L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (1)
Politique de concurrence et industrie européenneIntroduction générale
Créer des géants pour exporter? Gare au « syndrome PSG »
L’intransigeance de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations : une idée à relativiser
De nécessaires adaptations incrémentales du contrôle des concentrations dans un environnement concurrentiel en pleine évolution
Le régime des aides d’état, une épine dans le pied à retirer au plus vite ?
Annexes
Principaux partenaires commerciaux européens
Performance mondiale de l’industrie européenne
Résumé
Suite à l’interdiction par la Commission européenne du rapprochement entre Alstom et Siemens, les tenants du déclassement de l’Europe semblaient avoir trouvé leur coupable : une politique européenne de concurrence entravant, par excès de zèle, l’émergence de « champions européens ». Sans nier l’existence de perspectives d’amélioration de la politique de contrôle des concentrations, il serait contre-productif de reprocher à Bruxelles l’application de règles dont les vertus économiques en termes de défense du pouvoir d’achat et d’incitations à innover sont clairement démontrées.
Une comparaison avec les États-Unis invite à se méfier des théories qui voient dans les règles de concurrence communautaires un obstacle au développement économique de l’Europe.
Antoine Michon,
Haut fonctionnaire, polytechnicien et ingénieur du corps des Mines.
Emmanuel Combe,
Professeur des universités, professeur à la Skema Business School, vice-président de l’Autorité de la concurrence.
Paul-Adrien Hyppolite,
Haut fonctionnaire du corps des Mines.
Haut fonctionnaire, normalien et ingénieur du corps des Mines.
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2)
L'Europe face aux nationalismes économiques américains et chinois (3)
Les géants du numérique (1) : magnats de la finance
Les géants du numérique (2) : un frein à l'innovation ?
La politique de concurrence : un atout pour notre industrie
Le low cost, une révolution économique et démocratique
Pouvoir d’achat : une politique
Introduction générale
À l’heure où la guerre commerciale sino-américaine fait rage, nul ne doute plus de la résurgence des logiques nationales et non coopératives dans la conduite des politiques économiques. Les principaux partenaires commerciaux de l’Union européenne s’engagent résolument dans des stratégies mercantilistes et délaissent les organes multilatéraux de gouvernance du commerce international.
Des règles multilatérales contestées par les États-Unis. En novembre 2016, l’élection de Donald Trump, porté par son agenda « America First », a marqué un tournant à cet égard. Sous sa présidence, les États-Unis ont instauré des barrières tarifaires importantes, notamment sur l’aluminium et l’acier. La compatibilité de ces décisions, basées sur des textes censés protéger la sécurité nationale, avec les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est fortement contestée. Par ailleurs, l’organe de règlement des différends de l’OMC sera paralysé dès la fin de l’année 2019 du fait du refus des États-Unis de nommer des juges au sein de son organe d’appel. Les garde-fous garantissant la bonne application des règles internationales de lutte contre la concurrence déloyale seront alors bloqués.
Les ambitions industrielles chinoises. La Chine, quant à elle, ne cache pas son objectif d’atteindre à terme le statut de première puissance économique mondiale et est déterminée, au regard des moyens financiers mobilisés, à y parvenir. L’agenda mercantiliste « Made in China 2025 » ou encore l’initiative « Belt and Road », destinée à faire émerger de nouveaux réseaux de commerce et d’infrastructure entre l’Asie et l’Europe, témoignent de cette volonté. Ces velléités ne sont pas surprenantes : le développement de l’industrie manufacturière a été le moteur du rattrapage économique chinois. Entre 1991 et 2012, la part de l’industrie domestique chinoise dans la valeur ajoutée manufacturière mondiale a été multipliée par six, passant de 4% à 24%. Cet essor est le fruit d’une stratégie assumée de l’État communiste, dont l’omniprésence dans la conduite des affaires est indiscutable. En raison de ce capitalisme d’État, les pays occidentaux ne considèrent pas la Chine comme une économie de marché et suspectent les pouvoirs publics d’octroyer des subventions diverses, massives et variées aux secteurs exposés à la concurrence internationale. La guerre commerciale menée par le président Trump a le mérite d’attirer l’attention sur les pratiques mercantilistes chinoises, alors que certains reprochent toujours à l’Europe de faire preuve de complaisance envers celles-ci, ignorant les conséquences immédiates sur notre tissu économique (destruction d’emplois exposés, accroissement de la fracture territoriale) et les enjeux économiques à long terme (maîtrise des technologies et des chaînes de valeur).
Empêtrée dans ses divisions, l’Europe perd-elle pied sur la scène internationale ? À l’heure où l’industrie européenne paraît prise en tenaille entre des entreprises américaines de plus en plus concentrées et des géants chinois activement soutenus par la puissance publique, l’inquiétude grandit parmi les dirigeants européens sur une forme d’« impuissance » du continent. Dans ce contexte international mouvementé, l’Europe a tendance à paraître affaiblie car profondément divisée. Ainsi, l’interdiction en février 2019 par la Commission européenne de la fusion entre Alstom et les activités ferroviaires de Siemens a suscité, jusqu’au plus haut niveau politique, une vive opposition entre les partisans d’une politique de concurrence attentive aux intérêts des consommateurs européens et les défenseurs d’une politique industrielle sensible aux intérêts de certains producteurs. Les Européens se divisent également sur le sujet de la politique industrielle et du contrôle des aides d’État. Ces débats sont alimentés par un sentiment de décrochage économique. En 2008, sur les 500 premières entreprises mondiales (par leur chiffre d’affaires) référencées par le magazine Fortune, 171 étaient européennes, 150 américaines et 28 chinoises ; dix ans plus tard, seules 122 entreprises européennes figurent dans ce même classement, contre 126 américaines et 110 chinoises. Entre 2004 et 2017, la part de l’Europe dans la valeur ajoutée industrielle mondiale a chuté de 29% à 19%1, contre 22% à 16% aux États-Unis dans le même temps. Ajoutons à cela un fait particulièrement marquant : dans le domaine du numérique, l’Europe ne dispose d’aucune entreprise technologique de l’envergure des GAFAM aux États-Unis ou des BAT en Chine2.
État des lieux du commerce international sur l’année 2018 (flux en milliards de dollars et en pourcentage du PIB)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Centre du commerce international, Eurostat.
Voir les sites https://english.bdi.eu/publication/news/negotiations-with-the-united-states-on-a-transatlantic-trade-agreement / et https://english.bdi.eu/article/news/china-partner-and-systemic-competitor/.
Voir Jeronim Zettelmeyer, « The Troubling Rise of Economic Nationalism in the European Union », piie.com, 29 mars 2019, et Patrick Rey et Jean Tirole, « Keep Politics Out of Europe’s Competition Decisions », project- syndicate.org, 4 mars 2019.
