Résumé

Introduction*

I.

Banlieues en feu : l’effrayant cas français

II.

La nouvelle pauvreté et l’exclusion sociale

III.

Immigration et criminalité

IV.

Nouvelles formes de criminalité dans les banlieues

V.

Comportements antisociaux

Conclusion

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Résumé

Considérée comme la grande référence du modèle social-démocrate européen, la Suède a longtemps bénéficié d’une solide réputation de pays consensuel.

Cependant, ce pays semble désormais confronté à des défis inédits. Il faut noter en particulier l’apparition de nouvelles formes de criminalité favorisées par le développement de zones d’exclusion sociale résultant de problèmes liés à l’immigration et à l’intégration des immigrés. Or, le débat sur ces questions est singulièrement difficile dans un pays qui répugne à reconnaître des réalités susceptibles de menacer l’image d’une société apaisée.

Une version anglaise de cette étude est également disponible sur le site de la Fondation pour l’innovation politique.

La première partie de cette note est simultanément publiée sous le titre : Les Suédois et l’immigration, Fin de l’homogénéité ?. L’auteur y montre le caractère unique de l’histoire de l’immigration en Suède. En effet, ce pays est longtemps resté une société homogène jusqu’à ce qu’une immigration récente mais massive modifie sensiblement sa composition démographique. Ces vingt dernières années, la Suède a vu la part de sa population non occidentale passer de 2% à 15% de la population totale, soit une progression sans précédent dans l’histoire de ce pays.

Une version anglaise de cette étude est également disponible sur le site de la Fondation pour l’innovation politique.

Tino Sanandaji,

Chercheur en histoire économique et commerciale à l'Institut de recherche de la Stockholm School of Economics.

Auteur de quatre ouvrages et de plusieurs rapports d’État sur la politique fiscale et entrepreneuriale suédoise,contributeur régulier au National Review.

Notes

*.

Ce texte a été écrit en anglais pour la Fondation pour l’innovation politique. Il est disponible sur notre site. La présente version en est une traduction. Elle a été réalisée par Christophe de Voogd, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, docteur en histoire et professeur à Sciences Po. Christophe de Voogd est le président du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

La première partie de cet ensemble de deux notes, Les Suédois et l’immigration, fin de l’homogénéité? (1), revenait sur l’histoire de  l’immigration  en  Suède et son accélération au cours de ces dernières années. Alors que la Suède est longtemps restée homogène, le pays a été gagné par une vague migratoire forte. Malgré l’ambition morale d’accueillir les plus nécessiteux de notre monde, le modèle social suédois ne peut pas supporter économiquement un taux d’immigration aussi élevé. Mais, au-delà de la question économique, se pose le problème de l’intégration des nouveaux venus dans le tissu social suédois.

La Suède a observé les émeutes qui ont touché la France en 2005, pour souligner d’abord les différences entre le modèle d’intégration français, qui aurait échoué, et le modèle suédois, symbole de réussite. Il est intéressant de noter que la situation des banlieues françaises était alors perçue comme totalement différente du contexte suédois. Cependant, à cette époque, quelques-uns s’inquiétaient déjà que la Suède n’aille dans la même direction.

De fait, entre 2006 et 2012, la Suède a connu une augmentation des zones d’exclusion sociale. En 2006, 156 aires résidentielles étaient confrontées à des problèmes socio-économiques si aigus qu’elles étaient définies comme «zones d’exclusion sociale». En 2012, leur nombre était passé à 186. Seulement un quart des habitants de ces zones étaient d’origine suédoise, c’est-à-dire nés en Suède de deux parents nés en Suède (26% en 2006 et 25% en 2012).

Cette ségrégation sociale est directement liée à la constante surreprésentation des immigrés aussi bien dans la criminalité que dans les problèmes socio- économiques. La surreprésentation a même augmenté au cours des dernières décennies. Ainsi, les trois-quarts (76%) des membres des sept gangs de rue les plus importants en Suède sont des immigrés ou des enfants d’immigrés.

Par ailleurs, de nouvelles formes de criminalité se sont développées dans ces zones, augmentant l’inquiétude des Suédois à propos  de l’immigration. Si la Suède est un pays réputé libéral et tolérant, en réalité ses habitants  se soumettent à de nombreuses règles de savoir-vivre qui sont durement sanctionnées par le groupe si elles ne sont pas respectées. Dans les faits, on constate que les difficultés liées à l’exclusion sociale des immigrés sont renforcées par une tolérance de façade qui ne se traduit pas par de la mixité sociale mais au contraire par un renforcement de l’entre-soi. Ces phénomènes mettent en cause l’idée d’un modèle d’intégration réussie en Suède.

I Partie

Banlieues en feu : l’effrayant cas français

Notes

2.

Torun Börtz, « Rinkeby – föredöme for Frankrike » [« Rinkeby : le modèle français »], Svenska Dagbladet, 13 novembre 2005

+ -

3.

Jenny Sköld, « Franska medier: Det är som Parisupploppen » [« Les médias français : c’est comme les émeutes parisennes »] , Metro, 23 mai 2013

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En 2005, la France a été secouée par de violentes émeutes. Le fait déclencheur a été la mort tragique de deux jeunes au cours d’une poursuite policière dans une banlieue de Paris. Affrontements et incendies de voiture se sont répandus dans d’autres banlieues du pays et ont continué pendant des semaines. Les émeutes parisiennes ont attiré l’attention du monde entier, y compris de la Suède. Les émeutes des banlieues ont depuis perdu leur caractère de nouveauté, mais si nous revenons à l’année 2005, ces événements étaient alors décrits comme un phénomène inédit. En Suède, incendier des voitures à grande échelle était perçu comme un comportement effrayant que l’on pouvait trouver dans des pays lointains. Dans un article intitulé «Les pires émeutes en France depuis 1968», le tabloïd suédois Aftonbladet décrit ainsi les événements : «Voitures et bâtiments en feu ont illuminé samedi la nuit autour de Paris, alors que des milliers de policiers ont tenté sans succès de maîtriser les pires émeutes que la France ait connues depuis la révolte étudiante de 1968. Une centaine de personnes ont été évacuées de deux immeubles, quand au moins 20 voitures ont brûlé dans un garage souterrain dans une banlieue du nord de Paris […]. Des scènes similaires ont été signalées dans les villes de Lille, dans le nord de la France, de Rennes, à l’ouest, et de Toulouse, dans le sud-ouest. Au moins 200 personnes ont été arrêtées durant la nuit, parmi lesquelles un groupe de mineurs avec des engins incendiaires. Selon la police, plus de 750 véhicules ont été incendiés pendant la nuit : pour un quart d’entre eux, en dehors de la région parisienne1.» L’analyse des médias n’évoquait pas le risque de voir de tels problèmes atteindre la Suède et mettait au contraire en avant le modèle positif pour la France que pouvait représenter l’intégration suédoise. Ainsi, le quotidien suédois Svenska Dagbladet, soulignant la façon dont les médias français avaient présenté les banlieues suédoises comme un exemple enviable, évoquait avec fierté : «“Rinkeby : un modèle suédois pour les banlieues.”Voilà ce que le journal français de droite Le Figaro a écrit hier. Dans l’ombre portée des émeutes urbaines françaises, le correspondant du journal est allé voir le modèle d’intégration suédois pour faire un reportage sur des quartiers où les immeubles ne dépassent jamais cinq étages, où des livres en quarante langues sont disponibles à la bibliothèque, et où des femmes policières empathiques prennent leur temps pour comprendre de vieux Africains qui ne maîtrisent pas le suédois. Rinkeby est décrite comme un quartier peuplé d’immigrés où l’ordre prévaut et où la vie est agréable2

Avec un regard rétrospectif, il est intéressant de noter que la situation des banlieues françaises était perçue, en 2005 encore, comme totalement différente du contexte suédois. Cependant, déjà à cette époque, certains – souvent ceux qui étaient familiers des évolutions en cours dans les banlieues suédoises – mettaient en garde : la Suède était en train d’aller dans la même direction. Ils se heurtèrent à des critiques virulentes. Il est aujourd’hui facile d’oublier qu’à cette époque l’immigration n’était pas considérée comme pouvant conduire à des problèmes d’intégration. Établir un lien entre politique migratoire et problèmes d’intégration était considéré comme tabou et de nature à favoriser les partis populistes.

