Résumé

Introduction

I.

Des classes moyennes qui ne sont pas logées à la même enseigne

1.

Un critère sociologique : profession, valeurs et modes de vie

2.

Un critère économique : revenus et niveau de vie

3.

Un critère subjectif : l’autoévaluation

II.

Un logement qui pèse sur les budgets moyens et qui déclasse

III.

Une politique du logement qui ne fait plus des classes moyennes sa priorité

IV.

Des classes moyennes qui recomposent le territoire

Conclusion : une task force ou un ministère pour les classes moyennes ?

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Résumé

Les classes moyennes, aux frontières floues et poreuses, sont  affectées par un déclassement (ressenti et observé) en ce qui concerne le logement (celui dans lequel elles se trouvent, celui auquel elles aspirent, celui auquel elles peuvent prétendre). Pour ces catégories centrales de la hiérarchie sociale, le pluriel n’est pas que de circonstance. Concrètement, il s’agit des personnes et ménages qui ne vivent ni l’aisance ni l’assistance, ni dans les banlieues huppées ni dans les quartiers défavorisés. Ce sont  les strates inférieures des classes moyennes, quelles que soient les définitions et délimitations retenues, qui rencontrent, en termes de logement,   le plus de difficultés, se rapprochant des catégories les moins favorisées.

Dans l’ensemble, les mécanismes sociofiscaux ne  sont  pas  favorables  aux classes moyennes (les aides au logement vont d’abord aux moins favorisés, les dépenses fiscales bénéficient aux mieux lotis). Alors que, his- toriquement, la politique du logement a plutôt visé les classes moyennes, celles-ci sont désormais relativement mises de côté par rapport, d’une part, aux ménages les plus pauvres et, d’autre part, aux investisseurs plus aisés. Dans leur diversité, les ménages ainsi rassemblés adoptent des stra- tégies d’adaptation, de sécurisation et de localisation qui accompagnent les transformations des territoires en France. L’éclatement structurel des classes moyennes se double de l’émiettement des territoires.

Julien Damon,

Professeur associé à Sciences Po (master Urbanisme)

Les classes moyennes – le pluriel est d’importance –, auxquelles s’identifient majoritairement les Français, rassemblent les individus situés entre les moins bien lotis et les plus fortunés. Ces classes moyennes méritent leur pluriel. Il est, en effet, bien  impropre  de  vouloir  condenser  sous une appellation unique un ensemble de situations qui ne peuvent être rassemblées dans le singulier de la classe moyenne. Il y a, avec le sujet des classes moyennes, des luttes de  définitions  et d’observations. Tout est dans la définition de ce que sont les classes et les catégories sociales. L’expression « classes moyennes » désigne les ménages et les groupes sociaux qui n’appartiennent ni aux classes les moins favorisées ni aux classes supérieures. Cette définition « en creux », cette tripartition, n’est pas toujours satisfaisante, car les catégories centrales se caractérisent par l’hétérogénéité des situations objectives et des perceptions subjectives.

Depuis  le  xixe   siècle, des  deux  côtés  de  l’Atlantique, de  nombreuses analyses  tentent  d’en  délimiter  les  contours.  Célébrées,  critiquées  ou méprisées  selon  les  époques  et  les  auteurs,  les  classes  moyennes  font régulièrement   l’objet   d’observations   attentives.   On   signale   à   l’envi, dans  les  pays  occidentaux,  le  déclassement  relatif  et  l’inquiétude  des classes  moyennes,  tandis  que  dans  les  pays  émergents,  en  Inde  et  en Chine  notamment,  des  classes  moyennes  seraient  en  cours  d’appari- tion  et  d’affirmation.  D’une  certaine  façon,  il  y  aurait  des  dynamiques de  « moyennisation »  dans  des  pays  émergents  et  des  dynamiques  de « démoyennisation » dans des pays du Vieux Monde. Certains observa- teurs annoncent leur inéluctable déliquescence après un retournement de tendance qui aujourd’hui devient déclassement. D’autres les dépeignent en catégories en réalité supérieures, déguisant leurs privilèges. Certains soulignent leurs déplacements, subis ou choisis, sur les territoires.

Comment alimenter la réflexion sur un sujet déjà si bien balisé ? Le thème du logement des classes moyennes a, en effet, fait l’objet de rap- ports officiels et d’études spécialisées. On cherchera dans cette note, en s’appuyant sur les données les plus récentes, à proposer un panorama    de la situation et des dynamiques. Dans cette ambition, on traitera de quatre thématiques :

  • la diversité des classes moyennes et leurs situations de logement ;
  • le déclassement de ces catégories sociales en raison, entre autres, des coûts du logement ;
  • la place qui leur est faite dans les politiques du logement ;
  • leurs stratégies et réactions sur le registre de la localisation.

Dans un souci de clarté, les sujets étant bien défrichés et en même temps très complexes, on ira à l’essentiel, en usant de formulations et de conclu- sions qui pourraient par ailleurs appeler plus de nuances.

I Partie

Des classes moyennes qui ne sont pas logées à la même enseigne

Il existe un nombre incalculable d’articles et de livres sur les classes moyennes, alimentant un  nombre  important  de  débats  spécialisés  et  de controverses aussi bien techniques que politiques. On ne prétendra  pas répondre de manière définitive. Mais on cherchera à synthétiser les principales approches, ceci afin d’approcher ensuite les conditions de logement des personnes et ménages que l’on peut réunir sous la dénomination classe moyenne.

La diversité est de mise au sens où l’expression « classes moyennes » est à géométrie extrêmement variable. Il est possible et loisible de distin- guer les classes moyennes « aisées », « basses », « hautes », « inférieures », « supérieures », « employées », « ouvrières », « salariées », « anciennes », « nouvelles », etc. La liste peut être longue.

On n’entrera pas dans l’exégèse des dénominations, conceptions et délimitations. On notera, d’emblée, que le sentiment d’appartenance de classe a pu décroître en France au cours de la seconde partie  du  xxe  siècle, mais que le sentiment d’appartenir à une catégorie moyenne – au centre ou au cœur de l’échelle des revenus – reste très puissant. On s’intéressera donc à trois approches principales : par les appartenances socioprofessionnelles, par les situations objectives (en termes de revenus) et par l’adhésion subjective. De la sorte, on n’épuisera certes pas le sujet, mais on le balisera.

Trois types de critères, qui ne se recoupent pas forcément mais qui peuvent se combiner, sont retenus pour définir ces groupes intermédiaires qui se trouvent entre les moins bien lotis et les plus favorisés. Le thème et l’expertise en la matière sont assez connus. Il importe d’y revenir, car c’est du choix des définitions et des délimitations que vont dépendre les observations et conclusions sur les liens entre classes moyennes et logement.

