Les déchets nucléaires : une approche globale (3)
L’enjeu des générations futuresÉconomie, prospective et éthique
Le stockage géologique plutôt que l’entreposage de longue durée : l’approche du calcul économique public2
Pour une prospective des mondes possibles à très long terme
Mobiliser les ressources des philosophies éthiques
Résumé
L’horizon temporel des risques liés aux déchets nucléaires conduit à s’interroger sur nos responsabilités concernant les générations futures, y compris à très long terme (siècles, millénaires et au-delà). Les approches du « calcul économique public » éclairent le choix entre stockage géologique et entreposage de longue durée en fonction de l’état des sociétés futures. Une grille d’analyse plus large des risques et des opportunités transmis aux générations futures, qui hiérarchise les degrés de danger, les échelles géographiques et prend en compte le niveau de réversibilité, permet une meilleure appréciation des questions posées par les déchets nucléaires par rapport à des risques locaux, comme ceux liés aux déchets industriels toxiques, et par rapport à des risques globaux et majeurs, comme la perte de biodiversité ou l’évolution du climat.
Cette grille d’analyse permet de comparer l’intérêt de la filière nucléaire par rapport aux autres filières énergétiques (fossiles et renouvelables) pour les générations présentes et futures. Enfin, les ressources des philosophies éthiques sont mobilisées pour mieux penser l’équilibre à trouver entre les responsabilités des générations présentes et celles des générations futures, et mieux hiérarchiser ce qui pourrait être le patrimoine le plus précieux à léguer à ces dernières : connaissances scientifiques, institutions démocratiques, sagesses pratiques ?
Jean-Paul Bouttes,
Ingénieur et économiste. Il a été directeur de la stratégie et de la prospective ainsi que chef économiste à EDF. Il a également été membre du comité des études du Conseil mondial de l’énergie et professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
ancien directeur de la Stratégie et de la Prospective et chef économiste à EDF, ancien professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
Les déchets nucléaires : une approche globale (1)
Les déchets nucléaires : une approche globale (2)
Les déchets nucléaires : une approche globale (4)
Glossaire, principaux acronymes, sigles et symboles utilisés dans l'étude - Les déchets nucléaires : une approche globale
Énergie nucléaire : la nouvelle donne internationale
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
L’avenir de l’hydroélectricité
Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Good COP21, Bad COP21 (2) : une réflexion à contre-courant
Une civilisation électrique (1) un siècle de transformations
Une civilisation électrique (2) vers le réenchantement
Prix de l’électricité : entre marché, régulation et subvention
Vers une société post-carbone
Énergie-climat en Europe : pour une excellence écologique
Énergie-climat : pour une politique efficace
Économie, prospective et éthique
L’« option de référence », pour utiliser le vocabulaire des analyses socio-économiques des investissements.
On se propose ici de revenir sur nos responsabilités vis-à-vis des générations futures lointaines concernant les déchets nucléaires. Le premier niveau de cette discussion consiste à éclairer le choix entre, d’un côté, l’entreposage de longue durée, en surface ou subsurface, qui est, d’une certaine façon, la stratégie « business as usual1 » de moindre effort pour les générations présentes, mais qui suppose une action poursuivie de la part des générations futures, et, de l’autre côté, le stockage géologique, qui est plus exigeant en investissements pour les générations présentes. Ce premier parcours permettra de comprendre la nécessité de s’interroger sur les besoins et les capacités des sociétés futures, ainsi que sur l’intérêt d’une interprétation ouverte des outils du calcul économique public concernant les questions d’éthique intergénérationnelle.
Être à l’écoute des attentes et des capacités des sociétés futures implique d’élargir la problématique des risques en allant au-delà des seuls déchets nucléaires pour inclure les risques analogues (déchets industriels toxiques) et, plus encore, des risques globaux et majeurs (climat, biodiversité, pandémies…). Il s’agit de vérifier que l’allocation de nos efforts consacrés à la préparation de l’avenir et le choix de nos investissements sont les plus utiles pour les sociétés futures, sachant que nos capacités sont limitées.
Il faut donc replacer les déchets nucléaires dans une grille d’analyse plus large des risques et des opportunités transmis aux générations futures. Cette grille implique également, en amont de la réflexion sur la gestion des déchets nucléaires, de comparer l’intérêt de la filière nucléaire par rapport aux autres filières énergétiques (fossiles et renouvelables), non seulement pour les générations présentes mais aussi pour ce qu’elles permettent de transmettre aux générations futures en termes d’environnement, de capital de connaissances et de savoir-faire.
Cet élargissement de la problématique amène dans le champ des philosophies éthiques à la recherche de l’équilibre à trouver entre protection des générations futures et reconnaissance de leurs capacités et de leur liberté, et donc de l’équilibre et de la « solidarité-complémentarité » à penser entre nos responsabilités et les leurs. Ces responsabilités doivent être exigeantes mais, d’abord et surtout, comme le disaient déjà les Grecs, « mesurées et déterminées ». Le patrimoine le plus important pour nos héritiers ne serait-il pas d’abord dans la qualité de nos enquêtes factuelles et éthiques sur les risques et les solutions pour s’en protéger comme dans la qualité de nos institutions organisant nos choix et nos actions ?
Le stockage géologique plutôt que l’entreposage de longue durée : l’approche du calcul économique public2
Pour cette partie, voir Andra, « Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo », août 2020 (www.andra.fr), ainsi que Jean-Paul Bouttes, Christian Gollier, Anne-Laure Mascle Allemand, Aude Pommeret et Éric Preud’homme, « Contre-expertise de l’évaluation socioéconomique du projet Cigéo », rapport au secrétaire général pour l’Investissement, Andra, 5 février 2021.
Voir Christian Gollier, « Actualisation et développement durable : en faisons-nous assez pour les générations futures », Annales d’économie et de statistiques, hors-série n° 1, 30 janvier 2012.
Voir Christian Gollier (dir.), « Le calcul du risque dans les investissements publics », Centre d’analyse stratégique, juillet 2011, et Émile Quinet (dir.), « Évaluation socioéconomique des investissements publics », Commissariat général à la stratégie et à la prospective, septembre 2013.
Voir Jean-Paul Bouttes, Christian Gollier, Anne-Laure Mascle Allemand, Aude Pommeret et Éric Preud’homme, op.cit.
Voir Andrew E. Snyder-Beattie, Toby Ord et Michael B. Bonsall, « An upper bound for the background rate of human extinction », nature.com, 30 juillet 2019.
Voir en particulier Christian Gollier (dir.), op. cit., ainsi que l’ouvrage de référence du même auteur sur ce sujet : Pricing the Planet’s Future, The Economics of Discounting in an Uncertain World, Princeton University Press, 2013.
Il s’agit d’un processus markovien à deux régimes (croissance et décroissance), avec probabilités de passage entre les deux régimes qui traduisent leur durée de vie moyenne. Voir à ce propos Jean-Paul Bouttes, Christian Gollier, Anne-Laure Mascle Allemand, Aude Pommeret et Éric Preud’homme, op. cit.
La réflexion éclairant les avantages et les inconvénients du stockage géologique et de l’entreposage de longue durée, dans une première approche relativement intuitive, s’appuie sur la comparaison de scénarios d’évolution de nos sociétés. Ces scénarios sont élaborés à partir des caractéristiques de ces dispositifs respectifs et d’hypothèses simplifiées de taux de croissance des sociétés futures et des taux d’actualisation qui leur sont associés. Cette première démarche sera ensuite approfondie par une analyse plus fine des éléments de théorie économique qui sous-tendent ces calculs. Enfin, un élément de complexité supplémentaire sera apporté par la prise en compte de l’incertitude concernant les scénarios futurs, car c’est inévitablement dans un état d’incertitude que nous devons prendre maintenant les décisions qui auront un impact sur les générations futures.
a) Une comparaison (simplifiée) des coûts actualisés du stockage géologique et de l’entreposage de longue durée dans trois types de scénarios possibles concernant les sociétés futures dans l’exemple français (projet Cigéo)
Les coûts de l’entreposage de longue durée, coûts de maintenance et de surveillance et coûts de renouvellement une fois par siècle (ou tous les deux ou trois siècles), sont estimés à 10 milliards d’euros par siècle, soit 100 millions d’euros par an (pour moitié de l’investissement). Si l’on suppose que les sociétés des générations futures seront au moins aussi riches et dotées de compétences scientifiques et techniques aussi fortes que la nôtre, alors on peut considérer que la sûreté sera assurée de façon active pour l’entreposage de longue durée à un niveau comparable à celui du stockage. La comparaison des coûts actualisés sur très longue période entre, d’une part, les 25 milliards d’euros de Cigéo répartis sur les 120 prochaines années et, d’autre part, les 10 milliards d’euros par siècle de l’entreposage de longue durée démarrant dans une centaine d’années et récurrents tant que l’humanité existe est alors à l’avantage de l’entreposage de longue durée dès que le taux d’actualisation est supérieur à 0,3-0,4%, soit un taux de croissance supérieur à 0,2-0,3% par an (voir infra). En revanche, deuxième scénario, si les taux d’actualisation et les taux de croissance sous-jacents de la production (et de la consommation) par habitant sont proches de zéro, alors dépenser 10 milliards d’euros par siècle en cumulé pendant des millénaires est évidemment collectivement beaucoup plus coûteux que de dépenser maintenant 25 milliards et ensuite plus rien.
Un troisième scénario consiste à envisager une décroissance forte suivie d’une longue stagnation des sociétés, qui ne seraient plus capables pendant des siècles de maintenir et de renouveler les entreposages de longue durée. Ces derniers seraient donc laissés à l’abandon. Le béton des bâtiments puis les conteneurs en acier et les matrices de verre seraient progressivement travaillés par l’eau et les intempéries. À très long terme, des traces de radionucléides pourraient se retrouver dans les nappes phréatiques, d’où, pour les populations vivant à proximité, des conséquences sanitaires possibles sur de très nombreuses générations. Les coûts d’une analyse socio-économique doivent alors intégrer ces impacts sanitaires en utilisant les valeurs tutélaires publiques attachées à la perte d’années de vie. Le cumul de ces coûts sanitaires sur longue période, actualisés de plus à des taux négatifs, serait supérieur au coût de Cigéo, même si ces coûts sont faibles à l’échelle d’une seule génération.