La Suède allait pourtant bientôt connaître des incendies de voitures similaires à ceux des banlieues françaises, comme à Rosengård (Malmö) en 2009 et à Husby (Stockholm) en 2013. Écornant, dès lors, l’image d’une Suède havre d’une paix utopique. Quand les médias français ont réalisé des reportages sur les banlieues suédoises, ce n’était plus en tant qu’exemple à suivre mais pour relever une situation comparable aux événements parisiens. En 2013, le quotidien suédois Metro a ainsi publié un article où l’on pouvait lire : «Cette semaine, les émeutes de Husby et de nombreux autres quartiers périphériques de Stockholm ont dominé les médias suédois. Mais ces événements ont aussi attiré l’attention des médias étrangers. En France, un parallèle est fait avec les émeutes de banlieues parisiennes en 2005. France 24 a parlé avec Jenny Anderson, chercheuse au Centre de recherches internationales (Sciences Po), qui déclare que l’image du système social suédois parfait et égalitaire a été sévèrement érodée3

Les zones d’exclusion sociale françaises sont connues sous le nom de «banlieues». Au départ, ce mot désignait simplement la périphérie d’une grande ville, mais a pris avec le temps une double connotation de pauvreté et de ghetto. L’immigration extra-occidentale à grande échelle a commencé par la France bien avant la Suède, et le contexte social en question a émergé aussi quelques décennies plus tôt. Les manuels scolaires suédois des années 1990 présentaient les difficultés sociales et les conflits ethniques dans les banlieues françaises comme un problème lointain qui épargnait la Suède, mais que les élèves pouvaient étudier dans le cadre des cours de géographie et de sciences sociales.

En ampleur et en profondeur, les problèmes sociaux dans les zones d’exclusion sociale en Suède n’ont pas encore atteint le niveau que l’on trouve dans les banlieues françaises. Néanmoins, la différence est devenue une question de degré et non de nature. Bien des phénomènes qui ont d’abord été observés en France ont désormais atteint la Suède. Dans certains cas, ils ont même constitué une importation culturelle venue de la France et des ghettos américains. En ce qui concerne la couverture médiatique des événements, une hypothèse a été faite à plusieurs reprises selon laquelle l’augmentation des incendies de voitures en Suède a été provoquée en partie par les reportages sur les incidents parisiens de 2005. L’incendie volontaire de voitures n’est pas qu’une forme spontanée de vandalisme : c’est aussi une action rituelle et apprise, dotée d’une forte valeur symbolique. Aussi bien en France qu’en Suède, il est usuel que le phénomène devienne « contagieux » : l’incendie dans un quartier inspire les mêmes actes dans d’autres parties du pays. Déjà, à la fin des années 1970, c’était devenu un acte de protestation symbolique dans les banlieues françaises. Ces dernières, de même, ont pu être influencées par les incendies de voitures survenues dans un contexte politique, tels que la contestation de 1968 en opposition à la guerre du Vietnam et dans le cadre du mouvement contestataire des étudiants.

Bien que les premiers incendies de voitures dans les banlieues aient été des actes spontanés de vandalisme contre des cibles faciles, le concept a ensuite évolué vers une sorte de cérémonial. Il s’agit désormais d’une action par défaut, une protestation contre la police ou une caractéristique du Nouvel An en France. Il est habituel que des milliers de voitures soient brûlées à chaque nuit de la Saint-Sylvestre. En 2009, on pouvait ainsi lire dans un article du magazine Time : «Pour nombre d’observateurs de par le monde, elles sont devenues les symboles des pires maux sociaux français, ces carcasses de milliers de voitures incendiées durant près de trois semaines d’émeutes à travers tout le pays en 2005. Mais comme une nouvelle orgie d’incendies automobiles l’a démontré ce mercredi, la mise à feu des voitures n’est pas seulement devenue un événement quotidien ; c’est aussi désormais une forme d’expression pour des jeunes des banlieues, voulant s’assurer que le reste du pays n’oublie pas leur existence. Et leur présence enflammée n’est jamais autant ressentie que durant les nuits de la Saint-Sylvestre, jour du festival officieux de la voiture brûlée en France4

En Suède, le service des pompiers a gardé des données complètes sur les incendies criminels de véhicules depuis 1998, compilées par l’Agence de la protection civile suédoise. Ces statistiques indiquent le nombre de fois où les pompiers sont intervenus sur des feux. Un appel peut correspondre à plusieurs véhicules détruits. Pendant les émeutes, il est courant que plusieurs véhicules soient incendiés en même temps et au même endroit. Comme chaque appel peut concerner plusieurs véhicules, le nombre de voitures brûlées est donc bien plus grand que le nombre d’appels. Entre 1998 et 2015, le nombre d’appels d’urgence en relation avec des incendies volontaires de véhicules est ainsi passé de 434 à 1.609, c’est-à-dire qu’il a quasiment quadruplé. Pour les seules voitures, le chiffre correspondant est passé de 380 à 1 428. Pendant la même période la population a augmenté d’environ 10%. Les chiffres de 2016 indiquent que le record de l’année précédente a été battu d’une bonne longueur.

Le graphique 1 compare les situations en Suède, en Finlande et en Norvège à partir de 1998. Il montre le nombre d’incendies volontaires de véhicules pour 100.000 habitants d’après le service des pompiers de chaque pays. Au début des années 2000, la Suède et la Finlande étaient à des niveaux assez proches mais, depuis lors, leur nombre a baissé légèrement en Finlande, tandis que le phénomène s’est fortement accentué en Suède. Les données pour le Danemark ne sont disponibles que pour les dernières années et ne permettent pas une comparaison à travers le temps, mais ce pays a aussi un problème significatif avec les incendies de voitures dans les zones à forte concentration d’immigrés et en relation avec des troubles sociaux. En 2014, le taux d’incendies de véhicules s’établissait à 9,1 pour 100.000 habitants, c’est-à-dire en dessous de la Suède, mais nettement au-dessus des niveaux norvégiens et finlandais.

Graphique 1 : Incendies volontaires de véhicules en Suède, Finlande et Norvège.

Source :

Statistiska centralbyrån.

L’un des événements majeurs dans les troubles de ces dernières années, et qui peut servir d’exemple, est celui des émeutes de plusieurs semaines qui ont éclaté dans la périphérie de Stockholm le 13 mai 2013. La police a reçu des appels en provenance du quartier de Husby, à forte densité d’immigrés. Les résidents étaient effrayés par un homme de 69 ans qui agitait une machette. Cet immigré portugais fut tué par la police. Une semaine plus tard, la police était de nouveau appelée à Husby. Cette fois, les résidents évoquaient des hommes masqués brûlant des voitures avec de l’essence et des cocktails Molotov. Quand les policiers et les pompiers arrivèrent, ils furent accueillis par de nombreux jets de pierre.

Tous les matins de la semaine suivante, les Suédois se réveillèrent au rythme de nouvelles images d’incendies et d’émeutes. Les rumeurs de racisme et de brutalité policières furent l’étincelle qui déclencha les émeutes, y compris dans d’autres quartiers d’immigrés où le ressentiment contre la société suédoise était rampant. La police ne parvint à maîtriser l’émeute qu’après avoir demandé des renforts en provenance d’autres villes suédoises. Le bilan des dommages matériels fut d’environ 200 voitures incendiées, en sus d’écoles et de centres culturels réduits en cendres.

