Les déchets nucléaires : une approche globale (1)
Déchet et déchets nucléaires : durée de vie et dangers potentielsIntroduction générale
Les déchets nucléaires dans une société produisant des déchets
Une société qui transforme massivement de la matière pour produire des services et des biens génère beaucoup de déchets
Les dangers potentiels pour l’être humain et l’environnement appellent un traitement approprié des matières et déchets
Les spécificités du nucléaire
Les déchets des filières électriques et la transition énergétique
Les déchets radioactifs du nucléaire civil : quantités et dangers potentiels aux différents horizons de temps
L’origine des déchets nucléaires : le fonctionnement des réacteurs et la chaîne du cycle du combustible
Les catégories de déchets : une énergie concentrée permet des quantités limitées, surtout pour les déchets HA et MA-VL
Les dangers potentiels associés aux déchets radioactifs (activité, radiotoxicité) : quelques points de comparaison avec les déchets industriels toxiques
Résumé
L’activité humaine a connu dans les dernières décennies un changement d’échelle concernant la transformation de matières et la production de déchets de tous ordres. Ces déchets produits massivement sont parfois réutilisables ou recyclables. Certains sont potentiellement toxiques. Sont exposées les caractéristiques des dangers potentiels des déchets nucléaires, les phénomènes physiques à l’œuvre et les dangers liés à la radioactivité avant mise en place de solutions de protection.
Les dangers potentiels des déchets nucléaires sont comparables à ceux d’autres déchets chimiques toxiques produits en quantités importantes par l’industrie. Les déchets nucléaires ont cependant l’avantage de représenter de faibles quantités (en masse et en volume) et d’être très facilement traçables. Leur quantité et leur dangerosité dépendront de la stratégie de recyclage adoptée.
Jean-Paul Bouttes,
Ingénieur et économiste. Il a été directeur de la stratégie et de la prospective ainsi que chef économiste à EDF. Il a également été membre du comité des études du Conseil mondial de l’énergie et professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
ancien directeur de la Stratégie et de la Prospective et chef économiste à EDF, ancien professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
Les déchets nucléaires : une approche globale (2)
Les déchets nucléaires : une approche globale (3)
Les déchets nucléaires : une approche globale (4)
Glossaire, principaux acronymes, sigles et symboles utilisés dans l'étude - Les déchets nucléaires : une approche globale
Énergie nucléaire : la nouvelle donne internationale
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Good COP21, Bad COP21 (2) : une réflexion à contre-courant
Une civilisation électrique (1) un siècle de transformations
Une civilisation électrique (2) vers le réenchantement
Prix de l’électricité : entre marché, régulation et subvention
Vers une société post-carbone
Énergie-climat en Europe : pour une excellence écologique
Énergie-climat : pour une politique efficace
Transition énergétique européenne : bonnes intentions et mauvais calculs
L’auteur tient à remercier les nombreuses personnes qui ont participé à cette enquête collective et qui ont permis de la mener à bien, particulièrement Gilles Bellamy, Bernard Boullis, Lorraine Bouttes, François Dassa, Jean-Michel Delbecq, Antoine Herzog, Daniel Iracane, Roland Masse, Dominique Ochem et Éric Preud’homme pour leurs commentaires, leurs suggestions et leur soutien. L’auteur est seul responsable des analyses et des opinions exprimées dans cet ouvrage. |
Introduction générale
Pour la loi n° 91-1381 du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, dite « loi Bataille », du nom de son rapporteur Christian Bataille, ainsi que les différentes mises à jour.
Dans les débats sur les politiques énergétiques, les déchets liés à l’énergie nucléaire civile sont régulièrement évoqués sous un jour négatif au point de représenter un obstacle pour la poursuite des programmes nucléaires. Tout d’abord, ils sont présentés comme un risque sanitaire important pour les générations futures et comme un problème pour lequel nous ne disposerions pas de solutions techniques satisfaisantes. Ensuite, ils constitueraient un défi unique en son genre par ses conséquences possibles à très long terme pour les générations futures et en raison des incertitudes associées. Nous aurions donc l’obligation morale de tout faire (« impératif catégorique ») pour en protéger l’humanité. Enfin, il y aurait un déficit démocratique en termes de transparence et, surtout, de débat public sur le sujet. Nous nous proposons ici de prendre au sérieux ces trois registres de questionnement et de mener une réflexion sur les déchets nucléaires inscrite dans ces différentes dimensions.
Le premier registre appelle une enquête précise, scientifique et technique pour répondre aux questions factuelles et de bon sens du citoyen : quelles sont la nature et l’origine de ces déchets ? quels sont leur quantité, leur durée de vie et les risques sanitaires associés aux différents horizons de temps ? quelles sont les solutions techniques pour s’en protéger et leurs performances ? quels sont les acquis scientifiques, les incertitudes qui demeurent et les perspectives de recherche associées ? (voir parties II et III).
Le deuxième registre de questionnement invite à élargir l’enquête au-delà des seuls déchets nucléaires pour les resituer dans la problématique plus vaste des déchets que l’être humain produit en général et des risques légués ainsi aux générations futures – déchets industriels toxiques, production de gaz à effet de serre, évolution du climat, dégradation de la biodiversité… (voir partie I). C’est dans ce cadre élargi que nous pouvons aborder la question centrale de notre responsabilité éthique vis-à-vis des générations futures, qui doit être pensée en lien avec les capacités des différentes générations et la nature des risques à gérer. Il s’agit de solliciter les ressources de l’histoire longue et des philosophies morales (voir partie IV).
Enfin, pour aborder le troisième registre, il faut s’interroger sur les institutions démocratiques adaptées à ces enjeux relativement récents, qui ont émergé du fait de la puissance scientifique et technique déployée par l’humanité. L’examen des problèmes rencontrés aussi bien dans la mise en œuvre des solutions de gestion des déchets (voir partie V) que dans la conduite des débats publics et des processus de décision politique (voir partie VI) permet de dessiner des axes de progrès qui pourraient être particulièrement utiles pour relever des défis bien plus difficiles et importants pour les générations futures, en particulier ceux concernant l’évolution du climat ou de la biodiversité.
Nous essaierons de montrer au cours de ce parcours que les déchets nucléaires présentent des dangers potentiels analogues à ceux des déchets toxiques produits par d’autres filières énergétiques ou industrielles. En revanche, le volume réduit et la traçabilité des déchets nucléaires permettent de mettre en œuvre des solutions de confinement qui devraient rendre les risques sanitaires pratiquement négligeables, y compris pour les générations futures. Le nucléaire civil contribue à la production d’électricité sans émission de CO2, et présente aussi la capacité d’éviter la production de nombreux déchets toxiques produits par les autres filières énergétiques. Par ailleurs les déchets nucléaires ne sont que l’un des risques, parmi d’autres, pour les générations futures. À la différence des déchets nucléaires, certains risques peuvent être globaux, majeurs, irréversibles, et présentent de grandes incertitudes sur leur impact futur (évolution du climat, de la biodiversité, risque de pandémies…). Enfin, depuis 1990, peu de sujets ont fait l’objet en France d’autant de débats publics, dont ceux menés sous le contrôle du Parlement avec l’appui de l’OPECST, et d’autant de contrôles réglementaires (voir notamment le rôle de l’ASN).
Nous verrons cependant apparaître des faiblesses importantes dans les processus démocratiques d’instruction, de décision et de mise en œuvre des solutions de gestion, faiblesses qu’il faudrait corriger. Si l’on dispose de milliers de pages de rapports de grande qualité sur le plan scientifique et technique, il est difficile de trouver des synthèses à la fois rigoureuses et précises, et qui abordent de façon pédagogique les questions fondamentales des citoyens sur les impacts sanitaires à long terme, sur les capacités (en quantité de déchets) des stockages géologiques potentiels ou sur la comparaison entre les risques et les solutions de gestion des déchets nucléaires et ceux des déchets toxiques industriels. Ces dernières années, la mise en œuvre industrielle des solutions de gestion des déchets a été fragilisée par les hésitations politiques vis-à-vis de la stratégie énergétique à adopter, ainsi que par la faiblesse de l’appareil d’État en termes de compétences opérationnelles et de gouvernance industrielle. Il faut renforcer le travail de l’expertise multidisciplinaire au service de l’État et des citoyens afin de lui permettre de mieux répondre à leurs questionnements et pour être plus efficace dans la mise en œuvre industrielle. Aussi serait-il utile, au-delà de la réflexion sur la gestion des seuls déchets nucléaires, de mettre en place des grilles d’analyse des différents types de risques à long terme auxquels est confrontée la société, ainsi qu’une réflexion éthique appliquée à la gestion d’ensemble de ces risques. Ce serait une contribution importante afin de renforcer notre capacité à ne pas subir les inquiétudes croissantes face à l’avenir : dégradation de l’environnement de la planète, risques géopolitiques, interrogations sur les perspectives d’innovations techniques utiles… Il s’agit bien in fine d’inventer des formes de coopération et d’enquête collectives pour être davantage acteurs, modestes et lucides mais aussi efficaces, de notre destin collectif.
Si les déchets nucléaires ont été un domaine pionnier de l’examen des risques affectant potentiellement les générations futures, ce dont témoignent, en France, l’ensemble des travaux, débats, décisions prises dans le cadre mis en place par la loi Bataille de 19911, leur exemple peut être particulièrement utile pour faire face à des défis essentiels et bien plus complexes (climat, biodiversité…) pour lesquels on ne dispose ni de prospective des risques concernant les générations futures à plus de 150 ou 200 ans, ni de réflexion éthique informée par des grilles d’analyse globale des risques.
Les déchets nucléaires dans une société produisant des déchets
Une société qui transforme massivement de la matière pour produire des services et des biens génère beaucoup de déchets
Jacques Varet, « Les ressources minérales : ressources énergétiques et autres », L’Encyclopédie du développement durable, n° 45, mai 2007, p. 2.
François Grosse, « Économie circulaire », in Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015.
La population mondiale est estimée actuellement à plus de 7 milliards d’habitants. Elle en comprendra 10 milliards en 2050. Pour satisfaire les besoins de ces milliards d’individus, il est donc nécessaire de produire une quantité énorme d’objets et de services (alimentation, logements, transports, chauffage, santé, communication, ordinateurs, livres, instruments de musique…) en transformant la matière grâce à l’innovation technique. Pour le moment, la succession ininterrompue d’innovations techniques au cours des deux derniers siècles a permis de briser la malédiction malthusienne : la vie humaine a été améliorée par tous ces objets utiles à la santé, à l’alimentation, à la culture, alors même qu’augmentait fortement le nombre des humains. Par exemple, de 1900 à 2000, alors que la population mondiale et la quantité d’énergie consommée par tête ont été multipliées par quatre, que la production d’énergie a été multipliée par seize, l’espérance de vie à la naissance, elle, a été presque multipliée par deux.
Cette évolution mobilise d’énormes quantités de ressources et génère d’énormes quantités de déchets provenant des différentes phases du cycle extraction-transformation-production-utilisation : déchets miniers lors de la phase d’extraction, effluents gazeux ou liquides et déchets solides des usines de transformation et de production, puis délaissement des objets (après recyclage d’une partie d’entre eux) par l’utilisateur. Selon Jacques Varet : « En volumes déplacés, les ressources minérales extraites aujourd’hui par l’humanité avoisinent l’effet de l’érosion naturelle. Les extractions de sables et graviers dépassent la dizaine de milliards de tonnes/an. Viennent ensuite les roches solides dépassant 3 milliards de tonnes/an, puis les combustibles fossiles : charbon, pétrole, gaz et lignite2. » Quelque 40 milliards de tonnes sont ainsi déplacées chaque année par les humains, soit près de 6 t/hab./an, contre environ 60 milliards de tonnes par l’érosion (essentiellement fluviale et marine) et 30 milliards de tonnes par les volcans. Par ailleurs, « la consommation d’acier pendant l’année 2011 – environ 1,5 milliard de tonnes – [a été] supérieure à la production cumulée de fer de toute l’espèce humaine jusqu’à 1900, depuis les origines préhistoriques de la sidérurgie3. »
Voir The Circularity Gap Report 2020, Circle Economy, 2021, p. 17-19.
Chiffres 2020 sur la transformation de matière par les humains
Le Global Circularity Gap Report 2020 donne des chiffres à l’échelle globale de l’humanité un peu différents et intéressants* : environ 101 milliards de tonnes de matière brute seraient utilisées chaque année par les humains, 92 milliards de tonnes extraites du milieu naturel et 9 milliards de tonnes issues du recyclage. Sur les 101 milliards de tonnes, environ 51 milliards de tonnes seraient des matières minérales (sables, graviers, et minerais non métalliques), environ 10 milliards des minerais métalliques, 15 milliards des combustibles fossiles, 25 milliards de la biomasse. Si on enlève les 25 milliards de tonnes de biomasse aux 92 milliards de tonnes d’extraction, on arrive à environ 67 milliards de tonnes d’extraction hors biomasse. L’humanité aurait donc largement dépassé l’érosion. Le rapport donne aussi des chiffres intéressants sur les usages : sur les 101 milliards de tonnes utilisées, seulement 31 milliards sont stockées sous forme d’objets au sens large (chiffre net : nouveaux biens moins les destructions), 22 milliards de tonnes ont été dispersées (essentiellement des biens de consommation à faible durée de vie comme les plastiques, les cartons, les papiers, etc.), près de 15 milliards de tonnes sont émises dans l’atmosphère (en équivalent carbone) et 33 milliards sont des déchets proprement dits, dont 9 milliards sont recyclés. Avec ces chiffres, chaque habitant de la planète requiert, par an, environ 13 t de matériaux (biomasse incluse) et entraîne environ 4,5 t de déchets, auxquels il faut ajouter sans doute 3 t dispersées dans l’environnement, soit 7,5 t/hab. environ (soit plus de la moitié de déchets sur l’ensemble des matériaux consommés). |
Ademe, Déchets chiffres-clés, édition 2020, Ademe Éditions, septembre 2020, p. 21.
