Les décroissants en France. Un essai de typologie
Introduction
Décroissance : l’arme à double tranchant
Les trois sens du mot décroissance
Le piège du « mot-obus »
L’émergence d’un mouvement
Années 1970 : les années décisives
La convergence de quatre dynamiques
Le tournant majeur des années 2002-2003
Les compteurs de la société industrielle
Une vigoureuse critique du productivisme
L’idéal d’une société d’« abondance frugale »
La nébuleuse décroissante
Le monde des idées décroissantes
Les principales organisations décroissantes
L’hyperactivité militante des décroissants
La décroissance en tant que mode de vie alternatif
Un mouvement divisé
Le tournant des États généraux de la décroissance équitable de 2005
La querelle autour de l’engagement politique
L’approche modérée de Pierre Rabhi
Un mouvement encore marginal
Des décroissants ultraminoritaires avec une faible visibilité médiatique
Des « passeurs » plus visibles
Des Français loin d’être convaincus par la décroissance
Un mouvement jugé politiquement radical et socialement clivant
Une thématique encore politiquement taboue
Un nouveau clivage social
Résumé
Le terme « décroissance », qui a plusieurs significations, a été sciemment utilisé par les décroissants comme un « mot-obus », selon leur expression. L’objectif était de choquer, de susciter un débat sur la croissance et sur un mode de développement qu’ils critiquent de façon vigoureuse. Cela a eu l’effet escompté pendant un temps mais a fini par se retourner contre eux, conduisant une grande partie du public à les assimiler au « parti de la récession », même s’ils s’en défendent régulièrement.
Cette note vise à répondre justement à quelques-unes de nos interrogations à propos des décroissants : qu’est-ce que la décroissance ? Quand et comment le mouvement décroissant a-t-il émergé ? Qui sont au juste ces décroissants et quelles sont leurs idées ? Quel est leur impact sur la société française ?
Eddy Fougier,
Politologue, consultant indépendant, chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence et à l’Audencia Business School.
Les coûts de la transition écologique
Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme
Les zadistes (2) : la tentation de la violence
Contester les technosciences : leurs raisons
Contester les technosciences : leurs réseaux
La contestation animaliste radicale
La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017)
Introduction
François Ruffin, tweet du 7 août 2020.
Centre patronal, « Vers une stratégie de sortie de crise », Service d’information, n° 3284, 15 avril 2020.
CGT Fessenheim, tweet du 7 août 2020.
Voir « 5G: Macron se moque des défenseurs du “modèle amish” au détriment de la nouvelle technologie », 20minutes.fr, 15 septembre 2020.
« Un ciel sans avions, des routes sans camions, des océans sans super-cargos, une vie simple et un commerce local. Voilà la grande trouille du patronat : que nous vivions mieux, que la planète respire1. » Ce tweet du 7 août 2020 du député La France insoumise (LFI) François Ruffin faisait explicitement référence à un communiqué publié en avril 2020 par le patronat suisse, en pleine période de confinement, dans lequel celui-ci mettait justement en garde la population helvétique qui pouvait être tentée par l’option décroissante2. La réponse sans doute la plus cinglante au tweet du député LFI n’est pas venue du patronat, qu’il fût suisse ou français, mais de la CGT, en l’occurrence de la section syndicale de la centrale nucléaire de Fessenheim, par le biais d’un tweet posté le même jour s’adressant directement à François Ruffin : « Commence déjà par couper ton téléphone, ton ordinateur et ton compte Twitter… La planète retrouvera toute sa jeunesse d’hier. Y va nous faire croire qu’il se déplace en cheval bientôt3. »
À l’évidence, la décroissance suscite un vif débat. Pour certains, elle est devenue un terme repoussoir et même une véritable insulte politique. Elle est utilisée par ses pourfendeurs dans l’espace public pour disqualifier celles et ceux qui s’y réfèrent, et, de plus en plus fréquemment, l’écologie en général. Le 15 septembre 2020, Emmanuel Macron a par exemple assimilé le point de vue décroissant au « modèle amish4 ». En réaction, le mensuel La Décroissance s’est présenté comme « le journal des Amish ». En définitive, on peut dire que la décroissance est, d’une certaine manière, le pendant, mais de l’autre côté du spectre idéologique, du néolibéralisme : rares sont ceux qui y font référence de façon explicite en France mais le terme paraît avoir une force accusatoire quasiment imparable, alors que, dans les deux cas, le plus souvent, on ne sait pas vraiment de quoi l’on parle.
Cette note vise à répondre justement à quelques-unes de nos interrogations à propos des décroissants : qu’est-ce que la décroissance ? Quand et comment le mouvement décroissant a-t-il émergé ? Qui sont au juste ces décroissants et quelles sont leurs idées ? Quel est leur impact sur la société française ?
Décroissance : l’arme à double tranchant
Le terme « décroissance », qui a plusieurs significations, a été sciemment utilisé par les décroissants comme un « mot-obus », selon leur expression. L’objectif était de choquer, de susciter un débat sur la croissance et sur un mode de développement qu’ils critiquent de façon vigoureuse. Cela a eu l’effet escompté pendant un temps mais a fini par se retourner contre eux, conduisant une grande partie du public à les assimiler au « parti de la récession », même s’ils s’en défendent régulièrement.
Les trois sens du mot décroissance
« Décroissance : définition – Qu’est-ce que la décroissance économique ? », youmatter.world, 3 octobre 2019.
Voir la définition du mot « décroissance ».
Jacques Grinevald et Ivo Rens, préface à la première édition française (1979) du livre de Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance. Entropie-Écologie-Économie [1975], Sang de la Terre, 1995, p. 36.
La décroissance peut se définir de trois manières. La première est la définition la plus usuelle. Décroissance vient du verbe latin crescere, qui signifie grandir, grossir, augmenter, croître, pousser, s’élever (pour une plante), et de decrescere, qui se traduit par décroître, diminuer. D’après la définition du Larousse, elle renvoie bien évidemment à l’action de décroître, c’est-à-dire de diminuer progressivement en intensité, en quantité, etc.
La deuxième définition est de nature économique. Dans les années 1970, ce terme était souvent employé dans la presse comme synonyme de récession économique et renvoyait donc au recul de la production nationale d’une année à une autre. D’après le site YouMatter, il s’agit d’une « situation économique durant laquelle la richesse économique produite n’augmente pas, voire diminue5 », sans être assimilée pour autant à la récession.
La troisième définition renvoie à celle envisagée par le mouvement des décroissants. Pour le Larousse, la décroissance correspond à une « politique préconisant un ralentissement du taux de croissance dans une perspective de développement durable6 ». À coup sûr, cette définition ne satisfera pas les décroissants à partir du moment où ils rejettent la notion même de développement durable au sens strict, au motif que l’expression serait, de leur point de vue, un oxymore et mettrait en évidence, selon eux, l’incompatibilité de deux réalités, le « développement » et le « durable ».