Le chômage parmi les immigrés est depuis longtemps élevé, mais les troubles du printemps 2013 peuvent difficilement s’expliquer par des coupes budgétaires. Husby est un quartier qui bénéficie depuis longtemps d’investissements publics, de programmes de rénovation, de projets d’intégration, de centres de loisirs pour les jeunes et de plans pour l’emploi. L’année précédant les émeutes, tous les élèves de collège dans les établissements municipaux de Husby avaient ainsi reçu un iPad neuf. La cause des émeutes est sans doute à chercher dans des sentiments d’amertume et d’aliénation. Il est clair qu’il ne s’agit pas de troubles d’inspiration islamiste radicale ou d’un acte de rébellion politique bien réfléchi, mais d’une réaction juvénile spontanée, illustrée par la façon dont ces émeutes ont pris fin : à l’initiative de la communauté locale, un barbecue géant a été organisé sur la place centrale de Husby, sur le principe « Une saucisse pour une pierre ». Le tabloïd Aftonbladet écrivait : «Hier les pierres ont cessé de pleuvoir sur Husby. Et le dernier feu fut celui des barbecues à hot- dogs. “Nous faisons cela pour répandre l’amour”, déclare Zakaria, résident de Husby. À minuit, les braises se sont éteintes sur le barbecue près du magasin Tempo, dans le centre de Husby. Il n’y avait pas d’organisation derrière le gril des hot-dogs, juste les gens de Husby, affirme Zakaria. “On a d’abord acheté les hot-dogs et les petits pains, mais ensuite les magasins nous ont donné gratuitement ce dont on avait besoin”, dit-il. À côté des barbecues se trouvait une pancarte : “Arrête avec les pierres, prends donc un hot-dog.”»

II Partie

La nouvelle pauvreté et l’exclusion sociale

Notes

6.

En Suède ce qu’on appelle « éducation primaire » inclut notre collège et s’achève à 16 ans ; pour pouvoir poursuivre au lycée, les élèves doivent obtenir des notes minimales en mathématiques, anglais et suédois. [NdT]

+ -

7.

C’est dans ce contexte que j’ai actualisé en 2014 la carte de l’exclusion sociale jusqu’à 2012, dernière année pour laquelle on disposait de statistiques. Voir Tino Sanandaji, « Utanförskapets karta – en uppföljning av Folkpartiets rapportserie » [« La carte de l’exclusion sociale – une suite des rapports du Parti libéral »], Författaren & Stiftelsen Den Nya Välfärden, 2014

+ -

Traditionnellement, c’est le mot «pauvreté» que l’on aurait dû utiliser en Suède pour ce que l’on nomme aujourd’hui «exclusion sociale». Mais cette évolution n’est probablement pas une coïncidence. La pauvreté se réfère originellement à un manque de ressources matérielles. Il peut s’agir de misère absolue ou de pauvreté relative qui désigne une situation où l’on a de faibles revenus par rapport à d’autres membres de la même société. Mais, dans la Suède actuelle, ce que l’on associe fondamentalement à l’exclusion sociale n’est ni la misère matérielle ni la pauvreté relative. La plupart des personnes qui sont considérées et se considèrent elles-mêmes comme socialement exclues auraient été comptabilisées parmi les hauts revenus si elles avaient vécu en Suède il y a cent ans ou si elles vivaient aujourd’hui en dehors du monde occidental. Grâce à la combinaison d’une forte croissance économique et de faibles inégalités, la Suède a le taux de pauvreté le plus faible d’Europe.

Les économistes ayant une conception matérielle de la pauvreté prédisaient au début du siècle dernier qu’elle disparaîtrait avec l’augmentation des revenus. Ceci ne s’est pas produit malgré la hausse du niveau de vie. Une perspective alternative sur la pauvreté a été présentée par Robert Fogel, prix Nobel d’économie en 1993, pour qui la pauvreté possède une dimension dépassant les seules considérations matérielles. La pauvreté «psychologique» peut être vue comme un manque de capital humain en matière de connaissances et de compétences, de critères de comportements, de développement psychologique, de confiance et de réseaux sociaux. Le manque de capital humain et de capital social conduit à des revenus inférieurs, tout en augmentant le risque de comportements négatifs tels que les addictions, la criminalité, des conditions de vie chaotiques et des familles éclatées. Ceci expliquerait pourquoi la dimension sociale de la pauvreté ne disparaît pas malgré la hausse des revenus. En Suède, la pauvreté a aussi une composante matérielle. Par exemple, il y a de nombreux retraités avec de faibles revenus et des ménages qui vivent de l’assistance sociale et dont le niveau de vie est relativement médiocre. Selon Statistiska centralbyrån, en 1991, les ménages ayant un emploi disposaient d’un revenu supérieur de 25% à ceux qui ne travaillaient pas, un écart qui s’est creusé jusqu’à 80% en 2013. Par ailleurs, à mesure que le revenu du travail et du capital augmentait pour les personnes employées, de nombreux programmes gouvernementaux d’aide sociale devenaient sensiblement moins généreux.

Des phénomènes comme la criminalité ou les addictions ont une connexion bien plus forte avec la pauvreté psychologique ou sociale. Une façon d’illustrer ce phénomène est de considérer les étudiants qui vivent de prêts et de bourses. Les étudiants ont souvent de faibles revenus et vivent dans des logements exigus mais ils présentent une faible incidence de criminalité, de comportements antisociaux, d’addictions et autres attitudes fréquentes chez les plus pauvres. La raison est que les étudiants bénéficient d’atouts immatériels sous la forme d’un fort capital humain et social que les études renforcent. Ceux qui ont de faibles revenus à cause de la pauvreté sociale sont souvent surreprésentés dans les conduites négatives, non parce que ces attitudes sont causées par de faibles revenus mais parce que la pauvreté sociale est la cause de ces faibles revenus et de ces comportements négatifs.

De fait, ce que signifie l’exclusion sociale est rarement précisé. L’usage abondant de ce terme pourrait s’expliquer par sa flexibilité sémantique et la possibilité de l’interpréter différemment par des gens différents. De plus, dans un pays comme la Suède la pauvreté matérielle, en tant que problème social essentiel, a été remplacée par le thème des inégalités sociales. Le manque d’une définition théorique exacte a également conduit à l’utilisation d’autres mesures de l’exclusion sociale. La définition empirique développée par Mauricio Rojas, ancien porte-parole du Parti libéral pour la politique d’asile et d’immigration, était la mieux fondée scientifiquement : elle se concentrait sur les zones résidentielles plutôt que sur les individus. L’évaluation incluait, en plus de la proportion de gens ayant un travail, les résultats scolaires et la participation électorale comme autant de critères d’approximation pour mesurer le capital social, et était, de ce fait, plus élaborée d’un point de vue sociologique.

L’étude des zones résidentielles présente quelques avantages. L’un est que la proportion des individus ayant un emploi ne reflète pas nécessairement l’exclusion sociale subie, dans la mesure où elle comprend le congé parental, le congé maladie et les études. Il y a donc un niveau de personnes sans emploi qui est normal et qui n’a rien à voir avec l’exclusion sociale. Une façon de mesurer celle-ci est d’étudier les aires résidentielles qui sont au-dessus de ce niveau d’inactivité. L’étude des aires résidentielles présente un autre avantage pour l’analyse en raison du fait que l’exclusion sociale est liée à la ségrégation par l’habitat.

