L’engagement
Du mariage au pacte civil de solidarité (PACS)
La promesse
L’individualisme
Le Pacs
De l’autonomie à l’indépendance ?
Une société autonome
Individualisme et intégration sociale
Indépendance et interdépendance
Conclusion
Raymond Aron, Le Spectateur engagé, Paris, Julliard, 1982.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le terme « engagement » évoque l’engagement politique de l’intellectuel, celui du « spectateur engagé1 », qui prend partie dans les débats de la cité, avec tous les risques inhérents à cette participation. Les combats politiques sont souvent douteux, s’engager en faveur d’un parti ou d’une cause, proposer la décision à prendre comportent inévitablement une part de subjectivité et le risque de faire des choix que l’avenir révélera malheureux.
Pourtant, l’engagement, jusqu’au second conflit mondial, ne possédait pas cette connotation politique. Il avait alors un sens essentiellement moral. Les dictionnaires témoignent de cette évolution. Dans Le Petit Robert (2011), à l’entrée « engagement », on trouve d’abord la définition juridique : « Action de mettre en gage », puis le deuxième sens : « Action de se lier par une promesse ou une convention », ou encore « Promesse de fidélité en amour, liaison ou union qui en résulte ». Toutefois, cette dernière définition est qualifiée de « spécialement vieux », ce qui signifie : « mot, sens ou emploi de l’ancienne langue, incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours et jamais employé sauf par effet de style : archaïsme ». En d’autres termes, ce sens de « promesse de fidélité en amour » serait devenu, selon Le Petit Robert, un « archaïsme ». En revanche, le même dictionnaire ne manque pas de signaler, comme dernier sens, depuis 1945, celui d’« acte ou attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause ». Cette définition est paradoxalement illustrée par une citation de Jean-Paul Sartre, selon laquelle « l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature ».
En son temps, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1870) de Pierre Larousse donnait d’abord la définition juridique – « Action d’engager, de mettre en gage » –, mais la deuxième acception du terme était d’ordre politique et moral : « Obligation, promesse, acte par lequel on s’engage ». Pour illustrer cette définition, nombre d’exemples opposaient le courtisan à l’homme d’honneur et soulignaient la responsabilité de l’homme politique ou le patriotisme : « La flatterie, la perfidie, l’abandon de tout ENGAGEMENT sont le caractère de la plupart des courtisans (Montesquieu) ; Quand on chasse quelqu’un pour prendre sa place, on prend l’ENGAGEMENT tacite de faire mieux que lui (Carnot) ; C’est servir la patrie que de rester fidèle à ses ENGAGEMENTS, à son drapeau, à son parti (T. Delord). » Les autres exemples se référaient directement à l’engagement conjugal : « L’adultère est la violation d’un ENGAGEMENT (Senancour) ; On se repent à loisir des ENGAGEMENTS faits à la hâte (Mme de Puizieux) ; Une femme appartient à celui qui a reçu ses ENGAGEMENTS beaucoup plus qu’il ne peut jamais lui appartenir (Mme Guizot). » La troisième acception du terme était militaire et évoquait l’engagement du soldat dans l’armée. L’engagement de l’intellectuel n’était aucunement évoqué.
Ce glissement de sens est significatif d’une des dérives possibles de l’âge démocratique, caractérisé par l’affaiblissement de toute transcendance, qu’elle soit religieuse ou politique. La définition que l’on peut appeler morale ou spirituelle, l’engagement à l’égard de soi et à l’égard de l’Autre, l’« action de se lier par une promesse ou une convention », la « promesse de fidélité en amour, liaison ou union qui en résulte », pour reprendre la formule du Petit Robert, garde un horizon transcendantal. C’est un lointain écho de la promesse chrétienne héritée de la promesse qui lie Dieu à son peuple élu, que le mariage chrétien, puis civil, traduisait dans l’ordre humain et renouvelait en acte lors de chaque cérémonie de mariage. Elle tend aujourd’hui à s’affaiblir.
Du mariage au pacte civil de solidarité (PACS)
La promesse
Voir le beau texte de Stéphane Moses, L’Eros et la loi, Paris, Seuil, « Essais Points », 2010 (1999), p. 61.
École biblique de Jérusalem, La Sainte Bible, Paris, Le Club français du livre, 1955, 2, p. 2023.
Jean-Marie Lustiger, La Promesse. Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse, Paris, Éditions Parole et Silence, 2002, p. 18 et 37.
Ibid., p. 36.
Ibid., p. 40.
Revenons à l’origine religieuse de la promesse qui a inspiré le sens moral qu’elle a gardé dans la première étape de la modernité, alors même que la société était en voie de laïcisation. On tend toujours aujourd’hui à sous-estimer la source religieuse de nos institutions et de nos conceptions. Le mariage définissait la promesse qui liait Dieu à son peuple. Le peuple élu, le peuple fidèle, était la « fiancée » ou l’« épouse » de Dieu. On sait que, dans la tradition juive, on a longtemps hésité avant d’inclure le texte apparemment profane du Cantique des cantiques dans le canon biblique2. S’il a été finalement intégré dans les Écritures, c’est qu’il a été lu comme un texte allégorique célébrant l’amour mystique de Dieu et de son peuple. Les chrétiens ont repris cette interprétation et avancé qu’il était légitime d’appliquer ces chants d’amour passionné soit aux relations du Christ avec son Église – comme Yahvé avec son peuple –, soit à l’union des âmes individuelles avec le Dieu d’amour3. C’est ce qu’a rappelé récemment la voix autorisée du cardinal Lustiger :
« Tout ce qui, dans la Loi, concerne le mariage est à entendre aussi – et peut-être d’abord – de l’union de Dieu et d’Israël. C’est ainsi que raisonne saint Paul : le mariage est éclairé comme sacrement de l’union de Dieu et de son peuple, et non pas l’inverse. En d’autres termes, ce n’est pas l’amour humain qui éclaire le mystère de Dieu, c’est le mystère de Dieu qui permet de comprendre quelque chose de l’amour humain et qui donne sa vraie vocation à Israël pour sa conduite humaine. La réponse de Jésus vise l’Alliance de Dieu et de son peuple : “Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas.” Elle s’applique donc à Israël et à l’indissolubilité de la promesse. […] Jésus [qui] se présente comme l’Époux d’Israël : signe et sacrement de la fidélité de Dieu qui vient inaugurer son règne et reprendre avec lui son épouse, son peuple fidèle4. ». Le sacrement du mariage humain et son indissolubilité sont un écho de l’indissolubilité de la promesse qui lie Dieu à Israël : « Le mariage est le signe et le sacrement de l’Alliance de Dieu avec son peuple5. » L’Alliance s’inscrit dans l’histoire des hommes : « C’est dans l’amour concret de l’engendrement des hommes que s’inscrivent l’histoire du salut et la bénédiction donnée par Dieu6. ».