Pour la France, un document de l’Ademe de 20204 précise qu’il faudrait compter, en incluant le contenu en matières des importations (de plus en plus important avec la délocalisation d’une part importante des industries extractives et manufacturières), environ 25 tonnes par habitant en France pour 2018 de matières mobilisées pour la consommation intérieure totale. En 2016, la France produisait 4,7 t/hab./an de déchets non dangereux, dont 437 kg de déchets ménagers, 1,5 tonne de « déchets d’activités économiques » et 200 kg de « déchets dangereux » (toxiques). En 2017, on comptait 326 millions de tonnes de déchets produits en France, dont 11 millions de tonnes de « déchets dangereux ». Ces chiffres prennent en compte les matières issues des processus de production et d’utilisation, qui n’ont plus d’utilité et d’usage pour le producteur ou l’utilisateur. En effet, de manière intuitive, le déchet est de la matière devenue sans usage à vue humaine pour son producteur-utilisateur, sous une forme tangible, plutôt liquide ou solide et tracée. Il n’a donc pas été répandu par défaut dans l’environnement, ou n’est pas passé par inadvertance dans l’atmosphère. À ces déchets, il convient d’ajouter les émissions de gaz à effet de serre (autour de 6 t/hab./an de CO2 en France), et les émissions de polluants locaux divers (SO2, NOx, particules, etc.).
Les dangers potentiels pour l’être humain et l’environnement appellent un traitement approprié des matières et déchets
« Plus de 100.000 substances chimiques sont recensées dans l’Union européenne, dont 3.000 sont produites mondialement de manière quantitative […]. Seules quelques centaines ont fait l’objet d’analyses approfondies quant à leurs propriétés toxiques, et une faible part a été soumise à une évaluation formelle et quantifiée des risques toxiques et écotoxiques » (Christian Ngô et Alain Régent, Déchets, effluents et pollution, impact sur l’environnement et la santé, Dunod, 3e éd., 2012, p. 125).
Voir Académie des sciences, « Les plastiques dans l’environnement », 16 mars 2021.
Ademe, op. cit., p. 23-25, 44, 46 et 58.
Les matières (y compris les ressources naturelles) et les déchets peuvent être dangereux, et il faut mettre en œuvre un traitement approprié et raisonné de ces déchets en fonction de leur impact possible sur l’être humain et l’environnement.
a) Des matières à la fois utiles et potentiellement toxiques
Beaucoup des matières mobilisées (ressources, produits intermédiaires ou finals) sont utiles mais peuvent aussi servir d’armes (chimiques ou biologiques), ou encore constituer un danger pour l’être humain, pour les êtres vivants non humains et les écosystèmes. Cette dualité existe par exemple pour les métaux lourds (plomb, cadmium, mercure), l’arsenic ou le cyanure, les organochlorés, comme la dioxine, les organophosphorés. Ces matières, potentiellement toxiques, entrent dans la composition d’engrais, d’herbicides ou de pesticides, ou constituent des éléments clés pour la fabrication de batteries et de nombreux autres objets.
Cette dangerosité, que l’on constate aussi pour certains déchets, varie selon les concentrations et les quantités (problématique des faibles doses), mais aussi selon les formes physiques et les associations avec d’autres matières. Le danger peut prendre plusieurs voies : contact, inhalation, ingestion… Notre environnement naturel nous a habitués à cette dualité de la matière et l’expérience nous apprend à ne pas manger tous les fruits des arbres ou à ne pas goûter tous les champignons, à se protéger les yeux et la peau pour manipuler certains éléments naturels. L’être humain invente au fond peu de choses et imite le plus souvent ce que la nature a déjà fait, en suivant ses lois. Mais la nature, comme les humains, commet des excès, et nombre de ses productions peuvent être dangereuses aussi bien pour les êtres vivants que pour les écosystèmes, dont la plus grande complexité entraîne aussi souvent la plus grande vulnérabilité.
b) Le changement d’échelle de l’action humaine conduit à penser en termes de bénéfices/risques
La nouveauté de l’époque actuelle réside dans le changement d’échelle de l’action humaine sur son environnement depuis les deux révolutions industrielles et après la Seconde Guerre mondiale. L’être humain extrait désormais des quantités impressionnantes de matière, les concentre, les combine à d’autres qui peuvent donner au produit final des propriétés nouvelles (explosif, inflammable…). C’est donc d’abord dans les mines et les usines que se situe le danger, puis pour le consommateur, et c’est pour assurer la protection des travailleurs et des consommateurs que des parades contre ces dangers ont été mises en place.
Les conséquences néfastes de l’activité humaine, majorées par ce changement d’échelle, se sont progressivement manifestées au travers d’événements marquants et d’accidents graves : pluies acides, accidents industriels de Seveso et Bhopal, mercure de Minamata, déchets sauvages de Love Canal, arsenic de la vallée de l’Orbiel, smog de Londres et de Los Angeles… Mais les problèmes liés aux déchets dangereux ainsi qu’aux pollutions de l’air, de l’eau et des sols ont été de mieux en mieux identifiés. En réaction, à partir des années 1970, se sont mis progressivement en place des schémas de traitement des déchets : diminution des quantités via la chaîne recyclage-valorisation-écoconception-économie de la fonctionnalité et traitement de ce qui reste en tenant compte des dangers. On utilise la dilution-diffusion pour atteindre des doses assez faibles, considérées comme pratiquement sans risque, ou le confinement en entreposage-stockage avec les matrices-colis appropriés pour éviter les risques d’explosion ou d’incendie. Le nombre et la variété des produits chimiques concernés5, la multiplicité d’acteurs rendent difficiles la mesure et la traçabilité de ces produits, comme la mise en place d’études qui permettraient de bien apprécier les dangers potentiels comparés des différentes substances, de mettre en place et de contrôler les mesures appropriées.
Des approches plus complètes et systémiques dans toutes ces dimensions (matières consommées, production de déchets, dangerosité des processus et des produits manipulés) permettraient d’évaluer les balances bénéfices/risques des processus de production d’objets et de dégager les solutions les plus satisfaisantes, notamment en termes de déchets générés6. Selon l’Ademe, sur les 11 millions de tonnes de déchets dangereux (200 kg/hab./an en France en 2016), 33% des 7,2 millions de tonnes affectées allaient dans les installations de stockage de déchets dangereux (ISDD), dans 15 sites en France dédiés à leur entreposage de surface à horizon d’une trentaine d’années7. Ce bilan présente des lacunes et ne trace pas précisément l’origine et la destination de ces différents déchets toxiques. Par ailleurs, les solutions de stockage ne sont pas pensées au-delà d’un horizon de trente ans, pour des déchets dont la toxicité se maintient pendant de très longues périodes, voire sans limite de temps. Il serait utile que ce bilan de l’Ademe devienne aussi complet et détaillé que celui de l’Andra concernant les déchets nucléaires, qui a été un important progrès mis en œuvre depuis les années 2000, en particulier dans le cadre du PNGMDR et des inventaires successifs de l’Andra. De même, il est indispensable que les politiques de traitement de ces déchets industriels prennent en considération les intérêts des générations futures lointaines.
Les spécificités du nucléaire
a) Distinguer les « mondes » militaire et civil, la question des réacteurs et celle des déchets
Le mot « nucléaire » recouvre des phénomènes physiques dont l’utilisation par l’être humain correspond à des visées très différentes et entraîne des conséquences possibles de natures également très différentes.
• Le nucléaire militaire : la « bombe » concentre en moins d’une seconde l’énergie de fission en chaîne en la comprimant pour démultiplier l’effet de destruction. Elle utilise la puissance nucléaire pour en faire une explosion instantanée. C’est pourquoi 80% des victimes tuées à Nagasaki et Hiroshima l’ont été par l’effet de souffle et la boule de feu de l’explosion atomique, et 20% par l’effet des rayonnements ionisants immédiats (rayons γ forts et neutrons). L’effet des rayonnements « stochastiques différés » lié à la radioactivité des produits dispersés a été très faible en proportion. On est sur des niveaux de danger de nature différente et très supérieurs à ceux du nucléaire civil, réacteurs comme déchets nucléaires.
• Le nucléaire civil : il faut distinguer ce qui se passe dans le cœur du réacteur en marche, de ce qui résulte de la décroissance radioactive des déchets. Comme on le verra plus en détail, l’énergie de fission nucléaire d’un noyau lourd – uranium ou plutonium – à l’œuvre dans les réacteurs nucléaires est 100 à 1.000 fois plus importante que l’énergie de désintégration radioactive des déchets nucléaires. De plus, et surtout, la fission nucléaire dans les réacteurs en marche est entretenue par la réaction en chaîne contrôlée de ces fissions dans le temps ; l’énergie de la fission est donc concentrée sur les années de fonctionnement des réacteurs, alors que, pour les déchets, cette énergie sera libérée sur des centaines, des milliers ou des millions d’années selon la « période » ou « demi-vie » des radionucléides issus du combustible usé.
On est donc dans des mondes d’intensité énergétique très différents : les réacteurs entretiennent dans leur cœur des réactions physiques de grande énergie, sous pression et température élevées, ce qui n’est pas le cas pour les déchets.
La prolifération des matières nucléaires susceptibles de permettre la fabrication d’armes est donc le danger principal de l’utilisation de l’énergie nucléaire, l’arme nucléaire faisant partie, avec certaines armes chimiques ou biologiques, des armes les plus dangereuses à l’échelle de la planète. En ce qui concerne le nucléaire civil, le contrôle de la sûreté des réacteurs afin d’éviter les accidents graves et de limiter leurs impacts sur les travailleurs et les populations locales est un point clé. Il faut ainsi mettre en œuvre des filières de réacteurs qui permettent un contrôle de la réaction en chaîne (ce qui, par exemple, n’était pas le cas de la filière RBMK russe dans certaines configurations, d’où l’accident de T chernobyl, lié de plus à la non- observation répétée des consignes de sûreté) et assurer le refroidissement du cœur à l’arrêt y compris en situation dégradée, associée par exemple à un séisme ou à un tsunami (ce qui n’a pas été fait dans le cas de Fukushima).
Les dangers liés à la prolifération nucléaire, aux accidents des réacteurs ou aux déchets relèvent de phénomènes physiques différents et ne sont pas de mêmes niveaux. Pour leur part, après quelques décennies, les déchets nucléaires présentent des dangers pour l’être humain et les écosystèmes assez largement comparables à ceux des déchets chimiques ou biologiques. La responsabilité du contrôle de la mise en place de parades proportionnées pour limiter les risques effectifs est confiée en France à l’ASN pour la radioprotection et la sûreté nucléaire assurée par les concepts de défense en profondeur. À l’échelle internationale, l’AIEA assure notamment la coordination de la conception et de la mise en place des parades concernant les risques de prolifération (avec l’appui d’Euratom au niveau européen).
b) Le nucléaire offre une énergie très concentrée produisant des déchets en quantité limitée, traçables et faciles à confiner
L’énergie nucléaire est une énergie très concentrée. Elle présente un potentiel d’énergie considérable en manipulant très peu de matière, peu de ressources (1.000 t de combustible par an pour les trois quarts de l’électricité française) et peu d’espace mobilisé (une vingtaine de sites industriels en France pour les réacteurs et les principaux outils du cycle). Elle produit donc très peu de déchets radioactifs en masse et en volume au regard de l’énergie produite : 1 à 2 kg/hab./an pour l’ensemble des déchets nucléaires et 10 g/hab./an pour les déchets à vie longue (à mettre en regard des 100 à 200 kg/hab./an de déchets industriels toxiques). Ces déchets sont faciles à tracer car la radioactivité est le phénomène physique ou chimique qui se mesure le mieux et à un degré de précision remarquable (avec compteur Geiger ou par la spectrométrie) : chaque élément radioactif possède sa signature via les types de rayonnements en énergie-fréquence qu’il émet.
Ces déchets sont potentiellement dangereux sur une durée qui peut être longue, mais de moins en moins au fil du temps car leur radioactivité décroît progressivement. Ils sont faciles à confiner puisqu’on dispose de techniques adaptées avec des matrices de verre, de ciment, de bitume, des colis de béton ou d’acier, et des entreposages de surface (sous eau ou à sec), ou des stockages géologiques en profondeur.
En outre, le petit nombre d’acteurs de l’énergie nucléaire civile permet d’organiser la gestion de ces déchets sous le contrôle des pouvoirs publics et des autorités de sûreté, dans la mesure où la stratégie de long terme et sa mise en œuvre sont correctement structurées par la puissance publique.