Le Parti libéral a continué sur ce chemin dans la perspective des élections de 2002 et, en 2004, il a publié un rapport très remarqué, à bien des égards innovant, intitulé «La carte de l’exclusion sociale». Le rapport a utilisé les évaluations géographiques du Statistiska centralbyrån pour répartir le pays en 5.000 aires résidentielles et en observant combien nombre d’entre elles étaient affectées par de profonds problèmes sociaux. Les deux critères de la définition d’une zone d’exclusion sociale étaient les suivants : que 60% ou moins de résidents en âge de travailler aient un emploi et que moins de 70% aient achevé le collège avec succès6 ou que moins de 70% aient voté à la dernière élection municipale. Le rapport du Parti libéral a révélé que le nombre de zones concernées est passé de 3 en 1990 à 128 en 2002. Par la suite, ce rapport a été actualisé plusieurs fois. La dernière édition a montré que le nombre de zones d’exclusion sociale a continué d’augmenter pour atteindre 156 en 2006. Le rapport a rencontré un large écho médiatique, peut-être en partie en raison de sa rigueur méthodologique peu commune.

Le nombre de zones d’exclusion sociale a continué d’augmenter entre 2006 et 20127. En 2006, 156 aires résidentielles avaient des problèmes socio- économiques si aigus qu’elles étaient définies comme zones d’exclusion sociale ; en 2012, le nombre était passé à 186. Une proportion significative de leurs résidents est constituée d’immigrés de la deuxième génération, c’est-à-dire nés en Suède de parents étrangers. Seuls 26% des habitants de ces zones en 2006 et 25% en 2012 étaient d’origine suédoise, c’est-à-dire des individus nés en Suède de deux parents nés en Suède. Le tableau 1 résume les résultats, fondés sur les calculs du Statistiska centralbyrån qui, en plus des zones d’exclusion sociale, montrent les revenus moyens pour toutes ces zones comparées au reste du pays.

Tableau 1 : L’exclusion sociale entre 2006 et 2012.

Source :

Statistiska centralbyrån.

III Partie

Immigration et criminalité

Notes

8.

Voir Maria Kaspersson, « Dödligt våld i Stockholm på 1500-, 1700- och 1900-talet » [« La violence meurtrière à Stockholm au XVIe, XVIIIe et XIXe siècles »], Stockholms Universitet, Kriminologiska Institutionen, Avhandlingsserie, 4, 2000.

+ -

9.

Jan Ahlberg, Invandrare och invandrares barns brottslighet – en statistisk analys [La criminalité des immigrés et des enfants d’immigrés : une analyse statistique], Brottsförebyggande rådet (BRA), 1996 et Brottsförebyggande rådet (BRA), Brottslighet bland personer födda i Sverige och i utlandet [La criminalité chez les jeunes nés en Suède et à l’étranger], Brottsförebyggande rådet (BRA), 2005

+ -

L’un des effets les plus importants de l’exclusion sociale sur la société se produit à travers le sujet sensible et complexe de la criminalité. Celle-ci va au-delà de l’enjeu économique ; elle possède aussi une dimension morale où s’inscrivent les notions de culpabilité, de justice et de vengeance. La crainte des crimes de l’«Autre» a souvent été utilisée pour blâmer collectivement des groupes et créer de la haine. Tout au long de l’histoire, il y a eu plusieurs exemples de crimes réels ou prétendus qui ont provoqué des représailles sous forme de violence xénophobe, souvent contre des innocents. Une rhétorique dénonçant la menace et la violence dont est victime son propre groupe risque d’attiser des instincts primaires.

La question de la criminalité chez les immigrés a été largement débattue ces dernières années. Ce phénomène suscite des opinions et des émotions fortes, et des affirmations contradictoires ont été avancées dans le débat. Cela a accrédité l’idée que le sujet était très compliqué et opaque. Il existe en fait des recherches et des enquêtes publiques abondantes sur la surreprésentation des immigrés dans la criminalité. Certes, comme l’immigration en Suède est longtemps restée faible, il y a peu d’études historiques sur la question. Les sources sont aussi limitées. À partir des données existantes, quelques études ont mesuré le degré d’implication des immigrés dans divers types de crimes, tels que les homicides à Stockholm8. Dans les années 1970, des études ambitieuses ont également été menées.

Le Brottsförebyggande rådet (BRA, Conseil national suédois pour la prévention de la délinquance) a été à l’origine de deux rapports très remarqués sur la criminalité des immigrés en Suède9. Ces rapports comparent la criminalité enregistrée selon le pays de naissance et l’origine des parents pour les années 1985-1989 et 1997-2001, et mettent en évidence que le taux de criminalité parmi les étrangers est plus fort que le taux de criminalité parmi les personnes d’origine suédoise. Les résultats sont résumés dans le tableau 2.

Tableau 2 : L’origine des auteurs de crimes et délits signalés à la police (à rapporter à l’ensemble de la population)

Source : Brottsförebyggande rådet (BRA).

Pour interpréter correctement les données de ce tableau, il faut rapporter le nombre de crimes commis par une catégorie de personnes au poids de cette même catégorie dans l’ensemble de la population. Par exemple, à ces dates, la population suédoise dont les deux parents sont nés en Suède représente plus de 80% de la population totale. [N.D.É.]

Notes

10.

De type régression logistique.

+ -

11.

Dans ce cas, le risque relatif d’une personne suédoise née de deux parents suédois =1 [N.D.É.].

+ -

12.

BRA, op cit., p. 10.

+ -

13.

Ibid., p. 21.

+ -

14.

David Johansson, Mats Dernevik et Peter Johansson, Långtidsdömda män och kvinnor i Sverige. Kriminalvårdens riksmottagningar 1997-2009 [Hommes et femmes condamnés à de longues peines en Suède. Les centres nationaux de détention du Service National des Prisons et de Probation 1997-2009], Kriminalvårdens Utvecklingsenhet, 2010, p. 56

+ -

15.

Amir Rostami, Fredrik Leinfelt et Stefan Holgersson, « An Exploratory Analysis of Swedish Street Applying the Maxson and Klein Typology to a Swedish Gang Dataset », Journal of Contemporary Criminal Justice, vol. 28, n° 4, novembre 2012, p. 426-445.

+ -

Notons que les personnes non enregistrées dans le pays au moment de leur crime étaient estimées à 3% des crimes commis en 1985-1989 et à 7% en 1997-2001. Ces groupes comprennent notamment les «individus en attente d’une décision concernant leur demande d’un permis de séjour ; les individus restant temporairement en Suède dans cette période comme touristes ou étudiants, et les individus venus délibérément en Suède avec des intentions criminelles».

Le groupe des personnes nées à l’étranger présente généralement un risque criminel significativement plus élevé, ce qui est vérifié même après avoir neutralisé les facteurs socio-économiques. Le BRA écrit : «Les études antérieures nous apprennent que certains facteurs comme l’âge et le sexe font varier la probabilité de commettre un crime. C’est pourquoi le Conseil a effectué ce que l’on appelle une standardisation des données pour les variables de sexe, d’âge, d’éducation et de revenus. Cette standardisation conduit, par le truchement de calculs statistiques10, à “égaliser’’ les différents groupes au regard de ces facteurs. Ainsi, le groupe des personnes nées à l’étranger reçoit le même nombre d’hommes, la même proportion de jeunes, et ainsi de suite. Il apparaît alors que le risque relatif11 chez les personnes nées à l’étranger passe de 2,5 à 2,1. Le risque relatif chez les personnes nées en Suède de deux parents étrangers décroît lui aussi de 2 à 1,5. L’une des raisons explicatives de ce résultat est que ces groupes sont composés d’une plus grande proportion d’hommes jeunes ayant un faible niveau d’éducation et de revenu, par comparaison avec ceux nés en Suède de deux parents suédois12

La proportion des personnes enregistrées pour des crimes et délits diffère selon les pays d’origine. Le Conseil note que « ceux qui viennent d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont les plus forts taux de criminalité13». Cette proportion est en revanche plus faible chez les immigrés d’Asie du Sud-Est. Les personnes nées à l’étranger présentent un risque relatif particulièrement élevé en matière d’actes de violence aggravée : 3 pour les agressions, 4,1 pour le vol et 5 pour le viol.