Aux yeux des décroissants, la décroissance n’est pas synonyme de diminution, de déclin ou de récession économique. Jacques Grinevald et Ivo Rens expliquent ainsi que ce concept « indique une voie qui ne ressemble nullement à un retour en arrière […] mais à une désescalade sur l’échelle de la puissance, rejoignant les thèmes des partisans de la technologie douce, de l’énergie solaire, de l’agriculture biologique et du désarmement généralisé7 ».
Le piège du « mot-obus »
Paul Ariès, « La décroissance, un mot-obus », La Décroissance, n° 26, avril 2005.
Serge Latouche, Renverser nos manières de penser. Métanoïa pour le temps présent. Entretiens avec Daniele Pepino, Thierry Paquot et Didier Harpagès, Mille et Une Nuits, 2014, p. 133.
« Décroissance : mais c’est quoi ce mot “repoussoir” ? », projet-decroissance.net.
Par analogie avec les objecteurs de conscience pacifistes.
Nicolas Hulot et Pierre Rabhi, Graines de possible. Regards croisés sur l’écologie. Entretiens arbitrés par Weronika Zarachowicz, Calmann-Lévy, 2005, p. 181.
Voir Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010.
Cité in Matthieu Auzanneau, « “La décroissance” : renaissance d’un concept révolutionnaire », transfert.net, 6 octobre 2013.
Paul Ariès, « Le confinement n’est pas la décroissance », liberation.fr, 23 avril 2020.
Conscients de l’enjeu des mots, les partisans de la décroissance ont volontairement choisi le terme « décroissance » pour en faire un slogan provocateur. Paul Ariès, l’un des principaux théoriciens du mouvement en France, disait à ce propos qu’il fallait un « mot-obus pour pulvériser la pensée économiste dominante8 ». Serge Latouche, l’autre principal théoricien français du mouvement, expliquait plus récemment : « Pour mettre à mal cette idée fausse [de développement durable], à succès, nous avions besoin d’un mot fort. “Décroissance” ! Il heurte, il semble blasphématoire à nous tous, puisque nous vivons dans la religion de la croissance9. » Le Parti pour la décroissance (PPLD) estime, de son côté, que « c’est parce que [ce terme] frappe les esprits, qu’il choque, fait réagir et fait bouger les consciences », tout en reconnaissant néanmoins les limites de cet usage : « Nous avons tout de même conscience de l’effet “repoussoir” du mot auprès des personnes non initiées10. »
Qu’on le veuille ou non, l’emploi du terme « décroissance » a un impact largement négatif aux yeux d’une grande partie de la population, incitant celle-ci à voir les décroissants comme des partisans de la récession. Cela a d’ailleurs conduit certains d’entre eux à lui préférer les expressions d’« objecteur de croissance11 » ou bien d’« a-croissant ». C’est le cas en particulier de Pierre Rabhi, l’un des décroissants les plus connus et les plus populaires, qui déclare militer en faveur d’« un autre nom qui fera moins peur aux gens mais serait quand même suffisamment provocateur pour ne pas devenir banal12 ». En 2002, déjà, Pierre Rabhi parlait de « sobriété heureuse13 ».
Cet effet repoussoir du terme décroissance apparaît tout particulièrement évident dans le monde politique. Rares sont, en effet, les femmes et les hommes politiques qui y recourent de façon explicite, y compris ceux qui se reconnaissent dans les idées du mouvement décroissant. Ainsi, lorsque dans une interview accordée à France Info, le journaliste Renaud Dély demande à François Ruffin s’il est décroissant, celui-ci lui répond qu’il se définit comme « a-croissant ». Il en est de même pour Benoît Hamon, l’ancien candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2017, et son mouvement Génération-s.
Cela amène également les décroissants à chercher régulièrement à se justifier face à l’accusation d’être le « parti de la récession ». Ce fut le cas dès 2003 lors du premier colloque organisé sur le thème de la décroissance où Jacques Grinevald expliquait que « la récession, c’est un simple défaut de croissance, tandis que la décroissance correspond à une modification des conditions et des règles du développement14. » Plus récemment, en 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, Paul Ariès réitérait cette même mise au point en soulignant que « la décroissance, c’est tout, sauf l’inverse de la croissance, sauf de faire la même chose en moins » et que « le confinement n’est en rien une anticipation de la décroissance, mais un symptôme de l’effondrement systématique qui vient du fait du productivisme15 ».
Cela fait donc près de vingt ans que les décroissants tentent de se justifier sur le sujet, ce qui montre bien qu’ils ont beaucoup de difficultés à convaincre le public. Ils accusent par ailleurs leurs adversaires de maintenir volontairement la confusion entre décroissance et récession. À la différence des altermondialistes, les décroissants n’ont pas réussi à imposer dans l’espace public un terme que l’opinion aurait pu juger plus acceptable. En France, à partir de 2003, le terme « altermondialisme » a en effet supplanté le mot « antimondialisation », jugé trop réducteur et négatif aux yeux de ses partisans. Ce n’est pas le cas pour la décroissance, « mot-obus » qui semble devenir une sorte de « boulet » pour les décroissants, obligeant ces derniers à se défendre sans cesse de ne pas être le mouvement de la récession.
L’émergence d’un mouvement
Voir notamment Serge Latouche, Les Précurseurs de la décroissance. Une anthologie, Le Passager clandestin, 2016, et Cédric Biagini, David Murray et Pierre Thiesset (dir.), Aux origines de la décroissance, L’Échappée, 2017.
Le courant de pensée décroissant s’inscrit dans une filiation intellectuelle et militante très ancienne16. On peut très bien faire remonter l’origine du mouvement contemporain de décroissance à la Grèce antique, comme le fait Serge Latouche, mais il semble néanmoins évident que la critique de la civilisation industrielle et de l’« idéologie du progrès » ne puisse être que postérieure à la révolution industrielle, et celle de la croissance au sens strict que postérieure à la Seconde Guerre mondiale.
Années 1970 : les années décisives
La Nef (« Les objecteurs de croissance. Prospérité, oui… mais à quel prix ? »), n° 52, 1973.
Nicholas Georgescu-Roegen, op. cit.
Voir Jacques Grinevald, « Sur l’origine historique de l’emploi du mot décroissance », Entropia, n° 1, automne 2006, p. 185-188.
Rapport Meadows. Halte à la croissance ?, Fayard, 1972.
Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, 1973.
Bernard Charbonneau, Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel, Anthropos, 1973.
Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977.
Michel Bosquet (André Gorz), Écologie et Liberté, Galilée, 1977.
François Partant, La Fin du développement. Naissance d’une alternative ?, La Découverte-Maspero, 1982.
C’est dans les années 1970 que l’on assiste véritablement aux prémices d’un courant de pensée décroissant. C’est durant cette période que le terme de décroissance est employé pour la première fois dans son sens actuel. Lors d’un débat public organisé en juin 1972 par Le Nouvel Observateur, le philosophe André Gorz pose alors la question de la compatibilité entre la non-croissance – voire la décroissance – de la production matérielle avec la survie du système. En 1973, un numéro de la revue La Nef traite du thème des « objecteurs de croissance »17. C’est la première fois que cette expression est utilisée. En 1979 paraît la traduction française d’un ouvrage de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen qui regroupe trois de ses textes consacrés à la « bioéconomie » et qui est le premier qui expose ce concept, sans pour autant faire référence de façon explicite au terme « décroissance »18. Dans les publications en anglais de cet auteur, il était question de decline et de declining state. C’est son traducteur français, Jacques Grinevald, qui, avec son accord, a traduit ces termes par « décroissance19 ». Le mot « décroissance » s’est alors imposé, d’abord en langue française puis dans d’autres langues.
