Les protestants en France, une minorité active
Introduction
Le protestantisme : une famille recomposée
Protestants et/ou « évangéliques » ?
Un protestantisme multiculturel
Une religiosité transconfessionnelle
La vigilance protestante face aux enjeux sociétaux
Une posture de vigilance et d’interpellation
Liberté de culte menacée ? Les protestants se fâchent
Retour sur les 500 ans de la réforme (1517-2017)
Que voulait-on commémorer au juste ?50
Une commémoration à dimension œcuménique
Une rencontre avec les protestants qui a inspiré le président Emmanuel Macron
Conclusion
Résumé
Ces dernières années, avec l’union des Églises réformées et luthériennes, la croissance des évangéliques et une diversité culturelle accentuée, le protestantisme a connu en France une importante reconfiguration. Non sans susciter quelques tensions, ces évolutions ont accru le rôle de la Fédération protestante de France (FPF), laquelle a pour mission de représenter l’unité plurielle du protestantisme, y compris des évangéliques, devant les pouvoirs publics. Face à la volonté du Conseil national des évangéliques de France de promouvoir l’identité propre du protestantisme évangélique existe le risque d’une bipolarisation du protestantisme français. Le protestantisme assume une présence affirmée dans l’espace public et refuse une laïcité conçue comme une neutralisation-invisibilisation religieuse de la vie sociale.
Invités par le président Emmanuel Macron, à l’occasion de la commémoration des 500 ans de la Réforme, à rester les « vigies de la République », les protestants endossent sans problème ce rôle en interpellant les pouvoirs et l’opinion publics sur divers sujets sociétaux. La Fédération protestante de France s’est notamment opposée vigoureusement au « Projet de loi confortant le respect des principes de la République » (anciennement « Projet de loi contre le séparatisme ») qui, derrière cet objectif, a selon elle mis en place une laïcité sécuritaire de contrôle impactant particulièrement le culte protestant.
Jean-Paul Willaime,
Directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études (PSL-Sorbonne).
Le christianisme et la modernité européenne (1) récuser le déni
Le christianisme et la modernité européenne (2) comprendre le retour de l'institution religieuse
La France et les chrétiens d'Orient dernière chance
La crise orthodoxe (1) Les fondations, des origines au XIXème siècle
La crise orthodoxe (2) les convulsions, du XIXème siècle à nos jours
Les apports du christianisme à l'unité de l'Europe
La liberté religieuse
La religion dans les affaires : la RSE (Responsabilité sociale de l’entreprise)
Le pluralisme religieux en islam, ou la conscience de l'altérité
Coran, clés de lecture
L'humanisme et l'humanité en islam
Le soufisme : spiritualité et citoyenneté
Islam et contrat social
L'islam et les valeurs de la République
Éducation et islam
Introduction
« Déclaration de Emmanuel Macron, Président de la République, sur le protestantisme, la laïcité et sur les défis du monde contemporain, à Paris le 22 septembre 2017 », vie-publique.fr.
Voir « La Perception du protestantisme en France et en Allemagne », sondage Ifop pour la Fondation Bersier, octobre 2017, p.5.
Ibid.
Voir Anne Dollfus et Pierre-Yves Kirschleger, L’Église réformée de France (1938-2013). Une présence au monde, Classiques Garnier, 2021.
« Nous avons aussi besoin que vous restiez la vigie de la République, son avant-garde dans les combats philosophiques, moraux, politiques qui sont ceux de notre temps. »
Emmanuel Macron, 22 septembre 20171
En 2017, année du 500e anniversaire de la Réforme, une enquête a posé la question suivante à un échantillon représentatif de la population française : « Au XVIe siècle, deux grands réformateurs, l’un allemand, l’autre français, sont à l’origine du protestantisme. Pouvez-vous citer leur nom ? ». Plus de la moitié des Français n’ont pu se prononcer ni pour le réformateur allemand (56 %), ni pour le réformateur français (62 %)2.
Si une inculture religieuse généralisée a déjà été constatée à plusieurs reprises, on a moins souligné le fait que celle-ci était encore plus manifeste lorsqu’il s’agissait d’une religion micro-minoritaire. Le protestantisme, c’est 2,5 % de la population en France métropolitaine et 5 % dans les départements et territoires ultramarins. Certes, on trouve de bonnes publications « grand public » (y compris en bandes dessinées) présentant Luther, Calvin et le protestantisme et, à côté de l’hebdomadaire protestant Réforme, le quotidien catholique La Croix et l’hebdomadaire chrétien La Vie suivent régulièrement l’actualité protestante. Mais tout cela paraît encore insuffisant pour que le protestantisme soit mieux connu. Autre constat apporté par l’enquête évoquée plus haut, les Français connaissent mieux le réformateur allemand Martin Luther (32 %) que le réformateur français Jean Calvin (25 %)3. Trois raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, la personnalité et la vie de Luther furent plus popularisées que celles de Calvin et sa traduction de la Bible en allemand et ses catéchismes contribuèrent à sa popularité. Ensuite, si l’on parle assez souvent d’Églises « luthériennes », on ne parle pas d’Églises « calvinistes » mais d’Églises « réformées » ou « presbytériennes ». Enfin, en France, le protestantisme ayant été souvent perçu au cours des siècles comme un monde religieux venant de l’étranger, en particulier d’Allemagne et d’Amérique, il subsiste dans notre pays une sorte d’« hétéro-image » qui peine à intégrer le fait qu’un Français soit aussi à l’origine du protestantisme.
Jusque dans les années 1960, et bien qu’il existât déjà depuis plus d’un siècle de nombreuses autres petites Églises, on pouvait identifier le protestantisme français aux Églises réformées et luthériennes avec ses deux Églises les plus importantes – numériquement et symboliquement – qu’étaient l’Église réformée de France (ERF) et, côté luthérien, l’Église de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine. Mais, outre que les Églises luthériennes étaient surtout cantonnées à l’Est (Alsace et Pays de Montbéliard), on identifiait d’autant plus facilement le protestantisme aux réformés que l’ERF dominait intellectuellement et théologiquement la scène protestante française avec une génération de théologiens et de pasteurs se revendiquant de Karl Barth (1886-1968), grande figure de la théologie protestante et de la résistance spirituelle au nazisme4. Or, aujourd’hui, si le pôle luthéro-réformé reste important (au-delà d’ailleurs de son poids numérique), il prend place dans un paysage protestant profondément reconfiguré.
L’objet de cette note est de montrer d’abord pourquoi on peut parler du protestantisme français comme d’une famille recomposée, avec la poussée évangélique de ces dernières décennies et une diversité culturelle accrue de la population protestante. Par la suite, nous verrons comment le protestantisme, via la Fédération protestante de France (FPF), participe aux débats publics sur les questions sociétales. Enfin, dans une dernière partie, nous nous arrêtons sur le 500e anniversaire de la Réforme tel qu’il s’est déroulé en France en 2017, en analysant sa dimension œcuménique et le discours que le président de la République française adressa aux protestants à cette occasion.
Le protestantisme : une famille recomposée
Voir Valérie Duval-Poujol et Christian Krieger, Un nouvel élan pour la Fédération protestante de France, Éditions Olivétan, 2017.
Le protestantisme français a été assez fortement recomposé ces dernières années. Tout d’abord, il a connu deux regroupements, avec la création, en 2006, de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (Uepal), réunissant l’Église protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine et l’Église protestante Réformée d’Alsace et de Lorraine, puis la création, en 2012, de l’Église protestante unie de France (EPUdF), réunissant l’Église réformée de France et l’Église évangélique luthérienne de France. Ensuite, on a assisté à une poussée du protestantisme évangélique et à la création du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) en 2010. Enfin, le protestantisme a connu une diversification culturelle accentuée de sa population.
Avant de nous arrêter un peu plus longuement sur les deux dernières recompositions mentionnées, nous nous limiterons ici à un bref éclairage sur l’unité luthéro-réformée. Les branches réformée et luthérienne du protestantisme, tout en se distinguant sur quelques points (notamment la façon de concevoir la présence réelle du Christ dans le pain et le vin de la Sainte-Cène, ou eucharistie), étaient déjà très proches. Avec la signature, en 1973, de la Concorde de Leuenberg, qui reconnaissait la pleine communion ecclésiale de chair et d’autel entre luthériens et réformés, le fruit était mûr pour des unifications ecclésiastiques. En France, les pasteurs luthériens et réformés étaient déjà formés dans les mêmes facultés de théologie et suivaient ensemble des sessions de formation continue. L’existence d’Églises protestantes propres à l’Alsace-Moselle est due au fait que cette région n’étant pas sous souveraineté française lors de la séparation des Églises et de l’État de 1905, il y subsiste un droit local des cultes héritier du Concordat de 1801 et des articles organiques de 1802. Précisons, enfin, que si le protestantisme luthéro-réformé de la « France de l’intérieur » est à dominante réformée, il est à dominante luthérienne en Alsace-Moselle.