L’idée moderne du mariage, même lorsque ce dernier fut laïcisé, s’inscrivait dans l’histoire de cette conception. Si les institutions ecclésiales puis les dispositions du Code civil dans leur formulation de 1804, renforcées par la loi Bonald de 1916, ont instauré puis maintenu l’indissolubilité du mariage, c’est parce qu’elle était inspirée par l’idée de la promesse divine. La possibilité, fort limitée, du divorce, après avoir été introduite brièvement au cours de la période révolutionnaire, puis supprimée, ne sera finalement introduite en France que par la loi Naquet du 27 juillet 1884, avec force précaution, « pour faute » (le divorce par consentement mutuel ne sera reconnu que dans les années 1970). Par-delà la contrainte juridique, le mariage restait marqué par l’inspiration religieuse. Même instauré par les seuls liens du mariage civil, l’engagement impliquait une forme de transcendance en refusant de soumettre ces liens aux aléas du temps à venir. Chacun des époux s’engageait soi- même en niant, par la promesse religieuse ou laïque, la possibilité que le temps pourrait dénouer le lien que consacrait le sacrement religieux ou la cérémonie laïque directement empruntée à ce sacrement. Les époux refusaient à l’avance que le temps pût séparer dans le futur ceux qui venaient de s’unir. On prenait possession de l’avenir en s’imposant à soi- même l’obligation de défier les effets du temps, dont on sait qu’il défait tout. Se lier soi-même par une promesse, c’était résister au temps qui risque de détruire les êtres et de dénaturer les sentiments en se dictant sa conduite à soi-même pour affirmer sa liberté. La contrainte qu’on se fixait était le signe de cette liberté.
L’individualisme
Si le mariage était un écho de la Promesse qui unit Dieu à son peuple dans l’ordre des relations entre les êtres humains, comment faut-il interpréter l’évolution contemporaine et comprendre que la forme emblématique de l’union conjugale semble être devenue le Pacs plutôt que le mariage ? Que révèle cette transformation sur nos valeurs et sur le sens de l’engagement ?
En 1804, le Code civil avait organisé la famille comme une « société naturelle ». En consacrant la division entre le public et le privé, ses auteurs entendaient d’abord protéger la famille légitime. La femme mariée était irresponsable, l’adultère était un délit, l’enfant légitime était protégé. Le père ne pouvait reconnaître l’enfant adultérin, la femme célibataire séduite ne pouvait engager de procédure pour faire reconnaître son enfant. Cette législation condamnait l’enfant naturel au statut social de « bâtard ». Le nom et l’héritage ne sortaient pas de la famille légitime. Les transformations apportées au droit de la famille depuis les années 1960 ont consisté à reconnaître les aspirations des individus aux dépens des intérêts de l’institution familiale telle que l’avait construite le Code civil. Les lois ont consacré et accéléré le changement des mœurs et des valeurs. On a rendu égaux les droits des conjoints, on a accordé le même statut à tous les enfants, qu’ils fussent nés dans une famille constituée par le mariage ou non. Désormais les droits de l’individu – celui de chaque époux, celui de chaque enfant – priment sur l’intérêt de l’institution familiale. À travers la nouvelle législation, c’est la conception même du mariage qui s’est transformée.
La prévalence de l’individu et de son épanouissement personnel explique la nouvelle instabilité des alliances. C’est à partir des années 1960, on le sait, que le nombre de divorces a considérablement augmenté. On évalue généralement à un tiers le nombre de mariages qui aujourd’hui se terminent par un divorce, taux qui atteint un mariage sur deux dans les grandes villes. De plus, étant donné le nombre des unions non sanctionnées juridiquement, ces chiffres sous-estiment le nombre des ruptures. Dans une première étape de la réflexion, la multiplication des divorces a pu être interprétée comme le signe de la valeur accordée au mariage. Dans la mesure même où les conjoints privilégiaient la qualité des relations qu’ils entretiennent entre eux, ils ne pouvaient plus admettre que se prolonge une vie commune qui ne serait plus fondée sur la profondeur et l’authenticité de leurs sentiments. Il apparaissait alors clairement que la rupture officielle des unions conjugales ne faisait que révéler la vérité de couples qui, dans le passé, seraient restés institutionnellement unis mais sentimentalement séparés. Nous étions entrés dans l’ère de l’authenticité des sentiments. L’augmentation du nombre de divorces était le signe de l’aspiration au bonheur : le droit au bonheur individuel s’affirmait aux dépens des exigences de l’institution.
