Les primaires électorales et les systèmes de départage des candidats à l'élection présidentielle
Introduction
Qu’est-ce qu’une primaire ?
Définition
Primaire électorale/partisane
Les types de primaire et leur impact sur l’élection
Les conditions pour être candidat : primaire inclusive/exclusive20
Le sélectorat : primaire ouverte/fermée
La portée du vote : primaire directe/indirecte
Le système électoral : le mode de scrutin et la structure du vote
Effets des primaires sur les partis
Effet diviseur
Personnalisation
Perte de contrôle de la sélection des candidats
Dessaisissement des militants et déclin de la participation
Les primaires : cause ou conséquence de l’affaiblissement des partis ?
Les primaires dans le contexte de la prochaine élection présidentielle
La primaire : oui ou non ? Intrapartisane ou de coalition ?
Qui peut être candidat ?
Quel sélectorat ?
Primaire directe ou indirecte ?
Quel système électoral ?
Conclusion
Annexes
Résumé
Alors que le référendum d’initiative populaire et le droit de pétition ont du mal à décoller en France et que la révocation populaire n’y est pas sérieusement envisagée, les primaires ont pu sembler avoir réussi leur percée dans le paysage politique hexagonal pour l’élection présidentielle. Présentes à gauche lors des trois dernières élections présidentielles, pratiquées également par la droite et le centre en 2017, les primaires françaises ont probablement atteint aujourd’hui un moment crucial de leur existence : soit elles sont abandonnées avant d’être totalement entrées dans les mœurs, soit elles perdurent et un retour en arrière sera difficile. De même que les Français n’accepteraient pas de ne plus élire eux-mêmes leur président, ils n’accepteraient pas de ne plus choisir les candidats à cette fonction si des primaires leur en avaient donné l’habitude.
Les motivations politiques qui pourraient pousser à les supprimer, comme elles ont poussé à les introduire, pourraient alors s’avérer impuissantes. Disparition ou institutionnalisation, telles sont a priori les deux voies entre lesquelles choisir aujourd’hui. Dans ce moment décisif pour les primaires françaises, le but de cette note est de contribuer à la réflexion sur leur utilité et leur bien-fondé dans notre pays, en particulier dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, mais aussi et surtout de mettre au jour les modalités variées et les implications que peut recouvrir ce procédé de sélection des candidats. Comme toutes les procédures démocratiques, les primaires mettent en œuvre un principe – le choix des candidats d’un parti par les adhérents ou les électeurs – mais diffèrent en fonction de plusieurs variables.
Laurence Morel,
Maître de conférences à l’université de Lille et chercheuse associée au Cevipof, spécialiste des procédures de démocratie directe et de théories de la démocratie. En 2016, elle a participé aux travaux du groupe de travail de l’Assemblée nationale sur l’avenir des institutions (commission Bartolone-Winock).
Pascal Perrineau,
Professeur émérite des universités à Sciences Po, président de l’association Sciences Po Alumni.
Introduction
Laurence Morel, La Question du référendum, Presses de Sciences Po, 2019.
Ce terme, traduit de l’anglais selectorate, sera celui que nous adopterons dans la suite de notre note pour désigner le groupe d’électeurs retenu pour pouvoir participer à l’élection au sein d’une primaire (voir infra).
Voir Florence Haegel, « La primaire à l’UMP : genèse et enjeux », Pouvoirs, n° 154, septembre 2015, p.89-98. Pour une analyse des causes de l’introduction des primaires à gauche et à droite, voir Rémi Lefebvre, Les Primaires : de l’engouement au désenchantement?, La Documentation française, 2020, chap.1; Olivier Duhamel, La Primaire pour les nuls, Éditions First, 2016, chap. 1, 3 et 4 ; François Bazin, Les Lois de la primaire. Celles d’hier, celles de demain, Fondation pour l’innovation politique, juin 2015; Olivier Duhamel et Olivier Ferrand, Pour une primaire à la française, Terranova, 2008.
« U.S. history clearly tells us that primary elections, even when they are flawed, are simply too popular to abandon » (Robert G. Boatright (dir.), Routledge Handbook of Primary Elections, Routledge, 2020, p. 480).
Nous laisserons de côté dans cette note les modalités pratiques des primaires, telles que leur financement, la réglementation de la campagne, l’organisation du vote ou les instances de contrôle. Pour une discussion de ces différentes modalités, voir notamment Olivier Duhamel, op. cit., chap. 6, 8, 9 et 10.
Des primaires sont organisées de plus en plus souvent dans de nombreux pays, répondant à une demande de démocratie directe, à côté des référendums, des initiatives populaires, du droit de pétition ou de la révocation populaire. Ce mouvement semble proposer à nouveau, à l’échelle des démocraties, ce qui s’était produit un siècle plus tôt aux États-Unis sous l’impulsion des partis populistes et progressistes. Initié vers le début des années 1990, il a les mêmes racines dans une crise de la démocratie représentative, notamment partisane, sur fond de mutations sociales et économiques majeures.
Alors que le référendum d’initiative populaire et le droit de pétition ont du mal à décoller en France1 et que la révocation populaire n’y est pas sérieusement envisagée, les primaires ont pu sembler avoir réussi leur percée dans le paysage politique hexagonal pour l’élection présidentielle. Si les premières initiatives pour instaurer un système de primaires à la française ont émané de la droite, avec une proposition de loi de Charles Pasqua en 1994, c’est le Parti socialiste, dont la primaire est inscrite dans les statuts depuis le congrès d’Épinay en 1971, qui a organisé la première primaire présidentielle en 1995, restreinte à l’électorat des adhérents, avant d’élargir progressivement son « sélectorat2 » à partir de 2007, tandis que la droite et le centre ne tiendront finalement leur première primaire qu’en 2017.
Tous ont introduit peu à peu ce système de sélection des candidats pour surmonter leur difficulté à dégager un candidat « naturel » (selon l’expression très prisée dans notre pays) ou commun, au détriment de l’unité du parti et des chances de victoire. L’élection traumatisante de 2002, à la fois pour les socialistes (qui n’ont pas eu de candidat au second tour) et pour la droite classique (dont le candidat a réalisé un score très faible lors du premier tour et a dû affronter Jean-Marie Le Pen au second tour), renforcera la cause des primaires, même si la droite préférera s’engager dans un processus d’unification partisane et n’adoptera la primaire, après l’expérience réussie des socialistes en 2012 et le combat fratricide entre François Fillon et Jean- François Copé pour le contrôle de l’UMP en novembre 2012, qu’en vertu d’une sorte de « mimétisme institutionnel » typique des situations de crise3. Et tous s’interrogent aujourd’hui sur l’opportunité de maintenir ce système et sous quelle forme, éventuellement corrigée après la victoire en 2017 d’un candidat qui n’était pas issu d’une primaire.
Cette impulsion par le haut des primaires, liée à la compétition électorale, qui est loin de caractériser seulement notre pays, ne doit pas pour autant masquer les raisons plus structurelles de leur introduction, en particulier une demande de l’électorat de démocratisation du choix des candidats venant en quelque sorte compléter logiquement celle du choix des gouvernants. Surtout, si l’introduction de primaires peut à la limite s’expliquer d’abord par une volonté des partis, leur permanence dans le paysage politique doit beaucoup plus à l’accoutumance populaire au procédé. Cela est particulièrement vrai aux États-Unis, comme l’indique Robert Boatright : « L’histoire des États-Unis nous dit clairement que les élections primaires, même lorsqu’elles sont imparfaites, sont tout simplement trop populaires pour qu’on les abandonne4. » Mais cela pourrait aussi le devenir en France. Présentes à gauche lors des trois dernières élections présidentielles, pratiquées également par la droite et le centre en 2017, les primaires françaises ont probablement atteint aujourd’hui un moment crucial de leur existence : soit elles sont abandonnées avant d’être totalement entrées dans les mœurs, soit elles perdurent et un retour en arrière sera difficile. De même que les Français n’accepteraient pas de ne plus élire eux-mêmes leur président, ils n’accepteraient pas de ne plus choisir les candidats à cette fonction si des primaires leur en avaient donné l’habitude. Les motivations politiques qui pourraient pousser à les supprimer, comme elles ont poussé à les introduire, pourraient alors s’avérer impuissantes. Disparition ou institutionnalisation, telles sont a priori les deux voies entre lesquelles choisir aujourd’hui.
Dans ce moment décisif pour les primaires françaises, le but de cette note est de contribuer à la réflexion sur leur utilité et leur bien-fondé dans notre pays, en particulier dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, mais aussi et surtout de mettre au jour les modalités variées et les implications que peut recouvrir ce procédé de sélection des candidats. Comme toutes les procédures démocratiques, les primaires mettent en œuvre un principe – le choix des candidats d’un parti par les adhérents ou les électeurs – mais diffèrent en fonction de plusieurs variables.
Dans les pages qui suivent, après avoir introduit une définition générale de la primaire et distingué entre les deux grands types de primaire du point de vue de leur objet, à savoir la primaire électorale, qui nous intéresse ici, et la primaire partisane, nous passerons en revue dans une deuxième section les principales variables à l’origine des différents types de primaire. Ces variables sont au nombre de quatre : les conditions de candidature (distinction entre primaire inclusive ou exclusive) ; le collège électoral, ou sélectorat (distinction entre primaire ouverte ou fermée) ; la portée du vote (distinction entre primaire directe ou indirecte) ; le système électoral (mode de scrutin et structure du vote)5. La littérature scientifique sur les primaires étudie les implications de ces variables concernant deux aspects principaux : le type de candidat sélectionné (positionnement idéologique, qualités personnelles, insider/outsider…) et les chances de victoire à l’élection. Nous nous efforcerons, pour chaque variable, de rendre compte de manière critique des résultats des travaux effectués à ce jour.
Dans une troisième section, nous nous intéresserons aux effets postélectoraux des primaires, moins dépendants des variables que de leur mise en œuvre. Ces effets concernent d’abord les partis mais aussi, plus largement, le fonctionnement de la démocratie. Nous nous concentrerons sur les premiers.
Enfin, une quatrième section formulera des propositions concernant la prochaine élection présidentielle.
Qu’est-ce qu’une primaire ?
Définition
Voir, par exemple, les sites laprimaire.org ou lavraieprimaire.fr. Citons également pour la prochaine élection présidentielle une initiative de primaire de la gauche sous le nom de « 2022 ou jamais », récemment rebaptisée « La primaire populaire » (primairepopulaire.fr).
Voir Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, Democracy within Parties. Candidate Selection Methods and Their Political Consequences, Oxford University Press, 2010.
Voir Alan Ware, « What is, and what is not a Primary Election? », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 17-38.
Une primaire peut être définie comme une méthode de sélection partisane des candidats à une fonction politique reposant sur l’élection par un collège électoral large, incluant au moins les adhérents.
Disons tout de suite, pour écarter ce cas de cette note, que les primaires, inventées et pratiquées essentiellement par les partis, naissent aussi aujourd’hui à l’initiative d’autres acteurs. On a vu fleurir en France des « primaires de citoyens » lors de la dernière élection présidentielle6. Aux États-Unis, certains États réglementent l’organisation de primaires non partisanes, ce qui est à différencier de l’Argentine, où les primaires sont obligatoires et entièrement soumises à la loi mais conçues exclusivement pour les partis.
La primaire est d’abord une élection, par opposition à d’autres méthodes de sélection des candidats, en particulier la méthode traditionnelle de la nomination par les instances dirigeantes du parti7. Mais c’est surtout une élection des candidats par un collège électoral large. On parle aussi de sélectorat (à différencier de l’électorat, qui élit à une fonction et non à la candidature à une fonction). On considère généralement qu’il y a primaire quand, au minimum, les adhérents du parti sont « sélecteurs ». Mais la primaire reste un concept relatif, il n’y a pas de seuil indiscutable à partir duquel on parle de primaire. Il n’est pas toujours facile de distinguer entre une primaire dite « fermée », qui organise la participation des adhérents à grande échelle, et une convention traditionnelle d’un parti ouverte aux adhérents8.
Primaire électorale/partisane
Dès le début du XXe siècle, certains États américains ont expérimenté les primaires présidentielles.
Une sorte de primaire électorale seulement, car le candidat premier ministre (sauf rares exceptions, comme Israël à une époque) n’est pas élu au poste de premier ministre lors de l’élection parlementaire. La similitude avec une primaire électorale est potentiellement plus forte dans un pays qui élit le président de la République au suffrage universel direct, à condition que le leader du parti soit le candidat naturel du parti à cette élection (ce qui n’est plus le cas en France depuis longtemps et constitue justement l’une des explications du développement des primaires présidentielles).
Voir Marino De Luca, « The Italian Style of Intra-Party Democracy. A Twenty-Year Long Journey », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 399-423.
Sur la distinction entre primaire électorale et primaire partisane, voir aussi Ofer Kenig, Gideon Rahat et Reuven Y. Hazan, « Leadership Selection versus Candidate Selection: Similarities and Differences », in Giulia Sandri, Antonella Seddone et Fulvio Venturino (dir.), Party Primaries in Comparative Perspective, Routledge, 2015, p. 21-40.
En théorie, n’importe quel type de candidat peut être sélectionné par l’intermédiaire de primaires. En pratique, les deux fonctions le plus souvent pourvues par des primaires sont celles de candidats à une élection (parlementaire, présidentielle…) et de candidats au leadership d’un parti (ou d’un groupe parlementaire). Les primaires électorales, introduites à partir de la fin du XIXe siècle aux États-Unis (en même temps que les outils de démocratie directe) et, plus tardivement, dans les années 1960, pour la désignation des candidats à l’élection présidentielle9, sont les plus anciennes et les plus répandues. Les primaires partisanes se sont développées plus récemment. Elles consistent à élire des candidats au poste de leader d’un parti, qui est ensuite élu, souvent par un collège différent, parmi les candidats retenus, ou bien nommé.