Recomposition luthéro-réformée, donc, mais aussi recomposition plus générale du protestantisme français avec, à partir des années 1960, une poussée du protestantisme évangélique qui va tendre à déplacer le centre de gravité du protestantisme du pôle luthéro-réformé vers le pôle évangélique. La FPF est un bon témoin de ce déplacement du centre de gravité. Longtemps dominée par les Églises du pôle luthéro-réformé, elle rassemble désormais en son sein, à côté des Églises luthéro-réformées et de quelques Églises évangéliques qui en furent membres très tôt, une grande diversité d’Églises : adventiste, baptiste, évangélique, pentecôtiste, méthodiste, Mission évangélique tzigane, Armée du salut, Hillsong Church, etc. Ce qui n’est pas sans susciter quelques tensions et la nécessité de repréciser pour les uns et les autres le sens du lien fédératif5. La FPF n’est pas une Église, c’est une association loi 1901 qui rassemble non seulement des Églises et des unions d’Églises, mais aussi des institutions, des œuvres et des mouvements du protestantisme français. Elle gère des services communs et les diverses aumôneries. Tout en cherchant à renforcer le témoignage commun du protestantisme français, sa principale fonction est de lereprésenter auprès des pouvoirs publics.
Protestants et/ou « évangéliques » ?
Voir « Statistiques du protestantisme évangélique 2021 », blog de Sébastien Fath, 21 janvier 2021.
Voir Valérie Aubourg, Réveil catholique. Emprunts évangéliques au sein du catholicisme, Presses universitaires de Rennes, 2020.
Voir Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France 1800-2005, Labor et Fides, 2005, p. 303 sqq.
Daniel Liechti, Les Églises protestantes évangéliques en France. Situation 2017. Étude statistique et cartographique, Conseil national des évangéliques de France (CNEF), octobre 2016, p. 11 (téléchargeable).
La sola scriptura est une expression latine signifiant « l’écriture seule » et désigne un principe protestant selon lequel la Bible est une autorité en elle-même.
Voir Richard Alex Neff, Évangéliques en réseau. Trajectoires identitaires entre la France et les États-Unis, L’Harmattan, 2016.
Sébastien Fath, « Dieu est-il américain ? Modes d’acculturation du protestantisme évangélique », Archives de sciences sociales des religions, n° 126, avril-juin 2004, p. 39.
De 1960 à nos jours, il y a eu une incontestable croissance du protestantisme évangélique et ce fait est souvent mentionné, à côté du salafisme dans le monde musulman, comme l’une des expressions les plus significatives, à l’heure actuelle, de la réaffirmation militante du religieux. En France, alors que les évangéliques ne représentaient que 10 % des protestants dans les années 1960, ils en représentent près de 50 % aujourd’hui. Cette nette progression de l’évangélisme est un phénomène mondial : selon des « statistiques évangéliques globales (incluant les pentecôtistes) » régulièrement validées par l’historien Sébastien Fath, on est passé de 500 millions d’évangéliques dans le monde en 2010 à 665 millions en 2021 (soit un peu plus d’un chrétien sur quatre)6.
Mais qu’entend-on par « évangélique » ? Ce terme désigne aujourd’hui une sensibilité religieuse particulière qui se manifeste aussi bien à l’échelle individuelle – un évangélique, autrement dit une personne qui partage cette sensibilité – qu’à l’échelle collective – une Église évangélique, un mouvement évangélique, un courant évangélique, une musique évangélique… On peut aussi, pour souligner le caractère transconfessionnel de l’évangélisme, parler d’un courant évangélique au sein d’une Église qui ne l’est pas7. Cette sensibilité est née en terrain protestant, même si elle a débordé ensuite de ce terreau d’origine. On la rencontre dès le XVIe siècle, avec les partisans de ce que les historiens ont appelé la Réforme radicale qui se distinguait des Réformes magistérielles introduites par le ralliement à la Réforme d’un souverain. Luther et Calvin ont préconisé un nouveau modèle institutionnel de l’Église fondé sur ses deux marques fondamentales : la prédication « correcte » de l’Évangile et l’administration « correcte » des sacrements. C’est un modèle qui diffère de celui de la messe catholique mais qui reste un modèle institutionnel : de haut en bas, l’institution « Église » offre des « biens de salut » avec plus ou moins de succès.
Dans la conception évangélique de l’Église, celle-ci n’est pas une institution mais une association dans laquelle on entre volontairement et qui réunit des membres qualifiés. C’est l’ecclésiologie des Églises dites de « professants » : on y entre par le baptême d’adultes et après avoir personnellement professé sa foi devant l’assemblée. Dans cette conception, l’Église est l’assemblée locale des croyants, la congrégation des « convertis ». C’est un régime congrégationaliste où « Église » au singulier signifie toujours « Église locale ». Aux échelles supralocales, on parle d’« union », de « fédération », de « communauté » d’Églises (sous-entendu « locales »). L’évangélisme et les évangéliques incarnent un christianisme de conversion – on ne naît pas chrétien, on le devient après une expérience personnelle de rencontre (avec Dieu, avec Jésus) –, un christianisme de professants où chacun est invité à témoigner de la façon dont sa vie a été transformée par la conversion.
Une telle sensibilité a traversé les siècles et s’est notamment manifestée par divers mouvements de « Réveils » cherchant à réanimer la piété et par des mouvements cherchant à réassurer une orthodoxie face à des libéralismes qui, pour leurs détracteurs, diluaient l’Évangile dans l’esprit du siècle. On a là les deux pôles du monde évangélique : le pôle piétiste-orthodoxe et le pôle charismatique-pentecôtiste8. En 2010, la création du CNEF sur la base d’un rassemblement de ces deux pôles a marqué une étape importante de l’histoire de l’évangélisme en France, étape caractérisée par l’affirmation d’une identité évangélique commune à toutes les Églises membres au-delà de leur diversité. Cela a contribué ad intra à ordonner la diversité du monde évangélique et à définir certaines limites (par exemple, en se distanciant de l’« Évangile de la prospérité », théologie qui valorise la richesse et la réussite comme don de Dieu) et, ad extra, à mieux rendre visible cette sensibilité protestante et à la faire davantage reconnaître par les autorités civiles. Avec 500.000 pratiquants réguliers en France métropolitaine, le nombre de protestants évangéliques a été multiplié par dix de 1950 à 2017, chiffres auxquels on peut ajouter les 150.000 pratiquants réguliers dans les DOM-TOM9. On remarquera que les évangéliques dénombrent les pratiquants « réguliers » : lorsqu’on est évangélique, on est en effet censé fréquenter régulièrement le culte dominical. Plusieurs enquêtes ont montré que les taux de pratique cultuelle et de lecture de la Bible étaient significativement plus élevés chez les évangéliques que chez les luthéro-réformés.
On observe aussi un nombre croissant de pasteurs évangéliques. En 2015, on dénombrait un peu plus de 800 pasteurs luthéro-réformés (460 pour l’EPUdF, 263 pour l’Uepal, plus les pasteurs de quelques autres petites Églises de tradition réformée ou luthérienne) et quelque 1.750 pasteurs de tendance évangélique et pentecôtiste, soit un total de 2.550 pasteurs en France. Le niveau de formation de tous ces pasteurs est très variable.
Le CNEF déclare vouloir « promouvoir l’identité et l’unité du protestantisme évangélique », alors que la FPF se donne pour mission de promouvoir l’unité plurielle de tout le protestantisme, laquelle inclut, à côté des Églises luthéro-réformées, des Églises adventistes, baptistes, méthodistes, pentecôtistes et diverses autres Églises évangéliques. Même si l’intitulé ne le mentionne pas, le CNEF s’ancre explicitement dans le protestantisme. Il y a un pôle FPF au sein même du CNEF qui regroupe sept unions d’Églises qui font à la fois partie du CNEF et de la FPF. Mais si le CNEF parle volontiers d’« Églises protestantes évangéliques », il préfère utiliser l’expression « chrétiens évangéliques » et non le terme « protestants » quand il s’agit des personnes.
S’il y a donc un pôle FPF au sein du CNEF, il y a aussi une « coordination évangélique » au sein de la FPF qui rassemble vingt unions d’Églises, dont sept appartiennent également au CNEF. S’affirmant comme des « Églises de professants » au sein de la FPF, la coordination évangélique, tout en reconnaissant la pluralité du protestantisme, veut soutenir au sein de la FPF « la compréhension de la sola scriptura10 dans l’héritage de l’aile évangélique de la Réforme ». Constituée en 2015 après le vote du synode de l’EPUdF ouvrant la possibilité de bénédiction de couples de même sexe, la coordination évangélique a souhaité que le conseil de la FPF tienne davantage compte dans ses déclarations publiques des positions différentes des évangéliques en la matière.