Le rapport du Kriminalvårdens Utvecklingsenhet (Service des prisons et de probation) donne des informations détaillées sur le parcours des personnes incarcérées pour de longues peines, c’est-à-dire à quatre ans ou plus pour les hommes et deux ans ou plus pour les femmes. Le rapport relève qu’une «majorité (52,9%) de ceux-ci sont originaires d’autres pays que la Suède14». Cela inclut les personnes nées à l’étranger ayant la nationalité suédoise, les demandeurs d’asile, les individus ayant un titre de séjour et les visiteurs de passage. On manque d’informations claires sur la proportion des quelque 47% de prisonniers nés en Suède appartenant à la deuxième génération d’immigrés. Les crimes les plus courants, aussi bien pour les natifs du pays que pour les individus nés à l’étranger, sont, selon le rapport, liés  au trafic de drogue. Pour ceux nés à l’étranger, beaucoup viennent d’Europe  de l’Est et du Moyen-Orient : la nationalité la plus représentée après la Suède est la Pologne, suivie de près par l’Iran et la Finlande. Compte tenu du fait qu’ils excluent ceux qui ont été transférés dans leur pays d’origine pour y accomplir leur peine, ces chiffres sous-estiment la proportion des crimes et délits commis par des étrangers.

Enfin, Amir Rostami et ses collègues ont étudié la structure sociale des gangs de rue en Suède en utilisant les rapports de police : 239 membres des sept gangs classés par la police comme les plus importants ont été examinés dans cette étude ; tous sont des hommes et 76% d’entre eux sont de la première ou de la deuxième génération d’immigrés15. Malgré la surreprésentation significative des immigrés dans la criminalité, on a massivement nié le  fait que l’immigration entraîne une augmentation de la criminalité, en invoquant souvent des facteurs socio-économiques. Isoler statistiquement le rôle des facteurs socio-économiques contribue assurément à une meilleure compréhension mais ne supprime pas, comme par enchantement, la surreprésentation des immigrés dans la criminalité. Un tel traitement des facteurs socio-économiques est un exemple élémentaire de l’erreur statistique communément appelée « surpondération ». Les conclusions ne sont en rien affectées par le degré d’explication de la criminalité par ces facteurs. Cette pondération ne fait que rallonger le raisonnement : on passe de l’immigration comme cause d’augmentation de la criminalité à l’immigration comme cause d’augmentation du nombre de personnes ayant des problèmes socio- économiques, cause à son tour d’une augmentation de la criminalité.

L’argument des facteurs socio-économiques aurait été plus pertinent si la Suède disposait d’outils pour résoudre facilement lesdits problèmes. Il sera peut-être un jour possible de les résoudre mais, en attendant, ils font partie de la réalité et ne doivent pas être neutralisés dans l’analyse. Ils ne sont pas davantage des phénomènes temporaires qui disparaitront d’eux-mêmes. La surreprésentation des immigrés aussi bien dans la criminalité que dans les problèmes socio-économiques est constante. On observe même une légère augmentation au cours des dernières décennies.

Posons comme hypothèse, pour les besoins de l’argumentation, qu’une culture patriarcale augmente le risque de violences contre les femmes et la probabilité que celles-ci ne travaillent pas. Mettre de côté le fait d’avoir été élevé dans une famille où la mère ne travaille pas réduirait la surreprésentation de tels cas dans la criminalité, dans la mesure où les rapports familiaux sont une mesure indirecte des différences culturelles. La pondération des facteurs explicatifs peut présenter un intérêt réel mais l’interprétation correcte des résultats exige une compréhension de la véritable signification de l’analyse. Les problèmes socio- économiques, tels qu’une faible formation, peuvent être eux-mêmes causés par des facteurs plus profonds comme les différences culturelles ou le capital social, et ne peuvent donc pas être interprétés comme une variable autonome d’explication. Peu importe la cause des problèmes socio-économiques : ils ne peuvent pas être éliminés tant qu’ils existent dans la réalité.

Malgré d’intenses efforts, la Suède n’a pas résolu ces difficultés et tant qu’elles existent il est impératif de les prendre en compte. Les problèmes socio-économiques des immigrés ne peuvent être séparés de la problématique de l’immigration. Il y a une confusion répandue qui consiste à penser que l’on peut, en neutralisant le rôle des facteurs contextuels, conjurer les effets indésirables de l’immigration. Cette erreur provient d’une incompréhension fondamentale des méthodes statistiques de base, comme de ce que veut vraiment dire la pondération des variables.

Si l’on neutralise leur teneur en lipides et en sucre, les biscuits contiennent le même nombre de calories que les pommes. Ce qui ne saurait signifier que vous pouvez remplacer les pommes par les biscuits sans prendre du poids. Leur plus haute teneur en lipides et en sucre explique en effet que ceux-ci contiennent plus de calories que celles-là. Une analyse statistique portant sur la valeur nutritive peut être utilisée pour différencier ces aliments, mais non pour nier le plus grand nombre de calories présent dans les biscuits. De la même façon, une analyse statistique qui répartit en éléments distincts la surreprésentation des immigrés dans la criminalité, en neutralisant les facteurs contextuels, ne saurait être utilisée pour nier le lien causal entre immigration et criminalité.

IV Partie

Nouvelles formes de criminalité dans les banlieues

Notes

16.

Cité in Emma Ekström, Annika Eriksson, Lars Korsell et Daniel Vesterhav, Brottslighet och trygghet i Malmö, Stockholm och Göteborg. En kartläggning [Violence et sécurité à Malmö, Stockholm et Une enquête], Brottsförebyggande rådet (BRA), 2012, p. 136

+ -

17.

En nationell översikt av kriminella nätverk med stor påverkan i lokalsamhället [Une étude nationale des réseaux criminels ayant un impact majeur sur les communautés locales], Sekretessprövad version, Rikskriminalpolisen, Underrättelsesektionen, octobre 2014, p. 8

+ -

18.

Il s’agit d’un mélange de produit de synthèse contenant une grande majorité de produits à base de THC (le delta 9 tetra hydro cannabinol est le principal alcaloïde contenu dans le cannabis) [N.D.É.].

+ -

19.

Ibid., p. 11.

+ -

20.

Ibid., p. 14.

+ -

Progressivement, des structures criminelles sont apparues dans les quartiers périphériques des villes suédoises. Contrairement à ce que beaucoup avaient prédit, la société multiculturelle n’a pas donné le jour à une société d’innovation sur le mode de la Silicon Valley, mais à une société parallèle où prospèrent la fraude fiscale et le travail au noir. La conséquence en est que les «entreprises honnêtes» sont mises hors circuit par la multiplication des activités clandestines. Une enquête publiée par le BRA peut ainsi citer ce témoignage : «Si une entreprise écrase les prix parce qu’elle ne paie pas d’impôts ou parce qu’elle utilise de l’argent sale, alors les entreprises qui tentent de rester dans la légalité doivent suivre le mouvement pour rester compétitives. Dès lors, elles vont peut-être enregistrer une transaction sur deux au lieu de la totalité16.» Outre l’évasion fiscale, le modèle du marché du travail suédois est miné par le travail illégal payé à des salaires bien inférieurs aux normes conventionnelles. Cela se produit souvent en combinaison avec l’évasion fiscale et, parfois, avec la fraude aux prestations sociales.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la police a commencé à voir l’émergence d’un nouveau phénomène dans les périphéries urbaines. Selon la police, voici ce qui s’est produit : «Des délinquants locaux ont combiné leurs forces et ont développé leurs pratiques criminelles. Utilisant l’arme de la menace et de la violence, ces individus ont créé un climat de peur et d’insécurité dans les communautés locales, renforçant encore le pouvoir des organisations criminelles. Depuis les années 2000, les réseaux criminels locaux enracinés dans certaines zones géographiques sont devenus un problème croissant en Suède17

En 2014 et 2015, la direction de la police suédoise a rendu public deux rapports nationaux sur 53 zones exposées à la criminalité parmi lesquelles quinze le sont à un degré critique. Ces 53 zones se caractérisent par le fait que «les réseaux criminels locaux sont considérés comme ayant un impact négatif sur la communauté». Les crimes qui s’y produisent très régulièrement incluent la violence, les émeutes, les jets de pierres, le trafic de drogue, etc.