Cet exemple de raisonnement simplifié à l’extrême sur trois types de scénarios possibles pour les sociétés futures amène aux conclusions suivantes :
– croissance élevée durable : les générations futures seront plus riches et plus développées scientifiquement que notre génération, et l’entreposage de longue durée est alors préférable au stockage géologique car ces générations auront les moyens de gérer les entreposages et elles disposeront, le cas échéant, des innovations techniques qui leur permettront plus facilement qu’aujourd’hui de transmuter-utiliser ces déchets. Le taux d’actualisation élevé, cohérent avec le taux de croissance selon la règle de Ramsey (voir infra), traduit techniquement la nécessité morale de redistribuer une partie de la richesse des générations futures plus prospères vers les générations présentes moins riches ;
– croissance nulle ou très faible et stagnation séculaire à un niveau de PIB par tête et de connaissances scientifiques et industrielles au moins égal au nôtre : Cigéo est alors meilleur que l’entreposage de longue durée car la somme actualisée à un niveau proche de zéro, sur de nombreuses générations, des coûts de maintenance-renouvellement de l’entreposage de longue durée justifie cet investissement du stockage géologique ;
– décroissance forte jusqu’à un niveau de PIB par tête et de développement scientifique antérieur à la maîtrise de la réaction nucléaire (1930 en France) : le PIB par tête serait alors de l’ordre du dixième du nôtre et il resterait à ce niveau durant une civilisation, disons 1.000 ou 2.000 ans, avant de pouvoir sortir de cette trappe de longue durée. L’entreposage de longue durée ne serait plus maintenu faute de compétences. Les colis de déchets seraient attaqués par l’eau et des traces de déchets nucléaires se retrouveraient dans les nappes phréatiques entraînant des conséquences sanitaires limitées à une zone proche de l’entreposage de longue durée et pour un petit nombre de personnes, mais sur de nombreuses générations beaucoup moins riches que nous. Cigéo est alors à nouveau préférable à l’entreposage de longue durée par souci d’équité avec ces générations futures moins dotées que nous : le taux d’actualisation est en effet négatif, en cohérence avec les taux de croissance, et donne alors un poids beaucoup plus important aux coûts économiques et, surtout, sanitaires supportés par les générations futures.
b) Quelques remarques sur les impacts sanitaires et les coûts associés dans le scénario « décroissance et entreposage de longue durée laissé à l’abandon »
Le troisième scénario de décroissance est donc le seul dans lequel apparaissent des conséquences d’ordre sanitaire pour les générations futures dans le cas du choix de l’entreposage longue durée. Cet enjeu d’importance mérite qu’on s’y arrête pour évaluer l’ampleur possible de ces impacts.
Ces impacts sanitaires seront d’autant plus faibles que les matrices, les conteneurs et les systèmes d’entreposage (sites et bâtiments) auront été conçus pour résister le mieux possible à ces agressions diverses à très long terme ; on peut penser, par exemple, au choix d’un entreposage en subsurface avec des structures particulièrement résilientes et, plus encore, au choix de matrices particulièrement performantes comme les verres. La recherche et l’innovation continueront aussi dans ces domaines, de pair avec un choix de localisation des sites à l’abri des agressions naturelles dommageables (séisme, inondations…).
Si l’on regarde les effets possibles d’un tel abandon sur les colis HA plus de 300 ans après leur sortie de réacteur, donc après la chute de l’activité des produits de fission à vie courte, les risques d’irradiation externe sont faibles et disparaissent pratiquement dès que l’on reste à plus de quelques centaines de mètres du site et à plus d’une dizaine de mètres d’un colis isolé qui aurait été sorti par une intervention humaine malencontreuse. La contamination par ingestion dans les nappes phréatiques proches devrait être très lente compte tenu de la faible mobilité-solubilité des actinides dans de nombreux milieux et compte tenu de la résistance des verres dans la longue durée, surtout s’ils restent sur le site, même si les structures sont endommagées par les intempéries sur la longue période. Les impacts devraient être ainsi réduits au petit nombre d’individus vivant juste à côté des exutoires. Enfin, la contamination par inhalation, la plus dangereuse si des actinides se retrouvent concentrés dans les poumons, est plutôt liée à des accidents d’explosion ou d’incendie des colis, surtout en milieu confiné (dispersion dans l’atmosphère respirée), événements a priori peu cohérents avec ce type de société et ce type de déchets (colis de verre).
On ne serait donc pas confronté à une catastrophe de grande ampleur à un instant donné. Il s’agirait plutôt d’impacts sanitaires limités, locaux mais significatifs pour les personnes concernées dont le nombre, cumulé sur de très nombreuses générations, pourrait être important. En supposant que ces coûts sanitaires annuels soient du même ordre de grandeur que les dépenses d’exploitation et de renouvellement annuels de 100 millions d’euros (ce serait théoriquement le cas si celles-ci étaient dimensionnées sur la base d’une balance bénéfices/risques), cela signifierait, en utilisant la valeur tutélaire de la vie humaine actuellement retenue dans les choix publics de 3 millions d’euros, la perte de 30 vies humaines par an. Ces ordres de grandeur, sur lesquels il serait nécessaire de disposer d’études plus approfondies, combinés à des taux de croissance, et donc d’actualisation, négatifs ou nuls, conduisent bien sûr à préférer Cigéo pour protéger les générations futures.
Ces analyses ne sont ici qu’esquissées, en s’appuyant en particulier sur les caractéristiques des déchets HA en France et sur les qualités des matrices de verre. Cependant, il nous semble indispensable d’aborder directement et clairement les impacts sanitaires en cas d’abandon d’un entreposage de longue durée, en se mettant dans le contexte d’une société beaucoup moins développée qui, par définition, n’appliquerait ni les réglementations de l’ASN en vigueur aujourd’hui, ni nos règles d’évacuation et d’indemnisation des populations. Ces analyses ne sont aujourd’hui ni explicitées ni partagées. Elles mériteraient d’être développées.
c) Interprétation du taux d’actualisation sans risque en termes de justice redistributive intergénérationnelle dans le cadre du calcul économique public
L’approche par scénarios a permis une première compréhension des enjeux selon les évolutions des sociétés futures. Cette approche est étayée par les outils de l’analyse socio-économique et tout particulièrement le taux d’actualisation retenu, qui doit être cohérent avec les hypothèses de taux de croissance et avec celles concernant les attitudes des populations face au risque et aux inégalités.
Le critère socio-économique public consiste à prendre la décision qui minimise les coûts actualisés sur la longue période en internalisant les coûts externes non économiques liés aux impacts sanitaires ou aux impacts sur l’environnement, grâce aux « valeurs tutélaires » comme la valeur du CO2 ou celle de la vie humaine. On additionne ainsi les coûts des générations présentes, vivant à t = 0, aux coûts des générations futures, vivant au temps t, divisés par (1/1+r)t , où r est le taux d’actualisation. Ce taux d’actualisation s’exprime selon la règle de Ramsey : r = δ + Υg, où δ est le taux de préférence pure pour le présent, g le taux de croissance de la consommation (ou de la production) par tête, Υ l’élasticité de l’utilité marginale de la consommation. Cette formule peut être formellement dérivée dans le cadre standard de l’économie néoclassique mais elle peut être ici interprétée qualitativement de façon à la fois beaucoup plus large et simple si on retient que Υ reflète l’aversion collective aux inégalités intergénérationnelles3.
En effet, plus le taux d’actualisation est grand, moins on accorde d’importance aux coûts subis par les générations futures en comparaison de ceux subis par les générations présentes : r sera d’autant plus grand que le taux de croissance g sera important, c’est-à-dire que les générations futures seront plus riches que nous, et que le coefficient Υ de g sera lui aussi fort, c’est-à-dire traduira un désir de redistribution d’autant plus fort des riches, en l’occurrence les générations futures si le taux de croissance est positif, vers les pauvres, c’est-à-dire dans cet exemple les générations présentes. Les rapports Gollier et Quinet proposent de retenir ainsi une valeur de 2 pour Υ4. Le taux de préférence pure pour le présent peut être fixé à 0 pour ne pas pénaliser les générations futures, à niveau de richesse égal avec celui des générations présentes. C’est le choix retenu dans ces deux rapports Gollier et Quinet ainsi que dans la Contre-expertise de l’évaluation socioéconomique du projet de Cigéo5.
Le taux de préférence pure pour le présent peut aussi être fixé à un niveau qui traduise la probabilité de disparition de l’humanité, par la chute d’une météorite de grande taille comme il y a 66 millions d’années et dont on estime la puissance d’explosion à plusieurs milliards de fois Hiroshima, ou bien encore une éruption volcanique comme les trapps de Sibérie, etc. C’est le choix de Nick Stern dans son rapport au gouvernement britannique sur le climat, mais avec une valeur de 0,1% qui correspondrait à une espérance de vie pour l’humanité de seulement 1.000 ans, qui semble excessivement pessimiste. D’autres chercheurs proposent une probabilité annuelle d’extinction humaine due à des causes naturelles comprise entre 1/14.000 et 1/87.0006, et l’on serait ainsi avec une valeur δ très faible, de l’ordre de 0,005%, suffisante pour tenir compte de la finitude de l’humanité.
Avec la règle de Ramsey, qui met au cœur du taux d’actualisation le taux de croissance, une valeur Υ significative de 2 qui renforce ce poids de la croissance et une valeur δ très faible qui supprime pratiquement toute asymétrie « sans cause » entre générations, on comprend le rôle redistributif de ce taux dans notre choix :
– dans le scénario de croissance durable élevée, il s’agit d’alléger le fardeau des générations présentes en limitant leurs investissements d’avenir (dont le stockage géologique) et en laissant aux générations futures plus prospères le soin de mettre en œuvre les solutions les meilleures ;
– à l’inverse, dans le scénario de décroissance-stagnation, le taux de croissance, donc le taux d’actualisation, est négatif, et les générations présentes sont incitées à investir davantage en faveur des générations futures, en l’occurrence à faire le stockage géologique dès maintenant.
d) Choisir dans l’incertitude de ce que seront les sociétés futures
Le raisonnement s’est appuyé jusqu’à présent sur des hypothèses simplifiées concernant l’évolution des sociétés. On a supposé que les taux de croissance restent stables dans la durée et que le scénario futur est connu. Mais, comme le rappelle l’histoire des sociétés, la réalité est évidemment beaucoup plus complexe : il faut tenir compte de l’incertitude qui pèse sur ces scénarios et envisager la possibilité de périodes successives très différentes, alternant des séquences de croissance, décroissance et stagnation, et avec des temps de passage d’une séquence à l’autre eux aussi très variés.
Pour décider en tenant compte de l’incertitude concernant l’avenir et les mondes futurs possibles, on peut alors arrêter des probabilités concernant ces scénarios puis retenir la solution (stockage ou entreposage de longue durée) apparaissant la meilleure en espérance sur l’ensemble des scénarios.
Le taux d’actualisation étant censé intégrer également cette incertitude sur les mondes possibles et l’aversion collective au risque, cela revient à prendre en compte dans les choix deux effets supplémentaires :
– le premier est un effet de précaution ou de prudence lié à l’incertitude croissante dans le temps tenant à l’écart grandissant du niveau de PIB par tête entre scénario à croissance séculaire et scénario à décroissance et stagnation séculaire ; cet effet prudentiel a comme conséquence de baisser le taux d’actualisation de long terme, ce qui revient à donner un poids plus important au scénario pessimiste que le poids lié à sa seule probabilité ;
– le second est un effet assurantiel lié à la corrélation différenciée entre les coûts des projets alternatifs et les scénarios : l’entreposage de longue durée engendre des coûts sanitaires récurrents seulement dans le scénario pessimiste (« procyclique »), le stockage géologique fournit précisément une assurance aux générations futures contre ce risque (« contra-cyclique »).
Ces deux effets liés à l’aversion collective au risque à long terme permettent de comprendre pourquoi le stockage géologique peut être préféré à l’entreposage de longue durée, même si la probabilité du scénario décroissance-stagnation est modeste au regard de celle du scénario de croissance, et si l’espérance de croissance à très long terme reste significativement positive.