Les déchets des filières électriques et la transition énergétique
AIE, « Net Zero by 2050. A Roadmap for the Global Energy Sector », mai 2021.
Voir Vaclav Smil, Power Density. A Key to Understanding Energy Sources and Uses, The MIT Press, 2015.
Académie des sciences, « Considérations sur les réacteurs nucléaires du futur », 14 juin 2021, p. 15.
Ibid., p. 17.
Voir AIE, « The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transitions », mai 2021, p. 7.
Académie des sciences, « Considérations sur les réacteurs nucléaires du futur », op. cit., p. 21.
a) La transition vers l’électricité sans CO2 répond aux défis des décennies à venir
Notre société des matières, des objets et des déchets, extraits, transformés et produits par l’humanité, a connu une augmentation spectaculaire de ses productions ces dernières décennies (durant les Trente Glorieuses, puis avec l’émergence des pays en voie de développement : Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud). Elle est maintenant confrontée à de nouveaux défis et changements d’échelle. En effet, les besoins à l’horizon du prochain siècle sont considérables en raison de l’augmentation démographique attendue d’environ 50% (de 7 milliards d’humains aujourd’hui à 10-11 milliards vers 2050), avec une partie très importante de l’humanité qui ne bénéficie pas encore des progrès réalisés en termes de santé, de logement, d’alimentation, d’éducation, mais y aspire légitimement. Les perspectives de développements de nouvelles technologies autour du numérique, des nouveaux matériaux, et des biotechnologies vont produire de nouveaux objets et de nouveaux déchets. Ils vont aussi nécessiter des sources d’énergie à la hauteur de besoins majorés. Enfin, les enjeux liés à l’évolution du climat et à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre vont entraîner l’obsolescence anticipée de quantité d’objets pour les remplacer par d’autres produisant ou utilisant de l’énergie sans CO2, notamment de l’électricité qui est, pour de nombreux usages, la forme d’énergie la plus simple pour produire sans émettre de gaz à effet de serre. Ces différents défis et enjeux rendent indispensable une transition énergétique.
La transition énergétique va se traduire, d’une part, par une forte électrification des usages (véhicules électriques, pompes à chaleur…) et de la production des autres vecteurs décarbonés comme l’hydrogène, et, d’autre part, par la substitution d’électricité sans CO2 aux énergies fossiles, en visant « zéro émission nette » de CO2 avant 2040 ou 2050 pour le secteur électrique mondial. Les ordres de grandeur des nouveaux besoins en électricité et des modifications des modes de production de cette électricité, évoqués dans les différentes études du GIEC, de l’AIE ou du CME sont considérables. Une étude de l’AIE propose ainsi un scénario avec une électricité multipliée par 2,6 en 2050 et le passage d’un mix électrique mondial aujourd’hui aux deux tiers fossiles (dont 40% de charbon et 20% de gaz) à un mix en 2050 fondé sur 33% de solaire (panneaux photovoltaïques), 35% d’éoliennes et des parts à peu près identiques à celles d’aujourd’hui pour les deux moyens de production « pilotables » sans CO2 que sont l’hydraulique et le nucléaire (respectivement 12% et 8% en 2050), ce qui signifie tout de même une multiplication par 2 à 3 de leur puissance installée8. Il faut souligner à la fois l’ampleur du bouleversement, de l’ordre d’une géo-ingénierie de la surface de la planète, mais aussi la rapidité avec laquelle ces changements devront intervenir. Cela interroge la capacité des écosystèmes à s’adapter à de tels changements en un laps de temps aussi court ainsi que la bonne prise en compte dans ces scénarios des multiples impacts et effets systémiques de ces changements massifs (les solutions d’aujourd’hui peuvent être les problèmes de demain). Le scénario de l’AIE, qui prévoit 70% d’énergies intermittentes très peu denses au regard des énergies fossiles et plus encore du nucléaire, soulève notamment deux difficultés en rapport avec cette faible densité : celle de la consommation d’espace et celle de la consommation de matière.
b) Une concurrence pour l’usage des sols qui va devenir prégnante
Des études commencent à mettre en évidence les questions de consommation d’espace liée au déploiement massif de ces énergies sans CO2 mais très peu denses. Elles nécessitent un développement massif de réseaux électriques pour les acheminer vers les consommateurs, et des moyens de back-up et de stockages journaliers, hebdomadaires et saisonniers pour équilibrer l’offre et la demande à chaque instant. La consommation d’espace des énergies fossiles ou du nucléaire est d’un ordre de grandeur 1 000 fois plus faible que les surfaces utilisées aujourd’hui pour l’agriculture, l’élevage, les forêts et l’urbanisation9. Or la consommation d’espace des énergies solaires et éoliennes ramenée au kilowattheure produit serait de 100 à 1.000 fois plus importante que celle du nucléaire. L’Académie des sciences indique ainsi que pour fournir l’équivalent d’une tranche nucléaire par réacteur à eau pressurisée (REP) soit 1.000 MWe, soit encore 7,44 TWh/an, il faut 2.000 éoliennes de 2 MWe (d’environ 150 mètres de haut), soit 200 fermes de 10 unités, ou 620 fermes solaires (avec pour chacune 24.000 panneaux) qui occupent 15.500 ha, soit la surface de la ville de Paris10. Pour produire l’équivalent de 400 TWh, la production annuelle des 19 centrales nucléaires en France, il faudrait à peu près cinquante fois cette production de 7,44 TWh, soit ces surfaces immobilisées dans plus de la moitié des départements français.
La concurrence pour les sols deviendrait alors prégnante, comme la conséquence sur la biodiversité qu’entraînerait un déploiement massif d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques dans les zones rurales, y compris dans des zones jusqu’à présent relativement préservées des activités humaines (et ces chiffres ne prennent pas en compte les surfaces consacrées aux moyens de back-up, de stockage et aux réseaux).
c) Matières et déchets associés à l’électricité produite :
un bilan par filière à compléter y compris pour les énergies renouvelables
Pour la mise en œuvre des énergies renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques, batteries, électrolyseurs, réseaux moyenne et haute tension), les matières sollicitées et transformées dans des processus chimiques produisant des effluents et des déchets vont être d’autant plus considérables qu’il s’agit d’énergies très peu denses. Les matériaux mobilisés par ces filières énergétiques peuvent être rangés dans deux catégories :
– les matériaux structurels comprenant des matériaux de génie civil (ciment, béton, fer), les matériaux courants (acier, cuivre, aluminium, verre, plastiques, silicium, auxquels on peut joindre les combustibles fossiles, charbon, pétrole, gaz) ;
– les matériaux stratégiques comme les terres rares (ces dernières servent particulièrement pour fabriquer les aimants permanents des éoliennes), dont les teneurs dans la croûte terrestre sont plus faibles, entre quelques dixièmes et quelques dizaines de parties par million (ppm). L’uranium ou le thorium ont des teneurs comparables en moyenne à celles des terres rares, soit 2 à 3 ppm pour l’uranium et 3 fois plus pour le thorium.
La construction des centrales nucléaires demande plus de béton (facteur 2 à 3) par rapport à une centrale fossile équipée de CCS, et surtout plus d’acier (facteur 5), pour assurer la sûreté face à des événements comme un séisme ou une chute d’avion. La construction des centrales solaires et éoliennes demande, par mégawatt, entre 10 et 20 fois plus de matériaux structurels que les centrales nucléaires actuelles, et de 10 à 100 fois plus de matériaux stratégiques11.
L’AIE insiste sur le changement d’échelle dans les quantités de minéraux critiques (lithium, nickel, cobalt, manganèse, graphite, terres rares, cuivre, aluminium) clés pour l’électrification et le déploiement des énergies renouvelables12. Le secteur énergétique va devenir le principal consommateur de ces éléments en quelques décennies : de moins de 10% à 40% pour les terres rares, de 20% à 90% pour le lithium, ou de moins de 5% à 60% pour le nickel entre 2010 et 2040. Comme l’indique l’Académie des sciences : « Pour produire pendant 30 ans autant d’électricité qu’un REP de 1 GWe avec 2.000 éoliennes ou 14 millions de panneaux solaires, il faut traiter de l’ordre d’une dizaine de millions de tonnes de minerais pour extraire les matériaux nécessaires à leur construction. Sur une durée de 30 ans, un REP de 1 GWe nécessitera quant à lui l’extraction d’environ 5.000 tonnes d’uranium naturel soit le traitement de 500.000 tonnes de minerai à 1%. Même en incluant les matériaux pour sa construction, un REP demande, au total, moins de travaux miniers que ses équivalents en éoliennes ou panneaux solaires13. »
Au vu de ces évaluations, l’étude complète des matériaux utilisés et des processus chimiques de traitement mobilisés devient nécessaire afin de comparer les quantités et les dangers potentiels des déchets entre les différentes filières de production de l’électricité, à mettre en regard avec l’électricité produite. Ces travaux ont été assez largement menés sur les filières fossiles, hydrauliques ou nucléaires. Ils restent cependant à être mis en œuvre de façon rigoureuse et systémique pour un même service rendu (par exemple, 1 MWh tout au long de l’année) pour les énergies renouvelables. Ces analyses doivent également s’insérer dans la prise en compte du contexte global du changement préconisé qui serait massif et mené à grande vitesse, avec toutes les interrogations qu’il peut soulever sur sa faisabilité et ses impacts potentiels.
Ces remarques suggèrent que le nucléaire, grâce à sa densité énergétique considérable, pourrait présenter un intérêt dans l’éventail des options dès lors que les déchets nucléaires sont resitués dans la problématique plus large des déchets en général et des conséquences sur l’occupation de l’espace et sur la biodiversité. Il nous faut donc examiner maintenant plus précisément les volumes et les dangers potentiels de ces déchets nucléaires ainsi que les solutions de gestion disponibles, avant de revenir sur cette problématique globale.
Les déchets radioactifs du nucléaire civil : quantités et dangers potentiels aux différents horizons de temps
Enseignements principaux de la partie II :
Radioactivité et santé :
• Les phénomènes nucléaires qui mettent en jeu le noyau des atomes (fusion-fission nucléaire, réaction en chaîne, désintégration radioactive des noyaux nucléaires instables dans le temps et rayons α, β, γ, X associés) sont au cœur du fonctionnement de la nature, des galaxies, des étoiles et de la vie sur la Terre.
• Les intensités énergétiques et donc les dangers potentiels de ces divers phénomènes nucléaires sont de niveaux fondamentalement différents selon que l’on parle de l’impact de l’explosion d’une bombe nucléaire, extrêmement dévastatrice par conception (effet de souffle, onde de choc, flash thermique et incendies), de l’accident d’un réacteur nucléaire en marche (réaction de fission en chaîne sous pression et température), qui exige la vigilance de l’opérateur industriel, ou des rayonnements liés à la désintégration dans le temps des noyaux radioactifs (α, β, γ) qui sont partie intégrante de notre environnement quotidien.
• La chaleur interne de la Terre provient pour une part essentielle des désintégrations de quatre éléments radioactifs à vie longue présents dans la croûte terrestre : l’uranium 238 (4,5 milliards d’années), le thorium 232 (14 milliards d’années), l’uranium 235 (700 millions d’années) et le potassium 40 (1,25 milliard d’années). Cette chaleur, avec celle du Soleil, a favorisé le développement de la vie et des écosystèmes sur la Terre.
• Les conséquences sur la santé des rayonnements ionisants (α, β, γ, X) sont liées à leur énergie capable de provoquer l’ionisation de l’air, des molécules biologiques ou d’une molécule d’eau, créant ainsi dans les tissus vivants des radicaux libres (H , OH et « oxydation ») qui vont réagir avec d’autres molécules et affecter la vie de la cellule et son ADN. Ces mécanismes de lésions moléculaires, qui peuvent être cancérogènes, découlent de stress oxydants également mis en œuvre par de nombreux toxiques chimiques cancérogènes, à côté d’autres voies d’attaque spécifiques : adduits et perturbation de mécanismes enzymatiques comme observé avec le cadmium et l’arsenic. Ces conséquences varient en fonction des doses qui arrivent dans le corps jusqu’aux organes sensibles et de leur durée de rétention dans ces organes.
Les déchets liés à la production d’énergie : quantités et dangers potentiels
• L’essentiel de la radioactivité des déchets nucléaires provient des combustibles usés après passage (combustion) dans le réacteur. Ces quantités sont faibles, en masse et en volume, et plus encore si l’on recycle les 95% du combustible, uranium et plutonium, qui n’a pas été utilisé. Restent alors 50 t/an de déchets de haute activité – produits de fission (les « cendres » de la réaction nucléaire) et actinides mineurs –, soit 1 g/hab./an (à mettre en regard des 100 à 200 kg/hab./an de déchets toxiques chimiques).
• Les déchets radioactifs les plus redoutables (haute activité) sont les produits de fission à vie très courte (période de quelques heures, semaines ou années) comme l’iode 131 (période de 8 jours). C’est donc lors des premières années ou des premières décennies après la sortie du réacteur qu’il faut se protéger le plus, en particulier de l’irradiation externe des γ pénétrants. L’activité (nombre de désintégrations par seconde) est ensuite, de 30 à 300 ans, dominée par les produits de fission de vie courte comme le césium 137 (demi-vie de 30 ans), dont la radioactivité est divisée par 1.000 en 300 ans (là encore γ et irradiation externe), et par quelques émetteurs β comme le strontium 90 (demi-vie de 28,5 ans), dangereux après contamination interne.