1

Un critère sociologique : profession, valeurs et modes de vie

Dans la tradition marxiste, les classes sociales  ne  sont  pas  seulement  des positions dans la hiérarchie des revenus, ni uniquement des parties  de nomenclatures des catégories socioprofessionnelles. C’est aussi une conscience de classe, des modes de vie et  des  croyances  en  commun. Une entrée pour approcher ces classes est de passer par la profession,   qui reste un critère important de classement. Selon la nomenclature française des professions et catégories socioprofessionnelles, les classes moyennes peuvent regrouper les « professions intermédiaires », une par- tie des « cadres supérieurs » et également des « employés ».

Pour affiner cette approche, d’autres éléments doivent également être pris en compte, comme ceux qui caractérisent la  situation  de  travail  d’un individu (secteur d’activité, type de contrat de travail, niveau de qualification, etc.).

Dotées de capitaux économiques, mais aussi scolaires et culturels importants, les strates intermédiaires françaises aspireraient à une mobilité sociale ascendante et à une certaine qualité de vie. Elles développeraient un rapport particulier à l’éducation, l’école étant perçue comme un moyen d’ascension sociale efficace, tout comme le fait de devenir propriétaire de son logement.

La localisation du logement devient probablement un critère plus déterminant, une partie importante des catégories intermédiaires de la population ne pouvant plus rester dans des centres-villes gentrifiés et  ne souhaitant pas vivre dans des  quartiers  d’habitat  social  dépréciés.  On observerait une périurbanisation des classes moyennes. Ces constats méritent le conditionnel, car ils ne sont guère documentés par des séries statistiques fouillées décrivant les évolutions sur long terme. Mais les mouvements semblent, en tout état de cause, difficilement contestables.

Ces approches par nomenclatures de catégories socioprofessionnelles (qui sont rapidement dites obsolètes) ne sont ni les plus aisées ni les    plus usitées maintenant. Qu’on le déplore ou qu’on le célèbre, la notion même de classe sociale a connu un effacement du débat public au profit  de raisonnements en strates de revenus.

2

Un critère économique : revenus et niveau de vie

Le critère des revenus peut être utilisé en assimilant les classes moyennes au groupe de ménages situé au cœur de la distribution des revenus. Tout est dès lors affaire de convention sur ce qu’est le centre de la distribution des revenus et l’importance de sa périphérie. L’étendue de la classe moyenne varie ainsi fortement.

Avec une définition extensive, on peut considérer que les classes moyennes rassemblent 80 % de la population. Les 10 % les plus modestes et les 10 % les plus  riches  n’appartiennent  pas  aux  classes  moyennes. Si la population englobée paraît considérable, cette approche a une certaine pertinence en France. En effet, un tel intervalle rassemble la population dont les ressources proviennent essentiellement d’un revenu salarié. Avec une définition plus restrictive, on peut considérer que les classes moyennes rassemblent 60 % de la population. Les 20 % les plus modestes et les 20 % les plus riches en sont exclus.

Techniquement, l’approche est celle de la statistique descriptive. Elle repose sur les percentiles (les classes de pourcentage d’une distribution) et permet de présenter des proportions d’une population se situant entre un plancher et un plafond de revenus. Les déciles permettent de diviser une distribution en dix parties égales. Trois types de partitions sont souvent utilisés : les quintiles, les quartiles et les terciles. Les termes « ter- cile », « quartile », « quintile » et « décile » font référence aux percentiles qui divisent une distribution de données (ici, les revenus) respectivement en trois, quatre, cinq ou dix parts égales. On peut de la sorte désigner, dans une tripartition, les classes moyennes, tout comme on peut, plus précisément, en désagrégeant ces classes moyennes centrales, distinguer les classes moyennes inférieures, intermédiaires et supérieures.

Tableau 1 : classes moyennes : des définitions multiples

Une autre approche, développée dans plusieurs travaux, consiste à distinguer les catégories aisées (les 20 % les plus favorisés), les catégories populaires (les 30 % les moins favorisés) et une classe moyenne rassemblant la moitié de la population totale, entre les plus aisés et les moins aisés. Sous cette hypothèse – utilisée pour de nombreux travaux portant sur les situations de logement –, les revenus disponibles de la classe moyenne sont (pour une personne seule), en 2008, compris entre   1 163 et 2 127 euros par mois.

Il s’ensuit un tableau de situation, en termes de niveaux de vie, pour 2008, différent selon la situation des ménages.

Sources : Insee, Centre d’observation de la société (www.observationsociete.fr).

3

Un critère subjectif : l’autoévaluation

Notes

1.

Valéry Giscard d’Estaing, 2 Français sur 3, Paris, Flammarion, 1984.

+ -

2.

Voir France Guérin-Pace, Olivia Samuel et Isabelle Ville (dir.), En quête d’appartenances. L’enquête « Histoire de vie » sur la construction des identités, Paris, Éditions de l’Ined, 2009.

+ -

Une dernière approche consiste à prendre au sérieux les perceptions des individus quant à leur propre  position  sociale. En  France, les  résultats de sondages d’opinion indiquent que deux personnes sur trois s’identifient spontanément aux classes moyennes. Le résultat, toujours actuel, confirme ce que Valéry  Giscard d’Estaing résumait dans le titre d’un de  ses ouvrages : 2 Français sur 31.

Cette forte identification française aux classes moyennes est à relativiser dans la mesure où le sentiment d’appartenance à des classes sociales diminue. La moitié seulement des personnes vivant en France estiment appartenir à une classe sociale, la propension étant plus élevée d’ailleurs pour les cadres que chez les ouvriers2.

Ce niveau élevé d’adhésion spontanée à l’idée d’appartenir aux classes moyennes s’explique en partie par la sous-déclaration des individus appartenant aux catégories les moins bien loties, qui préfèrent l’image valorisante des classes moyennes à celle, plus ternie, attachée aux classes défavorisées. Les déclarations des groupes les plus favorisés sont victimes d’un biais symétrique. Peu conscients de leur aisance, ceux-ci se considèrent en grande majorité comme faisant partie des classes moyennes.

Des enquêtes récentes menées par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) ou pour  la  Fondation  pour l’innovation politique, il ressort que les deux tiers des Français veulent bien se classer dans cette catégorie. Cela ne leur confère pas une identité de classe, mais confirme que les Français se représentent, pour  les deux tiers d’entre eux, au centre de la distribution des revenus et des positions sociales.