Il nous faut aussi enrichir cette analyse en introduisant les capacités d’action des différentes générations, c’est-à-dire leur capacité à mener des projets individuels et collectifs et à exercer leur liberté, suivant en cela les intuitions d’Amartya Sen ou de Paul Ricœur. Ces capacités de réactions des sociétés futures face aux crises ouvrent à la possibilité de passer d’un scénario à l’autre : possibilité de sortir de la décroissance-stagnation par une « renaissance » qui remettrait sur un sentier de croissance ou, à l’inverse, « malveillance et/ou négligence collective », qui ferait passer du scénario de croissance à la décroissance. Une brève analyse de ce type a été esquissée dans la Contre-expertise de l’évaluation socio-économique du projet Cigéo, en s’appuyant sur les travaux développés par les économistes lors de ces dernières décennies et portant sur le taux d’actualisation et les risques7. On constate ainsi sur un modèle simple qu’en conservant en espérance une vision optimiste à long terme (croissance moyenne de très long terme de l’ordre de 1%) et avec un peu plus de réalisme sur les scénarios, une durée moyenne du régime de croissance de 1.000 ou 2.000 ans (celui d’une civilisation comme le monde gréco-romain) et une durée moyenne de 100 à 500 ans pour le scénario décroissance (de la chute de Rome à la « renaissance » des XIe et XIIe siècle), le stockage géologique de Cigéo peut être préféré à l’entreposage de longue durée dans une plage de paramètres plausible et pour les niveaux de coûts évoqués ci-dessus8.
On peut ainsi expliciter un raisonnement et les hypothèses associées qui conduisent au choix éthique du stockage géologique comme solution de référence. Face aux incertitudes concernant les mondes futurs, croissance durable, stagnation séculaire ou décroissance, le stockage géologique implique un surcoût pour les générations présentes mais évite des dommages sanitaires récurrents dans les périodes de décroissance et de fragilité institutionnelle durables, et des coûts récurrents de maintenance et de renouvellement significatifs dans les périodes de stagnation séculaire. Ce choix en faveur du stockage géologique, et d’un engagement dès aujourd’hui, dépend (au-delà du niveau de son coût par rapport à celui de l’entreposage de longue durée) des trois catégories de paramètres clés que nous avons évoqués dans cette discussion :
– ceux qui portent sur les caractéristiques principales des mondes possibles, leurs capacités liées au taux de croissance, au niveau scientifique et technique, à la qualité des institutions et des valeurs partagées, ainsi qu’aux probabilités de passage entre ces mondes, correspondant aux durées moyennes des périodes de croissance, de stagnation ou de décroissance, c’est-à-dire à leur fragilité-résilience ;
– ceux qui portent sur les risques et sur les opportunités que nous léguons aux générations futures en raison de nos actions présentes et de leurs impacts potentiels à long terme en termes sanitaire, environnemental, culturel, institutionnel et économique ;
– ceux qui portent sur nos responsabilités, sur notre attitude morale, et qui se retrouvent dans l’expression du taux d’actualisation, aversion aux inégalités entre générations, aversion au risque et taux de préférence pure pour le présent (appréciation de la finitude de l’humanité).
Ce parcours simplifié et stylisé illustre quelques points importants :
– la prise en compte dans le champ des possibles d’un scénario de décroissance, même avec une probabilité d’apparition et de durée faible, combiné à une aversion au risque, fait émerger une plage plausible de valeurs des paramètres dans laquelle le choix du stockage géologique devient pertinent, sans qu’il soit besoin de considérer des hypothèses de catastrophes entraînées par les déchets nucléaires ;
– il faut donc disposer d’une vision prospective (même très simplifiée) des sociétés futures et évaluer les conséquences économiques, sanitaires et environnementales réalistes en lien avec les capacités et les vulnérabilités de ces mondes possibles ;
– il faut resituer la question des déchets nucléaires dans le cadre global des risques que nous léguons aux générations futures, qui sont loin de se réduire aux seuls déchets nucléaires : déchets industriels toxiques, pollutions locales, pandémies, changement climatique, biodiversité, impact des nanotechnologies et de l’intelligence artificielle (nanorobots), guerre nucléaire… L’épargne juste disponible pour transmettre un patrimoine satisfaisant à nos successeurs étant limitée, il va falloir hiérarchiser et s’assurer de la cohérence et de l’efficacité de nos choix ;
– les différents scénarios et leurs conclusions correspondent à des intuitions morales qu’il convient d’approfondir par une interprétation éthique des questions soulevées par les décisions à prendre.
Pour une prospective des mondes possibles à très long terme
Gaston Berger, « L’attitude prospective » [version 1958], repris in Bibliothèque de prospective, Étapes de la prospective, PUF, 1967.
Cité in Gaston Berger, « L’attitude prospective » [version 1959], repris in Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset et Pierre Massé, De la prospective. Textes fondamentaux de la prospective française. 1955-1966, L’Harmattan, 2e éd., 2017, p. 92.
Voir Damien Agut et Juan Carlos Moreno-Garcia, L’Égypte des pharaons. De Narmer à Dioclétien, 3150 av. J.-C.-284 apr. J.-C., Belin, 2016.
Voir Angus Maddison, Contours of the World Economy, I-2030 AD, Oxford University Press, 2007 ; Claire Sotinel, Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric, 212-fin du Ve siècle, Belin, 2019 ; Bryan Ward-Perkins, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford University Press, 2005 ; Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Gallimard, 1983 ; Joël Chandelier, L’Occident médiéval. D’Alaric à Léonard, 400-1450, Belin, 2021.
Voir les analyses de Moses I. Finley vs Michael I. Rostovtzeff et la controverse « Bücher-Meyer ». Pour cette partie, voir Jean Andreau, L’Économie du monde romain, Ellipses, 2010 ; Claude Nicolet, Rendre à César. Économie et société dans la Rome antique, Gallimard, 1988 ; Moses I. Finley, L’Économie antique, Éditions de Minuit, 1975 ; Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944], Gallimard, 1983 ; Michael I. Rostovtzeff, Histoire économique et sociale de l’Empire romain [1926], Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1988.
Voir Joël Mokyr, La Culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, Gallimard, 2020.
Voir Jean-Michel Carrié et Aline Rousselle, L’Empire romain en mutation. Des Sévères à Constantin, 192-337, Seuil, coll. « Points histoire », 1999, p. 515.
Voir Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], PUF, 2013.
Voir, entre autres, Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2005 ; Joakim Radkau, Nature and Power. A Global History of the Environment, Cambridge University Press, 2008 ; Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, La Découverte, 2019.
Voir notamment ce que certains historiens nomment « réflexivités environnementales », autrement dit « la manière dont les sociétés ont pensé les conséquences de l’agir humain sur la nature, et ses effets en retour », et donc des pratiques associées et leurs transmissions (Jean-Baptiste Fressoz, Frédéric Graber, Fabien Locher et Grégory Quenet, Introduction à l’histoire environnementale, La Découverte, 2014, chap. III, p. 35-54).
Voir Stefan Hirschberg, Gerard Spiekerman et Roberto Dones, « Projet GaBE : Comparative Assessment of Energy System. Severe Accidents in the Energy Sector », Paul Scherrer Institut (PSI), 1re éd., novembre 1998, et « New Elements for the Assessment of External Costs from Energy Technologies », Final Report to the European Commission, DG Research, Technological Development and Demonstration (RTD), septembre 2004.
Voir Andrew E. Snyder-Beattie, Toby Ord et Michael B. Bonsall, op. cit. ; Richard A. Posner, Catastrophe. Risk and Response, Oxford University Press, 2004.
Voir IPCC, « Climate Change 2021. The Physical Science Basis », 7 août 2021.
La méthodologie dite « ExternE » est une approche du calcul des coûts externes environnementaux telle qu’elle a été développée au cours de la « série de projets ExternE », appelée « Impact Pathway Approach ».
Les autres agences internationales ne traitent que ponctuellement certains de ces sujets.
a) L’ évolution des sociétés : prospective à long terme
Réfléchir aux conséquences de nos choix sur des générations futures lointaines implique de s’intéresser aux attentes, aux besoins d’un autre qui ne nous est ni indifférent ni totalement étranger. Un autre, comme nous, complexe et traversé de contradictions, capable d’innovations bénéfiques ou de malveillance, un autre que nous pourrions comprendre et par qui nous pourrions être surpris. C’est bien ainsi que Gaston Berger, philosophe spécialiste de la phénoménologie et l’un des fondateurs de la prospective en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale, entendait tracer les lignes de force d’une discipline au service de l’action collective dans la durée longue : intégrer dans les études prospectives sur les futurs possibles le comportement et les motivations des hommes, leurs attentes et leur capacité d’action. Imaginer et prendre des risques, mais avec prudence. Selon Gaston Berger, « vivre est toujours un pari, évitons du moins les paris absurdes9 », et il ajoutait, citant Paul Valéry : « Il s’agit de se représenter l’homme de notre temps, et cette idée de l’homme dans le milieu probable où il vivra doit d’abord être établie10. »
Afin que les scénarios à élaborer dans le cadre de ces études prospectives soient crédibles et pertinents, la réflexion a besoin de s’appuyer sur les éléments de compréhension des hommes, de l’évolution des sociétés et de leur capacité à faire face aux événements majeurs qu’apportent les enseignements de l’histoire longue.
Les ressources de l’histoire longue pour penser la croissance et le déclin des civilisations
S’interroger sur des futurs possibles au-delà de quelques siècles suggère de revenir sur l’histoire longue des sociétés en sollicitant réflexions et débats entre historiens sur les conditions de la croissance et de la prospérité ou du déclin des civilisations. La mise en perspective de l’historiographie et les progrès réalisés ces dernières décennies grâce à de nombreux travaux sur des sources archéologiques et épigraphiques revisitées et élargies à des domaines nouveaux de la vie de ces sociétés (sites ruraux ou petites villes, littoraux et fonds sous-marins, déserts…) ont ajouté du relief et de la complexité aux images trop souvent construites à partir des préoccupations du temps vivant des historiens. Quelques exemples rapides illustrent l’écho de ces débats que l’histoire longue renvoie aux prospectivistes :
– les civilisations dialoguent dans le temps et l’espace, esquissant une histoire globale des sociétés humaines et de leurs échanges : le monde gréco-romain hérite et se nourrit culturellement comme matériellement de l’Égypte (pensons ainsi au rôle d’Alexandrie dans l’Empire romain, source intellectuelle et maillon clé de l’approvisionnement en grains de Rome puis de Constantinople), les échanges commerciaux et les guerres mettent en relation Rome, la Perse, l’Inde et même la Chine ;
– bien souvent, les dynamiques des civilisations n’apparaissent figées qu’en raison de l’absence de sources ou de biais dans la compréhension : c’est l’histoire perdue des « vaincus », des classes dominées, des sociétés sans écriture ou sans objets en matériaux durables. Le réexamen de l’Égypte ancienne par l’historiographie contemporaine nous le dévoile11. Les phases de l’histoire de Rome apparaissent également contrastées. D’abord le temps des conquêtes de la République, les trois siècles avant notre ère, avec un PIB par tête multiplié par deux, puis les quatre siècles de l’empire, avec une stagnation économique et un PIB par tête à peu près constant, un périmètre géographique relativement stable mais où, dans le même temps, les institutions politiques, les religions, les modes de vie, les innovations techniques subissent des évolutions importantes. Enfin, à partir du Ve siècle et jusqu’au IXe siècle, on relève un déclin économique de l’Europe, un PIB par tête qui décroît, avant de revenir aux XIe – XIIe siècles à son niveau atteint sous Auguste, avec une chute de l’urbanisation et des échanges12 ;
– il faut sortir de l’opposition entre, d’un côté, des sociétés hiérarchisées et archaïques, toutes vues sur le même modèle et dont les innovations culturelles et techniques seraient figées, et, d’un autre côté, nos sociétés de croissance rapide dont l’émergence ne commencerait qu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles13. À l’inverse, retrouver les structures de nos sociétés industrielles à Rome ou au Moyen Âge peut relever de l’anachronisme. En revanche, des transmissions de potentialités inexplorées mais esquissées dessinent une trame complexe qui tisse des relations entre ces périodes. Le moulin à eau existe déjà dans l’Empire romain, il se déploie au Moyen Âge. Les monastères ont été un lieu de progrès technique et « managérial » autant que les gardiens des manuscrits gréco-romains, ressources tant pour la renaissance des arts et des humanités aux XIVe et XVe siècles que pour l’effervescence scientifique et technique aux XVIe et XVIIe siècles. Les membres de la République des lettres ne peuvent échanger leurs missives que grâce aux postes et aux routes développées au Moyen Âge, parfois héritées des voies romaines14.