• Les déchets de périodes très longues supérieures au million ou au milliard d’années ont par définition une activité peu importante. Il faut donc faire particulièrement attention pour les générations futures lointaines aux déchets de « moyennes activités à vie longue » dont l’activité décroît progressivement mais lentement à l’échelle de quelques milliers, dizaines ou centaines de milliers d’années :
– Les produits de fission à vie longue comme le technétium 99 (213.000 ans) qui portent l’essentiel des dangers résiduels d’irradiation externe (y compris via les β ralentis et les rayons X associés) et qui sont, pour certains d’entre eux, mobiles et solubles dans l’eau ;
– Les actinides mineurs comme l’américium 241 (432 ans), auxquels il faut ajouter le plutonium 239 (24.000 ans), s’il n’est pas recyclé, qui portent l’essentiel des dangers à moyen terme s’ils sont inhalés ou ingérés par l’être humain et atteignent les organes sensibles. Il s’agit alors, dans ce dernier cas, de poisons s’ils se retrouvent dans la chaîne alimentaire, comme certains métaux lourds ou l’arsenic, mais ils sont peu mobiles, peu solubles et en très faibles quantités.
• Une étude IRSN sur les impacts pour la santé des générations futures à moyen-long terme (300-1.000 ans) d’un colis de verre abandonné permet d’illustrer l’intérêt de rapprocher les dangers potentiels des déchets nucléaires de ceux des déchets industriels toxiques. Comme pour ces derniers, les dangers potentiels sont à la fois limités, locaux, mais significatifs pour les personnes affectées, d’où l’intérêt de les confiner à très long terme.
L’origine des déchets nucléaires : le fonctionnement des réacteurs et la chaîne du cycle du combustible
Sur ce thème, voir notamment Dominique Grenêche, Histoire et techniques des réacteurs nucléaires et de leurs combustibles, EDP Sciences, 2016.
Sur ce point, voir Paul Bonche (dir.), Le Nucléaire expliqué par des physiciens, EDP Sciences, 2002, p. 150-154, et Louis Patarin (dir.), Le Cycle du combustible nucléaire, EDP Sciences, 2002, p. 33.
De réelles possibilités de durabilité millénaire de la filière nucléaire existent par ailleurs avec le recours au thorium dans les réacteurs à sel fondu ou simplement avec le recours à l’immense réservoir d’uranium naturel dans la mer dont seul le coût d’extraction actuel limite la production.
a) Le principe de la radioactivité naturelle
Dans un atome, on trouve des électrons chargés négativement « en orbite » autour du noyau constitué de protons chargés positivement, ainsi que de neutrons neutres électriquement. Chaque élément chimique du tableau de Mendeleïev est caractérisé par son nombre de protons égal à celui de ses électrons (son numéro atomique) : hydrogène 1, carbone 6, oxygène 8, fer 26, iode 53, césium 55, radium 88, uranium 92, plutonium 94, américium 95. Un élément chimique peut avoir plusieurs isotopes selon le nombre de neutrons présents dans le noyau. Protons et neutrons de même masse constituent l’essentiel de la masse de l’atome (la masse des électrons est négligeable au regard de celle des constituants du noyau), leur somme constitue le nombre de masse de l’isotope : l’uranium ayant le nombre de masse 235 possède 235 – 92 = 143 neutrons, le plutonium 239 en possède 145, le carbone 12 en possède 6, l’oxygène 16 en possède 8. Pour que le noyau d’un isotope soit stable et que les protons tous chargés positivement ne se repoussent pas trop, il faut la bonne quantité de neutrons, à peu près autant que de protons pour les atomes légers de l’hélium au fer, puis à partir de celui-ci, situé vers le milieu du tableau de Mendeleïev, la part de neutrons doit augmenter progressivement par rapport au nombre de protons.
L’ensemble des noyaux des atomes a été formé dans la nature par fusions successives des éléments de base identifiés par la physique des particules (quarks, électrons, protons, neutrons…) lors de la formation des galaxies et des étoiles pour les éléments qui vont de l’hydrogène jusqu’à ceux du milieu du tableau de Mendeleïev (autour du fer). Les plus lourds, jusqu’à l’uranium, proviennent de l’évolution ultérieure de la vie des étoiles jusqu’aux explosions de supernovas. Notre planète hérite ainsi de cette « fabrique stellaire » ses constituants principaux. Cette histoire permet de comprendre la présence massive d’hydrogène, de fer, ainsi que celle d’éléments en moindre quantité mais présents dans la croûte terrestre et dans les océans comme l’uranium et le thorium. Certains de ces éléments n’ont pas eu le temps de trouver leur structure stable : ils peuvent être trop lourds (dans les nombres de masse les plus élevés autour de l’uranium) et seront amenés à perdre un peu de leur masse en éjectant un noyau d’hélium 4 (2 protons et 2 neutrons), aussi appelé particule alpha (α). Ils peuvent aussi avoir trop de neutrons, qui se transformeront en protons avec émission d’un électron (et d’un antineutrino), ce que l’on appelle la radioactivité bêta (β). Ces désintégrations radioactives sont accompagnées parfois de rayonnements électromagnétiques gamma (γ) de très haute fréquence et de forte énergie (plus que les rayons X de même nature mais originaires du cortège des électrons périphériques). Les électrons émis par la radioactivité β peuvent être ralentis et leur trajectoire déviée par leur passage au voisinage de noyaux, un photon de freinage est alors émis ; c’est le rayonnement de freinage (Bremsstrahlung) à l’origine des rayons X associés à cette radioactivité β, en particulier pour certains produits de fission à vie longue comme le technétium 99. Un élément radioactif (par exemple le carbone 14, qui sert à préciser la datation des découvertes archéologiques) se caractérise par sa demi-vie ou période, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour que la moitié des atomes qui composent l’échantillon se soient désintégrés (en l’occurrence 5.730 ans pour le carbone14). La radioactivité est caractérisée par une décroissance exponentielle du nombre de désintégrations dans le temps : une division par 2 à chaque période, donc division par 1.000 au bout de 10 périodes (210) et par 1 million au bout de 20 périodes. Ces périodes, comme les caractéristiques des émissions α, β et γ avec leurs énergies respectives, font partie de ce que l’on connaît et mesure le mieux en physique, ce qui explique l’intérêt des multiples utilisations de la radioactivité, de la médecine à l’industrie en passant par l’archéologie.
b) L’énergie liée à la fission nucléaire 14
À la suite de la découverte de la radioactivité naturelle à la fin du xixe siècle (Henri Becquerel en 1896, puis les travaux de Pierre et Marie Curie), Irène et Frédéric Joliot-Curie vont comprendre dans les années 1930 comment créer de nouveaux isotopes radioactifs en envoyant des particules (noyaux d’hélium, neutrons, protons) sur certains éléments (radioactivité artificielle). À la fin des années 1930, les travaux d’Otto Hahn et de Lise Meitner à Berlin, et de Frédéric Joliot, Lew Kowarski et Hans von Halban à Paris vont ouvrir la voie de la fission nucléaire et de la maîtrise de la réaction en chaîne en utilisant les lois de la physique nucléaire (en imitant ce qui arrive au cours de la vie des étoiles) : si l’on envoie un neutron sur certains éléments, ceux-ci vont soit capturer ce neutron et devenir ainsi un autre isotope radioactif, soit, s’il s’agit de noyaux lourds « fissiles », fissionner, cette fission étant accompagnée de l’émission de plusieurs neutrons, lesquels, à leur tour peuvent fissionner un nouveau noyau lourd identique. L’uranium 238 en capturant un neutron va ensuite subir deux désintégrations β de période courte (23 minutes et 2,3 jours) qui conduisent au plutonium 239. Le plutonium 239 et l’uranium 235 sont fissiles, c’est-à-dire qu’ils se fissionnent en deux noyaux (dont, par exemple, l’iode, le césium, le strontium ou le xénon), ainsi que deux ou trois neutrons qui, dans des conditions favorables (géométrie de l’uranium et teneur en noyaux fissiles, température, pression du milieu caloporteur et éventuellement modérateur ralentisseur de neutrons), vont pouvoir poursuivre ces réactions en chaîne. Les ordres de grandeur en énergie sont environ 200 MeV pour la fission, de 4-7 MeV pour la radioactivité α, de quelques dizaines ou centaines de kiloélectronvolt pour la radioactivité β, et de 0,1 à 3 MeV pour la radioactivité γ. En comparaison, la combustion d’un atome de carbone libère seulement environ 4 eV. Ces énergies dégagées par la transformation de l’uranium en deux éléments de masse moyenne et deux ou trois neutrons, sous la forme d’énergies cinétiques de ces particules, sont considérables car elles sont liées à une perte de masse de l’ensemble des éléments après transformation par rapport à la masse de l’uranium initial : la variation d’énergie ΔE est égale à cette perte de masse Δm multipliée par le carré de la vitesse de la lumière c2. L’équation d’Einstein permet de comprendre pourquoi ces niveaux d’énergie libérés dans la réaction de fission sont supérieurs de l’ordre de 1.000 à 100 par rapport aux radioactivités α, β ou γ, et de plusieurs millions par rapport aux combustions chimiques liées à des phénomènes électroniques et non nucléaires. La fission contrôlée de 1 t d’uranium 235 équivaut à la combustion de 2 millions de tonnes de pétrole. C’est pourquoi, avec 8.000 t d’uranium naturel (0,7% d’uranium 235 et 99,3% d’uranium 238), la France fabrique 1.000 t de combustible d’uranium enrichi autour de 3,5 à 4% d’uranium 235 et produit avec cette quantité limitée 400 TWh d’électricité, les trois quarts des besoins annuels du pays.
c) Les déchets radioactifs générés par la production nucléaire et le cycle du combustible associé
Lorsqu’on extrait le minerai d’uranium de la mine, on manipule également l’ensemble des descendants radioactifs de l’uranium 235 (0,7 million d’années de période radioactive) et de l’uranium 238 (4,5 milliards d’années), dont le gaz radon et ses produits de filiation. La radioactivité émise par ces radioéléments est faible dans la majorité des cas pour le public riverain, inférieure à 1 mSv/an pour une mine en activité, et une fraction de millisievert par an pour une mine fermée et réaménagée. On peut comparer ces chiffres aux 2,4 mSv/an de la radioactivité naturelle moyenne en France (voir infra). Ils sont limités mais justifient cependant l’attention nécessaire pour contrôler strictement ce niveau. La mine peut surtout avoir un impact potentiel sur les mineurs qui y travaillent ; il faut en particulier contrôler strictement le radon et les poussières de minerai via des systèmes appropriés de ventilation des galeries15.
Cette phase d’extraction est également le seul maillon de la chaîne d’activité où on est amené à manipuler des quantités importantes de matières (faiblement) radioactives et à longue demi-vie, qui restent pour l’essentiel sur place, car les teneurs sont souvent entre 1 et 2 kg d’uranium par tonne de minerai (même si certains gisements sont significativement plus favorables comme celui de Cigar Lake, au Canada). Ainsi, dans le passé, pour produire en France 72.000 t d’uranium (environ dix années d’utilisation au niveau actuel en France), Cogema a extrait 52 millions de tonnes de minerai. Cela étant, on verra que si l’on sait utiliser l’ensemble de l’uranium 238 contenu dans ces 72.000 t grâce au développement de filières à neutrons rapides, ces ressources existantes (à l’origine d’un stock d’uranium appauvri et de retraitement) suffiraient théoriquement à une production de 400 TWh/an sur plusieurs millénaires16.
La radioactivité naturelle de ces ressources combustibles ne crée pas d’autres éléments radioactifs que ceux qui proviennent de leur désintégration (« descendants »), avec décroissance exponentielle dans le temps de l’activité radioactive par rapport au niveau du minerai. Autrement dit, un élément radioactif ne va pas spontanément rendre radioactif ce qui l’entoure. L’essentiel de la radioactivité est donc celle générée dans le cœur du réacteur via les réactions de fission contrôlée. De façon simplifiée, celles-ci comprennent :
– la fission de l’uranium 235, et du plutonium 239 dans une moindre mesure, qui génère directement les produits de fission (nombre de masse de 70 à 170) à vie courte et longue, émetteurs β-γ (isotopes de l’iode, du césium, strontium, technétium…) ;
– la capture de neutrons par l’uranium 238 (ou l’uranium 235, le plutonium 239…) qui génère des transuraniens (nombres atomiques supérieurs à 92), actinides majeurs (les plus nombreux, isotopes de l’uranium et du plutonium) et actinides mineurs (américium, neptunium, curium…). Ces actinides sont essentiellement des émetteurs α à longue période (après parfois des émissions β) ;
– les produits d’activation, isotopes issus du bombardement par des neutrons des matériaux de structure présents dans la cuve du réacteur (structure des assemblages combustibles, internes de la cuve…) ou présents dans l’eau primaire de la cuve (cobalt, nickel, niobium, zirconium, chlore, tritium…).
