme les hôpitaux civils ont un comité d’évaluation éthique. Le comité d’éthique devrait être en mesure d’examiner les cas individuels qui lui sont soumis, d’examiner l’évolution générale des pratiques, d’évaluer les documents classifiés ou encore de renvoyer les cas à l’inspecteur général ou au procureur général.

La métaphore de l’apprenti sorcier

Il nous semble pertinent, pour terminer, de mettre l’accent sur la relation entre l’homme et la science, plus particulièrement entre l’éthique et la technologie 18. L’amélioration de la performance au combat était jusqu’à présent un problème instrumental ; avec l’augmentation du soldat, elle devient aussi une question ontologique.

Pour aborder ce sujet, nous nous référerons à un poème de Goethe, intitulé « L’apprenti sorcier 19 ». Bien que le poème ait certaines caractéristiques d’un conte de fées pour enfants, il offre matière à réflexion. Dans le poème, le maître sorcier doit partir faire une course, il laisse la maison entre les mains de son apprenti. Immédiatement, l’insouciance et la présomption dominent l’apprenti : désormains, le balai dans la maison obéira à ses ordres ! À l’aide de formules magiques, il ordonne au balai de nettoyer la maison. Le balai commence à recueillir un seau d’eau et commence à nettoyer le plancher. De nombreux autres seaux suivent, jusqu’à ce que l’inondation menace. Effrayé, l’élève tente d’arrêter le balai, mais échoue. Dans un acte de désespoir, il prend une hache et fend le balai. Le balai n’est pas détruit : il y a maintenant deux demi-balais et chacun d’eux transporte l’eau à la maison, ce qui aggrave le problème. L’apprenti se rend compte qu’il a perdu le contrôle. Il crie à l’aide. Le maître revient à temps et rétablit l’ordre.

Ce poème soulève des questions fondamentales. Ralf Stockmann considère que le balai de Goethe est en fait un robot : le balai peut recevoir des informations, il a des membres avec lesquels il peut marcher, il a d’autres membres avec lesquels il peut porter un seau, et il a un ordinateur central pour traduire la commande reçue oralement en un ensemble de mesures 20. Pour d’autres commentateurs, la magie est ici une allégorie de la technologie 21.

De ce poème, on peut déduire trois problématiques impactant la question du soldat augmenté.

Premièrement, la distinction entre la science « de haut niveau » et la science « fondée sur les faits 22 ». Le poème de Goethe dépeint la science éminente sous un jour positif, ce qui est inhabituel. Dans le monde d’aujourd’hui, il est presque courant d’être désobligeant à propos de la science purement éminente, presque théorique. Le sorcier est présenté dans le poème comme quelqu’un qui est à la fois compétent et vertueux. Compétent : il connaît son métier. Vertueux : ses compétences sont ancrées dans un caractère fort et droit. Tant qu’il est présent, la situation est stable ; dès qu’il quitte la maison, l’immaturité de l’élève s’impose. La technologie prend le dessus et crée une distance entre l’apprenti et le balai-robot. Certains soulignent que les énormes avancées technologiques du siècle dernier se font au prix d’« une perte de chaleur humaine et d’une objectivation exagérée de la relation entre le médecin et le patient », ajoutant que les hôpitaux modernes sont devenus de «gigantesques usines de santé », et que l’être humain doit « retourner au centre et rester maître de la technologie – et non l’inverse –sinon il nous arrivera la même chose qu’à l’apprenti sorcier de Goethe 23 ».

Une fois le sorcier de retour, le calme est rétabli – mais il devient alors évident qu’il s’agit d’un conte fantastique. Cependant, Goethe a proposé ailleurs des pensées qui vont au-delà de l’univers fictionnel. Plutôt que d’attendre de l’aide de l’extérieur, comme le ferait un enfant lorsqu’il demande de l’aide à ses parents, la société moderne devra trouver elle-même les réponses à ses difficultés.

En second lieu, Goethe décrit la tentation que représente le pouvoir, c’est-à-dire, dans ce cas, le pouvoir de commander le balai-robot. La magie et la technologie offrent aux humains la promesse d’un pouvoir sur le monde environnant à un degré qui serait autrement impossible. L’apprenti n’a pas le caractère moral du sorcier et succombe à la tentation. Il utilise ses pouvoirs à la légère 24.

Enfin, la science moderne développe-t-elle ou retire-t-elle le potentiel qu’a l’homme de faire des choix moraux 25 ? L’exemple le plus connu est celui des voitures autonomes. À l’instar du fameux dilemme des trolleybus 26, les voitures autonomes sont programmées pour « décider », en cas d’accident, soit de heurter l’obstacle, potentiellement un être humain ; soit de l’éviter, au risque de tuer les passagers de l’automobile 27. Peut-on considérer que l’intelligence artificielle retirerait alors à l’homme le supplice d’une décision difficile ?

Dans Faust, un autre chef-d’œuvre de Goethe, le héros, Faust, un savant perdu dans sa quête de connaissance, est au bord du suicide. Il rencontre Méphistophélès qui lui déclare : « Eritis sicut Deus, scientes bonum et malum [« Vous serez semblable à Dieu et connaîtrez la différence entre le bien et le mal »] 28. » Méphistophélès fait et donne à Faust ce qu’il exige de lui. En d’autres termes, Faust n’obtient pas la connaissance du bien et du mal lui-même ; elle lui est donnée. Cependant, une fois que Faust est satisfait et dit : « Reste donc ! tu me plais tant ! 29 », son âme appartient à Méphistophélès. À la suite de cet accord faustien, une multitude d’événements se produisent, dont beaucoup ont un caractère incontrôlé. Faust n’est jamais satisfait. À un âge avancé, il assiste à la noyade d’une population entière. Lorsqu’il fait de son mieux pour les aider de façon altruiste, il éprouve de la satisfaction. Dès lors, Méphistophélès ne peut plus poser les mains sur lui ; il est racheté. Dans Faust, il n’y a pas de sorcier pour sauver la situation ; l’individu arrogant doit trouver, à travers l’expérience douloureuse de la vie, sa propre voie.

3

Le soldat augmenté : défis éthiques

John Thomas,

Executive Director International Society for Military Ethics in Europe, EuroIsme.

Notes

1.

Par exemple, les anciens Égyptiens et les Grecs utilisaient des opiacées, les anciens Assassins d’Inde [???!!! je ne crois pas du tout que ça soit en Inde !!??] utilisaient le haschich, les Incas utilisaient les feuilles de coca et les Vikings (ainsi que beaucoup d’autres) se servaient de l’alcool pour renforcer leur courage.

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2.

Le 6 mai 1953, 200 milligrammes de sarin liquide ont été versés sur une double couche de vêtements d’uniforme attachés au bras de Ronald Maddison, membre de la Au bout d’une demi-heure, il a perdu connaissance et il est mort plus tard dans la journée. En février 2006, à la suite d’une deuxième enquête réalisée en 2004, le ministère de la Défense du Royaume-Uni et la famille de Ronald Maddison ont accepté l’accusation de « négligence grave ». Cette décision a servi de fondement à une demande d’indemnisation plus large présentée par 360 anciens combattants de Porton Down qui avaient subi des tests pendant la guerre froide. Le 31 janvier 2008, le sous-secrétaire d’État à la Défense Derek Twigg a annoncé à la Chambre des communes l’accord pour une indemnisation de 3 millions de livres sterling, accompagnée d’excuses, et a admis que « certains aspects des procès présentaient des lacunes et que, en particulier, la vie ou la santé des participants pouvaient avoir été mises en danger ».

+ -

3.

De 1955 à 1975, environ 6.720 soldats ont participé à des expériences faisant appel à la participation d’exposition à plus de 250 produits chimiques différents administrés par diverses voies dans l’Edgewood Arsenal, Maryland, site des laboratoires de l’armée américaine.

+ -

5.

Voir S. Navy-Marine Corps Court of Criminal Appeals, « Untied States v. Jared G. Schwartz, Lance Corporal (E-3), U.S. Marine Corps », mai 2005.

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6.