C’est également durant cette décennie, marquée par les deux chocs pétroliers (1973 et 1979) et le net ralentissement de la croissance économique, que la critique de cette dernière va se développer avec la parution emblématique, en 1972, du fameux rapport Meadows du Club de Rome20. Enfin, durant les années 1970, paraissent nombre de livres majeurs de figures intellectuelles tutélaires de ce que sera plus tard le mouvement de la décroissance, dans lesquels ils dénoncent la technique, la croissance, la société de consommation ou le développement économique : Ivan Illich21, Bernard Charbonneau22, Jacques Ellul23, André Gorz24 ou encore, au début de la décennie suivante, François Partant25.
La convergence de quatre dynamiques
Vincent Cheynet a lui-même été le directeur artistique d’une agence de publicité (Publicis Lyon).
« Serge Latouche : “La décroissance n’a pas à se situer sur l’échiquier politique” », propos recueillis par Arnaud Naudin et Guillaume Le Carbonnel, novopress.info, 7 octobre 2014.
Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’émerge véritablement, d’abord en France, un mouvement décroissant. La revue écologiste alternative Silence avait bien réalisé un dossier sur le thème de la décroissance en 1993 mais il était alors passé inaperçu.
Ce mouvement apparaît comme le résultat de la convergence de trois dynamiques portées par l’universitaire Serge Latouche, spécialiste notamment des questions de développement ; par l’association anti-publicité Les Casseurs de pub, créée par Bruno Clémentin et Vincent Cheynet26 en 1999, qui diffuse une revue annuelle éponyme et, à partir de 2004, un mensuel, La Décroissance ; par Pierre Rabhi, agriculteur et ardent défenseur de l’agroécologie.
Un certain nombre d’événements vont permettre à la thématique de la décroissance de sortir de l’anonymat et de la marginalité dans lesquels elle se trouvait jusqu’alors. Tout commence, semble-t-il, en juillet 2001, par une conversation entre Bruno Clémentin et Vincent Cheynet qui mène au dépôt de l’expression « décroissance soutenable » à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI). Le rôle fondamental de Clémentin et Cheynet a été reconnu par Serge Latouche lui-même : « Il faut le reconnaître, ce sont eux qui ont eu l’intuition géniale à cette époque que le moment était venu de reprendre l’idée lancée par Nicholas Georgescu-Roegen dans son livre traduit en français par Jacques Grinevald27. »
Le tournant majeur des années 2002-2003
L’Écologiste, n° 6, hiver 2001.
Silence, n° 280, février 2002. L’appel à contribution à ce dossier était formulé ainsi : « Il est peut-être temps de relancer le mot “décroissance”. »
Hervé Kempf, « Sauver le monde par la “décroissance soutenable” ! », lemonde.fr, 21 février 2002.
« Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable – Présentation », reseau-idee.be.
Bruno Clémentin, Michel Bernard et Vincent Cheynet, Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse, Parangon, 2003.
Fin 2001 paraît un numéro spécial de la revue L’Écologiste ayant pour thème « Défaire le développement, refaire le monde », avec une ouverture de Serge Latouche et des contributions de Jacques Grinevald, d’Ivan Illich ou encore de Pierre Rabhi28. Ce numéro débouchera sur l’organisation à Paris, au palais de l’UNESCO, en février-mars 2002, d’un colloque sur le même thème. Cet événement conduira à la formation du Réseau des objecteurs de croissance pour l’après-développement (Rocade), qui publiera en mars 2003 un manifeste rédigé par Serge Latouche.
Un autre événement-clé, qui se déroule également en février 2002, est la parution d’un numéro de la revue Silence consacré à la « décroissance soutenable et conviviale » en tant qu’alternative au développement durable29. Ce numéro a un écho notable. Il fait notamment l’objet d’une importante couverture de la part de la presse alternative (Alternatives économiques, Politis, Charlie-Hebdo…), mais aussi de la part du Monde, qui publie notamment un article d’Hervé Kempf intitulé « Sauver le monde parla“décroissancesoutenable”!30 ».
Cette même année 2002, Pierre Rabhi tente de se présenter à l’élection présidentielle sous l’étiquette Terre et humanisme-Mouvement pour l’insurrection des consciences. Il crée à cette occasion le mouvement Appel pour une insurrection des consciences et fait campagne sur le thème de la décroissance soutenable, mais il n’obtiendra pas le nombre de signatures de parrainage nécessaire pour pouvoir aller plus loin.
Toujours en 2002, Bruno Clémentin et Vincent Cheynet fondent, à Saint-Étienne, l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable (IEESDS), dont l’objectif est de « créer un centre d’études, de ressources et de diffusion de toutes informations et publications dans le domaine de la décroissance économique, théorique et appliquée31 ». Enfin, en juin de cette même année, Vincent Cheynet se présente aux élections législatives dans la deuxième circonscription du Rhône, avec un programme défendant la « décroissance soutenable ». Il obtient seulement 301 voix, soit 0,7% des suffrages exprimés.
En 2003, une nouvelle étape est franchie avec la publication d’un premier ouvrage sur la décroissance qui rencontre un certain succès32, qui conduit à l’organisation du premier colloque consacré à « la décroissance soutenable », à Lyon, au mois de septembre.
Enfin, en mars 2004, comme on l’a déjà signalé, est lancé à Lyon le mensuel La Décroissance, tandis que l’universitaire François Schneider traverse à pied pendant douze mois une partie de la France avec son ânesse pour promouvoir l’idée de « décroissance soutenable ».
L’émergence publique de la thématique de la décroissance se traduit par la création, en février 2003, d’une page Wikipédia dédiée à ce concept et par l’emploi pour la première fois du terme par un homme politique d’un parti traditionnel : en mai 2004, le député communiste Patrick Braouezec est le premier qui parle de la nécessité d’une « décroissance soutenable et solidaire » à l’Assemblée nationale.
Les compteurs de la société industrielle
Le mouvement décroissant a émergé en grande partie en réaction à la montée en puissance des thématiques du « développement durable » et de la « croissance verte » au sein des institutions internationales et du monde économique, à partir du Sommet de la terre de Rio de Janeiro, en 1992. Il s’inscrit néanmoins dans un mouvement plus profond de critique du capitalisme et, plus largement, du productivisme, de la société industrielle, de la société de consommation et de la technique.
Une vigoureuse critique du productivisme
Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, 1971.
L’adjectif « thermo-industriel » a été inventé par Jacques Grinevald au milieu des années 1970.
Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, « La décroissance soutenable », Silence, n° 280, février 2002, p. 5.