Les vraies primaires partisanes sont cependant rares. Une tendance existe à confondre l’élection du leader d’un parti par les adhérents ou les sympathisants avec une primaire proprement dite, qui consiste à élire des candidats à la fonction. Ainsi, par exemple, en Grande-Bretagne, l’élection du leader du Parti travailliste par un collège électoral d’abord étendu aux membres (1981), puis aux sympathisants (2015), est couramment qualifiée de « primaire », par opposition au système d’avant, plus fermé (élection par le groupe parlementaire). Cette confusion vient de ce que, dans beaucoup de pays, le leader est le premier ministre désigné en cas de victoire de son parti aux élections. Son élection s’apparente alors à une sorte de primaire électorale, puisqu’elle revient à choisir un candidat au poste de premier ministre10. La parenté est d’autant plus forte que cette désignation du leader est proche de l’élection.
Un cas (rare) de pays recourant à de véritables primaires partisanes est l’Italie. Depuis 2007, le Parti démocrate a recouru quatre fois à ce procédé pour la désignation de son leader. Les règles ont pu varier, mais la dernière primaire, en 2019, a fait élire les candidats par les adhérents (primaire fermée), après quoi un collège électoral ouvert aux sympathisants a élu le leader parmi les candidats11. Les primaires pour la sélection des leaders locaux du Parti démocrate sont également très pratiquées et plus ouvertes. Ces primaires partisanes côtoient les primaires électorales pour la sélection des candidats aux élections à tous les échelons territoriaux. Ce système de primaires partisanes et électorales a été partiellement imité par d’autres partis, notamment la Ligue du Nord et Fratelli d’Italia, tandis que le Mouvement Cinq Étoiles se présente comme le champion des primaires en ligne, bien que le dernier mot, après le vote des adhérents, revienne au leader (telle était la règle pour la désignation des candidats à la dernière élection parlementaire).
Nous ne nous intéresserons dans cette note qu’aux primaires électorales, mais la plupart des critères de distinction appliqués ci-dessous à ces primaires sont également pertinents pour les primaires partisanes12.
Les types de primaire et leur impact sur l’élection
Une cinquième variable est la centralisation/décentralisation territoriale ou sociale (inclusion de représentants des intérêts) du sélectorat (sur ce point, voir par exemple Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 4). Cette variable relève néanmoins du collège électoral. Elle ne sera pas abordée dans cette étude car peu pertinente en ce qui concerne les élections présidentielles françaises.
Étant donné l’importance de la littérature de langue anglaise sur les primaires, nous indiquerons souvent le terme anglais original entre parenthèses.
Voir Rémi Lefebvre, op. cit., chap. 4.
Voir Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, « Primaires : et si c’était à refaire ? », Terranova, 25 avril 2015.
Voir Olivier Duhamel, op. cit., chap. 11.
« When a primary election contest is hard-fought, or the eventual winner of the primary wins by a close margin, the party will do poorly in the general election » (Jeffrey Lazarus, « Divisive Primaries. When Do They Hurt in the General Elections? », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 175).
Voir Michael S. Kang et Barry C. Burden, « Sore Loser Laws in Presidential and Congressional Elections », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 456-465.
Quatre variables apparaissent essentielles pour différencier entre les primaires : les conditions de candidature, plus ou moins restrictives ; le collège électoral (ou « sélectorat »), plus ou moins large ; la nature directe ou indirecte (élection de délégués) du vote; et le système électoral13. Toutes ces variables ont d’abord des implications démocratiques en ce qu’elles déterminent un processus plus ou moins ouvert et pluraliste. Ces implications sont assez évidentes et ne nécessitent pas d’être expliquées. Le débat public ou les travaux de recherche se focalisent le plus souvent sur le possible impact différencié de ces variables sur le type de candidat vainqueur de la primaire et ses chances de remporter l’élection. Seront reprises ici et appliquées aux différentes variétés de primaires des thèses souvent déclinées à propos des primaires en général :
– d’abord, la thèse selon laquelle ce processus de sélection constituerait un atout (primary bonus14) parce qu’il maximiserait les chances de désignation du « bon candidat », au sens de celui qui serait le plus apte à gagner l’élection, et augmenterait sa capacité à l’emporter grâce à l’expertise accumulée durant la campagne (primary skill bonus) et, surtout, grâce à la forte légitimité qu’il lui conférerait. En France, le « mythe fondateur15 » de cet « effet primaire16 » serait la double victoire, à la primaire puis à l’élection, de François Hollande en 2012. À condition que la participation et la victoire soient larges, la primaire se révélerait un efficace « système de faiseurs de rois17 » ;
– ensuite, la thèse opposée, selon laquelle la primaire compromettrait au contraire les chances de victoire à l’élection (primary penalty), en produisant presque inévitablement deux effets : un effet de radicalisation, autrement dit de sélection de candidats polarisés, moins aptes à rassembler, résultant de ce que les votants aux primaires seraient eux-mêmes des individus idéologiquement marqués, et un effet diviseur, en particulier dans le cas, de plus en plus fréquent (voir infra) de primaires très disputées (competitive primaries). Ainsi, l’hypothèse est-elle que « lorsqu’une élection primaire est âprement disputée, ou que le vainqueur éventuel de la primaire l’emporte de justesse, le parti réalisera de médiocres performances lors des élections générales18 » (divisive primary hypothesis). Une primaire conflictuelle laisserait sur le carreau des « mauvais perdants » (sore losers) et aliénerait leurs supporters19, au détriment de la règle d’or du ralliement au vainqueur. Ainsi a-t-on constaté, aux États-Unis, la mauvaise volonté des soutiens de Bernie Sanders à soutenir Hillary Clinton en 2016, ou, en France, la difficulté des soutiens de Nicolas Sarkozy à se ranger derrière François Fillon après les « affaires » qui ont occupé le centre de sa campagne (« Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? »…). Pour autant, les primaires américaines sont souvent louées pour le fair-play de leurs participants et la capacité des conventions de désignation des candidats, tenues suffisamment en amont de la campagne, à être de vrais moments de réconciliation. Une primaire serrée fournirait aussi des armes contre le gagnant, par exemple des révélations sur son passé (sinon il aurait gagné plus largement). Enfin, elle coûterait plus cher qu’une primaire peu disputée, ce qui mettrait plus facilement le candidat en difficulté financière pour affronter la campagne électorale successive.
Les conditions pour être candidat : primaire inclusive/exclusive20
Cette terminologie est ici celle des auteurs de la note.
Voir Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 2.
Alan Ware, art. cit., p. 31.
Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 2.
À une époque, le Hughes Plan avait instauré dans certains États un système de « préprimaires » qui faisait désigner les candidats par les caucus des partis (voir Alan Ware, art. cit., p. 27).
Voir Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 2.
Olivier Duhamel, op. cit., chap. 5.
Voir Marty Cohen, David Karol, Hans Noel et John Zaller, The Party Decides. Presidential Nominations Before and After the Reform, University of Chicago Press, 2008.
Voir Wayne Steger, « Citizen Choice in Presidential Primaries », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 273.
Voir Marty Cohen, « 2016: One Party Decided », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 255-272.
Voir Rémi Lefebvre, op. cit. Selon Wayne Steger, les auteurs Marty Cohen, David Karol, Hans Noel et John Zaller (op. cit.) auraient sous-estimé l’importance des primaires compétitives aux États-Unis. Les réformes du début des années 1970 visant à démocratiser le processus de sélection des candidats à la présidentielle ont bien produit leurs effets : « In almost all of the open nominations, primary voters have had meaningful choices among two or more competitively equivalent candidates who had a realistic chance of winning » (Wayne Steger, art. cit., p. 286).
Voir Caitlin E. Jewitt et Sarah A. Treul, « Ideological Primaries and their Influence in Congress », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 214.
Voir Scott Pruysers et Anthony Sayers, « Party Primaries in Canada », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 393.
Marino De Luca, art. cit.
Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 8.
Ibid., chap. 7.
Ibid., chap. 9
Le premier critère de distinction concerne les conditions pour être « candidat à la candidature » (à l’investiture). Certaines de ces conditions, comme l’âge, la résidence ou la nationalité, ne font qu’anticiper celles posées par le droit électoral pour être candidat à l’élection. Les autres relèvent du parti. Ce sont celles qui nous intéressent ici.
Ces conditions sont typiquement le lien au parti, l’ancienneté de ce lien (la durée d’adhésion requise, par exemple), le parrainage. D’autres conditions, comme le dépôt d’une caution, peuvent être exigées21.
Un cas particulier est celui du sortant, qui peut être dispensé de certaines conditions (le parrainage, par exemple). Notons au passage qu’une particularité des États-Unis est que les sortants (incumbents) doivent nécessairement affronter une primaire22 ; ils ne sont donc pas assurés d’avoir de nouveau l’investiture de leur parti, même si c’est souvent une formalité (en particulier à l’élection présidentielle). Ailleurs, il est fréquent que le sortant soit assuré de sa nomination par son parti. Il n’y a donc pas de primaire s’il souhaite se représenter. Telle est la règle en France chez les Républicains s’agissant du candidat à l’élection présidentielle, d’après la charte de la primaire adoptée en 2015. Différemment, pour obtenir de nouveau l’investiture du Parti socialiste, François Hollande devait repasser par l’étape de la primaire. C’est apparemment ce qui l’a poussé à renoncer à se représenter.
Hazan et Rahat classent les conditions partisanes pour être candidat sur un axe d’inclusivité. Ils distinguent trois cas : tous les citoyens (all citizens), les adhérents des partis (party members) et les adhérents des partis plus certaines conditions requises (party members + additional requirements). Le premier cas correspond à une primaire inclusive, le troisième à une primaire exclusive23. C’est sans doute aux États-Unis que les primaires sont les plus inclusives, même s’il n’en a pas toujours été ainsi24. D’après les mêmes auteurs, cela proviendrait de ce que les conditions de candidature y relèvent de la loi des États25. Une forte inclusivité signifie que les partis se voient souvent imposer des candidats et ne jouent pas le rôle de « portiers » (gatekeepers), autrement dit de filtres. Elle entraîne aussi presque nécessairement un nombre de candidats très élevé.
Ainsi, par exemple, il y avait vingt-neuf « candidats majeurs » à la primaire démocrate de 2020 et dix-sept à la primaire républicaine de 2016 (un candidat majeur étant un candidat bénéficiant d’une couverture médiatique). Mais l’organisation très particulière des primaires américaines, avec leur tenue successive dans les différents États, permet de réduire progressivement la multiplicité des candidats et d’éliminer les candidatures fantaisistes. C’est ce qu’Olivier Duhamel appelle le « darwinisme des primaires américaines » : « Dans les primaires américaines, écrit-il, abondance de candidats ne nuit pas. Le temps et l’espace se chargent de l’écrémage26. » Rarement un petit candidat est en mesure de répéter un score élevé dans plus de quelques États, ce qui le pousse vite à abandonner, ne serait-ce que parce que le financement se tarit dès qu’il commence à perdre.
Ajoutons que l’élection des délégués à la proportionnelle, notamment chez les démocrates, assure aux « gros » candidats une représentation minimale qui leur permet de résister aux aléas.
Par ailleurs, les conditions de candidature très inclusives des primaires américaines ne signifient pas qu’elles soient nécessairement très compétitives en pratique. Une étude a montré l’existence, chez les républicains comme chez les démocrates, d’une « primaire invisible » (invisible primary) précédant dans les instances du parti la primaire officielle et qui en aurait le plus souvent garanti le résultat grâce à l’appui des activistes et aux ressources supérieures octroyées au candidat favori27. Ce contrôle partisan de la nomination ne peut cependant s’avérer positif que si le parti est massivement rangé derrière un candidat qui fait la course en tête (front runner), ce qui aurait été le cas du trois cinquième des primaires présidentielles depuis les années 197028.
Ainsi l’accroissement des divisions internes au sein des partis américains expliquerait que la nomination ait pu échapper aux partis dans la période récente, en particulier celle de Donald Trump en 201629. Celui-ci a clairement bénéficié de la division du Parti républicain, qui était écartelé entre neuf candidats formant un peloton de tête (leading candidates) en 2015. Il n’y a donc pas eu de « primaire invisible » et la course a commencé dans l’Iowa et le New Hampshire avec cinq candidats de force équivalente.
La « primaire invisible » serait par ailleurs remise en cause par Internet et les réseaux sociaux, qui donnent aux candidats non favoris un accès facile au public. C’est peut-être ce qui explique qu’en 2016 le soutien massif du Parti démocrate à Hillary Clinton ait failli ne pas être suffisant face à la concurrence forte de Bernie Sanders (qui s’appuyait beaucoup, comme Donald Trump, sur les réseaux sociaux).
La fréquence accrue des « primaires compétitives » (competitive primaries) par rapport aux « primaires de légitimation » pourrait être un effet de la routinisation des primaires30. Outre les États-Unis31, le Canada32 ou l’Italie33, en fourniraient des exemples. Conjuguée à l’autonomisation des candidats permise par les nouveaux médias, elle attesterait d’une perte de contrôle partisan sur l’issue des primaires.
Pour autant, Hazan et Rahat doutent de la capacité des primaires, mettant en lice de trop nombreux candidats, à produire une véritable compétition34. D’après eux, les primaires inclusives renforcent l’avantage des sortants, seuls aptes à émerger dans la confusion des candidatures. Paradoxalement un passage en revue (screening) en amont des candidatures par le parti serait plus à même d’assurer que les sortants affrontent de véritables concurrents. En outre, la facilité de présenter une candidature, au lieu de garantir le pluralisme, se traduirait aux États-Unis par la surreprésentation des « tickets gagnants » promus par des sponsors, au détriment des candidats des groupes sociaux minoritaires35. Et ces candidats, une fois élus, répondraient beaucoup plus à ces sponsors qu’au parti36.