On peut observer un débat identique concernant les pilotes de Pour certains militaires, ces pilotes ne sont pas des « guerriers», malgré la fréquence de troubles de stress post-traumatique chez eux. Voir Tim Robinson, « Should drone pilots get medals? », aerosociety.com, 3 novembre 2017.

+ -

7.

US Bureau of Justice 2017.

+ -

Tout le monde sait à quel point la technologie change notre monde. Mais ces avancées entraînent des problèmes et des conséquences inattendues. Notre vie privée, par exemple, est beaucoup moins privée qu’auparavant. Les fake news et Internet comme outil de recrutement terroriste ne sont que deux des défis éthiques et juridiques actuels. Même si nous comprenons que nous devons réglementer ces nouvelles technologies, les cadres juridiques et éthiques sont pesants et souvent inadaptés. Le même principe s’applique à l’éthique militaire, dans un monde où la nature des conflits change très rapidement. La question du soldat augmenté émerge dans cet environnement éthique, à la complexité croissante. Les rapides progrès dans ce domaine exigent une réflexion profonde sur les conséquences parfois inattendues.

Dans un sens, le soldat augmenté n’a rien de nouveau du point de vue éthique. Les augmentations non invasives sont aussi anciennes que la guerre. Boucliers, armures complètes et télescopes sont des augmentations conçues pour se donner un avantage sur un ennemi. Mais retirer une armure, un gilet pare-balles ou un exosquelette nous fait retourner instantanément à l’état neutre. Par conséquent, dans ce chapitre, je n’attire pas votre attention sur les augmentations non invasives, celles que l’on peut mettre ou enlever comme un vêtement. Ce qui nous laisse une seconde catégorie d’augmentations, à savoir celles qui sont invasives et qui peuvent modifier les capacités sous-jacentes de ceux qui les utilisent. Mais même l’emploi de certaines de ces augmentations invasives n’est pas une nouveauté 1. En 1940, plus de 35 millions de comprimés de la pervitine, une méthamphétamine, ont étédistribués dans la Wehrmacht et dans la Luftwaffe pour contrôler la fatigue et le stress des soldats au combat, qui ont ensuite d’ailleurs entraîné de graves problèmes, dont certains ont perduré pendant des années, pour ceux qui en ont pris.

L’utilisation de la pervitine est une preuve suffisante, à première vue, de l’efficacité des augmentations pharmaceutiques – au moins sur le court terme. De nombreuses substances sont interdites dans le sport pour cette raison. Notre point de départ sera donc logiquement que l’augmentation invasive peut augmenter les capacités physiques et mentales. Mais la question n’est pas de savoir si la pratique est réalisable, mais si elle est éthiquement défendable et d’en déterminer les conséquences éventuelles.

Je vais attirer votre attention sur certaines des implications éthiques des augmentations invasives selon trois points de vue. Tout d’abord celui du militaire individuel, ensuite celui des forces armées et, finalement, dans la perspective de la société civile. Je ne donnerai qu’un aperçu des multiples conséquences éventuelles des augmentations invasives. J’espère que le lecteur se servira de ces pistes comme d’un tremplin pour ses propres réflexions. Lorsque j’utilise le terme « soldat » ou « militaire », je fais référence à tout militaire en uniforme, et lorsque j’emploie le pronom « il », je désigne le ou la militaire.

Le militaire individuel

La société civile demande aux militaires de risquer leur vie et leur santé en son nom. Aussi, ces militaires n’ont-ils pas légitimement le droit de demander que les fruits de la technologie soient utilisés afin d’accroître la possibilité de la victoire exigée et de minimiser leur risque de mourir ou d’être blessés ?

Nous ne devons pas imaginer que tout soldat bien informé considère une augmentation invasive comme mauvaise. Le combat est une affaire dangereuse, où la mort et les blessures graves surviennent sans prévenir. Dans certaines unités, comme les Forces spéciales, ces risques sont encore plus importants. Dans ces circonstances, lorsqu’une augmentation invasive peut considérablement réduire le risque de mort ou de blessure grave, est-il éthique de refuser cette augmentation à un militaire ?

Pour un individu, réduire la probabilité de la mort ou d’une blessure pourrait se présenter comme un risque qui vaut le coup d’être pris. Même le risque d’effets secondaires à long terme ne changerait pas nécessairement cet avis, préférable au risque de mourir au combat. Les gouvernements ont également le devoir de ne pas exposer leurs militaires à des risques qui pourraient être évités ou minimisés. On pourrait donc considérer comme un manquement au devoir de ne pas fournir des augmentations pertinentes, surtout si l’on sait que l’ennemi a lui-même été augmenté.

Mais cet argument repose sur le principe que tout militaire peut faire un choix informé. Malheureusement, lorsque le secret défense et les nouvelles découvertes militaires sont en jeu, les gouvernements peuvent avoir d’autres priorités.

Je me rappelle avoir vu, à l’époque où j’étais jeune officier, des invitations à participer en Angleterre à des essais pour une «Unité de recherche sur le rhume ». En échange d’un petit paiement, les volontaires devaient apparemment être exposés au virus du rhume, en vue d’améliorer son traitement. En réalité, cette unité était également un site de recherches sur les armes chimiques et certains volontaires ont été exposés sans le savoir à des agents neurotoxiques et chimiques. Au moins un de ces volontaires en est mort 2.

Cependant, les expériences conduites par les Américains à l’Edgewood Arsenal 3 sur des cobayes humains pendant les années 1950 étaient encore plus extrêmes.

En 1999, l’ordre exécutif no 13139 du président Bill Clinton 4 a précisé que le consentement éclairé n’était possible qu’en temps de paix et pouvait passer après une opération militaire spécifique impliquant un combat ou la menace d’un combat immédiat. Cela signifie qu’aux États-Unis au moins une dérogation présidentielle peut supplanter le consentement éclairé. Un militaire américain, qui refusait d’être vacciné contre l’anthrax avec un vaccin non homologué, a par la suite été déclaré coupable d’avoir violé un ordre légal et a été condamné à un congédiement pour mauvaise conduite et à quarante-cinq jours de détention militaire 5.

Au niveau de l’individu

  • Une augmentation invasive pourrait réduire le risque de mort ou de blessure grave.
  • Les autorités devront-elles révéler tous les détails des éventuels effets secondaires afin de permettre un consentement éclairé ?
  • Le militaire aura-t-il le droit de refuser une augmentation jugée nécessaire pour accomplir sa mission ?

Les armées

Que signifient les augmentations invasives au niveau des armées ? Dans une  perspective purement philosophique, une augmentation invasive qui prétend accroître le courage est une chimère. Depuis de nombreux siècles, l’éthique de la vertu a été une composante intégrale de l’éthique militaire, notamment en ce qui concerne des vertus comme le courage, l’intégrité, la loyauté, etc. Dans ce contexte, une « vertu » est un état du caractère de l’individu qui le pousse à des actions « justes et bonnes ». Mais ces actions justes et bonnes doivent être perçues, analysées et entreprises par des individus et émaner de leur caractère, et non d’augmentations artificielles.

Pendant des millénaires, la guerre a été considérée comme un combat entre personnes de courage et d’honneur, et ces deux vertus sont récompensées même de nos jours par des médailles, signes de reconnaissance publique. Mais l’augmentation d’un groupe de combattants privilégiés risque d’ébranler l’idée du combat en tant que lutte honorable 6.

Le procès de Nuremberg a établi que chaque membre des forces armées est moralement et juridiquement responsable de ses propres décisions. Ce jugement n’est valable que si chaque individu retient pleinement sa capacité de jugement autonome. Qui sera responsable pour une atrocité commise par un soldat si son jugement est déformé à cause d’une augmentation invasive ? Le gouvernement, l’armée, le soldat lui-même s’il a donné son accord préalable à l’augmentation ou le fabricant ?