Le trafic de stupéfiants est la composante la plus importante de l’activité criminelle et se déroule plus ou moins à la vue de tous. La substance la plus courante est le cannabis, même s’il existe aussi des drogues plus dures comme la cocaïne, la méthamphétamine et le spice 18. La division nationale des enquêtes criminelles affirme que «les jeunes délinquants dans ce type de zones financent leur addiction de deux façons principales : la vente ou le vol. De sorte que l’usage de drogues est une porte d’entrée dans la criminalité». Le trafic de drogue mène souvent à des conflits internes comme externes. La suite du rapport explique : «La forte valeur monétaire des drogues signifie qu’il y a toujours un gros risque financier, aussi bien pour les vendeurs que pour les clients, tout au long de la chaîne de distribution. Ceci est à l’origine de situations d’endettement. Les différends liés à ce genre de situations ont conduit dans divers endroits à des actions punitives ou ont dégénéré en conflits19

Pour protéger une entreprise de trafic criminel, il existe des méthodes variées, incluant la surveillance des véhicules de passage, les «arnaques», les caches d’armes ou les transports internes par scooters. Une «arnaque» est une forme d’extorsion ou de vol où l’on simule l’existence d’une dette : une somme doit être payée pour compenser une injustice perçue ou fictive. Les armes sont dissimulées à la police en confiant aux individus les plus jeunes du groupe  la tâche de les stocker et de les transporter vers les membres plus âgés. Les scooters sont des outils importants de ce business pour assurer le transport des armes et de la drogue mais aussi pour surveiller les véhicules qui traversent le territoire.

Dans certains cas, l’impact de la criminalité sur la communauté locale est si profond que l’on entre dans la problématique de ce qu’on appelle les sociétés parallèles. Celles-ci incluent des pratiques comme le racket et un système judiciaire à part, où les conflits sont réglés directement au sein du milieu criminel en dehors du système légal officiel. Le mécanisme fait qu’avec le temps se produit une normalisation de l’exception : un incendie de voitures à Rinkeby a cessé de faire événement, alors que le même fait accèderait aux faveurs des gros titres de la presse s’il se produisait dans le centre de Stockholm. Les sociétés parallèles aboutissent à l’émergence de normes et d’institutions nouvelles. On trouve des exemples de réseaux criminels qui placent de l’argent dans un « fonds de sécurité » dont peuvent profiter les parents des criminels incarcérés pour recevoir une aide matérielle pendant la durée de l’incarcération. Au travers d’institutions comme ce fonds de sécurité, la criminalité risque d’augmenter encore, puisque la carrière criminelle devient une sorte de profession possédant son propre système d’assurance sociale.

Un système indépendant assurant que force reste à la loi est une composante clé du bon fonctionnement d’une société. Un signe clair de l’émergence d’une société parallèle est la difficulté à appliquer la loi dans un endroit. Les résidents sont de moins en moins susceptibles de témoigner ou bien choisissent de retirer leurs témoignages, phénomène qui s’est produit dans plusieurs affaires dans les zones les plus critiques. La réticence à coopérer avec le système judiciaire n’est pas seulement due aux attitudes des résidents locaux mais est souvent le résultat direct de menaces ou de violences. Quand une société parallèle est instaurée, il ne devient pas seulement difficile pour la police d’intervenir dans cet endroit ; la police dresse la description suivante de la situation : «Toutefois, un constat fait lors des visites d’études auprès des autorités policières est que les fonctionnaires traitant les dossiers d’aide financière comme l’Agence de Sécurité sociale et les services sociaux sont sujets aux pressions les plus fortes du milieu criminel. Il y a des cas de pression illégale  directe, et d’autres  où il s’agit plutôt d’autocensure, c’est-à-dire où les agents sont influencés dans l’accomplissement de leur mission sans être directement menacés. La peur d’être victime de conduites criminelles peut entraîner une modification de la conduite des fonctionnaires. Cela ne signifie pas nécessairement que les agents ont été directement victimes d’un agissement illégal. Il s’agit plutôt d’une passivité ou d’une modification du comportement professionnel dans le but d’éviter un événement indésirable comme le harcèlement, les menaces ou la violence. Les surveillants de parkings forment une autre catégorie professionnelle qui éprouve des difficultés à opérer dans plusieurs de ces zones parce qu’ils se sentent menacés. Il y a aussi des cas de journalistes qui ont fait l’objet de menaces ou de pressions20

C’est pourquoi la police s’est vue contrainte de développer des méthodes et des mesures spécifiques pour être capable d’opérer dans ces zones. Par exemple, elle y travaille toujours en équipes dédoublées pour s’assurer que le véhicule de police ne soit pas vandalisé pendant que l’unité d’intervention effectue sa mission. Les véhicules sont aussi dotés de vitres renforcées pour se protéger des pierres et autres objets lancés contre eux. Dans le même but, les policiers portent des gilets pare-balles, des casques et des boucliers. Les lunettes de protection sont aussi un important équipement défensif contre les lasers verts, avec lesquels la police est de plus en plus attaquée.

V Partie

Comportements antisociaux

Notes

21.

Paulina Neuding, « Låt inte detta normaliseras » [« N’acceptons pas la normalisation de ces faits »], Svenska Dagbladet, 7 juin 2015

+ -

22.

Ibid.

+ -

23.

Mikael Brandt, « Ungdomsgäng härjade på Karlslundsbadet – polisen kom inte » [« Raid d’une bande de jeunes au Karlslundsbadet : la police n’est pas intervenue »], Helsingborgs Dagblad, 2 septembre 2016

+ -

25.

« Parkarbetare hotas och utsätts för stenkastning » [« Les employés des parcs publics sont menacés et exposés aux jets de pierres »], sverigesradio.se, 24 août 2016

+ -

26.

Citée in « Stenkastning allt vanligare mot poliser i Rinkeby » [« Le jet de pierres : un phénomène de plus en plus courant contre la police à Rinkeby »], Dagens Nyheter, 11 mai, 2016

+ -

27.

Frida Svensson, « “Unik” ökning av handgranater – Sverige sticker ut i Europa » « [Essor sans précédent des grenades à main : la Suède se distingue en Europe »], Svenska Dagbladet, 25 août 2016

+ -

28.

Ibid.

+ -

La Suède a beau être en apparence une société libérale, dans la pratique toutes les situations d’interaction humaine sont soumises à des règles sociales minutieuses. La moindre déviation est punie par l’exclusion sociale silencieuse s’appliquant aux autochtones comme aux personnes nées à l’étranger.

Les médias ont décrit de nombreux exemples de conduite antisociale à travers la Suède. On en évoquera quelques-uns ci-après. Les désordres vont de transgressions dites mineures, comme le saccage de bibliothèques, à des attaques à la grenade provoquant la mort d’enfants, en passant par des menaces ou des agressions sexuelles. Le comportement antisocial inclut la violation des normes formelles et informelles qui régissent l’interaction sociale et où se manifestent des heurts et des éléments d’hostilité.