Une primaire aux conditions de candidature peu sélectives peut en outre conduire à la victoire de candidats inaptes à exercer la fonction pour laquelle ils sont élus. Comme on le verra dans la dernière partie de cette note, il importe ainsi de trouver un équilibre entre des conditions d’accès à la candidature trop restrictives et l’absence ou presque de filtrage partisan. La primaire doit favoriser les étoiles montantes du parti et donner une chance à des personnalités moins connues du grand public. Ni Bill Clinton ni Barack Obama n’auraient pu gagner la primaire démocrate si celle-ci avait exigé le soutien majoritaire du parti. Mais elle ne doit pas permettre les aventures aux réveils douloureux.
Par contraste avec le cas américain, la primaire française de la droite et du centre de 2016 peut être considérée comme exclusive, du moins en ce qui concerne Les Républicains, et on notera que la primaire socialiste était beaucoup moins exigeante (voir encadré suivant) – mais elle l’était davantage en 2006.
Le sélectorat : primaire ouverte/fermée
« The selectorate can be composed of one person or several people – up to the entire electorate of a given nation. While each criterion used in the classification of candidate selection methods has a distinct influence on politics, it is the selectorate that imposes the most significant and far-reaching consequences on politicians, parties, and parliaments more than any other dimension of candidate selection » (ibid., p. 34).
Kristin Kanthak et Eric Loepp, « Strategic Candidate Entry. Primary Type and Candidate Divergence », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 150.
Voir J. Andrew Sinclair and Ian O’Grady, « Beyond Open and Closed. Complexity in American Primary Election Reform », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 427-455.
Alan Ware, art. cit., p. 29-30.
Ibid., p. 33.
Comme le soulignent Hazan et Rahat, le sélectorat est la variable-clé de la désignation des candidats : « Le sélectorat peut être composé d’une personne ou de plusieurs personnes – jusqu’à se confondre avec l’électorat entier d’une nation donnée. Bien que chaque critère utilisé pour distinguer entre les méthodes de sélection des candidats ait un impact politique propre, c’est le sélectorat, plus que toute autre dimension de la sélection des candidats, qui entraîne les conséquences les plus importantes et les plus profondes sur les politiciens, les partis et les parlements37. »
Dans cette optique les primaires ont par définition un sélectorat large, qui tranche avec la désignation des candidats à une élection par les organes dirigeants d’un parti ou par son leader. Comme on l’a dit en introduction, la définition même de la primaire contient le principe d’élection du ou des candidats par un collège incluant au minimum les adhérents. Mais le sélectorat peut être plus large et aller jusqu’à se confondre avec l’électorat. Comme les conditions pour être candidat, celles pour être « sélecteur » renvoient à des variables individuelles, telles que l’âge, la résidence. Le critère le plus discriminant, qui sous-tend la distinction entre primaire ouverte et primaire fermée, est toutefois le lien partisan.
Aux États-Unis, on distingue quatre types de primaires selon la proximité partisane exigée38 :
– être adhérent : primaire fermée ;
– ne pas être adhérent d’un autre parti : primaire semi-fermée ;
– publicité du vote : primaire semi-ouverte ;
– aucune condition (ou simple déclaration d’adhésion aux valeurs, participation financière modique…) : primaire ouverte.
Notons qu’une variante de la primaire ouverte, beaucoup moins fréquente, est la primaire dite non partisane, qui consiste en une compétition unique entre tous les candidats, quelle que soit leur affiliation partisane. Ici le sélectorat se confond parfaitement avec l’électorat. Les deux candidats arrivés en tête, qui peuvent être du même parti, s’affrontent ensuite à l’élection. C’est le système actuellement en vigueur pour les élections au niveau de l’État en Californie, dans le Nebraska et le Washington, sous le nom de non partisan top two primary (« primaire non partisane entre les deux arrivés en tête »)39. Ce système est également appliqué en Louisiane, avec la différence que si un candidat atteint la majorité des suffrages il est déclaré élu, autrement dit l’élection n’a pas lieu. Comme l’avait remarqué Maurice Duverger, ces primaires non partisanes ne sont pas à proprement parler des primaires, mais plutôt le premier tour d’une élection, ce qui n’est pas sans ressembler à l’élection présidentielle française40.
Aux États-Unis, la plupart des partis ont d’abord opté pour des primaires fermées, limitées aux adhérents, et ont évolué progressivement vers des primaires ouvertes ou semi-ouvertes. Ailleurs, notamment en Europe, les primaires ouvertes ont beaucoup plus de mal à s’imposer. Les primaires fermées sont plus fréquentes et des variations importantes existent concernant la durée préalable d’adhésion à un parti exigée pour pouvoir participer à une primaire41. Le choix du sélectorat est considéré par les acteurs politiques, à tort ou à raison, comme le choix stratégique majeur. L’impact du sélectorat est aussi le sujet le plus abordé dans la littérature et les travaux de recherche sur les primaires, en particulier, on l’a vu, l’impact sur le type de candidat sélectionné et sur ses chances de remporter l’élection (les deux étant étroitement imbriqués), mais aussi les effets sur les partis et la vie démocratique du type de sélectorat mobilisé (voir section III).
Voir Thomas Vitiello, Bruno Cautrès, Vincent Martigny, Sylvie Strudel et André Krouwel, « Dynamiques de campagne et choix des candidats. La primaire de la droite et du centre au miroir de la boussole présidentielle (2016-2017) », Revue française de science politique, vol. 67, n° 6, décembre 2017, p. 1131- 1151.
Voir Dante J. Scala, « The Fuzzy Frontrunner. Donald Trump and the Role of Ideology in Presidential Nomination Politics », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 290-306.
Voir Matthew J. Geras et Michael H. Crespin, « The Effect of Open and Closed Primaries on Voter Turnout », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 133-146 ; Kristin Kanthak et Eric Loepp, art. cit., p. 147- 157 ; Danielle M. Thomsen, « When Might Moderates Win the Primary? », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 226-235. La thèse la plus convaincante nous paraît être celle de Gilles Serra, exposée dans « Should we Expect Primary Elections to Create Polarization? A Robust Median Voter Theorem with Rational Parties? », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 72-93.
Voir Laurence Morel, «La Ve République, le référendum et la démocratie plébiscitaire de Max Weber », Jus Politicum [revue en ligne], n° 4, 2010.
Voir, par exemple, « Baromètre de l’élection présidentielle de 2017 : les intentions de vote après le premier débat entre les candidats à l’investiture des Républicains », étude Ifop-Fiducial pour iTélé, Paris-Match et Sud Radio, octobre 2016.
« In the end, crossover voters are neither the bugaboo feared by their critics nor the savior of the primaries as proposed by their supporters » (Barbara Norrander, « The Nature of Crossover Voters », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 129).
Voir Rémi Lefebvre, op. cit., chap. 3.
David A. Hopkins, « Televised Debates in Presidential Primaries », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 307-319.
« As long as primary voters continue to use debates to help them make up their minds, party elites will face serious constraints on their ability to steer the presidential nomination process in their own preferred direction » (ibid., p. 318).
« The more potential participants there are, the weaker the incentives are to participate actively » (Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., p. 91). Voir Mancur Olson, Logique de l’action collective [1965], PUF, 1978.
Voir Rémi Lefebvre, op. cit., chap. 3.
Voir Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 9.
Voir Reuven Y. Hazan, et Gideon Rahat, op. cit. chap. 3.
Les deux auteurs, qui défendent cette combinaison de plusieurs sélectorats (voir section IV de cette note), font l’analogie avec le régime mixte des Anciens.
Primaire fermée, candidat polarisé ?
La critique le plus souvent adressée aux primaires, on l’a dit plus haut, est de favoriser l’émergence de candidats idéologiquement marqués, à l’image de leurs « sélecteurs », et donc moins aptes à remporter l’élection que des candidats faiblement polarisés. Pour autant, le biais « polarisant » concernerait surtout les primaires fermées, qui se distingueraient ici des primaires ouvertes. Les sympathisants seraient moins « idéologiques » que les adhérents. Le risque de voir l’emporter un candidat polarisé serait ainsi plus grand avec une primaire fermée qu’avec une primaire ouverte.
Les exemples et contre-exemples abondent, et les travaux n’apportent pas de réponse définitive. En France, les primaires qui se sont tenues jusqu’ici tendent plutôt à infirmer cette thèse, à l’exception de la primaire ouverte socialiste de 2011, effectivement gagnée par le candidat plus « centriste », François Hollande, qui a ensuite remporté l’élection. Mais la première primaire socialiste, en 1995, bien que restreinte aux adhérents, avait aussi couronné le candidat le moins marqué à gauche, Lionel Jospin, largement victorieux sur le premier secrétaire Henri Emmanuelli, soutenu par le parti. Inversement, la primaire plus ouverte de 2006 a vu la victoire de Ségolène Royal, candidate atypique mais plus à gauche que ses deux concurrents, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn. Surtout, en 2017, la deuxième primaire totalement ouverte des socialistes a promu au second tour le candidat plus à gauche, Benoît Hamon, arrivé devant Manuel Valls. À droite, la seule primaire organisée à ce jour contredit également la thèse selon laquelle la primaire ouverte serait plus favorable aux candidats centristes, comme en témoigne la large victoire au second tour de François Fillon sur Alain Juppé. Même s’il faut remarquer que le gagnant n’était pas le candidat le plus à droite de cette primaire et incarnait plutôt une « candidature de compromis42 ».
Aux États-Unis, en revanche, les deux dernières élections présidentielles tendent plutôt à confirmer la thèse de la tendance des primaires ouvertes à produire des candidats modérés : chez les démocrates, Hillary Clinton en 2016 puis Joe Biden en 2020 l’ont emporté contre Bernie Sanders, tandis que, du côté républicain, on a pu penser que Donald Trump était un candidat polarisé, et pourtant il n’était pas le plus extrémiste : il a même remporté la nomination en 2016 grâce à une habile tactique de séduction des électeurs républicains centristes après avoir éliminé leurs candidats, en particulier Marco Rubio, dans les primaires cruciales de l’Iowa et du New Hampshire43.
Les travaux de recherches portant sur un plus grand nombre de cas n’apportent pas non plus de conclusion définitive à l’idée selon laquelle les votants aux primaires seraient effectivement plus marqués idéologiquement, mais exprimeraient rarement un vote idéologique : le plus souvent, ils opteraient pour un vote stratégique, orienté à maximiser les chances de victoire à l’élection, en faveur des candidats plus centristes44. La vraie question serait de savoir si, et en fonction de quels facteurs, les votants aux primaires expriment un vote plutôt idéologique ou stratégique.
La percée inattendue de Joe Biden en 2020, alors que Bernie Sanders semblait beaucoup mieux parti pour gagner la primaire mais beaucoup moins bien pour gagner l’élection contre Donald Trump, semble ici illustrer parfaitement la thèse du vote stratégique. Rappelons que c’était déjà la thèse de Max Weber, observateur de la naissance des « machines » partisanes dans l’Angleterre et les États-Unis du début du XXe siècle : d’après le sociologue allemand, la sélection des candidats aux élections par les militants devait garantir, mieux que leur nomination par les organes dirigeants des partis, le choix de « dictateurs du champ de bataille électoral », c’est-à-dire de personnalités charismatiques, plus aptes à remporter l’élection. Ainsi Weber ne doutait-il pas de la prédominance d’un vote stratégique chez les militants, intéressés prioritairement à la victoire électorale, pourvoyeuse de multiples avantages et gratifications45.
Si les votants aux primaires expriment un vote stratégique, alors il est faux d’affirmer que la primaire serait une « machine à perdre » ou qu’elle réduirait les chances de gagner l’élection. Au contraire, elle augmenterait la probabilité de victoire en optimisant le choix du candidat. Il n’y aurait pas de biais des primaires, ouvertes ou fermées, en faveur des candidats polarisés, mais seulement en faveur des candidats jugés les plus aptes à l’emporter – généralement les moins polarisés. Ce qui n’empêche pas qu’un candidat polarisé puisse parfois apparaître, dans une configuration politique donnée, comme offrant les meilleures chances de victoire, de par son positionnement idéologique ou pour d’autres raisons, telles que ses qualités personnelles. Mais il s’agit encore de vote stratégique.
Le vote idéologique, sans doute plus favorable aux candidats polarisés, a plus de chances d’advenir dans le cas particulier d’une primaire en vue d’une élection dont l’issue, positive ou négative, paraît assurée, quel que soit le candidat. Les votants se font alors plaisir en choisissant le candidat dont ils se sentent le plus proches. Telle est sans doute la logique qui l’a emporté en 2016 chez les électeurs de la primaire socialiste (sûrs de perdre la présidentielle) comme chez ceux de la primaire de la droite (sûrs de la gagner), au profit respectivement de Benoît Hamon et François Fillon.
L’exemple de la droite en 2016 met en évidence l’importance des anticipations, et donc aussi du calendrier, dans le comportement de vote – stratégique ou idéologique : au moment de la primaire de la droite à l’automne 2016, la candidature de François Hollande était encore probable et les sondages donnaient le candidat de droite présent au second tour, que celui-ci fût Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, François Fillon ou Bruno Le Maire46. Cet exemple montre l’intérêt qu’il peut y avoir pour un parti à tenir sa primaire le plus tard possible, ou du moins après que les candidats des autres partis ont été connus.
Primaire ouverte, primaire infiltrée ?
