Les déchets nucléaires : une approche globale (4)
La gestion des déchets : rôle et compétence de l'État en démocratieLes conditions de réussite de la gestion des déchets liées à l’efficacité de l’état
Se redonner une stratégie nucléaire et énergétique claire et cohérente dans la durée
La réussite du projet Cigéo : efficacité du pilotage industriel et de la gouvernance opérationnelle
Les débats en France sur les déchets nucléaires HA : rétrospective et enseignements pour améliorer la démocratie
Rétrospective30
Quelques enseignements pour améliorer les institutions démocratiques
Conclusion générale
Résumé
Différentes solutions de gestion des déchets nucléaires existent et peuvent protéger les générations futures sur le très long terme mais il ne faut pas minimiser les difficultés que rencontre leur mise en œuvre. Ces solutions supposent un État efficace, doté de compétences de prospective à long terme afin d’éclairer les enjeux du système nucléaire, et de compétences opérationnelles de pilotage de projets industriels de grande ampleur comme Cigéo. L’histoire des débats en France sur les déchets nucléaires illustre également la nécessité de faire des progrès importants concernant le fonctionnement de nos institutions démocratiques pour traiter ce genre de sujet mais encore davantage des sujets complexes comme l’évolution du climat ou la biodiversité.
Ce fonctionnement doit s’appuyer sur le travail d’une expertise scientifique et technique transverse, ainsi que sur la sollicitation de ressources prospectives et éthiques, au service de l’intérêt général et non d’objectifs partisans ou militants. Il s’agit là d’un appel à l’invention de nouvelles institutions démocratiques afin de prendre en compte ces enjeux techniques et industriels majeurs pour les générations futures.
Jean-Paul Bouttes,
Ingénieur et économiste. Il a été directeur de la stratégie et de la prospective ainsi que chef économiste à EDF. Il a également été membre du comité des études du Conseil mondial de l’énergie et professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
ancien directeur de la Stratégie et de la Prospective et chef économiste à EDF, ancien professeur chargé de cours en sciences économiques à l’École polytechnique.
Les déchets nucléaires : une approche globale (1)
Les déchets nucléaires : une approche globale (2)
Les déchets nucléaires : une approche globale (3)
Glossaire, principaux acronymes, sigles et symboles utilisés dans l'étude - Les déchets nucléaires : une approche globale
Énergie nucléaire : la nouvelle donne internationale
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
L’avenir de l’hydroélectricité
Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Good COP21, Bad COP21 (2) : une réflexion à contre-courant
Une civilisation électrique (1) un siècle de transformations
Une civilisation électrique (2) vers le réenchantement
Prix de l’électricité : entre marché, régulation et subvention
Vers une société post-carbone
Énergie-climat en Europe : pour une excellence écologique
Les conditions de réussite de la gestion des déchets liées à l’efficacité de l’état
Voir ASN, « Avis n° 2020-AV-0363 […] sur les études concernant la gestion des matières radioactives et l’évaluation de leur caractère valorisable remises en application du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs 2016-2018, en vue de l’élaboration du cinquième plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs », 8 octobre 2020. Voir également « Audition de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2) sur son avis rendu à la demande de l’Office “Impact de la crise de la Covid-19 sur les études et recherches portant sur la gestion des matières et déchets radioactifs”», Sénat, 25 mars 2021, ainsi que « Audition publique, ouverte à la presse, sur “Matières et déchets nucléaires : le cas de l’uranium appauvri” dans le cadre de l’étude de M. Thomas Gassilloud, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteurs sur “Les conséquences de l’arrêt du projet de réacteur nucléaire Astrid” », Sénat, 3 décembre 2020.
On a vu que les solutions de gestion des déchets nucléaires existent, y compris pour protéger les générations futures lointaines des dangers potentiels à très long terme grâce au stockage géologique. Mais il ne faut pas minimiser les difficultés que rencontre la mise en œuvre de ces solutions adaptées aux diverses catégories de déchets, mise en œuvre qui suppose un État efficace, doté de compétences de prospective à long terme pour éclairer les enjeux du système nucléaire, ainsi que de compétences plus opérationnelles de pilotage industriel de grands projets comme Cigéo.
Les modalités de gestion des déchets nucléaires dépendent en effet au premier chef de la définition d’une stratégie énergétique et nucléaire claire et cohérente dans la durée : arrêt ou poursuite du nucléaire dans les 50 à 100 prochaines années, recyclage ou non du plutonium et de l’uranium appauvri. Ces choix conditionnent les types de déchets et leurs quantités, et donc les besoins et les dimensionnements de toutes les phases de gestion de ces déchets (production de matrices et conteneurs adaptés, création des entreposages et des lieux de stockage géologiques), et nécessitent une programmation sur plusieurs décennies. Après un choix pionnier de la France d’un cycle fermé, c’est-à-dire utilisant les combustibles usés, notamment le plutonium, une série de décisions (et de non-décisions) prises ces dernières années soulèvent des interrogations sur la stratégie des décennies à venir : arrêt anticipé d’ici à 2035 de 14 réacteurs 900 MW qui recyclent les combustibles usés et absence de décision concernant l’engagement d’une série de nouveaux réacteurs EPR qui devraient être capables eux aussi d’utiliser les combustibles MOX, arrêt du projet de réacteur expérimental Astrid, et donc fragilisation de la mise en œuvre d’une filière de réacteurs à neutrons rapides1.
En ce qui concerne la gestion des déchets HA et MA-VL, la décision n’est pas encore prise de passer au stade opérationnel et industriel du projet Cigéo de stockage géologique en Meuse/Haute-Marne. La gouvernance du projet est actuellement complexe, avec de nombreux intervenants dans la chaîne de décision et des responsabilités fragmentées, à un moment où il faudrait mettre en œuvre un projet industriel de 25 milliards d’euros en maîtrisant sûreté, délais et coûts. Un projet industriel de cette envergure nécessite, pour le piloter et en gérer la logistique à l’échelle de la centaine d’années, une stratégie claire et cohérente dans la durée et une allocation des responsabilités industrielles bien identifiée. Ce type de projet nous rappelle ce que devraient être le rôle et la responsabilité de l’État et des pouvoirs publics dans la gestion des biens communs.
Se redonner une stratégie nucléaire et énergétique claire et cohérente dans la durée
Ministère de la Transition écologique et solidaire, « Stratégie française pour l’énergie et le climat. Programmation pluriannuelle de l’énergie, 2019-2023, 2024-2028 », avril 2020.
Ibid., p. 144.
ASN, op. cit., p. 10.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 11.
CNE, « Des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs », rapport d’évaluation n° 15, juin 2021, p. 13.
Ibid., p. 15.
Thomas Gassilloud, député, et Stéphane Piednoir, sénateur, «L’énergie nucléaire du futur et les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de 4e génération “Astrid” », rapport fait au nom de l’OPECST, 8 juillet 2021, Assemblée nationale, rapport n° 4331, p. 14.
Voir Cour des comptes, « L’aval du cycle du combustible nucléaire. Les matières et les déchets radioactifs, de la sortie du réacteur au stockage », 4 juillet 2019.
Voir ASN, décision n° 2021-DC-0706, 23 février 2021.
Sur ces sujets, voir le livre de référence de Dominique Grenêche, Histoire et techniques des réacteurs nucléaires et de leurs combustibles, EDP Science, 2016, en particulier les chapitres 4, 8, 13 et 14.
L’uranium naturel comporte 0,7% d’uranium 235, mais on a des pertes à l’enrichissement (l’uranium 235 qui se retrouve dans l’uranium appauvri) et dans la « combustion », compensées par la fission d’une toute petite partie d’uranium 238 via leur transformation en plutonium 239.
Voir Dominique Grenêche et Michel Lecomte, « Optimisation de l’utilisation des ressources dans les réacteurs à eau légère », Revue générale du nucléaire, n° 5, septembre-octobre 2010, p. 28-38.
Sachant que le recyclage de l’uranium de retraitement (URT), issu du retraitement du combustible usé, peut donner pour sa part un gain de 13% environ sur les ressources.
Voir IEA, Energy Technology Perspectives 2020, 2020.
Voir IAEA-NEA, Uranium 2020. Resources, Production and Demand, 2020.
CNE, op. cit., p. 16.
Ibid, p. 17.
Voir l’avis de l’ASN du 8 octobre 2021. Voir aussi le compte-rendu de l’audition publique de l’OPECST, « Matières et déchets nucléaires : le cas de l’uranium appauvri », 3 décembre 2020 (en annexe du rapport déjà cité de l’OPECST, « L’énergie nucléaire du futur », 2021).
a) Les incertitudes sur la gestion des déchets créées par une série de décisions récentes concernant le parc de production nucléaire et son évolution à quelques décennies
En avril 2020, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE)2 a rappelé l’objectif inscrit dans la loi relative à l’énergie et au climat (LEC) du 8 novembre 2019 de réduire à 50% la part du nucléaire dans la production d’électricité (aujourd’hui autour de 75%). Cette décision, que la PPE conjugue avec des prévisions de demande d’électricité faible à l’horizon 2035, entraînerait à cette échéance la fermeture de 14 tranches 900 MW qui, pour la plupart d’entre elles, participent de façon importante au recyclage des combustibles usés en étant qualifiées pour utiliser les combustibles MOX. L’absence, sur la dernière décennie, de décision d’engagement de nouvelles tranches EPR, qui seraient capables a priori d’utiliser les combustibles MOX, conduit à étudier la possibilité d’utiliser des tranches 1.300 MW. L’analyse des marges de sûreté pourrait leur permettre de participer au monorecyclage, mais il faut prendre le temps de l’étudier et de le vérifier, et on s’y prend un peu tard face aux échéances de la période 2025-2035 (a priori 2028 pour la première tranche 1.300 moxée). On peut faire la même remarque sur l’anticipation nécessaire à l’entreposage des déchets TFA (venant essentiellement du démantèlement anticipé de ces centrales 900 MW), dont les volumes augmenteraient dans des proportions significatives une ou deux décennies plus tôt qu’on ne l’imaginait. Ces volumes seraient d’autant plus importants que la réglementation française inclut dans les déchets TFA des matières dont le niveau de radioactivité est considéré comme négligeable dans tous les autres pays (aucun « seuil de libération » en France, contrairement à la règle usuelle aujourd’hui en Europe).
Par ailleurs, la PPE acte l’arrêt du projet Astrid, suggérant d’explorer la voie du multirecyclage dans les réacteurs à eau légère, dont la faisabilité industrielle n’est pas acquise et dont l’intérêt mérite discussion. De plus, elle repousse au très long terme le déploiement de réacteurs rapides sans expliciter une stratégie de recherche crédible et les raisons de fond derrière cette réorientation : « La France doit poursuivre l’étude des options technologiques qui pourraient assurer la fermeture complète du cycle sur le long terme (multi-recyclage des combustibles usés permettant à terme d’être indépendant énergétiquement vis-à-vis de l’uranium naturel). Jusqu’à présent, les efforts de recherche s’étaient focalisés sur le déploiement de la filière des réacteurs à neutrons rapides de génération IV refroidis au sodium (RNR). […] Pour autant, dans la mesure où les ressources en uranium naturel sont abondantes et disponibles à bas prix, au moins jusqu’à la deuxième moitié du 21ème siècle, le besoin d’un démonstrateur et le déploiement de RNR ne sont pas utiles avant cet horizon. Les travaux relatifs aux RNR ont donc vocation à être réorientés. En revanche, et à un horizon plus court, le multi-recyclage dans les réacteurs à eau sous pression (REP) de 3ème génération pourrait permettre de stabiliser les stocks de plutonium ainsi que les stocks de combustibles usés contrairement au mono-recyclage. La faisabilité de ce type de solution doit donc être explorée3. »
La fragilité de l’option multirecyclage en REP (MRREP) comme la faible crédibilité des moyens mis sur la poursuite du programme de réacteurs rapides a amené l’ASN (avis du 8 octobre 2020) à s’interroger sur la gestion et le statut des matières radioactives que sont les combustibles MOX usés ainsi que l’uranium appauvri, qui pourraient être requalifiés en déchets s’ils n’avaient pas de perspectives crédibles d’utilisation à l’avenir. Ainsi « l’ASN estime qu’à ce stade, la sûreté des réacteurs, la sûreté des installations du “cycle du combustible” et la radioprotection des travailleurs ne sont pas démontrées en cas de multirecyclage des matières radioactives en réacteurs à neutrons thermiques4 ». Sur l’uranium appauvri, « l’ASN constate que les flux prévisionnels d’utilisation de l’uranium appauvri ne sont pas en adéquation avec les quantités détenues sur le territoire national et les flux prévisionnels de production, et que la consommation de l’ensemble du stock de matière existant est irréaliste avec les filières de valorisation envisagée à l’échelle du siècle5 ». Enfin, à propos des combustibles MOX usés (ou UOX usés) qui n’auraient pas de perspectives de recyclage dans les réacteurs avant un horizon repoussé au très long terme, « l’ASN estime que la réalisation de capacités d’entreposage supplémentaires de combustibles usés constitue un enjeu stratégique pour la sûreté globale des installations nucléaires6 » et elle préconise l’exploration des solutions d’entreposage à sec en complément de l’entreposage sous eau mis en œuvre aujourd’hui en France.