L’Union européenne dispose en plus d’un troisième volet : le contrôle des aides d’État.
En Europe, ceci se fait respectivement au titre des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
Cet activisme de la Commission sur le front de la lutte contre les abus de position dominante et les cartels contraste avec la « mise en sommeil » de la politique antitrust aux États-Unis depuis le début les années 2000, dont les effets négatifs sur la concentration industrielle sont aujourd’hui dénoncés par plusieurs études empiriques (voir notamment Thomas Philippon, The Great Reversal. How America Gave Up on Free Markets, Harvard University Press, 2019).
Ainsi, au niveau européen, en 2012, une étude empirique d’Emmanuel Combe et Constance Monnier portant sur 111 cartels détectés et condamnés par la Commission européenne au cours de la période 1969-2009 montre que plus des deux tiers des cartels ont pris place dans des secteurs tels que la métallurgie, la chimie, la fabrication de machines et d’équipements ou les matériaux qui sont des inputs utilisés par d’autres industries. Si l’on retient les dix plus grosses amendes infligées par la Commission, aucune ne concerne directement des produits achetés par des consommateurs (camions, vitrage automobile, etc.). Voir Emmanuel Combe et Constance Monnier, « Les cartels en Europe, une analyse empirique », Revue française d’économie, vol. XXVII, no 2, octobre 2012, p. 187-226.
Quelle réaction européenne ? Ces éléments entretiennent l’idée que l’Union européenne ne disposerait plus des armes nécessaires pour s’assurer une place dans la compétition mondiale à laquelle se livrent les grandes puissances. Nombreux sont ceux qui considèrent par ailleurs que la préférence européenne pour la négociation de solutions coordonnées au niveau international est dépassée, le cadre multilatéral étant devenu notoirement dysfonctionnel et inopérant. Dans ce contexte, l’Europe cherche une réponse appropriée. Quelques propositions sont d’ores et déjà sur la table, à l’instar des propositions de la Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI, Fédération de l’industrie allemande) publiées en janvier 20193 ou du « Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne adaptée au xxie siècle », cosigné en février 2019 par les ministres Bruno Le Maire et Peter Altmaier4. Mais ces propositions sont également critiquées, au motif qu’elles seraient inspirées par un discours nationaliste et conduiraient à instaurer des politiques protectionnistes qui risqueraient de faire plus de mal que de bien en mettant, par exemple, en péril des acquis essentiels comme la politique européenne de concurrence5. Quoi qu’il en soit, la nécessité pour l’Europe de concevoir une réponse intelligente aux défis de l’époque ne fait plus débat. Tout l’enjeu est de trouver le bon équilibre entre la nécessité, pour certains, de sortir d’une forme de naïveté déconnectée de la réalité des rapports de force économiques, et, pour d’autres, de ne pas céder aux sirènes du nationalisme économique dont les solutions toutes faites sont généralement contre-productives. En effet, une stratégie de repli sur soi ne serait pas bénéfique pour l’Union européenne qui, dans son ensemble, exporte autant de marchandises qu’elle en importe (2 310 milliards de dollars d’exportations contre 2.337 milliards d’importations en 2018), et exporte plus de services qu’elle en importe (1.085 milliards de dollars d’exportations contre 860 milliards d’importations). Force est de reconnaître que l’Union bénéficie pleinement de la mondialisation et qu’elle aurait beaucoup à perdre sur le plan économique d’une contraction du commerce international.
En somme, notre étude a vocation à apporter des éléments de réponse à la problématique suivante : dans un monde où les affaires économiques sont de plus en plus guidées par les stratégies politiques, que peut faire l’Union européenne pour protéger son économie de pratiques étrangères prédatrices qui risquent de nuire à la présence d’emplois, de savoir-faire et de centres de décision sur son territoire ?
Nous avons fait le choix de nous focaliser sur deux volets majeurs du domaine de compétences exclusives de l’Union européenne, à savoir la politique de concurrence et la politique commerciale commune. Au terme de l’analyse, nous proposons de renforcer la politique européenne de défense commerciale, et non d’assouplir les règles communautaires relatives au contrôle des concentrations. Des propositions concrètes actionnables au niveau politique sont formulées en ce sens. Bien entendu, les enjeux de souveraineté économique ne se limitent pas à la politique de concurrence, ni à la politique commerciale commune. Mais, en vertu des traités, l’Union européenne n’ayant qu’une compétence de coordination en matière de politique industrielle, nous n’avons pas souhaité nous y attarder dans le cadre de cette étude. Celle-ci n’a donc pas vocation à traiter tous les aspects du problème, mais plutôt à apporter un éclairage sélectif sur des enjeux qui nous paraissent clés.
À l’heure actuelle, les critiques de la stratégie industrielle européenne se cristallisent sur le droit communautaire de la concurrence. Avant d’étudier dans le détail ces critiques, il est important de rappeler que, dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la politique de concurrence recouvre deux champs d’intervention différents : l’antitrust et le système de notification des concentrations6. L’antitrust consiste à intervenir ex post pour corriger ou sanctionner des pratiques d’entente anticoncurrentielle ou d’abus de position dominante7. Le système de notification vise, quant à lui, à contrôler ex ante un projet de concentration, afin de s’assurer qu’il ne risque pas d’altérer significativement la concurrence.
L’Europe dispose d’une politique antitrust très active et peu contestée dans son fondement8. Si l’on prend le cas de la lutte contre les cartels, la Commission européenne a imposé au cours de la période 2015-2019 pas moins de 8 milliards d’euros de sanctions, sans que cela ne soulève de vives contestations. Il faut dire que cette politique permet de mettre fin à des pratiques difficilement justifiables, dont les premières victimes sont bien souvent d’autres entreprises9. À titre d’exemple, la Commission européenne a infligé en mars 2019 une amende de 368 millions d’euros à trois fournisseurs d’équipements de sécurité pour véhicules. Les victimes directes de ces pratiques étaient des constructeurs automobiles européens, qui subissaient une hausse du prix de composants tels que les ceintures de sécurité, les airbags ou les volants de direction.