La question de l’impact de la primaire sur la victoire à l’élection est aussi abordée sous un autre angle, selon lequel c’est la primaire ouverte, et non la primaire fermée, qui serait moins favorable à la victoire, à cause des crossvoters (dits aussi crossover voters, littéralement les « votants traversants »), autrement dit des électeurs d’autres partis qui choisiraient, dans le cadre d’un vote stratégique inversé, de voter pour le candidat jugé le moins apte à gagner l’élection.
Les travaux sur les crossvoters s’intéressent à différentes questions : qui peut être considéré comme un crossvoter ? Quelle est la part de ces votants dans les primaires ouvertes et quelles sont leurs motivations ? Leur vote est-il différent de celui des votants « partisans » ? Aux États-Unis les crossvoters représenteraient une petite minorité des votants aux primaires ouvertes et la très grande majorité d’entre eux seraient des indépendants penchant pour le parti. De plus, il n’y aurait pas de différence nette entre leur vote et celui des votants partisans. En particulier, le party raiding (« sabotage partisan »), consistant à choisir le candidat donné perdant, est très rare (environ 5% des crossvoters). L’impact des crossvoters sur le résultat serait donc mineur : « Finalement, les crossover voters ne sont ni les croque-mitaines redoutés par les détracteurs des primaires, ni leurs sauveurs comme le proposent leurs partisans47. »
Primaire ouverte, empowerment des citoyens ?
Si les primaires ouvertes paraissent donc assez performantes pour accroître les chances de victoire du candidat, elles ne sont pas non plus un eldorado démocratique. Certes, elles suscitent un fort intérêt du public et un sentiment d’inclusion politique – comme en témoignent, en France, les succès d’audience et de participation des primaires de la gauche et de la droite aux deux dernières élections présidentielles – et cet intérêt ne semble pas voué à s’émousser avec le temps, si l’on en croit l’exemple américain. Cependant, en Italie, par exemple, on a noté une tendance à la baisse de la participation aux primaires du Parti démocrate pour le choix du leader, ce qui s’explique probablement par leur enjeu moins mobilisateur par rapport au choix d’un candidat à l’élection présidentielle et par leur fréquence excessive, du fait de la forte instabilité du leadership. Mais les primaires tenues récemment à Bologne et à Rome pour le choix du candidat à la mairie ont surpris par la forte participation, y compris des jeunes. Des chercheurs américains ont par ailleurs montré que plus une primaire est ouverte, plus la participation à l’élection est forte48. Les primaires seraient donc favorables à la participation.
Pour autant, comme on l’a vu plus haut, pendant longtemps, aux États- Unis, les partis ont exercé une forte emprise sur les résultats des primaires. Et si cette époque semble révolue, cela ne signifie pas nécessairement que les citoyens aient conquis une totale autonomie de choix. Les médias, qui sont les vrais protagonistes de la primaire ouverte, offrent une caisse de résonance à certains candidats qui vaut largement le soutien du parti, et peut nuire, comme pour les candidatures, à la compétition. Aux États-Unis, encore, les débats télévisés ont un impact puissant sur les primaires, en particulier présidentielles49. L’éviction du gouverneur du Texas Rick Perry, en 2012, ou de Marco Rubio, en 2016, tous deux bien placés pour gagner la primaire mais coupables d’une mauvaise performance lors d’un débat télévisé, ne sont que les exemples les plus célèbres. Au point que les états- majors démocrates et républicains ont introduit récemment des règles pour tenter de contrôler le nombre, le calendrier, le choix des modérateurs et des chaînes de diffusion de ces débats. Il en a résulté une baisse importante de leur nombre en 2016, dans un camp comme dans l’autre, et aucun candidat n’a risqué l’exclusion en participant à un débat non autorisé. Pour autant, la nomination de Trump montre que ces règles n’ont pas été très efficaces si le but était de garantir l’élection d’un candidat plus « orthodoxe » (de fait Trump s’est essentiellement appuyé sur les médias pour gagner cette primaire). Ce qui conduit un chercheur à la conclusion suivante : « Tant que les électeurs des primaires continueront à s’appuyer sur les débats pour prendre leur décision, les élites partisanes auront de grandes difficultés à orienter le processus de nomination présidentielle dans la direction souhaitée50. » Si les médias favorisent les candidats qui font de l’audience, les nouveaux médias, en particulier les réseaux sociaux, sont sans doute plus démocratiques, mais ils touchent beaucoup moins d’individus et ne sont pas aussi efficaces que les débats télévisés, qui donnent l’avantage aux plus habiles dans ce genre d’exercice.
La question de l’empowerment des citoyens doit aussi être posée sous un autre angle : celui de la représentativité de l’électorat des primaires ouvertes. Même si elles génèrent une forte participation, ceux qui y participent ne constituent jamais plus d’une petite minorité des électeurs du parti. Ainsi, plus une primaire est ouverte, plus la participation est élevée en chiffres absolus mais moins elle l’est en pourcentage. En d’autres termes, une primaire limitée aux adhérents est vouée à avoir un taux de participation supérieur à une primaire ouverte, ce qui, soulignent Hazan et Rahat, s’explique facilement en termes olsoniens : « Plus il y a de participants potentiels, plus les incitations à participer activement sont faibles51. » De même, le taux de participation des membres varierait inversement à leur importance numérique et celui des délégués serait supérieur à celui des membres.
À cela il faut ajouter que la minorité d’électeurs participant aux primaires ouvertes, quand bien même elle serait impressionnante en termes absolus, ne constitue pas un échantillon représentatif de l’électorat. On a déjà dit que les votants aux primaires étaient plus marqués idéologiquement que le reste de l’électorat, mais leurs caractéristiques sociales sont également différentes, au point que certains parlent même d’un « cens » des primaires52. Critique qui peut être relativisée avec l’argument du vote stratégique, qui présume que les votants aux primaires, dans leur particularité, se mettraient en quelque sorte « à la place » de l’électorat global, mais critique néanmoins valide.
Primaire ouverte et responsiveness
Enfin, quid de la responsiveness des élus passés par une primaire ouverte, autrement dit de leur lien avec le parti ou l’électorat ? Nul doute qu’ils aient une propension à la discipline partisane inférieure à celle des élus qui doivent leur candidature au parti, a fortiori si celui-ci n’a pas non plus contrôlé les candidatures en amont (primaire inclusive). Comme on le verra plus loin (section III), la primaire ouverte est probablement plus dommageable au lien partisan. Pour autant, l’élu qui s’y est soumis obéit-il à son sélectorat populaire ou plutôt aux forces qui lui assurent l’accès au public (sponsors, médias, groupes d’intérêt…), comme le croient plutôt Hazan et Rahat53 ? La réponse ne coule pas de source.
Le bilan démocratique de la primaire ouverte (et même fermée) n’est donc pas facile à tirer. S’agissant des États-Unis, Robert Boatright, l’éditeur du Routledge Handbook of Primary Elections, ne paraît défendre la primaire que parce qu’elle est là, gravée de façon indélébile dans la démocratie américaine, mais elle ne cesse d’inquiéter depuis qu’elle semble échapper aux partis. Le spectre de la manipulation par les médias ou l’argent, ou de la dérive minoritaire jette une ombre sur le procédé. La démocratie électorale devrait ainsi rester une œuvre inachevée, avec le maintien du contrôle en amont des candidatures, ultime garde-fou contre ses dérives. Notre avis ici est que cela a quelque chose d’illogique et que, pour imparfait qu’il soit, le progrès démocratique introduit par l’élection populaire des candidats aux élections est bien réel, comme l’a été celui de l’élection des gouvernants. Et, comme pour les élections et comme pour toute procédure démocratique, tout est affaire en définitive de modalités et de réglementations adéquates.
Sélectorats complexes
Hazan et Rahat mentionnent aussi l’existence en pratique de variantes plus complexes, combinant plusieurs sélectorats votant séparément, par exemple les adhérents, les sympathisants, les militants, les élus, les instances dirigeantes54… Ces systèmes mixtes visent à distribuer le pouvoir entre les différentes forces d’un parti, afin qu’aucune ne se sente dépossédée et pour assurer une forme de checks and balances (freins et contrepoids)55. Le but est aussi de trouver le mélange optimal pour dégager le meilleur candidat et pour compenser les carences de chaque sélectorat, notamment au regard de ses implications concernant les partis ou la démocratie.
Une première variante est le choix de différents candidats par différents sélectorats (assorted model). Seules les primaires devant conduire à la sélection de plusieurs candidats (pour des élections parlementaires, par exemple) peuvent être ici concernées. Ce système a été en vigueur à une époque dans les partis belges, certains candidats aux élections étant choisis par les adhérents, d’autres par des instances plus restreintes (il ne s’agissait pas alors, dans ce second cas, de primaires).
Une deuxième variante est un modèle multi-étapes (multistage model) : les mêmes candidats affrontent successivement différents sélectorats tout au long du processus de sélection. Ainsi, en Italie, les adhérents du Parti démocrate élisent des candidats au poste de leader, entre lesquels choisissent ensuite les sympathisants. Notons que cette modalité de primaire est différente d’une primaire indirecte, même si cela y ressemble. Une primaire multi-étapes implique différents sélectorats l’un après l’autre, alors que dans une primaire indirecte le second sélectorat (les grands électeurs) émane du premier et lui est souvent lié par un mandat impératif (voir section suivante).
Une troisième variante est un modèle pondéré (weighted model), ou « multi-collèges » : le résultat de la primaire s’obtient en pondérant le vote de plusieurs sélectorats. Le Parti travailliste anglais a mis en œuvre cette formule, qui pondérait le vote des syndicats affiliés (jusqu’à 40%) et des adhérents (60% ou plus) pour la désignation des candidats aux élections de 1992. Le Parti travailliste néo-zélandais a aussi recouru un temps à ce système pour sélectionner le candidat du parti dans chaque circonscription. La pondération était effectuée entre le vote de trois délégués nommés par les instances nationales, un ou deux délégués nommés par le parti local, un délégué élu par les adhérents, et le vote des adhérents, qui comptait comme une voix.
La portée du vote : primaire directe/indirecte
Pour un historique du système de primaires américain, voir Alan Ware, art. cit., p. 17-28.
Voir « Delegate Selection Process Basic », center-forward.org, mars 2020.
Chez les démocrates, les PLEO (party leaders and elected officials).
Dans une primaire directe, le vote débouche sur la désignation du candidat à l’élection, alors que dans une primaire indirecte il aboutit à la désignation de grands électeurs, qui ensuite élisent le candidat à l’élection.
Les primaires indirectes sont rares mais ont à leur actif un cas de première importance : la primaire présidentielle américaine. Il faut savoir que les primaires électorales américaines, qui n’ont concerné que tardivement la présidentielle, ont d’abord été indirectes : elles étaient la première étape d’un processus en plusieurs étapes jusqu’à la désignation finale du candidat. Elles ont ensuite été remplacées dans la plupart des États par des primaires directes. Seules les primaires présidentielles, qui se développent à partir des années 1960, à l’initiative des démocrates (vite imités par les républicains) restent indirectes, à l’image de l’élection présidentielle : chaque État élit un nombre variable de delegates – grands électeurs –, réunis ensuite dans la convention nationale du parti pour élire le candidat. Précisons que seule une minorité d’États n’organisent pas de primaire présidentielle, les délégués à la convention étant alors choisis par les caucus partisans56.
Aux États-Unis, les délégués aux conventions des partis qui élisent le candidat à la présidentielle sont des militants, personnalités politiques locales ou sympathisants de la première heure des candidats57. Chez les républicains comme chez les démocrates, ils sont choisis par le parti dans chaque État. En 2020, ceux du Parti démocrate étaient désignés par des primaires, des caucus ou des conventions partisanes locales, tandis que ceux du Parti républicain étaient élus par les instances locales du parti. Dans les deux partis, des élus ou des membres des instances dirigeantes figurent également comme délégués58.
Comme pour l’élection présidentielle, le caractère indirect de la primaire n’empêche pas qu’en pratique elle soit presque l’équivalent d’une primaire directe : comme les grands électeurs du président, les délégués aux conventions nationales des partis qui désignent le candidat sont liés par « mandat impératif », c’est-à-dire un engagement à voter pour tel ou tel candidat. À cela près, il est vrai, qu’il y a aussi, chez les démocrates comme chez les républicains, une petite minorité de délégués non issus des primaires et qui ont la liberté de vote. C’est la distinction entre pledged delegates (« délégués engagés ») et unpledged delegates (« délégués non engagés », autrement dit libres de leur vote), parfois appelés aussi superdelegates (ou automatic delegates chez les démocrates). Ces délégués appartiennent à l’élite du parti. Au Parti démocrate, une modification récente du règlement ne les autorise plus à voter que lors d’un éventuel second tour, au cas où les pledged delegates n’auraient pas réussi à élire un candidat à la majorité absolue au premier tour.
Le système électoral : le mode de scrutin et la structure du vote
Le système électoral des primaires, comme celui de l’élection, peut être défini au regard de trois variables principales. La première est le nombre de sièges à pourvoir (ici de candidats) : un seul (primaire uninominale) ou plusieurs (primaire plurinominale). La seconde est le mode de scrutin, avec la distinction fondamentale entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel, ce dernier supposant plusieurs sièges à pourvoir. La troisième variable est la structure du vote : le votant effectue un choix simple en faveur d’un ou plusieurs candidats (vote binaire), ou est invité à s’exprimer, de manière comparative sur tous les candidats, en les classant ou en leur attribuant une notation.
On ne s’intéressera ici qu’aux variantes pour la désignation d’un seul candidat (primaire uninominale), par exemple un candidat à la présidentielle, en distinguant entre la primaire directe et la primaire indirecte. Contrairement à la première, la seconde permet en effet l’application de la proportionnelle.