L’enquête pour la Fondapol nous indique que le sentiment d’appar- tenir à telle ou telle catégorie varie significativement selon la catégorie socioprofessionnelle. 90 % des cadres supérieurs se reconnaissent dans l’expression classes moyennes, 42 % des ouvriers. Selon le statut d’oc- cupation du logement, la variation est également élevée : 74 % des propriétaires se voient appartenir aux classes moyennes, mais ce n’est le cas que de 53 % des locataires. En matière de localisation, 63 % des ruraux se comptent dans les classes moyennes ; c’est le cas de 76 % des habitants de l’agglomération parisienne.

Tableau 3 : Deux tiers des Français estiment appartenir aux classes moyennes

Sources : Fondapol, Crédoc.

Tableau 4 : Sentiment d’appartenance aux classes moyennes selon le statut d’occupation et le lieu de résidence

Source :

Source : Ifop, Fondapol, 2010.

Notes

*.

NL : Pays-Bas, BG : Bulgarie, AT : Autriche, HU : Hongrie, RO : Roumanie, LV : Lettonie, CY : Chypre, PT : Portugal, SK : Slovaquie, IE : Irlande, EL : Grèce , IT : Italie, LT : Lituanie, BE : Belgique, DK : Danemark, PL : Pologne, FI : Finlande, EU 27 : Union européenne, CZ : Rép. Tchèque, D-W : Allemagne de l’Ouest, EE : Estonie, MT : Malte, SE : Suède, DE : Allemagne, D-E : Allemagne de l’Est, LU : Luxembourg, UK : Royaume-Uni, ES : Espagne, SI : Slovénie, FR : France

+ -

Cette importance subjective des classes moyennes en France se retrouve en comparaison internationale, européenne tout au moins. Dans une récente enquête Eurobaromètre, il apparaît que 60 % (soit presque deux tiers) des Français estiment que leur ménage se trouve dans une situation « ni riche ni pauvre ». En moyenne, dans l’Union européenne, c’est le cas de 49 % des ménages. La France, sur ce plan, est au premier rang européen.

Il y a là une illustration de l’importance particulière que revêt, en France, le sujet des classes moyennes, celui des constats qui peuvent être faits de leurs progrès ou de leurs difficultés, et celui des politiques qui les distinguent, les oublient ou les défavorisent (relativement).

Légende des abréviations*

Graphique 1 : part de la population estimant que son ménage est dans une situation… (en %)

Source : Eurobaromètre, décembre 2010.

II Partie

Un logement qui pèse sur les budgets moyens et qui déclasse

Un spectre hante la société française : le déclassement. Le concept est assez riche pour désigner des phénomènes différents mais convergents : d’une part, un sentiment et des observations objectives sur la détériora- tion passée de la situation ; d’autre part, des craintes quant à son avenir et/ou à celui de ses descendants. Les classes moyennes (si l’on considère les personnes se situant au cœur de la distribution des revenus) subissent et ressentent pleinement ce déclassement. Celui-ci est nourri de multiples évolutions, mais le logement, dans sa localisation et dans ses coûts, joue un rôle important. On fera porter, dans cette partie, l’attention sur les coûts du logement. Ceux-ci ont pris  une  importance  grandissante  dans le budget des ménages en général, des ménages « moyens » en particulier.

Il y a là un effet « qualité », celle des logements s’étant amélioré (augmentation de la surface, amélioration des équipements et services). Cet effet « qualité » se double d’un effet « prix », dans la mesure où les coûts, singulièrement en ce qui concerne l’accession à la propriété, ont considérablement augmenté ces dernières années.

Une première observation, si l’on prend en considération les résultats des enquêtes « Logement » de l’Insee, tient dans l’amélioration de la qualité des logements pour toutes les catégories de la population. On sépare la population en cinq catégories de taille égale, représentant donc chacune 20 % de l’ensemble. Ces cinq quintiles vont du moins aisé (Q1 : les 20 % les moins riches) au mieux loti (Q5 : les 20 % les plus aisés). On peut – une nouvelle fois, tout cela est convention – considérer que Q2 rassemble les classes moyennes inférieures, Q3 les classes moyennes intermédiaires et Q4 les classes supérieures.

Dans les cinq cas, il y a croissance de la proportion des ménages disposant des équipements de base  (eau, sanitaires, chauffage  central). La tendance est au rattrapage des ménages les plus aisés. Ces derniers,  sur une vingtaine d’années, passent de 88 % à 97 % de leurs logements disposant des équipements de base. Les moins bien lotis gagnent, en l’espèce, 32 points, les classes moyennes inférieures 22 points et les classes moyennes intermédiaires 17 points.

Graphique 2 : proportion (en %) de ménages équipés en eau, sanitaires et chauffage central en fonction du niveau de vie

Source : Gabrielle Fack (2009), à partir des enquêtes « Logement » de l’Insee.

Cette forte amélioration ne doit pas masquer les disparités qui persistent. Si l’on se penche sur le caractère confortable ou non du logement, les différences demeurent marquées. Sont dits « inconfortables » par l’Insee les logements de mauvaise qualité ou de surface trop petite. La qualité    du logement répond à un ensemble de critères, comme la disponibilité d’eau courante et la puissance du chauffage, mais aussi l’humidité ou la lumière. En 2006, les 20 % les mieux lotis ne sont que 5 % à vivre dans   un logement inconfortable. C’est le cas de 28 % des plus défavorisés. Au sein des classes moyennes, les ménages des classes moyennes inférieures sont deux fois plus nombreux  (18 %)  à  être  dans  cette  situation  que  les ménages des classes supérieures. On repère une première fois une tendance qui se confirmera tout au long du texte : un décrochage des classes moyennes inférieures, qui se regroupent plus avec les catégories les moins favorisées qu’avec les autres strates des classes moyennes.

Graphique 3 : proportion (en %) de logements inconfortables (2006) en fonction du niveau de vie

Source : Insee, enquête « Logement » 2006.

Pour la mesure du ressenti, on ne pourra malheureusement pas prendre exactement les mêmes catégories. On passera par des exploitations qui ont été faites de l’enquête barométrique du Crédoc  sur  les  «  conditions de vie et aspirations des Français ». Comme aucune définition des « classes moyennes » ne fait l’unanimité, il a été décidé, dans ce cadre, de les placer entre, d’une part, les « hauts revenus » et les « aisés » (les 20 % de la population aux revenus les plus élevés) et, d’autre part, les « bas revenus » (les 30 % de la population aux revenus les plus faibles, rassemblant les ménages défavorisés et les classes populaires). En dynamique,  on repère nettement que la situation de ces classes moyennes tend à ressembler davantage à celle des bas revenus qu’à celle des hauts revenus.

