L'émergence d'une gauche conservatrice en Allemagne : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW)
Introduction*
Qui est Sahra Wagenknecht ?
Le nouveau parti
L’Association Aufstehen (« Se lever »)
Manifest für den Frieden (« Manifeste pour la Paix »)
La création de l’Alliance Sahra Wagenknecht BSW — Pour la raison et la justice (2023) et ses premiers adhérents
Du stalinisme au national-bolchévisme ? Sahra Wagenknecht et sa doctrine politique
Les données d’opinion
L’inachèvement de la réunification allemande
Le monde politique
Les facteurs favorisant l’émergence du parti de Wagenknecht
Un fort potentiel électoral dans les nouveaux Bundesländer
Mise en perspective
Résumé
Sahra Wagenknecht a présenté le 23 octobre 2023 l’association « Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice » (BSW), conduisant à la création d’un nouveau parti politique portant le même nom, le 8 janvier 2024, dans la perspective des élections européennes les 8 et 9 juin 2024. Sahra Wagenknecht défend des positions de gauche sur le plan économique, mais ses préférences culturelles autoritaires de droite (rejet de l’immigration, de la culture woke…) la placent dans un espace unique et inoccupé de la politique allemande.
Elle pourrait rassembler autour de son projet des électeurs venus de gauche mais aussi de droite, parmi lesquels on trouve des militants anti-vax, pro-Poutine, anti-immigration, anti-woke, et enclins à l’autoritarisme.
Italie 2022 : populismes et droitisation
Saxe et Brandebourg. Percée électorale de l'AfD lors des élections régionales du 1er septembre 2019
Vox, la fin de l'exception espagnole
Un an de populisme italien
Alternative für Deutschland : de la création en 2013, aux élections régionales de Hesse d'octobre 2018
Les "Démocrates de Suède" : un vote anti-immigration
L'Italie aux urnes
Autriche : Virage à droite
Le Front national face à l’obstacle du second tour
L'Autriche des populistes
La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017)
Pays-Bas : la tentation populiste
Mutations politiques et majorité de gouvernement dans une France à droite
2022, présidentielle de crises
Libertés : l’épreuve du siècle
La fresque murale Der Weg der Roten Fahne (1968-1969),
Palais de la Culture de Dresde, Saxe, Allemagne
La fresque murale Der Weg der roten Fahne (« Le chemin du drapeau rouge ») a été réalisée entre 1968 et 1969 par un groupe d’artistes de Dresde, dans le Land de Saxe, en Allemagne orientale, alors RDA. La fresque montre la marche vers le socialisme dans le style du réalisme soviétique.
Le choix de la Fondation pour illustrer la publication de notre étude sur la naissance du mouvement de Sahra Wagenknecht s’est porté sur cette œuvre parce qu’elle frappe aujourd’hui dans le contexte de la vie politique allemande. En effet, c’est dans ce Land de Saxe qu’est né le mouvement PEGIDA, en 2014, sur le thème du rejet de l’immigration et de l’islamisation. C’est aussi dans ce Land que l’AfD, parti populiste de droite, né en 2013, réalise des scores très élevés, capable désormais de remporter des succès électoraux sans précédent. Ainsi, le 17 décembre 2023, un candidat indépendant mais officiellement soutenu par l’AfD a été élu maire de Pirna, une ville de 40 000 habitants, près de Dresde. Cette victoire est la première pour l’AfD dans une ville de cette taille. L’élection a été obtenue au second tour malgré un appel de l’ensemble des forces politiques et sociales du pays à faire barrage à l’extrême droite. Le nouveau parti fondé par Sahra Wagenknecht, « L’Alliance Sahra Wagenknecht », tente manifestement de prendre place entre un passé communiste revisité, voire réhabilité, et une protestation montante des classes populaires qu’inquiètent la situation économique et la politique migratoire, protestation qui profite aujourd’hui principalement à l’extrême droite (AfD).
Introduction*
* Les traductions de l’allemand au français sont de l’auteur de cette note.
L’annonce, le 26 septembre 2023, par la députée au Bundestag Sahra Wagenknecht de la création d’une association au nom de Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) – Für Vernunft und Gerechtigkeit e. V. (« Alliance Sahra Wagenknecht BSW – Pour la raison et la justice ») dans le but de créer un nouveau parti le 8 janvier 2024, est un évènement politique de première importance. La scission Wagenknecht, qui frappe durement le parti de gauche Die Linke (« La Gauche »), n’est pas une surprise. Elle fait suite à son désastre électoral lors des élections au Bundestag du 26 septembre 2021 (4,9 %) puis de son échec aux régionales du Land de Hesse en 2023 (3,5 %) et de Bavière (1,5%)1. Cette scission pourrait, à l’occasion des prochaines élections générales de 2025, entraîner la disparition de Die Linke au Bundestag, hypothèse que vient renforcer une réforme législative de la représentativité des partis candidats2. Le parti de Wagenknecht pourrait alors combler un vide sur la base d’un nouveau programme et d’une nouvelle organisation rassemblant des adhérents venus de tous les horizons politiques.
Qui est Sahra Wagenknecht ?
Sahra Wagenknecht, « Kindheit, Schulzeit und erste politische Tätigkeit », Wikipédia.
Christian Schneider, « Die brotlosen Jahre der Sahra Wagenknecht », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 12 septembre 2019.
Markus Feldenkirchen, « Die neue Mitte », Der Spiegel, 6 novembre 2011.
Voir « Bis heute habe ich die Solidarität nicht vergessen », sahra-wagenknecht.de.
Marc Brost et Stephan Lebert, « Ich bin nicht Gretchen », Die Zeit, 21 juillet 2011.
Oliver Nachtwey, « BRD noir », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 18 septembre 2023.
Sahra Wagenknecht, Vom Kopf auf die Füße? Zur Hegelkritik des jungen Marx oder das Problem einer dialektisch-materialistischen Wissenschaftsmethode, Pahl-Rugenstein-Verlag, 1997.
Sur l’histoire du WASG, voir Jürgen P. Lang, « Eine neue Linke? – Die Fusionsbestrebungen von PDS und WASG » , Jahrbuch Extremismus & Demokratie 18, 2006, p. 171–188 ; Nils Schnelle, Die WASG – Von der Gründung bis zur geplanten Fusion mit der Linkspartei, GRIN Verlag 2, édition München 2007 et Andreas M. Vollmer, Arbeit & soziale Gerechtigkeit – Die Wahlalternative (WASG): Entstehung, Geschichte und Bilanz, Nomos, 2013.
Merkur, « So tickt die Linke-Politikerin Sahra Wagenknecht », Merkur, 5 octobre 2023.
Hubertus Knabe, Honeckers Erben. Die Wahrheit über Die Linke, Propyläen Verlag, 2009.
Maria Fiedler et Timo Lehmann, « Mit einem so unehrenhaften Diebstahl zu beginnen, finde ich völlig daneben », Der Spiegel, 25 octobre 2023.
ürgen P. Lang, op. cit.
Matthias Meisner, « Linke: Wagenknecht verzichtet für Parteivize auf Wortführerrolle », Der Tagesspiegel,11 février 2010.
Sur les positions de Antikapitalistischen Linken, voir antikapitalistische-linke.de, 2013.
Voir « Die Linke – Wahl des Parteivorstandes », web.archive.org.
Die Zeit, « Linke-Mitglieder beantragen Parteiausschluss von Sahra Wagenknecht », Die Zeit, 10 juin 2021.
Timo Lehmann, « Sahra Wagenknecht bleibt in der Linken », Der Spiegel, 4 septembre 2021. La commission fédérale d’arbitrage de Die Linke rejetait un recours contre cette décision en mai 2022.
Voir « Erfurter Parteitag 2022 – Die 1. Tagung des 8. Parteitages fand von Freitag, dem 24. Juni bis Sonntag, dem 26. Juni 2022 in Erfurt statt », die-linke.de.
N-TV, « Sahra Wagenknecht träumt von eigener Partei », N-TV, 22 octobre 2022.
« Nach Wagenknecht-Äußerungen: Linke verliert so viele Mitglieder wie nie zuvor », Der Tagesspiegel, 13 octobre 2022.
Voir Peter Ahrens, « Franz Beckenbauer ist tot », Der Spiegel, 8 janvier 2024 [en ligne] ; Augsburger Allgemeine, « Linke-Parteivorstand: Wagenknecht soll politisches Mandat zurückgeben », Augsburger Allgemeine, 10 juin 2023 [en ligne] et « Unserer Verantwortung gerecht werden: DIE LINKE als plurale sozialistische Partei erhalten! », die-linke.de.
Alexander Budweg, « Linken-Mitglieder wollen Wagenknecht ausschließen », Tagesschau, 9 octobre 2023.
Sahra Wagenknecht est née le 16 juillet 1969 à Iéna, d’un père iranien et d’une mère allemande. Pendant sa scolarité, elle est membre de la Freie Deutsche Jugend – FDJ (« Jeunesse libre allemande »). Elle explique dans une interview que la « formation prémilitaire habituelle pour les élèves en RDA était extrêmement éprouvante : [qu’] elle ne pouvait plus manger, ce que les autorités ont interprété comme une grève de la faim politique »3, lui interdisant par la suite d’étudier. Un poste de secrétaire lui est imposé, elle démissionne au bout de trois mois4. Wagenknecht subvient à ses besoins en donnant des cours particuliers de russe5.
Durant cette période, elle lit des ouvrages philosophiques, notamment de Hegel, puis elle découvre Marx : « Je m’étais fait offrir l’édition complète de Marx pour mes 18 ans et je l’avais étudiée en détail. En même temps, j’avais lu Hegel, Kant, Aristote. Bien sûr, aussi Luxembourg, Hilferding et Georg Lukács. Et Goethe de toute façon. Ma vision du monde et mes valeurs venaient en premier lieu de la théorie6. »
La fin de la RDA fut, selon son biographe Christian Schneider, « l’heure de naissance de la femme politique Wagenknecht ». Elle l’a vécue comme « une horreur unique », alors qu’elle pensait que le socialisme de la RDA pouvait encore être sauvé. Au début de l’été 1989, elle adhère au Sozialistische Einheitspartei Deutschlands (SED) pour, selon ses propres dires, réformer le socialisme et s’opposer aux opportunistes7. Elle considère et qualifie de contre-révolution la chute du mur et la révolution pacifique qui mène à la fin de la RDA8.