Primaire directe
S’agissant d’un vote uninominal, le mode de scrutin ne peut qu’être majoritaire : le candidat le mieux placé l’emporte. Comme pour les élections, deux variantes principales sont pratiquées : le majoritaire simple à un tour, qui attribue la victoire au candidat ayant le plus de voix (plurality system), et le majoritaire à deux tours qui, si deux candidats seulement sont admis au second tour, dégage un gagnant ayant la majorité absolue des suffrages exprimés (majority system). Cette deuxième variante, qui reproduit le mode d’élection du président de la République, est celle jusqu’ici appliquée en France aux primaires de la gauche et de la droite, mais aussi la plus fréquente aux primaires organisées dans les autres pays. Dans les deux cas, il est demandé aux votants de choisir entre les candidats (vote binaire).
Une troisième variante de figure, rarement appliquée, consiste à demander aux votants de classer les candidats par ordre de préférence (vote préférentiel). Si aucun candidat n’obtient une majorité absolue de premières préférences, le candidat ayant le moins de premières préférences est écarté et les secondes préférences des votants qui avaient choisi ce candidat comme première préférence sont ajoutées aux premières préférences des autres candidats, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un candidat obtienne une majorité absolue de premières préférences. Alternativement, autant de tours que nécessaire peuvent être organisés après retrait de la course du candidat ayant reçu le moins de premières préférences (« vote éliminatoire »).
Un autre système permettant aux votants de s’exprimer sur tous les candidats consiste à leur demander d’attribuer une note ou une appréciation à chacun d’eux. Cette dernière variante, notamment celle qui reçoit le nom de « jugement majoritaire », est aujourd’hui l’objet de plusieurs propositions d’application aux primaires en France.
Le tableau 1 est un exemple de la manière dont cette méthode peut présenter et calculer les résultats à partir d’une expérimentation menée lors de la primaire de la gauche de 2011.
Tableau 1 : Résultats d’une expérience conduite à Alfortville en 2011 auprès d’une population de 468 personnes
Source :
Source : Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, « Primaires : et si c’était à refaire ? », Terranova, 25 avril 2015, p. 25.
La mention majoritaire de François Hollande est « Bien » car plus de 50% des électeurs l’ont jugé au moins « Bien ». Sa mention majoritaire est en outre affectée d’un coefficient positif (Bien+ 40,14%), car son pourcentage de mentions meilleures que « Bien » (40,14%) est supérieur à son pourcentage de mentions moins bonnes que « Bien ». Par la même logique, Manuel Valls est affecté (Assez bien– 44,45%) car son pourcentage de mentions moins bonnes qu’« Assez bien » (44,45
%) est supérieur à son pourcentage de mentions meilleures qu’« Assez bien ».
Sur ces mêmes bases, on arrive au classement suivant : 1) François Hollande : Bien+ 40,14% ; 2) Martine Aubry : Bien+ 33,33% ; 3) Arnaud Montebourg : Assez bien+ 40,51% ; 4) Manuel Valls : Assez Bien– 44,45%; 5) Ségolène Royal: Assez Bien– 47,32%; 6) Jean-Michel Baylet : Insuffisant+ 41,94%.
Le vote préférentiel ou le vote par notation sont censés garantir une expression plus juste des préférences. Les systèmes classiques, par vote binaire, déformeraient le vote, en incitant notamment au « vote utile ».
Toute la question est de savoir quel est l’effet recherché du système électoral de la primaire : s’il s’agit de permettre que chacun exprime au mieux ses préférences, ces systèmes alternatifs sont sans doute à privilégier ; s’il s’agit de faire émerger le candidat le plus apte à remporter l’élection ou à empêcher que soit élu un candidat, alors les systèmes classiques, qui poussent au vote utile – qui n’est autre que ce que nous appelions plus haut un vote stratégique – sont peut-être plus adaptés. On reviendra sur ce point dans la dernière section de cette note.
Primaire indirecte
La différence avec la primaire directe est qu’on élit plusieurs personnes (primaire plurinominale), ce qui permet d’appliquer éventuellement la proportionnelle. Pour autant, les votants ne s’expriment pas nécessairement sur les grands électeurs. Aux États-Unis, où la primaire présidentielle est le principal exemple au monde de primaire indirecte, les votants sont appelés selon les États à choisir les grands électeurs (delegates) ou directement un candidat, les grands électeurs de ce dernier étant alors distribués en fonction des résultats.
Il nous semble que les deux systèmes ont cependant vocation à être équivalents dans la mesure où il paraît logique, dans le cas d’un vote portant sur les grands électeurs, que les listes soient bloquées : il n’y a pas grand sens en effet à permettre aux votants de choisir les grands électeurs individuellement dès lors que ceux-ci ne doivent accomplir qu’une seule tâche, a fortiori si c’est, comme aux États-Unis, avec un mandat impératif.
Dans un cas le choix se porte donc sur un candidat, dans l’autre sur une liste bloquée (les grands électeurs). C’est simplement l’unité qui change (un candidat ou une liste), la logique étant dans les deux cas celle du scrutin uninominal. Les systèmes électoraux possibles sont donc les mêmes que pour la primaire directe : le majoritaire à un tour ou à deux tours, dans lesquels le candidat ou la liste ayant obtenu le plus de voix remporte la totalité des grands électeurs, ou les systèmes alternatifs de classement ou de notation évoqués plus haut. À cela, il faut cependant ajouter la proportionnelle, qui constitue, comme on l’a dit, le principal intérêt du système indirect : chaque candidat, ou liste de grands électeurs, remporte alors un nombre de grands électeurs proportionnel au pourcentage de votes obtenu. Tel est le système pratiqué aux États-Unis à la primaire présidentielle démocrate dans la plupart des États et dans environ un tiers des États chez les républicains.
Enfin, la désignation du vainqueur par l’assemblée des grands électeurs peut se faire à la majorité simple, à la majorité absolue ou à la majorité qualifiée, avec un nombre de tours qui peut aisément être supérieur à deux s’agissant d’une assemblée de quelques centaines de délégués.
Effets des primaires sur les partis
Les primaires sont souvent accusées d’affaiblir les partis politiques en les divisant, en accentuant en leur sein les enjeux de personnes au détriment des idées et de la fabrication du programme, en les dépossédant de leur fonction classique de sélection du personnel politique ou encore en diluant la participation et le rôle des militants.
Effet diviseur
Voir notamment Reuven Y. Hazan et Reut Itzkovitch-Malka, « Mind the Gap. The Effects of Intra- and Inter-Party Competition on Party Unity in Parliamentary Democracies », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 323-334, et Indriði H. Indriðason et Gunnar Helgi Kristinsson, « Primaries and Legislative Behavior », ibid., p. 335-353.
Voir notamment Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit.
Voir Rémi Lefebvre, op. cit.
Voir Caitlin E. Jewitt et Sarah A. Treul, art. cit.
« The more inclusive the selectorate, the less the party has over the process of candidate selection […]. Once a party democratizes its candidate selection method, making it more inclusive, it loses its control over the process. […] Once legislators understand that they owe their reselection […] to someone else other than the party and its leadership, there is no going back » (Reuven Y. Hazan et Reut Itzkovitch-Malka, art. cit., op. cit., p. 324 et 330).
« The key to understanding internal party dynamics lies first and foremost in the nature of the candidate selection method […]. The effect of the more inclusive candidate selection methods is thus greater than that of the electoral system » (ibid., p. 330).
Reuven Y. Hazan, et Gideon Rahat, op. cit., chap. 9.
François Bazin, op. cit., p. 35.
Ibid., p. 32.
L’effet diviseur sur les partis est l’une des questions les plus abordées dans les travaux sur les primaires59, et la plupart de ces travaux concluent à l’existence d’un tel effet60. Plusieurs facteurs paraissent accroître la propension des primaires à menacer l’unité partisane. D’abord, comme pour l’élection en vue de laquelle la primaire est organisée (voir introduction de la section II), cette menace aurait de fortes chances de se concrétiser quand la primaire a été elle-même source de divisions et son résultat serré. Et, s’il est vrai que les primaires tendent à devenir plus compétitives en se routinisant61, cet effet serait voué à s’accentuer.
Les primaires dites « idéologiques », consistant en des affrontements entre candidats fortement polarisés, également en augmentation aux États-Unis, seraient également dommageables à l’unité partisane. Cet effet est souvent mesuré par le comportement de vote des élus. Ainsi, en cas de primaire idéologique, les candidats modérés élus ou réélus au Congrès tendraient à adopter des positions plus radicales s’éloignant des positions de leur parti pour refléter les préférences des électeurs ayant voté pour leurs concurrents plus radicaux62. On sait par ailleurs que la discipline partisane est très faible au sein des partis américains, ce qui est peut-être en partie le résultat de la pratique désormais ancienne des primaires.
Une étude portant sur dix régimes parlementaires et trente-quatre partis (incluant le PS et l’UMP en France) conclut par ailleurs que les primaires ouvertes sont les plus préjudiciables à l’unité partisane : « Plus le sélectorat est inclusif, moins le parti a de pouvoir sur le processus de sélection des candidats […]. Dès lors qu’un parti démocratise sa méthode de sélection des candidats, en la rendant plus inclusive, il perd le contrôle du processus. Dès que les parlementaires comprennent qu’ils doivent leur candidature […] à quelqu’un d’autre que le parti et sa direction, il n’y a plus de retour en arrière possible63. »
Cette étude affirme que la nature du mode de sélection des candidats compte même plus que le système électoral : si les systèmes majoritaires, centrés sur les candidats plutôt que sur les partis (candidate-based electoral systems), sont moins favorables à la discipline partisane que les systèmes proportionnels (party-based electoral systems), cette différence disparaîtrait en cas de primaires ouvertes : « La clé pour comprendre la dynamique interne du parti réside avant tout dans la nature du mode de sélection des candidats […]. L’effet des modes de sélection des candidats plus inclusifs est donc plus important que celui du système électoral64. » Pour autant, la baisse de la discipline partisane induite par la primaire ouverte ne se ferait pas tant au profit du sélectorat que des acteurs qui détiennent les clés de la victoire : sponsors, groupes d’intérêt, médias65. En ce sens, la primaire ouverte n’aurait un effet de démocratisation qu’apparent.
Le cas italien paraît assez bien illustrer la thèse de l’effet diviseur des primaires. Le mal, unanimement dénoncé, qui sévit au sein du Parti démocrate, lequel fait un recours intensif aux primaires depuis le milieu des années 2000, est ainsi la multiplication des courants de personnalités, engendrant une guerre fratricide permanente. Encore dernièrement, la perspective de primaires anticipées a poussé le secrétaire en exercice à la démission. En France on a beaucoup discuté après la primaire socialiste de 2011 de la responsabilité de cette dernière dans la division du Parti socialiste et, surtout, de la majorité et du gouvernement, qui a culminé avec le mouvement des « frondeurs ». On a justement remarqué que ses principaux acteurs avaient fait leurs armes dans cette « présidentielle du pauvre66 », qui offre une occasion d’émerger à des personnalités n’ayant aucune chance de concourir à la vraie présidentielle. Au point que les gagnants des primaires pourraient être en réalité les perdants. La primaire aurait même affecté la gouvernance de la Ve République, en créant un « exécutif éclaté » durant la présidence de François Hollande. Celui-ci étant à ce jour le seul « président de primaire », il y a néanmoins trop peu d’exemples pour tirer de telles conclusions. En outre, si trois des concurrents de François Hollande à la primaire sont bien devenus ministres, « les liens directs de causalité restent à démontrer. Sous le règne de François Mitterrand, par exemple, Jean-Pierre Chevènement fut, à sa façon, l’ancêtre d’Arnaud Montebourg parce qu’il avait été un acteur décisif du congrès d’Épinay en 1971. Ce qui prouve que le statut d’“allié de référence” peut être acquis par des voies qui ne sont pas celles d’une primaire, au sens strict du terme. On retrouve là des règles de fonctionnement, y compris au sommet de l’État, dont tout semble démontrer qu’elles tiennent plus aux mœurs socialistes qu’aux effets naturels d’un mode de désignation. […] L’effet primaire sur la campagne présidentielle puis sur le mode de gouvernance du nouvel élu est donc, on le voit, sinon faible, du moins aléatoire67 ».
Personnalisation
L’effet de personnalisation des primaires est également largement reconnu. Il s’agirait d’un effet indéniable et difficilement réversible68. Cette personnalisation prend deux formes : celle de la prééminence de personnalités et de logiques individuelles au détriment de l’acteur collectif partisan, qui peut se traduire au niveau des électeurs par un déclin du vote partisan, et celle de la primauté des personnes sur les idées, marquée dans un déclin de la fonction programmatique des partis. Ainsi n’est-il pas anodin que le Parti socialiste ait décidé aujourd’hui de se lancer dans une « primaire des idées » (on y reviendra plus loin).
Pour autant, même ceux qui critiquent la personnalisation engendrée par les primaires reconnaissent qu’elles génèrent une forte activité programmatique. Les primaires sont bien l’occasion de débats d’idées et de confrontations des programmes69, mais il s’agirait plus d’« une confrontation d’individualités, arbitrée par les enquêtes d’opinion, qu’une délibération contradictoire entre visions du monde et projets alternatifs70 ». L’activité programmatique proprement dite deviendrait du ressort des candidats, avec l’aide de think tanks ou d’autres conseils, dans le cadre du montage de leur candidature. Les primaires aboutiraient en quelque sorte à « privatiser » la fonction programmatique71.
Perte de contrôle de la sélection des candidats
Voir François Bazin, op. cit., p. 33-34.