Voir Paul Ariès, Décroissance ou barbarie, Golias, 2005.
Agnès Sinaï, « Le destin des sociétés industrielles », in Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance. Politiques de l’Anthropocène, Presses de Sciences Po, 2013, p. 23.
Voir Serge Latouche, La Décroissance, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2019.
La critique décroissante s’appuie tout particulièrement sur la bioéconomie. Il s’agit d’une théorie économique hétérodoxe élaborée par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, exposé notamment en 1971 dans son ouvrage The Entropy Law and the Economic Process33. La bioéconomie est l’application à l’économie de la loi physique de l’entropie, deuxième loi de la thermodynamique énoncée pour la première fois par le physicien Sadi Carnot en 1824. Selon Georgescu-Roegen, la « société thermo-industrielle »34 utilise des ressources non renouvelables qu’elle ne peut réutiliser et produit inéluctablement déchets et pollution. Dans un monde où les ressources sont limitées, la production économique ne peut donc pas s’accroître indéfiniment sans avoir un impact sur l’environnement. C’est le non-sens, aux yeux des décroissants, d’« une croissance infinie dans un monde fini », selon l’un de leurs slogans favoris. Cela soulève également, de leur point de vue, la question de la finitude des ressources naturelles, notamment des énergies fossiles. C’est ce que Bruno Clémentin et Vincent Cheynet réaffirment par exemple en 2002 : « Il n’est pas besoin d’être économiste pour comprendre qu’un individu, ou une collectivité, tirant la majeure partie de ses ressources de son capital, et non de ses revenus, est destiné à la faillite. Tel est pourtant bien le cas des sociétés occidentales, puisqu’elles puisent dans les ressources naturelles de la planète, un patrimoine commun, sans tenir compte du temps nécessaire à leur renouvellement35. »
Les décroissants rejettent en conséquence ce qu’ils considèrent être l’obsession de nos sociétés pour la croissance. Ils parlent à ce propos de « société de croissance », d’idéologie ou de dogme « croissanciste », voire de « religion de la croissance ». Ils ne s’en tiennent pas uniquement à une critique de la société de consommation – la consommation étant vue comme une fin et non comme un moyen – ou plus largement du capitalisme et de l’emprise de la technique, mais remettent aussi en cause la société industrielle qui a donné la primauté aux énergies fossiles – société industrielle qu’il faut «détruire36», selon Paul Ariès – et le productivisme. C’est ce qu’Agnès Sinaï qualifie de « modèles de croissance, qui supposent l’injection continue de masses gigantesques d’énergie dans le système, devenu une méga machine37 ».
Les décroissants dénoncent les notions de développement économique et de progrès en partant du constat selon lequel, à partir d’un certain stade, l’impact de la croissance de la production matérielle sur le bien-être des individus ou sur l’environnement devient négatif. Enfin, ils rejettent la domination de l’économie sur la société et de l’Homo œconomicus, à savoir la réduction de l’humain à un individu qui cherche d’abord à maximiser ses intérêts égoïstes. Considérant que notre modèle de société n’est pas soutenable et qu’il va s’effondrer tôt ou tard, les décroissants en déduisent qu’il vaut mieux une « décroissance choisie » qu’une « décroissance subie ». Cela passe au préalable par ce que Serge Latouche appelle une « décolonisation de l’imaginaire », avec la prise de conscience selon laquelle « la richesse ne se réduit pas seulement à l’argent », l’accumulation de biens matériels n’étant pas forcément synonyme de bien-être et de bonheur, et le progrès d’une économie ne se réduisant pas à l’accumulation de la richesse matérielle38.
L’idéal d’une société d’« abondance frugale »
Voir Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Les Éditions Utopia, 2013.
« Degrowth, décroissance – une définition », degrowth.info.
Expression de Jacques Ellul reprise par Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance, Mille et Une Nuits, 2011.
Serge Latouche, La Décroissance, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 11, note 1.
Voir Tim Jackson, Prosperity Without Growth. Foundations for the Economy of Tomorrow, Routledge, 2016.
Voir Paul Ariès, « Gratuité de l’usage, renchérissement du mésusage », ÉcoRev’, n° 26, 15 avril 2007.
Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, art. cit, p. 7.
Les décroissants, qui se disent favorables aux concepts d’« a-croissance » ou de « postcroissance », militent en faveur de « sociétés écologiquement soutenables et socialement justes39 », à savoir « une organisation de l’économie et de la société qui a pour but le bien-être de tous et qui préserve les fondements écologiques de la vie40». Ils prônent plus largement ce. qu’ils appellent une « civilisation d’abondance frugale41 ». Cette frugalité et cette sobriété consistent à « en revenir à un niveau de la vie matérielle compatible avec la reproduction des écosystèmes42 ». Cela signifie que la richesse peut encore progresser, mais « sans accroître le prélèvement de ressources non renouvelables, ni la pression sur la biosphère43 ». L’économiste britannique Tim Jackson parle à ce propos de « prospérité sans croissance44 ».
Tout cela implique une réorganisation plus ou moins profonde, selon les points de vue, de l’économie et de la société qui se traduirait par une relocalisation des activités économiques et sociales, une économie s’appuyant sur de petites unités de production, une hausse des taxes douanières et des taxes sur les carburants, une réduction du temps de travail, l’instauration d’un revenu universel, la remise en cause d’une organisation sociale et d’un mode de vie fondés sur l’automobile, un nouvel aménagement du territoire au terme duquel la population serait moins concentrée dans les grandes métropoles et mieux répartie sur le territoire, la fin du nucléaire (civil et militaire), le développement de l’agroécologie, la diffusion des low tech ou encore la « gratuité de l’usage et le renchérissement du mésusage45 ».
Enfin, à titre individuel, les décroissants militent en faveur d’une « simplicité volontaire » ou d’une « sobriété heureuse » (Pierre Rabhi) autour de slogans tels que « vivre mieux avec moins » ou « plus de liens, moins de biens » et de l’idée selon laquelle « c’est en changeant nous-mêmes que nous transformerons lemonde46 ».
La nébuleuse décroissante
Voir Fabrice Flipo, « Voyage dans la galaxie décroissante », Mouvements, n° 50, juin-août 2017, p. 143-151.
Voir Eddy Fougier, Les Zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme
et Les Zadistes (2) : la tentation de la violence, Fondation pour l’innovation politique, avril 2016.
Voir Eddy Fougier, La Contestation animaliste radicale, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2019.
Il n’existe pas de mouvement décroissant à proprement parler. On doit plutôt parler de mouvance, de nébuleuse ou de galaxie des décroissants47. Il n’existe pas non plus de mouvement de masse qui exerce une forme de leadership comme cela a pu être le cas d’Attac, en France, au sein de la mouvance altermondialiste au tournant des années 1990-2000. On peut remarquer qu’à la différence d’autres courants radicaux le mode opératoire des décroissants se limite la plupart du temps à des actions pacifiques et légales et, au pire, à des actions de désobéissance civile pacifiques mais illégales. Ils ne recourent pas à des actions violentes comme peuvent le faire, par exemple, les zadistes48 ou bien les antispécistes49.