Le développement du concubinage confirme cette interprétation. Le concubinage est désormais reconnu comme une forme d’union donnant les mêmes droits aux enfants issus de cette union. Vivre en concubinage, c’est choisir une vie commune, éventuellement décider d’avoir ensemble des enfants (près de la moitié des naissances ont lieu en dehors d’un mariage légitime), tout en maintenant au sein du couple la perspective de ce qui fut appelé l’« union libre », c’est-à-dire l’affirmation d’un lien non statutaire, non institutionnel, laissé à la seule volonté et à la seule responsabilité des individus qui le construisent. Ce choix reflète la volonté de l’individu de refuser les institutions, de décider de sa vie et de ses obligations. La volonté de vivre et de vieillir ensemble doit reposer sur la certitude de l’amour et sur la seule morale que dictent les sentiments. Le sentiment amoureux est souverain. Les couples durent dans la mesure où chacun y trouve le moyen d’affirmer son authenticité et de développer sa recherche et son affirmation de soi.
Le Pacs
Une nouvelle étape de l’évolution des valeurs s’est manifestée par le développement du nombre des Pacs, instaurés par la loi en 1999. Si, au cours de la dernière décennie, le nombre de divorces n’a pas diminué, l’explosion des Pacs montre qu’ils sont devenus une forme normale d’union conjugale : 95% d’entre eux lient un homme et une femme. Leur succès révèle la transformation du sens de l’engagement : l’union reconnue par un Pacs témoigne des sentiments du présent, il ne vise plus à contrôler l’avenir.
Je suivrai pas à pas l’analyse convaincante que Jean-François de Montgolfier a proposée du Pacs et du mariage à partir des textes juridiques, montrant que le Pacs, forme d’union conforme aux valeurs démocratiques, est devenu le modèle des liens qui unissent deux pe sonnes, de sexe différent ou de même sexe, en sorte que c’est le mariage qui, progressivement, lui emprunte désormais certains de ses traits essentiels7. Cette nouvelle forme d’alliance traduit et consacre la transformation du sens de l’engagement.
Le mariage républicain, tel que l’avait organisé le Code civil, transposait dans l’ordre civil la tradition de l’Église catholique. C’était une institution créée par la libre volonté des époux qui devaient publiquement montrer qu’ils s’unissaient par leur volonté libre – on demande aux futurs époux de dire s’ils « acceptent » de se prendre pour époux –, mais leurs liens étaient aussi consacrés par l’ordre public. Le Pacs, lui, est un contrat privé entre deux personnes.
La loi de 1999 instituant le Pacs, complétée par des dispositions adoptées en 2006 et 2007, instaure un « objet juridique » nouveau qui consiste en un contrat signé entre les partenaires sans autre exigence qu’un enregistrement auprès du greffier en chef du tribunal d’instance, qui peut être rompu à tout moment soit d’un commun accord, soit par la volonté de l’un des contractants, à la suite d’une simple lettre recommandée. Il organise ainsi le cadre juridique de la vie du couple, essentiellement pour ses aspects patrimoniaux, fiscaux et sociaux (il permet, par exemple, de bénéficier dans la fonction publique de dispositions jusque-là réservées aux époux pour le rapprochement de conjoints), mais sans effet de droit familial. Il institue un couple « contractuel ».
Ce nouvel « objet juridique » rompt avec la conception du Code civil, directement inspirée par la tradition religieuse, lequel, tout en laïcisant le mariage religieux, n’en avait « pas moins conservé les attributs à la fois sacramental, patriarcal et indisponible ». Ainsi la cérémonie du mariage doit être célébrée par un élu, « porteur d’une fraction de la légitimité populaire », « dans la maison commune avec recueil des consentements et lecture des articles du Code civil », et elle est publique. Aujourd’hui encore, et malgré l’introduction du divorce – et d’un divorce toujours plus simplifié au fil des nouvelles dispositions juridiques –, le mariage implique la règle de la filiation, à savoir l’article 312 du Code civil « qui fait du mari le père de l’enfant dont l’épouse accouche », reliquat du patriarcat8. Malgré le droit au divorce prévu par la loi, le mariage aujourd’hui, « s’il emprunte, pour sa formation, à la logique contractuelle qui requiert le consentement de chacun des époux, n’est pas un contrat mais une institution qui n’appartient pas aux époux. C’est pourquoi seul un juge peut délier l’union que l’officier d’état civil a célébrée. Car il est de la nature même du mariage d’opérer ce qu’on peut appeler une transcendance9 ». Par le mariage en effet, « il se forme juridiquement une identité collective qui ne se réduit pas à la rencontre des volontés individuelles. Le mariage est un système de normes qui résistent à la libre individualité de l’homme moderne […]. Le mariage consiste à entrer dans une institution qui échappe dès sa formation aux époux10 ». Aujourd’hui encore, malgré les réformes qui sont intervenues depuis les années 1970, le mariage reste une « union conçue pour être définitive, c’est-à-dire pour résister aux effets de sa dissolution. Les droits successoraux du conjoint survivant et la pension de réversion entre époux le démontrent de façon évidente lorsque le mariage est dissous par décès […]. Le mariage implique des effets qui résistent même au divorce : c’est principalement le rôle de la prestation compensatoire ». La réforme de 1975 prévoit encore un dispositif par lequel si, au moment du divorce, le juge estime que la rupture du mariage va créer une disparité dans les conditions d’existence des époux, « il ordonne le versement d’une indemnité, appelée prestation compensatoire, […] solde de tout compte pour toute la vie que les époux n’auront pas ensemble, c’est bien la preuve que le mariage avait été conclu pour la vie11 ».
En revanche, le Pacs ne comporte aucun rituel : c’est un contrat signé en privé par les partenaires et soumis à une procédure d’enregistrement administratif au tribunal, dans l’austère bureau d’un fonctionnaire des services judiciaires. Il ne crée un lien juridique qu’entre les deux partenaires, il n’a de conséquences ni sur les descendants ni sur les ascendants. Il est de nature essentiellement temporaire, il ne produit ses effets que pour autant qu’il n’est pas dissous par la volonté de l’un ou l’autre des contractants.