Jusqu’à présent, c’est la question de l’augmentation des combattants individuels, au niveau tactique, qui prévaut. Mais à qui devrait-on limiter ces augmentations ? Seulement au personnel qui s’engage dans le combat rapproché ? Pourquoi l’augmentation devrait-elle se limiter uniquement au personnel militaire ? Devrait-on inclure dans cette procédure des civils importants : conseillers politiques, conseillers juridiques, responsables des télécommunications et de l’informatique, voire tout le personnel d’un quartier général qui fonctionne en continu ? Et qu’en serait-il du personnel des renseignements ? De la CIA ou des employés des sociétés privées qui exécutent des missions – souvent dangereuses – de soutien logistique durant les Opex ou une protection rapprochée aux hauts fonctionnaires du gouvernement ? Et, poursuivant cette logique, pourquoi ne pas inclure toute personne travaillant dans les environnements à haut risque : unités spéciales de la police ou unités antiterroristes paramilitaires en milieu civil ?

Mais revenons dans l’environnement purement militaire. Il existe une présomption non écrite que les décisions de commandement sont fondées sur une connaissance et un jugement supérieur. On a dit que les augmentations invasives dont les soldats bénéficiaient visaient à améliorer leurs aptitudes mentales et physiques. Si leur chef n’en bénéficie pas, il s’ensuit logiquement que ses propres aptitudes doivent être « inférieures ». Une unité augmentée accepterait-elle donc de recevoir des ordres d’un officier non augmenté ? Les membres de cette unité auraient-ils toujours la même confiance, nécessaire à l’action, dans leur officier ? Au sein d’une unité, serait-il nécessaire que tous les membres soient augmentés ? Si quelqu’un refuse, sera-t-il muté ailleurs ? Si ceux qui sont augmentés sont capables de s’acquitter d’une mission mieux que ceux qui ne le sont pas, insisteront-ils qu’on laisse les membres de l’équipe non augmentés à l’arrière ? Peut-être que les membres non augmentés de l’équipe seront obligés de quitter l’unité définitivement ? On s’attend à ce que les membres non augmentés subissent une pression de groupe considérable de la part de leurs pairs et à ce qu’ils ne veuillent pas laisser tomber leurs camarades. La pression informelle pour se conformer à l’augmentation serait donc considérable.

Nous sommes en train de créer une image où ceux qui ne sont pas augmentés seront perçus comme moins capables. Verrons-nous donc une hiérarchie militaire à deux vitesses, dans laquelle ceux qui sont augmentés seront placés au-dessus de ceux qui ne le sont pas ? Et si les augmentés sont plus capables, devraient-ils être mieux payés ou être exemptés de tâches de routine parce qu’ils sont plus « importants » ? Au contraire, seront-ils envoyés constamment sur les missions les plus dangereuses, à leurs dépens ? Ceci menace ce que nous les Britanniques appelons le principe « tous de la même compagnie », à savoir que nous partageons tous les mêmes risques sur les mêmes bases.

Comment sera perçu un soldat augmenté ? Comme un super humain ou comme une machine sous-humaine, chimiquement alimentée ? Si un ennemi augmenté ressent moins la douleur, sera-t-il acceptable de le traiter plus violemment qu’un soldat non augmenté, pour la simple raison que le seuil de douleur de l’un et de l’autre est différent ?

Serait-il acceptable de retirer les implants des prisonniers de guerre pour annuler leur augmentation ? Ou de les faire souffrir d’un symptôme de manque en les privant d’une drogue dont ils sont devenus dépendants ? Les implants pourraient-ils être retirés chirurgicalement pour être étudiés par les scientifiques cherchant à les contrer ?

Au niveau des armées

  • L’augmentation de certains militaires changera-t-elle de manière fondamentale la nature des relations de commandement dans les armées ?
  • Les augmentations invasives seront-elles limitées au niveau militaire tactique ?
  • Un ennemi augmenté sera-t-il traité différemment d’un ennemi non augmenté ?

La société

La plupart des soldats quittent l’armée sans difficulté. Cependant, nous avons vu ces dernières années une reconnaissance des effets à long terme des PTSD (posttraumatic stress disorder, ou troubles de stress post-traumatique).

Il est évident que le fait d’être entouré de camarades qui ont vécu des expériences similaires ne sert pas uniquement à unir les militaires, mais également à masquer les symptômes des PTSD. De ce point de vue, le témoignage d’un vétéran de la guerre des Malouines est éloquent : « La plupart d’entre nous n’ont pas trop souffert pendant le temps où nous avons servi. Le problème survient lorsque vous retournez dans le monde civil. […] L’agression et la violence sont en vous de toute façon, parce que… l’armée veut que vous soyez comme ça. Mais lorsque vous quittez l’armée, ils ne vous disent pas comment ne plus être cet homme violent. » Il est clair que quelque chose empêche la réintégration harmonieuse dans la vie civile de certains vétérans. Au Royaume-Uni, 4 à 5% de la population carcérale est composée de vétérans des forces armées. Aux États-Unis ce pourcentage s’élève à 8% 7.

La réintégration a toujours été un obstacle à surmonter, surtout pour ceux qui ont servi longtemps ou qui ont été au combat. La vie du militaire et celle du civil sont si différentes qu’il peut être difficile de passer de l’une vers l’autre. Mais cette émergence des PTSD après la démobilisation est pertinente pour notre débat car, dans le futur, il faudra superposer à la situation actuelle une nouvelle génération de soldats augmentés.

Des recherches approfondies seront nécessaires pour établir les effets physiologiques de la suppression de toute augmentation invasive. Par exemple, toute interface cybernétique implantée dans le cerveau peut éventuellement perturber le fonctionnement normal des voies neuronales à mesure que le cerveau s’adapte à la nouvelle technologie. Il est possible que le retrait de l’implant provoque des lésions neurologiques – et donc des changements de comportement – si le cerveau est incapable de compenser la perte de la technologie.

Certains supposent que le risque de PTSD sera diminué, parce que les combattants augmentés seront plus efficaces, les conflits moins longs et moins sanglants. Mais si l’ennemi augmenté, d’une part, la balance d’efficacité ne changera pas et, d’autre part, si une unité non augmentée s’aligne contre une unité ennemie augmentée, on peut s’attendre à un plus grand nombre de blessés chez l’unité non augmentée. Je vous rappelle que l’inventeur Richard Gatling et plusieurs experts avaient prévu moins de morts grâce à l’invention du fusil à armement par courroie, mais il est simplement devenu plus facile de tuer des gens en grand nombre avec cette nouvelle arme. Nous devons nous méfier des conséquences inattendues et des promesses pleines d’espoirs.

La société devra réfléchir au rôle des médecins qui sont impliqués dans les travaux d’amélioration, car ils vont travailler en dehors du cadre de l’enveloppe thérapeutique. Ils ne vont pas guérir des maladies ou restaurer une fonction perdue, ils ne vont plus être des « soigneurs » : ils vont devenir des « optimiseurs ».

Enfin, nous ne pouvons pas ignorer le risque que cette technologie se répande plus largement dans la population. Une augmentation qui aide à la concentration, réduit la fatigue et augmente l’endurance sera très séduisante pour beaucoup de personnes, par exemple les chauffeurs, les chirurgiens ou les contrôleurs aériens. Mais nous pouvons être très inquiets si la technologie d’augmentation se propage dans le milieu des gangsters, des terroristes ou même des petits délinquants. Or, une fois qu’une technologie existe, elle se répand inévitablement en direction de ceux qui ont l’argent et l’intention de l’utiliser ou de s’enrichir avec.

Au niveau de la société

  • Les effets secondaires des augmentations – encore inconnus – vont-ils créer davantage de cas aigus de PSTD, de violence et ou de criminalité ?
  • La technologie de l’amélioration se répandra-t-elle inévitablement dans la vie civile ?

L’augmentation invasive, comme les armes nucléaires, ne peut pas être désinventée, mais nous devons rester attentifs aux effets de ces technologies puissantes. Il  ne s’agit pas de la robotisation d’une chaîne de production dans une usine à automobiles. Nous parlons de la manipulation des capacités essentiellement mentales des êtres humains et de l’organe dont notre connaissance est loin d’être totale – le cerveau.

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Faut-il un nouveau cadre éthique pour encadrer les augmentations ?

Marie-des-Neiges Ruffo de Calabre,

Chercheur associé au CREC Saint-Cyr, Université catholique de Lille- ETHICS EA7446, université de Namur-ESPHIN.

Notes

1.