De même, la lutte contre les abus de position dominante menée par la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence est plutôt bien acceptée dans son principe : elle vise à réprimer des pratiques (telles que des accords d’exclusivité, un refus d’accès au marché, des ventes liées, un dénigrement, etc.) dont l’objet premier est d’exclure du marché un concurrent efficace (souvent de plus petite taille mais perçu comme une menace car plus agile ou plus innovant) ou de l’empêcher de se développer selon ses propres mérites. Ainsi, en 2017, la Commission européenne a condamné Google à 2,4 milliards d’euros pour avoir « favorisé » son propre comparateur de prix Google Shopping au détriment de celui de concurrents européens de plus petite taille. En 2018, la Commission européenne a conclu à nouveau que Google s’était livré à une pratique abusive de vente liée en exigeant des fabricants de téléphones mobiles qu’ils préinstallent l’application Google Search et son navigateur Chrome comme condition à l’octroi de la licence pour sa boutique d’applications en ligne Play Store : la sanction de la Commission européenne s’est élevée à 4,3 milliards d’euros. En 2019, elle a infligé une troisième sanction de 1,49 milliard d’euros à Google pour des pratiques abusives en matière de publicité en ligne. Dans la présente étude, nous nous intéresserons principalement au système de contrôle des concentrations, qui suscite aujourd’hui l’essentiel des critiques.
Créer des géants pour exporter? Gare au « syndrome PSG »
Voir Jean-Louis Beffa, Les Clés de la puissance, Seuil, 2015.
Mathew Heim et Catarina Midoes, « European champion-ships: industrial champions and competition policy », bruegel.org, 26 juillet 2019.
Alstom-Siemens comme catalyseur. L’affaire Alstom-Siemens, alimentée par une inquiétude préexistante et diffuse liée au sentiment d’un déclassement progressif de l’Europe sur la scène économique mondiale, a ravivé, dans l’espace public et jusqu’au plus haut niveau politique, le débat autour de la nécessité d’encourager la constitution de « champions européens » pour peser dans la compétition mondiale face, entre autres, aux concurrents chinois et américains.
Pour les partisans de la concentration industrielle, la taille des entreprises est essentielle car elle leur permet de tirer parti des économies d’échelle et de prendre plus de risques, ce qui se traduit in fine par davantage d’investissements, de dépenses de recherche et développement (R&D), et d’exportations. Certains avancent même des arguments extra-économiques. Nous serions ainsi entrés dans une nouvelle phase de la mondialisation où les rapports de forces internationaux obéiraient moins à des logiques politico-militaires qu’économiques, les grandes puissances se livrant une guerre larvée derrière leurs « champions nationaux10 ».
De la difficulté de définir un « champion européen ». Mais de quoi parle-t-on au juste lorsque l’on évoque les « champions européens » ou « nationaux »? Dans un monde où les chaînes de valeur industrielles sont de plus en plus globalisées, force est de constater que la détermination de l’origine d’une entreprise n’a rien d’une tâche aisée.
Quels critères retenir entre, par exemple, la localisation du siège social, le principal lieu de production, la nationalité des actionnaires ou des équipes dirigeantes lorsque ceux-ci diffèrent11 ? La frontière entre entreprises domestiques et étrangères peut rapidement se trouver brouillée. Dans une économie globalisée où la fragmentation géographique des lieux de décision et de production a tendance à s’accroître, la notion d’« origine », voire de « nationalité », d’une entreprise devient de moins en moins pertinente et opérationnelle.
Ensuite, quel sens attribuer à la notion de « champion »? Pouvons-nous l’assimiler à celle de « grand groupe »? En réalité, la taille d’une entreprise mesurée par l’ensemble de ses effectifs ou la valeur comptable de ses actifs n’est une condition ni nécessaire ni suffisante de sa performance. Pensons, par exemple, aux entreprises sur des niches de marché qui génèrent des marges très importantes et exportent massivement, à l’instar de celles qui forment le fameux Mittelstand allemand. Inversement, que dire des nombreux conglomérats qui « sous-performent » régulièrement les principaux indices boursiers mondiaux ? L’idée reçue selon laquelle les performances à l’exportation reposeraient essentiellement sur les « grandes » entreprises n’est pas corroborée par les faits. Une simple exploitation des données européennes permet de constater qu’il n’existe pas de corrélation positive entre la taille des entreprises du secteur manufacturier (définie ici par le nombre de salariés) et leur performance à l’exportation.
Relation entre la taille des entreprises du secteur manufacturier et les performances à l’exportation
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Eurostat.
Voir, notamment, Aidan Hollis, « Industrial Concentration, Output, and Trade: An Empirical Exploration », Review of Industrial Organization, vol. 22, no 2, p. 103-119, mars 2003.
Voir Philippe Aghion, Richard Blundell, Rachel Griffith, Peter Howitt et Susanne Prantl, « The Effects of Entry on Incumbent Innovation and Productivity », Review of Economics and Statistics, vol. 91, no 1, p. 20-32, janvier 2009.
John Van Reenen, « Does Competition Raise Productivity Through Improving Management Quality? », International Journal of Industrial Organization, vol. 29, no 3, p. 306-316, mai 2011.
Justus Haucap, Alexander Rasch et Joel Stiebale, « How Mergers Affect Innovation: Theory and Evidence », International Journal of Industrial Organization, vol. 63, p. 283-325, mars 2019.
Thomas Philippon, « Concurrence : le syndrome du PSG », lesechos.fr, 24 avril 2019.
La concurrence au service de la performance. Par ailleurs, plusieurs travaux académiques ont mis en évidence l’existence d’une relation positive entre les performances à l’exportation des entreprises et le degré de concurrence auquel elles sont confrontées sur leur marché domestique12. Si l’on assimile la notion de « champion » à celle de « monopole » ou de marché concentré, alors rien ne garantit qu’un « champion » sur son marché d’origine sera plus compétitif à l’international qu’une entreprise exposée localement à la concurrence. En réalité, on constate le contraire en moyenne, car la concurrence locale incite à rechercher continuellement la performance et à innover. Philippe Aghion trouve également une corrélation positive entre l’intensité concurrentielle sur le marché des biens et la productivité des firmes13. Il insiste sur le rôle essentiel de la libre entrée, et donc de l’ouverture à la concurrence, sur l’innovation. De même, John Van Reenen établit qu’un affaiblissement de la concurrence nuit à l’efficacité productive. Il met notamment en évidence l’impact positif de la concurrence sur la productivité par le biais de l’amélioration des performances managériales14. Enfin, Justus Haucap et son équipe constatent des effets négatifs de la concentration dans le secteur pharmaceutique sur l’innovation technologique. Les fusions entre entreprises examinées se traduisent par une réduction du volume d’activité de R&D et du nombre de dépôts de brevets, aussi bien dans les entités fusionnées que chez leurs concurrents15.