En accord avec la réaction de l’ASN, la CNE (rapport d’évaluation annuel de juin 2021) indique que « la programmation pluriannuelle de l’énergie de 2020 (PPE 2020) modifie fondamentalement, au moins jusqu’à la fin du siècle, l’approche précédente. Des voies alternatives pour la gestion des matières et déchets sont proposées, mais les incertitudes dont elles sont grevées sont nombreuses. Des verrous technologiques majeurs sont d’ores et déjà identifiés et ils seront à lever. La faisabilité de la mise en œuvre de la PPE 2020 concernant la gestion des matières et déchets n’a pas été démontrée pour plusieurs de ses orientations7 ». La CNE résume ainsi les questions posées par ces nouvelles orientations : « Certaines des orientations nouvelles de la PPE 2020 ont un impact significatif sur la gestion des matières et des déchets radioactifs. En particulier, le report vers la fin du siècle du déploiement de réacteurs à neutrons rapides repousse d’autant l’horizon de la fermeture du cycle du combustible, tandis qu’une étape intermédiaire est introduite : le multi-recyclage du plutonium en REP (MRREP). Par ailleurs, 14 réacteurs de 900 MWe doivent être mis à l’arrêt d’ici à 2035, ce qui va imposer l’utilisation de combustible MOX dans des réacteurs de 1.300 MWe pour limiter l’augmentation du stock de combustibles usés UOX (oxyde d’uranium). Enfin, les opérations d’assainissement et de démantèlement des réacteurs arrêtés vont produire une quantité importante de déchets, notamment TFA, alors que la saturation des capacités de stockage de ces déchets approche8. »
En juillet 2021, les rapporteurs d’un rapport de l’OPECST analysaient quant à eux les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire Astrid : « Les rapporteurs ont identifié 4 impacts principaux de cette décision :
– elle sème le doute sur la cohérence de la démarche de fermeture du cycle suivie depuis 70 ans, donc sur les intentions de la France à long terme. La France risque d’être perçue comme un partenaire peu fiable en matière de R&D. De plus, les pays souhaitant acheter des centrales nucléaires en s’appuyant sur des fournisseurs pérennes pourraient s’interroger sur les intentions de la France ;
– Astrid était le projet phare de la R&D nucléaire en France. Dans un contexte déjà difficile, l’annonce de son abandon a un impact négatif sur l’attrait de la filière pour les étudiants ;
– en l’absence de projet fédérateur, l’acquis de 70 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium pourrait être perdu ;
– à plus long terme, la stratégie de fermeture du cycle du combustible pourrait être abandonnée, avec des conséquences potentiellement lourdes sur l’industrie nucléaire française et sur le stockage géologique des déchets9. »
On a donc une série de réactions négatives de trois instances importantes, l’ASN, la CNE et l’OPECST, sur les conséquences des évolutions récentes concernant la gestion des matières et des déchets.
b) Les questions stratégiques sur les besoins en centrales électriques, les technologies nucléaires d’avenir et la gestion des déchets soulevées par ces orientations récentes
Au-delà des problèmes de programmation et de mise en œuvre en termes d’outils du cycle et de gestion des déchets posés par ces décisions, il faut évoquer quelques-unes des questions stratégiques pour le pays que les documents élaborés par les pouvoirs publics et les entités publiques au service de l’État (DGEC, ASN, OPECST, CNE, Cour des comptes10…) ne développent que très partiellement.
En effet, toutes ces décisions ou orientations récentes posent problème pour la gestion des déchets : non pas que les solutions manquent, elles existent et elles peuvent permettre de gérer les déchets correspondant à des stratégies diverses (arrêt ou non du nucléaire, cycle ouvert ou fermé ou monorecyclage), mais il faut du temps pour mener les études de sûreté et préciser les options techniques, pour trouver des sites d’entreposage ou de stockage en impliquant dans les processus de concertation et de décision les parties prenantes, et du temps pour constituer et rassembler les compétences industrielles, comme pour construire les matrices, colis et ouvrages nécessaires. Il faut éviter si possible les changements d’avis fréquents. Or, il est d’autant plus aisé de succomber à cette tentation que les orientations définies par les pouvoirs publics n’ont pas été élaborées sur la base d’analyses sérieuses, robustes et partagées par rapport aux évolutions possibles du contexte à quelques décennies.
Mais, au-delà, ces orientations récentes posent aussi problème au regard des véritables enjeux énergétique et nucléaire à long terme pour la France :
– quels sont nos besoins en centrales nucléaires à quelques décennies face aux enjeux climatiques, aux besoins de moyens pilotables dans le mix électrique et aux risques géopolitiques sur la sécurité d’approvisionnement en combustibles comme en équipements clés ?
– quelle est notre capacité à hiérarchiser les problèmes en termes de sûreté et de radioprotection, et à fonder des réglementations sur des approches cohérentes en termes d’impact sur la santé et sur l’environnement ?
Ces sujets méritent bien plus que les seuls développements que nous allons faire ci-après, et ils ne sont esquissés ici que pour indiquer le travail collectif indispensable à mener, en amont de la gestion des déchets, pour rendre possible sa mise en œuvre efficace et sûre dans la durée.
La PPE et l’arrêt de 14 réacteurs pour atteindre l’objectif de 50% de la production d’électricité d’ici à 2035
L’arrêt de réacteurs 900 MW, dont la plupart sont aujourd’hui autorisés à recycler du MOX, est envisagé à l’échéance de leur cinquième visite décennale, soit des arrêts entre 2029 et 2035. Une étude est engagée, afin de compenser ces fermetures, pour qu’un nombre suffisant de réacteurs 1.300 MW puissent à leur tour utiliser du MOX. Cette modification pourrait intervenir au plus tôt à l’horizon 2030, compte tenu des délais opérationnels et d’autorisation préalable. En effet, sur le principe, utiliser le combustible MOX dans les tranches 1.300 MW est a priori possible mais il faut prendre le temps des études pour s’assurer que les marges de sûreté nécessaires existent et que le fonctionnement de ces centrales ne devra pas être modifié de façon significative pour accommoder cette nouvelle contrainte.
La décision d’arrêter ces 14 réacteurs ne résulte pas de contraintes techniques. Les premières des quatrièmes visites décennales des premières tranches 900 MW se sont terminées en 2020. Comme l’impose la loi française, elles ont donné lieu à la fois à des contrôles très complets, à un renouvellement parfois conséquent de matériels et à des modifications pour tenir compte à la fois du retour d’expérience (notamment de Fukushima) et des meilleures technologies aujourd’hui disponibles. Ces améliorations concernent en particulier la maîtrise des risques liés aux agressions comme l’incendie, l’explosion, l’inondation ou le séisme, la sûreté des piscines d’entreposage des combustibles et la gestion des accidents avec fusion du cœur.
Début 2021, l’ASN a validé la partie générique de réexamen périodique (tous les dix ans) des 32 réacteurs de 900 MW pour porter leur durée d’exploitation de 40 à 50 ans11. Elle considère que les dispositions prévues permettront de rapprocher le niveau de sûreté des réacteurs de 900 MW de celui des réacteurs de troisième génération. Ce premier volet de validation sera suivi d’un réexamen de conformité à réaliser, réacteur par réacteur, qui devrait s’étaler jusqu’en 2031. Une prolongation à 60 ans serait donc possible, compte tenu de l’importance des travaux effectués dans le cadre du « grand carénage », sous réserve d’apporter des éléments complémentaires à l’ASN, en particulier sur la tenue des cuves. C’est ce que font les États-Unis qui rallongent la durée d’exploitation jusqu’à 60 ans (et au-delà jusqu’à 80 ans pour certaines centrales).
Par ailleurs, on sait que, si l’on prend au sérieux les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat, il faudra faire massivement levier sur l’électricité décarbonée (nucléaire et renouvelable), y compris pour d’autres usages comme la mobilité (véhicule électrique) ou la production d’hydrogène destinée à certains processus industriels ou au transport de marchandises à longue distance. Cette perspective implique de réviser significativement à la hausse les prévisions de demande d’électricité aux horizons 2030-2050. Dans ce contexte, disposer d’un parc nucléaire sûr (centrales existantes bénéficiant du grand carénage, et centrales EPR de génération 3), sans émission de CO2 et à coûts maîtrisés, serait particulièrement utile pour assurer une part significative de la base tout en offrant de forts leviers de pilotage et de flexibilité pour s’adapter à la consommation d’électricité en complémentarité des énergies renouvelables intermittentes (et donc non pilotables).
Cette prolongation des tranches 900 MW (sous réserve de l’avis de l’ASN), accompagnée d’un engagement de plusieurs tranches EPR dont la mise en service pourrait se faire sur la période 2035-2050, permettrait accessoirement de poursuivre le monorecyclage plus facilement.
Il faut dans ce cadre rappeler l’échéance de renouvellement des ateliers de retraitement et de vitrification des déchets de La Hague à l’horizon 2040. Ce sont là des compétences uniques et importantes à conserver dans la durée si l’on souhaite poursuivre le nucléaire civil, à la fois pour garder l’option des réacteurs rapides ouverte à long terme et pour maîtriser les technologies de vitrification particulièrement utiles pour disposer de matrices qui « inertent » les déchets et en empêchent la dispersion.
Les conséquences de l’arrêt d’Astrid : que penser du multirecyclage dans les réacteurs à eau légère comme alternative provisoire aux réacteurs rapides ?
Compte tenu de l’arrêt d’Astrid et de l’éloignement de l’horizon de déploiement des réacteurs rapides de génération 4, le multirecyclage en REP (MRREP) est une perspective dorénavant envisagée. Elle vise à utiliser le plutonium issu du retraitement des MOX usés, combiné à de l’uranium appauvri, avec comme objectif de limiter l’accumulation de combustibles MOX usés à entreposer, de stabiliser l’inventaire du plutonium et de réduire les besoins en uranium naturel.
Rappelons d’abord deux différences importantes entre le fonctionnement neutronique des réacteurs à eau à neutrons lents et les réacteurs sodium à neutronsrapides12 :
– la première différence est que les réacteurs à neutrons lents reposent essentiellement sur la fission de l’uranium 235, qui représente seulement 0,7% de l’uranium naturel, tandis que les réacteurs à neutrons rapides reposent surtout sur la transformation massive de l’uranium 238 en plutonium 239, suivie de la fission de ce dernier. Cette capacité à utiliser également l’ensemble de l’uranium 238, soit 99,3% de l’uranium naturel, permet une multiplication d’un facteur 100 sur les ressources. Ainsi les réacteurs à neutrons lents n’utilisent qu’environ 0,5% de l’uranium naturel pour produire de l’énergie13. On peut concevoir des réacteurs à eau qui permettent de « durcir » le spectre de neutrons en jouant sur plusieurs variables comme la diminution du modérateur (l’eau ralentisseur des neutrons en plus de son rôle de caloporteur) par rapport au combustible, afin de ralentir un peu moins les neutrons. Ces réacteurs sont dits à « haut facteur de conversion » (HFC), les réacteurs à eau bouillante étant sans doute meilleurs candidats que les réacteurs à eau pressurisée. Ils en sont encore au stade des études exploratoires, et avec cette technologie on ne peut a priori qu’espérer utiliser 1% de l’uranium naturel (multiplication par 2 par rapport à la situation actuelle)14. Les objectifs que les réacteurs à eau actuels ou en construction comme l’EPR permettraient d’atteindre, à l’aide de combustibles spécifiques (qui doivent en particulier être « dopés » en uranium enrichi en uranium 235, ce qui est davantage consommateur de cette ressource rare…), sont encore plus limités : le gain du monorecyclage actuel (plutonium, avec de l’uranium appauvri issu de l’enrichissement) est d’environ 10% sur les ressources15, un second recyclage permettrait juste d’ajouter quelques pourcents supplémentaires, et le temps nécessaire pour le réaliser serait l’horizon de la fin du siècle ;
– la seconde différence réside dans le fait que les réacteurs rapides sont capables de fissionner aussi dans une certaine mesure les isotopes pairs du plutonium et que les neutrons rapides sont moins l’objet de captures par l’uranium ou le plutonium, ces deux caractéristiques liées leur permettant de limiter la quantité d’actinides mineurs et de conserver les qualités isotopiques du plutonium (c’est-à-dire de limiter la part des isotopes pairs du plutonium), alors que ce n’est pas le cas des réacteurs à neutrons lents : l’augmentation inexorable de la part des isotopes pairs du plutonium non fissiles par des neutrons lents rend nécessaire cette augmentation de l’enrichissement du combustible en uranium 235, et, au résultat, les combustibles usés issus de plusieurs recyclages en réacteur à eau produiront des déchets dont la radiotoxicité potentielle sera plus importante (davantage d’actinides mineurs). Les gains en termes d’emprise de stockage en profondeur par rapport au monorecyclage devraient donc être a priori faibles.
Le multirecyclage dans les réacteurs à eau actuels, par rapport au monorecyclage mis en œuvre aujourd’hui, ne devrait donc pas apporter de bénéfices significatifs sur les deux finalités principales : d’abord, sur les ressources en uranium, la plus importante à long terme, et ensuite en termes à la fois de radiotoxicité et d’emprise au niveau du stockage des déchets à vie longue. Ajoutons que, compte tenu de la présence beaucoup plus importante d’isotopes pairs du plutonium comme d’actinides mineurs, les outils du cycle à développer devront pour une part (au niveau de la fabrication des combustibles) avoir des caractéristiques différentes de ceux destinés aux multirecyclages dans des réacteurs rapides. Sur ce plan, l’apport en termes de préparation de l’avenir existe au niveau du retraitement mais ne devrait pas être déterminant par rapport à la simple prolongation-renouvellement du monorecyclage à La Hague, qui devrait permettre de conserver les compétences clés de retraitement, de fabrication du combustible et de vitrification des déchets, si l’on sait intégrer les innovations techniques utiles et lancer des recherches concernant le cycle des réacteurs rapides.