L’histoire des hommes n’est pas stationnaire. Les deux cents dernières années de croissance technique exceptionnelle et durable constituent bien un régime totalement inédit. Bien sûr, les futurs possibles ne peuvent se déduire du passé. Pour autant, ces histoires longues illustrent bien l’articulation complexe des causalités entre domaines de l’action humaine, économie et innovations techniques, modes de vie et cultures, structures sociales et institutions politiques, religions et sagesses, conflits entre sociétés et géopolitique, actions humaines prises entre héritages du passé et capacités d’initiatives, et confrontées aux opportunités et risques de leurs écosystèmes, pandémies, évolutions du climat, variations à court terme de la météorologie et ses conséquences sur l’agriculture… Certes, le niveau de développement n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui sur le plan économique, sanitaire, en termes d’espérance de vie, d’accès à l’écriture et à la culture, et cela pour un très grand nombre de personnes, avec l’objectif d’atteindre l’« accès pour tous », le service universel, ce qui est unique dans l’histoire des civilisations. Cependant, un examen plus attentif du passé montre que la répartition des surplus a pu être moins inégalitaire qu’on le pensait. La vision des campagnes romaines cultivées par une masse d’esclaves et quelques hommes libres réduits au niveau de subsistance, le surplus étant accaparé par les élites urbaines des « villes de consommateurs », est ainsi fortement nuancée, et il ne s’agissait sans doute « ni [de] paysans réduits à l’autoconsommation, ni [de] villes prédatrices, parasites et improductives15. »
Même en période de stagnation longue, il y a eu accumulation d’innovations techniques et de connaissances scientifiques, des potentialités pour d’éventuels successeurs, et plus encore des inventions culturelles, artistiques, spirituelles et institutionnelles remarquables qui, ensemble, ont constitué autant de capacités de rebonds possibles pour les générations suivantes. Dans leur diversité, ces sagesses des civilisations, à certains égards indépassables, sont pour la première fois disponibles aujourd’hui pour l’ensemble des citoyens de la planète. Elles constituent peut-être le plus bel héritage des générations passées. Si on acceptait de les solliciter un peu plus dans nos réflexions éthiques et prospectives, cela pourrait peut-être permettre au « corps agrandi » de l’humanité (par la connaissance scientifique et la maîtrise des techniques) de trouver ce « supplément d’âme » « pour le diriger » comme l’évoquait Bergson16.
Les capacités de réaction et de transmission des sociétés dans les périodes difficiles, face aux crises et aux catastrophes
Nombre d’études montrent aussi le rôle important dans les dynamiques historiques des réactions des acteurs confrontés à des difficultés de grande ampleur et/ou durables : invasions, guerres civiles, épidémies, évolutions du climat, épuisement des ressources ou catastrophes naturelles17… Ces différents exemples indiquent que le meilleur comme le pire ne sont jamais certains. Face aux deux défis principaux que sont la violence entre les hommes et la violence de la nature, les ressources à mobiliser peuvent renvoyer davantage à la force et à la résilience des valeurs partagées et des institutions de coopération entre les hommes qu’aux moyens techniques et économiques ou même aux qualités des écosystèmes, sans pour autant négliger le rôle complémentaire et incontournable de ces derniers pour traduire la volonté en réalité durable.
On constate aussi l’existence de capacités de transmission dans la longue durée des connaissances nécessaires pour gérer et renouveler des écosystèmes comme les forêts, les ressources halieutiques, les carrières et le sous-sol de villes comme Paris18. La sauvegarde et la transmission des sagesses, des savoirs et des savoir-faire dans les monastères du haut Moyen Âge illustrent également ces capacités de résilience et de transmission sur de nombreuses générations et dans des circonstances difficiles.
De ce parcours par les ressources de l’histoire, retenons plus particulièrement les deux points suivants :
– les sociétés qui nous ont précédés ont légué des ressources mais aussi des problèmes auxquels il a fallu trouver des solutions. Par exemple, concernant l’héritage de Rome, nous savons à peu près gérer le plomb des canalisations des Romains et les mines d’or ou d’argent abandonnées qu’ils nous ont léguées. En revanche, nous leur sommes redevables des voies romaines et des structures urbaines et architecturales. Nous ne serions pas ce que nous sommes sans l’héritage culturel grec et romain, sans le droit et les institutions de la res publica romaine ;
– l’autre point remarquable à l’écoute de l’histoire des grandes catastrophes, telles que la peste de Justinien, la Grande Peste, les guerres de Religion, tient aux capacités de réaction des collectifs humains. Ces capacités sont liées à la solidité et à la résilience de leurs cultures et de leurs institutions, y compris dans les sociétés moins favorisées et au cœur des crises les plus graves. Cette constatation est une invitation de plus au recours à une prospective de long terme, inspirée par les travaux de Gaston Berger, à une prospective systémique et habitée par la prise en compte de la liberté d’initiative et des capacités d’action des sociétés futures.
Une prospective des mondes possibles pour éclairer les choix concernant les déchets nucléaires
La réflexion prospective élabore des futurs possibles en fonction d’un ensemble de décisions à éclairer. Or il n’existe aujourd’hui pratiquement pas d’études qui explorent l’avenir des sociétés humaines au-delà des 150 prochaines années, même dans des instances comme le GIEC, où les irréversibilités liées à l’évolution du climat devraient pourtant conduire à réfléchir à des horizons millénaires (en s’interrogeant sur les effets du réchauffement sur la montée durable du niveau des eaux) ou à des horizons multimillénaires (en se demandant, par exemple, si la prochaine glaciation ne sera pas repoussée de quelques dizaines de milliers d’années).Il existe en revanche des travaux intéressants qui couvrent les prochaines décennies, tels que les scénarios de Shell, du National Intelligence Council, du WEC, du GIEC, les scénarios AIE (Energy Technology Perspectives et World Energy Outlook), de Vigie-Futuribles en France. Ces études traduisent bien l’évolution des préoccupations au cours des quarante dernières années. Les années 1980-2000 ont été marquées par un optimisme relatif dans le monde occidental, lié à la conjonction de plusieurs facteurs : la chute du mur de Berlin et l’hégémonie américaine, la mondialisation des échanges et l’émergence des grands pays en développement (Chine, Brésil, Turquie, Inde, Afrique du Sud), les promesses technologiques d’une nouvelle révolution industrielle (grâce aux domaines du numérique et de la communication, aux biotechnologies, aux nouveaux matériaux et à l’intelligence artificielle), le contre-choc pétrolier de 1986 et l’abondance d’énergie fossile avec les pétroles et le gaz de schiste, ou encore les valeurs de la démocratie en expansion. Au total, ces années sont caractérisées par des perspectives concrètes d’amélioration des indicateurs de développement humain à l’échelle de quelques décennies.
À l’inverse, la période des années 2000-2020 a vu se dessiner une inflexion pessimiste sur ces différents registres clés, surtout dans les pays de l’OCDE : conflits géopolitiques de leadership global entre les États- Unis et la Chine, risques d’affrontements régionaux (Taiwan, Pakistan, Inde…), désindustrialisation et perte de souveraineté économique des pays dans la mondialisation, arrêt possible de la croissance (stagnation séculaire) lié, à court terme, à des endettements excessifs et à une demande effective insuffisante ou, à plus long terme, à un éventuel ralentissement des innovations technologiques systémiques comme naguère l’électricité ou la machine à vapeur, montée des inégalités à l’intérieur des pays, fractures des sociétés civiles, perte de cohésion sociale et ébranlement des démocraties, montée des valeurs fondamentalistes dans différentes religions, en particulier dans l’islam, et réémergence d’affrontements idéologiques, évolution du climat, dégradation de la biodiversité, émergence des pandémies… On pourrait résumer ces différents éléments à une interrogation sur l’efficacité et la pertinence de nos institutions de coopération aux différentes échelles, locale, étatique, régionale et mondiale, pour la gestion des conflits entre les hommes, la gestion des écosystèmes et le soutien d’une croissance durable, et sur la capacité à faire dialoguer, en raison, nos systèmes de valeurs pour permettre de donner naissance à des projets collectifs.
Nous sommes ainsi aujourd’hui toujours sur un rythme de développement correspondant au scénario de croissance soutenue, mais de plus en plus préoccupés face aux conséquences de l’évolution du climat, de la biodiversité, du ralentissement des innovations techniques, des possibles conflits géopolitiques et de la perte de légitimité et d’efficacité des institutions politiques. Aussi insuffisantes que soient ces réflexions sur les grandes tendances de nos anticipations de l’avenir de nos sociétés par rapport à de véritables études prospectives à très long terme, elles permettent néanmoins de constater l’émergence de visions plus pessimistes. Comme l’histoire longue nous l’a appris, on ne peut pas exclure des périodes de déclin.
Les évolutions défavorables récentes, évoquées plus haut, l’ont rappelé ces dernières décennies. Nos probabilités de passage du scénario de croissance soutenue au scénario de décroissance ou de stagnation augmenteraient ainsi ces dernières années, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, devrait contribuer à renforcer la préférence pour le stockage géologique plutôt que l’entreposage de longue durée et pousser à sa mise en œuvre rapide.