Le protestantisme évangélique a incontestablement pris de l’importance au sein du protestantisme français. On le constate aussi dans le fait que certains préfèrent désormais s’identifier comme « chrétiens évangéliques » ou comme « évangéliques » plutôt que comme « protestants », ce dernier qualificatif étant trop lié pour eux aux luthéros-réformés. On tient à se différencier, à affirmer son identité de « professant » plutôt que de « protestant ». Mais d’autres se contentent, sans congédier le qualificatif de « protestant », de lui adjoindre l’adjectif « évangélique » : « protestant évangélique ». De ce point de vue s’illustre l’Union nationale des Églises protestantes réformées évangéliques de France (Unepref), qui cumule donc tous les qualificatifs.
Même si diverses influences nord-américaines se sont exercées sur l’évangélisme en France, en particulier via des publications et l’hymnologie, ce qui est loin d’être négligeable, les évangéliques français semblent avoir un rapport tout autre au politique et à l’argent11. Et si quelques Églises évangéliques se développent selon le modèle de l’entreprise, la plupart relèvent plus du modèle bien français de l’association. Bref, si à travers l’évangélisme il existe bien un certain phénomène d’américanisation de Dieu, on ne peut nier les « ancrages religieux européens du protestantisme évangélique12 ».
Un protestantisme multiculturel
Pour ces observations et les données qui suivent, voir Conrad Hackett, Brian J. Grim, Vegard Skirbekk, Marcin Stonawski et Anne Goujon, Global Christianity – A Report on the Size and Distribution of the World’s Christian Population, Pew Research Center, décembre 2011.(téléchargeable).
Ibid., p. 29.
Ibid., p. 10.
Pour Paris, voir Yannick-Fer et Gwendoline Malogne-Fer (dir.), Le Protestantisme à Paris, Labor et Fides, 2017.
Bernard Coyault, « Mutations culturelles et religieuses du protestantisme historique en région parisienne : le cas de l’Église protestante unie de Melun », in Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer (dir.), op. cit., p. 65.
Ibid., p. 73.
Voir André Gagné, Ces évangéliques derrière Trump, Labor et Fides, 2020.
Né en Europe et d’abord présent sur ce continent à travers des Églises territoriales de tradition luthérienne (Église du Danemark), réformée-presbytérienne (Église d’Écosse, Église réformée de France) ou anglicane (Église d’Angleterre), donc avec une nette dominance du pôle luthéro-réformé (avec la particularité de l’anglicanisme), le protestantisme constitue aujourd’hui un monde chrétien présent sur tous les continents, avec une très grande diversité d’Églises à dominante évangélique-pentecôtiste. Il existe certes des Églises luthériennes, réformées-presbytériennes, anglicanes-épiscopaliennes en Afrique, en Asie et dans les Amériques, autrement dit des expressions du protestantisme qui remontent au XVIe siècle et qui se sont répandues aux quatre coins du monde, mais c’est à présent un christianisme d’inspiration évangélique-pentecôtiste qui, sous des formes extrêmement diverses, domine la scène mondiale du protestantisme. Ces formes sont tellement différentes que la question est régulièrement posée de savoir si nombre de ces Églises peuvent encore être considérées comme protestantes.
Le protestantisme s’est déseuropéanisé, il est devenu africain, chinois, coréen, malgache, latino-américain : il est très significatif de constater que les cinq pays qui, dans le monde, comptent actuellement le plus de protestants ne sont pas européens13. Par ordre d’importance du nombre absolu de protestants viennent en tête les États-Unis, le Nigeria, la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud. En 2010, sur 100 protestants dans le monde, 37 vivent en Afrique subsaharienne, 33 dans les Amériques, 17 en Asie-Pacifique et 13 en Europe14. En cinq cents ans, on est passé d’un phénomène régional limité à quelques territoires d’Europe à un phénomène mondial qui représente désormais 37 % des chrétiens dans le monde (plus de 800 millions de personnes)15. Dans cette diffusion à l’échelle mondiale, les entreprises missionnaires des XIXe et XXe siècles ont joué un grand rôle, mais désormais il existe de nombreuses Églises indépendantes, dont certaines fonctionnent en réseau.
En France même, on assiste à une véritable multiculturisation du protestantisme à travers l’implantation et le développement d’Églises que l’on a appelées au début « Églises issues de l’immigration ». Certaines d’entre elles sont membres de la FPF, telles l’Union des Églises évangéliques arméniennes de France, la Communauté des Églises d’expression africaines en France, l’Église protestante malgache en France, la Fédération des Églises coréennes en France ou la Mission évangélique tzigane de France. Parmi les Églises uniquement membres du CNEF, on trouve des Églises de la France ultramarine, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion. Ce protestantisme ultramarin est très nettement à dominante évangélique (baptiste, pentecôtiste). Mais toutes ces Églises d’autres cultures qui sont membres de la FPF et/ou du CNEF ne sont qu’une part du monde évangélique en France. Il y a un évangélisme hors FPF et hors CNEF dont on connaît encore mal les contours et les évolutions. Il existe par exemple une trentaine d’Églises d’expression chinoise dans la région parisienne. Les cultes se tiennent en mandarin mais on voit aussi émerger des cultes en français à destination des nouvelles générations chinoises parfaitement francophones. En Seine-Saint-Denis, chaque dimanche, des cultes ont lieu dans diverses langues africaines, ailleurs des cultes en berbère, en arabe, en japonais, ainsi qu’en anglais16.
Cette multiculturisation, on l’observe aussi, à des degrés divers il est vrai, au sein des paroisses de l’EPUdF et de l’Uepal. Cela peut aboutir à des situations où, par exemple, dans l’Église protestante unie de Melun, le conseil presbytéral est composé de Blancs métropolitains tandis que l’assemblée cultuelle dominicale est à dominante africaine d’origine. Une vie paroissiale où le choix du menu des repas paroissiaux (gigot d’agneau à la française ou poulet à l’africaine) peut devenir matière à débat et nécessiter des « compromis culinaires17 ». Quant aux chants – ils tiennent une place importante dans le culte protestant –, entre psaumes huguenots, chorals luthériens, cantiques revivalistes du XIXe siècle, gospel, cantiques contemporains de diverses origines (évangélique, catholique, de la communauté œcuménique de Taizé…) et chants africains, coréens ou malgaches, l’hymnologie protestante offre un large spectre et, dans certaines paroisses, là où une dimension bi- ou multiculturelle est importante, des équilibres doivent être trouvés.
En France métropolitaine, le pastorat lui-même est devenu aujourd’hui beaucoup plus multiculturel qu’il ne l’était auparavant : en 2015, 22,6 % des pasteurs de l’EPUdF (104 sur 460) étaient d’origine étrangère, avec, à côté de pasteurs venant d’autres pays européens (notamment 31 venant d’Allemagne), 24 pasteurs venant du continent africain et 9 en particulier de Madagascar. Il faudrait compléter ces indications en incluant les pasteurs exerçant leur ministère dans des Églises d’expressions africaines, antillaises ou asiatiques. Cette relative multiculturisation du pastorat est à l’image même du monde protestant métropolitain qui comprend désormais un nombre non négligeable de personnes originaires d’Afrique subsaharienne, de Madagascar, des Antilles, et d’ailleurs. Les pasteurs d’origine africaine exercent souvent, dans des paroisses multiculturelles, un « rôle d’interface culturelle, points de contact et interprètes entre deux mondes (ou plus)18 ». Prenant conscience de cette diversité culturelle accrue du protestantisme, la FPF a initié un programme nommé « Mosaïc » visant à sensibiliser les pasteurs et les laïcs à cette dimension, notamment en mobilisant des protestants de diverses origines sur des projets concrets.
À l’échelle mondiale, certaines images de l’évangélisme aux États-Unis, au Brésil, en Corée du Sud ou encore en Afrique subsaharienne, relayées par les médias, rejaillissent sur la perception que l’on se fait de l’évangélisme en France. Méthodes contestables d’évangélisation et de conversion (y compris à l’hétérosexualité), scandales sexuels, exploitation financière, simulacres de guérisons, manipulations diverses, collusions avec des partis extrémistes, soutiens à l’ancien président américain Donald Trump19 ou radicalisme éthique (par exemple contre l’avortement) nourrissent des perceptions négatives de l’évangélisme, dès lors identifié à un mouvement sociopolitique conservateur et antidémocratique, et/ou à un mouvement sectaire de personnes endoctrinées par des autoentrepreneurs charismatiques sans autre contrôle qu’eux-mêmes. Si cet évangélisme sociopolitique est une réalité, en particulier aux États-Unis et au Brésil, force est de reconnaître qu’il ne correspond pas à la réalité de l’évangélisme en France, notamment celui encadré par la FPF et/ou le CNEF. Ce qui ne signifie aucunement que l’évangélisme en France soit à l’abri de dérives sectaires.