Les catégories de déchets : une énergie concentrée permet des quantités limitées, surtout pour les déchets HA et MA-VL
a) Les catégories de déchets radioactifs
Les déchets radioactifs sont classés, d’une part, en fonction de leur niveau initial de radioactivité, grossièrement lié au nombre de désintégrations par unité de masse (Bq/g) et donc à la nature des substances qu’ils contiennent et à leur concentration, et, d’autre part, en fonction de leur durée de vie (période radioactive), qui exprime le temps pendant lequel les substances qu’ils contiennent resteront significativement radioactives.
On retient ainsi des niveaux de radioactivité très faiblement, faiblement, moyennement ou hautement radioactifs, et des déchets à vie courte, de période radioactive inférieure à 31 ans, et à vie longue, de période supérieure à 31 ans.
Tableau 1 : Catégories et quantités cumulées des déchets radioactifs en France fin 2019
Source :
inventaire Andra 2021.
Voir Andra, « Inventaire national des matières et déchets radioactifs », 2021, p. 15.
Le monorecyclage du plutonium permet des gains d’environ 10%, et on atteint un peu plus de 20% si l’on recycle également l’uranium de retraitement, contre une multiplication des ressources par 100 avec des réacteurs à neutrons rapides.
Voir Inventaire Andra 2021.
Ces exploitations minières de ressources comme le charbon et les terres rares conduisent à extraire en même temps des matières radioactives naturellement présentes dans la croûte terrestre.
Remarque sur la toxicité de l’uranium et du plutonium : la radiotoxicité de l’uranium est faible et dominée par sa toxicité chimique, du même ordre que celle du cadmium (effets sur le rein). À l’inverse, la toxicité chimique du plutonium est faible et dominée par sa radiotoxicité α, il peut donc être manipulé par des travailleurs sans difficulté majeure (risque d’irradiation externe négligeable) mais à condition de se protéger de l’ingestion et, surtout, impérativement, de l’inhalation de poussières. Ajoutons enfin que le plutonium est malgré tout beaucoup moins radiotoxique que d’autres radioéléments que l’on trouve dans la nature comme le polonium 210 (poison de triste réputation). Le danger principal tient au risque de prolifération (voir Henri Métivier, Plutonium. Mythes et réalités, EDP Sciences, 2010).
• Les déchets de très faible activité (TFA) proviennent surtout du démantèlement des centrales nucléaires et des installations du cycle. Ils se présentent le plus souvent sous la forme de déchets inertes (béton, gravats, terre…). La France est le seul pays à les considérer sans distinction comme déchets radioactifs, alors que pour une part importante leur radioactivité est négligeable.
• Les déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMA-VC) proviennent en particulier du fonctionnement des outils du cycle (traitement des effluents liquides, filtration des effluents gazeux) et de la maintenance (vêtements, outils, gants, filtres). Ces objets présentent des traces limitées de contamination de produits radioactifs provenant du combustible et des matériaux présents dans la cuve ayant été activés par les neutrons de la réaction en chaîne. Ils sont initialement en faible quantité et, bien sûr, décroissants dans le temps.
• Les déchets de haute activité (HA) concentrent 95% de la radioactivité et sont les plus dangereux. Ils proviennent directement du combustible usé et, avec 4.000 m3, ne constituent que 0,2 % des volumes (le volume d’un cube de 16 m d’arête pour plusieurs décennies de production d’électricité).
• Les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL) proviennent de l’activation des matières des structures des assemblages de combustible (gaine, coques et embouts) et des structures internes de la cuve du réacteur (grappes de contrôle) ainsi que des effluents liés au retraitement des combustibles usés. C’est ce qui explique leur niveau d’activité moyennement élevé et la nécessité de s’en protéger dans la longue durée.
• Les déchets de faible activité à vie longue (FA-VL) sont une catégorie intermédiaire entre les 50.000 m3 de déchets HA et MA-VL, les plus sensibles, et les 1,5 million de mètres cubes TFA et FMA-VC moins dangereux, en particulier à moyen et long terme ; ils proviennent en particulier des tubes de graphite des réacteurs à l’uranium naturel graphite gaz (UNGG) de première génération où ils assuraient la modération (le ralentissement) des neutrons de cette filière à uranium naturel, dont les centrales sont maintenant arrêtées et engagées dans le processus de démantèlement.
Environ 60% de tous ces déchets nucléaires produits en France ces dernières décennies sont directement liés au secteur électronucléaire, les autres proviennent de la recherche (dont une part significative consacrée à l’électronucléaire), de la défense, de l’industrie non électronucléaire et du médical17. Les déchets TFA et FMA-VC représentent plus de 90% des volumes globaux du 1,67 million de mètres cubes. Pour autant, ils ne pèsent que pour une part très réduite de la radioactivité, à l’inverse des déchets HA.
b) Matière ou déchet : combustible usé, uranium appauvri et de retraitement. Quel niveau de recyclage ?
Les matières nucléaires sont des substances pour lesquelles une utilisation ultérieure est prévue ou envisagée, le cas échéant après traitement, à la différence des déchets radioactifs, qui sont des substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou envisagée en l’état des connaissances. La distinction matière-déchet est donc liée, pour une part importante, à la stratégie énergétique et nucléaire du pays.
Actuellement, pour 400 TWh produits dans des réacteurs à eau légère, on mobilise dans les assemblages de combustibles d’oxyde d’uranium environ 1.000 t d’uranium enrichi à 4% en uranium 235. Ces 1.000 t nécessitent pour être élaborées 8.000 t d’uranium naturel (nécessitant elles-mêmes l’extraction de 8 millions de tonnes de minerai à 0,1% de teneur en uranium naturel). D’où la production chaque année de 7 000 t d’uranium appauvri (en isotope 235).
On obtient en aval 1.000 t de combustible usé, dont 940 t d’uranium résiduel (de teneur un peu inférieure à 1 % en uranium 235), 11 t de transuraniens, dont environ 10 tonnes de plutonium et 1 tonne d’actinides mineurs (américium, neptunium, curium), ainsi que 49 t de produits de fission (iode, césium, technétium, strontium…). Sur les 1.000 t d’uranium, il reste 950 t d’uranium et de plutonium, 95% du combustible initial, qui n’ont pas été utilisées dans cette première combustion et qui représentent un potentiel énergétique considérable si l’on y ajoute les 7.000 t d’uranium appauvri issues de l’enrichissement du minerai. Ce constat a inspiré la stratégie à long terme de la France, définie dans les années 1980 et en vigueur jusqu’à récemment, de retraiter le combustible usé afin de séparer l’uranium et le plutonium pour se mettre en situation de pouvoir recycler ces matières que sont principalement le plutonium et l’uranium appauvri.
L’objectif à terme est de maîtriser le déploiement industriel de la filière à neutrons rapides qui permet de valoriser le plutonium et l’uranium appauvri (issu de l’enrichissement de l’uranium pour les filières REP), ainsi que l’uranium de retraitement. En attendant, une étape intermédiaire a été mise en place ces dernières années qui consiste à retraiter le combustible usé d’oxyde d’uranium (UOX) et à recycler le plutonium issu du retraitement dans une vingtaine de réacteurs 900 MW du parc nucléaire au travers du combustible MOX, mélange d’environ 92% d’uranium appauvri et de 8% de plutonium. C’est le « monorecyclage » dans les centrales à eau légère qui produit chaque année des combustibles MOX usés, en attente de retraitement, aujourd’hui autour de 2.300 t de métal lourd. Ce premier recyclage permet d’économiser les ressources d’uranium naturel et d’utiliser le plutonium issu des combustibles UOX usés. Cependant, l’ensemble du potentiel énergétique contenu dans les matières que sont le plutonium (que l’on pourrait récupérer en retraitant les MOX usés) et l’uranium appauvri ne pourra être utilisé pleinement que dans les réacteurs à neutrons rapides des filières de génération 418. Ces technologies sont donc nécessaires pour la fermeture effective du cycle, c’est-à-dire l’utilisation de l’ensemble de la ressource en uranium initial. Nous reviendrons plus loin sur ces potentiels d’innovation technique dans le nucléaire ainsi que sur les questions stratégiques qui se posent aujourd’hui à la France sur l’avenir de ces matières.
Si l’on décide d’arrêter le retraitement-recyclage de ces matières, il faudrait donc ajouter aux déchets les combustibles usés en stock ou en cours d’utilisation, de l’ordre, en 2019, de 15.000 t pour les UOX et de 2.500 t pour les MOX, ainsi que les stocks accumulés d’uranium appauvri et d’uranium de retraitement, de l’ordre de 350.000 t19. La première catégorie, les combustibles usés, sont à ranger dans la catégorie des déchets HA, les stocks d’uranium relevant au contraire de la catégorie des déchets miniers, donc d’un niveau de danger très faible.
c) Retour sur quelques ordres de grandeur des quantités de déchets, en particulier les plus sensibles (HA et MA-VL)
Dans les réacteurs à eau légère actuels, il faut environ 8.000 t d’uranium naturel pour produire chaque année 400 TWh, soit les trois quarts de la consommation française. Avec ces 8.000 t, on fabrique 1.000 t d’uranium enrichi qui sont le combustible au cœur des réacteurs nucléaires pour produire, via les réactions de fission en chaîne contrôlées, l’énergie nécessaire pour chauffer l’eau du caloporteur qui sera transformée en énergie mécanique puis électrique. Sur ces 1.000 t, seules 60 t sont consommées, c’est-à-dire fissionnées ou transformées par la capture d’un neutron, et produisent 49 t de produits de fission et une dizaine de tonnes d’actinides composés pour l’essentiel d’environ 10 t de plutonium et pour un peu plus de 1 t d’actinides mineurs (américium, neptunium, curium).
Près de 85% des produits de fission sont stables ou se stabilisent en quelques années (« vie très courte »). Il reste alors environ 7 t actifs, dont un peu moins de la moitié (3 t) de période inférieure à 30 ans de vie courte (césium, strontium…) et un peu plus de la moitié à vie longue (environ 4 t).
Si l’on se place en stationnaire en s’intéressant uniquement aux flux sans se préoccuper des stocks de combustibles au moment où l’on arrêtera d’utiliser la technologie nucléaire, et si l’on se met dans le cadre de la politique de retraitement-recyclage de la France évoquée ci-dessus qui vise à utiliser, via les combustibles MOX dans les réacteurs existants, puis, via le déploiement de réacteurs à neutrons rapides, la part uranium et plutonium des combustibles usés avec l’uranium appauvri issu de la phase enrichissement (stratégie nucléaire à cycle fermé), alors les déchets de haute activité et contenant des produits à vie longue sont réduits aux produits de fission et aux actinides mineurs. Cela représente moins de 10 t/an si l’on exclut les matières qui ne sont plus significativement radioactives, 50 t/an si on inclut l’ensemble des produits de fission. Ce sont là des déchets ultimes potentiellement dangereux, mais en quantité extrêmement réduite, de 0,2 à 1 g/hab./an, au regard de l’ensemble des déchets toxiques dangereux que nous produisons.
Si l’on ajoute les MA-VL (et FA-VL), on arrive à des niveaux inférieurs à 10 g/hab./an. L’ensemble des déchets incluant les très faibles activités et les vies courtes (hors déchets miniers ou analogues) conduit à un niveau de 1 à 2 kg/hab./an, à comparer aux déchets industriels dangereux les plus toxiques d’environ 100 à 200 kg/hab./an. On retrouve bien là l’effet de la dimension très dense et concentrée de l’énergie nucléaire. C’est la légère perte de masse des 60 t consommées (sur les 1.000 t de combustibles) dans leur transformation en produits de fission et autres actinides (perte de masse d’environ 50 kg) qui devient émission massive d’énergie cinétique des nouvelles particules via l’équation d’Einstein ΔE=Δmc2, et produit 400 TWh.
En lieu et place des 1.000 t de combustibles nucléaires, pour produire 400 TWh avec du charbon, il faudrait mobiliser 150 millions de tonnes de charbon, ce qui impliquerait la production de 27 millions de tonnes de déchets solides (500 kg/hab./an), environ 350 millions de tonnes de CO2 (de l’ordre du total des émissions de CO2 de la France aujourd’hui), sans parler des polluants locaux de l’air (NOx, SO2, particules) ou des 800 t d’uranium naturel accompagnant les 150 millions de tonnes de charbon dans l’activité d’extraction minière… La comparaison avec d’autres filières électriques comme les énergies éolienne et photovoltaïque avec les réseaux et les stockages nécessaires (batterie, etc.) serait utile, et permettrait aussi d’illustrer les conséquences de ces filières non émettrices de CO2 (à la différence du charbon et du gaz) mais beaucoup moins compactes et denses que le nucléaire, ce qui implique la mobilisation de quantités considérables de matières, depuis les ressources minières, y compris les terres rares20, jusqu’à l’ensemble des rejets-effluents des processus chimiques nécessaires pour fabriquer les constituants principaux des panneaux solaires ou des batteries, et donc des déchets à vie infinie s’ils sont stables chimiquement.