Au-delà de la cohérence intertemporelle de nos choix en fonction de notre niveau d’informations et de nos perceptions, il faut aussi s’assurer de la cohérence entre les caractéristiques précises de nos solutions, ici le stockage géologique ouvert (réversible très longtemps) ou fermé (in fine irréversible), et les besoins des sociétés futures en fonction de leurs capacités de réaction. Il est clair que si l’on retient les raisonnements ci-dessus, il est non seulement inutile mais dangereux de laisser ouverte une alvéole une fois qu’elle a été remplie. Si nous sommes dans une société qui dispose d’innovations techniques lui permettant de faire mieux que nous, alors cette société plus prospère que la nôtre pourra décider de mettre en œuvre la meilleure solution en allant retirer les déchets enfouis à un coût léger pour elle, même si le stockage est « fermé ». Si nous sommes dans la société décroissante ne disposant pas d’innovations techniques, alors laisser le stockage ouvert est irresponsable puisque les déchets ne seront plus protégés contre la diffusion dans les nappes phréatiques et que, étant plus pauvre, cette société mérite d’être aidée. Ainsi, au total, le stockage fermé ne réduit quasiment pas l’espace de choix de la société prospère par rapport au stockage ouvert, alors qu’en rendant ces déchets inoffensifs pour des sociétés moins développées on augmente leur espace de choix et leur capacité à mener leurs projets.
b) Une grille d’analyse des risques pour les générations futures
Grille d’analyse des risques et patrimoine à transmettre
Plus les probabilités des mondes défavorables augmentent, plus nous sentons l’intérêt d’investir davantage afin de limiter l’impact des risques sur des générations futures confrontées à davantage de dangers. Il faudrait augmenter la part de l’« épargne juste » destinée aux générations futures lointaines. Le paradoxe est qu’il faut d’autant plus le faire que nous-mêmes, générations présentes, sommes confrontées à une montée des périls et des contraintes nouvelles pesant sur nos ressources. Il est donc d’autant plus important de compter nos points et d’orienter nos investissements vers ce qui sera le plus efficace : agir d’abord pour diminuer le niveau des probabilités de basculement vers ces mondes défavorables en ciblant nos efforts sur la limitation de l’évolution défavorable du climat et sur la qualité des patrimoines culturels et institutionnels que nous allons transmettre.
Il s’agit donc de partager une grille d’analyse des risques à très long terme qui permette de distinguer des degrés dans l’ampleur des dangers, l’échelle géographique et le niveau de réversibilité : un conflit géopolitique provoquant une guerre nucléaire totale, une montée des températures de quatre ou cinq degrés à l’échelle de la planète, une perte massive de biodiversité seraient clairement des risques majeurs, globaux, avec des conséquences irréversibles. Ils marqueraient la perte des biens non substituables et essentiels que sont nos écosystèmes environnementaux. De la même façon, la destruction, à l’issue de conflits idéologiques ou religieux majeurs qui déboucheraient sur des régimes totalitaires ou des sociétés chaotiques, de l’essentiel de notre patrimoine de sagesses pratiques, de valeurs, de culture et d’institutions de coopération et de gestion des conflits, serait un risque majeur qui pourrait être global et irréversible à long terme dans notre monde globalisé. Par contraste, les déchets nucléaires à vie longue comme les déchets industriels toxiques chimiquement stables à long terme (les métaux lourds, par exemple) sont particulièrement dangereux pour la santé et l’environnement dès qu’ils se retrouvent concentrés dans les chaînes alimentaires, mais ils ne sont pas des dangers majeurs dans la mesure où leurs impacts sont a priori locaux et peuvent être, pour une part, réversibles si les capacités techniques et scientifiques sont disponibles. Il serait utile d’aller plus loin en intégrant dans ces analyses les études comparatives menées sur les conséquences des accidents graves des différentes filières énergétiques industrielles19, de comparer ensuite ces conséquences à celles des guerres et des conflits civils, et à celles des catastrophes naturelles20. Ces différentes analyses des risques, relatives à leur ampleur, à leur échelle et à leur irréversibilité mériteraient d’être rapprochées des débats sur le développement durable faible ou fort, en fonction de l’importance des ressources concernées et de leur degré de substituabilité (et, donc, en fonction du rôle de l’innovation technique et des ressources disponibles sur notre planète).
Cette grille d’analyse, combinée avec les enseignements de l’histoire longue, pourrait permettre ainsi de mieux penser et de mieux hiérarchiser ce qu’il est important de léguer comme patrimoine aux générations futures :
– d’abord, sans doute des valeurs, des sagesses pratiques, des connaissances théoriques et des savoir-faire (articulations science-technique et savant-artisan, et savoir-faire incorporé dans un tissu industriel vivant), des institutions de confrontation des points de vue, de coopération et de gestion des conflits, avec l’objectif d’éviter des conflits majeurs et globaux ;
– ensuite, des biens communs globaux comme le climat, la biodiversité et les paysages, avec l’objectif de diminuer les probabilités et les impacts des scénarios liés à des risques majeurs, globaux et irréversibles même à long terme ;
– enfin, des solutions adaptées et cohérentes pour les problèmes importants, locaux et pour une part réversibles dès que la société dispose du niveau scientifique et technique ainsi que d’institutions efficaces : les déchets industriels toxiques, les déchets des différentes filières énergétiques nucléaires, fossiles et renouvelables.
Le plus important est bien de dépenser l’essentiel de l’« épargne juste » réservée aux générations futures pour minimiser les probabilités d’occurrence des scénarios défavorables (décroissance et stagnation), dont nous avons vu qu’ils étaient liés à la perte partielle et irréversible à long terme de biens communs globaux, tels le climat ou la biodiversité, à la montée des risques de conflits géopolitiques et/ou idéologiques majeurs ou à la panne quant à la capacité à transformer les innovations scientifiques et techniques en tissu industriel productif de biens et services utiles à l’humanité.
Les déchets du nucléaire comparés aux déchets industriels toxiques et aux déchets des autres filières énergétiques
Une première application de notre grille d’analyse consiste à comparer les dangers et les solutions retenues concernant les déchets industriels toxiques et les déchets nucléaires. Dans ces déchets industriels toxiques, il faudrait sans doute distinguer des catégories non seulement en termes de dangerosité mais aussi de durée : les molécules complexes comme les organophosphorés ou les dioxines se décomposent à long terme, alors qu’à l’opposé les métaux lourds sont stables. La part de ces déchets industriels toxiques stables et comparables en termes de danger potentiel aux déchets HA et MA-VL est significative. Ces déchets relèvent ainsi de la même démarche de recyclage puis de confinement via l’entreposage avec le bon choix des matrices et du colisage, même si une part, faiblement concentrée, est rejetée dans l’environnement. L’horizon actuel pour ces entreposages des déchets industriels les plus dangereux, dans une quinzaine de centres régionaux en France, est de l’ordre d’une trentaine d’années. On avait envisagé d’en conserver certains en stockage géologique dans d’anciennes mines de potasse (StocaMine, en Alsace), suivant en cela la pratique en vigueur en Allemagne pour ce type de déchets, mais les problèmes spécifiques rencontrés sur le site ont interrompu pour le moment la mise en œuvre de ce type de solution. La question du devenir à long terme de ces déchets mérite d’être discutée. Ils existent en bien plus grande quantité (masses et volumes) que les déchets HA et MA-VL, mais sont cependant parfois plus aisément recyclables et, a priori, souvent moins concentrés. De ce point de vue, il pourrait être plus adapté de mettre en place des entreposages de longue durée réversibles, moins coûteux pour des volumes importants, ouverts au recyclage et dont l’abandon éventuel relâcherait des produits moins concentrés.
Une seconde application de cette grille d’analyse consiste à comparer les déchets, au sens large, des différentes grandes filières énergétiques, en particulier pour la production d’électricité. Les chaînes d’activité des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) présentent trois catégories de déchets. D’abord, des déchets solides et liquides, dont certains sont comparables à ceux du nucléaire ; ce sont, pour une part significative, les déchets industriels toxiques évoqués ci-dessus. Ces chaînes d’activité des énergies fossiles produisent également des déchets dont une partie est rejetée dans l’atmosphère (après filtrage d’une part plus ou moins importante), ce sont des polluants locaux (SO2, NOx, ozone, particules) à l’origine de problèmes sanitaires significatifs pour les générations présentes et pour les générations futures proches. Enfin, la combustion de ces énergies fossiles pour la production d’électricité produit bien sûr le « déchet » particulièrement préoccupant pour les générations futures, puisque ces énergies sont la principale source émettrice de CO2 dans le monde aujourd’hui, soit à peu près un quart des gaz à effet de serre et 40% du CO2 émis lié à l’énergie, le charbon émettant presque 1 t CO2/MWh et le gaz la moitié. Ce « déchet » a une durée de vie de l’ordre de 100 ans pour la part demeurant dans l’atmosphère. Il contribue donc directement au réchauffement de la planète pour les prochains siècles, sa quantité présente dans l’atmosphère étant divisée par 2 tous les 100 ans. Mais il présente également des effets de très long terme. L’essentiel de la chaleur produite aujourd’hui par l’effet de serre est stockée dans les océans, dont la température augmente, ce qui aura des effets significatifs à très long terme, notamment sur le niveau des océans. De la même façon, une part importante des émissions actuelles de CO2 se retrouve stockée dans les puits de gaz à effet de serre que sont les océans et la biosphère et pourrait être partiellement relâchée à un horizon de temps éloigné. D’où des effets retardés pour la planète qui pourraient aller jusqu’à affecter le prochain cycle de glaciation-déglaciation21.
Comme le nucléaire, les énergies renouvelables, l’éolien et le photovoltaïque émettent très peu de CO2, et, comme le nucléaire, elles engendrent peu de polluants locaux. En revanche, les énergies renouvelables produisent des volumes significatifs de déchets industriels à l’instar des énergies fossiles. En effet, les éoliennes et les panneaux solaires fournissent une énergie dont le combustible – vent et soleil – est gratuit mais dont la « densité » est très faible. Ces énergies nécessitent donc de grandes quantités de matières qu’il faut extraire des mines et transformer par des procédés chimiques, d’où la production importante de déchets et l’occupation de beaucoup plus d’espace. Ceci est d’autant plus vrai que ces énergies sont intermittentes et que leur localisation dépend de la géographie du vent et du soleil, et non de la géographie humaine. Ces deux caractéristiques impliquent la construction de réseaux de transport et de distribution beaucoup plus importants, ainsi que la mise en place de systèmes de stockage (batteries ou autres). Ajoutons que cette intermittence oblige à prévoir le fonctionnement de centrales électriques pilotables permettant de produire de l’électricité pendant les jours ou semaines dénués de vent ou pendant les nuits et les journées nuageuses. En l’absence de nucléaire, ces centrales risquent d’être encore trop longtemps des centrales à gaz ou à charbon (compte tenu des limites probables concernant le gaz vert et en attendant la mise en place d’une filière hydrogène). Enfin, l’occupation de l’espace nécessaire pour un déploiement massif de ces énergies à faible densité les fera entrer en concurrence avec les besoins de l’alimentation et de la « respiration » nécessaire à la biodiversité.
On voit ainsi qu’à même niveau de développement pour l’humanité, et donc à même niveau de production d’énergie, une utilisation plus importante de l’énergie nucléaire dans l’avenir permettrait de diminuer les déchets produits par les autres filières, tels que les déchets industriels toxiques. Et elle permettrait également de diminuer les quantités importantes de polluants locaux qui impactent fortement la santé des populations, ainsi que les quantités considérables de CO2 émis par les filières fossiles (et aussi pour une part peut-être non négligeable, par les énergies renouvelables intermittentes à travers leur besoin de back-up). L’énergie nucléaire apporterait aussi une contribution potentiellement significative aux problèmes globaux de biodiversité et d’occupation de l’espace, notamment par rapport aux énergies renouvelables.