Une religiosité transconfessionnelle
Dans divers articles, j’ai développé des analyses concernant ce que j’appelle l’« évangelicalisation sociologique » du christianisme, plus particulièrement du protestantisme. En forgeant le concept sociologique d’« évangélicalisation » à partir du mot evangelical, qui désigne en anglais la sensibilité évangélique, je veux désigner le fait que, dans un environnement où la normalité dominante est devenue la sécularité, être chrétien est devenu du même coup un non-conformisme, une affaire de choix personnel. Un choix personnel contre-culturel qui demande un effort particulier parce qu’allant à contre-courant de la tendance dominante : la sécularité indifférente au religieux ou hostile au religieux. Cette condition sociétale du religieux transforme la religiosité chrétienne en une religiosité de convertis, les Églises en Églises de professants. Cela ne signifie aucunement une conversion à la théologie évangélique ou à l’éthique évangélique car, et c’est là le second point, une religiosité de convertis tend à euphémiser les différences doctrinales : ce qui prime, c’est l’expérience de sa rencontre avec Dieu. Cette euphémisation pourrait aller vers une déthéologisation du christianisme qui se traduirait aussi bien par une décatholisation que par une déprotestantisation. En effet, dans ce cas, ce n’est ni l’inscription dans la tradition garantie par la succession apostolique (catholicisme), ni la référence à une lecture « correcte » de la Bible (protestantisme) qui légitime l’engagement religieux, mais l’expérience immédiate du divin. Immédiate par l’érosion, voire à terme l’élimination, des médiations institutionnelles et théologiques. Ce qui se manifeste déjà par le fait que certaines Églises de convertis apparaissent comme ni protestantes, ni catholiques, ni même pentecôtistes. Dieu au risque du marché et des followers ? La fracture, dans le monde protestant français, passerait moins entre les luthéro-réformés et les évangéliques – car l’évangélisme est bien, depuis le XVIe siècle, une branche plurielle de la famille protestante –, mais entre les évangéliques protestants et une mouvance religieuse de convertis sans autre nom que born again. La religiosité transconfessionnelle des convertis peut donc aussi évoluer vers une religiosité aconfessionnelle.
La vigilance protestante face aux enjeux sociétaux
Une posture de vigilance et d’interpellation
« Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur le protestantisme, la laïcité et sur les défis du monde contemporain, à Paris le 22 septembre 2017 », op. cit.
Voir Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard, 2008.
Laurent Schlumberger, discours prononcé lors de la cérémonie de remise des insignes de la Légion d’honneur, 19 avril 2017 (voir).
Ibid., 06’59”.
« Transcription du discours des vœux du Président de la République aux autorités religieuses », elysee.fr, 4 janvier 2018.
Ces textes sont téléchargeables sur la page « Éthique et société » du site de la FPF.
La loi Claeys-Leonetti du 3 février 2016 sur les droits des personnes en fin de vie, qui consacre le droit de chaque personne à demander une sédation profonde et continue jusqu’à son décès, dans certaines conditions, entre officiellement en application le 5 août 2016 avec la publication de trois textes réglementaires.
Interpellations protestantes sur l’assistance médicale…, p. 5.
Conseil national des évangéliques de France (CNEF), Quel monde voulons-nous pour demain ?, 2018, p. 6.
Interpellations protestantes sur l’assistance médicale…, p. 5.
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre [1990], Seuil, coll. « Points essais », 2015, p. 202.
Fédération protestante de France (FPF), Pour une France et une Europe solidaires. Réflexions et interpellations de la FPF sur la question migratoire, texte validé par le conseil du 9 octobre 2020, p. 6 sqq. L’appellation Comité inter-mouvements auprès des évacués (Cimade) renvoie aux origines du mouvement, créé en 1939 par les mouvements de jeunesse protestants pour venir en aide aux Alsaciens-Mosellans déplacés dans le sud-ouest de la France. Voir aussi Cimade, Engager un changement des politiques migratoires. Les cinq propositions phares de la Cimade, janvier 2019.
Fédération protestante de France (FPF), Pour une France et une Europe solidaires…, p. 8.
Ibid. p.13.
Martin Kopp, Otto Schäffer, Claire Sixt-Gateuille, Jacques Varet et Vincent Wahl, Les Changements climatiques, Éditions Olivétan, 2014, et, sous la direction d’une dizaine de spécialistes, Terre créée, terre abîmée, terre promise, Écologie et théologie en dialogue, Éditions Olivétan, 2015.
Voir Nancy Goethals, « Décroître matériellement pour croître spirituellement », cathobel.be, 5 mars 2020.
François Clavairoly, « Plaidoyer de la Fédération protestante de France en faveur d’une transformation écologique, solidaire et démocratique », protestants.org, 21 avril 2019.
Fédération protestante de France (FPF), « Écologie. Recommandation n°2, votée par l’Assemblée générale le 30 janvier 2021 », p. 2 (téléchargeable).
Ibid.
Ibid.
Les protestants endossent volontiers et sans complexes le rôle de « vigies de la République » que leur a assigné le président Emmanuel Macron dans un discours prononcé le 22 septembre 2017 à l’occasion des 500 ans de la Réforme20. Très attachés à la séparation des Églises et de l’État, les protestants n’ont jamais pensé que cette séparation impliquait la non-participation des religions à la vie publique ou l’invisibilité des religions dans la vie sociale. Ils rappellent régulièrement que c’est l’État qui est et doit être laïc, ses institutions (en particulier l’école) et ses agents, et non la société. Celle-ci est ce qu’elle est, c’est-à-dire composée de personnes ayant des croyances et des convictions fort diverses ou de personnes, au contraire, n’ayant pas de croyances et de convictions déterminées. Par ailleurs, ces croyances et convictions peuvent être religieuses ou non.
L’État laïc auquel sont attachés les protestants est un État qui ne promeut ni la religion ni l’irréligion. L’article premier de la Constitution française indique que la République « respecte toutes les croyances », dans le cadre bien entendu du respect des lois qu’elle se donne et des droits humains fondamentaux. Dès lors que les religions respectent le cadre des démocraties pluralistes, les protestants estiment qu’elles ne doivent faire l’objet ni d’ostracisme, ni d’un quelconque traitement discriminatoire qui reposerait sur un sentiment de supériorité culturelle des incroyants sur les croyants. Jürgen Habermas l’a bien souligné : le dialogue démocratique entre des citoyens laïcs et des citoyens religieux, justement parce qu’il s’agit de citoyens, exige une réciprocité de respect impliquant l’écoute des raisons de l’autre21. Autrement dit, la laïcité n’implique pas, estiment les protestants, une totale privatisation des options de sens. Le pasteur Laurent Schlumberger qui, de 2012 à 2017, a été le premier président du Conseil national de l’EPUdF nouvellement créée, soutient l’idée que, dans une démocratie pluraliste, la République devrait reconnaître « la question spirituelle, c’est-à-dire celle du sens de la vie non seulement comme une question qui relève de la libre conscience, donc du débat intérieur, mais aussi, en démocratie, du débat entre tous22 ». Dans ce qu’il appelle la « conversation des transcendances23 », le protestantisme a selon lui un rôle spécifique à jouer.
En mentionnant dans les pages qui suivent les principaux domaines et sujets sur lesquels la FPF a jugé utile, nécessaire même, de faire entendre une voix protestante, nous nous intéressons ici non pas au fond des questions abordées, mais à la façon dont la FPF s’est saisie des questions sociétales, comment elle les travaille, comment elle conçoit les interpellations et recommandations qu’elle adresse à la société, et comment, en fin de compte, elle exerce ce ministère de vigilance et de vigie que nous avons évoqué. Nous le ferons en nous appuyant sur les textes et documents qu’elle a élaborés récemment par le biais de ses commissions, principalement sa commission « Éthique et société », mais aussi ses commissions « Écologie-Justice climatique » et « Droit et liberté religieuse ». Nous mentionnerons également deux réactions du CNEF.
En bioéthique
Dans l’allocution qu’il a prononcée le 4 janvier 2018 en présentant ses vœux aux autorités religieuses, le président Emmanuel Macron, évoquant les lois bioéthiques, avait souhaité qu’on prenne « le temps d’un vrai débat philosophique dans la société avant de légiférer24 ». Un débat à la participation duquel il avait explicitement invité les religions. Le protestantisme a réagi d’autant plus favorablement à cette invitation qu’il prône, dans le respect strict de la laïcité, une présence active des religions dans la vie sociale. Sur ces questions de bioéthique, les protestants estiment d’autant plus nécessaire d’interpeller les pouvoirs publics et l’opinion publique qu’arrivent à l’agenda de la décision politique des choix qui engagent la compréhension de la condition humaine.