Les documents publics récents sur le multirecyclage en REP mettent souvent en avant son intérêt pour stabiliser les stocks de combustibles MOX usés et pour stabiliser l’inventaire en plutonium dans le cycle du combustible. Ces objectifs à quelques décennies étonnent un peu. On peut sans problème entreposer des MOX usés quelques décennies de plus de façon sûre comme c’est le cas aujourd’hui, avec des volumes qui restent extrêmement réduits, en attendant de maîtriser la filière rapide. Au cas où le contexte énergétique et les innovations disponibles à cet horizon rendraient inutile ce déploiement des rapides utilisant le contenu énergétique en plutonium des MOX usés, il sera toujours temps de les mettre dans un stockage géologique avec les bonnes propriétés de confinement à très long terme. Concernant l’inventaire de plutonium, il faut absolument éviter d’augmenter les stocks de plutonium séparé de qualité militaire, c’est-à-dire avec une part de plutonium 239 forte. Or, dans les MOX usés, le plutonium 239 n’est pas séparé des autres substances radioactives, dont une part significative d’isotopes pairs du plutonium, ce qui les rend impropres pour des usages militaires. Par ailleurs, les stocks supplémentaires en France de combustibles usés, en poursuivant le monorecyclage toujours à ces horizons de quelques décennies, seront faibles au regard de l’ensemble des combustibles usés entreposés ou stockés dans le monde.
Le multirecyclage dans les réacteurs à eau existants ne contribue donc pas de façon significative à la maîtrise à très long terme de la ressource uranium ou à la diminution de l’emprise dans les stockages à vie longue. Les objectifs qui lui sont par ailleurs assignés ne présentent pas de réel intérêt et sa mise en œuvre pose des problèmes de sûreté et de radioprotection pour les travailleurs qu’il faudra résoudre, au prix sans doute de surcoûts. S’il s’agit seulement de montrer que, si l’on repousse le déploiement de réacteurs rapides en fin de siècle ou au début du prochain siècle, on peut dans l’intervalle utiliser une petite partie des MOX usés et une partie encore plus faible de l’uranium appauvri pour éviter leur qualification en déchets, on pourrait peut-être proposer une voie alternative plus simple et directe en construisant une stratégie crédible de recherche et développement des réacteurs rapides à cet horizon, tout en programmant les extensions (limitées) d’entreposage nécessaires dans l’intervalle.
Au-delà de l’arrêt d’Astrid, construire une stratégie crédible de recherche et développement sur les réacteurs rapides
L’intérêt premier des réacteurs rapides est bien de multiplier par 100 les ressources en permettant de fissionner l’uranium 238, et pas seulement l’uranium 235. Cette filière est ainsi une option énergétique sans CO2 qui pourrait non seulement contribuer à la prospérité économique de la France et à sa sécurité d’approvisionnement à très long terme mais aussi contribuer de façon massive à la production d’électricité sans CO2 dans le monde à l’horizon de plusieurs siècles. Ces réacteurs peuvent aussi brûler les isotopes pairs du plutonium et une partie des actinides mineurs. Ces caractéristiques permettent d’envisager des parcs mixtes de REP et de RNR, où le recyclage en RNR permettrait de redresser l’isotopie des combustibles usés provenant des REP tout en contrôlant la teneur en actinides des déchets ultimes. Pouvoir disposer de cette technologie est donc central si l’on peut la maîtriser industriellement avec un surcoût d’investissement, par rapport à celui des REP, ne dépassant pas les 20 ou 30%, et avec l’objectif à terme d’être, si possible, au même niveau de coût. On disposerait alors d’une technologie de base sans CO2 et pilotable, capable de contribuer à hauteur de 10 à 30% (ou plus) du mix électrique mondial (dans les pays maîtrisant cette technologie, et disposant d’institutions de contrôle de sûreté et de non-prolifération), face à une demande d’électricité qui pourrait être multipliée par 2 ou 3 à l’horizon 2050-210016, alors qu’un parc composé uniquement de REP ou de REB 4 ou 5 fois plus important en puissance installée que le nucléaire existant utiliserait en 60 ans l’ensemble des réserves identifiées et des ressources d’uranium, estimées par l’AIEA à environ 15 millions de tonnes17. Disposer de la filière rapide est donc une assurance face aux risques que représenteraient des gisements d’uranium ayant des teneurs en uranium de plus en plus faibles, ce qui pourrait multiplier par 3 ou 5, voire plus le coût d’extraction (rareté économique et non physique). Ce pourrait être aussi le moyen d’éviter de multiplier les activités minières pour obtenir de l’uranium 235 (à un moment où ces activités risquent d’être massivement développées, par exemple pour l’extraction de certains matériaux critiques et des matières nécessaires pour les énergies renouvelables), et de poser des problèmes pour l’occupation de l’espace, pour les paysages, pour la biodiversité. Ajoutons que la maîtrise industrielle et économique de cette technologie associée à l’existence de stocks d’uranium appauvri et de plutonium (mobilisable via le retraitement des combustibles issus de la filière à eau légère) permettrait d’assurer sur le très long terme la sécurité d’approvisionnement et la souveraineté énergétique d’un pays. Ce sont les raisons pour lesquelles on voit actuellement monter l’intérêt pour cette filière de la part de pays comme la Russie, la Chine ou les États-Unis.
Le projet Astrid lancé en 2010, qui devait aboutir à la construction d’un RNR refroidi au sodium de 600 MW, a été conçu dans les années 2000, à un moment où l’on préparait la « renaissance du nucléaire » et où l’on anticipait la rareté de la ressource uranium à l’horizon 2040-2050. Il pouvait donc y avoir urgence à mettre en service un démonstrateur industriel de grande taille à l’horizon 2020-2030. Comme on l’a vu, la filière sodium en est au stade industriel, mais il fallait d’abord prendre en compte les exigences de sûreté renforcée concernant les accidents graves liés à la fusion du cœur pour atteindre un niveau au moins égal à celui de la génération 3 (y compris les mesures post-Fukushima), que cela soit par « prévention » renforcée de la fusion (pour l’éviter) ou par « mitigation » des conséquences en cas de fusion partielle de certains éléments combustibles. Les réacteurs rapides refroidis au sodium présentent de ce point de vue vis-à-vis des REP à neutrons thermiques à la fois des inconvénients, liés aux risques de réactivité du cœur en cas de vidange ou d’ébullition du sodium et à la difficulté d’utiliser de l’eau pour refroidir la cuve en raison des interactions sodium-eau, et des avantages liés à l’inertie thermique importante du sodium. Il s’agit donc de trouver en même temps des parades et un référentiel de sûreté exigeant adaptés à ces caractéristiques. Le projet Astrid a permis de tester des innovations intéressantes en particulier sur les dispositifs de secours de refroidissement du cœur, sur la récupération des combustibles fondus et sur la conception d’un « Coeur à Faible réactivité en cas de Vidange du sodium (CFV) » de grande taille, c’est-à-dire qui ne relance pas la réaction en chaîne en cas de perte du sodium liquide. Mais l’échéance rapprochée de 2020-2030 n’a pas permis de simplifier le design et d’aller au bout des possibles en termes de recherche sur ces sujets de sûreté : on avait d’emblée un démonstrateur industriel de grande taille, complexe, donc très coûteux, pour un horizon où, la « renaissance du nucléaire » n’étant pas au rendez-vous (énergie fossile à coûts faibles sur les trois dernières décennies, conséquences de Fukushima, exigences climatiques encore perçues comme lointaines, etc.), les ressources en uranium seraient abondantes pour quelques décennies supplémentaires. On peut donc comprendre les hésitations pour, à la fois, engager la construction d’un réacteur Astrid trop complexe et le faire rapidement. En revanche, force est de constater, à la suite de la CNE et de l’OPECST, l’absence d’une roadmap crédible à horizon 2030-2040 en termes de prototype de recherche de petite taille (50-200 MW) et d’études approfondies de maîtrise des coûts comme des questions de sûreté liées à un accident grave. Pour asseoir cette crédibilité, il faudrait expliciter clairement les voies qui méritent d’être explorées : réacteurs de grande taille du type Astrid, et réacteurs de petite taille (Advanced Small Modular Reactor, SMR sodium) pour lesquels on sait que les problèmes de criticité sont beaucoup plus facilement résolus dès que l’on est en dessous de 200-250 MW (fuites de neutrons beaucoup plus fortes).
Il faudrait également :
– mettre en place une organisation qui permette d’associer, depuis la conception et à toutes les phases clés, scientifiques, industriels et spécialistes de la sûreté, avec un partage des finalités de maîtrise de la sûreté et des coûts, comme de l’importance d’un design simple et robuste. Ce sont cette organisation et ce partage qui garantissent l’atteinte des objectifs pour de tels projets ;
– avoir une expression politique claire de la stratégie nucléaire et énergétique avec une analyse prospective ouverte à long terme sur les raisons de ces choix stratégiques ;
– donner, pour cette stratégie de R&D des réacteurs rapides, le jalonnement des différentes étapes (boucles de recherche, prototypes, outils du cycle associés et leur traduction en moyens humains et financiers).
On trouve bien quelques-uns de ces « mots » pertinents dans le rapport de 2021 de la CNE concernant les travaux prévus au CEA sur des concepts de réacteurs sodium de petite taille (inspirés pour une part d’Astrid) comme sur la participation au projet européen de réacteur sodium de grande taille ESFR-SMART18. Mais les « choses », les finalités, les objectifs de sûreté et de coûts, les idées de manœuvre techniques et scientifiques, la stratégie politique sont quasiment absents, et les moyens humains et financiers ne sont pas au niveau. La CNE conclut ainsi : « La CNE observe que les moyens, notamment financiers, déployés pour ces travaux, correspondent à un ensemble d’exercices académiques, mais ne répondent pas à des ambitions de développement d’un projet de nouveau réacteur. Par ailleurs, aucune étude sur le cycle du combustible associé n’a été présentée à la Commission19. »
Une feuille de route ambitieuse et crédible sur les réacteurs rapides sodium, combinée avec la poursuite du monorecyclage dans les REP actuels puis dans ceux de génération 3, permettrait de donner sens au statut de matières utiles pour l’avenir aux MOX usés comme à l’uranium appauvri. Elle donnerait également la visibilité nécessaire pour préparer le renouvellement des usines de La Hague, des entreposages nécessaires pour les MOX usés comme pour l’uranium appauvri, et pour préparer un éventuel déploiement industriel des RNR sodium en complément des REP. Ajoutons que les promesses des réacteurs rapides sels fondus pourraient justifier une recherche à plus long terme sur cette filière dont les potentialités sont à certains égards complémentaires du sodium, tout en étant à un niveau de maturité plus éloigné.
Uranium appauvri et déchets de très faible activité
Ces deux sujets, le caractère valorisable de l’uranium appauvri20 et l’absence de seuil de libération pour les déchets TFA en France, sont moins stratégiques que les précédents mais ils sont également illustratifs de nos difficultés à nommer clairement et à hiérarchiser les problèmes (on aurait pu aussi évoquer quelques autres sujets analogues comme la gestion des déchets FA-VL ou celle des déchets bitumineux).
Le caractère valorisable des matières radioactives dont l’uranium appauvri
Parmi les substances radioactives, on distingue les matières radioactives, pour lesquelles une utilisation ultérieure est prévue ou envisagée, et les déchets radioactifs, pour lesquels aucune utilisation n’est prévue ou envisagée. Selon qu’une substance radioactive est classée en matière ou en déchet, les perspectives de gestion sur le long terme diffèrent. Dans la mesure où ils ne sont pas destinés à être réutilisés, les déchets radioactifs nécessitent une solution de gestion de long terme qui est généralement le stockage, après éventuellement une étape intermédiaire (traitement, conditionnement, entreposage). Les matières destinées à être valorisées sont entreposées jusqu’au moment de leur utilisation. Le niveau d’exigence relatif à la sûreté, à la radioprotection et à la protection de l’environnement est le même, que les substances radioactives soient considérées comme des matières ou des déchets. |
L’uranium appauvri (teneur en uranium 235 comprise entre 0,2 et 0,4%) est issu du processus d’enrichissement de l’uranium naturel. Il n’est pas aujourd’hui considéré comme étant un déchet et il fait l’objet d’une réutilisation partielle, soit enrichi au même titre que l’uranium naturel, soit utilisé dans les combustibles MOX. La réutilisation complète de l’uranium appauvri est quant à elle envisagée dans le cadre des futurs réacteurs de quatrième génération (l’uranium appauvri peut aussi avoir d’autres utilisations dans l’industrie).
L’uranium appauvri qui n’est pas valorisé est entreposé sous la forme d’une poudre noire, stable, incombustible et non corrosive. Ses propriétés physiques le rendent donc adapté au transport et à l’entreposage. Il est moins radioactif que l’uranium naturel en provenance des mines. L’uranium appauvri est entreposé sur les sites de Tricastin et de Bessines, avec aujourd’hui des entrepôts de près de 35.000 m2 pour environ 350.000 t (soit un entreposage occupant une surface réduite, moins de 200 x 200 m, pour stocker des ressources énergétiques capables de fournir le pays pour des siècles).
L’ASN estime que « la valorisation d’une matière radioactive peut être considérée comme plausible si l’existence d’une filière industrielle est réaliste à un horizon d’une trentaine d’années21 ». Pour toute perspective plus lointaine, il est nécessaire d’anticiper les besoins d’entreposage sur les durées correspondantes, plus longues qu’une trentaine d’années, dans des conditions sûres, et la gestion possible de la substance radioactive en tant que déchet.
Ce délai de 30 ans n’est pas aujourd’hui dans la loi, c’est aux pouvoirs publics de se prononcer. L’uranium appauvri constitue une véritable ressource de matière énergétique pour l’avenir. Par ailleurs, les volumes concernés resteront relativement faibles, les coûts limités et les enjeux en termes de sûreté ou d’impact environnemental très faibles.
Si les conditions économiques ou géopolitiques conduisaient à l’intérêt de réenrichir l’ensemble de l’uranium appauvri entreposé en France, les quantités disponibles correspondraient à environ huit années de fonctionnement du parc existant22. Cet horizon est homogène à celui que l’on peut atteindre via la constitution de stocks stratégiques de ressources à tous les niveaux du cycle (toujours en raison de la très forte densité en contenu énergétique de ces matières). Par contraste, un parc de réacteurs rapides de la puissance du parc nucléaire actuel trouverait, dans ces mêmes quantités d’uranium appauvri entreposées en France, de quoi fonctionner pendant plusieurs siècles et même plusieurs millénaires (cette ressource devient alors une ressource à l’échelle de l’Europe ou du monde). On mesure la difficulté à se prononcer aujourd’hui sur la qualification de déchets de ces matières et l’intérêt d’attendre les progrès scientifiques et techniques des prochaines décennies.