Or, aujourd’hui, comme le remarque justement Jean-François de Montgolfier, la simplification récente des modalités du divorce montre que désormais « la transcendance du mariage ne fait plus sens, ni dans sa symbolique, ni dans sa logique d’équité et sa justice redistributive et protectrice du plus faible qui est inhérente au mariage, donc au divorce », en sorte que le Pacs qui incarne les valeurs de liberté et d’égalité ainsi que la privatisation « est en train de devenir un modèle pour le mariage […]. À l’inverse du mariage qui est construit sur l’ordre public familial et l’indisponibilité de la personne, le Pacs repose sur une conception privative du couple. La liberté qui y règne tend à faire du couple une affaire de propriété privée12 ».
Il est vrai que subsistent encore dans la législation du mariage des traces de la conception ancienne. Le droit successoral français continue à privilégier les droits des enfants – donc la transmission du bien de la famille – aux dépens des échanges entre conjoints. Il reste encore des entraves à la « liberté de tester », mais elles apparaissent de plus en plus décalées par rapport aux valeurs dominantes (elles n’existent d’ailleurs plus aux États-Unis). La déclaration conjointe de revenus dans un couple, combinée avec la progressivité de l’impôt direct, défavorise ceux qui exercent deux activités professionnelles et disposent de deux salaires. Que la femme mariée non active bénéficie, en tant qu’« ayant droit » d’une protection sociale égale à celle de la femme qui a une activité professionnelle, apparaît de plus en plus exorbitant. Ces survivances d’une politique familiale destinée à favoriser la fécondité, liée à l’histoire démographique de la France au XIXe siècle et à la crainte de la dépopulation, sont sans doute destinées à disparaître progressivement, comme c’est le cas dans les social-démocraties des pays du Nord de l’Europe.
En dépit de ces traces de la conception ancienne, le mariage se rapproche toujours plus d’un contrat libre, égalitaire entre un homme et une femme, dissoluble par la commune volonté des parties. La possibilité de la rupture est inscrite dans la décision de former un couple. Par le Pacs, de manière encore plus évidente que par le mariage, les partenaires reconnaissent et font reconnaître le lien du moment qui les unit, mais qui ne les engage que dans la mesure où chacun d’entre eux continue à vouloir maintenir ce lien. Le contrat qu’ils signent peut être à tout moment unilatéralement dénoncé, sans laisser de traces juridiques ni d’obligations de l’un ou de l’autre. Il n’existe plus guère d’éléments du mariage qui se maintiendraient – ou, en tout cas, maintiendraient encore certaines de ses conséquences – par-delà la rupture, indépendamment de la volonté des signataires du contrat. Ce dernier est le produit de la libre volonté des contractants, qui ne sont pas engagés au-delà de la vérité et de l’authenticité de leurs sentiments du moment. La prise de possession de l’avenir par l’engagement est évacuée.
De l’autonomie à l’indépendance ?
Montesquieu, L’Esprit des lois, livre VIII, 2, in œuvres complètes, vol. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 350.
La transformation du sens du mariage et la diffusion du Pacs sont une illustration de l’un des risques de dérive de la société démocratique, celui de passer de l’autonomie des individucitoyens à l’indépendance des individus, oublieux de la dépendance qu’implique tout véritable échange avec l’Autre, oublieux de l’ensemble des contraintes de l’ordre collectif légitime qu’organise la démocratie « réglée », pour reprendre le vocabulaire de Montesquieu13. C’est une expression privilégiée du rapport au temps de l’individu démocratique, qui se pense et agit dans l’immédiat, qui tend à privilégier ses sentiments ou ses passions du moment sans les objectiver et les relativiser dans la durée.
Une société autonome
Ibid., livre IV, 6, p. 269.
Ibid., livre II, 2, p. 239.
Ibid., livre II, 2, p. 239.
Serge Paugam, Le Lien social, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2010.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, ii, in œuvres, II, Paris Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 614.
Josiane Savigneau, « Une femme Danièle Sallenave se dévoile dans un livre mi-Mémoires, mi-récit de formation », Le Monde, 18 décembre 2010, suppl. « Le Monde des livres », p. 4.
Alain Renaut, L’Ère de l’individu, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1989, 84 (les passages en italique figurent dans le texte).
François Dubet, Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, « L’Épreuve des faits », 2002.
Pour un développement de ces analyses, voir Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle, chap. 3, Paris, Gallimard, 2002, ainsi que François Dubet, cit., 2e partie.
Pour comprendre le risque que s’affaiblisse la valeur de l’engagement, il faut revenir au fondement même des valeurs démocratiques et au principe d’une société autonome, dont la légitimité ne repose plus sur une transcendance politique et religieuse, mais sur la volonté de l’ensemble des citoyens organisés en une « communauté des citoyens » qui est à la source de la légitimité politique. L’autorité n’est plus traditionnelle ou sacrée, elle est « légale-rationnelle », pour reprendre les concepts de Max Weber, confiée aux hommes et à leur respect du droit et de la raison. C’est désormais le politique et non plus le religieux qui assure le lien social. Or une société humaine, exclusivement humaine, qui ne trouve sa légitimité qu’en elle-même, risque de voir le principe de l’autonomie se « corrompre », pour prendre à nouveau le vocabulaire de Montesquieu, dans l’aspiration à l’indépendance, c’est-à-dire à l’absence de toute dépendance à l’égard des autres et à l’égard d’institutions qui viendraient limiter la volonté immédiate de l’individu. Le risque existe que l’individu démocratique, soucieux de ne pas voir borner ses conduites, finisse paradoxalement par se conduire comme le « grand seigneur » dans les gouvernements « despotiques » qui, selon Montesquieu, « n’était point obligé de tenir sa parole ou son serment lorsqu’il bornait par là son autorité14 ».
Cette analyse s’inscrit directement dans la tradition de la pensée des Lumières, selon laquelle la liberté, telle que la conçoivent Rousseau – qui s’inscrit clairement « contre la liberté sans règle » – et Kant, se développe à l’intérieur de règles librement adoptées et respectées. L’autonomie n’est pas la libération de toute entrave. Elle ne s’oppose pas à la dépendance, mais à l’hétéronomie. Elle repose sur la distinction entre humanisme et individualisme. Elle fait aussi écho, plus fondamentalement, à l’opposition que fait Montesquieu entre le gouvernement monarchique, « où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies », et le gouvernement despotique, où « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices15 ».