Après la réunification, à partir de l’été 1990, elle étudie la philosophie et la littérature allemande moderne à l’université Friedrich-Schiller de Iéna et à l’université Humboldt de Berlin. Elle s’inscrit ensuite à l’université néerlandaise de Groningue pour suivre le cursus de philosophie. Elle travaille sur la réception de Hegel par le jeune Karl Marx9. C’est le marxisme qui l’amène à étudier l’économie politique. Elle rédigera sa thèse de doctorat en économie politique sur « Les limites du choix. Décisions d’épargne et besoins fondamentaux dans les pays développés ».
Sa carrière politique au sein du parti PDS (« Parti du socialisme démocratique ») et Die Linke, de 1991 à 2023, est un parcours accidenté jalonné de triomphes et de défaites. De 1991 à 2010, Wagenknecht a été membre de la direction de la Plateforme communiste (KPF), classée à l’extrême gauche par l’Office fédéral de protection de la Constitution. Il s’agit d’un regroupement de membres et de sympathisants d’orientation communiste orthodoxe au sein du Parti. Elle en est restée membre même après la fusion de la WASG (Arbeit & soziale Gerechtigkeit – Die Wahlalternative)10 et du PDS, le 16 juin 2007. Le comité directeur du Parti, dominé par les réformateurs, jugeait d’ailleurs incompatible avec le programme du PDS la « vision positive du modèle stalinien » défendue publiquement par Wagenknecht en tant que porte-parole du KPF11.
À partir de 1991, Wagenknecht a été membre du comité directeur du PDS12, mais est considérée dès le début comme un « facteur de perturbation » par le chef du Parti de l’époque, Gregor Gysi. Selon ce dernier, Wagenknecht se distinguait au milieu des années 1990 car « malgré sa jeunesse, elle n’avait pas l’air moderne, mais plutôt conservatrice ». Il indique qu’« il y avait maintenant cette jeune femme qui voulait absolument retrouver l’ancien (la RDA) »13.
De fait, Wagenknecht s’est opposée à une union avec le WASG qui allait fusionner avec le Linkspartei-PDS pour créer Die Linke, un projet porté par Gregor Gysi et Oskar Lafontaine, ancien ministre-président de la Sarre et du SPD et futur époux de Sahra Wagenknecht.
Oskar Lafontaine, le premier président de Die Linke (avec Lothar Bisky), ne cachait pas qu’il était plus proche des positions idéologiques de Wagenknecht que de celles des réformateurs du PDS orientés vers le pragmatisme et la marche au pouvoir à l’Est. « Lafontaine et Wagenknecht sont contre les privatisations, pour les expropriations et les grèves politiques, ont de fortes réserves quant à la participation au gouvernement et défendent une orientation stricte vers la classe ouvrière. Ce qui entraînait un déplacement des rapports de force au sein de Die Linke ». « L’antagonisme catégoriel » entre le « capitalisme » et le « socialisme » reprenait de l’importance14.
La liste des fonctions de Wagenknecht dans le PDS, le Linkspartei-PDS, puis Die Linke est longue. De 1991 à 1995 et de 2000 à 2007, elle est membre du comité directeur du PDS ou du Linkspartei-PDS. Entre 1995 et 2000, Wagenknecht quitte le comité directeur, car Gregor Gysi la jugeait si « inacceptable » qu’il avait menacé de démissionner15. En 1998, elle est candidate directe du PDS aux élections du Bundestag à Dortmund. En mars 2006, elle fait partie des initiateurs de l’AKL (Antikapitalistischen Linken, [« la Gauche anticapitaliste »]), groupement commun de membres du WASG et du Parti de gauche16.
De 2004 à 2009, elle est députée au Parlement européen, membre de la commission des affaires économiques et monétaires, membre suppléante de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie. Depuis 2009, elle siège au Bundestag. Wagenknecht est élue vice-présidente du Parti lors du congrès fédéral de Die Linke en mai 2010 avec 75 % des voix17, poste qu’elle occupe jusqu’en mai 2014. De 2007 à 2010, elle est membre de la commission du programme du parti Die Linke, signe de son influence. Le projet de programme présenté par cette commission en mars 2010 porte sa signature. De novembre 2011 à octobre 2015, elle est également la première vice-présidente du groupe parlementaire de Die Linke. En 2019, Wagenknecht annonce qu’elle se retire des instances dirigeantes du mouvement pour cause de burnout, et elle quitte son poste de présidente du groupe parlementaire.
En juin 2021, des militants demandant son exclusion pour avoir causé un « grave préjudice » à Die Linke avec son livre Die Selbstgerechten (« Les personnes bien intentionnées »)18. Cette demande est finalement rejetée19. À la suite du congrès fédéral du Parti à Erfurt en juin 2022, le camp Wagenknecht est très affaibli20. Janine Wissler et Martin Schirdewan, élus à la tête du Parti, Katina Schubert, Jana Seppelt, Ates Gürpinar et Lorenz Gösta Beutin, les nouveaux vice-présidents du Parti, Harald Wolf le trésorier fédéral et Tobias Bank le secrétaire fédéral sont tous critiques du courant Wagenknecht. Cette dernière sait alors que la rupture avec Die Linke est inévitable et que la création d’un nouveau parti est une option envisageable21.
L’accélération de la crise était, au lendemain du congrès, due à la question ukrainienne et au soutien inconditionnel de Wagenknecht à la Russie. Die Linke se divise, et perd des adhérents22. Les pro et les anti-Wagenknecht s’affrontaient alors à tous les niveaux administratifs du Parti et dans la presse. La démission du Parti en mars 2022 d’Oskar Lafontaine, son mari depuis le 22 décembre 2014, venait renforcer l’hostilité de la nouvelle direction de Die Linke, qui voyait la puissante fédération de Sarre s’effondrer comme un jeu de carte.
Le 10 juin 2023, le comité directeur de Die Linke demandait à Wagenknecht de démissionner de son mandat au Bundestag avec effet immédiat, pour cause d’activités antiparti23. Cette demande n’est pas contraignante, car, conformément à l’article 38, paragraphe 1, alinéa 2 de la Loi fondamentale, le mandat d’un député lui appartient. Le 9 octobre 2023, cinquante membres du Parti déposaient une nouvelle demande d’exclusion contre Sahra Wagenknecht auprès de la commission d’arbitrage de Rhénanie-du- Nord-Westphalie, au motif qu’elle voulait créer son propre parti24. Le 23 octobre 2023, elle annonce son départ du Parti et présente à la presse l’association BSW – Für Vernunft und Gerechtigkeit.
En conclusion, Sahra Wagenknecht est décrite comme une figure remarquable de la politique allemande. Sa force et son style viennent appuyer des analyses documentées et une rhétorique brillante. Malgré cela, elle n’est pas parvenue à en déduire un concept politique fort, ou du moins pas encore. Sa dénonciation du capitalisme porte, mais elle reste une analyse sans retombée organisationnelle durable jusqu’à maintenant.
Le nouveau parti
L’Association Aufstehen (« Se lever »)
Voir Albrecht von Lucke, « Bündeln oder spalten: Sammlungsbewegung statt Rot-Rot-Grün? » , Blätter für deutsche und internationale Politik, Nr. 9/2018. p. 5–8 et Rainer Balcerowiak, Aufstehen und wohin gehts? Das Neue Berlin, 2018.
Constanze von Bullion, « Sozialismus, national gefärbt », Süddeutsche Zeitung, 16 janvier 2018.
Voir Michael Sauga, « Von Lafontaine lernen, heißt scheitern lernen », Der Spiegel, 15 mai 2022 ; Marcel Leubecher, « Mit Lafontaines Vision kann Gysi nichts anfangen », Die Welt, 14 janvier 2018 et Steffen Vogel, « Linke Sammlungsbewegung: Falsches Vorbild Mélenchon », Blätter, mars 2018.
Gründungsaufruf. Aufstehen, die Sammlungsbewegung, 4 septembre 2018 (archives privées).
« Wagenknecht will mit « Aufstehen » linke Kräfte bündeln », Kölner Stadt-Anzeiger, 4 septembre 2018.
Parmi de très nombreux exemples : l’artiste de cabaret musical Florian Kirner, l’auteur Ingo Schulze, l’universitaire Wolfgang Streeck, l’historien Peter Brand, l’économiste de Die Linke Dieter Klein…
Voir « « Bunte Westen » wollen bundesweit mobil machen », Die Zeit, 16 février 2019 et Die Tageszeitung, « Rund 2.000 Menschen demonstrieren », Die Tageszeitung, 16 février 2019.
Voir Euronews, « Nach dem Burn-out: Sahra Wagenknecht (50) führt anderes Leben », 18 juillet 2019 et Westdeutscher Rundfunk Köln, « Sahra Wagenknecht über Burnout und Mental Health in der Politik », 22 octobre 2020.
Matthias Meisner, « « Aufstehen » vor dem Aus: « Sahra wirkte im ganzen Irrsinn völlig verloren » »,
Der Tagesspiegel, 16 mars 2019.
L’association Aufstehen Trägerverein Sammlungsbewegung e. V. (« Se lever »), même si celle-ci est un échec, est la première étape de la fondation du parti Wagenknecht.
Au lendemain des élections au Bundestag de 2017, Sahra Wagenknecht appelle à créer un mouvement de rassemblement de gauche… mais transpartisan25. L’association Aufstehen, enregistrée le 30 août 2018, avait son siège à Berlin. Le dramaturge et sociologue culturel Bernd Stegemann en était le directeur. Officiellement Sahra Wagenknecht n’était pas membre de l’association. L’objectif du mouvement n’était pas de fonder un parti indépendant, mais de permettre à la gauche allemande (Die Linke, le SPD et Bündnis 90/Die Grünen) représentée au Bundestag de disposer de majorités parlementaires, ainsi que de reconquérir les électeurs de Alternative für Deutschland (AfD)26.