Si, à l’opposé, on ne cherche pas à retraiter et à recycler les matières à haut contenu énergétique, en particulier le plutonium des combustibles usés (stratégie nucléaire à cycle ouvert), on doit alors considérer ces combustibles usés comme des déchets. C’est pour le moment le choix de pays comme la Suède, la Finlande ou les États-Unis. Les volumes seraient alors de 1.000 t/an de déchets à vie longue et à haute activité et donc d’environ 15 g/hab./an, au lieu du gramme par habitant des seuls produits de fission et actinides mineurs de la stratégie stationnaire en cycle fermé. Dans cette différence, ce sont surtout les 940 t d’uranium qui pèsent en masse, sachant que leur niveau d’activité est durable mais faible puisque leur période est de 4,5 milliards d’années pour l’uranium 238, et de 0,7 milliard pour l’uranium 235. Le problème ajouté tient principalement à la présence des 10 t de plutonium, le plutonium 239 ayant une période de 24.000 ans nettement plus courte, et produisant dans ses descendants l’américium 241, dont la période est encore plus courte de 432 ans et donc l’activité plus intense. Si l’on s’en tenait à ces 10 t en plus des 50 t de produits de fission et actinides mineurs, on voit que l’on serait supérieur de seulement 20% au gramme par habitant du cycle fermé. Dans les deux cas, les ordres de grandeur en masse, comme d’ailleurs en volume, demeurent très faibles au regard des autres catégories de déchets produits par l’humanité21.
Ces remarques illustrent la nécessité de raisonner de façon précise :
– les quantités et la dangerosité des déchets d’une filière comme le nucléaire vont naturellement dépendre de la stratégie de recyclage, qui est elle-même fonction des technologies maîtrisées industriellement (réacteur et cycle du combustible), sachant que les déchets parmi les plus dangereux (au moins potentiellement) peuvent être aussi les plus utiles et disparaître via cette utilisation : l’élimination peut accompagner en physique nucléaire le recyclage via la transmutation des matières (le destin du plutonium dans les réacteurs à neutrons rapides). On gagne à la fois en ressources énergétiques et en diminution des déchets ;
– il faut s’interroger non seulement sur les flux de matières et de déchets en régime plus ou moins stationnaire, mais aussi sur le stock de déchets en fin de période d’utilisation d’une technologie et d’une filière, ce qui arrivera nécessairement tôt ou tard. Que fait-on des combustibles usés en réacteur en cas de sortie rapide du nucléaire à l’horizon de quelques décennies ou dans 200 ou 300 ans après avoir utilisé plusieurs parcs de réacteurs rapides et avant de basculer sur une nouvelle technique de production d’énergie que nous ne connaissons pas aujourd’hui ? Cela implique en particulier qu’avoir à gérer un jour des déchets contenant du plutonium en quantité limitée est une question qui pourra se poser aussi en cycle fermé, même si cette stratégie ouvre des voies de maîtrise et de diminution des quantités de déchets dangereux très utiles dans la durée ;
– enfin, il faut revenir sur les dangers potentiels pour la santé et l’environnement de ces matières radioactives et les différentes catégories de déchets, afin de réfléchir ensuite aux solutions pour s’en protéger.
Les dangers potentiels associés aux déchets radioactifs (activité, radiotoxicité) : quelques points de comparaison avec les déchets industriels toxiques
Sur ce sujet, voir Maurice Tubiana (dir.), Radiologie. Radiothérapie et radioprotection. Bases fondamentales, Hermann, 2008.
Cette dimension de danger potentiel est complexe à appréhender car son niveau dépend de nombreux facteurs : des caractéristiques intrinsèques de chacun des produits concernés (période radioactive, énergie et type de rayonnement émis), mais aussi de la façon dont ils peuvent circuler dans notre environnement et dont ils entrent en contact avec le corps humain et ses différents organes. Le temps est une composante à prendre particulièrement en compte du fait de la décroissance de la radioactivité. Contrairement au caractère souvent stable de la dangerosité des déchets industriels très toxiques, la dangerosité des déchets nucléaires va évoluer fortement dans le temps, en fonction de la période des différents radionucléides. Il faut également prendre en compte le temps de séjour de ces produits toxiques dans le corps humain, ce que l’on appelle la période biologique. Une protection efficace contre ces dangers potentiels passera donc par une prise en compte de ces différentes composantes.
a) Les possibles conséquences sanitaires de la radioactivité sur l’être humain : du becquerel au sievert22
Les matières radioactives sont des noyaux d’atomes peu stables qui, en se désintégrant, se transforment en émettant des rayonnements de matière, des noyaux d’hélium ou des électrons – on parle de radioactivité α ou β – ou en émettant des rayonnements sous forme de photon de très haute fréquence et de très faible longueur d’onde – radioactivité γ. Ces rayonnements vont interagir avec la matière qu’ils traversent en lui transférant de l’énergie principalement par ionisation et excitation d’atomes. En atteignant les vivants, ces rayonnements perdent leur énergie dans l’ensemble des tissus traversés et peuvent, au hasard, affecter le noyau des cellules de ces organismes et l’ADN de ces cellules par un choc direct ou, plus généralement, via la création de radicaux libres (par radiolyse de l’eau environnant l’ADN) qui vont attaquer chimiquement l’ADN. Peu d’autres cibles moléculaires à l’intérieur des cellules, à l’exception d’enzymes impliqués dans la réparation de l’ADN, ont la même conséquence sur la survie cellulaire ou la mutagenèse. Ce mécanisme de toxicité n’est pas spécifique aux rayonnements ionisants. On en retrouve les effets à la suite d’agressions d’origines diverses, chimique, thermique, ou par de la lumière ultraviolette, et physiologique lors de la respiration cellulaire (agressions qui peuvent venir en particulier de produits issus des déchets industriels ou des déchets chimiques d’autres filières énergétiques, la toxicité chimique de ces derniers pouvant par ailleurs employer aussi d’autres voies comme la perturbation de l’environnement enzymatique).
La gravité des effets de ces rayonnements va bien entendu dépendre de la dose reçue. Cette dernière est fonction de trois principaux paramètres : l’activité du radionucléide, l’énergie de ses rayonnements (plus forts pour les α, plus faibles pour les β et les γ), et l’impact sur l’être humain (sieverts) en fonction de la nature du rayonnement (les α sont plus radiotoxiques) et, surtout, de la sensibilité des différents organes (en tenant compte de la durée de rétention des radionucléides, leur période biologique).
L’activité du radionucléide, source de rayonnement, c’est-à-dire le nombre de rayonnement émis par seconde ou, en d’autres termes, le nombre de désintégrations par seconde, mesuré en becquerels (Bq) quel que soit le rayonnement émis, dépend de la quantité de matière radioactive et de son activité massique en becquerels par gramme (Bq/g).
À ce stade, trois remarques techniques permettent d’éclairer la compréhension des niveaux parfois très élevés et très contrastés de ces activités massiques (voir tableau 2) :
– l’unité retenue, le becquerel par gramme, donne des chiffres souvent élevés par construction car dans 1 g de matière il y a un très grand nombre d’atomes. C’est un ordre de grandeur comparable à celui du nombre d’Avogadro (le nombre d’atomes d’une mole, à savoir 6,02 1023) autour de 1022 ou 1023 en fonction du nombre de masse de l’atome de matière en question, et donc un nombre important de désintégrations si l’on a purifié et concentré de la matière même faiblement radioactive. Il sera plus aisé de la confiner avec des volumes plus faibles, et l’activité massique sera bien sûr plus forte, à l’inverse de ce que serait le résultat d’une stratégie de dilution ;
– la période du radionucléide est le paramètre clé de l’activité. L’activité massique d’un radionucléide est d’autant plus faible que sa durée de vie est longue : l’uranium 238 a une période de 4,5 milliards d’années (à peu près l’âge de la planète Terre) et son activité massique est seulement de 12.434 Bq/g, à comparer aux 4,6 millions de milliards de becquerels par gramme de l’iode 131, produit de fission à vie très courte de 8 jours, ou aux 3.200 milliards de becquerels par gramme du césium 137, produit de fission à vie courte de 31 ans (cette très grande dispersion des ordres de grandeur de ces activités massiques résulte de la combinaison entre les puissances d’environ 1023 des nombres d’atomes dans 1 g et les périodes radioactives qui indiquent le temps pour que la moitié des atomes de ce gramme se désintègrent, en gardant à l’esprit le nombre de secondes dans une année qui est d’environ 3,2 106) ;
– enfin, troisième remarque importante, il ne faut pas oublier le caractère exponentiel de la décroissance radioactive : l’iode 131, produit de fission à vie très courte présent dans le combustible utilisé lors de l’arrêt du réacteur, apparaît ainsi comme extrêmement actif, mais ses jours sont comptés, sa demi-vie étant de 8 jours. Son activité massique sera donc divisée par 2 tous les 8 jours, par 1.000 tous les 80 jours (210 ≈ 1 024) et par 1030 en 800 jours (donc négligeable au-delà de 1 à 2 ans). Ajoutons qu’en cas de fuite importante d’iode en raison d’un accident grave, il convient de prendre des pastilles d’iode avant le contact avec la source radioactive pour que l’organisme ne fixe pas cet élément dangereux dans la thyroïde pendant les premières semaines. On voit ainsi que l’appréciation du risque effectif passe par la compréhension de l’ensemble des paramètres principaux qui le déterminent, y compris les protections simples et disponibles qui s’imposent en cas de danger potentiel.
En ce qui concerne l’énergie portée par les rayonnements, la dose absorbée par l’être humain ou les êtres vivants non humains dépend de l’énergie communiquée par le rayonnement au tissu irradié. Son unité est le gray, énergie d’un rayonnement ionisant apportant une énergie de 1 joule à un milieu homogène d’une masse de 1 kilogramme. Elle est liée à la quantité du radionucléide et à son activité massique, en tenant compte également des caractéristiques énergétiques des rayonnements émis (voir tableau 2). Les produits de fission à vie courte comme le césium (durée de vie d’une trentaine d’années) ont des γ d’énergie significative. Ils vont donc peser les premières décennies et s’effacer assez rapidement à l’échelle de deux ou trois siècles. Les produits de fission à vie longue, technétium 99, iode 129, césium 135, sont essentiellement des émetteurs β (rarement des γ) inférieurs à 200 ou 300 keV, énergies modestes. Ils peuvent aussi émettre des rayons X par « rayonnement de freinage » de ces électrons β. Et les actinides à vie longue, dont l’américium 241 (432 ans) et le plutonium 239 (24.000 ans), émettent des α fortement énergiques d’environ 5 MeV, mais quasiment pas de γ (sauf l’américium : γ peu énergétique de 60 keV).
Tableau 2 : Activité massique et facteur de dose pour quelques radionucléides
Source :
Robert Dautray, L’Énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques. Rapport à l’Académie des sciences, Tec & Doc, 2001, p. 252 ; Jean Lefèvre (dir.), Les Déchets nucléaires, Eyrolles, 1986 ; Bernard Bonin (dir.), Les Déchets nucléaires : état des lieux et perspectives, EDP Sciences, 2011, p. 33 ; radioactivité.com ; Wikipédia ; pour les facteurs de dose, voir le JO de 2003.
Sur ces dimensions de radioprotection voir notamment l’ouvrage de Bernard Bonin (dir.), Les Déchets nucléaires : état des lieux et perspectives, EDP Sciences, 2011.
L’impact sur l’être humain (mesuré en siervets) est fonction de la nature des rayonnements (α versus β et γ) et de la sensibilité des organes affectés. Différentes notions ont été construites pour tenir compte de ces deux éléments et mesurer la nocivité potentielle des radionucléides23.
À dose absorbée égale, les effets biologiques varient en fonction de la nature des rayonnements. Pour tenir compte de ce facteur, on utilise la notion de « dose équivalente » mesurée en Sievert. Elle introduit un coefficient qui traduit la toxicité plus forte des α par rapport aux γ et aux β d’un facteur 20 pour la même énergie mesurée en grays (ainsi 10 Sv = 10 Gy dans le cas des γ et 10 Sv = 0,5 Gy x 20 dans le cas des α).
Pour tenir compte de la sensibilité des différents tissus humains, on utilise la notion de « dose efficace » qui, grâce à un facteur de pondération tissulaire, tient compte de la contribution relative de chacun des tissus à l’ensemble du risque stochastique (probable) dans le cas d’une irradiation homogène du corps entier. Elle est également mesurée en sieverts.
Dans le cas d’ingestion ou d’inhalation (« contamination interne »), le « facteur de dose » mesure la nocivité d’un radionucléide. Il est particulier à chaque radionucléide et évalué grâce à un modèle décrivant le cheminement du radionucléide dans les différents compartiments de l’organisme. Il tient compte du fait que tous les radionucléides n’ont pas le même rayonnement et que leur chemin d’accès dans l’organisme est différent. Le tableau des facteurs de dose édité par l’ICRP est régulièrement mis à jour pour tenir compte des progrès des connaissances.
Jean-Marc Cavedon, La radioactivité est-elle réellement dangereuse ?, Le Pommier, 2014, p. 46.
Pour aller plus loin sur la question des faibles doses, voir Bernard Le Guen et Roland Masse, « Effets des faibles doses des rayonnements ionisants », EMC Toxicologie-Pathologie professionnelle, 16-510-A-10, 17 juillet 2007, et Roland Masse, « Effets sanitaires des faibles doses de rayonnements ionisants : origine et actualité d’une controverse », Pollution atmosphérique, numéro spécial « Énergie-Santé », juin 2014, p. 27-38.