Les comportements antisociaux constituent des actes conscients qui expriment un antagonisme. Une autre catégorie comme le jet de détritus ou les éclats de voix en public peut aussi bien relever d’une démonstration de force que d’un laisser-aller personnel combiné à une indifférence au bien-être commun. Ne pas montrer de considération pour son entourage en brisant les règles que les autres respectent peut aussi être considéré comme une première forme de comportement antisocial.

Ce type d’agissement se produit souvent dans l’environnement local, affectant donc surtout les voisins, les camarades de classe et ceux qui vivent dans le même quartier. Il est présent à des degrés divers chez les natifs du pays et ceux nés à l’étranger. Dans la mesure où il est davantage fréquent dans les zones d’exclusion sociale, on doit garder à l’esprit que les principales victimes en sont les personnes d’origine étrangère.

Nombre de ces problèmes sont très courants dans les endroits à forte concentration de jeunes. Cela peut s’appliquer aux écoles, aux centres de loisirs, aux lieux de spectacles et aux centres commerciaux. Les désordres et les bagarres s’étendent aussi à des lieux voués à l’ordre et au calme : hôpitaux, bains publics et bibliothèques. Le quotidien suédois Svenska Dagbladet a ainsi relaté des incidents survenus dans des bibliothèques de la région de Stockholm en 2013-2015 : «Dans les rapports sont décrits près de 500 cas de violences, vols et bagarres dans les bibliothèques de la région de Stockholm durant les deux dernières années et demie, et le simple nombre d’incidents témoigne de sérieux problèmes. Les bibliothèques sont des espaces ouverts et non protégés, elles sont bien situées et les sections pour les enfants sont souvent joliment équipées de sofas et de coins repos. Ce sont des lieux attirants pour lire, mais aussi pour traîner, dominer et provoquer21.» Plusieurs membres du personnel décrivent les bandes de jeunes qui sèment le désordre en hurlant, en harcelant le personnel et les visiteurs, en regardant du porno sur Internet et en utilisant les bibliothèques comme centres de loisirs : «“Je vois des jeunes jeter des graines de tournesol dans la section des enfants et, à mon passage suivant, j’en vois plusieurs assis fumant une pipe. La fumée a une odeur étrange !” […] On appelle la sécurité, elle est incapable de ramener l’ordre et demande donc des renforts. La bande de jeunes ignore aussi bien le personnel que les gardiens et finit par provoquer un incident avec l’un de nos patrons. Ils l’attaquent physiquement” […] Les quatre forment un cercle menaçant autour de la bibliothécaire à temps partiel et les garçons disent des choses insultantes et déplacées tels que : ‘Je vais te buter, je vais te montrer ma bite’, et ainsi de suite”22

De la même façon, il existe de nombreux cas attestés de troubles dans les piscines. Le journal local Helsingborg Dagblad écrit à propos des incidents survenus à Landskrona : «Jeudi soir, une bande de jeunes a soudainement commencé à jeter des tables, des chaises et d’autres objets dans la piscine et à s’en prendre au personnel. Tôt dans la soirée, une quinzaine de jeunes âgés de 12 ans environ et plus, et des adultes se sont subitement mis à mal se comporter. Ils étaient grossiers et agressifs, et jetaient des tables, raconte un membre du personnel qui était présent. Les jeunes étaient à la piscine depuis un moment : ils y ont mangé, puis certains d’entre eux ont eu l’idée de fumer près de la piscine extérieure, où cela est interdit. Mais ils n’ont pas accepté qu’on leur en fasse l’observation. Au contraire, ils ont commencé à protester23.» Les menaces et les attaques se produisent aussi dans d’autres secteurs comme la santé. Un article du journal local Sydsvenskan a ainsi publié une enquête sur la violence exercée contre les professionnels de santé à Malmö : «Sydsvenskan a lu des centaines de rapports de gardes de sécurité du secteur hospitalier de Malmö entre 2014 et 2016 et a pris connaissance d’un monde où les menaces et la violence font presque partie de la vie quotidienne. […] Un autre rapport décrit comment une infirmière a été menacée par un homme qui lui a dit qu’il allait lui “planter un couteau”24

Les métiers exposés comprennent aussi ceux des employés des parcs publics. Désherber dans les quartiers périphériques est très compliqué. La Radio suédoise relate ces incidents et la façon dont la police a été plusieurs fois appelée à la rescousse de ces employés : «On a eu affaire à des situations menaçantes, des jets de pierres et ils ont sauté sur les voitures. L’ambiance n’était pas très agréable, pour tout dire25», déclare Tony Gahm, directeur du département de l’aide sociale, des loisirs et de la construction de Västeras.

Le journal suédois Dagens Nyheter a fait le compte des cas de jets de pierres contre la police durant les quatre premiers mois de 2016 et est arrivé au chiffre de 30 pour le seul quartier de Rinkeby. La pression pour les intervenants confrontés à un tel contexte pose un problème sérieux de conditions de travail qui peut aussi affecter leur temps libre. Le stress est un facteur qui contribue aux très nombreuses démissions de policiers ces derniers temps. L’article fait aussi part des inquiétudes de la présidente du syndicat de la police suédoise, Lena Nitz, suscitées par ce phénomène. Elle considère qu’il ne s’agit que d’une question de temps avant que quelqu’un soit sérieusement blessé. Pour elle, l’enjeu de ces dérives est fondamental : «Tenter de faire obstruction à l’action de la police en recourant à la violence aggravée est désormais devenu un enjeu démocratique26.» Elle pense qu’il est grave que le jet de pierres soit considéré comme normal aussi bien par l’auteur de l’acte que par les hommes politiques ou les autorités.

Une autre forme plus brutale encore de comportement antisocial est l’usage d’armes très destructrices, telles les grenades à main. Le quotidien Svenska Dagbladet décrit ainsi le phénomène : «L’afflux des grenades à main s’est intensifié en Suède ces deux dernières années et ne semble pas ralentir. La Suède est l’un des pays européens où l’utilisation des grenades à main a le plus augmenté […]. Le petit garçon de 8 ans qui est mort lors de l’explosion d’une grenade dans un appartement de Biskopgarden, à Gothenburg, est la première victime de ce type d’engin depuis vingt ans, d’après les chercheurs du Brottsförebyggande rådet. Selon la  police,  l’explosion  pourrait  être un acte de vengeance en réponse à des meurtres brutaux commis dans un restaurant l’année dernière. Cette mort est vue aussi comme une conséquence de l’utilisation criminelle mais croissante des explosifs, parmi lesquels les grenades à main27.» De son côté, Linda Staaf, chef de l’unité de renseignement de la Polisens nationella operativa avdelning  (NOA,  Division  nationale des opérations de la police), estime que «le nombre des grenades saisies a augmenté mais aussi celui des explosions : une nouvelle mode. La Suède se signale par la plus forte augmentation de ces incidents en Europe28».

Le quotidien local Sysvenkan décrit une vague d’attaques menées avec ces armes dans divers endroits du centre de Malmö et mène un entretien auprès du chef de l’équipe nationale de lutte contre les explosifs : «“Les grenades à main sont désormais responsables de la moitié des explosions. Tel n’était pas le cas auparavant. C’est effrayant et extrêmement grave”, dit-il, en soulignant les risques pour la population. “Une grenade à main n’est plus contrôlable quand elle a été lancée”, déclare-t-il encore, en faisant une comparaison avec le risque posé par une arme à feu : “Celle-ci a un tir plus ciblé ; le danger est donc plus faible pour les personnes présentes alentours.” Selon le NBS, un code d’honneur existait auparavant chez les utilisateurs d’explosifs limitant leur usage aux lieux isolés. Mais ce temps est révolu, dit-il. Le risque pour la population est ainsi devenu plus grand dès lors que les explosions ont lieu dans les zones résidentielles et les lieux publics.»