À la recherche d’un modèle organisationnel, Sahra Wagenknecht allait s’inspirer de la campagne grassroots « The People for Bernie Sanders » en soutien au sénateur démocrate candidat à la présidentielle américaine de 2016 ainsi que de la campagne « Momentum » menée par le chef du Labour britannique Jeremy Corbyn. Le couple Wagenknecht-Lafontaine, qui a toujours eu des contacts intenses avec Jean-Luc Mélenchon (qui perdurent aujourd’hui)27, trouvait dans le mouvement La France insoumise créé en France à l’occasion des élections présidentielles de 2017, un modèle politique et organisationnel de référence.
Aufstehen faisait une offre programmatique qui ne se retrouve que partiellement dans le manifeste de fondation du parti de 2023. La paix était l’objectif prioritaire et l’Europe devait devenir plus indépendante des États-Unis. L’État devait réguler l’économie, être social, créer des emplois, assurer des salaires justes et innover économiquement. L’économie devait respecter la nature. Les privatisations devaient être arrêtées et annulées. Pour sauver la démocratie en danger, il fallait limiter le lobbying et l’influence des entreprises et des banques, renforcer la démocratie directe, interdire les dons des acteurs économiques aux partis politiques. La sécurité publique devait être rétablie grâce à des recrutements massifs et à un meilleur équipement de la police. Un renforcement des moyens de la justice et l’extension du travail social complétait les mesures sécuritaires. L’Europe devait être réformée sous la forme d’une union de démocraties souveraines. Le droit d’asile se voyait garanti pour les personnes persécutées et les réfugiés pour cause de guerre ou pour des raisons climatiques devaient être aidés. Les exportations d’armes vers les zones de tension étaient à interdire. Le combat contre la pauvreté était impératif, mais prioritairement dans les pays d’origine. Enfin, un nouvel ordre économique mondial devait naitre et élever le niveau de vie de tous, ceci en harmonie avec les ressources28.
En l’espace d’un mois, plus de 100 000 personnes se sont inscrites sur le site internet29. À la fin de l’année 2018, l’association comptait 167 000 soutiens, dont 80 % déclaraient n’appartenir à aucun parti. Environ 11 000 personnes seraient des membres de Die Linke, plus de 5 000 des membres du SPD et environ 1 000 des Verts. La liste des soutiens à l’association était longue et signalait également l’insatisfaction d’une partie de la gauche à l’égard de la situation politique30.
À la recherche d’une plus grande visibilité, Sahra Wagenknecht découvre les Gilets jaunes français. En février 2019, Aufstehen appelait à une action nationale « Bunte Westen » (« Gilets de couleur »). Ce fut un échec, avec seulement 2 000 manifestants dans toute l’Allemagne31. Début mars 2019, Sahra Wagenknecht annonçait son retrait de la direction d’Aufstehen pour cause de burnout consécutif à des problèmes de santé32. Cependant cela n’est probablement pas indépendant du fait que le mouvement ait échoué à créer une dynamique unitaire, la gauche étant plus divisée que jamais et Sahra Wagenknecht largement isolée. Cet abandon laisse des traces : Sahra Wagenknecht perd nombre de ses soutiens de premier plan, qui lui reprochaient son impréparation33. Si Aufstehen existe toujours, l’organisation est indépendante de BSW, sans lui être hostile.
Manifest für den Frieden (« Manifeste pour la Paix »)
Voir « 850.000 Unterschriften! », change.org.
Ibid.
Paul-Anton Krüger, « Worte, die schwer wiegen », Süddeutsche Zeitung, 27 janvier 2023.
Alexander Wallasch, « Friedensbewegt: Laut INSA steht die Mehrheit der Deutschen hinter dem Manifest von Wagenknecht und Schwarzer », 13 février 2023.
Voir Thomas Vorreyer, « Sie haben Angst vor uns », Tagesschau, 25 février 2023 et Berliner Zeitung, « ’Aufstand für Frieden’: Fast 50.000 Menschen bei Schwarzer und Wagenknecht », 25 février 2023.
Voir « 50.000 Menshen beim aufstand für frieden », aufstand-fuer-frieden.de.
Parmi eux, les cadres antivax comme le publiciste venu de Dresde et éditeur de Querdenken, Marcus Fuchs, le médecin Paul Brandenburg, le propagandiste pro-Poutine Wjatscheslaw Seewald,le négationniste Nikolai Nerling, les politiciens de l’AfD Karsten Hilse, le président de la fédération de Saxe Jörg Urban, Hans-Thomas Tillschneider de Saxe-Anhalt, les élus Gunnar Lindemann, Lars Hünich et Lars Günther ; et le rédacteur en chef du magazine Compact Jürgen Elsässer.
Le Manifest für den Frieden34 est une pétition en ligne lancée le 10 février 2023 par Sahra Wagenknecht et la publiciste féministe Alice Schwarzer dans son magazine Emma. Le nombre de signatures exact n’est pas connu, le chiffre de 899 998 est cependant avancé35.
Le pathos du manifeste cache habilement ce que Sahra Wagenknecht avait en tête : « Aujourd’hui, c’est le 352e jour de guerre en Ukraine. Plus de 200 000 soldats et 50 000 civils ont été tués jusqu’à présent […] tout un peuple a été traumatisé. Si les combats continuent ainsi, l’Ukraine sera bientôt un pays dépeuplé et détruit. Et de nombreuses personnes dans toute l’Europe ont également peur d’une extension de la guerre. Elles craignent pour leur avenir et celui de leurs enfants. » Après cette affirmation de leur solidarité avec l’Ukraine, le registre change : « Et quel est aujourd’hui, un an après, l’objectif de cette guerre ? ». La réponse est « une guerre contre la Russie », une formule de la ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock36. Le président Zelensky est accusé – parce qu’il demande des armes – de vouloir vaincre la Russie : « Il est à craindre que Poutine ne lance une contre-attaque maximale au plus tard lors d’une attaque contre la Crimée. Sommes-nous alors inexorablement entraînés sur une pente glissante vers la guerre mondiale et la guerre nucléaire ? Ce ne serait pas la première grande guerre à avoir commencé ainsi. Mais ce serait peut-être la dernière. »
Seules des négociations peuvent éviter le pire : « Négocier ne signifie pas capituler. Négocier signifie faire des compromis, des deux côtés. C’est ce que pense aussi la moitié de la population allemande. » Ce texte montre un soutien de fait à l’agression russe, à l’occupation de la Crimée ainsi qu’à l’annexion d’une large partie de l’Ukraine. Ce qui n’empêchait pas le soutien de nombreux intellectuels, théologiens, artistes et publicistes à l’appel.
L’institut de sondage INSA, qui a réalisé une enquête sur la réception du manifeste, indique que 39 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles étaient « d’accord » ou « plutôt d’accord » avec le texte alors qu’une même proportion (38 %) rejette cette démarche. Les femmes sont plus nombreuses à approuver ce texte (45 %) que les hommes (34 %). Le manifeste est plus largement approuvé dans l’ex-Allemagne de l’Est, (48 %) qu’à l’Ouest (37 %). Les partisans de Die Linke et de l’AfD sont plus nombreux à émettre une opinion favorable vis-à-vis de ce manifeste (67 %)37.
Un appel à un rassemblement intitulé « Aufstand für Frieden » (« Soulèvement pour la paix ») accompagnait le manifeste. Il se tenait le 25 février 2023 à la porte de Brandebourg38, et rassemblait 50 000 personnes selon les organisateurs – 13 000 selon la police39. Si l’immense majorité des participants venait de la gauche allemande et du courant pacifiste, des cadres et militants de l’AfD, des néonazis et des personnalités du courant Querdenker (contre les mesures de protection contre la pandémie de Covid-19) se mêlaient aux manifestants40.
Ce manifeste est un des piliers du projet partisan actuel de Sahra Wagenknecht, qui doit instrumentaliser le pacifisme des Allemands pour trouver des adhérents à son parti.
La création de l’Alliance Sahra Wagenknecht BSW — Pour la raison et la justice (2023) et ses premiers adhérents
L’association Bündnis Sahra Wagenknecht — BSW (« Alliance Sahra Wagenknecht — Pour la raison et la justice »), créée et enregistrée le 26 septembre 2023, a son siège à Karlsruhe. Elle est inscrite au registre des associations auprès du tribunal d’instance de Mannheim et est un instrument technique dont la fonction était de préparer la création du parti « BSW — pour la raison et la justice ». L’association n’est pas destinée à recruter des membres. Elle dispose d’un site web très actif pour la collecte de fonds (buendnis-sahra-wagenknecht.de/). Le noyau organisationnel est celui des fondateurs d’Aufstehen, qui exploitent la banque de données des sympathisants de 2018 et le fichier des adhérents de Die Linke.
L’association a été présentée le 23 octobre 2023 lors d’une conférence de presse par sa présidente Amira Mohamed Ali, les députés du Bundestag Sahra Wagenknecht (membre de la direction) et Christian Leye (vice-président), Lukas Schön (directeur exécutif) ainsi que l’entrepreneur informatique et investisseur Ralph Suikat (trésorier). Ce millionnaire est présenté dans la presse comme le financier de Sahra Wagenknecht. Autour de ce noyau organisationnel, on trouve une dizaine de députés ou anciens députés. Le parti « BSW — pour la raison et la justice » est quant à lui créé le 8 janvier 2024 à Berlin. Le parti est présidé par Sahra Wagenknecht et Amira Mohammed Ali, jusqu’à récemment présidente du groupe parlementaire de Die Linke au Bundestag. Cette dernière, première femme musulmane présidente d’un groupe parlementaire au Bundestag, a rejoint la ligne de Sahra Wagenknecht sur l’immigration après avoir été un temps favorable à l’ouverture des frontières et opposée à l’expulsion des sans-papiers. Le trésorier de l’association Ralph Suikat est également nommé trésorier du Parti. La première étape pour le Parti sera leur entrée au Parlement européen. Thomas Geisel, ancien maire de Düsseldorf, auparavant au SPD, et Fabio De Masi, ancien membre de Die Linke, sont envisagés comme potentielles têtes de liste du parti BSW pour les élections européennes41.