Sur le plan de la proportion des propriétaires de leur logement (aujourd’hui moins de  six  ménages  sur  dix),  il  apparaît  une  tendance  à la baisse (ou plutôt, pour être plus juste, à la stagnation) du taux de propriétaires parmi les classes moyennes. Il y a là une évolution qu’ont connue les catégories pauvres et modestes, mais qui est l’inverse de celle vécue par les catégories aisées et à hauts revenus. En 1990, plus de la moitié des individus appartenant aux classes moyennes (soulignons encore qu’il s’agit d’une affectation des individus à cette catégorie au centre de la distribution des revenus) se déclaraient  propriétaires  de  leur logement. Ils sont minoritaires vingt ans plus tard.  On  est  là  au  seuil de la significativité statistique. Il y a probablement plus stagnation que mouvement clair. En revanche, pour les catégories aisées et pour les hauts revenus (les 10 % les mieux lotis), on est passé, entre 1980 et 2008, respectivement de 51 et 54 % à 65 et 75 %. Alors que pour les classes moyennes la proportion de propriétaires a stagné autour de la moitié,    elle est passée d’une moitié aux deux tiers pour les catégories aisées, et des deux tiers aux trois quarts pour les hauts revenus.

Graphique 4 : proportion d’individus propriétaires de leur logement (en %)

Source : Crédoc.

Pour soutenir la cohérence des approches et  des  enquêtes,  indiquons que les données tirées des enquêtes « Logement » de l’Insee procurent  des informations tout à fait similaires. Entre 1988 et 2006, une aug- mentation moyenne de la proportion de propriétaires (de 54 à 57 %) masque des divergences, avec une concentration de la propriété parmi   les plus favorisés, tandis que la situation des classes moyennes n’a pas significativement évolué. Il y a ici un point d’importance pour caractériser une forme de déclassement dans le temps, dans la mesure où l’accession à la propriété est couramment envisagée comme une aspiration forte des classes moyennes.

Graphique 5 : Évolution du statut de propriétaire (en accession ou non) en fonction du niveau de vie (en %)

Source : Gabrielle Fack (2009), à partir des enquêtes « Logement » de l’Insee.

Être propriétaire ou locataire ne dit pas grand-chose, a priori, des coûts   de son logement et de la part de son budget qu’un ménage y affecte. S’il     y a stagnation de la proportion des classes moyennes propriétaires, il y     a une progression de la part des individus issus de ces classes moyennes qui estiment que leurs dépenses de logement sont une charge trop lourde, à laquelle ils ne peuvent, pour certains d’entre eux, plus faire face. Les informations importantes ne sont pas les données absolues, mais les comparaisons avec d’autres catégories sociales.

Les personnes défavorisées et celles comptées dans les classes popu- laires ont vu leurs dépenses de logement constituer une charge toujours plus lourde (relativement). Il en va de même pour les classes moyennes inférieures qui, de 1980 à 2008, ont vu la proportion de personnes esti- mant ces charges problématiques passer de 41 à 50 %, tandis que pour  les hauts revenus elle passait de 28 à 21 %. Cela illustre, d’un côté, le rapprochement entre classes défavorisées et classes moyennes, et, de l’autre, le relatif décrochage d’avec les hauts revenus.

Graphique 6 : proportion d’individus déclarant que leurs dépenses de logement constituent une charge lourde ou très lourde, ou à laquelle ils ne peuvent faire face (en %)

Source : Crédoc.

Dans la même veine de données, on observe des mouvements globale- ment similaires en ce qui concerne les restrictions qu’indiquent s’imposer des ménages quant à leurs dépenses de logement. Sur ce point, les plus favorisés n’ont pas vraiment vu leur situation s’améliorer (sur 30 ans, il y a toujours seulement 7 ou 8 % des hauts revenus qui déclarent de telles restrictions). En revanche, pour les classes moyennes inférieures, la part des individus déclarant se restreindre pour leur logement a gagné   14 points entre 1980 et 2008.

Graphique 7 : proportion d’individus déclarant s’imposer des restrictions sur leurs dépenses de logement (en %)

Source : Crédoc.

Notes

3.

Voir les différents travaux de Jacques Friggit.

+ -

Ce sentiment de contrainte pesant davantage sur les budgets du logement ne s’explique qu’en partie par la qualité augmentée de ces logements. L’effet prix est très important. En effet, au cours des trente dernières années, le prix réel (corrigé de l’inflation) des logements anciens a été multiplié par deux, tandis que les loyers progressaient de  30 %. Alors que, jusqu’à la fin des années 1990, le prix du logement avait augmenté, globalement, au même rythme que le revenu moyen des ménages, le lien s’est rompu depuis la décennie 20003. Il y a donc une distorsion gran- dissante entre les coûts du logement (en particulier pour les ménages primo-accédants, souhaitant acquérir pour la première fois un logement) et les revenus. Et ces coûts du logement ont davantage progressé, pro- portionnellement, pour les plus pauvres que pour les plus riches.

Afin d’évaluer l’importance des coûts du logement par rapport au budget des ménages, on peut prendre en considération un taux d’effort des ménages qui mesure la part du revenu consacrée aux dépenses de logement. Pour les accédants à la propriété, les catégories modestes ont connu une augmentation de 8 points de leur taux d’effort, contre 2 ou 3 points pour l’ensemble des quatre autres quintiles de la distribution   des revenus.

Graphique 8 : Taux d’effort net (en %) en fonction du niveau de vie accédants à la propriété

Source : Gabrielle Fack (2009), à partir des enquêtes « Logement » de l’Insee.

Pour les locataires (dans le secteur libre), les taux d’effort n’ont pas évolué pour les plus favorisés, mais ils ont fortement augmenté (+ 11 points) pour les moins aisés. Ces taux d’effort ont également fortement augmenté pour les classes moyennes inférieures (Q2) et pour les classes moyennes intermédiaires (Q3).

Quelle leçon tirer de ces données ?  Pour  ce  qui  a  trait  aux  évolutions de leurs contraintes financières de logement, les classes moyennes, en particulier leurs segments intermédiaire et inférieur, se sont rapprochées des catégories défavorisées. Leurs dépenses contraintes – que l’on dit aussi non arbitrables, pré-engagées – pèsent puissamment sur leur budget. L’augmentation passée, et pour certains postes (énergie notamment) très probablement encore à venir, des budgets liés au logement (loyers, prêts, eau, gaz, électricité, mais aussi assurances et impôts) est l’un des principaux moteurs de la pression ressentie et vécue par les ménages des classes moyennes.

Graphique 9 : Taux d’effort net (charges comprises, en %) en fonction du niveau de vie Locataires du secteur libre

Source : Gabrielle Fack (2009), à partir des enquêtes « Logement » de l’Insee.