Quelques éléments de base sur la radioactivité et ses impacts sur la santé
Mesure des impacts sur la santé et ordres de grandeur liés à la radioactivité • L’activité d’un radionucléide : le nombre de désintégrations que ses noyaux subissent par unité de temps, 1 Bq = une désintégration par seconde (quel que soit le rayonnement émis, α, β ou γ). • La dose d’irradiation (ou « dose absorbée ») mesure l’énergie déposée par des rayonnements dans un corps par unité de masse de ce corps : 1 Gy = 1 joule/ kilogramme. • La même quantité d’énergie déposée par un rayonnement ne produira pas les mêmes effets biologiques selon la nature du rayonnement (α, β, γ, X), et celle de l’organe irradié. Pour quantifier les effets biologiques (nocivité) d’un rayonnement affectant un tissu vivant, on utilise le sievert (Sv). • Les rayonnements α, plus pénalisants pour les tissus, sont en revanche arrêtés facilement par une feuille de papier comme par la couche superficielle de la peau. Ils ne posent donc problème que par contamination interne liée à l’ingestion, et surtout l’inhalation. L’irradiation externe est essentiellement liée aux γ très pénétrants, et aux rayons X moins énergiques. Les rayonnements β sont faiblement pénétrants et moins pénalisants que les α en contamination interne. • La radioactivité naturelle en France est voisine de 2,4 mSv/an en moyenne, l’exposition naturelle variant selon les régions de 1,5 à 6 mSv/an. Cette exposition naturelle atteint 50 mSv/an dans des parties de la région du Kerala, au sud de l’Inde, ou 35 mSv/an à Espirito Santo, au Brésil. L’exposition naturelle de 2,4 mSv/an en France provient pour 0,4 mSv/an des rayons cosmiques (1,7 mSv/an à 4 000 m d’altitude), 0,7 mSv/an des rayonnements telluriques émis par les éléments radioactifs (0,4 mSv par irradiation externe, 0,3 mSv par ingestion – potassium 40, plomb, traces de polonium) et 1,3 mSv/an par inhalation de radon (d’origine tellurique aussi). • L’exposition supplémentaire en France provient principalement des activités médicales de diagnostic pour environ 1 mSv (un scanner du corps entre 4 et 10 mSv), pour une part faible (0,1 mSv) des activités techniques et industrielles, et pour une part négligeable de la filière électronucléaire (moins de 0,1% de l’irradiation naturelle).
Concernant les effets sur la santé on distingue : • Les effets déterministes apparaissent rapidement et avec certitude au-dessus d’une certaine dose (seuil). Plus on est au-dessus du seuil, plus ces dommages sont graves (liés à la destruction des cellules d’un même tissu). La dose létale se situe autour de 10 Sv, la DL50 (probabilité de mourir de 50%) est autour de 5 Sv. On ne voit aucun effet au-dessous de 0,5 Gy, une réaction générale légère et réversible de 0,5 à 2 Gy, des pathologies sanitaires graves à partir de 2 Sv. • Les effets probabilistes se traduisent par des dommages incertains qui risquent d’arriver après un délai plus ou moins long selon l’organe touché. Ces dommages sont liés aux mutations erronées des cellules plus qu’à leur destruction. C’est la probabilité d’apparition du dommage (cancer, leucémie) qui dépend de la dose reçue et non sa gravité. Dans une population humaine exposée, on ne voit pas de risque discernable de cancer en dessous de 100 mSv. On a constaté une relation linéaire au-delà avec une augmentation de 0,5% de probabilité de développer un cancer fatal tous les 100 mSv (+ 25% de probabilité pour 5 Sv*). La question de l’effet probabiliste de faibles doses (inférieures à 100 mSv) est débattue sachant que les femmes enceintes et les enfants en bas âge pourraient avoir une sensibilité à des niveaux plus faibles**. • Les seuils de radioprotection fixés par l’ICRP traduisent une marge de sécurité très importante avec des seuils fixés à 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire et à 1 mSv/an pour le reste de la population. Les objectifs retenus par l’ASN en France en termes de risque à l’exutoire de stockage géologique (pour les quelques personnes vivant à proximité) à 100.000 ou 1 million d’années sont encore plus bas, à 0,25 mSv. |
En tenant compte de la radiosensibilité particulière de l’organe ou du tissu irradié en fonction du radionucléide ainsi que du mode d’exposition (contamination interne, ingestion ou inhalation vs irradiation externe), on peut définir la radiotoxicité potentielle d’un radionucléide. Elle caractérise le danger sanitaire pour un corps humain de l’ingestion et de l’inhalation de la totalité de ce radionucléide, mesurée également en sieverts (ici la dose efficace tenant compte des facteurs de pondération des tissus affectés). Elle peut être calculée comme le produit de la radioactivité du radionucléide en becquerels par la radiotoxicité unitaire de ce radionucléide par inhalation ou par ingestion et en fonction de l’âge du sujet (le « facteur de dose » en sieverts/becquerels)24.
On remarque ainsi que les actinides, plutonium, américium, curium, une fois incorporés aux organismes qui les ont ingérés ou inhalés, ont un impact en sieverts qui peut être de 100 à 10.000 fois supérieur à celui des PFVL de même activité. Cet effet est dû à l’action combinée de l’énergie des émissions α, de leur facteur de qualité et de la persistance des actinides, leur vie durant, dans leurs sites de rétention : poumon (après inhalation), os et foie. Toutefois, un facteur important limite leur impact après migration dans l’environnement : leur très faible mobilité et leur très faible facteur de transfert digestif (5 pour 10.000 chez l’adulte25). Ceci en limite considérablement l’impact par voie digestive, les rayonnements α n’atteignant, pendant le transit, que quelques couches cellulaires du tube digestif, sans atteindre les cellules qui le renouvellent. Du fait du parcours très faible des α dans l’air, seule la contamination interne par les actinides est à l’origine d’impact sur l’être humain. Comme les polluants environnementaux, métaux lourds, arsenic, dioxines, cyanure, les actinides doivent être ingérés ou inhalés pour être toxiques.
La notion de radiotoxicité potentielle est donc à manipuler avec précaution car elle suppose par définition que la totalité du produit est ingérée (ou inhalée), ne tenant compte ni de sa mobilité ou solubilité dans l’environnement, ni des protections qui peuvent être mises en place de façon efficace contre l’inhalation ou l’ingestion de radionucléides, comme pour tout produit toxique industriel. Or la plupart de ces actinides sont effectivement peu mobiles et solubles, et ces protections, si elles ont été bien pensées, y compris sur des temporalités importantes, vont empêcher l’accès des radionucléides au corps humain, et donc réduire le risque de façon majeure.
Par ailleurs, l’irradiation externe par les β énergiques (et les rayonnements de freinage associés (X) et, surtout, les γ plus pénétrants (dont il est particulièrement important de se protéger les premières décennies et premiers siècles pour les produits de fission à vie courte) est une voie spécifique à la radioactivité : on prend un risque en passant non loin d’une matière radioactive β-γ. On peut éviter ce danger en utilisant des écrans qui arrêtent ces rayonnements, les parades sont simples et la mesure de ces rayonnements est d’une grande précision (simple compteur Geiger). Mais cette voie peut apparaître comme mystérieuse, à l’image de la pollution de l’air par des molécules inodores et invisibles comme le CO2, dès lors qu’on ne dispose pas de ces instruments de mesure et de ces parades.
b) Évolution dans le temps de la radioactivité et de la radiotoxicité potentielle des combustibles usés et des déchets HA
Évolution de l’activité (becquerels)
Les graphiques 1 et 2 comparent l’évolution de l’activité des verres HA et des combustibles usés à l’activité du minerai d’uranium naturel nécessaire pour fabriquer ces combustibles (cette activité mesurée par tonne de métal lourd de combustible enrichi correspond donc à 8 t d’uranium naturel avec ses descendants, donc à peu près 100 fois l’activité d’une tonne d’uranium naturel sans ses descendants).
Graphique 1 : Décroissance de la somme des actinides et de la somme des produits de fission au cours du temps après retraitement (activité équivalente à 1 t de métal lourd dans les verres)
Source :
Robert Dautray, L’Énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques. Rapport à l’Académie des sciences, Tec & Doc, 2001.
* Activité (descendants compris) équivalente pour quantité de minéral nécessaire à la fabrication d’une tonne de métal lourd.
Graphique 2 : Décroissance de la radioactivité d’un élément combustible avant retraitement
Source :
Robert Dautray, L’Énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques. Rapport à l’Académie des sciences, Tec & Doc, 2001.
Voir Christian Ngô et Alain Régent, op. cit., p. 37.
Les produits de fission ont une décroissance rapide, ils rejoignent le niveau d’activité du minerai d’uranium en quelques centaines d’années (autour de 500 ans), les verres en 10.000 ans et les combustibles usés (avec le plutonium) en un peu plus de 100.000 ans.
Dans le combustible usé, les produits de fission à vie courte et émetteurs γ (comme le césium de demi-vie de 30 ans), et émetteurs β énergiques (comme le strontium de même demi-vie) font l’essentiel de l’activité les 500 premières années. Puis l’américium 241 (période de 432 ans) prend le relais, jusqu’à 2.000 ans, et le plutonium 239 (24.000 ans) de 2.000 à 100.000 ans, tous deux émetteurs α. Le technétium 99 (213.000 ans), produit de fission et émetteur β de faible énergie, domine de 100.000 à 1 million d’années, avant la reprise par d’autres actinides α à demi-vie encore plus longue comme le neptunium 237.
Dans les verres, on a une évolution analogue sans la présence du plutonium (et ses descendants). L’américium domine ainsi jusqu’à quelques dizaines de milliers d’années, avant l’arrivée du technétium 99.
L’activité à la sortie du réacteur est très importante, et pour autant déjà très inférieure au nombre de réactions de fission du réacteur en marche. Ce niveau en sortie est déjà quelques milliers de fois inférieur au nombre de réactions qui se déroulent par seconde quand le combustible est en réacteur et produit de l’énergie. L’activité considérable du réacteur en fonctionnement est confinée par les trois écrans successifs que sont la gaine du combustible, la cuve en acier et le béton du bâtiment réacteur26. Ce niveau, très important encore en sortie du réacteur, diminue d’un facteur de 50 à 100 les 10 premières années en raison de la décroissance très rapide des produits de fission à vie très courte comme l’iode 131 (8 jours). Ce niveau décroît à nouveau de façon rapide d’un facteur 1.000 en 300-500 ans, lié à la décroissance des produits de fission de durée de vie courte et émetteurs γ comme le césium (période 30 ans), avec ensuite une évolution à la baisse beaucoup plus lente, un plateau descendant où l’on perd à peine plus qu’un facteur dix entre 300 ans et 1 million d’années.
Le danger potentiel lié à l’irradiation externe a fortement diminué dès 300-500 ans. À partir de cette date (300 ans) et jusqu’à 100.000 ans, l’activité des colis de verre HA est dominée par celle des actinides, émetteurs α dangereux s’ils sont ingérés ou inhalés mais qui sont plus lourds et moins mobiles que les produits de fission, et donc plus aisés à confiner dans un lieu défini (ce qui permet en même temps de se protéger des rares γ résiduels associés, en particulier pour l’américium). Le danger résiduel d’irradiation externe au-delà de 300 ans est probablement lié, durant le long plateau descendant, pour une part au rayonnement de freinage (rayons X) provoqué par le ralentissement des β de produits de fission à vie longue comme le technétium 99, et pour une autre part à la contribution d’autres éléments radioactifs à vie longue. Il vaut mieux continuer d’éviter de se tenir rapproché durablement et sans protection de ces déchets, compte tenu de leur concentration en radioéléments.
Voir Louis Patarin (dir.), Le Cycle du combustible nucléaire, EDP Sciences, 2002, p. 160.
Un calcul analogue est fait par Robert Dautray : « Du point de vue du rapport de la radioactivité ajoutée à celle de la croûte terrestre, le rapport concernant la radioactivité totale de 40 ans d’exploitation du parc électronucléaire du monde entier est de l’ordre de 10–7 au début de la sortie du combustible du réacteur et tombe à 10–11 en des temps très petits par rapport aux temps géologiques, puis à moins de zéro à ces échelles, puisque l’on détruit des corps à vie très longue en les remplaçant par des corps, pour la plupart à vie beaucoup moins longue » (Robert Dautray, L’Énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements climatiques. Rapport à l’Académie des sciences, Tec & Doc, 2001, p. 52).