La FPF, par le biais de sa commission « Éthique et société », présidée par le docteur Jean-Gustave Hentz, a notamment élaboré trois documents sur les questions de bioéthique25 :
– Interpellations protestantes sur l’Assistance Médicale à la Procréation et la Gestation Pour Autrui (PMA et GPA) texte validé par le conseil du 9 mars 2018 ;
– Interpellations protestantes sur la prise en charge de la fin de vie : soins palliatifs, euthanasie et suicide assisté, texte validé par le conseil du 26 janvier 2019 ;
– Contributions au dialogue au sujet des questions éthiques touchant la recherche sur l’embryon humain, les cellules-souches embryonnaires et la modification du génome humain, texte validé par le conseil du 7 janvier 2019.
Chacun de ces textes contient un état de la question à la fois d’un point de vue scientifique (état de la recherche, avis des spécialistes…) et d’un point de vue comparatif sur les choix effectués dans d’autres pays et sur les évaluations auxquelles ces choix avaient donné lieu. La commission a d’ailleurs plusieurs fois regretté qu’on ne réserve pas un temps suffisant à l’évaluation avant de légiférer (par exemple, sur la prise en charge de la fin de vie après le vote en 2016 de la loi Claeys-Leonetti)26.
Tout en prêtant attention aux réactions des Églises protestantes d’autres pays (Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni) et aux prises de positions de la Communion des Églises protestantes en Europe (CEPE), tout en n’ignorant pas les positions catholiques, chaque texte contient une approche biblique et une réflexion théologique et éthique plus ou moins développées. Pour ce qui concerne le rapport à la Bible, le texte sur l’assistance médicale à la procréation (AMP ou, plus couramment, PMA) et la gestation pour autrui (GPA) reconnaît, avec la CEPE, « qu’“aucun modèle de vie familiale ou de parentalité ne se dégage uniformément” de la Bible27 ». Ce constat a sans doute contribué à atténuer les divergences de vues entre luthéro-réformés et évangéliques. Tout en ayant le souci de tenir compte des opinions diverses que les protestants ont sur ces questions, les documents expriment, quand cela paraît nécessaire, les positions différentes, voire divergentes, des luthéro-réformés et des évangéliques (tout en soulignant qu’il y a des minorités significatives des deux côtés). Dans un document publié par le CNEF, les avis sont ainsi plus tranchés comme en témoigne cette phrase : « Nous sommes opposés à la fabrication d’enfants médicalement assistée et socialement instituée pour satisfaire le besoin d’adultes qui ont fait un choix de vie personnelle d’une sexualité naturellement inféconde28 ». Formulation à comparer avec le texte de la FPF : « Les protestants sont d’avis que les possibilités ouvertes par la médecine reproductive posent de redoutables problèmes moraux et que certaines de ces possibilités, comme la GPA, sont à écarter. […] En s’opposant à une évolution autorisant la gestation pour autrui (GPA) et en exprimant questions et réticences à propos de l’extension de l’assistance médicale à la procréation (AMP), le protestantisme est dans son rôle de “vigie de la République”29. » Les sensibilités évangéliques expriment de façon plus tranchée leurs différences/divergences avec les évolutions contemporaines. Tout en partageant avec les luthéro-réformés les mêmes interrogations, ils les transforment néanmoins en positions affirmées.
En éthique sociale et environnementale
D’un point de vue chrétien, toutes les questions relatives à la condition humaine sont liées, qu’elles relèvent de la bioéthique, de l’éthique sociale et environnementale ou de celle des droits humains fondamentaux. La visée éthique, selon l’heureuse formulation du philosophe Paul Ricœur, est « la visée de la “vie bonne” avec et pour les autres dans des institutions justes30 ». D’un point de vue chrétien, l’être humain n’est pas une monade individuelle détachée des autres mais toujours un être en relation, d’une part, dans le temps, avec une solidarité intergénérationnelle situant chacun entre des ascendants et des descendants ; d’autre part, dans l’espace, avec une fraternité universelle et une solidarité avec tout le monde du vivant habitant la planète Terre. Un point de vue éthique chrétien qui se soucie des plus vulnérables, des plus faibles, des plus démunis, des déplacés, des migrants…
Dans un document récent, la FPF rappelle que l’accueil de l’étranger est au cœur du message chrétien, tout comme l’expérience de la migration et de l’exil, et que les protestants français ont connu les chemins de l’exil au moment de la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Elle rappelle également le fort engagement, depuis la Seconde Guerre mondiale, de la Cimade dans l’accompagnement solidaire des personnes déplacées31. La FPF entend ainsi interpeller tout un chacun, gouvernants comme gouvernés, sur les situations dramatiques dans lesquelles se trouvent aujourd’hui des milliers de personnes, particulièrement en Méditerranée. Sur cette question, qui mobilise trop souvent la passion plus que la raison, la FPF estime qu’il est urgent et essentiel d’affirmer la primauté de l’humain, que la détresse des migrants est une réalité tragiquement réelle dont il faut prendre la juste mesure en puisant aux meilleures sources d’information et d’analyses. Il ne faut jamais oublier, dit ce texte, que les migrants sont « des sujets de droit qui doivent être respectés comme toute autre personne32 ». La FPF interpelle les pouvoirs publics sur la rétention administrative et sur la nécessité de promouvoir une politique européenne commune en matière d’asile solidaire. Et la FPF de conclure que, dans cette affaire, c’est « l’humanisme européen qui est en jeu. Or, en France comme dans les autres pays d’Europe, c’est avec les personnes migrantes et non contre elles que continuera à s’affirmer le projet européen33 ».
Engagée dans la cause écologique, particulièrement depuis la COP 21, la FPF a aussi publié deux livrets importants sur le sujet34. En la personne de Martin Kopp, théologien protestant et écologiste originaire d’Alsace qui préside la Commission « Écologie-Justice climatique » de la FPF, le protestantisme français compte un penseur et un acteur de la cause écologiste d’envergure internationale, qui a notamment été chargé du plaidoyer pour la justice climatique par la Fédération luthérienne mondiale (FLM). Il dirige également la campagne internationale « Living the Change », de l’organisation américaine Green Faith qui met sur pied un mouvement climatique et environnemental mondial et interconfessionnel. Certains voient même en lui « un apôtre de la décroissance matérielle et de la croissance spirituelle35 ».
Le 21 avril 2020, à l’occasion de la visioconférence organisée entre Emmanuel Macron et les chefs des cultes, le pasteur François Clavairoly, président de la FPF, a fait porter au président de la République un plaidoyer « en faveur d’une transformation écologique, solidaire et démocratique36 ». Ancrée dans la confiance et l’espérance chrétiennes, cette lettre n’en est pas moins alarmiste et elle invite à engager un « profond changement civilisationnel, spirituel et éthique ». Le président Emmanuel Macron est lui-même directement interpellé : « Haussez l’agir à son juste niveau. Les mobilisations à la marge seront notre perte ». Il y a urgence et c’est dès aujourd’hui qu’il faut agir, prend soin d’ajouter François Clavairoly, qui craint que la pandémie du Covid-19 ne « provoque une myopie de la pensée et de l’action », et qui conclut ainsi son plaidoyer : « Monsieur le Président, nous le disons avec gravité, nous sommes à un carrefour de l’histoire. »
La recommandation sur l’écologie, votée le 30 janvier 2021 par l’assemblée générale de la FPF, rassure néanmoins, car après avoir noté que « l’observation scientifique des évolutions de la situation écologique mondiale révèle que les engagements et les mesures prises sont dramatiquement insuffisants », elle poursuit en confessant, dans le registre de la croyance : « Cependant nous croyons qu’il est toujours possible d’agir positivement vers une transformation écologique, solidaire et démocratique, en fidélité au mandat divin de cultiver et de garder la création (Gn 2.15), dans l’engagement pour la justice en faveur des petits et des plus vulnérables à la suite du Christ, et comme témoins de l’espérance vivante qui nous anime37. » L’assemblée générale de la FPF recommande à son conseil « de faire un pas de plus en publiant symboliquement une déclaration d’urgence écologique et climatique, sonnant l’alarme tout en portant l’espérance active chrétienne38 ». Elle recommande également « de veiller à l’inclusion du défi écologique, dont le climat et la biodiversité, dans les possibles adresses de la FPF aux candidats aux élections françaises à venir39 ». Le rôle de vigie s’élargit donc à la Terre habitée.
Liberté de culte menacée ? Les protestants se fâchent
Fédération protestante de France (FPF), « Projet de loi confortant le respect des principes de la République. Le protestantisme alerte et conteste. Éléments de plaidoyer », janvier 2021.
Ibid., p. 7 sqq.