III Partie

Une politique du logement qui ne fait plus des classes moyennes sa priorité

La « moyennisation » de la société française pendant les Trente Glorieuses a été accompagnée d’une politique du logement volontariste dont l’am- bition était, comme d’ailleurs la Sécurité sociale, de promouvoir un salariat grandissant, une généralisation de l’accès au progrès social.

La dynamique « glorieuse » des Trente Glorieuse aurait été celle d’une classe moyenne en expansion, avec des revenus en hausse, une aisance matérielle accrue, de la promotion sociale, accompagnée historiquement de l’accès au logement social puis de l’accession à la propriété. Depuis     les années 1980, il y aurait une stagnation des revenus, un ascenseur social en panne, des doutes et un malaise au sein des classes moyennes.  La dynamique de « moyennisation » serait suspendue.

Une pleine illustration, en matière de logement, relève de l’évolution du peuplement, sur le plan d’abord des revenus, des logements HLM. Ceux-ci rencontrent, depuis le début des années 1970, un processus de paupérisation. Si l’on opère une partition de la population française en quatre parties égales, quatre quartiles représentant chacun 25 % de la société française, alors on note que le premier quartile (c’est-à-dire les ménages les plus pauvres) représentait, il y a une quarantaine d’années, 12 % des locataires HLM. Ils en représentent 42 % en 2006 (50 % dans les zones urbaines sensibles). Pour le deuxième quartile (les classes moyennes inférieures), la proportion de locataires HLM reste autour de 30 %. Il y a là encore un rapprochement des plus démunis et de cette classe moyenne inférieure (à laquelle on pourrait donner aussi le pluriel). Le troisième quartile, qui correspond aux classes supérieures, est de moins en moins présent dans le logement HLM. Ces classes supérieures, qui rassemblaient 35 % des locataires HLM en 1973 (et 15 % seulement en 2006), ont quitté ces logements sociaux, très souvent pour accéder à la propriété. Il est important de noter qu’en termes de flux, ce sont les pauvres qui sont venus peupler les HLM, cohabitant plus ou moins aisément avec des classes moyennes inférieures qui ne les regardent pas nécessairement favorablement.

Graphique 10 : Évolution de la distribution des revenus des locataires HLM (en %)

Source : Insee, Union sociale pour l’habitat.

Aujourd’hui, la palette d’interventions du mouvement HLM vise encore, potentiellement, largement les classes moyennes. Il en va ainsi de ses trois principaux instruments de financement, les prêts permettant la construction de ces logements.

  • en théorie, le prêt locatif à usage social (PLUS), principal produit pour le financement de logements sociaux, vise des ménages aux revenus modestes ou moyens. Près des deux tiers de la population peuvent être éligibles à des logements financés en PLUS ;
  • le prêt locatif aidé d’intégration (PLAI) vise des ménages à plus bas reve- nus. Ses conditions d’accès rendent éligibles environ 40 % des ménages ;
  • le prêt locatif social (PLS) est, en réalité, le moins « social ». Il vise des populations plus aisées que celles éligibles aux PLUS. Il vise donc les classes supérieures et peut concerner jusqu’à 80 % de la

 

Si les outils de financement visent encore la classe moyenne, la tendance est, stratégiquement, à une « résidualisation » du secteur du logement social. Il s’agit de conférer à ce parc de logements sociaux une mission plus claire et prioritaire de logement des catégories moins favorisées. Il y a là nombre d’arguments techniques et de controverses politiques quant au souci de préserver une certaine mixité sociale dans ce parc, tout en remplissant des obligations adaptées aux évolutions de la société française. En tout état de cause (et de polémique), la tendance est claire : elle se résume en une paupérisation du profil de populations logées en HLM   et en une volonté stratégique de résidualisation de la part des pouvoirs publics. Il existe de bons arguments pour aller dans un sens ou dans un autre. Seul compte ici le constat : les classes moyennes, de fait, ne sont plus la priorité d’une politique de logement social qui devient, à bien des égards, une politique de logement très social.

Notes

4.

Pour une critique de cette représentation en « U », voir les travaux d’Henri Sterdyniac.

+ -

5.

Notons que ces incitations, très décriées aujourd’hui, ont été mises en œuvre, sous des formats variés, depuis 1984.

+ -

D’une certaine manière, les classes moyennes sont, en matière de poli- tique du logement, écartelées, en tant que priorité entre, d’une part, les plus défavorisés (qu’il s’agit de loger ou d’héberger en tentant de mettre en œuvre l’opposabilité affirmée du droit au logement) et, d’autre part, les plus aisés (qui sont incités à investir pour développer l’offre locative). Cette tension, en matière de logement social, pour les classes moyennes  en position précédemment centrale et maintenant  légèrement de côté, est à rapprocher de l’ensemble des mécanismes sociofiscaux à l’œuvre. On reprend la représentation désormais classique (même si toujours discutée4) de la courbe stylisée des avantages sociofiscaux sous la forme d’un U. Et on introduira une courbe stylisée en U inversé pour indiquer   ce qu’il en est non plus sur le volet des dépenses, mais sur celui des prélèvements. Dans les deux cas, les classes moyennes se trouvent, relativement, défavorisées, par rapport à la fois aux moins bien lotis et aux plus aisés. Et elles sont largement les plus nombreuses.

Le principe est, avec deux représentations, de montrer de façon frappante les effets d’une action publique en matière de logement qui consiste principalement à soutenir la demande, celle des locataires modestes, via les aides au logement, et celle des propriétaires aisés, via des incitations fiscales à l’investissement locatif 5.

Graphique 11 : La courbe en U des transferts sociofiscaux

d’incitation à la rénovation thermique des logements. Certes, le trait est grossier, mais cette représentation désigne un phénomène incontestable et qui pèse dans l’opinion : les classes moyennes seraient délaissées.

Sur le plan du logement, comme d’autres segments du système socio- fiscal (la politique familiale, notamment), la politique publique est favorable aux deux extrêmes de la distribution des niveaux de vie. Les plus aisés bénéficient des réductions d’impôts ; les plus défavorisés des revenus d’assistance. Au centre, les classes moyennes seraient relative- ment maltraitées. Le connaisseur rétorquera, à raison, que les incitations à l’investissement locatif sont à destination des classes moyennes, pour produire du logement accessible. Sans doute, mais en termes d’équilibre immédiat des budgets, les dépenses fiscales ne profitent pas directement à ces classes moyennes. Et, de surcroît, les programmes aidés d’investissement locatif ne rencontrent pas tous le succès.

Notes

6.

Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, Pour une révolution Un impôt sur le revenu pour le xxie siècle, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2011.

+ -

7.