L’Association règle ses comptes dans un texte intitulé « Pourquoi nous quittons Die Linke42 » en proclamant : « Les conflits de ces dernières années ont porté sur le cours politique de la gauche. Nous avons toujours argumenté que les fausses priorités et le manque de concentration sur la justice sociale et la paix diluaient le profil du Parti. Nous n’avons cessé de rappeler que la focalisation sur les milieux urbains, jeunes et activistes fait fuir nos électeurs traditionnels. Nous avons tenté à maintes reprises d’enrayer le déclin du Parti en modifiant son orientation politique. Nous n’avons pas réussi à le faire – et finalement, le Parti a eu de moins en moins de succès auprès des électrices et des électeurs. »Les scissionnistes ne voient plus de place pour leurs positions dans le Parti. Ils indiquent être motivés par l’incapacité du gouvernement à gérer les crises de notre époque et le « rétrécissement accepté du corridor d’opinions », qui ont fait monter en puissance l’AfD.
La question du financement du parti est au cœur de l’attention médiatique. La technique utilisée est celle des dons multiples d’un volume inférieur à 1 000 euros, ce qui veut dire qu’ils n’ont pas besoin d’être déclarés.
D’un point de vue financier, on observe que l’Alliance Sahra Wagenknecht semble bénéficier d’une pratique de Moscou qui avait profité au Parti communiste Allemand (Deutsche Kommunistische Partei – DKP) jusqu’en 1989, et qui profite encore aujourd’hui à une myriade de structures culturelles ou économiques soutenant la Russie. Au 10 décembre 2023, l’association a recueilli 1,1 million de dons, pour l’essentiel de faible importance. Certains dons, légaux selon le droit des associations, viennent de l’étranger, soit de pays européens et extra-européens. L’association a placé ses dons avec un intérêt de 1,75 % sur des comptes de la Volksbank Pirna, connue pour être proche de Die Linke. Le président de son conseil d’administration, Hauke Haensel organise depuis de nombreuses années des « voyages de reconnaissance » en Russie pour les clients de la Volksbank et a noué des contacts étroits avec la Russie. Dernièrement, Haensel a accusé le gouvernement fédéral de « stupidité coupable » pour son engagement en Ukraine. Selon les informations du ministère du Travail et des Affaires sociales (Bundesministerium für Arbeit und Soziales [BMAS]), le Parti marxiste-léniniste d’Allemagne (MLPD) a également un compte à la Volksbank Pirna, tout comme l’agence de presse publique russe Ruptly, qui appartient à la chaîne Ria Novosti. D’après le journal Bild, le trésorier de Wagenknecht, Ralph Suikat, entretiendrait désormais un contact étroit avec Haensel. Ce montage financier, en passant de la création d’une association à celle d’un parti, pourrait se révéler dangereux pour Wagenknecht, les lois sur les associations et les partis politiques étant différentes.
Le congrès de Die Linke du 18 au 19 novembre 2023, qui avait pour but la nomination des candidats à l’élection européenne de juin 2024, a vu la nomination de Carola Rackete, célèbre activiste du sauvetage en mer de réfugiés, mais non membre de Die Linke. Cette nomination montre le choix du parti de poursuivre sa campagne de soutien à l’immigration et de contrecarrer la campagne antimigratoire de Wagenknecht.
Du stalinisme au national-bolchévisme ? Sahra Wagenknecht et sa doctrine politique
Voir « Marxismus und Opportunismus – Kämpfe in der Sozialistischen Bewegung gestern und heute », glasnost.de.
Voir « Zur Diskussion: Prioritäten. Nachbetrachtungen zur Liebknecht-Luxemburg-Ehrung 2008 der Kommunistischen Plattform », web.archive.org.
Voir « Bis heute habe ich die Solidarität nicht vergessen », sahra-wagenknecht.de.
Andreas Bachmann, « Schweinereien machen wir nicht mit », Der Standard, 11 janvier 2010.
Anja Maier et Stefan Reinecke, « Ich war ein Kind, das gern allein war », Die Tageszeitung, 30 avril 2010.
Die Berliner Zeitung, « Partei distanziert sich von SED-Unrecht: « Es gibt keine Rechtfertigung für die Toten an der Mauer » / Wagenknecht stimmt gegen Beschluss: PDS bedauert den Mauerbau, lehnt aber Entschuldigung ab », 3 juillet 2001.
Peter R. Neumann, « Rechts oder links?: Sahra Wagenknecht, die Nationalbolschewistin », Der Tagesspiegel, 11 septembre 2023.
« Wagenknecht fordert Abschaffung des Euro », Der Spiegel, 13 février 2014.
Wagenknecht est, par exemple, hostile aux propositions d’assurance chômage européenne, car elles offriraient un niveau de couverture inférieur à celui de nombreux États, dont l’Allemagne.
Voir Finn Mayer-Kuckuk, « Das denkt Sahra Wagenknecht über China », Table Media, 24 octobre 2023 et Uli Hauck, « Wie sich Wagenknecht präsentiert », Tagesschau, 23 octobre 2023.
Moritz Serif, « Wagenknecht stellt These auf: ‘Wärmepumpen klimapolitisch völliger Nonsens’ », Frankfurter
Rundschau, 26 mars 2023.
« Wagenknecht plädiert für Verteidigungsbündnis mit Russland », Die Zeit, 17 janvier 2017.
Luisa Hofmeier, « Wagenknecht gesteht Irrtum ein – In Einschätzung von Putins Person leider geirrt », Die Welt, 25 février 2022
Christine Dankbar, « Wagenknecht fordert Bedingungen für Ukraine: Geld nur bei Friedensverhandlungen? », Frankfurter Rundschau, 25 septembre 2023.
Ibid.
Voir les déclarations de Sahra Wagenknecht concernant la Palestine sur TikTok.
Tagesspiegel, « ‘Gaza ist ein Freiluftgefängnis‘: Wagenknecht gegen Bodenoffensive Israels » , 23 octobre 2023.
SWR-Interview de Sahra Wagenknecht avec Wolfgang Heim, 1er mars 2012.
Sabine Kinkartz, « Deutschlandtrend: Antisemitismus breitet sich aus », Deutsche Welle, 2 novembre
2023.
Ruhrbarone, « Sahra Wagenknecht: ‘Antisemitismus wird bei uns nicht geduldet’ », 19 juin 2021.
Sahra Wagenknecht, Identitätspolitik und Cancel Culture – Wie selbstgerecht sind die Linken?, 2021.
Voir N-TV, « Wagenknecht beklagt angeblichen Bürgergeld-Missbrauch durch Ukrainer », 10 novembre 2023 et Hase Post, « Sahra Wagenknecht berichtet von Sozialtourismus ukrainischer Flüchtlinge », 10 novembre 2023.
Welt, « Wagenknecht für Begrenzung der Zuwanderung », 11 mai 2018.
Marcel Leubecher, « Merkel verantwortet schlimmsten Rechtsruck nach 1945 », Welt, 22 mars 2016.
Dirk Muller, « So wird das Klima vergiftet und Ressentiments geschürt », Deutschlandfunk, 15 octobre 2015.
Ibid.
Rainer Woratschka, « Linke und Flüchtlinge: Ärger um Sahra Wagenknecht », Tagesspiegel, 14 janvier
2016.
Le manifeste de création du parti cherche à dissocier Sahra Wagenknecht de son aura de communiste et à faire oublier son passé de porte-parole de la Plateforme communiste. Il est cependant important de rappeler son positionnement politique dans les années 90. Comme le montrent plusieurs textes de l’époque43, Wagenknecht a été un thuriféraire de Staline, « l’homme qui a su moderniser la Russie et en faire une puissance de premier plan ». Si les coûts humains sont indéniables, il s’agit d’erreurs marginales d’un processus globalement positif. Pour ces raisons, Wagenknecht s’est prononcée en 2008 contre l’érection d’une stèle au cimetière central de Friedrichsfelde portant l’inscription « Aux victimes du stalinisme »44. En 2009, elle corrigeait légèrement sa position en expliquant que l’historiographie de droite comme de gauche avait falsifié l’image de Staline et qu’il fallait la préciser pour en tirer un réel bilan45. Cette démarche s’est concrétisée par la suite par un éloignement des thèses de 1992 : on observe une relativisation de ses anciennes déclarations sur la RDA. Aujourd’hui, Wagenknecht se démarque d’une apologie de la dictature en se rapprochant de positions réformistes : « Le socialisme n’a pas échoué avec la RDA, ne serait-ce que parce que ce n’était pas du socialisme. La RDA […] a fait disparaître la démocratie »46. Elle refuse cependant de caractériser la RDA comme un État de non-droit47. Cette position est confirmée en 2002, alors qu’elle est le seule membre du comité directeur de Die Linke à voter contre la condamnation de la construction du mur de Berlin48.
Les nombreuses publications de Sahra Wagenknecht montrent l’évolution de son profil. Stalinienne naïve dans un premier temps, elle s’efforce désormais d’apparaître comme une théoricienne, en faveur d’une économie socialiste, reposant sur de vastes programmes de redistribution. D’un autre côté, son rejet de l’immigration et du courant woke, son hostilité à l’Union européenne, sa valorisation du référentiel national et son orientation prorusse conduisent à interroger la possibilité d’une orientation autoritaire et populiste. Une mutation complexe dont il faut analyser la phase finale de 2021 à 2023, période de gestation du futur programme du parti Wagenknecht.
Pour les historiens de la période weimarienne, le programme Wagenknecht fait penser au national-bolchévisme dans l’Allemagne des années 1930, une thèse que défend le politologue Peter R. Neumann49. La comparaison est tentante : la fascination pour la Russie, la volonté de rompre avec le système capitaliste, le nationalisme « anti-impérialiste », le socialisme de redistribution des richesses et interventionniste économiquement, un fer à cheval idéologique entre la droite nationaliste et le communisme… Ce sont autant de caractéristiques communes. Mais il faut rester prudent : la Russie de Poutine n’est pas celle de Lénine ou de Staline, la crise économique actuelle n’est pas comparable à celle de la République de Weimar dans les années 1930, l’AfD n’est pas le NSDAP et le communisme « orthodoxe » est à l’agonie en Europe. Le projet Wagenknecht est une variante du postcommunisme, dont l’originalité est le mélange entre des thèses socialistes radicales et un conservatisme socioculturel.