Aristote, Politique, 1253b-1254a.

+ -

2.

« Dès 4 ans, les enfants jouent naturellement avec la notion de […] À cet âge, la mort est réversible et n’est pas universelle. À 6 ans, ils commencent à réaliser que la mort peut toucher des proches. […] À 7, 8 ans, ils comprennent que la mort est universelle, qu’elle frappe tout le monde, y compris eux-mêmes » (interview du professeur Marie-Frérédique Bacqué par Philippe Baverel, « Comment parler de la mort aux enfants », leparisien.fr, 1er novembre 2004).

+ -

3.

Voir Samuel Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, éd. de Bâle [1732], Presses universitaires de Caen, 2 vol., 2010.

+ -

4.

Voir Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013.

+ -

5.

Le 23 mars 2018, le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame a pris la place d’une otage lors d’une attaque terroriste. Il est décédé de ses blessures après l’affrontement et a été décoré pour soncourage à titre posthume.

+ -

6.

Voir Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [1979], Le Cerf, 1990 (rééd. Flammarion, « Champs essais », 1999).

+ -

La philosophie antique est-elle « à la page » ou devrait-elle « s’augmenter » ? Si, comme le croit parfois le grand public, les philosophes étaient une espèce disparue depuis Aristote, comment pourrait-on aujourd’hui utiliser leurs vénérables écrits pour encadrer éthiquement des innovations technologiques à ce point étonnantes qu’elles rendent possible le rêve d’une humanité augmentée ? Ne devrait-on pas innover en matière de pensée également ?

Si Aristote imaginait déjà en son temps qu’on puisse créer des robots 1, son époque était aussi familière avec l’idée des demi-dieux, tel Héraclès. Preuve s’il en était que, même dans l’Antiquité, l’idée que les héros puissent mourir était une hypothèse difficile à accepter. Aujourd’hui encore, nous tentons de donner réponse à cette situation. Est-il juste qu’un homme exceptionnel, après avoir montré tant de qualités, après avoir été un combattant héroïque, puisse mourir comme n’importe quel quidam ? Un héros ne devrait-il pas être à l’égal des dieux ? Vouloir faire de nos héros des demi-dieux hier, des soldats augmentés aujourd’hui, est-ce une aspiration si différente de celle de nos ancêtres ?

L’augmentation du soldat serait-elle une question qui déborde les cadres éthiques préexistants ? Vouloir répondre par l’affirmative à cette question supposerait que l’éthique puisse être un jour « dépassée » par une situation. Or l’éthique offre des cadres d’évaluation qui, pour être classiques, n’en sont pas moins pertinents au présent, y compris pour traiter de problèmes nouveaux. En effet, ces difficultés ne sont originales que par l’objet, l’innovation technologique, qui les provoque. En revanche, les enjeux qu’elles découvrent sont éternels. L’angoisse saisit l’humain depuis qu’il sait que son existence est mortelle. La faiblesse de l’humain est sa plus grande inquiétude. La peur de la mort est un instinct primitif mais essentiel car nécessaire à notre survie. De cette prise de conscience de notre vulnérabilité et, par conséquent, de celle des autres vivants naît l’éthique, comme réponse à donner, comme une stratégie à développer.

Au niveau collectif, ces questions sur la faiblesse se posent sans doute depuis que l’humanité existe, mais, au niveau individuel, elles se posent au petit d’homme dès qu’il a conscience de sa finitude personnelle, donc depuis l’âge de 3 ou 5 ans2. Nous voyons là se dessiner deux lignes du temps d’échelles bien différentes. L’éthique est donc à la fois éternelle et toujours personnelle, incarnée. L’éthique possède donc une dimension à la fois collective et individuelle, puisqu’elle engage tout homme – n’importe lequel – et chaque homme – à travers un appel individuel.

Les questions abordées peuvent ainsi connaître des modalités nouvelles et variées, mais les cadres classiques peuvent les intégrer. Le risque pour l’éthique surgit parfois de ces tentatives d’innover au niveau de la pensée, de la tentation d’élaborer précisément des cadres inédits en parallèle à la création technique, autrement dit de créer des éthiques concurrentes. L’augmentation du soldat est une stratégie pour tenter de résoudre la finitude humaine, de supprimer ses limites. L’évaluation éthique doit étudier si cette stratégie de réponse à une angoisse légitime, celle de la mort, respecte ce qu’il y a d’humain en nous, plutôt que de signer un chèque en blanc à la technique.

Les traditions éthiques sont nombreuses. La question de l’augmentation s’inscrit dans ce que nous pouvons nommer un maillage éthique préexistant, issu du croisement des théories éthiques classiques, dont, certes, tous les composants ne sont pas forcément les plus pertinents pour encadrer l’augmentation en particulier, mais peuvent englober l’action militaire au sens plus large. Ainsi, la question ne « tombe » pas dans le vide, mais atterrit dans un « filet », un « tamis » éthique, bien utile pour passer le sujet au crible.

De quoi est constitué ce maillage éthique ? Le plus gros de la trame est constitué de la tradition de la guerre juste, de l’éthique des vertus, de l’éthique médicale, de l’éthique militaire et de l’éthique du sacrifice, mais aussi des principes démocratiques tels que l’égalité entre tous. Sans approfondir trop le sujet, rappelons en quoi consistent ces éthiques.

La tradition de la guerre juste supposera, entre autres, qu’il y a toujours une bonne intention, et qu’elle est recherchée en premier. La recherche de l’augmentation peut être issue d’intentions floues, qu’il convient de mettre au clair. L’éthique des vertus, chère à Aristote, consiste, quant à elle, à pratiquer le courage, la sagesse, mais aussi la prudence, la phronèsis, cette capacité à délibérer sur les bonnes fins et les bons moyens d’y parvenir, en vue du Bien. Elle peut nous guider dans notre vie, dans nos choix, et donc a fortiori dans notre choix d’adopter des augmentations ou non. Ensuite, l’éthique médicale comporte deux principes centraux pour la thématique de l’augmentation, issus en partie du serment d’Hippocrate. Le premier est le primum non nocere, « d’abord ne pas nuire ». Celui-ci impose au médecin de ne pas prendre de risque inutile avec la santé d’autrui. Certains pourraient affirmer que, suivant ce principe, il y a une obligation morale d’augmenter le soldat, quand d’autres affirmeraient pour les mêmes raisons qu’il convient de s’en abstenir. La question peut se poser en cas de double effet, un concept issu de la guerre Juste. Que devrait décider le médecin si une augmentation pouvait permettre de survivre à une mission à haut risque, et donc assurerait peut-être de plus grandes chances immédiates de survie mais était susceptible de provoquer des effets secondaires graves, par exemple des pathologies lourdes sur le long terme ? On le voit, ce maillon éthique à lui seul aurait besoin d’être secondé.

Le second principe de l’éthique médicale que nous voudrions mentionner ici  est le consentement éclairé du patient. Il pose la question de la confiance que le soldat peut accorder à sa hiérarchie, à la composante médicale militaire et à ses dirigeants politiques pour lui fournir une information fiable. L’industriel ou l’entrepreneur qui vend des moyens d’augmentation pourrait aussi ne pas mériter la confiance du soldat. Ainsi, le général John Thomas a cité l’exemple d’une expérience médicale prétendument consacrée au rhume, alors que les cobayes étaient exposés à des neurotoxines. Les contraintes du secret défense peuvent compliquer l’exercice d’un consentement vraiment éclairé pour le soldat devant la proposition de l’augmentation. En outre, il conviendrait de s’assurer que le soldat peut exercer sa liberté de refuser ce traitement qui pourrait l’augmenter. Ceci renforce l’importance de ce cadre d’éthique appliquée qu’est l’éthique médicale, préexistant et toujours pertinent.