Les protestants, qui dès 1905 ont organisé leur culte dans le cadre des associations cultuelles prévues par la loi de séparation des Églises et de l’État, sont connus pour leur attachement à la laïcité, particulièrement à cette loi de 1905. Ils sont de fervents partisans des principes de la République « Liberté, Égalité, Fraternité ». Dès lors, beaucoup ont sans doute été surpris que les protestants se mobilisent fortement pour dénoncer certaines dispositions du projet de « loi confortant le respect des principes de la République » (anciennement dite « loi contre le séparatisme »). Conforter les principes de la République, les protestants sont pour, mais dans le respect de la liberté d’association et de la liberté de culte, libertés auxquelles ils sont tout aussi viscéralement attachés. La commission « Droit et liberté religieuse » de la FPF, présidée par Jean-Daniel Roque, conseiller juridique de la FPF, a élaboré très récemment un document sur ce sujet qui a été largement diffusé40. À cette occasion, François Clavairoly et Jean-Daniel Roque ont formulé oralement leurs interpellations et contestations lors de leurs auditions devant une commission de l’Assemblée nationale et devant une commission du Sénat. Dans ce document de quinze pages à l’argumentation rigoureuse et précise, la FPF dénonce un contrôle accru de l’État sur toutes les associations, l’accroissement spécifique des contraintes à l’encontre des associations cultuelles, et interpelle le gouvernement sur les dispositions proposées. L’ensemble de ce projet de loi est, selon la FPF, « discriminant et stigmatisant41 » à l’égard des religions. Les principales objections formulées à la loi ont également été formulées lors l’assemblée générale de la FPF du 30 janvier 2021.
Extraits de la recommandation n° 1 votée par l’assemblée générale de la Fédération protestante de France le 30 janvier 2021*
« Conforter effectivement les principes de la République dans le respect de la liberté d’association et de la liberté de culte. * Téléchargeable sur www.protestants.org/articles/68823-assemblee-generale-de-la-fpf-2021. |
Cité in Bernard Gorce, « Séparatisme : l’Église catholique s’inquiète des effets du projet de loi », la-croix.com, 4 janvier 2021.
Ibid.
Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), « Avis sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République », avis A-2021-1, 28 janvier 2021, p. 2.
Ibid., p. 7.
Stéphane Zumsteeg et Mathieu Gallard, « Enquête auprès des protestants », Ipsos Public Affairs pour la Fédération protestante de France, octobre 2017, p. 14.
Conseil national des évangéliques de France (CNEF), « Projet de loi “respect des principes républicains” », lecnef.org, 19 février 2021.
Ibid.
Sans entrer ici dans la discussion au fond, nos observations se limiteront à la forme. Les représentants des autres cultes ont tous également émis des critiques de ce projet de loi, mais sur un ton plus modéré que celui adopté par la FPF. Au-delà des appréciations sur les différentes modifications et mesures proposées, les représentants des religions, en phase avec de nombreuses réactions exprimées dans la presse par divers acteurs religieux, ont perçu dans ce projet de loi une méfiance exacerbée à l’égard des religions. Côté catholique, le président de la conférence épiscopale, Mgr Éric de Moulins-Beaufort, tout en disant comprendre les enjeux de sécurité ou d’unité nationale, a ainsi déclaré dans le journal La Croix le 4 janvier 2021, que ce projet de loi pouvait « donner l’impression que les religions en général et les croyants en particulier sont dans notre pays des gêneurs, des individus qu’il faudrait particulièrement surveiller42 ». Selon lui, le « problème majeur » est que ce projet de loi « se présente essentiellement comme répressif43 ».
Par ailleurs, début 2021, un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) est venu alerter « les pouvoirs publics sur les atteintes aux libertés fondamentales que porte le projet de loi en l’état44 ». S’agissant de la liberté de culte, la CNCDH voit dans les changements proposés « une méfiance injustifiée à l’égard des 5.000 associations cultuelles qui existeraient actuellement » et des « mesures répressives […] nullement justifiées ou proportionnées45 ». Preuve s’il en était que les inquiétudes exprimées par les représentants des cultes ne sont pas sans fondements.
La FPF s’est donc, quant à elle, dressée vent debout contre le projet de loi. La vivacité de sa réaction et son ton courroucé, le fait que son président soit beaucoup intervenu dans les médias pour donner un large écho à cette contestation des protestants, ont étonné. L’un des premiers éléments d’explication de cette vive réaction est le fait que le protestantisme est le culte le plus impacté par toute modification de la loi de 1905 par le simple fait qu’il compte le plus grand nombre d’associations cultuelles concernées par cette loi (le culte catholique étant organisé dans le cadre des associations diocésaines de 1923-1924). La seconde raison est que le protestantisme, en France, se caractérise par une forte dynamique de vie associative, dont les protestants sont d’actifs partisans. Plusieurs enquêtes l’ont confirmé, notamment une enquête de 2017 qui révélait que 23 % des protestants et chrétiens évangéliques participaient à une association caritative, contre 10 % des catholiques et 15 % de l’ensemble des Français46. Les protestants sont donc particulièrement réactifs face à tout ce qui serait susceptible de compliquer la vie associative ou de porter atteinte à la liberté qu’elle incarne.
Alors que le CNEF a, comme on l’a vu, des positions plus tranchées en matière de bioéthique, il est intéressant de constater que, sur le projet de loi en question, cet organisme a réagi de façon plus modérée que la FPF. « Conscient en même temps de la nécessité d’une lutte concrète contre l’islam politique et ses dérives meurtrières », le CNEF a fait des « propositions visant une meilleure applicabilité et utilité des mesures à la recherche des solutions les plus constructives possible dans l’intérêt commun sans que soit jetée une suspicion particulière sur les cultes et les croyants47. » Il remarque bien que les nouvelles contraintes prévues par la loi « pourraient constituer, dans la pratique, une forme d’entrave à la liberté de culte et au principe de libre organisation du culte », mais il se limite à formuler, sur un ton plutôt conciliant, quelques suggestions notamment pour « garantir la survie des petites et moyennes associations cultuelles48 ».
Les protestants, vigies de la République ? Sans nul doute. Mais peut-être encore plus vigies de la démocratie libérale. Critiques envers le magistère romain, les protestants le sont aussi envers tous les magistères. Si la République se fait magistérielle et veut régenter la société civile, ils retrouvent vite leur réflexe anticlérical.
Retour sur les 500 ans de la réforme (1517-2017)
Voir Patrick Cabanel (dir.), Protestantismes, Convictions & Engagements. Colloque international, historique et interreligieux. 22-23 septembre 2017, Mairie de Paris, FPF/Éditions Olivétan, 2019.
Le geste de Martin Luther affichant ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg le 31 octobre 1517 est traditionnellement considéré comme marquant le début de la Réforme, et les protestants célèbrent chaque année, le dimanche le plus proche du 31 octobre, la fête de la Réformation. En Allemagne, ce jour est férié dans les Länder qui ont été les plus marqués par le protestantisme.
Comment, alors, les protestants ont-ils commémoré en 2017 les 500 ans de la Réforme ? En Allemagne, où la mobilisation a évidemment été forte et les diverses manifestations très nombreuses, on a fait de 2017 une « année Luther ». En France, où le poids du protestantisme est bien plus faible, la mobilisation, toutes proportions gardées, a également été forte et de nombreuses manifestations de toutes sortes (religieuses, culturelles, artistiques, ludiques, universitaires, politiques) ont été organisées. Sous le titre « Protestants 2017, 500 ans de Réformes, vivre la fraternité », l’année commémorative a culminé avec la tenue de deux événements majeurs, l’un à Paris (22-23 septembre 2017), l’autre à Strasbourg (27-29 octobre 2017). À Paris, un « colloque international, historique et interreligieux » de vingt-huit communications, rassemblées sous le titre « Protestantismes, convictions et engagements », s’est déroulé dans le cadre prestigieux de l’Hôtel de ville de Paris49. L’événement dans l’événement fut, le vendredi 22 septembre, le discoursdu président de la République à l’adresse des protestants, premier discours d’Emmanuel Macron à l’intention d’un culte (qui serasuivi d’autres, en particulier celui prononcé le 9 avril 2018 au collège des Bernardins à la suite de l’invitation de la Conférencedes évêques de France). L’autre grande rencontre, celle de Strasbourg, intitulée « Protestants en fête : vivre la fraternité », a occupé durant trois jours les rues, les places et les églises de la capitale alsacienne avec un riche programme d’animations, et a culminé le dimanche 29 octobre, au Zénith de la ville, avec un culte réunissant des milliers de personnes. Strasbourg était sans doute la ville française la mieux placée pour signifier la Réforme en tant qu’événement européen. Symboliquement, ce rassemblement avait d’ailleurs commencé le vendredi par une cérémonie d’ouverture au Conseil de l’Europe avec la participation,aux côtés du maire de Strasbourg Roland Ries, de François Clavairoly et Christian Albecker, respectivement président et vice-président de la FPF, d’Anne Brasseur, représentante de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur et des Cultes, et de Wolfgang Schäuble, président du Bundestag allemand.