Les premières lignes du texte qui accompagne la création de l’association sont un constat partagé par une majorité d’Allemands : « Notre pays n’est pas en très bon état » : le travail n’est plus une valeur, les élites politiques ont vidé les caisses publiques, la liberté et la diversité d’opinions ont reculé sous la pression d’un style politique autoritaire. De nombreuses personnes ont perdu confiance en l’État et ne se sentent plus représentées par aucun des partis existants. « L’association Alliance Wagenknecht a été créée pour préparer un nouveau parti qui redonne une voix à ces personnes. » L’association plaide pour la reconnaissance de valeurs et de traditions culturelles communes décrites comme fondamentales pour la cohésion sociale et l’acceptation d’un État social fort fondé sur la « raison économique », un des maîtres-mots du futur programme. Wagenknecht s’appuie sur ce qui fait grincer des dents la population : « aucun train ne part à l’heure, il faut attendre des mois avant d’obtenir un rendez-vous chez un spécialiste, les enseignants et les places en crèche manquent, tout comme les logements ».
Quelles sont les causes de cette situation ? Selon Wagenknecht, c’est le passage d’une société industrielle à une société de services dû aux réformes néolibérales des années 1970 et à la mondialisation, qui a entraîné une régression sociale vers des emplois de service simples, moins bien rémunérés. Parallèlement, l’avènement d’une « société de la connaissance » profite aux diplômés. Ces derniers ne connaissent pas de difficultés économiques, et ont perdu contact avec les autres couches sociales. La société est clivée. Depuis cette époque, l’économie de marché « ne fonctionne plus, des groupes financiers imposent leurs lois et détruisent la démocratie. L’inflation actuelle, qui est un thème dominant en Allemagne, compte tenu du renchérissement des produits de consommation est vue comme une conséquence de ce capitalisme incontrôlé ».
L’objectif à atteindre est une correction fondamentale des règles économiques : il faut limiter le pouvoir du marché et casser les groupes qui le dominent. Le tout dans le registre d’un nationalisme industriel : « L’industrie allemande est l’épine dorsale de notre prospérité et doit être préservée. Nous avons à nouveau besoin de plus de technologies d’avenir made in Germany, de plus de champions cachés et pas de moins. » On doit souligner qu’elle ne dit pas un mot sur une possible voie européenne, à propos de laquelle elle a toujours affiché son scepticisme, allant jusqu’à réclamer la sortie de l’euro50. L’Europe est jugée vulnérable au lobbying, antidémocratique en termes de logique décisionnelle et injuste économiquement pour les classes moyennes inférieures51. Une vaste politique d’investissement et une stratégie internationale sont alors nécessaires : « L’Allemagne a besoin d’une politique économique extérieure qui mise sur des relations commerciales stables avec le plus grand nombre possible de partenaires, plutôt que sur la formation de nouveaux blocs et des sanctions à outrance, et qui garantisse notre approvisionnement en matières premières et en énergie bon marché ». Autrement dit, la Russie et la Chine52.
La question écologique vient en seconde position, reflet du recul dans les sondages de l’importance de cet enjeu. Sahra Wagenknecht attaque la politique des Verts, avançant qu’actuellement, « l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne ne peut pas être assuré uniquement par les énergies renouvelables ». Si elle n’évoque pas les centrales nucléaires, elle est de toute évidence favorable à cette technologie53.
La justice sociale sera sera un thème central parmi les autres thèmes programmatiques du nouveau parti. Sahra Wagenknecht se présente comme le défenseur des milieux modestes et prône des mesures sociales de protection des plus défavorisés. La politique doit selon elle être réorientée « vers le bien commun ». L’État aura la charge de mettre en place une politique salariale juste, avec un haut niveau de sécurité sociale. L’interventionnisme de l’État sera certes contraignant, mais il sera le prix à payer pour atteindre ces objectifs.
Sur le plan international, l’alliance s’inscrit « dans la tradition du chancelier allemand Willy Brandt et du président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, qui ont opposé à la pensée et à l’action dans la logique de la guerre froide une politique de détente, d’équilibre des intérêts et de coopération internationale. » Ses principaux ennemis sont les États-Unis, l’Otan et Biden. Wagenknecht rêve d’une alliance défensive, d’une nouvelle architecture de sécurité qui, à long terme, devrait également inclure la Russie54. Si l’attitude prorusse de Wagenknecht est visible dans le texte de fondation de l’alliance, rien n’est dit sur la guerre en Ukraine. La question est de savoir si Sahra Wagenknecht est un agent d’influence de la Russie (l’enthousiasme de Poutine pour son projet est connu) ou s’il s’agit d’un raisonnement politique fondé aboutissant à ce positionnement prorusse.
La réponse est complexe. D’une part, Sahra Wagenknecht a condamné l’agression russe le 24 février 202255. D’autre part, elle déclarait que la politique menée par les États-Unis ces dernières années était en partie responsable de la crise et défend l’idée que l’Europe et la Russie doivent entretenir de bonnes relations dans l’intérêt de tous, et qu’il faut comprendre et accepter les garanties de sécurité voulues par la Russie. Le 8 septembre 2022, Wagenknecht mettait en accusation le gouvernement allemand et demandait la fin des sanctions contre la Russie, déclarant : « punir Poutine en plongeant des millions de familles dans la pauvreté » et en détruisant notre industrie pendant que Gazprom réalise des bénéfices records – oui, c’est stupide »56. Elle s’est positionnée en septembre 2023 contre les aides européennes à l’Ukraine et réclame que la contribution allemande soit conditionnée à des négociations de paix57.
Sur la question palestinienne, les divergences d’opinion déjà présentes chez Die Linke devraient se retrouver dans le parti Wagenknecht. Sahra Wagenknecht a pris prudemment position sur le sujet58 : elle estime ainsi en premier lieu qu’Israël a le droit de se défendre contre les attaques de la milice terroriste Hamas ; en second lieu elle se dit favorable à une solution à deux États59 ; elle ajoute considérer que « Gaza est une prison à ciel ouvert depuis de nombreuses années » ; enfin, face à la réponse militaire israélienne, elle dit espérer une voie non militaire. Sahra Wagenknecht avait déjà été critiquée pour ne pas s’être levée ni avoir applaudi à l’occasion de la visite du président israélien Shimon Peres au Bundestag en 2010. En effet, lors de ce discours de Shimon Peres sur l’Holocauste, Sahra Wagenknecht fait partie des trois députés de Die Linke, avec Christine Buchholz et Sevim Dağdelen, qui ne se sont pas levés de leurs sièges pour applaudir, ce qui amenait la presse et les spécialistes de Die Linke à souligner l’antisémitisme et l’antisionisme de ce parti. Elle tentera plus tard de justifier son attitude : « Je suis resté assise […] parce que Peres a utilisé ce discours non seulement pour commémorer, mais aussi pour parler de la politique actuelle au Proche-Orient et que certains passages de ce discours pouvaient être interprétés comme des préparatifs de guerre contre l’Iran »60. Confrontée à une forte montée de l’antisémitisme et de l’antisionisme en Allemagne en 202361, Wagenknecht se positionne pour la protection de la communauté juive en Allemagne et pour le refus de tout antisémitisme62.
Le texte de l’Alliance définit ses ennemis : les idéologies d’extrême-droite, racistes et violentes, mais aussi la cancel culture, la pression du conformisme et la déclin de la liberté d’opinion. L’intensité de l’attaque de Wagenknecht contre la cancel culture doit être examinée : elle fait une distinction entre, d’un côté, la gauche traditionnelle qu’elle admire, telle qu’incarnée par Jean-Luc Mélenchon, arc-boutée sur le monde ouvrier, les travailleurs des professions de service de base, les chômeurs, les bas salaires et la politique de classe, et de l’autre côté, la gauche lifestyle, omniprésente dans les médias, les universités et les grandes villes, plus présente chez les jeunes diplômés et dans les classes moyennes et supérieures. Wagenknecht reproche à cette gauche d’ignorer la réalité de la vie de « ceux d’en bas », de se montrer profondément intolérante en contraignant au silence les opinions divergentes, de favoriser la polarisation de la société conduisant à un antagonisme dangereux63. Wagenknecht critique enfin la vision multiculturaliste, dans le cadre de laquelle des minorités, sur la base de leur sexe, de leur origine ou de leur religion, refusent de reconnaître la supériorité des règles communes, menaçant la cohésion sociale.
Le texte s’achève sur l’immigration : « L’immigration et la coexistence de cultures différentes peuvent être un enrichissement […]. Mais cela ne vaut que si l’immigration reste limitée à un ordre de grandeur qui ne dépasse pas les capacités de notre pays et de son infrastructure, et si l’intégration est activement encouragée et réussie ». Si l’immigration non-européenne est pour Wagenknecht un facteur fort de tensions sociales et culturelles, les réfugiés ukrainiens ne sont pas mieux traités, accusés de tourisme social et de fraude à l’aide publique 64. La question migratoire dans le projet Wagenknecht a été un des points les plus commentés par la presse en 2023. Il ne s’agit pourtant pas d’une nouveauté : en 2015 déjà, Wagenknecht s’opposait à la proposition de membres de Die Linke réclamant l’ouverture des frontières. Son argumentation était économique : cette mesure ne profite qu’aux pays industrialisés qui pratiquent le dumping salarial et jouent sur la concurrence entre les travailleurs nationaux et immigrés. Les dommages causés aux pays connaissant une forte émigration étaient jugés très lourds, parce qu’une partie des élites locales bien formées émigre65. Enfin, une politique migratoire non contrôlée comme celle d’Angela Merkel favorise l’extrême-droite66, dresse les pauvres contre les plus pauvres67 et créée des dangers sécuritaires68. Après les agressions sexuelles à Cologne début 2016, Wagenknecht déclarait, au grand dam de Die Linke : « Celui qui abuse de son droit d’accueil perd le droit d’être accueilli »69, légitimant les retours forcés.
Ipsos, « Nicht einmal jede:r dritte Deutsche plant diesen Winter eine Corona-Impfung », 16 octobre 2023.