À part les travaux intéressants menés par l’Union européenne autour du projet ExternE22, ces questions majeures ne sont pas instruites dans le cadre d’une vision globale et cohérente. Il n’y a pas d’entité publique ou privée chargée de tracer ces déchets produits par chacune de ces filières au niveau national puis de contrôler leur gestion, en respectant une démarche précise, rigoureuse et systémique comme c’est le cas pour la filière nucléaire. Dans notre monde et dans nos sociétés productrices de déchets, il n’y a pas non plus l’équivalent des actions concertées menées à l’international sur les déchets nucléaires par l’AIEA ou l’AEN23.
Mobiliser les ressources des philosophies éthiques
Concept développé dans Théorie de la justice qui explique que certaines différences peuvent être tolérées dans une société juste, à une double condition : les postes et les fonctions qui donnent des avantages doivent être accessibles à tous les membres de la société de manière égale et les inégalités sont justifiées si elles permettent d’améliorer la situation des plus désavantagés (voir John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987).
Voir Hans Jonas, Le Principe responsabilité [1979], trad. J. Greish, Flammarion, coll. « Champs essais », 2013.
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099 a32-1103 a19.
Voir à ce sujet la variété des intuitions morales sous-jacentes à ce que les Anglo-Saxons appellent les «lifetime-transcending interests» (lire, notamment, Samuel Scheffler, Why Worry About Future Generations?, Oxford University Press, 2018).
Voir Janna Thompson, Intergenerational Justice. Rights and Responsabilities in an Intergenerational Polity, Routledge, 2009 ; Dieter Birnbacher, La Responsabilité envers les générations futures, PUF, 1994 ; Axel Gosseries et Lukas H. Meyer, Intergenerational Justice, Oxford University Press, 2009 ; Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations. De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Aubier, 2004 ; Hendrik Ph. Visser’t Hooft, Justice to Future Generations and the Environment, Springer, 1999.
Voir Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford University Press, 1984.
Olivier Godard, Environnement et développement durable. Une approche méta-économique, De Boeck, 2015, p. 223.
Ibid.
Voir Hilary Greaves, « Cluelessness », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 116, n° 3, octobre 2016, p. 311-339.
Paul Ricœur, « Le concept de responsabilité, essai d’analyse sémantique » [1994], repris in Le Juste 1, Éditions Esprit, 1995, p. 69.
Ibid, p. 68.
Olivier Godard, op.cit., p. 221. Pour une synthèse suggestive sur ces questions, voir, du même auteur : Global Climate Justice. Proposals, Arguments and Justification, Edward Elgar Publishing, 2017, chap. 5 (« The puzzle of intergenerational equity »).
Voir Tjalling C. Koopmans, «Stationary ordinal utility and impatience», Econometrica, vol.28, n°2, avril 1960, p. 287-309, et Kenneth J. Arrow, « Inter-Generational Equity and the Rate of Discount in Long-Term Social Investment », in Contemporary Economic Issues, vol. 4 (« Economic Behavior and Design »), 1999, Palgrave Macmillan, p. 89-102.
John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987, p. 324.
Ibid., p. 326.
Hans Jonas, op. cit., p. 15.
Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz [1984], Payot & Rivages, 1994.
Hans Jonas, Le Principe responsabilité, op. cit., p. 40.
Ibid., p. 16.
Hans Jonas, Le Concept de Dieu…, op. cit., p. 38.
Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990 ; Le Juste, vols. 1 et 2, Éditions Esprit, 1995 et 2001 ; Lectures 1. Autour du politique, Seuil, 1991.
En référence à l’impératif catégorique chez Kant « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, IV, 421, trad. V. Delbos et F. Alquié, in Œuvres philosophiques, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 285).
Voir en particulier Samuel Scheffler, op. cit.
Que devons-nous faire concernant les risques que nous pourrions transmettre aux générations futures ? C’est la question qui parcourt l’ensemble de notre enquête initiée par le thème des déchets nucléaires mais que nous devons élargir aux déchets issus de l’ensemble des filières électriques et, au-delà, aux risques globaux, comme l’évolution défavorable du climat ou la dégradation de la biodiversité. La question est formulée ici dans sa dimension éthique, qui est celle qui nous préoccupe le plus. Il faut donc solliciter les ressources éthiques pour examiner notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Nous proposons de le faire en nous obligeant à un détour pour être véritablement à l’écoute de ces démarches. Celles-ci sont en effet le plus souvent caricaturées, jusqu’à nier leur véritable visée. On invoque des droits inaliénables des générations futures à un monde sans risque, la nécessité d’investir fortement en faveur des générations futures qui vivront dans les mondes possibles les plus défavorisés en généralisant le principe de différence de John Rawls24, ou l’obligation de tout faire pour préserver la pérennité (l’immortalité ?) de l’humanité en utilisant des expressions inspirées par le « Principe responsabilité » de Hans Jonas25. L’exigence éthique est ainsi présentée comme une obligation absolue, en face d’un risque présenté comme un mal lui aussi absolu.
Il nous semble qu’on est là à l’opposé des démarches de philosophie éthique, dont l’objet est de solliciter la raison humaine dans le monde réel, et non dans le monde des dieux de l’Olympe, pour mesurer et discerner les risques et les responsabilités (relation actions-conséquences et imputabilité), pour mieux saisir enfin les capacités d’action des diverses générations à l’égard de ces risques. Cette démarche qui nous inscrit dans l’exigence d’une raison éthique (ou d’une raison pratique) conduit à faire l’apprentissage, toujours à reprendre, de la mise entre parenthèses de nos intérêts, de nos convictions et de nos préjugés. Cette exigence passe également par la reconnaissance de nos limites – rationalité limitée, contraintes de ressources, pulsions et comportements malveillants. Cette démarche permet alors de travailler collectivement à mieux faire ici et maintenant, et de repousser ces limites sans les supprimer.
Pour étayer ces réflexions, il nous a semblé utile d’évoquer quelques grands courants actuels qui se sont exprimés sur le thème des générations futures (approche des « droits », utilitarisme, John Rawls et le contractualisme, Hans Jonas et le « Principe responsabilité ») en mettant en évidence leur situation historique, leurs principales intuitions éthiques, ce qu’elles disent des générations futures ainsi que l’intérêt et les faiblesses de leurs approches. Auparavant, il fallait resituer les deux grandes sources qui inspirent toutes ces démarches, Aristote et Kant, dans lesquelles on voit déjà à l’œuvre une raison pratique en situation, qui cherche un chemin vers le bien et le juste dans un monde et un temps déterminés.
Face à l’ensemble des risques collectifs que nous avons évoqués, des déchets nucléaires aux pandémies ou à l’évolution du climat, notre attitude ne peut être ni celle de l’indifférence, ni celle de la désespérance et de l’impuissance. Les démarches éthiques, si différentes à de nombreux égards, proposent des pistes pour une action collective exigeante et une maîtrise lucide et mesurée de notre destin autour de quelques idées simples :
– rigueur de l’enquête concernant les risques, les dangers, les solutions possibles ;
– exigence dans l’élaboration d’une grille d’analyse des risques et hiérarchisation de ces risques et des actions à mettre en œuvre ;
– rigueur et exigence dans la mise en œuvre effective des solutions ;
– invention et transmission des sagesses pratiques et des institutions démocratiques associées aux processus de gestion des risques.
a) Les traditions aristotélicienne et kantienne : exigence, grandeur et limites de la raison pratique
Le regard porté sur l’histoire et la prospective développé plus haut renvoie ainsi à des questions centrales pour conduire nos actions collectives concernant les déchets produits par nos sociétés :
– quelles sont nos responsabilités et nos obligations vis-à-vis des générations futures lointaines, quels sont leurs responsabilités et leurs droits ?
– sur le fondement de quels arguments (valeurs, finalités, impératif rationnel…) dimensionner nos efforts et les allouer entre les différents enjeux en hiérarchisant nos actions et nos investissements ?
C’est donc là une invitation à solliciter les ressources des réflexions éthiques, qui, pour la plupart, s’inspirent des deux grandes traditions philosophiques occidentales, celle, « téléologique », d’Aristote et celle, « déontologique », de Kant. Dans ces deux philosophies morales, la raison joue un rôle fondamental et double : elle est d’abord la voie d’accès, le moyen qui permet, pour Aristote, de définir le bien, le bonheur et la finalité de l’action humaine, et, pour Kant, ce qui ouvre à l’appel du juste et du devoir, de l’impératif catégorique c’est- à-dire la règle « universalisable » qui commande nos actions. Mais, dans les deux cas, la raison est d’une certaine façon bien plus que cela. Pour Aristote elle est en l’homme sa part de divin, homme qui trouve sa finalité pratique, son télos, dans l’exercice de cette raison dans la vie politique de la cité comme dans le commerce de l’amitié. Pour Kant, elle est cette capacité à mettre entre parenthèses les intérêts et les désirs par la réflexion morale rationnelle, exigence de cohérence, d’explicitation des raisons de l’action par une règle de portée universelle, qui, en faisant de l’homme un être autonome et libre, force le respect et oblige à traiter tout homme non comme un moyen, mais comme une fin.
Ces deux approches sont intéressantes et attachantes tant par l’importance donnée à cette capacité de rendre raison de ses choix que par leurs limites. La vie bonne selon Aristote nous parle encore par la compréhension intime que le philosophe a des attentes diverses de l’homme et des potentialités que celui-ci devrait développer dans leur globalité : de la raison théorique du philosophe ou du scientifique, en passant par l’implication dans la vie de la cité sous l’inspiration de la sagesse pratique et politique, sans oublier le bien-être matériel et la santé nécessaires pour pouvoir se dire heureux. Aristote souligne également la fragilité et la vulnérabilité de l’homme face à son possible manque de chance et aux aléas de la fortune26. Et si l’Éthique à Nicomaque nous parle encore, c’est aussi parce que cet ouvrage est enraciné dans la réalité du monde grec, en donnant à voir également ses limites, en particulier le peu de considération pour les plus pauvres, la condition de la femme ou l’esclavage.
Kant, au contraire, marqué par les traditions chrétiennes et juives et par l’idéal d’émancipation des Lumières, s’inscrit d’emblée dans un horizon d’universalité et de sollicitude à l’égard de chaque homme quelle que soit sa condition. Mais son exigence d’atteindre une règle d’action (loi morale) universalisable, pour tout homme, toute société, peine à sortir du formalisme et à prendre en compte les contraintes de la vie : les conflits de normes en situation, les conflits d’individus incarnant pourtant chacun l’humanité, les contraintes naturelles – rareté des ressources, catastrophes naturelles, épidémies… Ce formalisme résulte bien sûr de la construction même du concept de raison pratique qui se situe d’emblée dans le monde « intelligible » du devoir-être, loin des phénomènes et des conséquences du monde réel. Si sa visée, comme celle d’Aristote, nous touche toujours, c’est qu’elle est également enracinée dans une situation historique. On y retrouve l’idéal d’émancipation des Lumières, l’espérance dans la démocratie et la confiance dans les capacités des sciences et des techniques à dépasser les contraintes de la fin de XVIIIe siècle européen et à rendre possible l’accès de tous à plus de santé, de culture et de bien-être.
Il nous faut réfléchir aujourd’hui, nous aussi, en articulant visée rationnelle universelle et intuitions morales en situation. Cette réflexion doit prendre en compte deux différences par rapport au cadre culturel des Grecs et à celui des Lumières : d’une part, le pluralisme axiologique, qui rend difficile la convergence sur une seule conception de la « vie bonne » ; d’autre part, la conscience des limites des sciences et des techniques ainsi que des institutions démocratiques, limites qui rendent délicate l’élaboration d’une conception partagée du juste et altèrent la confiance dans nos capacités à réduire les risques.