Les principes démocratiques de l’égalité entre tous peuvent être également employés pour analyser les augmentations du soldat. S’il y avait une inégalité d’accès à l’augmentation entraînant des inégalités de traitement, ce principe de l’égale dignité entre tous pourrait être mis à mal. Si le soldat refuse d’être augmenté, en vertu de sa liberté de choix, de son consentement éclairé ou d’une objection de conscience, quelles conséquences cela aura-t-il sur sa participation à la mission ou, plus largement, sur sa carrière au sein de l’armée ? Y aura-t-il des discriminations envers ceux qui ne veulent pas être augmentés ou envers ceux qui ne le peuvent pas pour des raisons pratiques ? On cite parfois l’exemple de ce peloton américain, au début des années 2000, où tous les membres buvaient une boisson énergisante pour rester alertes et où l’un des membres proposa de ne pas participer à l’assaut au motif qu’il serait un poids pour ses camarades car il ne pouvait pas boire ce soda. Quelle influence l’augmentation aurait-elle sur l’esprit de corps, sur les liens au sein d’une section ? Autant de questions que le principe démocratique de l’égale dignité entre tous peut aider à clarifier quelque peu.

L’éthique militaire, très liée à la théorie de la guerre juste, s’appuie sur une situation exceptionnelle en éthique, elle autorise le droit de tuer. Cette exception à un principe fondamental est possible éthiquement, selon Pufendorf, en vertu de la réciprocité 3.Autrement dit, ce qui donne le droit de tuer serait la possibilité de tuer et d’être tué. C’est ce même principe qui rend l’usage dedrones armés éthiquement problématique. La mise à distance a des impacts sur la moralité de nos opérations, surtout si l’on tente de la justifier en appliquant une éthique « concurrente », celle du « mythe du zéro mort » tel que dénoncé par le philosophe Grégoire Chamayou 4. De façon intéressante, certaines propositions d’augmentation visent les pilotes de ces drones, confrontés pour certains à des syndromes de stress post-traumatique. Pour protéger leur santé psychique, certains pourraient proposer des produits qui diminueraient l’empathie envers les victimes. On le devine aisément, il n’est pas certain que créer un autre déséquilibre psychique soit la solution véritable à un traumatisme.

Cette égalité du droit de tuer indiquerait également qu’il ne faudrait pas s’illusionner : l’augmentation ne saurait être une solution qui rendrait le soldat invulnérable. Toute recherche de l’augmentation qui tenterait de la justifier éthiquement par une recherche de l’invulnérabilité, par une pseudo-éthique de la toute-puissance, appartiendrait à l’une de ces éthiques concurrentes que nous évoquions. Tel Achille plongé dans le Styx, il demeurera toujours un point faible. Rechercher l’invulnérabilité est une lutte vaine si l’objectif militaire est de vaincre.

Une métaphore sportive équivalente est qu’une équipe de foot constituée des meilleurs joueurs ne peut pas gagner pas une Coupe du monde si ces joueur ne parviennent pas à marquer plus de buts que l’adversaire. S’il manque une stratégie, un esprit de cohésion, une vision politique, même les meilleurs hommes ne pourront pas grand-chose.

Pouvoir tuer signifie donc que l’on puisse aussi être tué, voire que l’on doive sacrifier sa propre vie. C’est une caractéristique de l’éthique militaire, elle intègre une éthique sacrificielle. Elle ne doit pas être confondue avec la pensée kamikaze : le militaire n’est pas celui qui veut mourir mais celui qui accepte la possibilité du sacrifice. Une personne suicidaire veut en finir, un kamikaze veut mourir en emportant un maximum de personnes avec lui, mais un soldat s’offre pour protéger les autres, à l’image du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame 5. Des augmentations ne devraient pas supprimer cette possibilité de s’exposer si nécessaire, pas plus qu’elles ne devraient contraindre à s’exposer excessivement, au motif que ce serait moins grave pour des soldats augmentés, leur faisant au final supporter plus de risques qu’aux autres.

Cette dernière hypothèse laisserait penser que l’augmentation du soldat serait un prétexte à la disparition de l’éthique à son égard. Si l’éthique est une régulation des relations entre des humains reconnus vulnérables, créée pour répondre à l’angoisse de la mort –nécessaire à notre survie –, est-ce que la suppression de la peur de la mort ne supprimerait pas dans le même temps la protection éthique du soldat ? Dès lors, il n’existerait pas d’« éthique de l’augmentation », sinon comme une antilogie. Un soldat augmenté n’aurait pas besoin d’être épargné, il serait donc surexposé en théorie. À ce sujet, rappelons que le mythe d’Achille est paradoxal. Selon certaines versions de l’Illiade, bien que quasiment invulnérable, Achille refuse par deux fois de participer à la guerre de Troie. La première en se cachant au milieu des femmes, la seconde en refusant de continuer le combat, par colère envers le roi Agamemnon. Par vengeance, il ira jusqu’à inciter les dieux à favoriser ses ennemis, les Troyens, durant son absence. À l’image d’Achille, on pourrait penser qu’un soldat augmenté n’aurait pas forcément un caractère digne d’éloge. Il pourrait davantage s’opposer aux décisions de sa hiérarchie, jugée plus faible que l’image surpuissante qu’il a de lui-même. Néanmoins, comme le rappelle le mythe, aucun mortel ne peut être invulnérable, ce qui causera sa perte.

Maillage éthique éternel, situations inédites, courants concurrents, le filet éthique que nous avons décrit pour évaluer l’augmentation du soldat possède néanmoins une souplesse. Ce cadre devrait demeurer identique tout en étant complété de quelques « ficelles ». L’éthique peut ainsi rebondir en se renforçant. Une « éthique relative à l’augmentation » devrait tenir compte de principes généraux relatifs à la permanence ou la réversibilité des modifications corporelles ainsi qu’à leur caractère invasif ou nonet, enfin, à leurs effets sur le long terme, ce qui imposerait le recours à la pensée de Hans Jonas et son principe responsabilité qui impose la précaution, entre autres choses 6. Mais jamais ces principes seuls ne pourraient suffire à évaluer éthiquement les augmentations, ils ne doivent venir qu’en complément, une fois les autres « filtres » effectués. Les concepteurs d’augmentation et leurs clients devraient se garder d’un écueil dangereux, celui de la tentation de la facilité. Car il existe deux sortes d’augmentation : l’une est technique, robotique, et fait usage, par exemple, de prothèses ; l’autre est médicale, médicamenteuse, etc. Il est facile d’avaler une pilule pour gagner en masse musculaire. Il est plus difficile d’être assez endurant pour passer des heures à la salle de sport et à l’entraînement afin d’obtenir un résultat similaire. Le caractère façonné en parallèle à ce corps sera également le reflet de cette recherche de « raccourcis » dans la vie ou de persévérance dans l’effort, même ingrat.

Cette facilité apparente de l’augmentation pose problème car elle peut cacher qu’il existe d’autres solutions, éthiquement plus favorables, pour résoudre les difficultés auxquelles font face nos soldats. Le manque de récupération fait par exemple partie de ces difficultés. Avant de mettre leur santé future en danger en leur donnant une substance qui les empêche de ressentir le sommeil, peut-être faudrait-il avant tout assurer une meilleure logistique, un meilleur approvisionnement, une meilleure sécurité des lieux de bivouac. L’augmentation, pour être éthique, ne devrait jamais être un luxe, autrement dit un moyen simple, trop simple, de répondre à un besoin, légitime sans doute, mais qui pourrait être satisfait par de plus grands investissements logistiques.

Il existe enfin une troisième manière de s’augmenter, différente de la médecine et de l’ingénierie. Il s’agit de l’éducation. Il serait difficile de trouver plus puissant levier d’amélioration personnelle. Elle intègre l’apprentissage pour le militaire des règles de droit, celles des droits de l’homme mais aussi de l’éthique. Ainsi, plutôt qu’une « éthique de l’augmentation » novatrice, il serait préférable d’apprendre à chercher et à donner le meilleur de soi en toutes circonstances. La technique ne peut pas tout. Parfois même, utiliser des moyens techniques ralentira le temps de réponse. Il serait bon de conserver cette souplesse du jugement humain, ce que l’on nomme le discernement, et qui se trouve éminemment dans la pratique de l’éthique des vertus. Ainsi, Aristote était peut-être le philosophe le plus à même de proposer un cadre pertinent pour l’action et pour l’amélioration de soi, qui ne peut au fond qu’être morale. À l’angoisse secrète que l’ennemi, lui, s’augmente et domine ainsi sur notre faiblesse supposée, rappelons que les nazis utilisaient de la pervitine… et ont tout de même perdu la guerre.