Pour reprendre une expression de l’économiste Thomas Philippon, ces résultats nous invitent à prendre garde au « syndrome PSG16 ». Pourquoi cette analogie ? Grâce à des investissements estimés par le journal L’Équipe à plus de 1,5 milliard d’euros en avril 2018 depuis le rachat par le fonds souverain du Qatar en 2011, le club parisien a remporté au cours des sept dernières saisons six titres de champion de France, cinq Coupes de la Ligue et quatre Coupes de France. Mais en dépit d’une domination écrasante exercée sur le championnat français, le club n’est jamais parvenu à se hisser pendant cette période au-delà des quarts de finale de la Ligue des champions. Lorsqu’il s’est retrouvé confronté aux meilleures équipes européennes évoluant tout au long de l’année dans des championnats plus compétitifs, le club s’est systématiquement incliné.
Dès lors, il est clair qu’une « mise en sommeil » de la politique européenne de concurrence risquerait d’engendrer une forte concentration industrielle, avec pour conséquence une augmentation artificielle des marges et in fine des prix pour les consommateurs – que ceux-ci s’avèrent d’ailleurs être des particuliers ou des entreprises. Dans un tel contexte, il n’y aurait non pas plus mais moins de dépenses en capital et de R&D dans l’ensemble de l’économie, ce qui finirait par se traduire, toutes choses égales par ailleurs, par un ralentissement de la productivité et donc de la croissance du revenu par habitant.
Toutefois, nul ne peut ignorer que sur certains segments de marché spécifiques où prévalent par exemple des rendements d’échelle croissants (grands ensembliers industriels) et des effets de réseau (géants du numérique), la taille des entreprises peut constituer un avantage comparatif essentiel. La concentration a alors tendance à devenir un gage de réussite et la condition sine qua non de la performance. Nous allons donc à présent nous demander si la politique européenne de concurrence – du moins dans son volet « contrôle des concentrations » – constitue aujourd’hui un obstacle au développement de telles entreprises sur le territoire européen, ce qui serait, le cas échéant, effectivement susceptible de mettre à mal la position de l’Europe dans la compétition économique mondiale.
L’intransigeance de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations : une idée à relativiser
Déclaration de François Hollande sur les priorités de politique industrielle de la France, Paris, 12 septembre 2013.
Remplacé en 2004 par un nouveau règlement (règlement (CE) no 139/2004), toujours en vigueur aujourd’hui. Voir le site https://ec.europa.eu/competition/mergers/statistics.pdf.
On se référera à l’annexe pour une analyse des cas d’interdiction de la Commission européenne et du devenir des industries concernées.
Schneider Electric détenait 98% de Legrand au moment où la Commission européenne décida d’interdire la fusion et d’obliger Schneider à vendre ses parts. Suite à l’interjection en appel de Schneider, le tribunal annula la décision de la Commission européenne en 2002, à cause de vices de procédure et de modèles économiques adoptés par la Commission jugés biaisés. Le tribunal renvoya alors la décision à la Commission européenne, mais Schneider fit alors savoir qu’il ne souhaitait plus acquérir Legrand et qu’il vendait ses parts à Wendel et KKR, clôturant ainsi le cas.
L’idée selon laquelle le contrôle des concentrations nuirait au développement de l’industrie européenne ne date pas de l’affaire Alstom-Siemens. En 2004, Jacques Chirac déclarait déjà : « Il s’agit de mieux intégrer à l’objectif de libre concurrence l’impératif de développement de nos industries. […] Nous devons ainsi favoriser la naissance de grands “champions” industriels européens, capables de s’imposer dans la compétition mondiale17. » En 2007, Nicolas Sarkozy soulignait lui aussi : « Je veux que la concurrence cesse d’être une religion, pour que la quête de la concurrence parfaite cesse d’être l’unique horizon des politiques européennes […] pour que des champions nationaux et européens puissent émerger18. » François Hollande, quant à lui, appelait en 2013 à « redéfinir une doctrine de la concurrence pour faciliter les rapprochements, et non pour les dissuader, pour que nous ayons des champions européens, dans l’intérêt de l’Europe19 ».
Les données disponibles invitent toutefois à fortement nuancer cette affirmation. Tout d’abord, le nombre de transactions notifiées à la Commission européenne n’a cessé de progresser ces dernières années, pour atteindre un rythme de croissance annuelle moyen de + 8,5% sur la période 2014-2018. Ces opérations ont permis la formation de géants européens dans de nombreux secteurs, notamment ceux de l’industrie brassicole, avec l’acquisition du britannique SABMiller par le belge Anheuser-Busch InBev ; des verres optiques, avec la fusion entre le français Essilor et l’italien Luxottica ; ou encore des nouvelles technologies, avec l’acquisition de Gemalto par Thales. En moyenne, 90% des transactions notifiées à la Commission européenne sont autorisées sans condition dès la phase d’enquête préliminaire (dite « phase 1 »).
Sur les 7.443 concentrations notifiées à la Commission européenne depuis la création du règlement européen relatif au contrôle des concentrations en 198920, seules trente transactions ont fait l’objet d’une interdiction, dont douze dans le secteur de l’industrie. Bien qu’il soit prématuré de tirer des conclusions sur les opérations interdites en 2017 et 2019, l’étude des huit interdictions industrielles précédentes est révélatrice : rien ne semble indiquer qu’elles aient empêché les industries concernées de prospérer en Europe et au-delà, bien au contraire21. ATR Aircraft, dont l’acquisition de son principal concurrent De Havilland of Canada en 1991 fut la première transaction bloquée par la Commission européenne, connaît aujourd’hui un succès industriel commercial très important. L’entreprise toulousaine fait figure de leader mondial sur son segment des avions turbopropulseurs. Legrand, qui n’a pas pu fusionner avec Schneider Electric en 2001, suite au refus de la Commission européenne22, est une entreprise florissante à la pointe mondiale de l’appareillage électronique.
Concentrations industrielles interdites par la Commission européenne depuis 1989
Source :
Commission européenne.
La prise de conscience de l’absence de coordination entre les autorités de la concurrence mondiales incita alors à la création du Réseau international de la concurrence, organe informel d’échange entre autorités.
En Europe, l’examen des concentrations et la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles s’opèrent via des décisions administratives, tandis qu’aux États-Unis les autorités (Department of Justice ou Federal Trade Commission) ou les particuliers font respecter le droit antitrust devant les tribunaux civils ou pénaux. Le département de la Justice est dirigé par le procureur général des États-Unis, nommé par le président de la République.
Voir notamment Germán Gutiérrez et Thomas Philippon, « How EU Markets Became More Competitive than U.S. Markets: A Study of Institutional Drift », NBER Working Paper, no 24700, juin 2018 ;
Matěj Bajgar, Giuseppe Berlingieri, Sara Calligaris, Chiara Criscuolo et Jonathan Timmis, « Industry Concentration in Europe and North America », OECD Productivity Working Papers, no 18, janvier 2019 ; ainsi que Thomas Philippon, op. cit.