Que voulait-on commémorer au juste ?50
Dans ce qui suit, nous reprenons quelques éléments de notre article « Que signifie commémorer la Réforme ? », paru dans la revue Études, n° 4234, janvier 2017, p. 33-44.
Pour la FPF, il semblait difficile, s’agissant d’un anniversaire de cinq siècles (soit près d’un demi-millénaire), de ne rien entreprendre. En 2009, la FPF, alors présidée par le pasteur Claude Baty, s’était certes engagée dans la commémoration des 500 ans de la naissance de Jean Calvin (né en 1509), mais elle l’avait fait avec beaucoup de précautions, postulant un manque d’intérêt du public tant protestant que non protestant pour ce personnage a priori peu attirant et, qui plus est, assez controversé, notamment en raison de sa doctrine de la prédestination et de l’affaire Servet. Or « l’année Calvin-2009 » fut un succès, avec de très nombreuses manifestations locales et des publications importantes, succès qui fut couronné par le rassemblement « Protestants en fête », le premier du genre, qui se déroula à Strasbourg les 30 octobre et 1er novembre 2009.
Ce précédent était encourageant mais, en 2017, il ne s’agissait plus d’un anniversaire de naissance ou de décès d’une personnalité, mais de celui d’un geste, l’affichage des 95 thèses, déclencheur de la Réforme. Fallait-il donc alors focaliser sur Luther ou bien sur la Réforme ? Ce premier dilemme fut vite tranché en faveur de la seconde option. En choisissant l’intitulé « Protestants 2017, 500 ans de Réformes, vivre la fraternité », la FPF a voulu souligner deux choses : d’une part, qu’il s’agissait de « faire mémoire de cinq siècles » et non de se focaliser sur le moment Luther ; d’autre part, qu’il s’agissait d’actualiser le message de la Réforme en manifestant la fraternité aujourd’hui. C’est la dynamique réformatrice enclenchée involontairement par le geste de Luther qui a été célébrée dans cette commémoration, autrement dit la fécondité toujours actuelle d’une tradition, celle du protestantisme. Il s’agissait bien du protestantisme « dans la belle diversité de ses courants » et on ne se cachait pas de vouloir ainsi « promouvoir la richesse du protestantisme auprès des pouvoirs publics et de la société ».
Le colloque « Protestantismes, convictions et engagements » a illustré par son programme la perspective large qui a été adoptée, puisqu’il a été question des différentes Réformes, de leur portée civilisationnelle, de leurs contributions à la modernité, de leurs forces convictionnelles nourrissant des engagements citoyens et solidaires. Le cinquième centenaire de la Réforme a été l’occasion pour le protestantisme d’affirmer son identité plurielle telle qu’il la vit en paroles et en actes. Moment festif plus propice à l’expression de ce qui unit qu’à l’expression de ce qui divise. Cela n’a cependant pas empêché un incident lors du rassemblement festif de Strasbourg : après avoir appris qu’il y avait, parmi les nombreux stands présents, deux d’entre eux qui étaient dédiés aux « inclusifs » et qu’un culte « inclusif » destiné aux minorités sexuelles était prévu à l’église protestante Saint-Guillaume, le CNEF quitta le rassemblement. Cela n’empêcha pas plusieurs évangéliques, en particulier ceux appartenant à une Église aussi bien membre du CNEF que de la FPF, de participer à l’événement jusqu’au bout.
Une commémoration à dimension œcuménique
Commission luthéro-catholique romaine sur l’unité, Du conflit à la communion. Commémoration commune catholique-luthérienne de la Réforme en 2017, Éditions Olivétan, 2014 (1re éd. en anglais et en allemand en 2013), §231, p. 78.
Ibid., §7, p. 12.
Voir le numéro de la revue Recherches de science religieuse, tome 105/3, juillet-septembre 2017, consacré en partie à « la commémoration œcuménique des origines de la Réforme », avec des contributions de Christoph Theobald, Marc Lienhard, Bertrand Lesoing, Frédéric Chavel et Michel Fédou, p. 353-442.
Fédération protestante de France, Cette mémoire qui engage. 1517-2017. Déclaration fraternelle du protestantisme au judaïsme, Éditions Olivétan, 4 décembre 2017.
Le cinquième centenaire de la Réforme a été dominé par un souci œcuménique. Dès 2013, comme le soulignait un rapport de la commission luthéro-catholique romaine, il ne s’agissait pas de célébrer une division mais de faire « mémoire ensemble des controverses théologiques et des événements du XVIe siècle51 », controverses et événements qui ont généré des compréhensions différentes de la foi chrétienne. Ce rapport affirmait également : « L’année 2017 verra la première commémoration qui prend place au temps de l’œcuménisme52. »
La dimension œcuménique de cette commémoration a d’ailleurs été d’emblée mise en valeur par ce qui s’est passé en Suède le 31 octobre 2016, à savoir la rencontre entre le pape François et les représentants de la FLM en la cathédrale de Lund, ville où, en 1947, avait été fondée cette fédération. La rencontre a donné lieu à la signature par le pape et le président de la FLM, l’évêque Munib Younan, d’une déclaration conjointe « à l’occasion de la commémoration commune catholique-luthérienne de la Réforme ». Le pape François lui-même, lors de son homélie du 31 octobre 2016 à Lund, a reconnu avec gratitude l’apport de la Réforme en déclarant qu’elle avait « contribué à mettre davantage au centre la Sainte Écriture dans la vie de l’Église ». Dans la déclaration commune signée le même jour, catholiques et luthériens ont exprimé leur profonde reconnaissance « pour les dons spirituels et théologiques reçus à travers la Réforme ». Autrement dit, cet événement du XVIe siècle, loin d’être perçu comme quelque chose d’uniquement négatif, fut salué par l’Église catholique pour les apports qu’il a représentés et qu’il représente encore. Ce qui constitue une avancée non négligeable53. Il est incontestable que la rencontre de Lund a constitué un événement historique qui a fait date par sa portée symbolique – un pape commémorant la Réforme dans une cathédrale protestante n’est en effet pas un événement très fréquent –, même si l’excommunication de Luther n’a pas été levée et même si catholiques et luthériens ne pratiquent toujours pas l’intercommunion.
Cet engagement de l’Église catholique dans la commémoration de la Réforme n’a pas plu, comme on pouvait s’y attendre, à certaines franges traditionalistes catholiques, ni à certains protestants identitaires. Reste que cette commémoration des 500 ans de la Réforme aura été marquée par des réactions catholiques plutôt bienveillantes alors que, d’un point de vue catholique, il n’était a priori pas évident d’évoquer un événement qui, au XVIe siècle, s’était soldé par une rupture avec l’Église romaine. Cela n’empêcha en tout cas pas Mgr Didier Berthet, président du Conseil pour l’unité des chrétiens, de venir saluer les milliers de protestants rassemblés au Zénith de Strasbourg le dimanche 29 octobre 2017.
Cette commémoration des 500 ans du geste déclencheur de Luther ne pouvait pas non plus rester silencieuse sur l’antisémitisme du réformateur allemand, présent notamment dans ses écrits de 1542-1543, et le 4 décembre 2017, elle fut l’occasion de la part de la FPF d’une déclaration solennelle au cours d’une cérémonie en présence du Grand Rabbin de France Haïm Korsia54. Ce 500e anniversaire de la Réforme a donc rencontré en France un large écho et a mobilisé non seulement les protestants mais aussi les catholiques, les représentants des autres cultes et les autorités civiles. À Bordeaux, Grenoble, La Rochelle, Lyon, Orléans, Paris et Strasbourg, colloques, expositions, conférences, concerts et spectacles se sont multipliés. La couverture médiatique des diverses manifestations a été globalement très positive. Il faut en particulier souligner que la presse catholique, notamment le quotidien La Croix et l’hebdomadaire La Vie, a porté beaucoup d’attention au protestantisme durant cette année anniversaire.
Une rencontre avec les protestants qui a inspiré le président Emmanuel Macron
Pour les extraits cités, voir « Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur le protestantisme… », art. cit.
Collectif laïque national, communiqué de presse, 30 octobre 2017.
L’autre dimension importante de cette commémoration en France fut la part active qu’y ont prise des autorités politiques locales, nationales et européennes. Pour ces dernières, la séance du 27 octobre 2017 au Conseil de l’Europe aurait mérité quelques pages en raison de la qualité des orateurs et de la profondeur des propos qu’ils ont tenus à l’occasion, mais on se limitera ici à trois remarques sur le discours du président de la République à l’adresse des protestants donné le 22 septembre 2017 à l’Hôtel de ville de Paris55.