La radioactivité ajoutée par les déchets nucléaires à celle de la croûte terrestre
L’activité d’un colis de verre, au moment où on le constitue, est d’environ 16.000 TBq*. On a donc pour un parc nucléaire produisant 400 TWh pendant 50 ans autour de 5 1020 Bq quelques années après leur sortie de réacteurs (il faut deux colis de verre pour les déchets associés à 1 TWh). La croûte terrestre sous le territoire de la France a un volume d’environ 2 1016 m3. Cela correspond à la superficie de la France de l’ordre de 500.000 km2 multipliée par les 40 km de profondeur de la croûte terrestre en moyenne. Avec une activité liée à l’uranium et au thorium, ainsi qu’à leurs descendants à l’équilibre, d’environ 1.000 Bq/kg, l’activité naturelle totale de la croûte sous le sol français est d’environ 6 1022 Bq. L’activité initiale des verres correspond ainsi les premières décennies à 1% de l’activité du sous-sol. À l’échelle de quelques siècles, cette activité va diminuer environ d’un facteur 104 en raison de la décroissance radioactive rapide des produits de fission à vie courte. On atteint à horizon de 500 ans une activité qui correspond à celle de 4 cm du sous-sol français, ce qui illustre bien le caractère négligeable à long terme de la radioactivité des déchets par rapport à la radioactivité naturelle. On est loin de l’image de Prométhée. Si le danger important de ces déchets tient à leur très grande concentration en un très petit volume, c’est précisément cette qualité qui va permettre de concevoir des solutions de confinement simple. Ajoutons qu’à très long terme, au-delà du million d’années, on aura diminué la radioactivité sur terre puisqu’on détruit dans les réacteurs des matières à durée de vie très longue (uranium) pour les remplacer par des matières à durée de vie moins longue**. |
Évolution de la radiotoxicité potentielle par ingestion
On utilise souvent la notion de radiotoxicité potentielle : il s’agit ici de la dose hypothétique que recevrait un ensemble d’individus qui auraient ingéré la totalité de la matière radioactive considérée (voir le graphique 3, en sieverts par tonne de combustible usé). Après les premières décennies où ce sont les γ des produits de fission à vie très courte et courte qui dominent, c’est ensuite d’abord le plutonium qui domine à long terme, et s’il est recyclé ce sont les actinides mineurs qui dominent cette radiotoxicité. Cette domination du plutonium en termes de radiotoxicité explique l’intérêt de sa transmutation pour supprimer les dangers liés à son ingestion et à son inhalation (en notant cependant que l’intérêt principal de la transmutation du plutonium réside dans la possibilité d’utiliser son potentiel énergétique). La possibilité de transmuter les actinides mineurs constitue un axe secondaire de recherche dans l’optique de réduire encore la radiotoxicité des déchets.
Il convient d’insister sur la dimension théorique de cette notion de radiotoxicité potentielle et de rester prudent sur les conséquences qu’il faut en tirer. Il faut, d’une part, tenir compte du fait que ces atomes lourds sont peu mobiles et solubles, et, d’autre part, qu’ils sont facilement confinés dans des matrices-colis-stockages géologiques.
Graphique 3 : Évolution dans le temps de la radiotoxicité potentielle à l’ingestion
Source :
Dossiers 2005 Andra et CEA.
Voir aussi la figure 1.2 Radiotoxicity evolution in time and its components, in « Physics and Safety of Transmutation Systems A Status Report », OCDE, 2006, p. 9.
Voir Jean Lefèvre (dir.), Les Déchets nucléaires, Eyrolles, 1986, p. 37.
Ces ordres de grandeur sont fondés sur les courbes de décroissance de l’activité des produits de fission des verres et sur les analyses récentes d’un rapport de l’IRSN (« Méthodologies et critères envisageables pour apprécier la nocivité des matières et déchets radioactifs », rapport n° PSE-ENV/2018-00048, pôle Santé et Environnement, septembre 2018).
OPECST, « Rapport sur les effets des métaux lourds sur l’environnement et la santé par Mrs. Gérard Miquel et Henri Revol, sénateurs », Sénat, rapport d’information n° 261 déposé le 5 avril 2001, p. 108, 99 et 135.
c) Commentaires sur les dangers potentiels associés à ces différents produits
Dangers potentiels liés à l’irradiation externe :
un risque qui caractérise les γ-β des produits de fission
Ce risque est associé surtout aux rayonnements γ, un peu aux rayons X, et dans une faible mesure aux rayons β énergiques. Les produits de fission à vie longue ne présentent pour le césium 135 et le technétium 99 que des rayonnements β peu pénétrants, arrêtés par quelques millimètres d’eau, quelques mètres d’air ou une feuille de métal, et d’énergie modeste. Le césium 135, avec une période de 2,3 millions d’années, est donc de très faible activité spécifique, avec essentiellement des β. Le technétium 99 a une période de 213.000 ans, un peu plus courte, qui explique son poids dans l’activité des déchets ou des combustibles usés autour de cette période, avec essentiellement des β et leurs rayons X associés, mais l’absence de γ énergétiques limite son impact. L’iode 129 présente une forte mobilité et des γ un peu plus énergétiques, mais sa période très longue de 15,7 millions d’années réduit beaucoup son activité, et donc ses effets possibles (y compris en contamination interne).
Demeurent donc les produits de fission à vie courte, le césium 137 et le strontium 90, tous deux de période de l’ordre de 30 ans. Ils peuvent être transférés à l’être humain par la voie alimentaire. Le césium 137 émet des γ de 600-700 keV d’énergie élevée, et cinq ans après la sortie du réacteur il représente près de la totalité du rayonnement γ des produits de fission27. Il faut plusieurs décimètres ou mètres de béton, ou quelques centimètres de plomb, pour arrêter ces rayonnements γ constitués de photons énergétiques. Il est donc d’abord indispensable de protéger les travailleurs et la population de l’exposition externe liée à ces matières pendant les quelques décennies et siècles qui suivent leur sortie du réacteur par les écrans pertinents, matrices-colis-conteneurs-structure de béton des entreposages. Leur très forte concentration et densité le permet sans difficulté particulière.
Des calculs basés sur un rapport de l’IRSN sur l’abandon d’un colis de verre HA, sans mise en place de protection particulière (hypothèse théorique d’absence totale de protection), donnent quelques ordres de grandeur sur les dangers potentiels de rayonnements externes28. Un colis de verre (il y en a 800 pour 400 TWh/an en France) délivre à 1m une dose d’environ 15 Sv/h à 50 ans et de 4 mSv/h à 300 ans. Le césium 137 est dimensionnant pour l’irradiation externe sur cette période et l’on retrouve la baisse significative de son activité de trois ordres de grandeur. Rester à 1 m est létal en 1 h à 50 ans. À 300 ans, en restant 1 h, on a une dose équivalente à la radioactivité naturelle. Si l’on reste 365h (1 h/j à 1 m), on reçoit de l’ordre de 1,5 Sv, soit des effets déterministes (brûlures, lésions cutanées…) et une augmentation de la probabilité de cancer fatal d’environ 7% par rapport à la normale (plus 0,5% par 100 mSv). L’impact des rayonnements décroît avec le carré de la distance : s’éloigner de 10 à 100 mètres permet alors de revenir à des niveaux comparables ou inférieurs à la radioactivité naturelle. Cette irradiation externe présente ainsi à partir de 300 ans un danger limité dès que l’on s’écarte suffisamment du colis, mais elle ne diminue ensuite que très lentement avec un long plateau où elle ne perd qu’un ordre de grandeur en quelques centaines de milliers d’années, pour une part en raison des rayons X liés aux β ralentis des produits de fission à vie longue (PFVL) comme le technétium 99 (et peut-être aussi aux γ de l’américium). La concentration très élevée des PFVL sur quelques milliers de colis, représentant un très faible volume mais un danger encore important dans la durée, impose donc de mettre en œuvre un confinement efficace également à long terme.
Les dangers potentiels des α par inhalation et ingestion,
comparaison avec les déchets industriels toxiques
Les déchets α (plutonium, américium) présentent des dangers après ingestion ou inhalation comme en présentent des produits que l’on retrouve dans les déchets industriels toxiques, ménagers ou agricoles, et qui sont présents dans de nombreux objets utilisés ou manipulés par l’être humain : métaux lourds (mercure, cadmium, plomb), arsenic, cyanure (CN), composés organochlorés (dioxine TCDD Seveso), composés organophosphorés (gaz sarin C4H10FO2P, VX, parathion C10 H14 NO5PS), toxine botulique (C6760 H10447 N1743 O2010 S32), etc.
Ces produits, à dose significative, sont à l’origine d’effets toxiques aigus ; à dose plus faible mais répétée dans le temps, ils sont à l’origine de toxicités chroniques et ils peuvent présenter aussi, à l’exception de la toxine botulique, des effets cancérogènes ou mutagènes. Les DL 50 (doses létales à 50% à l’ingestion en grammes, milligrammes ou microgrammes par kilo) pour le rat sont bien sûr un indicateur de toxicité très insuffisant et trop spécifique, mais il permet d’illustrer l’encadrement des déchets nucléaires les plus toxiques à long terme (comme le plutonium) par ces substances chimiques considérées comme des déchets dangereux, dont les quantités utilisées, rejetées pour une part dans l’atmosphère, l’eau ou les sols, sont souvent de plusieurs ordres de grandeur plus importantes.
Rappelons, par exemple, en comparaison des 10 t de plutonium et de la tonne d’actinides mineurs produits chaque année par le fonctionnement du parc nucléaire français, quelques-uns des chiffres fournis par le rapport de l’OPECST dirigé par Gérard Miquel et Henri Revol en 2001 :
– émission de métaux lourds dans l’air en France (prévision pour 2002) : arsenic, 18,5 t ; cadmium, 14,1 t ; chrome, 90,8 t ; mercure, 33,8 t ; plomb, 12,1 t ;
– consommations annuelles françaises de cadmium autour de 1 800 t ; de plomb autour de 273.000 t ; production d’arsenic en France, 10.000-12.000 t en 1990 ;
– rejets de métaux lourds par an dans l’eau : 2,92 t de cadmium, 11,79 t d’arsenic, 33,7 t de plomb, 341,8 kg de mercure, 779 t de chrome29.
Tableau 3 : Toxicité comparée de plusieurs produits dangereux
Source :
INRS, IRSN.
* Il s’agit de la dose « théorique » à l’inhalation (voir IRSN, « Radioprotection, radionucléides. Plutonium-239 », fiche ED 4320, juin 2014, ainsi que Henri Métivier, Plutonium. Mythes et réalités, EDP Sciences, 2010, p. 186). La dose à l’ingestion est probablement plus élevée compte tenu de la faible « période biologique » dans le système gastro-intestinal.
Ces produits présentent souvent des utilisations possibles, comme c’est bien sûr le cas pour le plutonium, source à fort potentiel énergétique, d’où l’intérêt de développer des filières de recyclage. Se pose aussi pour nombre de ces produits la problématique de concentration-confinement versus dilution-diffusion : la protection passe soit par la concentration de ces déchets dangereux pour limiter les volumes et faciliter un confinement durable – avec, par construction, des doses qui si elles étaient rejetées sans contrôle seraient localement à des niveaux élevés –, soit au contraire par leur dilution et l’acceptation de leur diffusion à faible dose (c’est le cas des rejets du secteur industriel et des épandages en secteur agricole pour certains produits qui peuvent être toxiques en cas de forte dose). La concentration de produits dangereux implique une forte attention apportée aux risques associés, en particulier en cas de contact des composés qui peuvent réagir entre eux et provoquer explosion et/ou incendie. On a l’équivalent pour le plutonium et les combustibles usés avec le risque de criticité à contrôler impérativement.
Pour étudier les dangers potentiels de ces déchets HA via leur ingestion, l’IRSN30 a examiné les conséquences sur la santé d’un adulte et d’un enfant se nourrissant exclusivement des produits d’une petite parcelle cultivée de 3.000 m2 et d’un plan d’eau de 1 ha contaminés par l’abandon d’un colis de déchets HA et la dispersion de la totalité de ses composants sur cette parcelle et le plan d’eau. On obtient à 1.000 ans une dose de l’ordre de 1,45 Sv pour l’enfant et de l’ordre de 500 mSv pour l’adulte, dose impliquant une augmentation des probabilités de cancer d’environ 2% pour l’adulte et des conséquences préoccupantes pour la santé de l’enfant. On notera que c’est un produit de fission à vie longue, à nouveau le technétium 99, qui produit 90% de cette toxicité, du fait probablement de sa plus grande mobilité et transmission dans la chaîne alimentaire, et seulement pour moins de 10% les actinides mineurs, moins mobiles et solubles. Par ailleurs, comme l’explicite bien le document de l’IRSN, l’hypothèse de lixiviation intégrale du colis sur le délai d’un an pris en compte dans le calcul n’est pas réaliste si l’on tient compte de la matrice de verre 31.
La dispersion sous forme de poussières dans une atmosphère confinée de l’ensemble des produits d’un colis de verre serait bien plus dangereuse de deux ou trois ordres de grandeur, car l’inhalation d’actinides dans les poumons est extrêmement toxique. Mais il s’agit là de scénarios concernant des accidents (en milieu plutôt confiné) pertinents aujourd’hui pour assurer la protection des travailleurs et des populations lorsqu’on manipule ces matières pour les travailler, les transporter ou les entreposer, mais qui n’ont plus la même pertinence si on veut s’intéresser aux conséquences sanitaires possibles sur les générations futures lointaines d’un abandon de colis de verre.
Tous ces éléments permettent de mieux percevoir les dangers potentiels à long terme de ces déchets, dangers comparables à ceux d’autres produits toxiques, et pour autant significatifs localement du fait d’une forte concentration géographique dans de faibles volumes. D’où l’intérêt de protéger l’être humain comme les écosystèmes en tirant parti de ces faibles quantités et de leur traçabilité (voir volume 2).
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