Voir Julien Damon, « Les entreprises au cœur de la politique du logement », Urbanisme, no 374, septembre- octobre 2010, 19.

+ -

On peut aussi inverser cette courbe classique en prenant cette fois-ci  en compte non pas les revenus issus des transferts sociofiscaux, mais les prélèvements selon qu’ils pèsent, proportionnellement, plus ou moins lourdement sur les ménages. Certains parlent là des effets régressifs du système d’imposition en France6. Même si les fondements des analyses comme le vocabulaire prêtent à discussion, le constat est net : un système qui est progressif jusqu’au niveau des classes moyennes supérieures et qui devient ensuite régressif pour les plus aisés (particulièrement à l’intérieur des 1 % les plus riches). Pour les plus aisés (mais qui sont, rappelons-le, peu nombreux quand la définition ad hoc ne saisit ces fortunés que parmi les 1 % les plus riches), ce sont les cotisations sociales qui sont les plus « régressives », au sens où elles ne « prélèvent » que 5 % des revenus les plus élevés (contre 25 % des revenus les plus faibles).

Là aussi, la politique du logement, au sens large, est une illustration du phénomène de U (en l’occurrence inversé). On pourrait l’illustrer par la fiscalité. Il est plus intéressant de passer par les cotisations, pour rappeler que celles-ci, pesant sur les salariés – principalement sur les salariés au centre de la distribution des revenus –, représentent une des principales sources de financement de la politique du logement7.

Dans l’édifice français, complexe et toujours en mouvement, des transferts sociofiscaux, il s’agit de savoir ce que représentent les cotisations sociales en matière de politique du logement. Celles-ci ne sauraient se résumer à la seule Participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC), mieux connue sous les appellations de « 1% logement » ou de « 1% patronal ». En clair, le 1% logement (qui est maintenant une cotisation patronale de 0,45% de la masse salariale des entreprises de plus de vingt salariés) n’est pas l’unique contribution des salariés à la politique du logement.

L’effort public national en faveur du logement se situe depuis les  années 1980 autour de 2 % du PIB (35 milliards d’euros, 1,8 % du PIB     en 2008). Ce financement n’est pas uniquement issu de l’impôt, loin de    là. Si l’on ne connaît pas la contribution totale, croissante, des collectivités territoriales à cet effort, il est en revanche possible de bien distinguer ce qu’est la part des salariés (par l’intermédiaire des cotisations patronales). Loin d’être  devenue  secondaire,  comme  on  pourrait  l’imaginer, la contribution des entreprises demeure absolument essentielle. On peut présenter la démarche en trois cercles concentriques.

Trois rubriques, qui se retrouvent sur toute fiche de paie, concernent les entreprises : – il faut d’abord prendre en compte les ressources du 1 % logement (désormais baptisé « Action logement »). Ces ressources (collecte  de la contribution et retours des prêts consentis par les collecteurs) représentent, 3,8 milliards d’euros en 2010.

 

  • il faut ensuite prendre en compte le financement, par les entreprises, des aides à la personne. Il y a là pleine logique, dans la mesure où ces sommes relèvent de la trajectoire historique du 1 % logement. En effet, c’est dans les années 1970 que le 1 % a été découpé en deux parties. La première, assise sur une contribution de 0,45 % (toujours dénom- mée « 1 % »), reste le fondement du système, l’effort des employeurs pour la construction. La seconde, de 0,5 % de la masse salariale, vient directement financer des aides à la personne. Les contributions des entreprises au financement direct des aides à la personne, par l’inter- médiaire du Fonds national d’aide au logement  (Fnal), représentent 2,5 milliards d’euros ;
  • il est ensuite tout à fait légitime de prendre en compte les contri- butions des entreprises au financement des aides à la personne par l’intermédiaire, indirect, du Fonds national des prestations familiales (FNPF). Il s’agit ici d’une partie de la cotisation patronale d’alloca- tions familiales (5,4 % de la masse salariale). Cette contribution issue des entreprises représente 8 milliards d’euros.

 

Stricto sensu, le 1 % compte pour 11 % de l’effort public national en  faveur du logement. Si on lui ajoute les  dépenses, qui  correspondent  à des cotisations patronales, attachées aux aides à la personne, alors les salariés comptent pour plus de 40 % de cet effort.

Naturellement, cet exercice d’analyse, à la serpe, de finances publiques nécessiterait bien des précisions. Il appelle néanmoins une annotation majeure pour notre sujet : les ressources tirées des cotisations patronales (payées par les employeurs à raison de leurs salariés) sont de plus en plus systématiquement dirigées, par décrets, vers des emplois ne concernant pas les salariés. En effet, les prestations logement, sous condition de res- sources, ne bénéficient qu’à une partie des salariés tout en bénéficiant aussi à des inactifs. Ce volet de la politique du logement est redistributif. Plus important, les ressources tirées du « 1 % », au sens strict, sont de moins en moins dirigées vers le soutien à la construction de logement pour les salariés, mais vers des politiques de l’État en matière de rénovation urbaine et d’amélioration de l’habitat.

Au-delà des détails et arguties techniques, quelle est la tendance ? Une partie grandissante des cotisations sociales des salariés pour le logement des salariés est affectée à la politique sociale pour le logement des moins favorisés. On peut extrapoler cette observation par une conclusion qui va pleinement dans notre sujet : les ressources prélevées sur les classes moyennes ne sont plus affectées – en tout cas pour une partie qui tous   les ans augmente – au logement des classes moyennes.

Pour nuancer, il faudrait des chiffrages plus précis. On peut, de sur- croît, être en faveur de telle ou telle orientation, des analyses solides et des arguments valables peuvent être avancés dans une direction ou une autre, mais l’image globale semble tout à fait solide : un décentrement de la politique du logement vers les plus défavorisés. Et à cette politique du logement très sociale s’adjoint un soutien aux investisseurs privés (par nature plus aisés).

Graphique 13 : La part des entreprises dans l’effort public national en faveur du logement (2010)

IV Partie

Des classes moyennes qui recomposent le territoire

Notes

8.

Pour s’informer de ces évolutions géographiques françaises, voir les solides travaux mais aux conclusions contrastées de Christophe Guilluy et de Gérard-François Dumont.