5

Synthèse de la troisième partie

Jessica Lombard,

Diplômée de Saint-Cyr, doctorante en philosophie de la technique et bioéthique.

Étant donné les risques inhérents à la profession de militaire, les réflexions éthiques posées, analysées, construites ou envisagées lors de la session « Recherche d’une éthique militaire sur l’augmentation » ne sont aucunement extensibles au monde civil. L’armée effectue aujourd’hui un travail nécessaire de réflexion sur sa fonction. L’individu civil est lui-même responsable de son intégrité physique. Au contraire, le combattant étend la responsabilité personnelle de son intégrité à la responsabilité professionnelle de l’armée : l’augmentation du soldat n’est pas uniquement une amélioration individuelle désirée ou consentie par une personne, mais également une augmentation induite par un secteur d’activité.

La question du soldat augmenté ne peut donc être isolée du contexte militaire opérationnel. Cette interconnexion pose la complexité éthique de concevoir le soldat à la fois comme un individu en soi et comme l’instrument intégré d’un système tactique et stratégique de grande ampleur.

Naturellement, le soldat n’est pas un simple instrument. Il possède, malgré les spécificités de son activité, un ensemble de droits inaliénables : la dignité de la personne, le droit à l’intégrité physique et le consentement libre et éclairé des stratégies et tactiques qui s’appliquent à lui dans l’exercice de ses fonctions. Cela dit, la connaissance de ces droits généraux ne permet pas de répondre aux situations spécifiques et les augmentations débattues posent des problèmes urgents. L’exemple du consentement éclairé est primordial. Actuellement, celui-ci relève moins de la fiabilité de l’information donnée que de la véritable connaissance des effets médicaux qu’auront les augmentations. De nombreux protocoles d’essai répondant à des maladies graves ne permettent pas le consentement éclairé, non pas à cause de la fourberie du système clinique mais parce que les protocoles sont trop récents pour que ce même système ait obtenu des retours viables sur leurs effets à long terme et les effets secondaires. Il en va de même pour la question des augmentations, étant donné leur composante prospective. Afin de dépasser ces problématiques particulières, il est nécessaire de questionner le système éthique appliqué au soldat.

L’état de guerre est le moment durant lequel le soldat peut être amené à faire le sacrifice de sa santé mentale ou de sa santé physique, mais également de sa vie. Les augmentations technologiques ont pour objectif final la préservation de la vie du soldat via l’amélioration technique de ses capacités. En revanche, les conséquences de certaines augmentations invasives sur le moyen ou long terme sont encore inconnues, la plupart des technologies envisagées n’étant pas encore en phase de réalisation.

Par conséquent, la question soulevée implique une préoccupation majeure de l’armée : les augmentations technologiques transforment-elles le paradigme éthique militaire, en le faisant basculer d’une éthique du sacrifice éventuel de la vie du combattant vers une éthique du sacrifice de sa santé ?

De prime abord, il pourrait paraître éthiquement et indiscutablement viable de sacrifier la santé du soldat augmenté, sur un éventuel long terme, si ceci est un risque garantissant un avantage opérationnel pouvant aller jusqu’à la préservation de la vie du soldat. Toutefois, les précautions juridiques prises pour préserver la santé du combattant lorsqu’il est confronté à certains armements, notamment relatives aux armes NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique) et aux mines de terrain, attirent notre attention sur un point singulier : la vie du soldat prévaut sur sa santé à la condition que la qualité de cette vie ne soit pas réduite à néant par un état de santé physique ou psychique (mutilation grave, trouble de stress post-traumatique…) totalement altéré.

Ce cadre de réflexion est complexifié par l’apparition des augmentations technoscientifiques qui pourraient menacer la sécurité du combattant tout en augmentant son efficacité opérationnelle. Il faut envisager le fonctionnement conjoint de l’efficacité opérationnelle et de la sécurité du combattant, tant il est inconcevable d’abandonner l’un de ces deux impératifs.

De nombreuses réponses pertinentes ont été proposées. Nous allons ici attirer l’attention sur une notion restée en suspens afin d’éclairer la façon dont toute recherche éthique se devra de fonctionner pour obtenir un résultat efficient. Il s’agit de l’idée suivant laquelle toute réponse éthique correspond à une question qu’il convient d’avoir posée en préalable. En effet, l’éthique, par sa nature circonstanciée, peut se scinder en diverses branches. Chacune de ces branches est pensée afin de répondre aux problèmes que posent les outils augmentatifs. Cependant, ces branches doivent d’abord être déterminées. Voici trois exemples possibles :

  • il est possible d’envisager une branche éthique relative aux augmentations invasives (dopage chimique, implant neural…), une seconde branche relative aux augmentations non invasives (exosquelette, prothèse, casque de réalité augmenté, armement intuitif…) ;
  • il est possible d’envisager une branche éthique relative à l’augmentation des capacités physiques (dopage chimique, édition du génome, prothèse, exosquelette…), une branche éthique relative à l’augmentation cognitive (dopage chimique, implant neural, modifications structurelles du cerveau…) et une branche éthique relative à l’augmentation de la résistance émotionnelle et psychique et à la diminution du stress (dopage chimique, implant neural…) ;
  • une troisième perspective originale permet d’envisager une branche éthique prenant en charge les capacités étendues du soldat (extension des limites de son corps et de son esprit – dopage chimique, implant neural, édition génomique, prothèse, exosquelette…), une autre branche éthique prenant en charge l’environnement étendu du soldat (extension des limites de son environnement naturel – dépôt de capteurs, de robots, casque de réalité augmentée, armement intuitif…).

Ces trois exemples nous dévoilent la densité du maillage éthique envisageable et les intersections possibles des différents outils augmentatifs. Par conséquent, les réponses éthiques à la question du soldat augmenté seront tout d’abord plurielles. En second lieu, elles seront conditionnées par le choix du système de branches éthiques qui aura été sélectionné au préalable et permettra une réflexion poussée sur chacun des types d’augmentation à venir et sur l’augmentation en général.

Pour finir, il est important de rappeler que l’éthique précède ici la réalisation technique effective des outils en question et que cette antécédence est une difficulté pour elle, en même temps qu’une rare opportunité.

1

Le savant (généticien) et le politique (augmenté)

Le politique face aux usages sociaux de l’augmentation et leurs impacts pour le monde militaire

Dominique Reynié,

Professeur des universités à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.

Auteur, entre autres, du Triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe siècle (Odile Jacob, 1998), du Vertige social nationaliste. La gauche du Non (La Table ronde, 2005) et des Nouveaux Populismes (Pluriel, 2013). Il a également dirigé l’ouvrage Où va la démocratie ? (Plon, 2017) et Démocraties sous tensions (Fondation pour l’innovation politique, 2020), deux enquêtes internationales de la Fondation pour l’innovation politique.

Notes

1.

Roger Bacon, Lettre sur les prodiges de la nature et de l’art et sur la nullité de la magie, cité par Cianchi, Marco, 1984, Les machines de Léonard de Vinci, Florence, Éditeur Becocci.

+ -

2.

Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme [De hominis dignitate], traduit du latin et préfacé par Yves Hersant, Éditions de l’Éclat, Paris-Tel Aviv, 2003.

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3.

Max More, Principes extropiens 0 (1998-2003) [Éditions Hache pour la version en ligne].

+ -

4.

Henri Atlan, L’utérus artificiel, Seuil, Paris, 2007

+ -

5.

Allen Buchanan, Daniel Brock, Norman Daniels, Dan Wikler, From Chance to Choice: Genetics and Justice, Cambridge University Press,2009 pour la neuvième édition.