Le monde des idées décroissantes
On peut classer parmi les décroissants des intellectuels au sens large du terme (universitaires, chercheurs, journalistes, écrivains…), mais aussi des « activistes » et/ou des individus qui adoptent un mode de vie décroissant. La plupart d’entre eux mêlent d’ailleurs activité intellectuelle, militantisme- activisme et/ou « simplicité volontaire ».
Le mouvement de la décroissance se caractérise par une très importante production intellectuelle : livres, ouvrages collectifs, revues, périodiques ou sites Internet. Les auteurs les plus prolifiques sont sans aucun doute l’universitaire Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’université d’Orsay, et le politologue Paul Ariès. Ils sont aussi souvent très médiatisés. C’est notamment le cas de Pierre Rabhi, sur lequel nous reviendrons plus loin.
Le périodique le plus important est La Décroissance, diffusé à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Entre 2006 et 2014, il a existé une revue, Entropia, qui se présentait comme une revue d’étude théorique et politique de la décroissance50. Les idées décroissantes sont aussi diffusées par d’autres revues ou magazines, comme ceux lancés par les décroissants eux-mêmes (par exemple la revue Les Zindigné(e)s, dirigée par Paul Ariès), des revues écologistes (Silence, L’Écologiste, ÉcoRev’…) ou encore des mensuels qui mettent l’accent sur les alternatives écologiques et sociales (L’Âge de faire, Socialalter, Kaizen, Reporterre, Politis…). On doit y rajouter aussi divers sites Internet dédiés à la décroissance (decroissance.org, decroissance-elections.fr, projet-decroissance.net, degrowth.info/fr…).
Les principales organisations décroissantes
« Communiqué Municipales 2020 », decroissance-elections.fr, 8 décembre 2019.
Figurent également dans cette mouvance décroissante des associations, des partis politiques, des collectifs et des think tanks, comme l’IEESDS, le Mouvement Colibris, créé sous l’impulsion de Pierre Rabhi, le Mouvement des objecteurs de croissance en France, l’Association des rencontres des objecteurs de croissance (AderOC), Recherches et Expérimentation sur la décroissance et la transition (REDT) ou encore la Maison commune de la décroissance. On peut y ajouter aussi toutes les associations décroissantes locales, telles Les Amis de la décroissance Nancy ou Décroissance 44, à Nantes, sans oublier La Ligne d’horizon-Les Amis de François Partant, une association qui a joué un rôle pionnier dans l’émergence de la décroissance en France.
Le Parti pour la décroissance, créé en 2006 mais qui est resté très peu de temps un parti politique au sens strict, existe toujours mais sous la forme d’une association. S’il n’y a plus de parti décroissant en tant que tel en France, cela n’empêche pas des individus ou des listes de se présenter à différents scrutins en portant cette thématique. Ce fut le cas lors des élections européennes de 2019 avec la liste Décroissance 2019, qui a obtenu 0,05% des suffrages à l’échelle nationale, avec 10.352 voix. Les décroissants qui se présentent aux élections expliquent d’ailleurs qu’ils ne sont pas un parti politique mais « une structure de collectif de citoyens décroissants51 ». Il convient néanmoins de noter que beaucoup de structures décroissantes ont eu une existence relativement brève. Tel a été le cas du Parti pour la décroissance (PPLD) dans sa première mouture, du Parti des objecteurs de croissance (POC), du Mouvement des objecteurs de croissance (MOC) ou encore de l’Association des objecteurs de croissance (AdoC).
L’hyperactivité militante des décroissants
Les militants de la décroissance peuvent s’investir dans différentes causes et mobilisations, contre ce qu’ils appellent les « grands projets inutiles imposés », la consommation, les supermarchés, la publicité, les marques, l’obsolescence programmée, les voitures, le nucléaire, l’agriculture industrielle, les pesticides, les technologies, les OGM, le compteur Linky ou les traités de libre-échange. On pouvait aussi trouver des décroissants au sein de « zones à défendre » (ZAD), notamment à Notre-Dame-des-Landes.
Les décroissants semblent également très investis dans le monde associatif en général et même dans le monde politique. Certains d’entre eux appartiennent ainsi à des mouvements politiques – Europe-Écologie-Les Verts, La France insoumise, Nouveau Parti anticapitaliste, Génération-s –, syndicaux – Confédération paysanne – ou d’éducation populaire – Attac, Mouvement Utopia.
La décroissance en tant que mode de vie alternatif
Une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) est basée sur un partenariat entre un groupe de consommateurs et un « paysan » qui établissent un contrat pour une période déterminée au terme duquel le producteur s’engage à fournir régulièrement des paniers de fruits, de légumes, de viande, d’œufs ou de fromages en respectant des méthodes agronomiques spécifiques (agriculture biologique ou « paysanne »), et le consommateur, à payer sa part de la récolte à l’avance.
Un jardin partagé est « un jardin conçu, construit et cultivé collectivement par les habitants d’un quartier ou d’un village ».
Le DIY ou le « faites-le vous-même » consiste à créer soi-même, à fabriquer ou bien à modifier des objets de la vie courante : meubles, vêtements, produits d’hygiène ou d’entretiens, produits cosmétiques, etc.
Un système d’échange local (SEL) est une association dont les membres échangent des biens, des connaissances ou des savoir-faire (de nature non professionnelle) sur une base non-monétaire.
Le glanage consiste à « récupérer de la nourriture à la fin des marchés ou dans les poubelles des supermarchés », en l’occurrence plus pour lutter contre le gaspillage alimentaire que par nécessité économique.
Thomas Taloté, « Le mouvement des villes en transition : un véritable projet de décroissance ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 14, automne 2015, p. 177.
Une écocommunauté est un ancien village ou un hameau, souvent abandonné et excentré, qui a été racheté et restauré pour y construire une communauté autonome. Il peut s’agir également d’un lieu construit ex nihilo.
Un habitat groupé correspond à l’achat groupé d’un terrain pour y construire plusieurs habitations ou bien l’achat d’une seule habitation par plusieurs personnes afin d’y vivre de façon indépendante.
Une communauté intentionnelle est un groupe de personnes qui décident de se rassembler autour d’un projet de vie communautaire.
On retrouve nombre de décroissants parmi celles et ceux que l’on peut qualifier de « transitionnistes », qui ont choisi la voie d’une sortie plus ou moins radicale de la société de consommation et qui prônent une grande transition écologique en luttant contre le gaspillage, en évitant de faire leurs achats dans la grande distribution, de prendre l’avion, en s’alimentant bio, en consommant des produits peu ou pas carnés, et, pour certains, en n’ayant pas de voiture, de télévision ou de téléphone portable. Ce sont des adeptes d’associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap)52, des jardins partagés53, de l’autoproduction alimentaire, du Do it yourself (DIY)54, du recyclage ou des systèmes d’échange local (SEL)55, voire du glanage 56.