Comme on l’a vu plus haut, si pendant longtemps les partis américains semblent avoir gardé la main sur les nominations par le biais de la promotion active de leurs candidats favoris, cette thèse ne semble plus d’actualité.
En France, les partis n’ont pas non plus maîtrisé le résultat des dernières primaires, probablement, comme aux États-Unis, parce qu’ils étaient trop divisés pour faire émerger un front runner (ce qui d’ailleurs explique le recours à la primaire). Mais ils ont l’avantage, par rapport aux États-Unis, de pouvoir en théorie renoncer aux primaires, celles-ci n’étant pas encore véritablement institutionnalisées. Les primaires figurent certes dans les statuts du Parti socialiste depuis le congrès d’Épinay, mais les premières n’ont été organisées qu’en 1995. Chez Les Républicains, l’inscription dans les statuts du parti est beaucoup plus récente (2015), mais la tenue d’une seule primaire à ce jour rend les choses a priori réversibles. Pour autant, tout se passe comme si la primaire était devenue incontournable. À cause de la pluralité d’aspirants et de l’incapacité des procédures internes des partis à les départager. À cause aussi de la nécessité d’un candidat unique de coalition pour avoir une chance d’accéder au second tour (voir section IV).
Cette pluralité de candidats putatifs ou déclarés et l’incapacité à converger sur l’un d’eux sont toutefois le legs de la primaire. Les partis sont désespérément en attente d’un « candidat naturel », qui s’impose à tous mais la primaire a correspondu à la raréfaction de cet « animal politique » et l’a peut-être définitivement enterré (avec l’aide des sondages). En montrant que chacun pouvait avoir sa chance ou espérer retirer un bonus politique de l’exercice, la primaire a privé les partis de leur maîtrise de la désignation du candidat à la présidentielle. Et elle a plus que tout altéré le statut du chef de parti, qui non seulement n’est plus le candidat naturel mais n’est même plus favori dans la course72. Ainsi, au Parti socialiste, les secrétaires nationaux depuis la première primaire, tenue en 1995, ont soit perdu la primaire, soit renoncé à se présenter. Tandis qu’après l’échec de Nicolas Sarkozy en 2016, l’actuel président des Républicains n’apparaît pas aujourd’hui comme le candidat « logique » de son parti. Ainsi est-on en présence d’un cas d’institutionnalisation rapide d’un procédé, par une sorte de puissance propre fondée sur très peu de précédents.
Dessaisissement des militants et déclin de la participation
« The parties’ adoption of more inclusive participatory arrangements in their candidate selection methods seems to have had only partial success in combating declining membership and in engaging citizens to participate in party politics » (Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 6, p. 93).
Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., chap. 6, p. 91.
Voir, par exemple, Scott Pruysers et Anthony Sayers, art. cit., p. 395.
« The majority of party members might not forge any long-term affiliation with the party, but rather register with the sole purpose of taking part in the more inclusive candidate selection process; many party members might not fulfill even the minimal requirements of being party voters, and the incentives for mass registration may even encourage corruption. In short, primaries may result in instant, opportunistic, and corrupt membership » (Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., p. 97).
L’un des espoirs ayant motivé l’introduction des primaires, notamment fermées (les premières à avoir été organisées et encore aujourd’hui les plus fréquentes), était que la possibilité donnée aux membres de sélectionner des candidats devait permettre de booster l’adhésion et de renforcer la motivation des membres. Les primaires devaient ainsi constituer un remède au déclin des organisations partisanes. Pour autant, les expériences réalisées ont plutôt déçu les attentes : « L’adoption par les partis de modes de sélection des candidats plus ouverts ne semble avoir eu qu’un succès partiel dans la lutte contre la baisse de l’adhésion partisane et l’encouragement des citoyens à participer à la vie des partis73. »
C’est le constat que l’on peut aussi faire concernant Israël74, tandis que des travaux sur le Canada aboutissent aux mêmes conclusions75. Non seulement l’effet d’adhésion serait temporaire, mais il entraînerait une baisse qualitative de l’adhésion : « La majorité des adhérents pourraient ne pas forger d’affiliation à long terme avec le parti, mais plutôt s’inscrire dans le seul but de participer au processus plus inclusif de sélection des candidats ; de nombreux adhérents pourraient ne pas satisfaire même l’exigence minimale de voter pour le parti, et les incitations à l’inscription de masse encourager la corruption. En bref, les primaires pourraient entraîner une adhésion instantanée, opportuniste et corrompue76. »
Les primaires fermées comporteraient aussi un risque de démotivation des militants dessaisis au profit des adhérents. Tandis que les primaires ouvertes, qui dépossèdent également les adhérents, seraient encore plus délétères pour l’organisation partisane.
Les primaires : cause ou conséquence de l’affaiblissement des partis ?
Sur ce point, voir Rémi Lefebvre, op. cit., p. 116-117.
Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, art. cit., p. 14-15.
Sur ce point, voir notamment Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995.
Voir Shigeo Hirano et James M. Snyder Jr., « The Direct Primary and Voting Behavior in U.S. General Elections », in Robert G. Boatright (dir.), op. cit., p. 161-174.
Sur la question de la division du Parti socialiste avant et après que ce parti organise des primaires, nous renvoyons ici aussi à la note de Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, art. cit.
Alexis de Tocqueville, État social et politique de la France avant et depuis 1789 [1836], in Œuvres III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 39.
C’est un peu ici Rémi Lefebvre (op. cit., chap. 5), pour la première thèse, contre Olivier Duhamel (op. cit., chap. 7), pour la seconde. Voir aussi, pour cette seconde thèse, Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, art. cit.
Division, personnalisation, déclin du militantisme… Ces effets attribués aux primaires sont pourtant le lot de la plupart des partis contemporains. La crise du leadership partisan, du militantisme ou des fonctions classiques des partis, qu’il s’agisse de l’agrégation des intérêts et de l’élaboration du programme ou de la formation et de la sélection du personnel politique, est une réalité qui précède largement les primaires et existe sans elles dans les nombreux partis qui ne les pratiquent pas77.
Une analyse publiée par Terranova en 2015 nous paraît bien résumer les choses : « Classiquement, à gauche, les partis se concevaient comme les lieux d’une synthèse entre un corps militant (capable de capter les attentes de la société et d’y être suffisamment enraciné pour y propager ses idées), un programme de gouvernement (cohérent avec les attentes sociales et les aspirations idéologiques de l’organisation) et une stratégie d’accès au pouvoir (passant par la désignation des candidats aux élections et permettant l’exécution du programme une fois aux affaires). Ce n’est pas faire injure aux partis que de constater qu’ils sont désormais assez éloignés de cet idéal et qu’ils n’ont pas attendu les primaires pour le voir dépérir. Leur base militante est presque totalement absente de certains territoires et de certaines catégories sociales. Leur capacité à produire des idées et à élaborer une ligne cohérente peut légitimement faire débat. […] Dans le même temps, les fonctions hier assumées par les partis ont été en partie prises en charge par d’autres acteurs : les attentes sociales s’expriment autant voire davantage par la voix des associations, des syndicats et des organisations non gouvernementales, et les idées nouvelles voient le jour aussi bien dans les think tanks et autres cercles de réflexion que dans le sein du parti […] Plus largement, les partis sont confrontés à une évolution globale de la démocratie qui voit décliner les fidélités longues à une famille ou à une organisation. Comme l’écrivait Alain Bergounioux à la veille des primaires de 2011, “le militantisme est loin d’avoir disparu […] mais il se porte de plus en plus sur des causes spécifiques qui ne nécessitent pas d’appartenir à des organisations durables et généralistes”78. »
De même, les partis n’ont pas attendu les primaires pour être divisés, et la personnalisation de la vie politique est un phénomène de longue durée79. D’après certains chercheurs, qui se réfèrent au comportement de vote (candidate-centered v. party-centered, c’est-à-dire centré sur le candidat ou le parti), il est difficile de dire si la primaire est une cause ou un effet de la personnalisation80. Bien que renforcés par les primaires, ces phénomènes les anticipent largement et même en partie expliquent qu’on y ait eu recours81. Ainsi pourrait-on presque appliquer aux primaires ce qu’Alexis de Tocqueville disait à propos de la Révolution : « Tout ce que la Révolution a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle82. » Et la vraie question reste de savoir si les primaires enterrent les partis, comme la Révolution a enterré l’Ancien Régime, ou si elles contribuent au renouvellement (reset) des partis, en les acheminant vers un modèle du XXIe siècle83.
Les primaires dans le contexte de la prochaine élection présidentielle
Les considérations et recommandations qui suivent s’appuient sur les principales conclusions tirées dans cette note relativement aux effets des primaires, et de certains types de primaires plus que d’autres, sur le type de candidat sélectionné, ses chances de victoire, mais aussi sur les partis politiques et, dans une certaine mesure, sur la qualité et le fonctionnement de la démocratie représentative.
On abordera successivement cinq questions :
– les partis ou familles politiques qui n’ont pas à l’heure actuelle de candidat officiellement désigné ont-ils intérêt à organiser une primaire, intrapartisane ou de coalition ?
– quelles doivent être les conditions pour se porter candidat ? – faut-il une primaire ouverte ?
– faut-il une primaire directe ou indirecte ?
– quel est le système électoral le mieux adapté ?
Comme nous l’avons déjà dit en introduction, nous n’aborderons pas ici les questions plus pratiques relatives aux modalités du scrutin (calendrier, financement, réglementation de la campagne, organisation du vote, instances de contrôle…).
La primaire : oui ou non ? Intrapartisane ou de coalition ?
Comme, par exemple, celle de Jean-Philippe Derosier exposée dans « Non aux primaires. Vive les primaires ! », jean-jaures.org, 24 novembre 2020.
La première question qui se pose est celle de la nécessité ou non de recourir aux primaires pour certains partis ou camps politiques n’ayant pas à ce stade de candidat officiellement investi. La réponse dépend étroitement de l’existence de candidats déjà déclarés ou « probables », et de l’état des forces qui en découle.
Ainsi y a-t-il actuellement quatre « gros » candidats qui ont l’intention de se présenter (sans passer par une primaire), même si deux dominent nettement dans les sondages : trois déclarés, à savoir Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Xavier Bertrand, et un probable, l’actuel président de la République, Emmanuel Macron. Bien entendu, ce tableau pourrait subir des variations. Emmanuel Macron pourrait par exemple décider in extremis, comme François Hollande, de ne pas se représenter (hypothèse cependant peu probable). Mais tel est le cadre à partir duquel les partis doivent aujourd’hui construire leurs anticipations et prendre des décisions qui ne peuvent être indéfiniment reportées.
De cette configuration, et en particulier de la course en tête dans les sondages d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, il résulte clairement qu’aucun candidat de la gauche, qui compte au moins cinq composantes (PS, EELV, PRG, LFI et PCF), ou du camp conservateur, dominé par LR, ne peut espérer figurer au second tour s’il y a une pluralité de candidatures dans son camp. La condition pour espérer franchir le seuil du second tour est l’existence d’un candidat unique.
Une première possibilité serait qu’un « candidat naturel » s’impose dans chaque camp. C’est ce que certains espèrent encore à droite. Cela est néanmoins hautement improbable. On peut encore, à la rigueur, imaginer un « candidat naturel » d’un parti, même si, on l’a dit, ce type d’homo politicus se fait de plus en plus rare, ce dont la primaire témoigne mais à quoi elle contribue également. Mais ce qui est difficile au niveau d’un parti paraît presque impossible au niveau d’une alliance de partis, où la culture de rassemblement est nécessairement plus faible. Ainsi voit-on mal EELV s’incliner devant un candidat socialiste placé en tête par les sondages ou, inversement, le PS se ranger derrière un candidat écologiste. Cela est un peu différent quand existe, comme à droite, un parti hégémonique (LR) : on peut imaginer que les petits partis alliés se résignent à un « candidat naturel » de ce parti. Pour autant, ce n’est pas le cas aujourd’hui car les personnalités de droite les plus déterminées à être candidates, confortées en cela par les sondages, à savoir Xavier Bertrand, déjà candidat, et Valérie Pécresse, qui vient d’annoncer sa candidature mais la conditionne à une désignation par une primaire de la droite, n’appartiennent plus à LR.
S’il apparaît difficile que les partis de chaque camp s’entendent sur un « candidat naturel », il est encore plus difficile, pour les mêmes raisons, qu’ils se mettent d’accord sur un candidat qui ne bénéficierait pas de ce statut. À gauche, certains, comme Yannick Jadot, assurent y croire, ou rêvent, comme Olivier Faure, d’une « primaire des idées » qui élèverait le débat au-dessus des ambitions individuelles et permettrait de se passer de la « primaire des personnes ». Ce qui montre que tous ont compris la nécessité d’un candidat unique mais sont prêts à tout pour éviter la primaire. Il n’est pas sûr qu’ils y parviennent malgré le processus entamé de convergence. La détermination récemment affichée d’Anne Hidalgo à se présenter ne plaide pas pour cette hypothèse.
Pourtant, compte tenu des difficultés que l’on vient d’énoncer, la primaire, et même la primaire ouverte, quoi qu’on puisse penser de ses vertus ou défauts, est le moyen le plus plausible de parvenir à une unicité de candidature dans chaque camp. La primaire ouverte, plutôt que fermée (limitée aux adhérents) s’impose dans le cadre d’une primaire de coalition compte tenu des fortes disparités des effectifs adhérents, a fortiori, comme à droite, entre partis de tailles très différentes (le parti dominant en termes d’adhérents aurait alors un avantage structurel). C’est pourquoi nous ne croyons pas que les propositions de primaires de coalition fermées soient viables84.
Précisons que la tenue d’une primaire de coalition, qu’il serait peut-être plus juste de qualifier de « multipartisane » (dans la mesure où elle ne saurait préfigurer totalement un accord de gouvernement), n’empêche pas que des primaires partisanes internes puissent avoir lieu auparavant pour dégager un candidat unique du parti. C’est notamment ce que prévoit de faire EELV en septembre.