+ -

Je dois répondre à une question qui m’a été posée sous la forme de l’énoncé suivant : « le politique face aux usages sociétaux de l’augmentation et leurs impacts pour le monde militaire ». Je voudrais d’abord définir quelques termes. Par « le politique », j’entends ici l’ensemble des acteurs légitimes impliqués dans la prise de décision. La qualité de cet ensemble et son fonctionnement dépendent notamment de la forme de l’État. Je distinguerai, de façon schématique, l’État libéral, fondé sur la limitation du pouvoir par le droit et le jugement des gouvernés – par quoi l’État libéral relève d’un régime de type démocratique –, et l’État illibéral, fondé sur une affirmation de la puissance étatique, sans autre limite que l’impossibilité, temporaire ou durable, de croître davantage en raison d’obstacles rencontrés et sur lesquels bute sa puissance – par quoi l’État illibéral me paraît inévitablement relever d’un régime de type autoritaire. L’idée d’une « augmentation » vise l’accroissement des capacités physiques et cognitives de l’humain par des technologies diverses, chimiques, mécaniques, nanotechnologiques ou encore biotechnologiques.

Dans le cadre de ces précisions, je vais tenter de répondre ici à la question posée à partir des trois hypothèses suivantes :

  • l’effort d’augmenter les performances humaines relève du fait anthropologique, tandis que la volonté d’accroître la puissance relève de la nature de l’État ;
  • cette détermination anthropologique contraint les États à admettre le projet d’augmentation humaine, y compris en appliquant ce paradigme aux questions militaires, notamment sous la forme du projet d’un « soldat augmenté » ;
  • les États libéraux et les États autoritaires ne sont pas dans un rapport d’égalité face à la question du soldat augmenté.

L’anthropotechnie comme fait anthropologique

Sur le premier point, on considérera que, même si notre époque est riche de technologies radicalement disruptives, toutes procèdent d’un effort qui est sans âge et s’inscrivent dans le lointain héritage d’une constante tentative de l’espèce humaine de dépasser sa condition première en augmentant ses capacités. Roger Bacon, grand savant anglais XIIIe siècle, le signalait déjà à son époque : « Il est possible de créer des moyens de navigation exempts de rameurs qui permettraient d’avoir des bateaux à usages fluviaux et maritimes, capables d’une vitesse supérieure car ils seraient conduits par un seul homme sans devoir porter la charge du reste de l’équipage. On peut aussi concevoir des chars mus par une force admirable et non par des chevaux. Je pense que ce type de chars était utilisé dans les combats de l’antiquité. Il est possible aussi de construire des machines volantes, conçues de façon à ce que l’homme, placé en leur centre, puisse manipuler des instruments en leur faisant battre les ailes, selon le principe du vol des oiseaux. On peut aussi construire un treuil de petite dimension, apte à soulever et à abaisser des charges presque illimitées. […] Il est possible aussi de construire des mécanismes permettant de marcher sur les mers et les fleuves et d’en toucher le fond, sans courir de risque. À en croire l’astronome Eticus, Alexandre le Grand utilisa de telles machines pour explorer le fond marin. Il est d’ailleurs certain que de semblables engins furent construits dans l’antiquité et sont encore construits aujourd’hui même, exception faite de la machine volante qu’aucun de nous n’a eu l’occasion de voir. Je connais pourtant un savant qui en a tenté la fabrication. Nous pouvons construire un nombre incalculable de ces mécanismes, par exemple des ponts, édifiés au-dessus des fleuves sans avoir recours à des piliers ou à de quelconques moyens de soutien, des machines et inventions jusqu’ici inconnues 1. »

On perçoit bien, au fond, bien dans cette prescience une compréhension de ce que l’ingéniosité humaine peut produire comme possible technologique. On peut aussi convoquer l’extrait du fameux discours de Jean Pic de la Mirandole, qui montre qu’en 1486 déjà on considérait que le corps de l’humain, que l’humain lui-même, pouvait devenir l’objet des grands projets humains de transformations : « Toi, écrit le célèbre humaniste, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement auquel je t’ai confié qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire […], c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence 2. » Cela peut vouloir dire « la forme qui aurait eu ta préférence si on avait pu te consulter avant ta naissance ». C’est une sorte de children design par une expérience de la pensée. On voit à quel point cet effort humain de transformer l’humain est enraciné et puissant. Il s’affirme explicitement à la Renaissance et initie largement ce dont nous sommes le résultat, en tout cas encore aujourd’hui.

Cependant, tout n’est pas équivalent. À force d’obstination et de constance, l’augmentation des performances humaines a fini parfaire entrer l’humanité dans un cycle indubitablement singulier, le nôtre aujourd’hui, où les possibles semblent considérables, sur le plan physique, sur le plan cognitif, sur le plan technique. Notre monde contemporain ambitionne de modifier le corps comme nous l’avons fait jusqu’ici avec la nature. La naturalité du corps est sans cesse en question, elle est comme repoussée dans ses ultimes retranchements par une prolifération d’artifices, une intense d’artificialisation de nos corps et de nos existences, donnant à la vie même un fondement de plus en plus humain, de moins en moins naturel.

Des objectifs nouveaux sont apparus. La médecine, longtemps réputée un art de la réparation du corps humain, est devenue un art de l’augmentation de ses capacités. Le changement de paradigme est déterminant. Augmenter la vie humaine, en intensité, en capacités, en durée, augmenter par la programmation génétique, par l’implantation de nanotechnologies, par la présence de prothèses, d’exosquelettes, etc., au carrefour des NBIC : les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives forment un foyer de connaissances et de techniques qui génère une accélération de l’innovation et du savoir. Un nouveau pas a été franchivers le passage à une visée posthumaine que certains revendiquent 3. On le voit spectaculairement dans la remise en cause de la procréation comme moyen de donner la vie, dans le recul du rapport sexuel comme moyen de procréer. Nous sommes au-delà des techniques d’insémination artificielle et de fécondation in vitro, lesquelles donnaient déjà la vie sans accouplement. Nous entrevoyons la conception hors du corps humain, hors du corps de la femme, dans un utérus artificiel, dont on nous indique qu’il est encore à un horizon éloigné mais déjà plus proche dans le monde animal 4. Peut-être en va-t-il de même avec les « ciseaux génétiques », le CRISP-Cas, et la possibilité de donner la vie à une humanité génétiquement programmée par les humains, soit ce monde où la technologie humaine et le vivant humain se mêlent inextricablement. L’origine naturelle et l’artifice entrent en concurrence. Nous pénétrons maintenant dans l’ère de la reproduction sans sexe, dans l’ère de l’enfant personnalisé, ce que l’on appelle le children design, ce monde où les parents souhaitent prédéterminer la nature, la qualité de leur enfant futur croyant lui assurer, par avance, une réussite sociale, à partir de critères présents dans l’esprit des parents.

À l’autre bout de la naissance, il y a la mort qui, elle aussi, est l’objet de ces ambitions technologiques et sociétales. L’idée de ne pas mourir coexiste aujourd’hui avec l’idée sans âge de mourir le plus tard possible. Cette idée, mourir le plus tard possible, nous a fait gagner tant d’années dans nos espérances de vie : sous Louis XIV, l’espérance de vie se situait à 25 ans car la moitié des enfants n’arrivaient pas à l’âge adulte ; aujourd’hui l’espérance de vie d’un Français se situe à 82 ans. Par cet étirement spectaculaire, mis à la portée du plus grand nombre, l’humanité augmentée est déjà une indiscutable réalité.

Une telle augmentation de l’espérance de vie fonde un soutien général aux techniques d’augmentation dont on attend de nouveaux progrès. Ces technologies et ces progrès qu’elles engendrent alimentent un mouvement politique qui revendique le passage au posthumanisme. Passionnant, parfois naïf, contradictoire ou faible, ce mouvement témoigne cependant de l’apparition d’une revendication nouvelle qui devrait prendre de l’importance, celle d’un droit humain à bénéficier des techniques d’augmentation des capacités humaines.