Ces décroissants peuvent notamment vivre à la campagne en tant que néoruraux ou dans des villes, villages ou quartiers dits en transition. Le concept de « villes en transition » a été élaboré au milieu des années 2000 par l’enseignant en permaculture britannique Rob Hopkins. Il vise à « transformer nos systèmes de production, de distribution et de consommation dans le sens d’une plus grande sobriété57 », et ce à un échelon local. Ce sont des territoires où une partie de la population décide de passer d’une dépendance vis-à-vis du pétrole à une forme de résilience locale par le biais, en particulier, d’une réduction, à la fois individuelle et collective, de la consommation d’énergies fossiles et des émissions de CO2, une relocalisation de l’économie (plus précisément de l’alimentation et de l’énergie) et un renforcement de la coopération et de la solidarité entre les acteurs du territoire. Les plus radicaux, ou les plus convaincus de ces « transitionnistes » vivent dans des écosites, des écocommunautés58 ou des écovillages, un habitat groupé59 ou une communauté intentionnelle60.
Un mouvement divisé
La mouvance décroissante, créée, comme on l’a vu, sur la base de la convergence de trois pôles principaux– un pôle intellectuel, en particulier autour de Serge Latouche ; un pôle militant, autour des Casseurs de pub ; et un pôle que l’on peut qualifier de « spirituel », autour de Pierre Rabhi – va rapidement se diviser, en particulier autour de deux questions fondamentales, somme toute assez classiques au sein des mouvements sociaux, à savoir l’enjeu de la politisation du mouvement et les tensions qui peuvent exister entre réformistes et radicaux.
Le tournant des États généraux de la décroissance équitable de 2005
L’événement-clé se produit à Lyon en octobre 2005, à l’occasion des premiers États généraux de la décroissance équitable. L’appel pour ces États généraux indiquait une volonté de « construire les conditions de candidatures communes » dans le cadre des élections présidentielles et législatives de 2007. Or les débats vont faire apparaître des positions très divergentes entre décroissants autour de la question de la politisation du mouvement. Certains veulent se présenter aux élections et créer rapidement un parti politique, d’autres estiment qu’ils ne doivent pas se précipiter avant de penser à fonder un tel mouvement politique, tandis qu’un dernier courant s’oppose à la création d’un parti politique. À la suite de ces États généraux, faute de consensus, les différents courants vont décider de créer leurs propres structures, que celles-ci soient ou non de nature politique. Progressivement, chacun des trois pôles initiaux va donc suivre un chemin qui lui est propre, même s’il a pu y avoir parfois des initiatives communes ou des tentatives de rapprochement.
Cependant, les décroissants n’ont pas seulement buté sur la question politique. Ils se sont aussi divisés sur un autre sujet traditionnel d’opposition au sein des mouvements protestataires, à savoir les tensions entre réformistes et radicaux. Le positionnement vis-à-vis de Nicolas Hulot en a été l’un des meilleurs symptômes. Le mensuel La Décroissance, qui s’en prend fréquemment à ce qu’il désigne comme les « écotartuffes » d’un « capitalisme vert », a été ainsi à l’origine, entre 2007 et 2011, d’un « pacte contre Hulot », ce dernier étant accusé d’être « le héraut des grands médias et du capitalisme vert61 ». Rappelons que Nicolas Hulot est l’ami personnel de Pierre Rabhi, avec qui il a même coécrit un ouvrage62.
En définitive, chacun des trois pôles initiaux va ensuite tenter de privilégier un mode de « résistance » spécifique : une approche individuelle, autour de la « sobriété heureuse » mise en avant par Pierre Rabhi ; une approche politique ou politisée, principalement autour du journal La Décroissance et de Vincent Cheynet ; et une approche que l’on pourrait qualifier de « centrale », autour d’une vision de la décroissance orientée à gauche, collective et apolitique, notamment portée par Serge Latouche, Paul Ariès ou encore Vincent Liegey.
La querelle autour de l’engagement politique
L’un des principaux sujets de discorde entre les décroissants n’en reste pas moins le positionnement vis-à-vis de la politique. Dès l’émergence du mouvement, en 2002, Pierre Rabhi se présente à l’élection présidentielle et Vincent Cheynet est candidat aux élections législatives dans le Rhône, l’un et l’autre défendant alors la « décroissance soutenable ». Néanmoins, la question de l’engagement politique ne va pas de soi aux yeux de nombre de décroissants.
Cette volonté de politiser la décroissance a été portée en particulier par Vincent Cheynet. Celui-ci va régulièrement se présenter aux législatives dans le Rhône et va créer en 2006, avec Bruno Clémentin et Yves Scaviner, un parti politique, le Parti pour la décroissance (PPLD). Cette dernière création suscite immédiatement des remous au sein de la mouvance. Serge Latouche publie ainsi un communiqué dans lequel il critique vivement cette initiative63. Cette tentative échoue rapidement et conduit au départ de ses fondateurs. Début 2008, le PPLD est relancé par une nouvelle équipe, mais il n’est plus un parti politique à proprement parler. Vincent Cheynet fonde alors le Parti des objecteurs de croissance (POC) en 2010.
L’approche modérée de Pierre Rabhi
À écouter « Pierre Rabhi, l’homme colibri » épisode 4 (« L’insurrection des consciences »), franceculture.fr, 19 mars 2020.
Voir Pierre Rabhi, La Part du colibri, Editions de l’Aube, 2018.
Pierre Rabhi, entretien, émission Un œil sur la planète, francetvinfo.fr, 16 juin 2016.
Jade Lindgaard, « Pierre Rabhi, chantre d’une écologie inoffensive ? », mediapart.fr, 20 octobre 2016.
« Vincent Cheynet : “Pour le libéral, la société est constituée d’un simple agrégat d’individus” », entretien de Vincent Cheynet, comptoir.org. Piero San Giorgio est un auteur survivaliste suisse, connu notamment pour son ouvrage Survivre à l’effondrement économique, Le Retour aux sources, 2011.
Jean-Baptiste Malet, « Le système Pierre Rabhi », monde-diplomatique.fr, août 2018, p. 23.
Jean-Baptiste Malet, « Retour sur “Le système Rabhi” », monde-diplomatique.fr, novembre 2018.
Un autre sujet de désaccord chez les décroissants réside sans aucun doute dans le positionnement qu’ils peuvent avoir vis-à-vis de Pierre Rabhi, la figure de la décroissance la plus connue du grand public en France. Pierre Rabhi est un « bon client » médiatique et l’auteur de nombreux livres à succès. Installé en Ardèche depuis 1961, il a été l’un des premiers à pratiquer l’agriculture biologique. Il est souvent présenté comme « agriculteur-philosophe ». Son succès auprès des médias et du grand public est lié en grande partie à une image de vieux sage qui s’est construite sur sa personne.