En poursuivant avec le vocabulaire de Montesquieu, le principe d’autonomie risque, dans la démocratie « extrême » de notre temps, de se « corrompre » en indépendance, et l’humanisme, en individualisme. Si l’autonomie, en tant que liberté assumée dans la soumission à des règles librement élaborées et acceptées, se « corrompait » en indépendance, on assisterait à la dissolution des liens avec l’Autre, à l’affaiblissement du respect de la loi et de la règle – cauchemar de l’anomie généralisée qui a hanté les premiers sociologues et que retrouvent ceux de la nouvelle génération qui s’interrogent sur le « lien social » et ses diverses dimensions concrètes16. L’individu démocratique risquerait alors de perdre tout sentiment d’obligation à l’égard des autres et de négliger radicalement le destin collectif. Libéré de toutes entraves, il n’aurait plus comme souci que de valoriser son moi. On se souvient de l’évocation de Tocqueville : « Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, et ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains. Ainsi non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur17. » Si l’Homo democraticus cédait à la tentation de l’indépendance, il considérerait que même le choix de soi à travers les liens avec l’Autre, librement établis à un moment donné, fixe des limites illégitimes à ses conduites. L’engagement par la promesse indissolublement faite à soi et à l’Autre lui apparaîtrait comme un obstacle à sa pleine liberté. Il refuserait alors de se fixer à lui-même des bornes, jusqu’à négliger les « engagements profonds pris avec lui-même », selon la belle formule de Victor Hugo.
S’engager soi-même par une promesse implique le rétrécissement des possibles dans l’avenir, c’est apparemment s’imposer une contrainte. Mais peut-on aimer sans être dépendant de l’être aimé, de ses sentiments et de son destin ? Est-ce la liberté, celle que formule un écrivain qui se définit comme une « femme libre » en célébrant l’absence de tout lien sentimental qui l’ait engagée définitivement à l’égard d’un autre :
« Nous les femmes libres, c’est cela qui nous définit : nous n’avons jamais cherché à devenir des veuves18. » Dans le prolongement direct de la philosophie des Lumières, ne peut-on penser que, librement assumée tout au long de la vie, la dépendance que crée l’engagement libre – conjugal ou amical – définit la véritable liberté ? La fidélité des veuves ne signifie pas leur absence de liberté, elle rappelle qu’une promesse faite à un autre, librement choisi, a donné un sens à leur vie. L’engagement est une figure de l’identité et de la liberté humaine.
J’ai adopté dans les analyses qui précèdent la distinction que développe Alain Renaut entre l’autonomie – fondement de l’individualisme du citoyen et de la légitimité de la « communauté des citoyens » – et l’indépendance, ou, en d’autres termes, entre le sujet et l’individu. L’indépendance, à savoir la capacité de faire ce que me dictent mon caprice et mes intérêts, ne se confond pas avec l’autonomie, c’est-à-dire la liberté de maîtriser mon action au nom de normes et de principes universels, qui doivent d’autant plus être respectés qu’ils sont librement critiqués : « Car l’autonomie est bien en un sens une dépendance, mais au sens où la valorisation de l’autonomie consiste à faire de l’humain lui-même le fondement ou la source de ses normes et de ses lois, en tant qu’il ne les reçoit ni de la nature des choses, comme chez les Anciens, ni de Dieu, comme dans la tradition judéo-chrétienne. Il est non moins vrai que, dépendance à l’égard de lois humaines, autofondées, l’autonomie est aussi, en un sens, une forme d’indépendance […], mais elle n’est indépendance que par rapport à une Altérité radicale qui me dirait la Loi […]. Dans l’idéal d’autonomie, je reste dépendant de normes et de lois, à condition que je les accepte librement. C’est dire que la valorisation de l’autonomie, acceptant l’idée de loi ou de règle, peut parfaitement admettre le principe d’une limitation du Moi, par soumission à une loi commune. C’est dire aussi que la valeur de l’autonomie est constitutive de l’idée démocratique19. »
Le rapport au temps et la seule considération du plaisir et du sentiment du moment traduisent le risque contemporain de la dérive de l’autonomie en indépendance. Déjà on observe l’affaiblissement du respect des institutions en tant que telles et la contestation des contraintes imposées par les règles communes. Les arguments de la tradition et de la légalité ne sont plus considérés comme tout à fait légitimes. L’individu démocratique, citoyen critique, ne respecte les institutions qu’avec réticence. Il n’admet que difficilement qu’elles doivent être respectées parce qu’elles nous ont été transmises par les générations précédentes, la légitimité traditionnelle est affaiblie. Il n’admet que difficilement d’observer les procédures légales, complexes et lentes, qui donnent leur légitimité aux institutions et aux décisions de l’État de droit. Il entend soumettre les unes et les autres à sa critique. Il se donne le droit de manifester son authenticité et sa personnalité irréductibles à toute autre, donc à tout juger par lui-même. Les sociologues décrivent, selon le titre d’un livre de François Dubet, le « déclin de l’institution20 », c’est-à-dire de toute institution en tant que telle. Les enseignants savent que leur autorité n’est plus acquise par leur titre ou leur position dans l’École, mais qu’ils doivent la conquérir et la justifier par leurs qualités personnelles. Même les médecins, dont l’autorité est contestée par les informations médicales données dans la presse ou sur Internet, par le contrôle de l’administration et des comités d’éthique et par les associations de malades, ne règnent plus sur le marché de la santé sans avoir à faire la preuve de leur compétence et de leur dévouement21. L’autorité doit être négociée. La critique de l’ordre politique s’étend à tous les domaines de la vie collective.