Un argument fréquemment avancé est que les autorités administratives américaines feraient preuve d’une plus grande indulgence en matière de contrôle des concentrations que la Commission européenne. Trois éléments semblent alimenter ce sentiment. Tout d’abord, l’interdiction en 2001 par la Commission européenne du rachat de Honeywell par General Electric, qui venait d’être autorisé par le département de la Justice des États-Unis23, a fortement marqué les milieux d’affaires. Ensuite, le fonctionnement institutionnel américain implique une plus grande immixtion du pouvoir politique dans l’application du droit de la concurrence24. Enfin, des économistes ont récemment documenté une augmentation significative des niveaux de concentration dans de nombreux segments de l’économie américaine25, qui pourrait laisser croire à une indulgence des autorités américaines dans l’appréciation des concentrations.
Ici encore, les données invitent à relativiser cette supposée plus grande fermeté de la Commission européenne. Si l’on ne considère parmi les fusions-acquisitions notifiées aux États-Unis que celles comparables par leur taille à celles dites de « dimension communautaire » en Europe, le constat est sans appel.
Les données de l’observatoire du cabinet d’avocats anglo-saxon Dechert révèlent qu’au cours des cinq dernières années la Federal Trade Commission et le U.S. Department of Justice Antitrust Division ont non seulement entamé plus d’enquêtes approfondies (148) que la Commission (121), mais également fait preuve d’une plus grande sévérité dans la conclusion de leurs enquêtes. Alors que seules trois concentrations ont été interdites par la Commission européenne sur la période 2014-2018, les administrations américaines ont tenté d’en faire annuler dans le même temps vingt-deux devant les tribunaux. Ainsi, des tentatives de rachat majeures comme celles de Time Warner Cable par Comcast dans le secteur des câblo-opérateurs, de Tokyo Electron par Applied Materials dans les semi-conducteurs ou de Humana par Aetna sur le marché de l’assurance santé n’ont pas pu aboutir outre-Atlantique.
Résultat des enquêtes approfondies de contrôle des concentrations (moyenne 2014-2018), tous secteurs confondus (en %)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Dechert LLP (DAMITT).
Liste disponible en annexe.
Néanmoins, des différences procédurales entre les États-Unis et l’Europe pourraient expliquer en partie ces différences statistiques. Par exemple, la période de prénotification des opérations qui existe en Europe – mais pas aux États-Unis – a probablement un effet de tri en amont : avant même le dépôt officiel d’un dossier, si les premiers échanges avec la Commission européenne laissent entrevoir des risques d’interdiction ou de remèdes trop stricts, certaines opérations peuvent être abandonnées. Nous avons donc souhaité compléter cette étude quantitative par une analyse qualitative. Pour cela, nous avons étudié les remèdes imposés dans les cas de transactions industrielles ayant fait l’objet d’une autorisation conditionnelle concomitamment aux États-Unis et en Europe depuis 2000. Sur l’échantillon de 48 opérations industrielles étudiées26, la Commission européenne a imposé des remèdes plus fermes que ses homologues américains dans huit cas, tandis que l’inverse s’est produit dans cinq cas. Dans l’écrasante majorité des opérations, les autorités de concurrence sont donc parvenues à des remèdes identiques, ou bien ont imposé des remèdes locaux qu’il est impossible de comparer. Notons, par ailleurs, que dans 70% de ces opérations, les autorités européennes et américaines ont mentionné explicitement avoir travaillé en étroite collaboration.
Comparaison des remèdes imposés lors de concentrations industrielles (sur un échantillon de transactions industrielles d’impact mondial, de 2000 à 2018)
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
François Lévêque, « Le contrôle des concentrations en Europe et aux États-Unis : lequel est le plus sévère ? », Concurrences, no 2, p. 20-23, mai 2005.
Voir Matěj Bajgar, Giuseppe Berlingieri, Sara Calligaris, Chiara Criscuolo et Jonathan Timmis, art. cit. Ces chercheurs retiennent comme mesure de la concentration la part du chiffre d’affaires des huit principales entreprises dans le chiffre d’affaires total d’un secteur donné. Ils trouvent une augmentation de cette mesure de concentration de respectivement + 4% et + 6% (environ) dans le secteur manufacturier européen et américain entre 2000 et 2014. Dans le secteur des services non financiers, l’augmentation est d’environ + 4% en Europe et + 10% aux États-Unis.
Voir notamment John Van Reenen, « Increasing Differences Between Firms: Market Power and the Macro-Economy », CEP Discussion Papers dp1576, Centre for Economic Performance, LSE, août 2018 , et David H. Autor, David Dorn, Lawrence F. Katz, Christina Patterson et John Van Reenen, « The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms », document de travail, octobre 2019.
Cette analyse va dans le même sens qu’une autre étude, plus ancienne, qui analyse en détail 75 cas sur la période 1993-2004 sur lesquels les autorités compétentes de part et d’autre de l’Atlantique ont eu à se prononcer et qui montre que la plupart (68%) des décisions convergent27. Dans 5% des cas, la Commission européenne impose des remèdes là où les autorités américaines autorisent les transactions sans condition. Mais l’inverse se vérifie dans 24% des cas. Bien que refusant d’en conclure catégoriquement à la plus grande fermeté des autorités américaines, cette étude renverse la charge de la preuve.
Concernant la hausse récente des niveaux de concentration aux États-Unis mentionnée précédemment, il convient de noter que celle-ci s’observe également en Europe, quoique dans une moindre mesure, en particulier dans les services marchands28. En outre, de nombreux facteurs autres qu’un éventuel différentiel de sévérité dans l’application de la politique de contrôle des concentrations pourraient expliquer cet écart dans l’évolution des niveaux de concentration. Parmi eux, citons notamment la moindre fragmentation réglementaire du marché des services aux États-Unis, la persistance de logiques nationales dans la défense et les secteurs stratégiques en Europe et, enfin, une moindre capacité des entreprises européennes à s’emparer des nouvelles technologies pour générer des rendements d’échelle et des effets de réseau29.
En somme, l’analyse des données disponibles invite, a minima, à infirmer l’idée d’une extrême fermeté de la Commission européenne en matière de contrôle des concentrations par rapport aux autorités compétentes américaines.
De nécessaires adaptations incrémentales du contrôle des concentrations dans un environnement concurrentiel en pleine évolution
Voir Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, Les Géants du numérique (1): magnats de la finance et Les Géants du numérique (2): un frein à l’innovation ?, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2018.
Colleen Cunningham, Florian Ederer et Song Ma, « Killer Acquisitions », document de travail, juin 2019.