On peut identifier trois spécificités de Pierre Rabhi par rapport à de nombreux autres décroissants. La première est que, comme on l’a vu, il ne se définit pas explicitement, tout comme ses adeptes, comme décroissants. Il n’en reste pas moins un décroissant ou un objecteur de croissance. La deuxième différence est que, même si Pierre Rabhi s’est présenté à l’élection présidentielle en 2002, d’après lui sous la pression de son entourage64, il a toujours refusé de politiser son combat ou de s’engager en politique. Pour lui, et c’est la troisième différence avec les autres décroissants, la transformation du système doit passer en premier lieu par la transformation de soi, selon la fameuse formule de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ! » C’est ce que Pierre Rabhi appelle l’« insurrection des consciences ». Cela correspond aussi à la légende amérindienne du Colibri, qu’il raconte systématiquement et qui a donné le nom à son mouvement créé en 2007 : « Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : “Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !” Et le colibri lui répondit : “Je le sais, mais je fais ma part.”65 » Pierre Rabhi appelle ainsi chacun à « faire sa part66 ».
Les deux concepts dont Pierre Rabhi s’est fait le chantre sont la « sobriété heureuse » et la « modération ». Il définit le premier de la manière suivante : « C’est en fait réajuster nos besoins matériels pour qu’il y ait équilibre entre être et avoir67 ». Pour la journaliste Jade Lindgaard, « la réussite commerciale, éditoriale et médiatique de Pierre Rabhi se fonde sur l’influence d’un discours qui séduit une nuée de personnes d’ordinaire non militantes et peu politisées. […] Cette synthèse particulière entre écologie, morale et transcendance lui ouvre des esprits fermés à la rhétorique anticapitaliste68. »
Cette posture fait néanmoins l’objet de critiques, au sein même de la mouvance décroissante, tout comme à l’extérieur. Ainsi, pour le décroissant Vincent Cheynet, « ce n’est pas un hasard si le discours de Pierre Rabhi du “chacun fait sa part” du Colibri trouve un tel écho dans notre société. Il est tout aussi symptomatique de l’idéologie libérale que le “survivalisme” d’un Piero San Giorgio69 ».
L’approche modérée de Pierre Rabhi suscite un même type de critique au sein de la gauche radicale. Le journaliste Jean-Baptiste Malet dénonce ainsi « le malentendu sur lequel prospèrent certains courants idéologiques qui dénoncent les “excès de la finance”, la “marchandisation du vivant”, l’opulence des puissants ou les ravages des technosciences, mais qui ne prônent comme solution qu’un retrait du monde, une ascèse intime, et se gardent de mettre en cause les structures de pouvoir70 » et « une forme d’écologie non politique, spiritualiste et individualiste, qui appelle une prise de conscience des personnes mais se garde de mettre en cause le système économique71 ».
Un mouvement encore marginal
Sauf précision contraire, ces données et celles qui suivent datent du mai 2021.
Le mouvement décroissant reste extrêmement minoritaire en France. Les décroissants que l’on peut qualifier du « premier cercle » se comptent vraisemblablement en quelques dizaines de milliers et sont peu visibles médiatiquement 72.
Des décroissants ultraminoritaires avec une faible visibilité médiatique
À titre indicatif, le compte Facebook du mensuel La Décroissance compte 9.989 abonnés, le compte « Les décroissants » possède 5.405 abonnés, tandis que le groupe public « Nous sommes Parti-e-s Pour la Décroissance » (ex-Parti pour la décroissance) a quelque 2.400 membres. Les comptes Twitter de figures de la décroissance telles que Pierre Ariès ou Vincent Liegey ne comptent respectivement que 2.823 et 3.444 abonnés.
Frédéric Dabi, « #1 Webinar – La société de l’après : quelles mutations anticiper ? Politique, sociologie, consommation », 28 avril 2020.
Les membres des associations décroissantes sont, en effet, très peu nombreux. La liste Décroissance 2019 n’a recueilli qu’un peu plus de 10.000 voix lors des élections européennes de 2019. Le mensuel La Décroissance ne s’écoule qu’à quelques dizaines de milliers d’exemplaires, tandis que les divers comptes sur les réseaux sociaux affiliés au mouvement de la décroissance ne comptent que quelques milliers d’abonnés73. Il semble par conséquent que la décroissance en tant que telle et, surtout, les décroissants n’intéressent pas vraiment le grand public. Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop, explique d’ailleurs à ce propos que la thématique de la décroissance « n’émerge pas du tout dans les discours spontanés des Français74 ». Par ailleurs, on ne peut pas dire que la décroissance et les décroissants soient présent dans l’« agenda médiatique ».
Il n’est pas facile de mesurer l’impact médiatique des décroissants, d’autant que le mot « décroissance » et l’adjectif « décroissant » sont assez communs et peuvent être utilisés dans la presse avec un tout autre sens. Néanmoins, si l’on évalue le nombre d’articles dans la presse écrite française mentionnant entre 2013 et le 15 mai 2021 au moins une fois « les décroissants » et « les objecteurs de croissance » (voir tableau ci-dessous), on s’aperçoit que ceux-ci sont relativement peu nombreux – respectivement 331 et 281 articles –, notamment si l’on compare ces chiffres au nombre de mentions « zadistes » (10.120 articles) ou « black blocs » (7.742 articles). En outre, si l’on entre un peu dans le détail du contexte dans lequel ce terme ou cette expression ont été employés, on peut voir que ces articles font souvent référence dans la presse locale à des mouvements locaux qui s’appellent justement « les décroissants » ou bien « les objecteurs de croissance », et à des informations relatives à des conférences ou à des émissions ou documentaires télévisés. Dans la presse nationale, l’emploi de ces expressions apparaît souvent péjoratif dans des textes écrits par des pourfendeurs de la décroissance.
Nombre d’articles de la presse écrite en France mentionnant au moins une fois les mouvements protestataires suivants entre 2003 et le 15 mai 2021
Des « passeurs » plus visibles
Il convient, en outre, d’établir une distinction entre, d’un côté, les organisations et les intellectuels décroissants et, de l’autre, ceux que l’on pourrait qualifier de « passeurs » de la vision décroissante auprès du grand public, notamment auprès d’un public jeune. Comme on l’a vu, les premiers sont peu connus et peu visibles dans les médias et l’espace public.
Ce n’est pas le cas des seconds, qui sont des auteurs à succès et de « bons clients » pour les médias. On pense encore à Pierre Rabhi, que l’on peut considérer comme un décroissant « atypique ». Il a publié une trentaine d’ouvrages dont les ventes cumulées s’élevaient à 1,2 million d’exemplaires en 201875, même s’ils ne traitaient pas tous de la décroissance ou de la sobriété heureuse. Son compte Facebook officiel possède quelque 653.000 abonnés76, alors que le Mouvement Colibris a 40.700 abonnés sur Twitter77. On peut aussi classer parmi ces « passeurs » une personnalité comme François Ruffin, qui appartient, d’une certaine manière, au « second cercle décroissant », avec ses 237.500 abonnés à son compte Twitter78, ses quelque 650.000 abonnés à son compte Facebook79 et ses succès de librairie. Enfin, on peut mentionner, une personnalité telle que Pablo Servigne, le principal chantre de la collapsologie en France, dont les ouvrages, qu’il a notamment coécrits avec Raphaël Stevens, ont trouvé leur public et dont le compte Facebook possède 137.000 abonnés80.