Voir Susanne Beyer, Ann-Katrin Müller et Timo Lehmann, « Die Heldin der Ungeimpften », Der Spiegel, 12 novembre 2021 [en ligne] et Julia Weiss, « Linke kritisieren Auftritt bei‚ Anne Will‘: ‚Wagenknecht verbreitet Impfmythen‘ », Tagesspiegel, 1er novembre 2021
Die Techniker, « Unser Gesundheitswesen ist stabil, braucht aber dringend Reformen », 12 décembre 2023.
Abgeordneten Watch, « Impfpflicht für bestimmte Berufsgruppen und weitere Änderungen im Infektionsschutzgesetz », 10 décembre 2021.
Patrick Moreau, « Le courant Querdenker en Allemagne. Un nouveau mouvement social », in Dominique Andolfatto, Citoyens dans la crise sanitaire, p. 165-177, Classiques Garnier, 2023.
Deux thèmes ne sont cependant pas présents dans le manifeste de la fondation de l’Alliance : celui de la Covid-19 et de la vaccination70. Sahra Wagenknecht a souvent été présentée comme une antivax radicale71. De fait, elle présente la vaccination comme une décision individuelle et affirme que les groupes à risque doivent se faire vacciner, même si l’efficacité des vaccins reste à prouver. L’appel du gouvernement en 2022 à une vaccination massive pour éviter une crise hospitalière amène Wagenknecht à défendre l’idée qu’une politique efficace passe avant tout par une réforme du système de santé allemand, en crise depuis longtemps72. Elle s’oppose donc à une obligation générale de la vaccination et vote contre un projet de loi prévoyant une obligation de vaccination dans le domaine médical73. Le fait d’avoir été contaminée n’a pas fait évoluer sa position. En termes de gain électoral, son positionnement antivax lui permettra d’atteindre marginalement la frange radicale de ce courant74.
Les données d’opinion
La scission Wagenknecht est encore trop récente pour nous permettre de mesurer précisément les chances de ce nouveau parti. À ce jour, les sondages disponibles ne donnent pas d’indications sur d’éventuels transferts électoraux. Il convient donc de présenter brièvement le système politique allemand afin de repérer les facteurs qui viennent ouvrir la voie à ce nouvel acteur ou contrecarrer son ascension.
L’inachèvement de la réunification allemande
La réunification allemande est inachevée, et est souvent perçue comme un échec, particulièrement dans les nouveaux Bundesländer et dans la partie Est de Berlin. En 2023, on observe l’existence dans l’ancienne RFA de deux systèmes politiques profondément différents. À l’Est, le parti national-populiste AfD – Alternative für Deutschland (« Alternative pour l’Allemagne ») est la première force politique ; Die Linke est affaiblie ; et les Verts et les libéraux du FDP, en difficulté, risquent de ne pas passer la barre de représentativité des 5 %.
À l’Ouest, la situation est très différente. Certes, l’AfD progresse ces derniers mois, mais reste bien plus faible qu’à l’Est. Die Linke décline, alors que les Verts rassemblent dans les vieux Bundesländer l’essentiel de leurs électeurs.
Les intentions de vote dans les Länder de l’Est (en %)
Les intentions de vote dans les Länder de l’Ouest (en %)
Au niveau national, les sondages montrent que la coalition Ampel (« Coalition en feu tricolore », liant le Parti social-démocrate, le Parti libéral-démocrate et les Verts) a perdu sa majorité, que le FDP et Die Linke sont menacés de ne pas franchir la barre de représentativité des 5 %, et enfin que l’AfD est devenue la seconde force politique du pays. Une curiosité est que malgré le fait que les Allemands ne veuillent plus de cette coalition Ampel, la CDU/CSU ne progresse que marginalement dans les sondages et que seul l’AfD semble profiter de la crise actuelle.
Les enquêtes d’opinion au niveau national (en %)
Si les sondages d’opinion restaient à ce niveau stable sur le long terme, même si nous sommes encore loin des prochaines élections générales de 2025, il est évident que la future formation d’un gouvernement sera, tant au niveau national que dans les Bundesländer, très complexe. À l’Est, des coalitions régionales à quatre pourraient devenir nécessaires pour empêcher la nomination de ministres-présidents de l’AfD. Au niveau national, plusieurs options sont possibles : une grande coalition CDU/CSU-SPD ; une alliance CDU/CSU-Verts, CDU/CSU-Verts-FDP… Autant de variantes potentiellement tout aussi instables que la coalition actuelle. De ces facteurs globaux, on peut tirer une première série de conclusions : un parti Wagenknecht à 10 % voire plus viendrait bouleverser les mécaniques de coalition dans les nouveaux Bundesländer et multiplier les options au niveau national. Un objectif certes difficile à atteindre, mais pas irréaliste. En effet, il existe un certain nombre de variables ouvrant potentiellement la voie à ce nouveau parti.
Le monde politique
Institut d’études de marché et d’opinion Forsa pour le compte de RTL Deutschland.
Le monde politique fait, dans sa presque totalité, l’objet d’une forte défiance, ce que souligne un sondage RTL/NTV de 202275.
La confiance dans les institutions politiques au tournant
de l’année 2022-2023 (en %)
Politik & Kommunikation, « Welchen Institutionen die Deutschen vertrauen », 9 janvier 2020.
Voir Nadja Austel, « Umfrage-Klatsche für Merz: Mehrheit der CDU-Anhänger unzufrieden », Merkur, 18 juin 2023 et Die Zeit, « Mehrheit der Unionswähler hält Merz nicht als Kanzler geeignet », 30 septembre 2023.
Voir Christoph Gschoßmann, « Neue Klatsche in Umfrage: Faeser stürzt mit SPD weiter ab », Merkur, 19 octobre 2023 et N-TV, « Forsa-Umfrage: 46 Prozent stimmen für Faeser-Rücktritt », 17 octobre 2023.
Le baromètre RTL/NTV 2022-2023 fait apparaître de nettes différences entre les nouveaux et les anciens Länder. À l’exception des institutions au niveau local, la confiance des Allemands de l’Est envers les institutions politiques est toujours inférieure à celle des Allemands de l’Ouest. L’écart entre l’Est et l’Ouest est particulièrement important en ce qui concerne la confiance dans le président fédéral (53 % contre 65 %) et dans l’Union européenne (20 % contre 33 %)76.
L’analyse de l’image et des programmes des partis démocratiques joue un rôle clé dans l’hypothèse d’une percée du parti de Wagenknecht. La CDU n’a toujours pas de programme modernisé définitif et son chef, Friedrich Merz, a déçu une partie de ses électeurs77. La CDU, comme la CSU, ne parvient pas à profiter de la faiblesse de la coalition Ampel. Le SPD paie le prix du pouvoir et des difficultés qui accablent le pays. L’image du chancelier s’est fortement dégradée. On lui reproche de ne pas avoir su réduire la cacophonie régnant au sein de la coalition et de manquer d’autorité. Plusieurs de ses ministres sont contestés78. Enfin, sa politique très prudente d’un soutien limité à l’Ukraine, ainsi qu’un scandale financier (la réallocation d’un reliquat de 60 milliards d’euros destinés à l’origine à la lutte contre la Covid-19 à un fonds pour la transformation et le climat) viennent affaiblir son aura politique. Cette manipulation budgétaire a été dénoncée par le Tribunal constitutionnel, provoquant une crise majeure de la coalition Ampel, laquelle s’est trouvée contrainte de « bricoler » au plus vite un nouveau budget 2024, caractérisé par des économies massives sur les mesures climatiques, le prix de l’énergie, les retraites, la TVA, les aides diverses… Autant de décisions affaiblissant davantage la situation électorale de la coalition Ampel chez les électeurs.
L’image du chancelier Scholz (en %)
Source :
Statista
Voir Pressportal, « Stern-Umfrage: Nur ein Viertel der Deutschen hält Christian Lindner für vertrauenswürdig », 11 avril 2023 et Focus, « Schlechtester Wert seit März! Nächste Umfrage-Schlappe für Lindner »,
2 octobre 2023.
Focus, « Mehrheit bescheinigt Habeck schlechte Arbeit », 21 mai, 2023.
Voir Albrecht Von Lucke, « Zukunftspartei ohne Zukunft », Taz, 27 août 2023 et Samira El Ouassil, « Green New Waffendeal », Der Spiegel, 27 juillet 2022.
Hannah Köllen, « Umfrageschock für Habeck: Grünen-Minister gehört zu den unbeliebtesten Ministern », Frankfurter Rundschau, 24 mai 2023.
Voir Patrick Bahners, Die Wiederkehr. Die AfD und der neue deutsche Nationalismus, Klett-Cotta Verlag, 2023 et Armin Pfahl-Traughber, Intellektuelle Rechtsextremisten. Das Gefahrenpotenzial der Neuen Rechten, Dietz Verlag, 2022.
L’AfD est déjà classifiée comme parti extrémiste dans les Bundesländer de Thuringe et de Saxe-Anhalt.
Volker Best, Frank Decker, Sandra Fischer et Anne Küppers, Demokratievertrauenin Krisenzeiten, Friedrich Ebert Stiftung, 2023.
Le FDP et son leader Christian Lindner, actuel ministre des Finances, sont eux aussi de plus en plus contestés79. Les Libéraux se rapprochent dangereusement de la barre des 5 % et leurs adhérents sont divisés sur le maintien du FDP dans la coalition. Enfin, la guerre permanente avec les Verts nuit aux deux partis.
Les Verts élus au Bundestag en 2021, portés par un vaste mouvement de sympathie dans la population, sont maintenant perçus comme une formation dogmatique, sans compréhension de l’économie80 et défendant des choix idéologiques à l’antithèse de leur programme passé (immigration, guerre en Ukraine…)81. L’image de leur leader, Robert Habeck, se dégrade de plus en plus82.
La crise qui frappe Die Linke est à la fois organisationnelle et idéologique et devrait se poursuivre par-delà la scission. La ligne de Janine Wissler centrée sur les populations urbaines, en particulier les jeunes, les minorités, la promotion du discours woke et le soutien à l’immigration, est mal adaptée aux nouveaux Bundesländer caractérisés par une population vieillissante, une profonde hostilité à l’immigration et un taux de chômage et de pauvreté important. Le Parti est aussi intellectuellement paralysé par la montée en puissance de l’AfD dans les bastions historiques de Die Linke.