+ -

Sans qu’il soit possible d’établir une géographie indiscutable des classes moyennes – ne serait-ce qu’en raison de la diversité des définitions –, il est tout à fait concevable et utile de préciser de grandes évolutions à l’œuvre. Tout d’abord, en termes de localisation, la  France  des  pavillons  et des lotissements, nourrissant l’étalement urbain, a longtemps renvoyé l’image de l’ascension des classes moyennes. Avant cette accession à la propriété, c’est l’habitat social qui signait la promotion résidentielle d’ouvriers et d’employés vivant, dans l’après-guerre, dans des conditions vétustes et des taudis. Ces images et  ce  monde  ont  largement  changé. De nouvelles fractures territoriales sont apparues, tandis que les classes moyennes se fracturaient elles-mêmes. Les classes moyennes ne peuvent plus être considérées en bloc (si tant est que ceci ait jamais eu un sens). Les parties supérieures de cette catégorie statistiquement centrale se sont rapprochées, en termes d’aspirations et de conditions de logement, des plus favorisées. À l’inverse, les classes moyennes inférieures, tout en se rapprochant en termes d’aspirations, se  sont  distancées  des  plus  aisés et raccordées aux plus défavorisés pour ce qui concerne les difficultés sociales et territoriales. Pour le dire de façon tranchée, les classes supérieures ont connu un embourgeoisement, que l’on nomme gentrification, en restant dans des centres-villes ou en y retournant après leur réhabilitation. De leur côté, les classes moyennes inférieures sont restées dans des quartiers d’habitat social, qu’elles souhaitent pourtant quitter, ou bien sont parties loin des centres, de façon subie ou choisie, pour peupler le périurbain. La vision est tranchée, voire caricaturale, car on trouve aussi bien dans les centres-villes et dans le périurbain des ménages modestes  et pauvres, mais elle désigne des dynamiques à l’œuvre, même si leur quantification exacte est difficile à produire8.

Pour rendre compte de cette indéniable polarisation sociospatiale crois- sante, où les classes moyennes (dans leur diversité) jouent un rôle majeur, un rapport du Conseil d’analyse économique sur la ségrégation, réalisé en 2003, présente de manière synthétique les dynamiques à l’œuvre en ce qui concerne les trajectoires résidentielles des classes moyennes.

Une dynamique de « séparation» affecterait les classes moyennes inférieures, qui se trouvent reléguées dans les quartiers sensibles de la politique de la ville. Une  dynamique  de  « sécession»  affecterait,  elle,  une autre partie de ces classes moyennes, les ménages qui les composent cherchant à s’isoler des autres catégories modestes tout en ne pouvant atteindre les lieux de résidence des plus aisés. L’image archétypale – vrai- ment caricaturale – est celle de ces lotissements protégés où s’établissent, à la périphérie des villes, des retraités ou des actifs qui partagent nombre de caractéristiques, dont notamment le souci de se protéger. Il y a caricature, car le mouvement n’est pas forcément massif et ne peut valablement être comparé à l’essor des gated communities des pays en développement. Reste que ces tendances, dont l’intensité est à apprécier, sont réelles.

Une autre image est celle d’un dualisme entre populations aisées, concentrées dans des métropoles  bien  connectées  à  la  mondialisation, et populations modestes, établies dans des  franges  périphériques  plus ou moins bien équipées. Les classes moyennes inférieures peuvent rester dans les centres métropolitains à condition d’y trouver un logement social. À défaut, elles viennent s’installer, contraintes par les coûts du logement et/ou attirées par la qualité de vie de zones moins denses (et moins coûteuses), dans le périurbain. Et leur problème n’est plus tant la qualité de leur logement que celle de leurs déplacements.

Graphique 14 : Une dynamique de « divergence urbaine »

Source : Jean-Paul Fitoussi, Éloi Laurent et Joël Maurice, Ségrégation urbaine et intégration sociale, rapport CAE, 2003.

On peut aussi synthétiser dans un tableau les travaux, à succès, développés depuis une dizaine d’années par Jacques Donzelot. Il s’agit d’une appréciation de la place des classes moyennes dans ces villes dites à « trois vitesses ».

 

Tableau 5 : Trois dynamiques à l’œuvre

Source : Synthèse des travaux de Jacques Donzelot.

Sur ce sujet, désormais considéré comme crucial, des situations et stra- tégies résidentielles des classes moyennes, citons une étude plus précise, menée auprès de 4 000 actifs à partir d’une caractérisation particulière des classes moyennes (mais correspondant, tout de même, dans les grandes lignes, aux autres approches). Dans cette étude, sur la base du revenu déclaré, trois strates de taille voisine ont été distinguées au sein des classes moyennes. Classiquement, mais avec des bornes qui corres- pondent aux particularités de l’enquête, on discerne ainsi des classes moyennes inférieures, intermédiaires, et les classes supérieures.

Tableau 6 : Trois classes moyennes

Source : François Cusin, 2011.

Cette étude permet de mettre en évidence de trois logiques :

  • une logique d’amélioration croissante : contre l’idée d’un affaiblisse- ment généralisé des classes moyennes, une partie d’entre elles continue à voir ses conditions de logement s’améliorer et ses aspirations satisfaites par un mouvement ascendant, notamment en continuant à pouvoir devenir propriétaire. En vocabulaire simple, on a confirmation du  fait que les classes supérieures se rapprochent des catégories les plus aisées ;
  • une logique de subsistance : des ménages comptés dans les classes moyennes vivent des trajectoires sociales et résidentielles bloquées, voire descendantes. Les déménagements espérés sont repoussés. D’autres sont obligés, au sens de « forcés ». Les effets conjugués du chômage et des séparations sont, à ces égards, puissants. Dans certains de ces cas, le projet d’accession à la propriété n’est plus vécu comme un aboutissement mais comme un coût qui devient
  • une logique de sécurisation : des ménages « moyens », dans la hié- rarchie des revenus et des catégories socioprofessionnelles, cherchent à se défendre, à se protéger, économiquement, par la constitution d’un patrimoine (la propriété est parfaitement plébiscitée parmi les classes moyennes interrogées), et, géographiquement, par des lieux de vie qui sécurisent (dans un périurbain ou dans des espaces plus denses, mais toujours éloignés des catégories populaires).

 

Une observation importante de ce travail tient dans l’éclatement des classes moyennes, dans les fractures internes de cette grande catégorie, avec le déclassement objectif de la strate inférieure. L’étude confirme l’évolution positive pour une partie des classes supérieures et l’involution pour une partie des classes moyennes inférieures. Alors que ces dernières ressemblent de plus en plus (dans leur profil économique) aux catégories les moins aisées, elles cherchent de plus en plus à s’en distancer, que ce soit par le souci de ne pas voir scolarisés ensemble leurs enfants, par l’effort important consenti pour éviter le parc social ou bien par le vote. Une autre conclusion notable est de rappeler que les situations varient fortement selon les régions. De ce poncif, il faut garder à l’esprit que l’Île-de-France et Paris, tout particulièrement, en matière de logement, se différencient de toutes les autres régions. Au regard de critères nationaux de catégorisation, être compté comme classes moyennes en Île-de-France, sur tout le spectre de situations qui peuvent être réunies de la sorte, ne fait pas partager grand-chose avec le fait d’être compté comme classes moyennes dans d’autres régions. Ici jouent à plein les coûts du logement. Une remarque encore relève des moteurs d’évolution des situations de logement des classes moyennes. Bien entendu, le chômage joue, tout comme la production immobilière, plus ou bien  formatée  par les  promoteurs. Mais une dimension essentielle est à souligner : l’évolution des structures familiales. Séparations et remises en couple sont deux dynamiques qui transforment les ménages moyens et leurs conditions de logement.