Les déchets TFA et l’absence de seuil de libération en France Un seuil de libération est un niveau de radioactivité au-dessous duquel un déchet nucléaire peut être libéré, c’est-à-dire considéré comme non radioactif, et recyclable dans l’industrie. La législation française dispose que tout objet, matériau ou déchet ayant été, dans une installation nucléaire, utilisé ou produit dans une zone « à production possible de déchets nucléaires » est considéré comme déchet radioactif quel que soit le niveau de sa radioactivité effective. À ce titre il ne peut pas être recyclé ou, s’il s’agit d’un outillage, réutilisé : il doit être stocké dans un centre conçu pour les déchets nucléaires. |
Pierre-Frank Chevet, Jean-Philippe Duranton et Philippe Follenfant, « Le démantèlement des installations nucléaires. Enjeux techniques et opérationnels du développement d’une filière industrielle française », rapport CGEDD n° 012756-01-CGE n° 2019/04/CGE/SG, mars 2020
Voir notamment la « loi n° 2015-992du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
Voir Jean-Paul Bouttes, « Quelle politique de l’énergie pour assurer la compétitivité de notre économie, réduire notre dépendance extérieure et protéger l’environnement ? », communication devant l’Académie des sciences morales et politiques, canalacademies.com, 3 juillet 2017, repris in Michel Pébereau (dir), Réformes et Transformations, PUF, 2018, p. 235-280).
En ce qui concerne les déchets TFA, l’Andra considère qu’aujourd’hui une quantité importante de déchets stockés dans des centres spécialisés (entre 30 à 50%) a une radioactivité infime ou nulle. La loi actuelle, qui interdit toute possibilité de recyclage ou de valorisation de ces matériaux ou outils hors de l’industrie nucléaire, est une spécificité française. Les autres pays européens disposant de centrales nucléaires ne retiennent pas ce principe dit de zonage et définissent un seuil, dit de libération, en dessous duquel ils considèrent que l’objet ne présente pas de danger et peut être utilisé comme un objet banal de même nature. Ce seuil est aujourd’hui de 0,01 mSv, donc 300 fois inférieur à la radioactivité naturelle et très au-dessous des variations de cette radioactivité naturelle selon les territoires français, ou même selon que l’on habite au 1er ou au 20e étage d’un immeuble donné. Cette spécificité pose de nombreuses questions :
– les pays voisins exportent librement des matériaux incluant des éléments, issus d’installations nucléaires, dont le niveau de radioactivité est inférieur au seuil fixé au niveau européen. Aujourd’hui, la France peut importer ces matériaux totalement banalisés, ne donnant lieu à aucune traçabilité particulière ;
– cette absence de seuil de libération en France exclut toute trace de radioactivité pour les produits issus du démantèlement, alors que la réglementation française admet que des individus puissent recevoir de la radioactivité naturelle ou des doses radioactives liées à certains usages (médecine) ;
– l’absence de seuil de libération conduit à exclure l’utilisation ultérieure de produits dont la radioactivité est négligeable.
On a là un exemple de mesures non justifiées, qui amènent à se débarrasser de produits sans s’interroger sur leur impact sanitaire réel et sur leur capacité à être réutilisés (contrairement aux principes de l’économie circulaire). Cette mesure a été prise à un moment où ses conséquences apparaissaient éloignées dans le temps. Elle va avoir désormais un impact en termes de coûts et de construction d’entreposages, qui vont mobiliser des matières et qui vont générer à leur tour des déchets, pour stocker des matières qui en réalité ne sont pas des déchets et ne sont pas dangereuses. Ce diagnostic est clair et a été explicité en particulier dans un rapport de 2020 du CGE et du CGEDD23, mais on est toujours en attente d’une décision qui relève maintenant du politique.
c) Remarques sur l’instruction par l’État des enjeux qui conditionnent une gestion efficace des déchets
Au travers de l’analyse des décisions prises ou des avis formulés ces dernières années par le Parlement, les responsables de la sûreté et les scientifiques de la CNE, on voit clairement comment le manque de clarté et de cohérence de la stratégie énergétique et nucléaire de l’État rend difficile l’anticipation et la réalisation des outils industriels qui seront nécessaires à 10, 20 ou 30 ans pour gérer les déchets nucléaires dans de bonnes conditions, alors que l’on dispose des solutions pour l’ensemble des déchets en termes d’outils du cycle du combustible, de matrices et de conteneurs, d’entreposages et de stockages.
Il est également intéressant de constater, dans les documents émanant des services de l’État (la PPE notamment) comme du Parlement, l’absence en amont d’une prospective technologique à long terme, précise et systémique, sur le nucléaire ou l’électricité, et l’absence en aval d’analyse des enjeux industriels et de mise en œuvre opérationnelle. Les compétences industrielles, scientifiques et économiques nécessaires pour mener ces analyses ne sont plus guère sollicitées ni présentes au cœur des services de l’État. Certaines d’entre elles se trouvent mobilisées dans des entités comme l’ASN ou la CNE, mais ces entités ne sont responsables que d’une partie des enjeux concernant les déchets nucléaires, la sûreté pour l’ASN, l’évaluation de la qualité scientifique des travaux sur les déchets pour la CNE. Elles ne sont pas responsables et comptables de la stratégie nucléaire du pays, ni de celle des déchets nucléaires. Cette situation explique également la relative absence dans leurs avis de hiérarchisation des enjeux, y compris sanitaires, et d’analyses concernant les enjeux d’avenir les plus importants pour le système électrique et nucléaire français, comme ce que pourrait être une feuille de route sur les réacteurs rapides ou sur ce que l’on peut penser de l’intérêt du multirecyclage en REP comparé à celui des filières de réacteurs rapides.
Le traitement de ces sujets par un appareil d’État fragmenté souffre également d’une perte de compétences dans les domaines de prospective systémique, scientifiques et industriels. La PPE 2020 est de ce point de vue un document qui traduit bien comment, au fil des lois sur l’énergie de ces dernières années24, la DGEC et les entités administratives en charge de l’énergie se sont progressivement concentrées sur le jalonnement des avancées vers l’atteinte de dizaines d’objectifs, souvent incompatibles et de niveaux logiques hétérogènes, au détriment d’une réflexion de fond sur les finalités comme sur les conditions de mise en œuvre industrielle25. Cette absence de profondeur prospective et d’épaisseur opérationnelle dans la réflexion sous-jacente aux objectifs fragilise in fine leur crédibilité et leur robustesse dans la durée.
Voir IAEA-NEA, Uranium 2020. Resources, Production and Demand, 2020, p. 15. Les éditions précédentes sont disponibles sur www.oecd-nea.org.
Voir à ce sujet les recherches récentes en Chine sur des membranes performantes : Xiao Xu et al., « Ultrahigh and economical uranium extraction from seawater via interconnected open-pore architecture poly(amidoxime) fiber », Journal of Materials Chemistry, vol. 8, n° 42, septembre 2020.
La maîtrise industrielle de cette filière permettrait également à la France de garantir sa souveraineté énergétique sur le très long terme en faisant levier sur ses stocks de matières nucléaires.
Les Small Modular Reactor (SMR) sont des réacteurs nucléaires de petite taille unitaire, inférieure ou égale à 300 MW, dont la fabrication est, autant que possible, réalisée de façon standardisée en usine.
Voir Jean-Paul Bouttes, « Quelle politique de l’énergie pour assurer la compétitivité de notre économie, réduire notre dépendance extérieure et protéger l’environnement ? », communication devant l’Académie des sciences morales et politiques, canalacademies.com, 3 juillet 2017, repris in Michel Pébereau (dir), Réformes et Transformations, PUF, 2018, p. 235-280).
Remarques sur la stratégie nucléaire dans un monde incertain
La stratégie sur le nucléaire doit intégrer les incertitudes à moyen-long terme (risques/ opportunités) en ouvrant les options en termes de R&D pour disposer demain des solutions les plus adaptées, tout en permettant de prendre aujourd’hui les décisions d’investissement pertinentes et sans regret. Il faut savoir poursuivre l’enquête de façon ouverte sur des sujets qui sont par nature l’objet de découvertes et d’innovations afin de permettre à chaque moment d’orienter l’action en fonction des circonstances. L’intérêt de la recherche ouverte et active sur les réacteurs rapides Les rapports publiés régulièrement par l’AIEA* fournissent une image des ressources possibles accessibles à des coûts raisonnables, c’est-à-dire inférieures à 260$ le kilo d’uranium, sachant que les prix actuels se situent autour de 60$/kg, niveau plutôt bas au regard de l’histoire des dernières décennies. Ces ressources seraient ainsi de l’ordre de 15 millions de tonnes, soit 100 années de fonctionnement d’un parc nucléaire mondial de capacité installée égale à 2,5 fois celle d’aujourd’hui. On ne peut cependant exclure de bonnes surprises qui conduiraient à repousser significativement dans le temps le besoin d’un déploiement massif de réacteurs rapides. Ce pourrait être le cas si l’on découvrait dans les prochaines décennies plusieurs nouveaux gisements géants dotés d’une teneur suffisante en uranium naturel, comme celui d’Olympic Dam, en Australie, ou si les travaux de recherche en cours sur l’extraction de l’uranium de l’eau de mer débouchaient sur un passage au stade industriel crédible**. On pourrait alors produire massivement de l’électricité à l’échelle mondiale et sur plusieurs siècles sur la base des seules centrales à eau légère (en utilisant essentiellement l’uranium 235). Si le déploiement à grande échelle de réacteurs rapides ne se justifie qu’au moment où ils deviennent compétitifs avec les réacteurs à eau, il semble excessivement optimiste de prendre pour garantie une abondance à long terme de l’uranium. Poursuivre un programme de recherche crédible sur les réacteurs rapides devrait permettre d’être en mesure, dans les prochaines décennies, de disposer d’une technologie sûre et maîtrisée industriellement, afin d’être prêt à la déployer si cela était nécessaire face à une rareté économique de l’uranium (et face à des contraintes géopolitiques sur l’énergie)***. On sait en effet que l’on peut disposer à l’horizon 2050-2100 de réacteurs sodium au stade industriel soit de petite taille (SMR), soit de grande taille avec des cœurs du type Astrid (au prix d’un surcoût d’investissements dont il faudra limiter l’ampleur). Mettre en œuvre ce programme de recherche permet de se donner le temps d’ouvrir le champ des possibles sur le plan technique concernant les rapides sodium et d’explorer également les potentiels d’autres filières rapides comme les sels fondus. Cela permet aussi d’être exigeant en termes de robustesse et de simplicité du design, ce qui pourrait peut-être permettre d’atteindre des coûts d’investissement de niveau comparable à ceux des réacteurs à eau. On s’ouvre enfin une option qui peut, de surcroît, contribuer à une gestion optimisée des déchets (en complément du stockage). Si certains pays, comme c’est le cas aujourd’hui, peuvent faire le choix des réacteurs à eau en cycle ouvert avec stockage géologique des combustibles usés, il semble plus sûr, face aux incertitudes de l’avenir, de travailler à la maîtrise des rapides en faisant levier sur les coopérations internationales et en ne les déployant qu’au moment où ils seront économiquement pertinents. Donner un cap clair et durable à la stratégie de R&D, s’assurer des conditions de réussite industrielles et économiques des déploiements massifs On peut discerner trois catégories de décisions à prendre, dont les incidences financières peuvent être significatives et qui s’inscrivent dans des horizons de temps différents : – les ressources nécessaires pour la recherche amont en laboratoire, qui se chiffrent en dizaines ou centaines de millions d’euros ; – le passage au stade préindustriel via des démonstrateurs industriels à l’échelle, qui se chiffrent en centaines de millions ou milliards d’euros ; – les investissements liés au déploiement massif d’un parc de centrales (avec les outils du cycle associés), qui se chiffrent en dizaines ou centaines de milliards d’euros. Le déploiement massif d’une technologie impose donc sa compétitivité économique, y compris pour assurer la souveraineté économique du pays. Le passage au démonstrateur industriel exige une priorisation claire liée à la maturité industrielle (perspective de compétitivité et de faisabilité à l’échelle) et à son utilité (service rendu). La recherche amont doit être pensée de façon large face au champ des possibles à long terme et en s’appuyant sur des coopérations internationales. L’engagement de Cigéo, le prolongement de la durée de vie des réacteurs existants, ou l’engagement d’une série d’EPR relèvent de la catégorie de décisions à prendre pour un déploiement massif pertinent aujourd’hui ; les SMR eau légère (NUWARD)**** seront bientôt prêts pour un démonstrateur industriel et il faut se remettre en situation de permettre à la filière rapide sodium de rentrer dans cette catégorie du passage au stade de démonstrateur industriel d’ici à 2040 ou 2050 ; enfin, concernant la recherche amont, il faut une feuille de route ouverte sur les autres technologies, avec peut-être une mention particulière sur les sels fondus (qui pourraient ouvrir aussi sur le thorium). Les coopérations européennes et internationales sont importantes, mais elles seront d’autant plus utiles que l’on aura investi dans certains de ces domaines en termes de compétences industrielles et scientifiques dans la durée. La capacité à disposer de processus de décision politique, de réglementations, et d’un tissu industriel de qualité est centrale pour réussir la mise en œuvre d’une stratégie : la France a construit des centrales Westinghouse dans les années 1970-1990 en sûreté et à des coûts deux fois inférieurs à ceux des États-Unis ; aujourd’hui, la Chine construit des centrales nucléaires de génération 3, des panneaux photovoltaïques et des éoliennes terrestres deux fois moins chers que la France avec les mêmes méthodes, les mêmes compétences de pilotage industriel et la même organisation que la France dans les années 1970-1980. Cette question de logistique industrielle est aussi importante que le travail de prospective industrielle et scientifique, et appelle également une réflexion sur le rôle du politique et de l’État. Ces remarques sur la politique industrielle du nucléaire pourraient se décliner d’une façon analogue pour d’autres filières énergétiques d’avenir comme les énergies renouvelables*****. |
La réussite du projet Cigéo : efficacité du pilotage industriel et de la gouvernance opérationnelle
Voir CNE (2021), op. cit., p. 41.