Nous allons évoquer quelques-unes des principales démarches de philosophie éthique qui se sont intéressées à la justice intergénérationnelle ces cinq dernières décennies : l’approche en termes de droits ou d’obligations en faveur des générations futures, l’utilitarisme et les approches économiques (plus aristotéliciennes et conséquentialistes), l’approche contractualiste et procédurale de John Rawls et le « Principe responsabilité » de Hans Jonas. C’est l’occasion de se mettre à l’écoute de leurs « intuitions morales » et, plus encore, de mieux comprendre et mesurer les difficultés qu’elles mettent en évidence dans l’élaboration d’une justice intergénérationnelle tout à la fois cohérente, fondée en raison et réaliste en pratique.
b) Les problèmes associés à la définition des droits des générations futures
Il est clair qu’il existe de nombreuses raisons qui nous poussent à nous sentir concernés, solidaires et responsables des générations futures lointaines et, au-delà, de l’avenir de l’humanité et de son environnement27. C’est un pas important de plus à franchir que de parler du droit des générations futures sur les générations présentes. Ce point a suscité de nombreuses controverses et dans des registres différents28.
Une première difficulté consiste à définir les droits de personnes qui n’existent pas encore vis-à-vis d’autres personnes qui auront disparu longtemps avant que les premières adviennent à l’existence. Que savons-nous des intérêts et des préférences des générations futures, qui donc n’existent pas, pour définir de façon suffisamment précise des droits, et comment ces générations pourront-elles faire valoir leurs droits vis-à-vis des générations passées disparues ? La non-coexistence des générations (au sens de « cohortes » éloignées) rend délicate la référence à un contrat social portant sur des droits et des devoirs, même asymétrique du fait de la flèche du temps.
Une deuxième difficulté tient à ce que l’on appelle le problème de la non- identité29 : puis-je reprocher aux Lumières du XVIIIe siècle et aux membres de la République des lettres leur enthousiasme pour les sciences et les techniques qui a eu des conséquences en termes de pollution de l’air au XXIe siècle en France, ce qui a dégradé ma santé et diminué ma durée de vie ? La difficulté tient ici à ce que je n’existerais probablement pas avec cette personnalité si ces générations passées distantes n’avaient pas fait ces choix qui conditionnent mon identité. Comme l’indique Olivier Godard : « En réalité, pour le temps long séparant des générations non contemporaines, choisir un profil intertemporel différent de coûts et d’avantages, c’est également choisir de faire advenir au monde d’autres personnes30. » Or, « pour entrer dans la comptabilité des dommages et des avantages attribuables aux actions des générations antérieures, l’analyse devrait se rapporter à des personnes futures à l’identité définie et invariante dans le cadre de comparaison retenu31 », identité définie et invariante qui ne tient pas.
La troisième difficulté est commune à l’ensemble des démarches éthiques, y compris celles qui renoncent à la notion de « droits personnels » au profit d’objectifs de bien-être ou de « capacités » des sociétés futures (agrégeant les individus qui les composent) : il apparaît délicat de comparer les conséquences positives et négatives à très long terme de nos actions, en raison des incertitudes à cet horizon de temps liées à l’enchaînement et au croisement des chaînes causales naturelles (effet « aile de papillon ») comme à l’exercice des libertés par l’ensemble des générations intermédiaires32. Une imputation ne tient que dans la mesure où elle « vise un sujet capable de se désigner comme l’auteur de ses actes33 », et donc capable de relier ces actes à leurs conséquences. Comme le recommandait Paul Ricœur, en invoquant la sagesse pratique des Grecs : « Entre la fuite devant la responsabilité des conséquences et l’inflation d’une responsabilité infinie, il faut trouver la juste mesure et répéter avec R. Spämann le précepte grec : “rien de trop”34. » On peut poursuivre sur ces interrogations concernant l’extension de nos responsabilités : devons-nous prendre des actions aujourd’hui pour garantir l’équité de la répartition ou la protection contre les malveillances entre les hommes qui vivront ensemble dans 1.000 ou 10.000 ans ? Ou doit-on considérer qu’il s’agit là d’abord de la liberté de choix et de la responsabilité de ces générations futures lointaines ? On pourrait tenir une position nuancée où notre responsabilité et celle des générations intermédiaires seraient de transmettre des exemples de comportement collectif de solidarité, de traditions de sagesse pratique et d’institutions de coopération. Cette question concerne également le sujet des déchets nucléaires, dont les dangers dans la durée peuvent être, comme dans bien d’autres domaines, fonction d’actes de malveillance ou de défauts d’origine humaine dans la gestion de leur confinement.
Ces différents aspects ont été souvent illustrés dans des controverses par des paraboles qui permettent de faire des expériences de pensée et de confronter ainsi les raisonnements éthiques à nos intuitions morales sur des situations délicates. L’une de ces approches, intéressante et illustrative, a été proposée par Olivier Godard : « À la suite d’une guerre, par exemple la Première Guerre mondiale, des obus non explosés sont restés enfouis dans le sable d’une plage ; un siècle plus tard, des enfants découvrent les obus, jouent avec, les font exploser et sont blessés ou tués. Admettons que ceux qui ont tiré ces obus sont morts au champ d’honneur avant la fin du conflit. Doit-on considérer qu’ils ont agi de façon immorale parce qu’ils auraient porté atteinte aux droits des enfants atteints dans leur chair un siècle plus tard ? À qui incombait l’obligation de sécurité ? Aux poilus un siècle plus tôt ? Ou à l’État disposant de la souveraineté des plages, relevant du domaine public, au moment de l’accident des enfants ? Ou aux parents n’ayant pas exercé une surveillance appropriée ?35. » Au-delà des problèmes de non-existence ainsi que de ceux liés aux capacités des générations présentes à agir et à maîtriser les conséquences à long terme de leurs actions, cette parabole met bien en évidence la complémentarité et la solidarité des responsabilités des diverses générations, présentes, intermédiaires et futures, soulignant la nécessité de prendre en compte les capacités de réaction de chacune.
Pour le cas des déchets nucléaires dans le cadre d’un scénario de société en décroissance avec un entreposage laissé à l’abandon, soit on rebascule vite vers une société scientifiquement et techniquement capable de décontaminer la zone et de reconfiner les déchets, soit on reste durablement dans une société sans maîtrise technique, et on peut alors imaginer que les populations locales déplaceront leurs lieux d’habitation pour s’écarter des nappes phréatiques contaminées comme on s’écarte d’une zone volcanique en activité pour se protéger. C’est dans ce cas fort probable, car le danger réel est a priori local et observable au bout d’un moment. Dans ces deux cas de figure, les générations futures auront bien mis en œuvre leurs capacités de réaction ; elles auront trouvé des solutions différentes et néanmoins pertinentes au problème posé par l’entreposage abandonné. On voit là l’intérêt de solliciter à la fois réflexion éthique et grille d’analyse des risques « en situation » selon les sociétés possibles.
c) L’ utilitarisme : une approche aristotélicienne et conséquentialiste, source du calcul socio-économique
L’utilitarisme préconise de mettre en œuvre les actions collectives qui maximisent la somme du bien-être de tous les individus et de toutes les générations. Il mesure l’intérêt de ces actions et de ces politiques publiques au regard de leurs conséquences réelles sur le bonheur au sens large (de l’émotion artistique à la santé, du bien-être matériel à la capacité à jouer un rôle dans la vie politique), en tenant compte des contraintes de rareté des ressources. Cette philosophie morale s’enracine dans les préoccupations du XIXe siècle, avec en particulier deux de ses fondateurs, Jeremy Bentham et John Stuart Mill : comment permettre à tous les citoyens un accès réel aux droits formels (droit de vote, d’expression, qui suppose éducation, santé…) et à une part des richesses créées par l’industrie naissante. La visée d’universalité, formelle chez Kant, se rend ainsi attentive aux attentes concrètes de leur époque, en particulier celles de la classe ouvrière exploitée.
Deux questions majeures apparaissent d’emblée : sommer les niveaux de bien-être des individus suppose qu’on sache les comparer, et il faut aussi que les individus soient capables, en devenant citoyens participant aux choix publics, d’oublier leurs intérêts et leurs projets individuels au profit du critère d’intérêt général intégrant le bien-être de tous les autres concitoyens (comparabilité des bien-être et agrégation des préférences, altruisme).
L’utilitarisme a également le mérite de poser, par construction de sa sommation sur l’ensemble des individus, les questions difficiles d’éthique des populations : faut-il préférer une décision qui conduit à une société comprenant un très grand nombre d’individus dotés d’un faible niveau de vie ou plutôt une décision qui conduit à une société avec un petit nombre d’individus prospères ? John Harsanyi (avec d’autres), afin de neutraliser l’effet de « grand nombre », a proposé de maximiser un niveau de bien-être par tête, cette maximisation étant susceptible de poser d’autres problèmes. Dans les questions de justice intergénérationnelle, on neutralise le plus souvent l’effet « population » au niveau de chaque génération en maximisant une somme intergénérationnelle des « utilités-bien-être » par tête d’un agent représentatif de chaque génération. Mais la démesure des grands nombres réapparaît via le très grand nombre de générations futures potentiellement concernées comparé à la seule et unique génération présente. C’est là l’origine du débat sur le taux de préférence pure pour le présent δ, entre ceux qui militent pour le mettre à zéro (notamment Ramsey ou Rawls), pour ne pas « sacrifier » les générations futures lointaines, et ceux qui militent au contraire pour lui donner une valeur positive afin d’éviter, en cas de croissance faible ou nulle à très long terme, la dictature du futur sur la génération présente liée au très grand nombre de générations successives36.
Nous avons vu l’importance des deux autres paramètres que sont l’aversion au risque et l’aversion aux inégalités ; si nous pouvons avoir sur ces deux paramètres une idée de leur valeur à horizon proche pour les individus qui composent notre génération ou pour ceux des générations passées proches, au travers de leurs comportements d’investissement en actifs plus ou moins risqués ou de leur disposition à redistribuer en faveur des moins favorisés, il semble difficile d’en déduire des valeurs pertinentes pour le long terme et pour les générations futures. On est donc amené à examiner des procédures qui permettraient aux générations présentes (en l’absence des générations futures) d’expliciter, via une réflexion prospective et une délibération collective, leur vision de ces paramètres.
d) Entre garantie des libertés individuelles et sollicitude à l’égard des plus vulnérables (Rawls) et survie de l’humanité (Hans Jonas)
Ce parcours se terminera par deux grandes figures récentes et d’inspiration très différente : John Rawls, qui s’inscrit dans la tradition contractualiste et kantienne des institutions justes, et Hans Jonas, qui se situe dans les traditions aristotéliciennes d’une visée du bien, fondée pour lui sur sa philosophie de la vie.