L’AfD semble voler de victoire en victoire. Sa popularité grandit, à l’Est comme à l’Ouest. La division du parti entre conservateurs et völkisch/Nouvelle Droite qui avait été un facteur de crise dans le passé est aujourd’hui devenue secondaire. Les modérés ont quitté l’AfD et laissé, de fait, la direction du Parti à l’idéologue Björn Höcke83. La seule menace pour le parti serait sa classification au niveau national par l’Organisme de protection de la Constitution (Verfassungsschutzbehörde) comme parti extrémiste84. Les nombreux fonctionnaires, militaires, policiers et employés de l’État seraient alors contraints de démissionner du Parti ou de prendre le risque de perdre leur emploi.
Ce bref bilan montre un système politique essoufflé et en manque d’idées. La démocratie allemande reste solide85, même si elle pourrait être gagnée par l’instabilité. Nombre d’électeurs aujourd’hui abstentionnistes sont à la recherche d’une nouvelle option politique. Une chance pour un nouveau parti.
Les abstentionnistes aux élections du Bundestag (1949-1921) (en %)
Source :
Statista
Les facteurs favorisant l’émergence du parti de Wagenknecht
Ibid.
Patrick Moreau, « Le courant Querdenker en Allemagne. Un nouveau mouvement social », op. cit.
Karina Krawczyk, « ’Anne Will’: Warum sich Sahra Wagenknecht nicht impfen lässt », Waz, 1er novembre 2021.
Hannah Beitzer, « Russlanddeutsche mögen die Linkspartei lieber als die AfD », Süddeutsche Zeitung, 8 mars 2018.
Voir Tomasz Kurianowicz, « Wagenknecht: Der Westen hat Putin aggressiv gemacht », Berliner Zeitung, 26 février 2022 ; Christoph Link, « Putin ist kein durchgeknallter Nationalist », Stuttgarter Zeitung, 21 février 2022 et Gregor Mayntz et Eva Quadbeck, « Ich habe mehr Angst vor Trump als vor Putin »,
Rheinische Post, 17 mai 2016.
Ralf Bosen et Marcel Fürstenau, « Ukraine-Krieg: Was denken Russischsprachige in Deutschland? », Deutsche Welle, 28 avril 2023.
Voir Bundesministerium für Wirtschaft und Klimaschutz, « Die wirtschaftliche Lage in Deutschland im Juni 2023 », 14 juin 2023 et Deutschlandfunk, « Die Gründe für die Wirtschaftsflaute », 5 août 2023
Voir Sahra Wagenknecht, Die Selbstgerechten. Mein Gegenprogramm – für Gemeinsinn und Zusammenhalt, op. cit.
R+V-Studie: Die Ängste der Deutschen.
Les nouveaux Bundesländer ont été à la pointe de la lutte contre la vaccination obligatoire lors de l’épidémie de Covid-19. Le puissant mouvement Querdenker (« ceux qui pensent autrement ») a multiplié les actions dans la rue et cherché l’affrontement avec les institutions et la police. L’AfD et les mouvements extrémistes de droite identitaires et néonazis se sont joints à cette protestation, aujourd’hui éteinte, mais qui a marqué une étape du renforcement de l’identité est-allemande86. Sahra Wagenknecht, comme une large frange des adhérents de Die Linke, de l’extrême-gauche et du courant ésotérique, s’est elle aussi opposée, au nom des libertés individuelles à la vaccination obligatoire et a déclaré ne pas être vaccinée87, déclaration qui a de fait renforcé sa popularité médiatique.
L’Allemagne compte entre 2,5 et 3,5 millions d’Allemands de Russie (les Russlanddeutsche), originaires de l’ancienne Union soviétique (Russie, Kazakhstan et Ukraine). Cette communauté très hétérogène, est majoritairement socialisée dans la société occidentale, germano-européenne. Néanmoins, cette population était, au moins jusqu’au début de l’agression de l’Ukraine, pro-Poutine et très attachée culturellement et linguistiquement à la mère-patrie russe. La Russie a multiplié les canaux de communication et de propagande en direction de cette minorité88. Politiquement, après avoir longtemps majoritairement soutenu et voté pour la CDU/CSU, une petite minorité de Russlanddeutsche a trouvé dans l’AfD un nouveau parti de représentation89. Sahra Wagenknecht, qui ne cache pas ses sympathies pour la Russie90, peut espérer attirer nombre de ces Allemands de Russie. Néanmoins, un sondage réalisé pour le compte de Deutsche Welle en avril 2023 indique que cette communauté devient de plus en plus critique envers Poutine et sa politique91.
Un thème qui pourrait bénéficier largement à Wagenknecht est celui de la crise économique et le début de récession que connait l’Allemagne92. Son importance a été parfaitement comprise par Sahra Wagenknecht qui, dans ses livres, analyse en détail les problèmes actuels93 et propose ses solutions, que nous avons vues plus haut. Si la crise économique venait à s’intensifier, le parti Wagenknecht pourrait séduire de nombreux électeurs.
Quelles sont les préoccupations actuelles ? Nous disposons depuis 30 ans d’une étude annuelle, réalisée par la société d’assurance R+V Versicherung. L’édition 2023 met en lumière leur évolution et donne à voir en quoi l’état de l’opinion constitue une fenêtre d’opportunité pour le parti de Wagenknecht, même si son importance est encore limitée94.
L’indicateur des craintes – soit la moyenne de toutes les craintes testées – donne une idée de l’état d’esprit en Allemagne. En 2023, l’indice d’anxiété augmente pour la deuxième fois consécutive : il était de 36 % en 2021 ; de 42 % en 2022, et il atteint 45 % en 2023, son niveau le plus élevé depuis cinq ans.
Les principales préoccupations des Allemands en 2023 (en %)
Source :
R+V Versicherung
Ellen Ehni, « Mehrheit für Asylverfahren an EU-Außengrenzen », Tagesschau, 4 mai 2023.
Der Spiegel, « Große Mehrheit der Deutschen befürwortet Scholz’ Aussage zu Abschiebungen »,
26 octobre 2023.
Voir Marcel Leubecher, « Reaktionärer politischer Islam gehört nicht zu Europa », Welt, 5 mai 2017 et AdHoc News, « Sahra Wagenknecht hat sich zu Israels Recht bekannt, sich gegen die Angriffe der Hamas zu verteidigen », 26 octobre 2023.
Économie
En 2021, une majorité d’Allemands craignait des augmentations d’impôts et des réductions de prestations sous l’effet de la crise de la Covid-19. En 2022, l’inflation s’installe et atteint le niveau le plus élevé depuis près de 50 ans. En 2023, l’augmentation du coût de la vie est à la première place dans le classement des peurs. Malgré une conjoncture défavorable et des prévisions négatives, la crainte d’une crise économique diminue en 2023 (-6 points de pourcentage). Un discours sur la crise finale du capitalisme fonctionne donc partiellement seulement.
Face à la Covid-19, la peur d’une augmentation du nombre de chômeurs a bondi à 40 %. En 2023, la peur de perdre son emploi et de voir le nombre de chômeurs augmenter à l’échelle nationale préoccupe toujours un quart des citoyens.
Les problèmes actuels de la zone euro restent un sujet important pour les personnes interrogées : les dettes élevées de certains États membres font craindre que la crise de la dette ne coûte cher au contribuable allemand. Un discours « anti-Bruxelles » radical apparaît cependant lui aussi relativement inefficace.
International
En 2021, les personnes interrogées étaient 16 % à craindre que l’Allemagne ne soit entraînée dans une guerre. En 2022, elles étaient 42 %, soit une augmentation de 26 points de pourcentage. En 2023, le niveau reste inchangé, avec 43 % d’inquiets. Le discours de Wagenknecht en faveur de négociations entre l’Ukraine et la Russie apparaît comme un sujet d’avenir pour le parti.
Politique
La confiance des Allemands dans leurs hommes et femmes politiques est traditionnellement faible. En 2023, 51 % des personnes interrogées craignent que ces derniers ne soient dépassés par leurs tâches (+7 points). Ce chiffre reflète la mauvaise image du fonctionnement de la coalition Ampel et la crise migratoire en cours.
Immigration
L’immigration préoccupe de plus en plus les Allemands. La peur que l’État et les autorités ne soient dépassés par les demandeurs d’asile est celle qui a le plus augmenté en 2023 (+11 points). La crainte de l’apparition de tensions ou de violences dues à la politique d’immigration a elle aussi fortement augmenté (46 %, +10 points). La « culture l’accueil» (Willkommenskultur) de la période Merkel est morte, et les Allemands veulent arrêter l’immigration95. Certes, l’AfD a fait de cette question son premier cheval de bataille, mais il existe également à gauche et dans les Bundesländer un fort courant antimigratoire. Le discours social de Wagenknecht (vers le quart-monde et le monde ouvrier allemand) est un atout limité mais efficace par son lien avec la « concurrence » migratoire96.
Extrémisme
En 2023, 42 % des personnes interrogées redoutent l’extrémisme islamiste. Elles sont 37 % à se dire préoccupées par l’extrémisme de droite, tandis que l’extrémisme de gauche n’inquiète que 11 % d’entre elles. Enfin, la peur du terrorisme décline. En 2023, elle se situe à la 19e place (38 %). Le passé communiste de Wagenknecht n’est donc plus un obstacle à sa popularité médiatique et son discours sur les risques de l’islamisation de l’Allemagne est porteur97. Sa prise de position récente sur le droit d’Israël à se défendre contre l’islamisme vient renforcer sa compatibilité politique avec les partis démocratiques, même si cela n’implique pas forcément des gains électoraux.
Cancel culture et idéologie woke
Un des points centraux du programme du parti Wagenknecht est le rejet de l’idéologie woke, une opinion très largement partagée par les répondants. En 2021, un quart des personnes interrogées (26 %) était favorable à l’utilisation du tiret pour une écriture non-genrée ou de formes non différenciées. Deux tiers des personnes en âge de voter (65 %) rejettent leur utilisation dans les médias et en public.