Ibid., p. 45.
Bernard Doroszczuk, « Présentation du rapport annuel pour l’année 2020 de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) », Sénat, comptes rendus de l’OPESCT, séance du jeudi 27 mai 2021.
Le site de Cigéo est sans doute l’une des meilleures géologies en France pour stocker des déchets HA et MA-VL à condition de réussir sa mise en œuvre industrielle en termes de sûreté et de coûts. Il s’agit d’un grand projet industriel complexe dont la construction et l’exploitation devraient couvrir plus d’un siècle pour un ouvrage de « tête de série unique ». Il faut savoir prendre la mesure de la nouvelle étape à dominante opérationnelle et industrielle si la décision d’engagement est prise par les pouvoirs publics. Dans cette nouvelle étape, il faudra s’assurer de l’efficacité des choix industriels au fil du temps, en mettant en place une allocation des responsabilités et une gouvernance opérationnelle claires et lisibles pour tous les acteurs. Le politique doit désormais choisir rapidement d’engager ou non Cigéo, et, dans l’affirmative, mettre en place la gouvernance opérationnelle requise.
a) Le pilotage industriel d’un grand projet complexe à l’horizon d’un siècle
Les leçons du passé récent en termes de choix industriels
L’évolution des estimations de coûts sur les deux dernières décennies, pendant lesquelles on est passé progressivement de la recherche appliquée au stade industriel, illustre l’intérêt de bien préciser en amont les finalités et le cahier des charges du projet et d’instruire les choix opérationnels sur la base d’études articulant sûreté, faisabilité industrielle et coûts. L’expérience a montré que, sur ces grands projets élaborés dans un environnement réglementaire exigeant, plus on évite des complexités inutiles et injonctions contradictoires au niveau du cahier des charges, plus on assure ensemble faisabilité industrielle, sûreté et maîtrise des coûts. Ces estimations de coûts sont passées de 10-15 milliards d’euros en 2000-2005, à 35 milliards d’euros au début des années 2010, puis, après un travail entre les ingénieries de l’Andra et des producteurs de déchets, EDF, CEA et Orano, à 25 milliards d’euros en 2016. Il s’agit de la somme non actualisée des coûts d’investissement et de fonctionnement du stockage sur plus de 100 ans pour stocker les déchets HA et MA-VL du parc nucléaire existant sur sa durée de vie (de l’ordre de 50 à 60 ans), ainsi que des déchets historiques de même nature liés aux autres activités nucléaires (recherche, industrie, médical, défense).
Parmi les domaines donnant lieu à des choix qui ont pesé sur la complexité du design et sur les coûts et qui illustrent l’importance d’un pilotage opérationnel prenant en compte ensemble sûreté, faisabilité industrielle et coûts, on peut citer :
– l’importance des installations de surface, liée en particulier aux options retenues concernant la manutention des colis et leur contrôle ;
– le choix d’un système de descenderie en complément des puits pour relier la surface au stockage en profondeur : il s’agit de maîtriser les conséquences de chutes de colis, ce qui renvoie à des arbitrages entre choix cohérents concernant la liaison surface-fond, le type de manutention, et la conception des conteneurs, pour assurer un même niveau de sûreté. La question est à traiter de façon différenciée selon les types de déchets MA-VL et HA. Il convient également de ne pas multiplier les liaisons surface-sous-sol pour ne pas perturber les qualités de confinement de la roche ;
– le dessin et les soutènements des galeries et des alvéoles en profondeur qui dépendent fortement de l’horizon en termes d’exigences de récupérabilité des colis : compte tenu de l’évolution lente des plaques tectoniques, vouloir assurer cette récupérabilité à plus d’un siècle implique de réaliser des alvéoles et des galeries rectilignes selon un axe donné, ce qui détermine des systèmes de forage et l’utilisation de tunneliers plus sophistiqués ;
– le choix d’un décalage de 40 ans entre le stockage des MA-VL, qui pourrait commencer dès la fin de la « phase pilote » (« phipil ») des 10-15 premières années de construction et de tests, et le stockage des déchets HA qui doivent être refroidis auparavant pendant au moins 60 ans : ce décalage allonge d’autant la durée de ce grand chantier, donc sa complexité et les exigences en termes de pérennité des compétences, et majore ses coûts (on aurait pu décider la « synchronisation » du stockage des deux types de déchets, sachant que d’autres éléments militent cependant pour commencer par le stockage des MA-VL sans attendre les HA).
Les enseignements tirés de la période récente sont particulièrement pertinents dans cette nouvelle étape de passage au stade industriel dans laquelle des problèmes analogues devront être instruits et traités de façon efficace et cohérente sur plusieurs décennies.
Les enjeux de pilotage industriel si le projet est engagé
Le coût objectif de référence de Cigéo a donc été fixé par un arrêté ministériel en janvier 2016, sur la période 2016-2156, à 25 milliards d’euros. La moitié des coûts sont des investissements. Des optimisations ont été proposées et validées dans le cadre d’un travail mené avec les ingénieries des producteurs : opportunités techniques, réduction des coûts d’achat, efforts de productivité, maîtrise industrielle renforcée et gains de plus long terme.
L’arrêté précise par ailleurs que ce coût « est mis à jour régulièrement et a minima aux étapes clés du développement du projet (autorisation de création, mise en service, fin de la “phase industrielle pilote”, réexamens de sûreté), conformément à l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire26 ».
La qualité des options retenues au niveau du design (simplicité, robustesse au regard des objectifs du projet) et la qualité du pilotage industriel sont bien au cœur de la capacité à fournir la protection attendue pour les générations futures lointaines, en lien avec la maîtrise des coûts et des délais.
Plusieurs options industrielles restent aujourd’hui ouvertes, notamment :
– les modalités de stockage des déchets bitumineux : les producteurs de déchets et l’Andra ont engagé des études complémentaires visant soit à neutraliser les bitumes avant leur stockage, soit à adapter les dispositions de stockage, et ces modalités seront soumises à l’ASN ;
– les modalités de contrôle des colis avant et après enfouissement : contrôles systématiques en amont par les producteurs et par l’Andra, puis à l’arrivée sur site, de manière systématique ou aléatoire, à définir ;
– la conception des zones de stockage des déchets HA : optimisation de la longueur des alvéoles, de l’entraxe, et de la conception des alvéoles ;
– les modalités de fermeture des alvéoles : on peut évoquer à ce sujet les processus de production d’hydrogène issu de la corrosion des aciers (ferraillage des alvéoles, chemisage…) majoritairement présents dans les quartiers HA où les exigences de réversibilité amènent à en employer de grandes quantités27. Cette production d’hydrogène, uniquement liée à cette exigence de récupérabilité à un terme éloigné, constitue un exemple supplémentaire de l’impact potentiellement négatif, en termes non seulement de coût mais aussi de surcroît de complexité et de danger potentiel pour la sûreté des travailleurs sur les prochaines décennies, de la non fermeture des alvéoles dès qu’elles sont remplies ;
– de nombreuses dispositions liées aux exigences de réversibilité/ récupérabilité ;
– le planning d’engagement des travaux concernant les transports (route, voie ferrée…).
Si ces options nécessitent des compétences d’ingénierie de très bon niveau (compétences d’ores et déjà en cours de gréement au sein de l’Andra), l’expérience de la période passée conduit à recommander aussi, pour l’ensemble des études, des analyses de risques et de coût/bénéfice de qualité afin d’éclairer les choix.
Ces études concernant simultanément les trois volets – industriel, sûreté et coûts – sont indispensables pour le responsable opérationnel du projet, l’Andra, comme pour permettre une concertation de qualité avec les parties prenantes, en particulier les collectivités locales et les habitants de la zone concernée. Elles sont aussi indispensables pour les décisions qui sont du ressort de la DGEC et, au-delà, du gouvernement et du Parlement. Ceci suppose que les compétences pluridisciplinaires et transverses existent et soient mobilisées au service de l’État et de l’intérêt général. Cela suppose aussi que l’allocation des responsabilités soit claire et que la gouvernance du projet, s’il est engagé, prenne bien la mesure de l’enjeu majeur du pilotage industriel.
b) Une gouvernance complexe, héritée de l’histoire, à adapter à l’étape de mise en œuvre industrielle
Un grand projet avec de multiples enjeux, et de multiples acteurs
Cette complexité est liée aux caractéristiques de ce grand projet d’une durée d’un siècle qui se trouve au confluent de multiples enjeux :
– un projet industriel pour préserver les générations futures contre les dangers des déchets nucléaires HA et MA-VL ;
– un projet nucléaire qui présente des enjeux de sûreté et de sécurité pour les travailleurs sur le site et pour les populations locales aujourd’hui, et également en même temps de sûreté à très long terme ;
– un projet lié à différents domaines de recherche appliquée (géologie, géotechnique, chimie, matériaux, modèle numérique…), avec des questions liées aux orientations et au financement de ces recherches ;
– un projet aux enjeux locaux importants, et des questions liées à la fiscalité et à son utilisation efficace pour le développement local ;
– un projet qui, au-delà de son objet précis, cristallise des débats nationaux sur la stratégie nucléaire et énergétique, et interroge le niveau de confiance dans la technique et la science comme dans l’État et le politique ;
– un projet dont le périmètre en termes d’inventaire des déchets à stocker dépend naturellement des politiques énergétiques et nucléaires (inventaire de référence et inventaire de réserve) ;
– un projet financé par les producteurs de déchets, responsables juridiquement de ces déchets et responsables opérationnellement de leur colisage, de leur transport et de leur entreposage temporaire. Les deux temporalités, celle de Cigéo et celle de ces opérations, en particulier l’entreposage temporaire, doivent nécessairement être cohérentes.
Le projet se caractérise ainsi, autour de ces enjeux, par le grand nombre d’acteurs impliqués, à travers de multiples instances : OPECST, DGEC, ASN, IRSN, CNE, HCTSIN, PNGMDR… Dans cette nouvelle étape, où certains de ces enjeux sont nouveaux et opérationnels, il faudra pouvoir répondre clairement à des questions simples :
– qui est responsable de quoi, qui décide quoi ?
– qui donne un avis sur tel ou tel sujet et en s’appuyant sur quelles compétences ?
– qui s’assure de la vision d’ensemble et prend la responsabilité de l’ensemble du sujet et des conséquences concrètes des décisions, et cela aux différents niveaux logiques (du politique à l’exploitant) ?
L’importance d’une gouvernance opérationnelle simple et lisible si le projet est engagé
L’importance de cette responsabilité systémique apparaît d’autant plus face aux quelques questions suivantes qu’il faudra traiter dans l’avenir :
– quelle évolution de la stratégie nucléaire avec ses conséquences sur l’inventaire des déchets à mettre en stockage géologique ?
– à quel moment faudra-t-il fermer les alvéoles remplies ?
– qui est responsable et comptable de la cohérence des échéances retenues pour l’extension ou le renouvellement des entreposages temporaires et les échéances de stockage des différentes catégories de déchets dans Cigéo ?
– à la différence de la Suède et de la Finlande, où c’est une filiale des producteurs de déchets qui a la responsabilité conjointe de la sûreté, du financement et de la mise en œuvre industrielle du stockage géologique, et à la différence des États-Unis, où c’est l’État via une entité du United States Department Of Energy (DOE) qui réunit ces trois attributions (les producteurs de déchets reversant à l’État une taxe libératoire prélevée sur la facture d’électricité du client), en France les producteurs sont juridiquement responsables et financent, mais c’est l’Andra, sous la tutelle de l’État via la DGEC, qui est en charge de la sûreté et de la mise en œuvre industrielle du projet. Là encore, comment la gouvernance peut-elle permettre d’assurer l’existence d’un pilote réellement responsable et comptable du sujet dans son ensemble ?
Avec les étapes réglementaires en cours et l’éventuelle décision d’engagement, le projet Cigéo entre dans une nouvelle dimension industrielle, avec des conditions de réussite à respecter, au premier rang desquelles la qualité d’une gouvernance qui fasse droit à cette dimension opérationnelle. La CNE rappelle ainsi : « La Commission rappelle l’importance d’une définition claire et partagée du périmètre et des modalités de mise en œuvre de la gouvernance opérationnelle du projet Cigéo, dès l’autorisation de création du stockage. Le schéma adopté doit définir qui est concerné, pourquoi, comment et quand. Sa simplicité est également un gage d’efficacité28. »
Le retour d’expérience de projets industriels de grande ampleur montre en effet que la réussite de la mise en œuvre implique que le projet soit le plus simple possible, avec une gouvernance et une chaîne de décision lisibles, conçues pour atteindre des objectifs clairs : protéger les générations futures lointaines en garantissant la sécurité des travailleurs et des populations pendant son fonctionnement, à un coût optimisé pour les générations présentes.
c) Clarifier le processus d’engagement et prendre la décision de réaliser Cigéo en mettant en place ses conditions de réussite
Les décisions d’engagement méritent d’être clarifiées dans le respect des échéances réglementaires, mais aucune décision de gestion claire n’a été arrêtée à ce stade concernant Cigéo. Si le projet reste controversé, il est le résultat d’un long processus législatif ayant ouvert la réflexion, et d’une longue concertation avec l’ensemble des parties prenantes sur le choix de cette option de stockage, préconisée au niveau international. Comme l’explique Bernard Doroszczuk, le président de l’ASN : « Le prochain plan, d’une durée de cinq ans, devra clairement être celui du choix des solutions pour faire face, dans les vingt ans qui viennent, aux besoins capacitaires de stockage des déchets générés par les opérations de démantèlement, de reprise et de conditionnement des déchets anciens, et par la poursuite de l’exploitation du parc nucléaire. Nous le savons, le nucléaire est le domaine du temps long. Les projets demandent un temps considérable, de l’ordre d’une quinzaine d’années, avant de pouvoir être opérationnels après qu’ils ont été décidés. Il faut donc que d’ici à 2025 des décisions soient prises sur les solutions à mettre en œuvre si nous voulons pouvoir faire face, à l’horizon 2040, aux besoins de stockage de tous les types de déchets en France29. »
Au terme des analyses qui précèdent, engager Cigéo apparaît effectivement comme une solution satisfaisante à long terme qui bénéficie d’une montée en compétences de l’Andra sur les dimensions industrielles. Il est donc temps pour les pouvoirs publics de prendre une décision claire. Et il faut s’assurer alors de le faire en adaptant rapidement la gouvernance afin de protéger efficacement les générations futures et présentes en maîtrisant les coûts et les délais.