Enfin, nous pouvons établir une dernière conclusion importante : les classes moyennes pourraient maintenant se repérer plus par rapport à leurs territoires que par rapport à leurs affiliations professionnelles.

Conclusion : une task force ou un ministère pour les classes moyennes ?

Au terme de ce parcours dans le monde hétérogène des classes moyennes et à travers cette pléthore de données, que retenir ? On peut proposer une synthèse en quatre « E » :

  • Effritement : les classes moyennes ne constituent pas une unité socio- logique, en général et en termes de Pour toutes les définitions et les approches, on observe, au sein des ménages potentiellement réu- nis dans cette appellation, des tendances contrastées, voire opposées. Le constat n’est pas inédit. Il pouvait même être avancé il y a des décennies. Il est aujourd’hui clairement documenté.
  • Écrasement : au centre de la distribution des positions,  les  catégo- ries socioprofessionnelles désignables comme classes moyennes sont concurrencées par le haut et par le bas, à la fois par les plus aisés et par les moins fortunés, ne serait-ce qu’en termes de dépenses
  • Étalement : géographiquement, les classes moyennes alimentent, même si elles ne sont pas les seules en l’affaire, la dynamique française de périurbanisation.
  • Émiettement : plus qu’effritement social et étalement géographique, les classes moyennes vivent un émiettement de la catégorie et un émiettement de leur positionnement sur le territoire.

On peut imaginer que le thème récurrent des classes moyennes oubliées reviendra en force lors de la campagne présidentielle de 2012. Observations et propositions des uns et des autres vont certainement nourrir la gazette et la confrontation politiques. Les classes moyennes sont, aux États-Unis, comme en France, au cœur des débats politiques et des interrogations sur les performances des politiques publiques. L’administration Obama, crise oblige, a placé ces classes moyennes, au moins depuis le discours sur l’état de l’Union de début 2010, au cœur de son agenda. Ces classes moyennes aux États-Unis peuvent se définir autant par un mode de vie (propriétaire de sa résidence, voitures, loisirs, éducation) que par une catégorie  de revenus. À peu près comme en France, les deux tiers des Américains indiquent appartenir aux classes moyennes.

Notes

9.

Derek Thompson, « The Future of the Middle Class », The Atlantic Monthly, 1er février 2011.

+ -

Les classes moyennes jouent aux États-Unis un rôle important dans la cohésion et le consensus social du pays. Or, depuis une vingtaine d’an- nées, le revenu des familles (+ 20 % entre 1990 et 2008) a décroché par rapport à l’évolution de certains postes de dépenses essentiels à ce mode de vie, comme le logement (+ 56 %), la santé (+ 155 %) ou l’université     (+ 50 %). Et la crise a mécaniquement produit un effet dévastateur sur   les revenus et le moral de ces pièces centrales de l’édifice économique, social et politique américain.

Le thème politique de l’abandon des classes moyennes, cette « colonne vertébrale » de la nation américaine, est loin d’être neuf. Le problème, accentué par la crise, est celui de ces ménages situés entre les très riches, qui peuvent se payer une couverture santé de qualité, et les très pauvres, couverts par les mécanismes d’assistance. Il ressurgit à l’occasion de toutes les campagnes électorales.

Les perspectives sont sombres pour les classes moyennes américaines. Le grand sujet tient dans la dualisation grandissante de la société américaine, entre, d’une part, une classe relativement aisée (sans être forcément très privilégiée) qui exerce professionnellement dans des métiers à haute intensité technologique et intellectuelle, et, d’autre part, une classe bien moins favorisée de personnes travaillant dans le secteur des services aux personnes et collectivités9. Entre les deux, la classe moyenne, dont une partie a été laminée par la crise des financements immobiliers, s’effrite    et doute.

Barack Obama s’est présenté aux élections présidentielles comme le candidat des classes moyennes. Dès son accession à la Maison-Blanche,    la réponse à leurs difficultés s’est imposée comme la ligne de cohérence du discours et du programme de la nouvelle administration. Le vice- président Joe Biden dirige maintenant, pour le compte du Président, la « Middle Class Task Force ».

Tableau 7 : appartenance déclarée à une classe sociale aux États-Unis (en %)

Source : World Value Surveys.

La « Middle class task force » de la maison-blanche

Cette task force, typique de l’organisation administrative américaine, est composée de représentants de plusieurs départements ministériels (travail, santé, commerce) et  des  différents  conseils de l’exécutif (notamment le Council of Economic Advisers). Elle associe à ses travaux des universitaires et des think tanks. Pour l’administration Obama, elle constitue une plate-forme de synthèse politique. Il s’agit de montrer la contribution des différents domaines de l’action gouvernementale (politique industrielle, politique environnementale, réforme de l’assurance santé…) à la réalisation d’un des principaux engagements de cette administration : le renforcement des classes moyennes, dont le revenu et les chances de promotion sociale ont eu tendance à décliner au cours de la précédente décennie. Depuis son lancement en  2010, cette task force a tenu des dizaines de réunions, largement ouvertes au public, en différents lieux du territoire américain, sur des thèmes variés : emplois verts, pensions, emploi, santé, famille… Elle publie des rapports de qualité et suit les évolutions de la situation des classes moyennes en proposant des évaluations de l’impact des mesures en place ou des mesures évoquées.

 

Pour finir, nous ferons donc une proposition : établir dans l’architecture administrative française un service spécialisé  de  type  task force consacré aux classes moyennes. La proposition n’est pas simplement copiage   et ne se veut pas uniquement gadget d’affichage. Elle ne doit pas être incarnée par création bureaucratique administrative d’une structure de type délégation interministérielle. Elle peut s’incarner par des études d’impact systématiques de toute décision sur les classes moyennes. Un portefeuille ministériel, s’il n’est pas que de circonstance politique, pourrait s’envisager.

Bien entendu, les sceptiques et les critiques reviendront au débat quasiment théologique sur la nature et les frontières des classes moyennes. Mais un accord statistique peut s’établir aisément, afin de réaliser un travail d’expertise de qualité et ce dans la perspective de politiques ajustées.

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