Le jugement porté sur l’utilisation du langage inclusif (en %)
Source :
Gendergerechte Sprache – KW 19/2021, Infratest Dimap, Welt am Sonntag
Peter Köpf, « Die Macht der Woken: Warum die Öffentlich-Rechtlichen wie Erziehungsanstalten wirken », Berliner Zeitung, 11 novembre 2023.
Voir Hans Monath, « Können wir noch frei reden? Zunehmende sprachlos », Tagessepiegel, 16 juin 2021 et Stefan Niggermeier, « Worüber man in Deutschland auch nicht mehr frei reden darf: Juden. Und Hitler », Übermedien, 30 juillet 2021.
Étude R+V, op. cit.
Voir Frankfurter Rundschau, « Trotz Krieg in der Ukraine: Wagenknecht will mit Klimapolitik brechen und russisches Gas importieren », 31 octobre 2023 et « Wagenknecht stellt These auf: ‘Wärmepumpen klimapolitisch völliger Nonsens’ », 26 mars 2023. Voir également Susanne Götze, « Zurück in die Fünfzigerjahre mit Sahra Wagenknecht », Der Spiegel, 27 octobre 2023.
Le thème de la restriction de la liberté d’opinion est un autre thème important pour Sahra Wagenknecht, thème très populaire, y compris à gauche98. Un sondage Allensbach de 2021 montre que la liberté d’expression n’a jamais été autant sous pression : 45 % seulement des personnes interrogées affirment pouvoir exprimer librement leurs pensées, ce que conteste une proportion comparable des répondants (44 %)99.
Climat
Près de la moitié des Allemands reste préoccupée par l’évolution du climat. La peur du changement climatique et des catastrophes naturelles arrive en 10e et 11e position (soit 47 % des personnes interrogées). En 2023, la crainte du réchauffement climatique atteint son niveau le plus élevé en Allemagne de l’Ouest (49 %) et son niveau le plus bas en Allemagne de l’Est (40 %).
Depuis le tsunami survenu au Japon ayant atteint en particulier Fukushima, au Japon, l’étude R+V interroge les personnes sur leur peur des accidents nucléaires. À l’époque, plus d’une personne interrogée sur deux disait craindre un tel accident. Force est de constater que le débat sur l’électricité nucléaire, relancé par les prix élevés de l’énergie, n’a pas modifié les craintes des Allemands à ce sujet : comme les années précédentes, un tiers des citoyens persiste à redouter des incidents dans les centrales nucléaires100. Les prises de position de Wagenknecht sur ces sujets (opposition avec les Verts, soutien à une politique énergétique classique utilisant le charbon lignite et le gaz russe) sont en accord avec ce que pensent les habitants des nouveaux Bundesländer101.
Un fort potentiel électoral dans les nouveaux Bundesländer
MDRFRAGT, « Mehrheit dafür, dass Wagenknecht bei Landtagswahlen antritt », 24 octobre 2023.
Welt, « Wagenknecht-Bündnis käme auf 14 Prozent », 28 octobre 2023.
« Mehrheit glaubt nicht, dass sich Wagenknecht etablieren kann », N-TV, 10 novembre 2023.
Sarah Wagner, L. Constantin Wurthmann, Jan Philipp Thomeczek, « Bridging Left and Right? How Sahra Wagenknecht Could Change the German Party Landscape », Politische Vierteljahresschrift 64, 2023, p. 621-636.
Zoe Lefkofridi, Markus Wagner et Johanna E. Willmann, « Left-authoritarians and policy representation in Western Europe: electoral choice across ideological dimensions », West European Politics 2014, 37(1) p. 65-90.
Sven Hillen et Nils D. Steiner, « The consequences of supply gaps in two-dimensional policy spaces for voter turnout and political support: the case of economically left-wing and culturally right-wing citizens in Western Europe », European Journal of Political Research 2020, 59(2) p: 331–353.
Une première vague de sondages au lendemain de la scission Wagenknecht montre l’existence d’un fort potentiel électoral dans les nouveaux Bundesländer102 (en Thuringe, elle pourrait devenir le premier ou second parti), mais aussi à l’Ouest en Rhénanie-Westphalie, à Brême… Selon un sondage Insa du 28 octobre 2023 pour Bild am Sonntag, un parti Sahra Wagenknecht pourrait attirer 14 % des électeurs. Dans un tel scénario, l’AfD reculerait à 17 %, soit quatre points de moins qu’avant. Le SPD obtiendrait 15 %, et la CDU/CSU 29 %. Le FDP et les Verts, avec respectivement 5 et 12 %, perdraient chacun un point avec la création du parti Wagenknecht. Die Linke, obtenant entre 3 et 4 %, tomberait au-dessous de la barre de représentativité103.
Tout n’est cependant pas si simple. Selon le baromètre RTL/N-TV du 10 novembre 2023, une majorité des personnes interrogées (54 %) ne croit pas que le nouveau parti puisse s’imposer durablement dans le paysage politique allemand104. Plus encore, 72 % des personnes interrogées disent ne pas faire confiance à Sahra Wagenknecht pour résoudre les problèmes de l’Allemagne. Seul un quart des répondants (23 %) la juge suffisamment compétente, et c’est chez les Allemands de l’Est (39 %), les partisans de l’AfD (49 %) et les partisans de Die Linke (43 %) que ce jugement favorable est le plus répandu. Les incertitudes liées à ce premier sondage et le fait que le parti n’existe pas encore nous appellent à la prudence. Un groupe de recherche a tenté une modélisation105 en utilisant une présentation de l’espace politique articulée autour de quatre systèmes de préférences idéologiques : économiquement libéral/socioculturellement libéral ; économiquement libéral/socioculturellement conservateur ; économiquement interventionniste/socioculturellement libéral ; et économiquement interventionniste/socioculturellement conservateur106. L’analyse de nombreux systèmes politiques européens, dont celui de l’Allemagne montre que le quadrant gauche-autoritaire connaît un déficit de partis de représentation107.
L’espace partisan allemand selon les préférences idéologiques
Seymour Martin Lipset, « Democracy and working-class authoritarianism », American Sociological Review, 1959.
Hanspeter Kriesi, Edgar Grande, Romain Lachat, Martin Dolezal, Simon Bornschier, et Timotheos Frey, West European politics in the age of globalization, Cambridge University Press, 2008.
Sarah Wagner, Bridging left and right?, op. cit.
Nils D.Steiner et Sven Hillen, « Vote choices of left-authoritarians: misperceived congruence and issue salience », Electoral Studies, 2021.
Sarah Wagner, Bridging left and right?, op. cit.
Ibid.
La présence dans les systèmes politiques d’électeurs ayant des attitudes socio-culturellement autoritaires et socio-économiquement de gauche (les « autoritaires de gauche ») est un phénomène analysé depuis longtemps108, et renvoie à la thèse de l’autoritarisme de la classe ouvrière. Depuis la crise financière de 2008, la conceptualisation des « gagnants cosmopolites » et des « perdants communautaires » de la mondialisation109 est devenue un classique. Les perdants de la mondialisation sont des individus qui subissent une baisse objective ou perçue de leur niveau de vie en raison des impacts de la mondialisation. Ce groupe est le plus touché par les mesures d’austérité et se sent négligé par les partis sociaux-démocrates en raison d’un manque de protectionnisme socio-économique »110. En Allemagne, le SPD et Die Linke ont effectivement négligé ces électeurs. Un contexte globalement positif pour le projet Wagenknecht.
Les éventuels transferts électoraux vers le parti Wagenknecht venant de Die Linke et de l’AfD montrent que les électeurs gaucho-autoritaires sont moins enclins à voter pour l’AfD lorsqu’ils accordent la priorité aux questions économiques111, mais que « s’ils se soucient davantage des questions d’immigration, la probabilité que la gauche autoritaire vote pour l’AfD passe de 15,7 % à 24,7 % »112. En outre, « s’ils considèrent l’immigration comme leur principale préoccupation, la probabilité qu’ils votent pour l’AfD augmente encore pour atteindre 34,3 % ».
Le graphique suivant montre que 25 % des électeurs de Die Linke aux élections fédérales de 2021 jugent positivement le courant Wagenknecht. C’est également le cas de 54 % des électeurs de l’AfD 113.
En résumé, Sahra Wagenknecht trouve ses électeurs « parmi les personnes insatisfaites […] de la démocratie, celles qui ont tendance à se positionner comme plus à droite sur le plan socioculturel et plus orientées vers le marché, et celles qui soutiennent une politique migratoire plus restrictive ».
Part des électeurs aux élections fédérales de 2021 qui jugent favorablement le courant Wagenknecht (en %)
Les auteurs de cet article de recherche concluent sur cette thèse : Wagenknecht a la capacité de jeter un pont vers la droite, mais « elle pourrait ne pas être en mesure de convaincre les électeurs de Die Linke de voter pour un nouveau parti ». Le parti le plus menacé serait l’AfD, car la capacité de Sahra Wagenknecht « à séduire l’extrême droite ne fait aucun doute ». Ses chances résident dans sa capacité à offrir aux électeurs autoritaires de gauche un parti d’accueil114.
Mise en perspective
Le parti a été créé le 8 janvier 2024 à Berlin. La fondation officielle aura lieu le 27 janvier, dans la même ville. Si la fondation est certaine, la création de fédérations régionales, ainsi que l’élection des cadres de ces fédérations, prendra du temps. Au niveau central, la direction du parti, ainsi que la double présidence de Sahra Wagenknecht et Amira Mohamed Ali sera rendue effective lors du congrès du 27 janvier. Il est précisé que le nom du parti sera véritablement défini après les prochaines élections fédérales, et qu’il ne fera pas nécessairement référence à Sahra Wagenknecht115. Les élections régionales de Saxe et de Thuringe en 2024 seront le premier défi pour le parti, s’il décide de présenter des candidats. Les élections européennes de 2024 sont certainement la meilleure occasion pour une nouvelle formation de se faire connaître et de convaincre des électeurs à la recherche d’un parti. Elles nous informeront aussi sur un potentiel recul de l’AfD au profit du parti Wagenknecht. Ses résultats dépendront notamment de l’avenir de la coalition Ampel. La mise en place possible d’une grande coalition viendrait changer du tout au tout le jeu politique national.
Aucun commentaire.