Les débats en France sur les déchets nucléaires HA : rétrospective et enseignements pour améliorer la démocratie
L’histoire des débats en France sur les déchets nucléaires, au cours des dernières décennies, illustre bien les difficultés qu’il faut surmonter pour mieux comprendre les enjeux sanitaires, scientifiques et industriels, et concevoir et mettre en œuvre des solutions pertinentes. La gestion des déchets nucléaires est un domaine scientifique et technique complexe, qui implique de solliciter et de faire coopérer de multiples disciplines et savoir- faire, dans un processus d’enquête et d’accumulation de connaissances toujours ouvert. C’est un sujet qui concerne non seulement les générations futures, mais touche également les intérêts de nombreuses parties prenantes appartenant aux générations présentes, à commencer par les habitants et les élus vivant à proximité des sites industriels de gestion de ces déchets, ainsi que les travailleurs du monde scientifique et industriel. Par ailleurs, le champ sémantique des termes « déchets » et « nucléaire » renvoie à d’autres registres, de la politique énergétique et nucléaire du pays aux positions concernant le rôle de l’État et sa technostructure, ou à la confiance dans les sciences et le progrès.
On a besoin de penser des institutions démocratiques qui permettent de distinguer ces différents niveaux logiques (expertise scientifique transverse, concertation avec les parties prenantes, enjeux politiques et de société) pour mettre en place les coopérations adaptées à chacun de ces niveaux, tout en les articulant entre eux au service de la participation active des citoyens et de processus de décisions politiques effectifs en fonction de l’évolution de ces problèmes systémiques et des circonstances.
Rétrospective30
Pour cette partie, voir notamment: Yannick Barthe, Le Pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Economica, 2006 ; Aude Le Dars, Pour une gestion durable des déchets nucléaires, PUF, 2004 ; Jean Claude Petit, « Le stockage des déchets radioactifs : perspective historique et analyse sociotechnique », thèse de doctorat, Paris, Centre de sociologie de l’innovation, École nationale supérieure des mines, 1993 ; Julie Blanck, « Gouverner par le temps : la gestion des déchets radioactifs en France, entre changements organisationnels et construction de solutions techniques irréversibles (1950-2014) », thèse de doctorat en sociologie, Paris, Institut d’études politiques, 2017 ; Michèle Chouchan (dir.), Faut-il avoir peur des déchets radioactifs ?, Andra, 2003.
L’expression « Atoms for Peace » (« Des atomes pour la paix ») renvoie au programme conçu par les États-Unis visant à promouvoir une utilisation de la technologie nucléaire à des fins pacifiques.
Alain Touraine, Zsuzsa Hegedus, François Dubet et Michel Wieviorka, La Prophétie anti-nucléaire, Seuil, 1980.
Marc Ambroise-Rendu, « “La Prophétie anti-nucléaire”, d’Alain Touraine », Le Monde, 15 mars 1980.
Alain Touraine, Zsuzsa Hegedus, François Dubet et Michel Wieviorka, op. cit., p. 11.
Voir par exemple le rapport de Jean-Michel Charpin, Benjamin Dessus et René Pellat, « Étude économique prospective de la filière électrique nucléaire », rapport au Premier ministre, juillet 2000 et les débats qui l’accompagnent.
En plus des travaux sociologiques et historiques cités précédemment, voir également Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001 ; Philippe d’Iribarne, « Les Français et les déchets nucléaires », rapport au ministre délégué à l’Industrie, avril 2005.
Voir Débat public-Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs, « Clarification des controverses techniques. Note de synthèse », CNDP, 23 mars 2019.
Ibid.
a) 1950-1975
Le nucléaire se développe d’abord dans les années 1945-1960 dans le domaine militaire, qui est le premier, avec le secteur médical, à devoir se confronter à la gestion des déchets. Dans cette phase d’émergence du nucléaire, le secret entoure la gestion des déchets du nucléaire militaire dans un contexte de connaissance partielle des conséquences sanitaires éventuelles de cette nouvelle technologie (sachant qu’aux États-Unis, dès les années 1945-1950, une grande attention est portée à la protection des travailleurs par les scientifiques responsables des projets militaires). Certains déchets ne sont pas gérés avec les précautions et les compétences nécessaires, et quelques sites (essentiellement en URSS) deviennent des contre-références qui alertent sur les dangers des déchets et la nécessité d’une gestion rigoureuse et d’une recherche scientifique et technique pour prévenir les risques (ce sera le cas en particulier du site industriel de Kyshtym et de la vallée de la Techa, en URSS, avec une gestion des effluents radioactifs sans précaution et un accident grave en 1957, gardé secret jusqu’aux années 1980). La présence significative des radiobiologistes et la volonté des États-Unis (comme du Royaume-Uni) dès le milieu des années 1950 de développer le nucléaire civil (conférence « Atoms for Peace » en 195431), amènent la communauté scientifique à examiner très vite des solutions potentielles autour de la dilution dans les océans versus le confinement en entreposage de surface, puis en stockage géologique sous les continents ou dans les couches sédimentaires stables au fond des océans. Dès 1957, l’Académie des sciences américaine recommande le stockage géologique en profondeur.
Dans les années 1960-1970 on assiste à l’élargissement des recherches aux communautés scientifiques de multiples disciplines : spécialistes de la physique nucléaire et de la neutronique, médecins radiobiologistes, chimistes, géologues, océanographes, spécialistes des matériaux…
Les organismes internationaux vont jouer un rôle important dans l’organisation de ces recherches interdisciplinaires : l’AIEA et l’AEN sont créées en 1957, les premiers congrès scientifiques sont organisés dès la fin des années 1950 et, pendant les années 1960, la Commission des communautés européennes (CEE) est également impliquée. On va par exemple mettre en évidence la nécessité d’étudier les conséquences de l’introduction d’éléments radioactifs dans la chaîne alimentaire par la contamination éventuelle des organismes vivants dans les océans en cas d’immersion de déchets, et les risques de reconcentration jusqu’à l’homme. L’étude de différents sites possibles dans des mines de sel amène également à s’interroger sur la perméabilité à long terme de certains d’entre eux, d’où l’intérêt d’étudier des matériaux de confinement (matrices, colis, conteneurs, barrières ouvragées) permettant de compenser les faiblesses de certaines géologies et de ralentir le processus de dispersion des radionucléides. Cette recherche sur les matrices et les colis-conteneurs présente par ailleurs également un grand intérêt pour sécuriser l’entreposage temporaire de surface.
Les années 1970 voient en France la conjonction entre le déploiement industriel du nucléaire civil, à la suite du plan Messmer de 1974 en réaction aux chocs pétroliers, et l’émergence des préoccupations environnementales et sanitaires. Ce sont surtout des scientifiques travaillant sur le nucléaire et la physique des particules qui portent ces préoccupations. Ainsi, par exemple, un manifeste signé par 400 scientifiques en février 1975 alerte sur les incertitudes concernant notamment la possibilité d’extrapoler à l’échelle de plusieurs millénaires des expériences sur la tenue des matériaux face aux agressions externes comme l’eau. Les technostructures scientifiques et techniques en charge de ces questions, comme le CEA, le BRGM ou EDF, vont accélérer les programmes de recherche et le passage au stade industriel : on abandonne l’immersion dans les océans, les physiciens nucléaires du CEA s’investissent dans la transmutation (à commencer par celle du plutonium avec les réacteurs à neutrons rapides), les géologues du BRGM et du CEA travaillent sur le stockage géologique dans le cadre de programmes internationaux d’ampleur (CEE, OCDE), la France avec le Royaume-Uni travaillant alors surtout sur le granite pendant que d’autres pays regardent le sel ou l’argile, tandis que le CEA développe au début des années 1970 une usine prototype, à Marcoule, sur la vitrification.
Les débats sont intenses sur tous ces sujets, nouveaux et donc porteurs de nombreuses incertitudes que la recherche doit contribuer à cerner, à préciser et, si possible, à lever. Les territoires sont encore peu concernés car le seul déploiement industriel significatif est lié aux centrales nucléaires et les autres volets en sont encore au stade de la recherche et du prototype. Ces controverses sont donc portées surtout par des scientifiques et des ingénieurs travaillant sur ces questions, par des militants CFDT du CEA et d’EDF, par des universitaires ou des chercheurs du CNRS dans les domaines de la physique nucléaire ou de l’économie de l’énergie, qui mettent en avant d’abord des incertitudes scientifiques et techniques encore nombreuses à ce stade et la tendance des technostructures de l’État à les sous-estimer. Le nucléaire devient donc un secteur pionnier dans l’innovation sur des solutions concernant le traitement des déchets à tous les horizons de temps, mais dans un cadre où ce sont les chercheurs des différentes disciplines qui débattent entre eux et où l’État décide des orientations en s’appuyant sur ses grandes organisations publiques scientifiques et techniques mais sans concertation structurée avec les territoires et les citoyens, tout en commençant à se laisser interpeller par des voix plurielles au sein de la communauté scientifique.
b) 1976-1990
Au tournant des années 1975-1985, les déchets nucléaires vont cristalliser des oppositions fortes sur des domaines qui dépassent les questions scientifiques, techniques et sanitaires associées à leur gestion sûre et efficace. Comme symbole de leur lutte pour l’environnement et de leurs critiques du progrès, de la science et de la technique, les écologistes français choisissent le nucléaire, technologie à la fois civile et militaire portée par la technostructure scientifique et technique de l’État (CEA, EDF, BRGM…) héritée des Trente Glorieuses, plutôt que le pétrole, l’automobile et les consommateurs. Ce choix est peut-être lié à un héritage pacifiste opposé à l’arme atomique considérée comme un symbole de l’homme prométhéen. Cet choix permet sans doute aussi une convergence plus aisée avec les critiques d’un capitalisme d’État technocratique et présente l’avantage de ne pas mettre en cause directement les modes de vie quotidiens des Français et les principales forces économiques privées. Une partie de la gauche socialiste devient également anti-nucléaire au nom de la lutte contre l’État centralisé et/ou contre la société capitaliste industrielle favorisant la consommation de masse. Alain Touraine publie ainsi, avec d’autres sociologues, un ouvrage intitulé La Prophétie anti-nucléaire32. Selon un compte rendu du journal Le Monde, sa thèse « peut se résumer ainsi : les conflits sociaux ne sont plus ce qu’ils étaient : ils n’opposent plus les travailleurs à leurs patrons mais des populations à des appareils qui essayent de leur imposer un modèle de conduite et un avenir collectif33 ». Ce même compte rendu se poursuit avec quelques citations d’Alain Touraine lui-même : « Ce n’est pas le plutonium qui introduit la technocratie, c’est le pouvoir technocratique qui impose la politique du tout nucléaire […]. Ils [les militants anti-nucléaires] créent des modèles de connaissances, d’activité économique et de conduite morale qui sont post-industriels. » Et la démarche d’Alain Touraine est d’ailleurs annoncée d’emblée dès le début de son livre : « Explorant les luttes sociales d’aujourd’hui pour y découvrir le mouvement social et le conflit qui pourraient jouer demain le rôle central qui a été celui du monde ouvrier et des conflits du travail dans la société industrielle, nous attendons de la lutte anti-nucléaire qu’elle soit la plus chargée de mouvement social et de contestation, la plus porteuse d’un contre-modèle de société34. »
Dans le monde scientifique, les perspectives de recherche et de mise en œuvre industrielle des diverses solutions de gestion des déchets sont aussi l’occasion d’une compétition pour les financements entre océanographes, géologues, spécialistes de physique nucléaire et de la transmutation. C’est dans ce contexte d’émulation scientifique entre disciplines et organisations que les scientifiques critiques du nucléaire mettent en avant les incertitudes qui subsistent sur les solutions de gestion à long terme et l’enjeu de la protection des générations futures. Leurs objections, souvent précises et justes, portent sur la nécessité d’approfondir certaines questions en donnant du temps à la recherche. Mais ces critiques pertinentes se transforment dans les débats politiques en slogan définitif et caricatural, à savoir que les déchets nucléaires à vie longue n’ont pas de solution de gestion et qu’ils sont donc la faiblesse majeure du nucléaire.