Demande sociale et politique de puissance favorisentl’anthropotechnie

Les promesses d’augmentation répondent à une attente anthropologique à laquelle ne s’opposent pas les États, moins parce qu’ils ne le peuvent pas que parce qu’ils n’ont pas intérêt à s’y opposer. Je ferai l’hypothèse ici que ces technologies d’augmentation vont se dérouler, se déployer, et que, fondamentalement, les États ne pourront pas et ne voudront pas s’y opposer. À quoi résister ? Dans les États libéraux, les gouvernants pourraient-ils espérer réguler les technologies d’augmentation humaine dès lors qu’elles sont soutenues par de puissantes aspirations sociales ? À savoir : avoir des enfants en bonne santé, assurer la réussite de ses enfants, assurer sa propre réussite, professionnelle et sociale, connaître le « bonheur », réduire les chances d’apparition de maladies jugées incurables, réduire des souffrances psychologiques, ne pas vieillir ou en tout cas vieillir le plus lentement et le mieux possible, ne pas mourir… Comment les gouvernants pourraient-ils résister au pouvoir d’attraction de telles attentes dans des sociétés où la régulation est aumoins pour partie fondée sur le consentement des gouvernés ? La difficulté est d’autant plus grande que ces aspirations peuvent se transformer en revendications. Ce mouvement en faveur de l’augmentation des capacités humaines peut relever en effet d’une revendication politique en se posant, par exemple, en termes de justice. Il s’agit dans ce cas de justifier les interventions sur le génome au motif qu’elles visent l’égalisation des conditions génétiques. La justification consiste ici à vouloir réparer la distribution inégale des capacités opérée par le hasard de la nature et qui donne à certains individus plus qu’à d’autres, dans le monde vivant en général mais dans le monde vivant humain en particulier, où l’existence des inégalités se règle aussi sur des différences symboliques, d’apparence, etc. On passerait ainsi du hasard, qui engendre chanceux et malchanceux, au choix, avec l’égalité génétique comme perspective. From chance to choice est le motto de ce courant de pensée qui cherche à justifier l’usage des technologies génomiques 5. Mais la régulation des possibilités offertes par l’anthropotechnie n’est pas seulement difficile à effectuer en raison d’une demande sociale déjà manifeste et potentiellement considérable ; elle l’est aussi parce que l’échelle pertinente de cette régulation n’est pas établie : est-ce à l’échelle nationale ou bien à l’échelle d’un ensemble d’États, comme l’Union européenne ? Ou est-ce à l’échelle du monde, ce qui suppose alors le cadre d’une cosmopolitique ? Or, à l’échelle du monde, les différents États ne sont pas sur le même plan. L’absence ou la faiblesse d’un débat public dans les démocraties, au-delà de quelques cercles limités, témoigne peut-être du malaise de gouvernants qui craignent de contrarier les attentes collectives et peinent à prendre des décisions de régulation.

L’avantage des États autoritaires : l’anthropotechnie comme politique de puissance

L’anthropotechnie représente un bouleversement scientifique et technologique d’une importance historique. La recherche en ce domaine est aussi une grande bataille entre des puissances, et les progrès obéissent à une géopolitique. L’anthropotechnie est dominée par quelques pays, les États-Unis et la Chine en particulier. Or on fera ici l’hypothèse qu’il n’y a pas d’égalité des États devant cet enjeu, notamment en raison de différences qui tiennent à leur forme d’organisation politique. Comparer les États-Unis et la Chine permet de résumer parfaitement cette dichotomie. Un État libéral, les États-Unis, et un État illibéral ou autoritaire, la Chine, ne répondent pas aux mêmes contraintes. Au fond, ces deux États et les sociétés qu’ils gouvernent peuvent également répondre favorablement à la demande d’augmentation physique ou cognitive, à la demande de confort et de progrès portés par ces innovations anthropotechnique, simplement en laissant faire, c’est-à-dire en accompagnant la demande sociale. On peut imaginer que dans les deux pays et sous les deux types de régime, cette demande poursuivra son développement et qu’il n’y aura pas, sur ce point, une grande différence entre une forme d’organisation et une autre. C’est pour le moins ce que l’on observe aujourd’hui. Peut-être en ira-t-il autrement demain. Cependant, en ce qui regarde la question plus spécifique du soldat augmenté, il peut y avoir une différence, et même une différence d’importance. Face à cet enjeu, il me semble que la politique de l’État libéral est soumise à une triple contrainte, dont une seule est partagée par l’État illibéral.

La première contrainte est celle de la justification publique : l’État libéral doit être en mesure, sans cesse, de justifier ses décisions, ses actes. La deuxième contrainte est celle de la reddition ultime des comptes : au terme de son droit de décider, de son mandat, tout gouvernant doit nécessairement rendre le pouvoir et aussi rendre des comptes. Ces deux limites caractérisent le pouvoir libéral ou de type démocratique. La troisième limite au pouvoir de l’État libéral est l’impossibilité de croître davantage en raison d’obstacles rencontrés et sur lesquels bute sa puissance. Cette limite tient au fait que nulle puissance humaine n’est infinie. Elle ne caractérise donc pas l’État libéral. Au fond, quel que soit l’État ou la forme qu’il peut prendre, il se trouve un moment où il ne parvient pas à réaliser ce qu’il a entrepris parce que sa capacité n’est pas suffisante. Mais ceci ne caractérise pas la puissance de l’État libéral mais la puissance de tout État en tant qu’il n’est qu’une institution humaine, historiquement vouée à péricliter et à disparaître. L’État autoritaire, au fond, n’est principalement soumis qu’à cette seule limite, irréductible, la limite de ses capacités, la limite que représente la résistance de l’obstacle qu’il rencontre et dont il ne parvient pas à venir à bout, la limite que porte inévitablement la certitude d’un déclin dans l’histoire. Pour le reste, les contraintes de justification, de reddition des comptes, lui sont épargnées. L’État autoritaire, par nature, s’est émancipé jusqu’à l’obligation institutionnelle de rendre le pouvoir et de le remettre en jeu, le pouvoir à vie y est possible.

Ce cadre de contraintes faibles donne une situation radicalement différente lorsqu’il s’agit d’interroger, de réfléchir et de débattre à propos d’enjeux tels celui du soldat augmenté. Je dirais que le soldat augmenté ouvre des interrogations éthiques, celles qui nous intéressent aujourd’hui, auxquelles les systèmes politiques seront inégalement sensibles. Le débat public et général, à ce sujet, n’existera de manière obligatoire et récurrente que dans le cadre politique d’un État libéral. Or l’hypothèse du soldat augmenté se fonde sur des bénéfices invisibles ou peu visibles par les sociétés gouvernées, en particulier dans les États libéraux, encore profondément dominés par une mentalité irénique. On peut s’interroger sur la capacité des sociétés libérales sinon de comprendre du moins d’approuver les projets de soldat augmenté. Le débat pourrait être plus fortement influencé par les aspects négatifs potentiellement possibles : la santé du soldat, l’irréversibilité des effets, la dimension sacrificielle, y compris les conséquences possiblement destructrices sur l’ennemi, le coût financier que pourrait représenter un tel investissement, etc.

Les sociétés libérales, de culture irénique, auront de plus grandes difficultés à regarder comme utile l’investissement de moyens financiers importants dans la sphère de la défense, et cela même s’il y a des raisons de considérer qu’à nouveau nous assistons à une montée des périls, comme dans le contexte actuel. La perception du risque peut ne pas suffire ou bien libérer trop tard les mécanismes du consentement collectif. Ou bien, au contraire, c’est la perspective du soldat augmenté qui favorisera le consentement à une politique de puissance, non plus à travers l’augmentation des capacités humaines mais plutôt par le truchement de la robotisation. L’automatisation des armes et du combat serait ainsi à l’armée de métier ce que l’armée de métier fut à la conscription. Peut-être ainsi pourraient être réduites certaines incompréhensions ou résistances de la société civile face un État libéral occupé à préserver ou à augmenter sa puissance.

L’autre option, plus crédible aujourd’hui, est que l’avènement du soldat augmenté annonce un affaiblissement du monde libéral par la difficulté qu’auront ces États à prendre des décisions sur des enjeux d’une gravité extrême et qui feront l’objet de controverses incomparablement plus vives que dans des sociétés autoritaires. Il est dans la nature de l’autoritarisme d’atteindre plus rapidement des progrès significatifs et, conséquemment, une puissance plus grande si le pouvoir de type tyrannique inclut également une politique de leadership dans le domaine des sciences et des techniques, en un régime que l’on pourrait assimiler àune sorte de despotisme savant.

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