Voir Federal Trade Commission, « Cardinal Health, Inc, In the Matter of », 18 avril 2012.
Le contrôle des concentrations en Europe est-il pour autant exempt de toute marge d’amélioration ? On constate que l’essentiel des critiques qui lui sont adressées reposent sur deux affirmations qui semblent paradoxales. D’un côté, le droit européen serait trop ferme car il empêcherait la réalisation de certaines concentrations supposément bénéfiques, à l’instar de la fusion Alstom-Siemens. On reproche alors au contrôle des concentrations de prendre en compte des horizons temporels trop courts dans l’évaluation de la probabilité d’entrée sur le marché d’un nouvel acteur, de se focaliser uniquement sur le surplus des consommateurs et par là même d’omettre les « gains d’efficience » des producteurs. D’un autre côté, ce même droit des concentrations serait impuissant à contrôler des opérations qui ne rentrent pas dans les seuils de notification, alors même que certaines transactions peuvent porter atteinte à une concurrence émergente. On songe en particulier au rachat par des géants des nouvelles technologies de jeunes pousses prometteuses.
À titre liminaire, rappelons que le contrôle des concentrations vise à s’assurer qu’une opération de fusion-acquisition ne crée pas ou ne renforce pas le pouvoir de marché des parties à l’opération, ce qui aurait pour effet d’augmenter les prix ou de réduire la variété ou la qualité des produits. Toute entreprise d’une certaine taille, quelle que soit sa nationalité, est soumise à ce contrôle dès lors qu’elle opère sur le sol européen et que le chiffre d’affaires des parties impliquées dans l’opération dépasse certains seuils. De ce fait, le contrôle s’applique également aux entreprises extra-européennes ayant des activités commerciales dans l’Union européenne. Ainsi, en juin 2013, la Commission a soumis à conditions le projet de fusion entre American Airlines et US Airways, deux compagnies aériennes américaines qui opèrent sur le territoire européen, afin de préserver une certaine concurrence sur plusieurs routes transatlantiques au départ de Londres.
Seuils de notification et contrôle ex post. Certaines opérations de concentration peuvent avoir pour objet ou effet de réduire la concurrence, tout en échappant au contrôle des concentrations, si les seuils de notification en chiffre d’affaires ne sont pas atteints.
Prenons l’exemple d’une start-up du secteur numérique ou pharmaceutique dont les services ou produits sont prometteurs mais qui ne réalise pas encore suffisamment de chiffre d’affaires pour satisfaire les seuils de notification européens. En cas de rachat par une entreprise concurrente, l’opération passe sous le radar des autorités alors que celle-ci peut être potentiellement structurante pour les marchés, notamment lorsqu’elle permet à une grande entreprise en position dominante d’accroître son pouvoir de marché ou de « tuer » la menace concurrentielle et donc l’innovation.
L’exemple le plus connu est sans doute le rachat par Facebook de WhatsApp pour un montant de près de 22 milliards d’euros. Cette opération n’était pas contrôlable dans la plupart des États membres de l’Union européenne, la cible ne générant pas de chiffre d’affaires. Son contrôle par la Commission européenne n’a été possible qu’en raison du mécanisme de renvoi permis au niveau européen, suite au dépassement du seuil en part de marché en Espagne et au Royaume-Uni. De nombreuses voix considèrent que l’approbation de l’opération par la Commission européenne, sans aucun remède, a été une mauvaise décision, et ce d’autant que Facebook a dissimulé des informations clés sur la possibilité de coordonner l’accès aux données identifiant les utilisateurs des deux plateformes. Ce comportement a d’ailleurs valu a posteriori à Facebook une sanction de 110 millions d’euros de la Commission européenne, laquelle n’a toutefois pas souhaité remettre en cause à cette occasion l’opération précédemment approuvée. D’autres exemples de transactions à fort enjeu concurrentiel mais non notifiées à Bruxelles peuvent être mentionnés : les rachats de YouTube (2006) et Deepmind (2014) par Google, ou encore ceux d’Instagram (2012) et Oculus (2014) par Facebook30.
Ces opérations qui échappent au contrôle des concentrations peuvent avoir un impact important sur la concurrence, en dépit de la taille limitée de la cible. Un cas extrême est celui dans lequel un opérateur dominant rachète une petite entreprise susceptible de mettre sur le marché un produit innovant, dans le seul but de prévenir une concurrence future : on parle alors d’une « acquisition tueuse » (killer acquisition). Ce risque de préemption d’une concurrence future peut être illustré au travers d’un exemple simple. Supposons qu’une entreprise A soit en position de monopole sur un marché X et réalise un profit de 50 euros. Une entreprise B a développé un produit Y concurrent de X et envisage de rentrer sur le marché : en l’absence de toute réaction de l’entreprise A, la situation de marché va évoluer vers un duopole, avec une baisse des profits totaux qui passeront de 50 à 30 euros, répartis de manière égalitaire entre les deux entreprises. Afin d’éviter l’entrée du concurrent B, l’entreprise A a une incitation forte à la racheter : elle est même prête à dépenser la différence entre le profit de monopole et son profit en duopole (soit 50 euros – 15 euros = 35 euros). Le but du rachat de B est alors uniquement d’éviter l’entrée sur le marché d’un concurrent potentiel. Ce type de stratégie a été mis en évidence de manière rétrospective dans le secteur pharmaceutique.
Une étude31 a ainsi montré que 6% des acquisitions dans ce secteur ont eu pour effet de stopper les efforts de R&D de l’entreprise rachetée sur des projets concurrents de ceux menés par l’entreprise acquéreuse.
Tout le problème réside dans le fait que ce type de stratégie est très difficile – pour ne pas dire impossible – à détecter par les autorités de concurrence agissant ex ante, lorsque les opérations de concentration visent à prendre le contrôle d’entreprises innovantes dont le chiffre d’affaires est faible. Pour remédier à ce problème, une première solution, mise en œuvre notamment en Allemagne, consiste à abaisser le seuil de contrôle des concentrations. Le risque est toutefois de se retrouver avec un grand nombre de notifications d’opérations qui ne posent aucun problème d’un point de vue concurrentiel. Il en résulterait alors un gaspillage de ressources publiques. Une deuxième solution est de créer un autre seuil, qui ne soit pas en chiffre d’affaires mais en valeur de la transaction. En effet, les start-up innovantes sont souvent rachetées pour un montant de transaction très élevé, alors qu’elles n’ont pas ou peu de chiffre d’affaires, les acquéreurs intégrant dans la valorisation le potentiel de développement de l’entreprise cible. Cette solution se heurte toutefois au fait que la valeur d’une transaction est une donnée manipulable par le biais de montages financiers qui permettent à l’acquéreur de faire en sorte que le prix d’achat soit différent du prix final. Une dernière solution, qui existe déjà dans des pays comme le Royaume-Uni, la Suède ou les États-Unis, consiste à instaurer une forme de contrôle a posteriori. Dans ce cas, l’autorité de concurrence peut analyser une opération de concentration, même si elle est sous les seuils de notification et qu’elle a été déjà réalisée.