Au lieu de poursuivre les investigations nécessaires et de garder plusieurs options ouvertes, les responsables de la politique nucléaire vont penser comprendre et satisfaire les attentes de la société civile en accélérant les choix et en mettant en œuvre le plus vite possible la solution qui leur paraît alors la meilleure, le stockage géologique, dont on a vu dans notre volume 2 que les recherches des trois décennies suivantes ont permis de confirmer les qualités. Mais, en 1980, des incertitudes subsistaient encore. Pour certains de ces responsables, il fallait à tout prix qu’il existe une solution parfaite, sans défaut, et qu’on la mette en œuvre immédiatement pour en faire la preuve (posture pour le moins discutable, plus encore pour des scientifiques). On va ainsi abandonner les solutions d’enfouissement en profondeur dans les sédiments sous-marins, délaisser les recherches concernant la transmutation, pour rechercher des sites favorables pour le stockage de façon « technocratique », sans vraiment prendre en compte les interrogations et les attentes des territoires et des acteurs locaux concernés. La commission Castaing, qui va travailler pour le gouvernement et qui, de 1981 à 1985, rendra trois rapports sur les déchets et sur des sujets connexes, va chercher à corriger ces tendances en mettant autour de la table des scientifiques de toutes les sensibilités et en impliquant les positions scientifiques et techniques critiques, et va pousser à avancer en même temps dans les directions qui seront les trois axes de la loi Bataille. Cependant, dans les faits, on s’occupera surtout d’aller rapidement vers la recherche de sites géologiques avec de bonnes propriétés techniques concernant la sûreté du confinement, sans concertation préalable réelle avec les acteurs locaux.
Cette stratégie aboutit à une impasse politique à la fin des années 1980, avec une opposition locale forte sur les quatre sites sélectionnés dès que les scientifiques géologues de l’Andra (alors partie intégrante du CEA) tentent de commencer leur travail sur le terrain. Cette opposition locale est relayée par les militants anti-nucléaire au niveau national et va contribuer à façonner l’image négative du nucléaire dans l’opinion publique, dans une décennie où se déroule l’accident de Tchernobyl, en URSS (1986). Cette situation d’opposition militante sur la place publique entre scientifiques « critiques » et scientifiques « en charge » conduit, des deux côtés, à une exigence de solution résistante à toute épreuve pour des millions d’années et disponible immédiatement, attitude paradoxalement plus prométhéenne que conforme à l’esprit de l’enquête scientifique et à une capacité de décisions raisonnées et mesurées.
c) 1991-2006
Face à cette impasse, le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, remet le politique et le Parlement au cœur du jeu en confiant à l’OPECST et au député du Nord Christian Bataille la responsabilité d’évaluer la situation et de faire des propositions qui passeront par ce qui sera appelé la « loi Bataille » du 30 décembre 1991. Comme nous l’avons vu dans notre volume 2, ce processus rouvre les choix en lançant quinze années de R&D appliquée autour des trois axes : séparation-transmutation, entreposage de longue durée et stockage géologique, avec étude de plusieurs géologies (argile, granite…) et recherche de plusieurs sites pour des laboratoires et non pour la création immédiate d’un stockage définitif des déchets nucléaires. Il crée la CNE, composée de scientifiques indépendants appartenant à diverses disciplines, en charge d’évaluer la qualité des recherches et de proposer des orientations pour nourrir l’OPECST et les pouvoirs publics. On inverse les logiques techniques et politiques pour la recherche de sites de laboratoires sur le stockage : il s’agit d’abord d’interroger les territoires qui seraient intéressés, puis d’aller écouter les acteurs locaux, élus, associations et habitants, pour prendre en compte leurs préoccupations et vérifier leur volonté. Ensuite seulement, on fait une sélection de ces « candidatures » sur la base de critères techniques et scientifiques concernant les qualités des géologies.
Ce processus aboutit à la sélection de quatre nouveaux sites potentiels : l’argile en Meuse, en Haute-Marne et dans le Gard, le granite dans la Vienne.
On décide de mettre en place des comités locaux d’information et de suivi (CLIS) sur chaque site où un laboratoire sera mis en place, impliquant élus locaux et associations concernées, à l’image des commissions locales d’information (CLI) qui sont généralisées autour des centrales nucléaires.
Le fonctionnement de l’OPECST illustre bien l’esprit de ces innovations institutionnelles. Il s’agit de sortir de la seule expertise officielle des grandes organisations de l’appareil d’État pour impliquer aussi d’autres opinions scientifiques et techniques, le point de vue des élus locaux et des citoyens et les intérêts défendus par les associations militantes. Ce travail d’écoute de la pluralité des argumentations s’accompagne de la volonté de discernement entre les niveaux logiques des discours : discours scientifique et technique sur les dangers et les solutions concernant les déchets, politique énergétique et nucléaire du pays, rôle de l’État et fonctionnement de la démocratie, critique de la société industrielle, intérêts liés au développement local et aux craintes sur l’image des territoires, symbolique et imaginaire des déchets nucléaires et de leur enfouissement (qui renvoient à l’arme atomique, au sous-sol dans lequel on enterre les morts ou aux craintes des mondes infernaux), valeurs et raisonnements éthiques concernant les générations futures. Au travers de la conduite des auditions, l’objectif est bien de manifester l’ouverture à toutes ces préoccupations et leur prise en compte dans un cadre politique qui affiche sa neutralité et sa position d’arbitre. Le choix du rapporteur, Christian Bataille, était clairement celui d’un élu sans opinion préalable sur ce sujet, élu d’un territoire non concerné par les solutions possibles compte tenu de sa géologie. Pour autant, l’objectif est aussi clairement de mettre en place un processus qui permette de trouver à terme des solutions concrètes pour une gestion des déchets qui protège les générations futures lointaines.
La période, marquée par le contre-choc pétrolier et gazier, rend plus fragile la compétitivité du nucléaire par rapport au cycle combiné au gaz. En outre, la déréglementation des réseaux de services publics comme l’électricité et le gaz (avec l’introduction de la concurrence) fragilise également les grands organismes publics comme EDF et le CEA. Ces effets conjugués rendent crédible la réouverture des débats35. Dans ce contexte énergétique et institutionnel (où les enjeux climatiques restent encore peu pris en compte), s’interroger sur l’intérêt économique du retraitement (par rapport au cycle ouvert) ou sur l’intérêt économique de nouvelles centrales nucléaires (par rapport aux cycles combinés à gaz) devient pertinent pour certains responsables de l’énergie au sein de l’État et d’EDF. Dans le débat, quelles que soient les options politiques, deux idées-forces sont assez largement partagées : d’une part, les progrès réalisés pendant les dernières décennies permettent de disposer prochainement de solutions techniques satisfaisantes de gestion des déchets nucléaires ; d’autre part, même si l’on arrête de construire de nouvelles centrales nucléaires et si l’on arrête le retraitement, il faudra de toute façon traiter la question des déchets nucléaires déjà produits ou encore à venir, et mettre en œuvre des solutions adaptées si l’on est responsable. Le débat sur les solutions de gestion des déchets est alors moins l’objet d’une instrumentalisation par celui concernant l’avenir du nucléaire civil.
Ce processus (largement bipartisan), pour une part inspiré par les démarches suédoises et finlandaises, a permis des avancées significatives en termes de recherche et d’implication des acteurs. Il va permettre le vote de la loi de 2006 après un débat public national organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) et sur la base d’un ensemble de documents produits par l’OPECST, la CNE, l’ASN, le CEA et l’Andra, remarquables sur le plan de la qualité des analyses. La loi de 2006 insiste sur la complémentarité des trois axes en actant les perspectives lointaines et moins assurées de la transmutation (au-delà du plutonium avec les neutrons rapides), en retenant le stockage géologique sur le site de Meuse/Haute-Marne comme solution de référence, et en gardant l’entreposage comme complément utile mais non pérenne. Elle ouvre la voie au projet Cigéo pour le stockage et au projet Astrid sur les neutrons rapides. Cette approche par la démocratie participative conduite et animée par la représentation nationale au Parlement présente des résultats concrets et positifs dans trois dimensions importantes : d’abord, en termes de recherches qui contribuent à encadrer les incertitudes et fournissent des éléments de réponses à une part importante des interrogations ; ensuite, en termes d’ouverture à la participation des parties prenantes et des publics concernés ; et, enfin, en termes de décisions politiques.
Pour autant on peut relever deux points de faiblesse. Si les sciences humaines, en particulier la sociologie, ont été largement sollicitées à l’appui de cette démarche36, les raisons qui ont conduit à privilégier une solution pérenne d’emblée et à rejeter l’entreposage de longue durée, ou celles qui ont conduit à parler de réversibilité pour le stockage géologique ont été très peu argumentées au-delà de l’invocation générale aux attentes des générations futures et à nos responsabilités. On ne trouve pratiquement pas de réflexion structurée sur ces attentes des générations futures en fonction des conséquences sanitaires associées à ces décisions à très long terme, des mondes possibles et des capacités de réaction des sociétés futures, ni sur une grille d’analyse des risques pertinente pour cette réflexion. Les philosophies éthiques ne sont pas non plus sollicitées dans l’esprit d’une « enquête collective et raisonnée » à propos de la question des déchets nucléaires et de nos responsabilités. Cette faiblesse pourrait être surmontée car les éléments qu’il faut rassembler, puis étudier sur ces thèmes importants existent comme nous l’avons vu dans notre volume 3.
L’autre faiblesse que l’on peut relever réside dans l’échec à construire un autre laboratoire de stockage géologique que celui de Meuse/Haute- Marne. La décision du gouvernement, en 1998, de renoncer aux deux sites initialement présélectionnés, l’argile du Gard et le granite de la Vienne, et l’abandon de la recherche d’autres sites pour les remplacer relèvent de plusieurs facteurs, dont les interrogations commerciales du monde viticole du Gard sur l’image de marque de son territoire et, dans les deux cas, de considérations de politique locale. Au-delà, cette décision traduit aussi la difficulté de solliciter l’expertise scientifique de façon réellement multidisciplinaire pour résoudre le problème du risque pour les générations futures : comment empêcher les radionucléides de sortir de ces géologies à un horizon éloigné ? La recherche de solutions passe par une réflexion sur les complémentarités entre les caractéristiques de la géologie, celles des barrières ouvragées, ainsi que celles de la matrice, des colis et conteneurs. Ce travail exigeant n’a pas été réellement mené sur ces deux géologies auxquelles on a renoncé (contrairement à ce qui a été fait pour le projet Cigéo). L’enquête scientifique et technique multidisciplinaire nécessaire pour apporter des éléments sur une solution concrète et ses conséquences sanitaires possibles pourrait progresser encore, en améliorant les institutions de coopération et de travail interdisciplinaire.
d) 2007-2020
La loi de 2006 a été déclinée au cours de ces dernières années : poursuite des recherches en cours sur les différents axes, préparation de la mise en œuvre industrielle de Cigéo (élaboration d’un design finalisé, montée en compétence d’ingénierie et de réalisation de l’Andra) et déroulement des versions successives des PNGMDR sur la traçabilité des déchets et la planification des outils de gestion associés.
Les débats publics organisés autour des PNGMDR comme de l’avancée de Cigéo par la Commission nationale du débat public (CNDP) manifestent une radicalisation croissante d’un tout petit nombre de militants anti-nucléaire manipulant ces débats, et pour certains d’entre eux utilisant la violence pour empêcher qu’ils se tiennent. De ce fait, les progrès scientifiques et techniques des dernières décennies ne sont que partiellement pris en considération, les incertitudes scientifiques sont mal hiérarchisées et explicitées, et la participation des citoyens ordinaires est entravée. Ce dévoiement des débats entraîne une difficulté pour la plupart des acteurs dotés d’une véritable expertise à aborder les questions spécifiques aux déchets nucléaires de façon rigoureuse et pédagogique en lien avec les questions des citoyens, en particulier sur les risques sanitaires réels et sur les conditions de maîtrise de la mise en œuvre des solutions de gestion. Si ces approches par la démocratie participative ont néanmoins toujours permis de clarifier certains points de controverses scientifiques et techniques37 et de donner la parole de façon structurée à des citoyens et à des parties prenantes, on doit s’interroger sur les évolutions nécessaires pour leur redonner un second souffle. Au-delà de la synthèse de ces expressions plurielles toujours utiles38, on est confronté à des centaines de pages et à d’innombrables vidéos (avec, pour l’essentiel, le même petit nombre d’habitués comme participants), illustrant une grande difficulté pour les citoyens ordinaires et concernés à se faire entendre et à engager un véritable dialogue. C’est le signe d’une bureaucratisation et d’un détournement de procédures initialement pleines de promesses.
Et, comme on l’a vu précédemment, on a assisté au cours de la dernière décennie à une fragilisation progressive de la stratégie nucléaire française qui pose problème pour anticiper les actions en termes d’outils de gestion des déchets et sécuriser les compétences scientifiques et industrielles nécessaires. La fragmentation de l’État concernant les enjeux énergétiques et nucléaires, et la faiblesse des compétences industrielles et scientifiques au service de l’État dans ces domaines sont le résultat progressif d’un retrait entamé depuis le milieu des années 1990. On est donc dans la situation paradoxale d’avoir bien ouvert les débats à l’ensemble des citoyens et des parties prenantes par rapport aux années 1960-1990 et d’avoir beaucoup progressé sur le plan scientifique et technique, mais de n’avoir plus de responsables publics clairement en charge de ces enjeux pour élaborer les dossiers de préparation de l’avenir au service des citoyens et du politique, dotés des compétences nécessaires pour une mise en œuvre sûre et efficace.
Quelques enseignements pour améliorer les institutions démocratiques
François Jacq, « Les déchets radioactifs : une histoire, un enjeu », in Michèle Chouchan (dir.), Faut-il avoir peur des déchets radioactifs ?, Andra, 2003, p. 11-12.
Voir John Dewey, La Quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action [1929], Gallimard, 2014. Voir aussi, comme introduction à la philosophie de John Dewey, Stéphane Madelrieux, La Philosophie de John Dewey, Vrin, 2016.
Voir Olivier Godard, Environnement et développement durable. Une approche méta-économique, De Boeck, 2015, p. 90.
a) Les déchets nucléaires : un problème complexe avec de multiples facettes, représentatif des « univers controversés »
Cette rétrospective rapide illustre bien les multiples facettes des débats que suscite le champ sémantique des déchets nucléaires dans notre société. Comme l’indique François Jacq, président du conseil d’administration du CEA : « Peu de thèmes ont suscité autant de littérature scientifique, technique, sociologique ou politique que les déchets radioactifs […].