Un signe plus anecdotique du privilège accordé à l’immédiat est la diffusion brutale, au cours des dernières années, dans le vocabulaire médiatique et même dans celui des sciences humaines, du mot de « ressenti »
– significative de la légitimité accordée au sentiment immédiat, celui qui se manifeste dans le présent et qui commande et légitime les conduites. La reprise généralisée du terme de « lien social » en est un autre signe. S’il est devenu le mot à la mode, repris par les sociologues qui renouvellent ainsi l’interrogation, traditionnelle dans leur discipline, sur la manière dont la société des individus peut maintenir ce que Durkheim appelait l’intégration ou la cohésion sociale, c’est précisément parce que les indicateurs sociologiques traduisent l’affaiblissement du principe de la réciprocité et de l’engagement dans les relations entre les hommes qui définit la démocratie « réglée ».
Individualisme et intégration sociale
Jean-Hugues Déchaux, Le Souvenir des Essai sur le lien de filiation, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 1997.
François de Singly, Les Uns avec les Quand l’individualisme crée du lien, Paris, A. Colin, 2003.
Christian Baudelot et Roger Establet, L’envers du monde, Paris, Seuil, 2006, p. 142-144.
On observe et l’on déplore la solitude dans nos sociétés. Il est vrai que la mobilité sociale et géographique, dont les conséquences sur le destin des familles et sur la solidarité familiale sont d’autant plus fortes que la fécondité moyenne est limitée, risque d’affaiblir les liens de voisinage ou les relations familiales et de laisser isolés les plus vulnérables. La majorité des allocataires du RSA sont dépourvus de liens familiaux ou amicaux. La canicule de 2003 a montré le nombre de personnes âgées vivant dans une solitude complète. Mais il ne s’agit pas seulement des relations objectives entre les individus dans une société mobile. Il existe un principe de fragilité dans une société où les liens sont fondés sur l’authenticité et la vérité des sentiments immédiats plutôt que sur le respect des institutions et des engagements. C’est parce que les relations légitimes sont maintenant celles qui sont choisies par les individus que tous ceux dont le destin social est vulnérable, étant donné leurs capacités ou leur âge, risquent de se retrouver seuls.
L’individu démocratique veut être son propre souverain. Il tend à refuser les contraintes héritées de la tradition. Il exige de garder sa liberté, en particulier dans les liens personnels. Il entend choisir ses amis et ses amours : l’amitié et l’amour doivent demeurer purement électifs. Il entend même désigner ses ancêtres : entretenir le souvenir des morts est devenu le fruit d’un choix personnel, on adopte ceux auxquels on entend rester fidèle. Ce n’est plus la lignée qu’on célèbre en acceptant tous ses ancêtres parce qu’ils sont les ancêtres, mais ceux dont on pense qu’on les aurait aimés ou admirés si on les avait connus22. L’individu démocratique tend à évacuer les contraintes que les institutions et les autres peuvent lui opposer dans le présent. Il répugne à s’engager pour l’avenir, même par sa propre volonté.
Pour lui, le présent ne devrait pas engager l’avenir. Le risque de dérive est là : que signifierait, désormais, la promesse, celle qui se définit précisément par le fait qu’elle engage l’avenir de celui qui la fait ? La formule devenue célèbre selon laquelle les promesses faites au cours des campagnes électorales n’engagent que ceux qui les écoutent n’est-elle que l’expression – réaliste – du cynisme politique ou bien – ce que je suis plutôt tentée de penser – est-elle aussi, par-delà la logique électorale, révélatrice de ce que risquent de devenir les individus démocratiques, tentés de se conduire dans la pleine indépendance, « sans loi et sans règle » comme disait Montesquieu, comme si, paradoxalement, ils faisaient partie non de la démocratie « extrême », mais d’un gouvernement « despotique » ?
L’individualisme n’est pas par lui-même contraire à l’intégration sociale, il entraîne d’autres types d’intégration. On peut suivre l’inspiration de Durkheim lorsqu’il analysait l’efficacité de l’intégration « organique », née des relations entre individus libres, différents mais complémentaires. Certains avancent même que l’individualisme créerait une forme nouvelle de lien social qui, plus libre, mieux intériorisé, serait aussi plus profond et plus solide.
Ainsi, l’Église a renoncé à imposer le dogme comme vérité révélée ; l’enseignement religieux, plus tardif, s’efforce de répondre à une demande de foi personnelle plutôt que de transmettre de manière autoritaire des croyances et des rituels. Les petits groupes religieux émotionnels ou, selon le vocabulaire des sociologues des religions, les « nouveaux mouvements religieux » susciteraient des engagements plus profonds et des liens particulièrement chaleureux entre leurs membres, alors que le contrôle exercé par les Églises sur les pratiques des fidèles évacuerait l’authenticité de l’expérience et de la démarche religieuses. Les liens familiaux seraient aussi devenus plus intenses, la vie conjugale en s’individualisant – paradoxe apparent – deviendrait plus riche parce que plus libre23. Selon ces analyses, les membres du couple prétendraient joindre l’ambition d’« être soi » et le confort de la vie à deux. Ils refuseraient donc la relation « fusionnelle », dans laquelle le « soi » se dissout dans le couple, ils pratiqueraient l’alternance de la vie seul(e) et de la vie à deux, cette alternance pouvant se succéder ou se dérouler dans le même temps. Ces conduites, par lesquelles on s’efforce de répondre à des désirs a priori contradictoires, expliqueraient que puisse se conjuguer l’aspiration généralisée à la vie de couple, sous toutes ses formes, avec le grand nombre des séparations. On insiste aussi justement sur la qualité des engagements humanitaires. La participation bénévole à des associations, d’ATD Quart Monde aux diverses ONG qui interviennent dans les pays lointains, révèle le besoin des individus de contribuer spontanément à aider les plus démunis en dehors de toute obligation et de toute contrainte. Ceux qui agissent ainsi choisissent librement de donner un sens à leur activité selon des aspirations morales ou spirituelles. L’intervention humanitaire, librement assumée, qui complète ou remplace la solidarité institutionnelle, témoignerait d’un engagement plus authentique et plus fort que celui qu’instauraient les institutions de la « charité » du passé ou la solidarité objective qu’organise l’État- providence.