Les États-Unis sont sans doute le pays dans lequel le contrôle ex post est le plus souvent mis en œuvre. En effet, l’article 7 du Clayton Act autorise le Department of Justice (DOJ) et la Federal Trade Commission (FTC) à contrôler d’office des opérations de concentration, même si elles ne remplissent pas les conditions de notification imposées par le Hart-Scott-Rodino Act (HSR Act). Ce contrôle peut se faire avant ou après que l’opération ait été mise en œuvre. Les sources principales d’information des autorités américaines sur ces transactions sont, d’une part, la lecture de la presse économique et, d’autre part, les plaintes de concurrents ou de consommateurs. De plus, le contrôle sans notification préalable ne semble pas limité dans le temps. À titre d’exemple, en 2011 la FTC a contesté l’acquisition par Cardinal Health de trois sociétés de biotech réalisée en 2009, à la suite d’allégations de restrictions de concurrence32. L’ordonnance de la FTC a exigé que Cardinal Health reconstitue et revende les sociétés acquises à un acheteur approuvé par la FTC, ainsi que les droits de propriété intellectuelle qui y étaient attachés.
Sans aller jusqu’au système américain, il serait utile que la Commission européenne puisse analyser une opération qui se trouve sous les seuils de notification mais qui soulève néanmoins des préoccupations de concurrence, y compris si l’opération a déjà été réalisée. Ce système devrait être strictement encadré dans le temps, avec un délai d’intervention relativement court après l’annonce ou la réalisation de la transaction, ceci afin de réduire l’incertitude juridique inhérente à ce dispositif. De même, il aurait vocation à être chirurgical (et donc non systématique), sur la base d’une veille concurrentielle ou par la création d’une liste d’entreprises « systémiques » ayant l’obligation d’informer la Commission de toute acquisition.
Synergies et gains d’efficacité. Une seconde critique porte sur le fait que le test européen en matière de contrôle des concentrations ne prendrait pas véritablement en compte les gains d’efficacité invoqués par les parties à l’opération. Pourtant, d’un point de vue économique, la prise en compte des gains d’efficacité constitue un aspect essentiel de l’analyse de toute opération de concentration. En effet, une fusion-acquisition est susceptible d’avoir deux effets opposés : d’un côté, en restreignant la concurrence, elle peut conduire à une augmentation des prix ; de l’autre, elle peut se traduire par une réduction des coûts de production via la réalisation de synergies entre les entités qui fusionnent, ce qui est susceptible de faire baisser les prix.
L’analyse économique, à la suite des travaux pionniers d’Oliver Williamson (1968), invite à confronter les gains d’efficacité et l’atteinte à la concurrence afin de déterminer si une concentration est favorable ou non au bien-être agrégé de l’économie. Si l’on applique ce raisonnement, une opération de concentration devrait être acceptée dès lors qu’elle a pour effet d’accroître le bien-être total, et rejetée dans le cas contraire. Cela revient à dire qu’une fusion qui pénaliserait les consommateurs (suite à la hausse du prix) mais entraînerait des gains d’efficacité qui compensent l’atteinte à la concurrence devrait être autorisée (voir tableau ci-contre). Cette analyse, fondée sur le seul critère du bien-être total, ne correspond pas exactement à celle mise en œuvre par les autorités de concurrence.
Implications de l’analyse d’Oliver Williamson
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
« The Agencies considers whether cognizable efficiencies likely would be sufficient to reverse the merger’s potential to harm consumers in the relevant market […]. When the potential adverse competitive effect of a merger is likely to be particularly large, extraordinarily great cognizable efficiencies would be necessary to prevent the merger from being anticompetitive » (Horizontal Merger Guidelines, U.S. Department of Justice et Federal Trade Commission, août 2010, p. 30-31, ).
Règlement (CE) no 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
« Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales au regard du règlement du Conseil relatif au contrôle des concentrations entre entreprises », Journal officiel, no C 031, 5 février 2004 p. 0005-0018, § 83.
Ibid., § 80 et 81.
En pratique, en Europe comme ailleurs, les autorités de concurrence retiennent comme critère principal d’analyse des concentrations le surplus des consommateurs et non le bien-être total : les gains d’efficacité ne sont considérés que s’ils évitent une hausse des prix et donc une dégradation du surplus des consommateurs. Ainsi, aux États-Unis, les Horizontal Merger Guidelines rappellent qu’une concentration ayant un impact négatif sur la concurrence peut être sauvée par des gains d’efficacité, mais qu’une partie raisonnable de ces gains doit profiter aux consommateurs. Les gains d’efficacité doivent être « suffisants » pour contrebalancer les atteintes à la concurrence33.
Une approche similaire est retenue en Europe : le règlement sur les concentrations34 énonce que la Commission européenne apprécie l’impact d’une concentration sur la concurrence en tenant notamment compte de « l’évolution du progrès technique et économique pour autant que celle-ci soit à l’avantage des consommateurs et ne constitue pas un obstacle à la concurrence ». Ces gains d’efficacité doivent être en outre propres à la concentration et leur existence doit pouvoir être vérifiée.
De surcroît, on constate que dans leur prise en compte d’éventuels gains d’efficacité, les autorités de concurrence restent souvent très prudentes. Cette attitude s’explique par le fait que les gains d’efficacité sont particulièrement difficiles à démontrer ex ante, en particulier dans un contexte d’information asymétrique entre les parties et l’autorité antitrust. Cette dimension prospective et hypothétique est encore plus grande lorsqu’il s’agit de prendre en compte les gains dynamiques d’une concentration : l’horizon temporel étant très lointain, l’impact d’une fusion sur l’incitation à innover est difficile à apprécier. Ainsi, en Europe, si les lignes directrices mentionnent les gains dynamiques, la Commission rappelle que « plus les gains d’efficacité projetés seront éloignés dans le temps, moins la Commission pourra leur accorder de poids35 ». Cette prudence de la Commission européenne s’explique aussi par un constat bien connu : les études empiriques mettent en évidence un fort taux d’échec des fusions-acquisitions et une surestimation des gains d’efficacité attendus d’une fusion. Quelle que soit la méthodologie retenue, les études en question parviennent à un taux d’échec des fusions, mesuré par l’absence de création de valeur, compris entre 50 et 83%. Ainsi, à titre d’exemple, une étude de McKinsey a mesuré l’écart entre les baisses de coût estimées au moment de l’opération et les baisses de coût effectivement réalisées à l’issue de la concentration, sur la base d’un échantillon de 92 opérations. Si 66% des opérations parviennent à réaliser plus de 90% des synergies de coût attendues, on constate également que dans 27% des cas, les baisses de coût réalisées sont inférieures d’au moins 20% par rapport à ce qui était anticipé.