Remarquons au passage que l’histoire des primaires françaises est celle d’une évolution de la primaire partisane vers la primaire de coalition.
Sur la responsabilité de la primaire dans l’échec de Benoît Hamon et de François Fillon, voir Émeric Bréhier et Sébastien Roy, « Cap sur la présidentielle, cap sur les primaires ? », jean-jaures.org, 11 septembre 2020.
Le fait qu’aucun des deux candidats désignés par les primaires de la droite et de la gauche en 2016 et en 2017 ne soit parvenu à remporter l’élection a selon nous été interprété de façon erronée comme la démonstration d’une faible efficacité électorale des primaires, et même nourri la thèse selon laquelle elles seraient une « machine à perdre ».
Si François Fillon a perdu cette élection, ce n’est pas selon nous à cause de la primaire, parce que celle-ci n’aurait pas dégagé le « bon candidat ». On ne peut évidemment affirmer que François Fillon aurait gagné sans les démêlés judiciaires dont il a été l’objet – il est même possible qu’il n’ait pas été le meilleur candidat pour gagner (voir plus loin section IV), mais il ne fait aucun doute que cette mésaventure l’a fortement pénalisé. Son échec de très peu à la qualification au second tour, malgré ses déboires, indique plutôt qu’il n’était pas le « mauvais candidat ». On a pu certes accuser la primaire d’« effet cliquet », autrement dit d’avoir empêché de lui substituer un autre candidat, mais il aurait fallu simplement prévoir dans le règlement de la primaire la possibilité de renvoyer le candidat dans certaines circonstances. En l’occurrence, la primaire de la droite et du centre de 2017 a plutôt été victime d’un accident de parcours totalement imprévisible. Et même si cet accident n’avait pas eu lieu et si, dans ces conditions, François Fillon n’avait quand même pas gagné, cela ne signifierait pas que la primaire est une machine à perdre, dès lors qu’il aurait recueilli un bon score. La primaire accroît les chances de désigner le meilleur candidat possible, elle ne saurait amener la victoire sur un plateau. Elle peut difficilement faire gagner le candidat d’un camp très minoritaire, même si elle accroît ses chances. Et elle ne garantit pas non plus la victoire aux forces politiques qui peuvent prétendre gagner l’élection si toutes y recourent (il n’y a qu’un gagnant)85. Aux États-Unis, les démocrates ne disent pas que la primaire est une machine à perdre quand les républicains l’emportent, et inversement. Et il faudrait peut-être en finir avec cette habitude de la classe politique française de ne soutenir un procédé, surtout démocratique, que quand il permet de gagner (on pourrait parler ici aussi du référendum).
Qui peut être candidat ?
Voir la proposition de primaire « en escargot et en entonnoir » d’Émeric Bréhier et Sébastien Roy exposée dans « La primaire, l’escargot et l’entonnoir », jean-jaures.org, 11 décembre 2020 et « Primaire en escargot : mode d’emploi », jean-jaures.org, 1er février 2021. En 2009, Olivier Ferrand et Arnaud de Montebourg avaient aussi proposé un système de régionalisation du vote à l’américaine, qui devait néanmoins se conclure par une primaire nationale « normale » entre les candidats qui auraient survécu aux différents votes locaux (voir Olivier Ferrand et Arnaud de Montebourg, Primaire. Comment sauver la gauche, Seuil, 2009, p. 122 et sq.).
C’est ce que proposent Émeric Bréhier et Sébastien Roy, « Cap sur la présidentielle… », art. cit.
Wayne Steger, art. cit.
Pour une analyse critique de la régionalisation des primaires, voir Michel Balinski, Alain Bergounioux, Anne-Lorraine Bujon, Rida Laraki et Thierry Pech, art. cit., p. 22-23.
La primaire ne doit pas seulement servir à départager des candidats. Elle doit aussi contrer les tendances oligarchiques de la vie politique et permettre à des personnalités n’appartenant pas au sérail de se porter candidates. Ainsi peut-elle contribuer à la circulation et au renouvellement des élites. À cet effet, elle ne doit pas poser des conditions de candidatures que seuls les « poids lourds » du parti peuvent espérer remplir. Pour autant, une primaire ne peut pas non plus être un affrontement entre un nombre trop élevé de candidats, faute de quoi elle tourne à la confusion. On a vu qu’un éparpillement de candidatures pouvait aussi nuire à la compétition au lieu de l’accroître, en favorisant les candidats reconnaissables, à commencer par les sortants, et en invisibilisant les candidats des groupes sociaux minoritaires. Des conditions de candidatures trop faciles à réunir exposent aussi plus fortement au risque que l’emporte un candidat fantaisiste, n’ayant aucune chance de gagner l’élection ou n’ayant pas les qualités requises pour devenir président de la République.
Une caractéristique commune des propositions de primaires formulées en France depuis celle de Terranova en 2008 est de recommander des conditions de candidature très ouvertes. À notre avis trop ouvertes. Il est vrai que jusqu’ici le nombre de candidats a été gérable. Mais il a augmenté à chaque primaire (voir encadré 2). À gauche, cela peut s’expliquer par des conditions de candidature devenues moins exigeantes d’une primaire à l’autre. Mais à droite, la seule primaire à ce jour posait pour les aspirants candidats LR des conditions assez restrictives, et malgré cela il y a eu six candidats ! Il est clair que le nombre de candidats est voué à augmenter, a fortiori s’agissant de primaires multipartisanes, la primaire devenant, quoi qu’on en dise, victime de son succès.
Certains voient la solution à ce problème dans une organisation des primaires à l’américaine, qui diluerait le procédé dans l’espace et le temps. Le train de la primaire se mettrait en branle, comme aux États-Unis, dans certaines régions, et perdrait au fur et à mesure des wagons (les candidats recueillant les plus mauvais scores), pour se terminer dans la dernière région par un duel86. Nous ne pensons pas qu’un tel système soit possible en France. Quelle que soit la manière dont on le conçoit, il introduit des inégalités entre les régions appelées à voter successivement, puisque les premières auraient le choix entre plus de candidats, et pourraient propulser certains d’entre eux, tandis que les dernières se verraient imposer l’offre restante de candidats. Ou inversement les premières régions pourraient se plaindre de ne pas effectuer le vote décisif. Comment imaginer la France entière spectatrice du duel final dans les régions Hauts-de-France, Île-de-France et Outre-Mer87 ? Le travers inégalitaire de la séquenciation du vote est d’ailleurs souvent dénoncé aux États-Unis88, mais ce système résiste car il s’appuie sur la culture du fédéralisme. L’envahissement de la vie politique américaine par les primaires appartient par ailleurs à la culture politique de ce pays. Au contraire, on voit mal comment un tel système pourrait être greffé dans notre pays centralisé et jacobin peu habitué à vivre avec les primaires89.
Il nous semble donc que les partis organisateurs des prochaines primaires devraient assumer clairement la nécessité de limiter le nombre de candidats en lice. La primaire ne pouvant qu’être ouverte, pour les raisons à peine évoquées, cette restriction serait la seule à apporter par rapport aux expériences déjà menées.
L’accord négocié entre les partis organisant une primaire commune devrait prévoir un nombre maximal de candidats (probablement entre six et huit). À partir de là, plusieurs options seraient possibles :
– soit un nombre minimal de parrainages d’élus d’un ou plusieurs partis participant à la primaire est exigé pour être candidat, et les six ou huit candidats ayant obtenu le plus de parrainages (au-delà du seuil minimal) seraient retenus. L’avantage de cette solution est d’empêcher que puissent concourir des candidats uniquement présentés par leur parti, à qui seule la primaire peut donner une chance de réunir les parrainages pour la présidentielle. Inversement, on peut trouver souhaitable de donner leur chance devant l’électorat à des candidats mineurs légitimés par des partis (ceux qui concourent à la primaire), aussi petits soient-ils. Un autre inconvénient est le risque de course folle aux parrainages jusqu’à la dernière minute et l’avantage qu’un tel système ne manquerait pas de donner aux hommes et aux candidats des gros partis ;
– soit l’accord conclu entre les partis attribue à chaque parti un nombre maximal de candidats. Notons que cette négociation ne serait pas forcément difficile car l’enjeu pour les partis n’est pas d’avoir le plus de candidats possible : au contraire, plus un parti a de candidats, plus il risque la dispersion des votes et que le vainqueur ne sorte pas de ses rangs. C’est plutôt à l’intérieur des partis que cette négociation pourrait s’avérer difficile.
Une fois le nombre maximal de candidats défini, il y aurait alors deux possibilités :
– chaque parti détermine librement sa procédure pour désigner son ou ses candidats (dans ce cas, on ne peut empêcher la présentation de candidats mineurs qui n’obtiendraient pas sans la primaire les parrainages pour la présidentielle).
Des parrainages peuvent être exigés et le ou les vainqueurs sont le ou les candidats qui en ont recueilli le plus grand nombre (au-delà du seuil minimal). Alternativement, le choix des candidats peut être l’objet d’une nomination, par les instances dirigeantes, ou d’une présélection, par les délégués ou les adhérents (préprimaire fermée). L’avantage, par rapport aux parrainages, est qu’il est plus facile de garantir la parité ou un certain pluralisme idéologique. La présélection permet aussi de limiter le dessaisissement de l’organisation partisane. Elle correspond au processus « multi-étapes », faisant intervenir successivement deux sélectorats (voir section II) ;
– un nombre déterminé de parrainages d’élus d’un ou plusieurs partis participant à la primaire est exigé. Sont retenus pour chaque parti, dans la limite du nombre de candidats autorisés, les candidats ayant obtenu le plus de parrainages (au-delà du seuil minimal). On n’évite pas la course aux parrainages, mais celle-ci se situe au sein de chaque parti et, surtout, les candidats des gros partis ne sont pas avantagés. Le nombre de parrainages resterait modeste pour garantir que ce ne soit pas le cas.
Quel sélectorat ?
« Our suggestion […] is to enable the various circles of participation in the party to take part in intraparty politics – that is, meaningful participation should be granted to rank-and-file members – but to maintain a structure of intraparty selective incentives at the same time. In the case of candidate selection, this could be achieved as long as parties involve several party agencies in the process, in a multistaged method, granting the more exclusive circles the ability to screen candidates but giving members the right to decide between a few viable options. This is the current tendency in many European parties, for example in the British parties. It may not save them from a decline in the number of members, nor from some of the pathologies of primaries that were mentioned earlier in this chapter, but it seems to provide an optimal balance between wider participation and the needs of the party as a voluntary association, and to somewhat weaken some of the incentives for misbehavior that are encouraged by pure primaries » (Reuven Y. Hazan et Gideon Rahat, op. cit., p. 19).
Une primaire multipartisane, on l’a dit plus haut, peut difficilement ne pas être ouverte. En outre, la primaire ouverte présente de nombreux avantages, les deux principaux étant la responsabilisation des citoyens et le bonus électoral qu’elle procure (voir section II). Les conditions de participation fixées par la gauche et la droite en 2016 (signature d’une charte, participation financière modique) pourraient être reproposées.
L’hypothèse de faire intervenir simultanément plusieurs sélectorats dans le choix des candidats (« modèle pondéré », voir section II) – par exemple un sélectorat d’adhérents, un sélectorat de sympathisants et un sélectorat d’élus – paraît difficile à mettre en œuvre dans le cadre d’une primaire multipartisane pour les mêmes raisons qui font qu’une telle primaire doit être ouverte : les différences d’effectifs adhérents et d’élus risqueraient de déséquilibrer mécaniquement le processus en faveur de certains partis. On notera également que ce système pondéré semble avoir correspondu, dans les exemples que nous avons trouvés, notamment en Grande-Bretagne, à une phase de transition et de compromis précédant l’adoption du principe one man, one vote (« un homme, un vote »), considéré plus démocratique. Même au niveau d’un seul parti, par exemple dans le cadre d’une présélection des candidats (voir point précédent), il serait difficile aujourd’hui de conférer un vote égal à des sélectorats de poids numérique très inégal, s’exprimant simultanément ou sur le même objet. Le recours à des sélectorats multiples paraît plus facilement envisageable dans le cadre d’un processus diachronique, en plusieurs étapes, se déroulant à l’intérieur d’un parti. Ainsi, comme on l’a vu plus haut, les partis de la coalition organisant une primaire pourraient sélectionner leurs candidats par un tel processus multi-étapes, demandant d’abord aux adhérents d’effectuer une présélection. Le fait que le dernier mot revienne à l’électorat rendrait un tel compromis plus légitime que dans l’hypothèse précédente.
Nous citerons ici Hazan et Rahat, bien que leur recommandation de processus multi-étapes à sélectorats multiples concerne tous les cercles de l’organisation partisane à l’exclusion de l’électorat (ces deux auteurs étant défavorables aux primaires ouvertes) : « Notre proposition […] est de permettre aux divers cercles de l’organisation partisane de prendre part à la vie interne du parti – autrement dit une participation significative devrait être accordée aux adhérents – tout en maintenant en même temps une structure d’incitations sélectives à l’intention des différents cercles. En ce qui concerne la sélection des candidats, cela pourrait être réalisé en impliquant plusieurs niveaux du parti dans le processus, selon une méthode multi- étapes, accordant aux cercles les plus exclusifs la capacité de présélectionner les candidats mais donnant aux adhérents le droit de choisir entre quelques options viables. Telle est la tendance actuellement dans de nombreux partis européens, par exemple dans les partis britanniques. Cela ne les sauve peut- être pas d’une baisse du nombre d’adhérents, ni de certaines des pathologies des primaires évoquées plus haut dans ce chapitre, mais semble offrir un équilibre optimal entre une participation plus large et les besoins du parti en tant qu’association de bénévoles, et affaiblir quelque peu certaines des incitations à la mauvaise conduite encouragées par les primaires pures90. »
Primaire directe ou indirecte ?