Les informations de la télévision publique suédoise ont rapporté le fait sidérant qu’une grenade à main peut être meilleur marché qu’une glace ou un falafel : «Les grenades à main coûtent moins cher qu’une glace», c’est ce qu’affirme l’inspecteur en chef Gunnar Appelgren, qui s’occupe des infractions à la législation sur les armes et qui a pris part à des opérations pour saisir les grenades à main en Suède et dans les Balkans ces dernières années. En coopération avec les polices balkaniques, il a participé à la saisie de plus d’une centaine de grenades et d’une dizaine d’armes automatiques qui allaient être envoyées en Suède cette année : «L’an dernier nous avons vu une cargaison de 64 grenades et 16 armes automatiques au prix d’environ 1.000 euros sur le marché des Balkans, déclare Appelgren à la Télévision publique suédoise. Mais, pour les acheteurs, seules les armes représentent un coût ; les grenades à main sont gratuites ou ne coûtent que 1 ou 2 euros l’unité, entre 10 et 20 couronnes suédoises. »

Notes

29.

Orlando Mella, « Mångfaldsbarometern. Sju år av attitydmätningar » [« Le Baromètre de la diversité. Sept ans d’enquêtes sur les comportements »], Sociologisk Forskning, 48, n° 4, 2011, p. 45-53.

+ -

30.

Emma Löfgren, « “Unfriendly” Swedes give expats the cold shoulder », The Local, 29 août 2016

+ -

De nombreux immigrés ne se perçoivent pas comme faisant partie de la communauté suédoise, y compris parmi ceux qui ont de faibles liens avec leur pays d’origine ou celui de leurs parents. Une identité alternative commune s’est développée parmi les personnes d’origine non occidentale venues du Moyen-Orient, d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie centrale et, dans certains cas, des Balkans : celle d’« immigrés permanents ». Exclusions sociale et économique sont souvent liées et se renforcent l’une et l’autre. En plus des réformes politiques, la solution à l’exclusion sociale serait facilitée par une meilleure intégration culturelle des personnes issues de l’immigration, de sorte que celles-ci, comme les Suédois d’origine, se sentent membres de la même communauté, avec une plus forte attitude de réciprocité les uns vis-à-vis des autres. Ceci, à la différence de la politique économique, ne relève pas de l’État et ne peut être imposé. Réussir une plus grande intégration culturelle est une question de discours, de production de normes et d’un ordre spontané orienté vers la constitution d’une communauté nationale.

En Suède, le multiculturalisme est énoncé comme un idéal, bien que l’on ait rarement des idées claires sur sa signification dans la pratique. Certains sont allés plus loin et ont nié la moindre existence d’une culture suédoise ou de valeurs suédoises. Dans le même temps, l’intégration s’effectue moins bien que ne le souhaitent la plupart des gens. Une enquête de Sifo en 2016, a montré que, pour les trois quarts de la population, l’intégration en Suède ne fonctionnait pas bien.

Autre paradoxe : le fait que beaucoup professent un idéal multiculturel mais ne l’appliquent pas dans leur vie personnelle. Orlando Mella a décrit les résultats d’une étude globale sur les attitudes à l’égard de la diversité : «Notre étude montre que la proportion des Suédois qui interagissent avec des immigrés autrement que dans les situations de travail n’est pas grande et qu’il s’agit plutôt d’une minorité. L’image qui ressort du Baromètre de la diversité révèle que la majorité a très peu d’interactions avec les immigrés, sauf nécessité, comme à l’école ou au travail. En règle générale, les Suédois ne socialisent pas avec des immigrés non européens. 40,9% n’en fréquentent jamais et 42,1%, rarement29

La Suède obtient souvent le premier rang dans le monde dans les enquêtes internationales pour ce qui est de la tolérance déclarée par les habitants à l’égard de leurs voisins d’autres groupes ethniques. Mais, ironiquement, la Suède est aussi l’un des pays où les étrangers ont le plus de difficultés à se faire de nouveaux amis. L’intégration est un processus d’accueil, mais la Suède n’est pas perçue comme un pays particulièrement accueillant. Expat Insider établit ainsi un classement d’attractivité des différents pays à travers des enquêtes menées parmi les personnes nées à l’étranger (immigrés et travailleurs temporaires). La Suède fait bonne figure sous beaucoup d’aspects mais obtient parmi les plus mauvais scores pour la difficulté des étrangers à s’y faire des amis. Dans l’enquête de 2016, la Suède était à la quatrième plus mauvaise place parmi 67 nations, seulement devant le Danemark, la Norvège et le Koweït. Environ 60% des personnes interrogées indiquaient qu’elles avaient du mal à trouver des amis en Suède. Avec les autres pays nordiques, la Suède était également en bas du classement quant au sentiment d’être bien accueilli quand on est étranger. Le journal The Local a interrogé le fondateur d’Expat Insider : « La fameuse réserve suédoise fait de la Suède l’un des pays où il est le plus difficile pour les étrangers de se sentir chez soi, selon un classement de la qualité de vie des expatriés à travers le monde […]. Les “expats” ont du mal à se sentir bienvenus dans le pays ; ils perçoivent la population locale comme inamicale et distante, et ils ont du mal à se faire de nouveaux amis, surtout suédois30

Dans une étude similaire menée par la banque HSBC, la Suède était au dernier rang (45e sur 45) pour la facilité ressentie par les expatriés à se faire des amis. Cela ne signifie pas cependant que les Suédois soient délibérément malhonnêtes dans leurs réponses aux enquêtes sur la tolérance. La générosité des contribuables suédois montre à elle seule qu’une majorité écrasante est effectivement de bonne volonté à l’égard des immigrés. L’explication de ce paradoxe se situe sans doute à un niveau plus profond. Le capital social exceptionnel de la Suède en matière de critères et de règles de comportement explique à la fois le bon fonctionnement et la tolérance du pays. Cela signifie aussi que devenir membre du groupe dans la sphère privée, par exemple au travail et dans les relations amicales, requiert le respect de ces normes. De nombreux immigrés ne sont pas acceptés dans le groupe s’ils ne satisfont pas à ces exigences implicites. Simultanément, l’idéologie du multiculturalisme implique que les Suédois se sentent mal à l’aise à l’idée de demander la même conformité comportementale de la part des immigrés. Vouloir imposer leurs règles aux autres représente un coût social pour les Suédois. Il apparaît aux Suédois plus facile de s’isoler des immigrés qui ne se conforment pas aux règles de conduite dans lesquelles les autochtones ont été élevés depuis leur naissance.

Des résultats semblables peuvent être tirés du dernier Eurobaromètre de 2017 à propos de l’immigration et des immigrés en Europe : la Suède se distingue comme le pays ayant l’attitude la plus tolérante envers les immigrés. En même temps, elle est le pays européen avec la plus grande proportion de ceux qui considèrent l’intégration comme un échec : jusqu’à 73% des répondants. Avec 63%, la France vient en seconde position pour cette opinion. En comparaison, des pays comme l’Irlande ou le Portugal ont moins de 20% de réponses dans ce sens. La Suède est aussi le pays le plus susceptible d’affirmer que favoriser l’intégration des immigrés est un investissement nécessaire dans le long terme, affirmation partagée par 91% des répondants31. De façon peu surprenante, les enjeux de l’immigration et de l’intégration sont aujourd’hui prédominants dans le débat public et vont probablement le demeurer pour de nombreuses années.

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