Des Français loin d’être convaincus par la décroissance
« En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », Baromètre de la confiance politique, vague 12, enquête OpinionWay pour Sciences Po-Cevipof, février 2021, p. 75.
« Enquête sur la transition écologique », sondage Ifop pour le Medef, avril 2021, p. 23.
Les résultats d’enquêtes d’opinion récentes tendent à montrer que la vision décroissante est minoritaire dans la société française. Selon une enquête de février 2021, 24% des personnes interrogées estiment ainsi que « si on veut préserver l’environnement pour les générations futures, on sera obligé de stopper la croissance économique », contre 72% qui considèrent que l’« on peut continuer à développer notre économie tout en préservant l’environnement pour les générations futures »81. Dans une autre enquête publiée en avril 2021, 28% des personnes interrogées soutiennent que, « pour réussir la transition écologique, on est obligé de stopper la croissance économique » (point de vue partagé par 40% des moins de 35 ans sondés), alors que, pour 72%, « on doit continuer à développer notre économie pour réussir la transition écologique »82.
Un mouvement jugé politiquement radical et socialement clivant
Rapport Meadows, op. cit.
Aujourd’hui, on n’en est plus au stade où les idées décroissantes relevaient de l’impensable, comme cela pouvait être le cas dans les années 1970. Ces idées étaient alors véhiculées par des auteurs jugés marginaux ou assimilées par le plus grand nombre à un grand retour en arrière socialement inacceptable. En témoignent les réactions au rapport Meadows du Club de Rome, publié en 197283. La situation a changé, on l’a vu, dès les années 2002-2003. Les idées défendues par les décroissants n’en restent pas moins perçues par une grande partie des Français comme radicales. Elles ne sont pas parvenues à s’imposer à la une des médias ou dans l’espace public, ni a fortiori dans les projets des gouvernements. Et la crise de la Covid-19 n’a pas contribué à faire bouger les lignes en la matière.
Une thématique encore politiquement taboue
Du nom du politologue et lobbyiste conservateur américain Joseph P. Overton (1960-2003), à l’origine de ce concept. Voir Mackinac Center for Public Policy, « The Overton Window ».
Yves Cochet, Antimanuel d’écologie, Bréal, 2009.
Institut Momentum, « Qui sommes-nous ? ».
Voir « Votre croissance, nous n’en voulons plus ! », intervention de François Ruffin à l’Assemblée nationale le 25 septembre 2018, YouTube.
« Benoît Hamon : “Je ne crois plus dans le mythe de la croissance !” », interview réalisée par Michel Soudais et Pauline Graulle, politis.fr, 14 décembre 2016.
Voir « Le Manifeste de Génération-s », 30 juin 2018.
« Primaire écologiste : la décroissance au cœur du débat », lepoint.fr, 9 septembre 2021.
À l’évidence, les idées décroissantes se situent en dehors de ce qui est appelé la « fenêtre de possibilité politique » ou « fenêtre d’Overton84 », concept qui fait référence à ce qui est politiquement acceptable à un moment donné, c’est-à-dire aux thématiques que les hommes et femmes politiques des principaux partis peuvent mettre en avant pour se faire élire ou réélire parce qu’elles sont largement acceptées dans la société en tant qu’option politique légitime.
Yves Cochet a été le premier homme politique de renom à s’être présenté explicitement comme décroissant à partir de 2006 alors qu’il était député Vert. Il a défendu ce credo lorsqu’il s’est présenté pour être le candidat d’Europe-Écologie-Les Verts à l’élection présidentielle de 2007 ou dans son ouvrage Antimanuel d’écologie85 publié en 2009. Il s’est retiré de la vie politique et préside désormais l’Institut Momentum, « laboratoire d’idées sur les issues de la société industrielle et la décroissance solidaire en réponse au choc social de l’effondrement86 ». Il est devenu l’un des principaux acteurs de la collapsologie en France et est désormais la principale figure française de l’« effondrisme ».
Aujourd’hui, on peut considérer François Ruffin comme le principal homme politique de premier plan à défendre ouvertement des idées de nature décroissante, même s’il se définit plutôt comme « a-croissant ». Il les a notamment exprimées en 2018, dans un discours prononcé à l’Assemblée nationale lors de la discussion du projet de loi Pacte dans lequel il rejetait le « dogme » ou la « religion » de la croissance87. D’autres politiques et d’autres mouvements peuvent se montrer très critiques vis-à-vis de la croissance, sans pour autant se définir eux-mêmes comme décroissants. C’est le cas de Benoît Hamon qui, en 2016, alors qu’il était candidat à la primaire de la gauche, expliquait ainsi : « Moi, je me définis comme un socialiste écologiste. […] Et je suis devenu un laïc vis-à-vis de la croissance : je ne crois plus dans le mythe d’une croissance qui redistribuerait les richesses, ni à une politique économique qui s’appuierait sur toujours plus de consommation. Nous sommes arrivés aux limites d’un modèle consumériste, productiviste, matérialiste, qui exige tant du sacrifice de la planète et des droits sociaux qu’il est désormais insoutenable88 ». Le manifeste de son mouvement Génération-s reprend cette vision critique de la croissance89. Plus récemment, le thème de la décroissance a été placé au cœur du débat par les candidats à la primaire d’Europe Ecologie-Les Verts. La décroissance est considérée comme solution à la crise climatique par Delphine Batho et Sandrine Rousseau, tandis que Yannick Jadot préfère parler d’une « croissance verte » et Eric Piolle se déclare « ni pour ni contre la croissance »90.
Un nouveau clivage social
« Consommation : “Le Covid-19 accentue des clivages qui laissent présager des troubles sociaux à venir” », entretien de Philippe Moati avec Anne-Laure Chouin, franceculture.fr, 26 avril 2020.
Il est certain que certaines catégories sociales se montrent sensibles aux idées décroissantes, notamment à la notion de déconsommation, mais les Français, de façon très majoritaire, sont loin d’être tentés par la « sobriété heureuse ». Dans un tel contexte, on pourrait assister à l’émergence d’un important clivage social opposant notamment les adeptes du « moins c’est mieux » aux catégories hantées par le déclassement. C’est ce qu’explique l’économiste Philippe Moati, confondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco) : « Je crois qu’on a un double clivage qui risque de s’accentuer dans les années à venir, surtout quand la crise économique aura pris le pas sur la crise sanitaire. D’un côté, une avant-garde nourrie – on ne parle pas là de groupuscule, c’est une partie substantielle de la population – très volontaire pour accélérer la transition à tous les niveaux et notamment en termes de consommation, qui a la certitude d’avoir raison, qui a sa bonne conscience pour elle. Et de l’autre côté, ce ventre mou, moins structuré, qui formalise moins sa vision du monde, qui reste attaché au monde d’hier et qui va trépigner de ne pas pouvoir y accéder comme avant. Et cette tension forte entre ces deux mondes risque à mon avis de générer des troubles sociaux. D’autant que les premiers regardent les seconds d’en haut91. » De telles visions divergentes risquent par conséquent de contribuer à aggraver la fragmentation de la société française.
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