Dans tous les domaines de la vie sociale, les liens multiples et choisis par des individus libres, permettraient des relations interindividuelles aussi authentiques que fraternelles. Elles pourraient d’autant plus se développer que, grâce à la protection de l’État-providence, les individus ne dépendent plus des solidarités familiales, de voisinage ou de communauté. La dépendance institutionnelle à l’égard de l’État providentiel serait la condition de l’indépendance et de la différence des individus. La protection apportée par l’État-providence assurerait l’individualisme de ses membres. Il est vrai que ce qu’on appelle couramment la « crise du lien social » autorise le déploiement de libertés nouvelles. Dans Les Lettres persanes, Montesquieu avait déjà observé que la possibilité du divorce donnait sa valeur au mariage : « Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la faculté du divorce. ». Les grands romanciers du XIXe siècle témoignent amplement des drames humains auxquels donnaient lieu l’interdiction du divorce et l’impossibilité de rompre des unions que le temps rendait absurdes ou intolérables. La société démocratique offre des occasions multiples de liberté. Elle se caractérise par la multiplicité et la fluidité des rôles et des participations. On n’« appartient » pas à des groupes, qui ne peuvent être que des catégories d’analyse. La société n’est pas formée de groupes concrets, juxtaposés, aux- quels « appartiendraient » les individus, mais d’individus qui, selon les situations sociales et leur histoire individuelle, choisissent librement – mais aussi, parfois, se voient imposer – des formes, toujours provisoires, de participation et d’identification. Mais s’« inventer soi-même » continuellement, choisir ses ancêtres, ses identifications à des groupes de croyance ou d’origine, ses références, ses engagements humanitaires, ses amis et ses amours – qu’on peut toujours remettre en question – n’est pas une capacité universellement répartie. Elle concerne essentiellement les classes moyennes. Leurs membres peuvent effectivement tisser des liens fondés sur leur commune participation à une culture de l’individualisme et de la liberté. En revanche, les plus pauvres ou les plus humiliés, qu’il s’agisse des ouvriers ou des assistés, ne disposent pas de la même liberté : quatre ans après leur séparation, 44% des pères mais seulement 28% des mères ont constitué un nouveau couple ; ceux qui n’ont qu’un emploi précaire et les membres des classes populaires ont également moins d’occasions de reformer un couple. Les femmes des milieux les plus modestes sont ainsi les premières victimes de la désinstitutionnalisation du mariage. Beaucoup d’entre elles connaissent des situations de pauvreté et d’exclusion à la suite d’un divorce ou d’une séparation. Contrairement à la situation passée, les jeunes se suicident désormais plus que les générations plus âgées24 : n’est-ce pas parce qu’ils bénéficient moins de la protection des institutions ? Si les formes extérieures de la vie des individus démocratiques sont toujours plus proches les unes des autres, qu’il s’agisse de la nourriture ou de l’habillement, donnant l’image ou l’illusion d’une absence de contrainte et d’une uniformisation des conditions d’existence, les ressources sociales n’en restent pas moins significativement inégales. On vit d’autant mieux individuellement qu’on peut s’appuyer sur des ressources objectives et un système de protection sociale.
L’individualisme heureux des individus libres est inégalement réparti. Il existe effectivement un individualisme positif, celui des individus munis des ressources personnelles et sociales nécessaires pour choisir librement leurs normes de conduite et en inventer de nouvelles, à l’abri de la protection de l’État-providence. Mais il existe aussi un individualisme négatif ou imposé, vécu comme une contrainte, que connaissent tous ceux qui ne disposent pas des mêmes moyens personnels et sociaux, tous ceux dont les ressources sont inexistantes ou, en tout cas, inadaptées aux exigences de la vie collective. Dans une société de compétition ouverte à tous, qui ouvre formellement à tous toutes les possibilités et toutes les positions sociales, les échecs ne peuvent plus être attribués au destin ou au seul complot des méchants ; ceux qui échouent ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, ils sont personnellement responsables de leurs échecs. Dans une société formellement ouverte à tous, tous les individus ont à faire face à des échecs et doivent les « gérer ».
Plus généralement, l’individualisme – tout à la fois irrésistible et souhaitable – a pour effet pervers de favoriser objectivement l’intégration normative de ceux qui ont hérité d’une socialisation familiale forte. Les institutions sociales puissantes et assurées d’elles-mêmes, de l’École à l’État, protègent les plus faibles. Les membres des catégories modestes expriment leur besoin d’institutions qui les assistent. Les institutions contestées laissent à la socialisation par la famille et à l’héritage familial, économique et culturel, un rôle primordial qui tend à accentuer les inégalités sociales liées au milieu de naissance. Le lien né de l’individualisme, paradoxal au premier abord, peut être efficace pour ceux qui ont bénéficié d’une socialisation énergique et conforme aux valeurs ambiantes, qui ont acquis l’assurance des mieux nés, des plus cultivés et des plus robustes. Le lien de type « individualiste » est positif pour ceux qui ont déjà intériorisé, par leur héritage social et leur éducation, les normes d’une société dont les contrôles extérieurs sont faibles. L’affaiblissement du règne de la loi favorise les plus puissants ; les sociétés où le contrôle social est défaillant fragilisent les plus vulnérables.