John Rawls
John Rawls s’est inscrit en réaction à l’utilitarisme qui, de son point de vue, ne privilégie pas assez la préservation des libertés pour chacun par rapport aux autres biens matériels ou culturels, et ne se soucie pas assez des plus pauvres et des plus vulnérables. Sa théorie de la justice propose ainsi un triptyque hiérarchisé comme fondement des institutions justes pour nos sociétés (triptyque dans lequel on peut retrouver la devise de la République française, Liberté, Égalité, Fraternité) :
– un système de liberté de base égal pour tous et dans ce cadre le plus étendu possible, qui reste l’objectif premier des institutions justes ;
– une égalité des chances dans l’accès aux rôles et aux fonctions dans la société ;
– des inégalités dans l’allocation des biens acceptables seulement si elles permettent d’apporter de plus grands bénéfices aux membres les plus désavantagés de la société. Ce « principe de différence », dernier aspect du triptyque, revient à accepter les inégalités si celles-ci maximisent le bien-être des plus défavorisés.
John Rawls construit les circonstances de la justice dans lesquelles les individus composant la société pourraient se mettre d’accord sur ces principes ; c’est donc, pour une part, une approche procédurale et contractualiste qui s’appuie sur une expérience de pensée, l’équilibre réfléchi entre personnes raisonnables et désintéressées, car placées sous le voile d’ignorance de leurs préférences et de leur place dans la société mais désireuses de coopérer. Ces « circonstances de la justice », combinées au voile d’ignorance, supposent donc une forme de bonne volonté éclairée par la raison, la capacité de mettre entre parenthèses ses intérêts particuliers, et donc un niveau de développement matériel, culturel et institutionnel équivalent à celui des sociétés industrielles et démocratiques actuelles accessible à chacun.
Il s’agit d’une éthique « en situation historique ». John Rawls a toujours été réservé face à l’extension de ses principes aux questions de justice intergénérationnelle, conscient des difficultés induites, pour les approches contractuelles, par la non-coexistence des générations, et de la nécessité d’un niveau de développement économique et social élevé, en particulier afin que la société dispose de capacités de redistribution à la hauteur de ses principes. Comme il l’exprime au début du paragraphe qu’il consacre à ce sujet dans sa Théorie de la justice : « Nous devons à présent examiner la question de la justice entre les générations. Nul besoin n’est d’insister sur la difficulté de ce problème. Il soumet les théories éthiques à des épreuves très difficiles, pour ne pas dire impossibles à surmonter37. » Il renonce donc à penser un contrat intergénérationnel qui pourrait généraliser le principe de différence en cherchant à privilégier le bien-être des générations les plus défavorisées ou des personnes les plus défavorisées sur l’ensemble des générations. La non-coexistence des générations et l’impossibilité de compenser le sort plus défavorable des générations passées lui semblent rédhibitoires. Il se replie sur un principe d’épargne juste une fois atteinte la mise en place d’institutions justes, avec une vision de l’avenir dépourvue d’incertitude qui rend possible un monde stationnaire, et où il s’agirait simplement de transmettre aux générations suivantes le monde dont nous avons hérité : une épargne nette nulle y suffirait et l’idéal de frugalité de Rawls (à partir du niveau de vie de nos sociétés développées) s’en satisfait. Quant à savoir comment atteindre ce niveau de développement économique, culturel et institutionnel à partir d’une situation dégradée, la question explicitement posée reste ouverte : « Comment partager entre les générations le poids de l’accumulation du capital et du progrès de la civilisation et de la culture est une question à laquelle, semble-t-il, il n’y a pas de réponse précise38. »
Hans Jonas
À l’inverse de John Rawls, Hans Jonas est habité par la fragilité de l’homme et de son environnement : « La promesse de la technique moderne s’est inversée en menace […]. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné, par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné39. » La menace, pour Jonas, est bien celle d’une catastrophe totale, la disparition possible de l’humanité et de son environnement en raison de l’utilisation démesurée de sa puissance technique : guerre nucléaire mondiale, manipulation génétique transformant radicalement l’humanité, etc. Sa philosophie qui valorise l’être, la vie et la préservation de l’humanité d’un « monde dont Dieu s’est retiré », comme il le développe dans un beau texte aux accents poétiques40, le conduit à un nouvel impératif catégorique qui s’adresse à l’homme, désormais seul responsable, devant tout faire pour préserver la pérennité de l’humanité : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre41. » La tonalité dramatique appuyée de ses propos traduit la prégnance des tragédies de la Seconde Guerre mondiale et l’inquiétude face aux dangers du nucléaire militaire, des guerres biologiques ou des manipulations génétiques sur l’homme : « Qu’est-ce qui peut servir de boussole ? L’anticipation de la menace elle-même ! C’est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l’aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques […]. Cela je l’appelle “heuristique de la peur”42. »
Sans doute faut-il rappeler que, comme les civilisations, l’humanité est mortelle. Elle l’est d’abord en raison des lois de la nature dont la puissance demeure sans commune mesure avec celle de l’homme, comme l’illustrent les conséquences de la chute d’une météorite, d’explosions volcaniques de grande puissance et, au-delà, de l’évolution de notre étoile solaire. De leur côté, les évolutions du climat et de la biodiversité, qui sont pourtant des évolutions globales irréversibles et très préoccupantes, ne menacent pas a priori l’existence de l’humanité mais plus simplement les conditions de vie des générations futures. Il y a par ailleurs un paradoxe à dénoncer, à juste titre, l’ambition prométhéenne d’une foi aveugle dans le progrès scientifique et technique tout en appelant en même temps à une responsabilité illimitée, quasi démiurgique de l’homme concernant le destin de l’humanité et la préservation de ses écosystèmes. L’homme est ainsi censé, pour veiller et préserver la vie, prendre la place de Dieu qui se retire : « Dieu, après s’être entièrement donné dans le monde en devenir, n’a plus rien à offrir : c’est maintenant à l’homme de lui donner43. »
Pour autant, l’accent mis sur cette situation nouvelle, inédite, liée à notre puissance scientifique et technique, celle de voir cette dernière se retourner contre nous et nous mettre sur des sentiers de décroissance et de souffrance pour l’humanité et son environnement, est profondément juste. Il nous faut donc trouver des chemins pour articuler cette préoccupation centrale à une grille d’analyse des risques réaliste et fondée, ainsi qu’à une approche exigeante mais aussi mesurée et authentiquement « prudente » de notre responsabilité. Cette responsabilité face aux incertitudes de l’avenir et à l’égard des générations futures lointaines ne doit pas faire disparaître notre responsabilité à l’égard des plus vulnérables des générations présentes et futures proches, et ne doit pas non plus nous faire oublier la protection des institutions justes encore fragiles et imparfaites chères à John Rawls.
e) « Sagesses pratiques » pour le temps présent
Comme l’a bien formulé à plusieurs reprises Paul Ricœur44, visée éthique du bien et motivation pour le bonheur partagé (Aristote) et exigence universelle de la loi morale (Kant)45 trouvent leur juge de paix et leur achèvement dans la confrontation à l’action, au choix raisonnable après délibération (la prohairésis aristotélicienne), d’une sagesse pratique en situation.
Au-delà des débats sur d’éventuels droits des générations futures qui demeurent ouverts, il est clair que nombre de nos comportements traduisent la valeur que nous accordons à l’existence et au bien-être de ces générations futures46 : de l’entretien des forêts à l’écriture des livres, de l’élaboration de codes juridiques à la construction des cathédrales, des voies romaines aux systèmes d’irrigation des grands « empires hydrauliques ». Une part fondamentale de nos préférences est liée au sens que nous tirons de nos appartenances à des collectifs dans l’espace et le temps. Ces comportements et ces préférences doivent trouver des formulations en termes d’éthique collective. Pour autant, les générations futures sont absentes et nous ne pouvons pas nous exprimer à leur place et dialoguer avec elles ; nous pouvons en revanche imaginer leurs attentes et leurs souhaits, en tant que personnes libres et capables elles aussi, en réfléchissant collectivement à notre rapport aux générations passées et en relevant les défis principaux liés à notre temps.
Notre moment historique est bien sûr marqué par une puissance scientifique et technologique inédite, mais plus encore par la conscience d’un monde élargi dans l’espace et le temps : de l’origine des galaxies et de la planète Terre jusqu’à l’explosion de notre système solaire, de l’apparition de la vie jusqu’au déploiement d’Homo sapiens sur la planète. Nous avons conscience de notre appartenance non seulement à notre famille, à notre pays ou à nos traditions de pensée, mais aussi à une humanité commune et à un univers commun.
Cette connaissance des histoires des hommes et cette capacité à imaginer des futurs possibles, à penser les conséquences possibles à long terme de nos actions, à faire dialoguer les philosophies éthiques des diverses traditions, sont bien plus fortes aujourd’hui. Ces capacités sont bien sûr l’écho des défis que nous devons relever, risques de conflits géopolitiques à l’échelle de la planète, évolution du climat et perte de biodiversité, affrontements idéologiques, transition démographique incertaine, etc. On ne peut garantir la réussite dans la gestion de ces défis mais on doit faire levier sur nos capacités collectives à gérer ces défis transverses, des plus importants que nous venons d’évoquer jusqu’à ceux, plus modestes, des déchets nucléaires ou des déchets industriels toxiques. On a vu dans tous ces exemples, et à des degrés variables, que nous avons à mobiliser des compétences issues de nombreuses disciplines pour évaluer les dangers et mettre au point des solutions, que nous avons à rassembler les leçons des histoires longues de l’homme, à élaborer ensemble des futurs possibles et à confronter les différentes traditions éthiques. Et une fois des décisions de principe prises collectivement au travers d’institutions politiques adaptées, il nous faudra savoir rassembler les compétences pour réussir la traduction (dans certains cas industrielle) et la mise en œuvre de ces décisions. Ce sont là de nouvelles formes de coopération à inventer sur des sujets transverses où il faudra savoir pratiquer ce désintéressement, cette mise entre parenthèses de nos intérêts particuliers.
Mais, comme l’a très bien vu John Rawls, disposer de cette capacité de « mise entre parenthèses », pour élaborer ensemble une constitution juste suppose des « circonstances de la justice », c’est-à-dire un niveau de développement suffisant permettant la mise en place d’institutions et d’organisations de coopération raisonnables, justes et efficaces. Cela vaut également pour partager une grille d’analyse et une hiérarchisation pertinentes des risques pour les générations futures et pour réussir la mise en œuvre d’un stockage géologique sûr. C’est donc en étant d’abord plus justes et plus efficaces au service des générations présentes que nous pourrons mieux servir les intérêts des générations futures, en augmentant nos capacités à mettre en œuvre ces nouvelles institutions de coopération qui permettront aussi d’améliorer notre héritage. Plutôt que de parler longuement de droits, de redistribution ou d’impératif catégorique, peut-être vaudrait-il mieux s’essayer à une amélioration raisonnable du sort de notre génération et à un travail mieux fait concernant le diagnostic et les remèdes adaptés aux risques et conséquences de nos activités qui nous permette de transmettre effectivement un meilleur patrimoine aux générations futures.
L’homme valorise (dans un sens d’évaluation éthique forte) des projets collectifs avec le lointain dans l’espace et le temps, qui donnent sens à son action. Et, pour autant, il est d’abord responsable de lui-même, de ses proches (dans le temps et dans l’espace) et de ce qu’il comprend et peut réaliser. Ce parcours au travers des philosophies éthiques invite à trouver des chemins qui donnent une signification concrète à cette responsabilité à visée universelle vis-à-vis des générations futures mais mesurée à hauteur d’homme fini et de collectif humain marqué aussi par la finitude.
Aucun commentaire.