Évoquer les déchets radioactifs suscite, dans l’instant, un florilège d’images, de symboles, d’associations venus tout naturellement, comme échappés d’un imaginaire prêt à l’emploi. En toile de fond, planeront toujours dans ces discours le danger et la menace que les déchets font supporter à nos sociétés, objets mal définis, mais toujours susceptibles de contaminer notre univers et de devenir le vecteur de menaces d’autant plus redoutables qu’elles sont imprécises. Dans un autre registre, les déchets radioactifs incarnent aussi une forme de mauvaise conscience de la société contemporaine. Ils sont le signe d’une société de consommation, prompte à exploiter des ressources sans se soucier de ce qu’elle léguera en contrepartie. Autre type d’association, le déchet radioactif est la conséquence ultime de l’“hubris” scientifique et technique de l’homme devenu apprenti sorcier […], les déchets sont la traduction d’une machine économique, politique, industrielle incapable de prévision ou de réflexion sur les enjeux de moyen terme39. »
La richesse des associations d’idées liées au nucléaire entraîne le risque d’oublier de parler vraiment du problème concret posé par les déchets nucléaires et de leurs modalités de gestion pour nous en protéger. Pour autant, il est important de reconnaître l’ensemble de ces préoccupations, depuis l’analyse des dangers sanitaires et des solutions techniques précises, et la nécessaire réflexion sur les questions éthiques concernant les générations futures, jusqu’aux interrogations sur la science, le progrès et le rôle de l’État. Il importe de clarifier les problèmes qui doivent être travaillés et débattus pour chacune de ces préoccupations, notamment afin de construire les institutions d’échanges et de confrontations adaptées à l’enquête collective nécessaire, pour reprendre des termes inspirés par John Dewey40.
On est bien dans ce que certains auteurs nomment des « univers controversés » : des domaines scientifiques et techniques qui, du fait de leur complexité, des incertitudes, de leurs impacts potentiels sur la société et de leur puissance symbolique, suscitent des controverses non seulement scientifiques et techniques mais aussi sociétales41. Il faut alors à la fois élargir l’enquête (pour reprendre à nouveau des termes inspirés de John Dewey) à l’ensemble de ces aspects, tout en sachant se donner les moyens d’avancer sur chacun d’entre eux en confrontant les argumentations de façon exigeante et rigoureuse.
Dans les débats, il est donc nécessaire de clarifier et de discerner les points suivants :
– ce qui relève des déchets nucléaires stricto sensu (ce qu’ils sont, leurs dangers potentiels, les solutions de gestion) et de la protection des générations futures ;
– ce qui relève des intérêts particuliers divers des générations présentes : populations locales et territoires autour des sites de gestion des déchets, industriels producteurs des déchets, scientifiques des diverses disciplines et organisations concernées par les programmes de recherche ;
– ce qui relève des débats des générations présentes, entre divers courants de pensée, sur des thèmes de société connexes tels que la place de l’État, de la science et du progrès, la politique énergétique ;
– enfin, ce qui relève de notre capacité à mettre en œuvre sur le plan opérationnel et industriel les solutions retenues, et les débats sur la gouvernance industrielle appropriée.
b) Des avancées importantes de la « démocratie technique » sur les dernières décennies et des faiblesses à corriger
Le travail scientifique et technique accompli depuis quelques décennies est impressionnant ; il a permis de baliser le champ du possible et de réduire significativement les incertitudes pour les décideurs, tout en ouvrant des perspectives d’innovation pour l’avenir. Le processus politique « par étapes » mis en place en 1991 et les institutions d’instruction scientifique et technique et de débat (OPECST, CNE, CNDP…) constituent également un socle précieux pour l’avenir. Ils ont montré aussi leur efficacité concrète concernant la gestion effective des déchets via le PNGMDR ou l’élaboration du projet de stockage de Cigéo.
Dans les milliers de pages de documents produits, on trouve effectivement beaucoup d’éléments techniques et scientifiques précis, complétés par des analyses sociologiques, mais on doit chercher néanmoins à corriger trois faiblesses importantes :
– leur exploitation et leur utilisation sont difficiles, et l’on dispose de très peu d’analyses systémiques rigoureuses et pédagogiques qui répondent aux questions du citoyen ordinaire sur les impacts sanitaires possibles aux différents horizons de temps et sur les solutions techniques (coûts/bénéfices, avantages et inconvénients) ;
– on manque par ailleurs totalement de grille d’analyse des risques (permettant la comparaison entre déchets nucléaires, déchets industriels, climat, biodiversité, etc.) pour les générations futures, de prospective à long terme des sociétés et de réflexion éthique sérieuse ;
– enfin, la capacité des pouvoirs publics à stabiliser une stratégie cohérente dans la durée et à assurer le pilotage industriel et la mise en œuvre opérationnelle mérite d’être renforcée.
c) Des institutions de coopération et de gestion des controverses à améliorer et un rôle de l’État à réinventer
Pour répondre à ces faiblesses, il nous semble nécessaire de travailler dans deux directions à la fois, directions trop souvent présentées comme antagonistes, alors qu’au contraire elles sont profondément complémentaires si l’on souhaite vraiment se donner les moyens d’agir pour préserver les biens communs (climat, biodiversité) :
– redonner à l’État les moyens d’assurer son rôle central dans l’instruction des dossiers scientifiques et techniques, dans l’élaboration des propositions de stratégie à moyen-long terme, dans le pilotage de la mise en œuvre industrielle des décisions politiques et le pilotage de la réflexion prospective à long terme sur les grilles d’analyse des risques et la prospective des sociétés. Les pouvoirs publics et les citoyens doivent pouvoir s’appuyer sur des organisations scientifiques et techniques publiques, et des services de l’État, disposant des compétences nécessaires et responsabilisés sur des domaines d’action assez larges pour être pertinents. Un appareil d’État fort peut être un atout pour la démocratie s’il est mis au service des institutions de démocratie participative et transverse ;
– éviter la confusion des niveaux logiques dans les fonctionnements des institutions démocratiques de gestion des univers controversés, niveaux qu’il faut au contraire bien distinguer grâce à des instances différenciées et des fonctionnements adaptés à chacune :
• le niveau de l’expertise multidisciplinaire scientifique et technique intégrant la dimension sanitaire, qui doit être renforcé avec un vrai travail transverse à l’écoute des questions des citoyens : quel est le danger des colis de verre du fait de l’irradiation externe à 300 ans, 1.000 ans, 10.000 ans ? Quelles sont les contraintes sur le stockage des déchets liées aux géologies potentielles ? Que sait-on de la capacité de rétention par l’argile des radionucléides les plus radiotoxiques à 100.000 ou 1 million d’années ? Les éléments de réponse sur ces questions existent, il faut mettre les scientifiques et les experts en situation de pouvoir les expliciter clairement ;
• le niveau de l’expertise transverse sur les risques, la prospective et l’éthique pour nourrir une réflexion sur les grilles d’analyse des risques et sur nos responsabilités à long terme, qui doit être inventé ;
• le niveau de la gouvernance industrielle et opérationnelle de projets comme Cigéo, laquelle doit être clarifiée et simplifiée ;
• le niveau des concertations avec les parties prenantes, à l’échelle locale comme nationale, qui doit être bien distinct des niveaux d’expertise transverse comme de celui de la gouvernance opérationnelle ;
• enfin, le niveau politique du processus d’élaboration de la stratégie de long terme et du pilotage des quatre niveaux précédents autour du Parlement (OPECST) et de l’exécutif, auxquels il manque un appareil d’État mieux organisé et gréé en compétences.
Les deux niveaux d’expertises transverses (scientifique-technique-sanitaire et prospective-risque-éthique) doivent chercher à mener leurs enquêtes avec une rigueur inspirée de la méthode scientifique, en confrontant différents points de vue disciplinaires à propos d’un même objet ou d’un même problème et en visant la mise entre parenthèses (épochè) des intérêts idéologiques, économiques ou de pouvoir. Les communautés scientifiques sont habituées à faire respecter cette règle dans chaque discipline, avec les exigences de cohérence des théories (et des raisonnements) et de confrontation de celles-ci à l’expérience, dans un contexte où cette mise entre parenthèses est bien sûr plus aisée à pratiquer en raison de la technicité des désaccords. Il y a là des formes nouvelles de travail et de coopération à expérimenter, et c’est aussi pour cela que la distinction entre ce niveau des expertises transverses et celui de la concertation-confrontation des parties prenantes, qui représentent par nature les intérêts idéologiques, économiques, ou d’influence des générations présentes, doit être marquée de façon claire, tout en veillant à ce qu’il y ait des informations et des interpellations réciproques actives.
Conclusion générale
Au terme de cette enquête, il nous semble possible d’affirmer que les déchets ne constituent pas un obstacle au développement du nucléaire civil mais peuvent être au contraire un atout de cette filière. Des solutions existent ou peuvent être développées afin de protéger les générations actuelles et futures, ainsi que l’environnement, de risques qui sont bien identifiés. Les géologies potentielles existent et ne sont pas (sur le plan technique) une contrainte pour la poursuite du nucléaire civil en France (ni dans le monde), à un horizon de quelques siècles, y compris en cycle ouvert. Des perspectives de réduction des volumes de déchets de haute activité et vie longue existent, grâce en particulier aux filières à neutrons rapides, qui par ailleurs ouvrent à l’utilisation de ressources énergétiques considérables pour produire à très long terme et massivement de l’électricité sans émissions de CO2. Enfin, on sait que l’on peut compter sur l’entreposage à moyen terme, tant que les sociétés sont capables de les surveiller, de les maintenir et de les renouveler, si l’on souhaite différer la mise en œuvre des « solutions pérennes » à sûreté passive.
Ces affirmations peuvent être formulées aujourd’hui grâce aux dernières décennies de R&D dans les laboratoires de stockage géologique, sur les matrices, les colis, les barrières ouvragées, les entreposages, et sur la séparation-transmutation. On en sait dorénavant suffisamment pour décider de construire le stockage géologique Cigéo, à condition de se donner les moyens de le réaliser dans les délais, en sûreté et dans les coûts. Si ces conditions n’étaient pas réunies et si la gouvernance devait conduire à prendre ce projet en otage de surenchères entre parties prenantes au service d’autres causes, autant entreposer ces déchets de façon sûre quelques décennies de plus et attendre qu’une prochaine génération plus sage et responsable utilise nos acquis scientifiques et techniques pour mettre en œuvre elle-même ses solutions.
Les questions suscitées par les impacts potentiels des déchets nucléaires sur les générations futures lointaines ne sont en rien spécifiques. Il nous faut au contraire, si l’on veut les traiter correctement, élargir la problématique à celle de l’ensemble des déchets à vie longue produits par nos sociétés, et à celle des risques que nous léguons aux générations futures. De ce point de vue, il semble utile de rapprocher les risques des déchets nucléaires de ceux des déchets industriels toxiques, sachant que les volumes des seconds sont beaucoup plus importants, et de distinguer ces risques locaux des risques globaux, majeurs et irréversibles pour la planète, liés à l’évolution climatique, à la perte massive de la biodiversité ou à la concurrence pour l’utilisation de l’espace terrestre et maritime. Le nucléaire civil est, de ce point de vue, une énergie très dense et donc avec de faibles impacts sur la biodiversité comme sur l’utilisation de l’espace, et une énergie très peu émettrice de CO2. Il présente de plus des volumes de déchets à vie longue très faibles pour lesquels on dispose de solutions. Comparée aux autres filières énergétiques, la filière nucléaire peut donc contribuer efficacement à maîtriser les risques majeurs et globaux pour la planète, tout en limitant les impacts locaux. Cette efficacité reste bien entendu subordonnée à la vérification du respect des règles de non-prolifération et des objectifs de sûreté des réacteurs, ainsi qu’à la compétitivité économique de l’énergie produite.
Réussir l’instruction du problème des déchets et la mise en œuvre dans la durée des solutions associées passe par des institutions démocratiques à la hauteur de ces enjeux : un appareil d’État doté des compétences scientifiques, sanitaires et industrielles, et responsabilisé sur la qualité de ses diagnostics et des solutions proposées afin de répondre aux attentes des citoyens et à l’intérêt du pays ; des institutions d’expertise ouverte, de travail scientifique interdisciplinaire sur les questions scientifiques, techniques, sanitaires comme sur les questions d’éthique, de prospective, de grille d’analyse des risques ; une capacité de gouvernance opérationnelle des projets industriels publics efficace et professionnelle. Ces institutions devraient accompagner les concertations entre parties prenantes représentant des intérêts locaux ou militants de la société, et être au service des processus politiques de décision, tout en s’en distinguant clairement aussi bien par leur composition que par leurs règles déontologiques et leur mode de fonctionnement.
Les déchets nucléaires sont un exemple remarquable des problèmes associés aux opportunités et risques à long terme liés aux utilisations massives des innovations scientifiques et techniques. Pour affronter en démocratie ces problèmes majeurs, il faut pouvoir mener des enquêtes collectives permettant aux citoyens tout à la fois de partager les données de base sanitaires, scientifiques, industrielles, et de débattre sur les attentes des sociétés futures et sur nos responsabilités. Pour mener ces enquêtes collectives sur le climat, la biodiversité, les pandémies, les conséquences des biotechnologies, des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle, il nous faut améliorer nos institutions et inventer de nouvelles façons de participer à la vie démocratique, en nous appuyant sur des institutions de démocratie participative différenciées (expertises transverses, concertations entre parties prenantes, gouvernance industrielle) et sur un appareil d’État responsabilisé et doté des compétences nécessaires. Dans le patrimoine légué aux générations futures, ce qui sera le plus durable et le plus décisif tiendra sans doute à la qualité de ces institutions et à l’inspiration de nos sagesses pratiques.
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