Quelle pourrait être la légitimité d’une primaire indirecte en France, alors que l’élection présidentielle est directe et que les primaires organisées jusqu’ici ont toutes été directes ? Il nous semble qu’une primaire indirecte risquerait d’apparaître comme une complication incompréhensible et une régression démocratique, sous couvert de modèle américain, et ce même dans l’hypothèse où les grands électeurs, comme aux États-Unis, auraient un mandat impératif. Sachant que lors de la Convention des grands électeurs (appelés delegates) désignant le candidat, ce mandat déchoit forcément pour ceux dont le candidat s’est retiré de la course ou n’est plus présent (en cas de second tour). De même, tous les délégués ont la liberté de vote à partir d’un éventuel second tour.
Néanmoins, une primaire indirecte pourrait puiser une légitimité dans notre pays en ce qu’elle permet d’appliquer un système électoral proportionnel : chaque candidat peut obtenir un pourcentage de grands électeurs proportionnel au vote qu’il a reçu. Aux États-Unis, ce système proportionnel a été celui pratiqué par les démocrates au niveau de chaque État (avec un seuil de 15%) à la dernière élection présidentielle, tandis que les républicains attribuaient les délégués à la proportionnelle, au majoritaire ou selon un système hybride selon les États.
C’est pourquoi notre recommandation, en cas de primaire indirecte, est d’appliquer cette règle électorale proportionnelle. La question du choix et du nombre des grands électeurs est plus compliquée. Il semblerait néanmoins plus simple et plus logique que chaque candidat choisisse lui-même ses grands électeurs (dans le respect de critères décidés par chaque parti), le système américain d’élection des delegates par le parti paraissant difficile à transposer dans notre pays.
Quel système électoral ?
Voir Thomas Vitiello, Bruno Cautrès, Vincent Martigny, Sylvie Strudel et André Krouwel, art. cit.
«Les intentions de vote à l’élection présidentielle de 2017 après l’annonce de candidature d’E. Macron », enquête Ifop-Fiducial pour Sud Radio et Lyon Capitale, novembre 2016, p. 5.
Comme on l’a vu plus haut, les formules permettant au votant de s’exprimer sur tous les candidats, en les classant ou en les notant, aboutissent à une meilleure expression des préférences que le vote binaire, en réduisant l’incitation au vote utile. Le vote par notation (en particulier le « jugement majoritaire ») apparaît aussi plus performant que le vote par classement (« vote préférentiel »), moins précis dans l’expression des préférences et dont le théorème d’impossibilité d’Arrow a montré les incohérences. Il favorise en outre les candidats de rassemblement, qui ont moins de jugements négatifs dans l’électorat.
Néanmoins, la question qui se pose est la suivante : le candidat de rassemblement dans un parti ou une coalition est-il forcément le mieux armé pour gagner ensuite l’élection ? S’il y a de fortes chances qu’il soit le candidat le plus « centriste » dans l’électorat du parti ou de la coalition, cela est moins assuré en ce qui concerne l’électorat dans son ensemble.
Prenons l’exemple de la primaire de la droite et du centre en 2016. D’après une étude menée au lendemain du vote, François Fillon représentait le « candidat de compromis » chez LR entre Alain Juppé et Nicolas Sarkozy91. Il aurait donc vraisemblablement été le vainqueur d’un vote avec la méthode du jugement majoritaire. Pour autant, François Fillon était-il mieux à même de gagner la présidentielle qu’Alain Juppé ? D’après les sondages, la réponse est plutôt non. Une enquête concernant le premier tour de l’élection présidentielle effectuée juste avant le premier tour des primaires de la droite et du centre de 2016 montre en effet que si François Fillon et Alain Juppé étaient tous deux assurés d’accéder au second tour dans le cadre d’un duel qui s’annonçait avec Marine Le Pen, le premier était en moins bonne position : il était crédité de 20% des voix contre 29% à Marine Le Pen, et talonné par Emmanuel Macron à 15%, tandis qu’Alain Juppé était supposé réaliser un score meilleur avec 26% des intentions de vote (avec Emmanuel Macron en troisième position à 14%) contre 30% pour Marine Le Pen (même s’il est vrai que la tendance était à une forte réduction de l’écart de performance des deux rivaux)92.
Un vote utile des électeurs aurait donc sans doute désigné Alain Juppé. Ce type de vote est encouragé par le vote binaire, mais dans ce cas particulier il n’a pas eu lieu. Comme on l’a vu plus haut, le vote à la primaire de la droite et du centre en 2016 a en effet été d’abord un vote idéologique, au sens où les électeurs ont exprimé leurs véritables préférences, du fait d’une situation que l’on peut qualifier d’exceptionnelle : les quatre principaux candidats semblaient tous assurés, d’après les sondages, d’être présents au second tour de la présidentielle.
En conséquence, si le but du système électoral n’est pas seulement la représentation, mais aussi la victoire à l’élection, il ne nous paraît pas judicieux d’écarter le vote binaire, propice au vote stratégique. Et le majoritaire à deux tours est sans doute le meilleur système, dans la mesure où il est le seul, dans le cadre d’une primaire (et non d’une élection), à générer un vote utile relatif à l’élection : avec le système majoritaire à un tour, le vote utile favorise en effet les candidats qui ont une chance de remporter la primaire (pas l’élection) ; dans le système majoritaire à deux tours, le vote utile au premier tour n’a pas non plus comme horizon immédiat l’élection, mais plutôt le second tour (on vote pour les candidats jugés capables d’y accéder). En revanche, au second tour, le vote utile ne voit que l’élection et cherche à favoriser celui des deux candidats qui a le plus de chances de la gagner (ou de faire obstacle à un candidat, si l’espoir de gagner est nul).
Alternativement, on pourrait imaginer une formule hybride, avec un premier tour au jugement majoritaire et un second tour qui verrait s’affronter les deux candidats ayant remporté le meilleur jugement majoritaire. Il est hautement probable que figure parmi ces deux candidats celui qui est le plus apte à remporter l’élection. En conclusion, nous tenons ici à souligner la valeur du vote « utile », ou « stratégique », que les tenants de procédures électorales alternatives permettant à l’électeur d’exprimer un jugement sur chacun des candidats promettent d’éliminer. Ceci nous paraît une approche à courte vue. Le vote stratégique permet davantage à l’électeur d’arriver à ses fins. Son résultat n’est donc pas moins démocratique que celui d’un vote « sincère » ou « idéologique ». C’est un vote intelligent. Il n’est certes pas infaillible, car il dépend étroitement des informations dont dispose l’électeur, notamment sur les candidats des autres forces politiques (on l’a vu en 2016). Il ne devrait pas pour autant disparaître du système électoral de la primaire.
Conclusion
Voir, par exemple, Olivier Duhamel et Olivier Ferrand, op. cit., et Olivier Duhamel, op. cit.
La recommandation d’une primaire de coalition, à gauche comme à droite, et le modèle que devrait selon nous recouvrir cette primaire ou ce système de départage des candidatures sont étroitement liés au cadre politique, institutionnel et conjoncturel actuel. Autrement dit, nous ne prétendons pas qu’il puisse s’agir d’une solution pérenne, valable pour toutes les élections présidentielles à venir. Si l’évolution des organisations partisanes semble offrir un avenir prometteur aux primaires, il pourrait suffire d’une modification du cadre institutionnel pour rendre celles-ci caduques. On pense, par exemple, à une réforme des conditions de candidature à l’élection présidentielle ou du mode d’élection du chef de l’État. On a souvent remarqué, à juste titre, que la primaire de coalition n’a pas été autre chose pendant longtemps que le premier tour de l’élection présidentielle93. Mais ce système semble avoir trouvé ses limites avec la tripartition, voire la quadripartition de la vie politique, qui a empêché lors de la dernière élection présidentielle l’émergence de deux vainqueurs nets du premier tour et conduit à l’élection d’un président doté d’une base électorale ayant pu sembler étroite (si l’on se réfère à ce premier tour).
Une révision des conditions d’accès au second tour, sur le modèle des législatives, pourrait ainsi être envisagée. Ou même, pourquoi pas, l’ajout d’un tour préalable, qui serait en fait un pré-premier tour, une sorte de primaire américaine organisée par l’État mais qui sélectionnerait non pas deux candidats, comme en Californie, mais quatre. L’avantage d’une telle solution serait de réinstitutionnaliser la primaire, en la faisant redevenir l’un des tours de l’élection présidentielle, et de délester les partis de ce problème devenu lancinant : faire ou ne pas faire la primaire…
Annexes
Extraits des règlements des Partis démocrate et républicain pour la primaire présidentielle de 2020
Parti démocrate : sélection des délégués, nombre de délégués par État, modalités d’élection, types de délégués
Delegates are individuals chosen to represent their state at their party’s national nominating convention. They are typically party activists, local political leaders, or early supporters of a particular presidential candidate. They are either selected in primaries, caucuses, or local party conventions, or included because of their positions as elected representatives or members of the party leadership.
The number of delegates awarded to each state is determined by a formula that factors the state’s popular vote for the Democratic nominee in the previous three elections, the state’s electoral votes, and when the state’s primary is held.[7]
Each state has its own method for selecting delegates that may occur at the county, district, and/or state level. In some states, a voter directly votes for a presidential candidate in the presidential preference primary and delegates are separately chosen at party conventions.[8] In other states, a voter indirectly votes for a presidential candidate by supporting a delegate or delegates committed to him or her.
Delegates are allocated proportionally based on the outcome of each state’s primary contest. A candidate is typically only eligible to receive a share of the pledged delegates at stake if they win at least 15 percent of votes cast in a primary or caucus. That standard is referred to as the 15 percent threshold.[10] In addition to pledged delegates, there are alternate delegates for each state, Washington, D.C., Puerto Rico, the U.S. territories, and Democrats Abroad. Alternates attend the convention but do not vote unless a pledged delegate was unable to attend.
Pledged delegates
Pledged delegates are elected during primaries, caucuses, or party conventions, and must express either a presidential candidate preference or an uncommitted preference as a condition of their election.
Rule 13(J) of the Democratic National Committee defines a pledged delegate’s responsibility :
There are three distinct types of pledged delegates :
• Pledged district delegates are distributed and elected at the congressional or state legislative district level.
• Pledged at-large delegates are distributed and elected statewide.
• Pledged PLEO delegates are party leaders and elected officials. Pledged PLEO delegates are most often selected in a similar manner to at-large delegates.
Automatic delegates
Automatic delegates are unpledged delegates to the Democratic National Convention. Automatic delegates, who are often called superdelegates, are not required to pledge their support to any presidential candidate. Automatic delegates include members of the Democratic National Committee, Democratic members of Congress, Democratic governors, or distinguished party leaders, including former presidents and vice presidents. They are free to support any presidential candidate of their choosing.
Following the 2016 presidential election, the Unity Reform Commission was formed to revise the Democratic nominating process, including reducing the number and power of automatic delegates. At the conclusion of the party’s national convention on August 25, 2018, officials voted to adopt a measure banning automatic delegates from voting on the first ballot at a contested national convention.
Source : https://ballotpedia.org/Democratic_delegate_rules,_2020.
Types de délégués
Republican delegates are typically selected through elections, by the Republican state committee, by state or congressional district conventions, or by holding a leadership position within the state’s Republican Party. There are four types of pledged delegates :
1. Pledged district delegates are elected at the congressional district level. There are three district-level delegates in each congressional district.
2. Pledged at-large delegates are distributed and elected statewide, with 10 at-large delegates in each state.
3. Pledged party leaders are leaders from each state and territory : national committeeman, national committeewoman, and state party chair.
4. Pledged bonus delegates are assigned to states whose electoral votes went to the Republican nominee in the last presidential election and states where Republicans hold the majority of the statewide offices.
Source : https://center-forward.org/delegate-selection-process-basic/.
Parti démocrate : règles de l’élection du candidat présidentiel par la convention nationale du parti (juillet 2020)
The 2020 Democratic National Convention will be held in Milwaukee, Wisconsin from July 13 to July 16. At the convention, 4,750 delegates will vote to choose the Democratic presidential candidate. Of the total delegates, there are 3,979 pledged delegates that are elected or chosen at the state or local level. The pledged delegates are picked with the expectation that they will support a specific candidate at the convention. The number of delegates in each state typically depends on certain factors such as how big the state is, how Democratic it leans, when the primary is held, and its electoral vote. Overall, a candidate must win at least 15% of the votes cast in the primary or caucuses in order to receive any delegates. In 2020, superdelegates are a group of 771 delegates that are not required to pledge their support to a specific presidential candidate. The superdelegates are typically members of the DNC, Democratic members of Congress, Democratic governors, or distinguished party leaders, including former presidents and vice presidents.
To win the Democratic nomination at the convention in July, a presidential candidate must receive support from a majority of the pledged delegates (1,990 delegates) on the first ballot. If the convention is contested and goes to a second ballot, the candidate must receive majority support from all delegates (2,375 delegates).
A brokered convention is a presidential nominating convention that fails to nominate a candidate in the first round of delegate voting because no candidate gets the votes of more than half the delegates. If no candidate received at least 1,990 delegates in the first round of voting, the party’s nomination is decided through additional rounds of votes. In these additional rounds, the delegates are no longer bound to vote for the candidate they originally supported. Following a rule change by the DNC, Democratic party superdelegates can only vote on the second ballot on at the convention.
Source : https://center-forward.org/delegate-selection-process-basic/
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