D’ailleurs, même dans les cas les plus favorables, le lien choisi est, en tant que tel, fragile. Les liens qui se veulent purement électifs, sans autre raison d’être que l’épanouissement de soi, qu’ils soient religieux, amicaux ou amoureux, risquent toujours d’être éphémères. Ils reposent sur la seule volonté des personnes d’être fidèles à leurs propres engagements. Les mariages par lesquels les époux s’engageaient pour la vie, et les pratiques régulières encadrées par l’Église organisaient la vie collective en maintenant la permanence de l’ordre familial et social, sinon le bonheur des individus. Les institutions ont précisément pour fonction d’assurer la stabilité de la société par-delà les intermittences du cœur et le remplacement biologique des générations. La légitimité de la critique radicale des institutions remet en cause cette continuité dans le temps des êtres collectifs qui faisait dire à Georg Simmel que la société était immortelle. Jusqu’à quel point peut-on constituer une société sans respecter un minimum d’institutions communes, transmises de génération en génération ? Ne faut-il pas que tous s’accordent sur les grandes valeurs organisatrices de la vie sociale et sur une conception symbolique de l’ordre du monde, ne faut-il pas que tous partagent un même univers de sens, qui engage l’avenir, le leur et celui de la collectivité ?
Indépendance et interdépendance
Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige », 1999, p. 307. Mon attention a été attirée sur ce texte par Irène Théry qui en propose une belle analyse dans La Distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob, 2007.
La tentation de l’indépendance comporte d’autant plus de risques que l’interdépendance des hommes ne cesse de s’accroître avec la complexité accrue des sociétés modernes et les effets de la mondialisation d’une grande part de l’économie sur la vie sociale. Notre production et notre consommation de biens et de services dépendent de décideurs de plus en plus nombreux et de plus en plus lointains. Les mécanismes de redistribution des richesses, qui sont organisés au niveau national par l’État-providence et au niveau international par l’intermédiaire des institutions d’intervention mondiale (FMI, Banque mondiale), rendent la « démocratie providentielle » toujours plus complexe et plus opaque. L’interdépendance objective qui ne cesse de s’accroître varie en sens inverse de l’aspiration des individus démocratiques à l’indépendance. D’un côté, l’Homo democraticus accepte mal de respecter des engagements – fût-ce les siens –, dont il a le sentiment qu’ils le contraignent. Il entend exprimer librement et pleinement sa sincérité et son authenticité du moment et ne pas s’engager pour l’avenir. Mais, d’un autre côté, son destin objectif dépend plus que jamais des autres. Plus que jamais, nous sommes obligés de nous en remettre aux autres – et cette dépendance s’inscrit dans la durée.
Le respect des lois communes est nécessaire pour assurer la sécurité de tous. Les promesses qui, dans l’ordre privé, unissent les amis et les amants à travers le temps, l’engagement à respecter les valeurs communes et les règles de droit dans la vie publique sont particulièrement nécessaires dans une société démocratique tolérante, dont les membres se donnent le droit de remettre en cause toutes les règles extérieures. Lorsque les règles sont souples et que la société cultive la valeur de la tolérance, l’intériorisation des normes morales devient une exigence. Le respect de l’engagement librement pris et assumé s’impose pour entretenir la civilité dans les relations interpersonnelles et consacrer en actes la légitimité des lois à l’intérieur desquelles peut s’exprimer la liberté des hommes. C’est ce que Marcel Mauss avait analysé sous le terme d’« attente » :
« La violation des lois, le crime n’est qu’une infraction à l’attente […]. Toute une partie de l’art n’est qu’un système d’attentes […]. Même les faits économiques sont par tout un côté des phénomènes d’attente25. » Le social se définit précisément par ces systèmes d’attentes réciproques par lesquelles les hommes forment une société. S’il n’y a pas de confiance réciproque, c’est le chaos. Les individus de la démocratie sont, plus que d’autres, dépendants de l’engagement, valeur centrale dans des sociétés fondées sur le principe et la valeur de l’autonomie des individus, sur le sens normatif de l’individualisation. Plus que d’autres, ils devraient être vertueux, au sens de Montesquieu – pratiquer « l’amour des lois et de la patrie » –, pour que ces sociétés s’inscrivent dans la durée et puissent répondre aux défis du temps.
Conclusion
Le lieu « vide » du pouvoir démocratique, pour reprendre une formule de Claude Lefort, est fondé sur l’utopie d’une volonté collective d’hommes, purement et seulement humains, réunis par le débat rationnel en vue de régler les affaires de leur vie commune. La société démocratique se veut autonome, exclusivement humaine, elle n’accepte plus de principe de légitimité hétéronome, qu’il soit de l’ordre de la tradition ou du sacré. Or les hommes ne se comportent pas toujours de manière rationnelle et raisonnable. L’idée que, de leurs débats, peut naître nécessairement la volonté générale, ou le bien commun, n’est pas fondée sur l’observation directe de leurs comportements. Plus la société repose sur les seuls liens « civiques », ceux qui sont entretenus, au nom de la citoyenneté, par les institutions juridiques et politiques, moins elle fait appel aux passions religieuses ou ethniques qui relient les hommes autour de pratiques et de rituels en entretenant la participation des individus au projet collectif, plus elles s’exposent à ne tisser entre les individus que des liens fragiles.
Si la société démocratique devient « extrême », les individus risquent de céder au vertige de leur aspiration à l’indépendance en négligeant les contraintes de l’ordre social ainsi que les divers engagements, personnels et collectifs, qui assurent toutes les formes de « sûreté », pour reprendre le terme de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’individualisme et l’affaiblissement du sentiment du bien commun menacent des sociétés fondées sur la seule idée de l’autonomie des individus-citoyens et du projet de construire une société humaine ignorant toute légitimité hétéronome et repoussant toute forme de transcendance. La démocratie « extrême » est-elle bien armée pour faire face aux défis du temps et aux menaces extérieures ?
Seule pourtant la valeur accordée à l’engagement par lequel se transmettent les valeurs communes et qui garantit la sécurité permet de compenser les dérives qui peuvent naître de l’individualisme et de l’immédiateté de la démocratie « extrême ». Seule elle permet de donner un sens à l’avenir, donc au destin individuel et collectif.
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