Tout d’abord, si ce discours a fait événement, ce n’est pas seulement parce qu’il était le premier discours du nouveau président, élu le 7 mai 2017, aux représentants d’un culte, mais aussi en raison de son contenu et de ce qu’il laissait transparaître de sa vision de la laïcité. Après avoir rappelé différentes contributions des protestants à l’histoire et à la culture de la France, Emmanuel Macron conclut en disant que cet héritage du protestantisme avait été tel qu’il « ne saurait aujourd’hui se détacher de notre histoire commune. Le sang du protestantisme coule dans les veines de la France ». Cette dernière formule a touché au cœur les protestants qui n’oublient pas que leurs ancêtres ont parfois payé du prix du sang leur attachement à la France. Affirmer ainsi que « le sang coule dans les veines de la France », c’est reconnaître que l’héritage du protestantisme coule dans les veines de la nation, suprême intégration.
La deuxième remarque porte sur deux passages où le président de la République indique ce qu’à ses yeux la laïcité n’implique pas ou ne doit pas impliquer : que le croyant renonce à sa foi. Il déclare : « Comme président d’une République laïque, je serais naturellement tenté de saluer l’œuvre séculaire des protestants pour les libertés en France ; ce serait une manière de laïciser mon propos, mais ce serait aussi éluder quelque peu ce qui vous réunit ici dans une réflexion commune menée dans le cadre de ces 500 ans de la Réforme, et ce serait éluder votre foi. […] Mais cette Réforme dont nous parlons fut d’abord un geste de foi. Ce fut même un des plus grands ébranlements de la spiritualité européenne et un tournant dans la vision européenne du monde. […] Ma conviction profonde est que je ne rendrais nullement service à la laïcité si je m’adressais à vous comme à une association philosophique. […] Votre identité de protestant ne se construit pas dans la sécheresse d’une sociologie mais dans un dialogue intense avec Dieu et c’est cela que la République respecte, c’est cela que la laïcité de 1905 protège et voilà la première chose que je suis venu vous dire ce soir : la République ne vous demande pas de nier votre foi ou de l’oublier. » Selon le président, dialoguer avec la République, dans la République, n’implique donc pas que les croyants renoncent à leur foi, et c’est en tant qu’interlocuteurs religieux que la laïcité les respecte et les reconnaît, précisément, comme interlocuteurs légitimes. Ils n’ont pas à payer d’un renoncement à leur foi leur participation au débat citoyen. Dans une de ses premières approches de la laïcité, le président Macron indique ici un positionnement qui est sa « conviction profonde » : il accueille et accueillera en tant que tels les interlocuteurs religieux. C’est lui-même qui se donne cette discipline.
Dernière remarque, enfin, sur l’attente exprimée par le président à l’égard des protestants : « Nous avons aussi besoin que vous restiez la vigie de la République, son avant-garde dans les combats philosophiques, moraux, politiques qui sont ceux de notre temps et ils sont nombreux, qu’il s’agisse d’éducation, de justice sociale, de lutte contre le terrorisme ou d’accueil des migrants. L’œuvre des protestants pour la cohésion sociale et culturelle dans notre pays tient une place majeure au sein de la République ; elle est faite d’exigence intellectuelle et de principes et d’engagement au quotidien. » Image forte qui a fait beaucoup parler dans le monde protestant et qui a grandement plu : faire d’hommes et de femmes de foi les vigies de la République, dont personne n’oublie qu’elle est laïque, quel bel hommage adressé aux protestants qui fêtaient le cinquième centenaire de la Réforme. C’en était trop pour le Collectif laïque national qui, dans un communiqué, a exprimé sa « vive inquiétude » : « Nous nous devons de faire part de notre vive inquiétude après les propos tenus à la Fédération protestante de France par le président de la République lors de la commémoration des 500 ans de la Réforme56. » Mais, comme on aura pu le vérifier dans les pages qui précèdent, les protestants endossent sans problème ce rôle de vigie. Et même quand la République qui leur est chère souhaite conforter le respect de ses propres principes, la vigie protestante veille et alerte sur ce qu’elle considère comme des excès.
Conclusion
Les Kirchentage, littéralement « Journées des Églises », désignent en Allemagne des rassemblements de masse qui, chaque année, réunissent alternativement les catholiques (Katholikentag) ou les protestants (Evangelische Kirchentag). Ces grandes manifestations, à la fois festives, réflexives, expressives, engagées et qui proposent toutes sortes d’activités et d’explorations (« marché des possibilités »), drainent parfois jusqu’à plus de 100.000 personnes (en France, « Protestants en fête », rassemblement organisé tous les quatre ans par la FPF, ne réunit en général qu’une dizaine de milliers de participants).
Martin Bucer, Traité de l’amour du prochain [1525], trad. H. Strohl, in Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 27e année, n°3-4, 1947, p. 156.
Sur les affinités politiques des protestants et leur évolution, voir Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La Religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Armand Colin, 2021, p. 272-274.
Cité in Frédérick Casadesus, « Laïcité et islam, la réponse d’Emmanuel Macron aux protestants », reforme.net, 4 mai 2017. À l’occasion de l’élection présidentielles de 2017, la FPF avait, avec le journal Réforme, organisé une série de rencontres avec les candidats. Emmanuel Macron avait été le premier à répondre à l’invitation.
Ibid.
La micro-minorité protestante française, dans la variété de ses expressions et pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, a été ces dernières années particulièrement présente dans l’espace public : importantes commémorations couplées à ces grands rassemblements (qui sont devenus, en volume réduit, des sortes de Kirchentage57 à la française), prises de positions publiques sur diverses questions sociétales, événements particuliers comme la nomination d’une pasteure à la tête de l’EPUdF ou comme le vote d’une décision ouvrant la possibilité pour les pasteurs de bénir des couples de même sexe, focalisation médiatique sur diverses Églises évangéliques et sur des déclarations publiques d’élus et de ministres les mettant en cause de façon générale… Elle l’a été aussi pour accompagner, avec les autres responsables de culte (dans le cadre de la Conférence des responsables de culte en France créée en 2010), les victimes des terribles tragédies des assassinats djihadistes.
Les protestants sont donc présents dans le débat public et le seront sans doute encore plus dans l’avenir, notamment sur les défis écologiques. S’ils acceptent d’endosser le rôle de « vigies » que leur a assigné le président de la République, ce n’est ni pour devenir des accompagnateurs attestataires des pouvoirs en place, ni, au contraire, pour se transformer en pourfendeurs systématiques. S’ils acceptent d’endosser ce rôle, c’est parce que leur théologie leur enjoint de le faire. Au cœur du message de la Réforme, il y a en effet l’accomplissement du devoir chrétien dans le monde et non hors du monde (critique du monachisme). Cette valorisation du devoir chrétien dans le monde repose aussi sur un autre refus : celui de croire que l’on va réaliser le royaume de Dieu sur terre – comme ont, par exemple, tenté de le faire au XVIe siècle, à Münster, les tenants violents d’une réforme radicale. C’est entre ces deux refus, celui de l’abandon religieux de la cité terrestre et celui du surinvestissement religieux, que se situe l’engagement des protestants dans les affaires de la cité.
Au XVIe siècle, le réformateur strasbourgeois Martin Bucer a bien résumé ce souci du bien public que devrait avoir le chrétien par cette formule : « Que nul ne vive pour lui-même, mais pour son prochain58. » On comprend mieux, dès lors, que tout en étant fortement et rigoureusement attaché à la laïcité, le protestantisme promeuve l’engagement dans la société et refuse toute excommunication sociale du religieux. Le protestantisme se caractérise, de fait, par un fort entreprenariat associatif et par une valorisation de l’engagement au service de l’État, quelques personnalités protestantes allant jusqu’à un engagement politique marqué 59.
Les protestants s’étaient fortement réjouis des propos tenus par Emmanuel Macron en février 2017 à la FPF, alors qu’il était encore en campagne pour l’élection présidentielle : « En tant qu’homme politique, je ne promets ni le bonheur, ni la transcendance car ce serait une folie, un projet totalitaire et mortifère60. » Il avait déjà précisé auparavant qu’il se refusait « de faire de la laïcité quelque chose qui exclut, ou qui viserait à construire une religion républicaine61 ». Quelle belle et pertinente formulation d’inspiration ricœurienne, pourrait-on dire. Une formulation qui prend acte de la sécularisation du politique et qui pointe vers une conception inclusive de la laïcité se construisant en partenariat avec les religions et non contre elles.
Quatre années plus tard, en 2021, les protestants, qui avaient été favorablement impressionnés par un candidat défendant une laïcité libérale de confiance envers les religions, ne s’attendaient pas à devoir vigoureusement protester contre la mise en œuvre d’une laïcité sécuritaire de méfiance envers les religions.
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