Pour autant, même si le taux d’échec des fusions est en moyenne important, on ne peut faire grief par principe à une entreprise qui souhaite en racheter ou fusionner avec elle de ne pas être en mesure de diminuer les coûts de production grâce à l’opération. À cet égard, une évolution souhaitable consisterait à ce que la Commission européenne clarifie a minima la méthodologie d’analyse des gains d’efficacité, notamment en publiant des lignes directrices sur ce sujet, afin que les entreprises puissent faire valoir au mieux leurs arguments sur ce point. Il est frappant de noter que les lignes directrices sur le contrôle des concentrations restent assez laconiques, seuls quelques paragraphes détaillent les types de gains d’efficacité susceptibles d’être pris en compte36, sans donner de détail d’ordre méthodologique. Cette clarification pourrait se faire à cadre analytique constant : sans remettre en cause l’objectif de maintien du surplus des consommateurs, la Commission européenne pourrait considérer avec davantage d’intérêt les arguments des parties sur les gains d’efficacité.
Évaluation de la concurrence potentielle. Une troisième critique du contrôle des concentrations porte sur l’insuffisante prise en compte de la concurrence potentielle, dans un contexte marqué par la mondialisation des marchés et la montée en puissance de nouveaux opérateurs issus de pays comme la Chine. Cette critique a été particulièrement présente à l’occasion de la transaction entre Alstom et Siemens, les parties à l’opération estimant que la Commission européenne avait sous-estimé l’entrée possible de concurrents chinois en Europe dans un avenir proche, au motif qu’ils n’avaient à ce jour remporté aucun appel d’offres sur le continent.
Cette question renvoie plus fondamentalement à celle de l’appréciation des barrières à l’entrée. La prise en compte de la probabilité d’entrée d’un nouvel acteur dans l’analyse concurrentielle d’une opération consiste pour la Commission européenne à vérifier si trois conditions sont cumulativement réunies.
Tout d’abord, l’entrée est-elle probable ? L’estimation, qualitative, de cette probabilité revient en pratique à apprécier l’ampleur des barrières à l’entrée sur le marché. Des facteurs tels que la présence d’économies d’échelle, de coûts irrécupérables ou l’évolution du marché sont notamment pris en compte.
Ensuite, l’entrée peut-elle intervenir « en temps utile » ? La Commission doit ici apprécier si l’entrée sera suffisamment rapide et durable pour contrecarrer l’exercice d’un pouvoir de marché. Cela revient à dire que l’entrée des concurrents doit intervenir avant la réalisation des potentiels effets anticoncurrentiels de l’opération. Les lignes directrices indiquent à cet égard que « le moment précis auquel cette entrée doit intervenir dépend des caractéristiques et de la dynamique du marché, ainsi que des capacités spécifiques des entrants potentiels. Cependant, l’entrée sur le marché n’est normalement considérée comme intervenant en temps utile que si elle s’effectue dans un délai de deux ans ». Le débat sur ce point a été particulièrement vif à l’occasion de l’affaire Alstom-Siemens : les parties estimaient que l’entrée du géant chinois CRRC sur un horizon de cinq à dix ans était possible et que, compte tenu de la faible fréquence des appels d’offres sur les trains à grande vitesse, un horizon temporel de dix ans était pertinent. De son côté, la Commission européenne a considéré dans sa décision que les parties elles-mêmes, dans leurs documents internes, estimaient que l’entrée de CRRC était improbable dans un horizon proche, dans la mesure où CRRC ne constituait pas encore un concurrent suffisamment crédible pour remporter des appels d’offres en Europe.
Enfin, l’entrée est-elle suffisante pour prévenir ou contrecarrer les effets potentiellement anticoncurrentiels de l’opération ? La Commission européenne se penche ici sur l’ampleur de l’entrée, en analysant notamment la taille de l’entrant potentiel : plus il est de grande taille, plus l’entrée peut exercer un effet marqué sur la concurrence.
Deux propositions d’amélioration pourraient être faites sur le sujet de l’entrée de nouveaux concurrents, visant à améliorer la prévisibilité de la grille de lecture utilisée par la Commission européenne lorsqu’elle apprécie un cas. Tout d’abord, il convient de noter que les lignes directrices ne mentionnent pas explicitement le fait qu’un concurrent étranger bénéficiant de subventions massives, à l’image de certaines entreprises chinoises, voit son entrée sur le marché facilitée. Il serait utile de le mentionner explicitement. Ensuite, si le texte autorise déjà la Commission européenne à s’éloigner du critère des deux ans dans des cas particuliers, compte tenu des spécificités d’un marché, il serait utile que la Commission européenne soit plus explicite sur cette question des délais. Quels critères permettraient, par exemple, de prendre en compte un horizon temporel supérieur à deux ans ?
Parmi les pistes d’amélioration du contrôle des concentrations, la possibilité de confier un pouvoir d’évocation au Conseil a été évoquée à plusieurs reprises, notamment à la suite du blocage de l’opération Alstom-Siemens. Cette solution permettrait au pouvoir politique de s’abstraire de la décision rendue par la Commission européenne sur la base d’une analyse concurrentielle, pour invoquer des motifs autres que le respect du droit de la concurrence. Il est à noter qu’un tel système existe déjà au niveau national comme en France au travers de l’article L.430-7-1 du Code de commerce. Le ministre de l’Économie peut, en effet, invoquer des arguments tels que le développement industriel, la compétitivité des entreprises, la création ou le maintien de l’emploi, pour passer outre une décision de l’Autorité de la concurrence consistant à interdire ou à autoriser une opération sous réserve d’engagements. Ce pouvoir d’évocation a le mérite de séparer strictement les rôles et les responsabilités : le décideur politique ne refait pas une analyse concurrentielle mais intervient sur des motifs autres, évitant ainsi une confusion des objectifs.
En dépit de son attractivité, nous ne reprenons pas l’idée du pouvoir d’évocation dans la présente étude dans la mesure où il semble peu probable qu’elle puisse être opérante au niveau européen. Compte tenu du nombre d’États membres et de la multiplicité d’intérêts potentiellement divergents, la probabilité que le Conseil européen parvienne à un accord sur une opération de concentration est très faible. On pourrait craindre également une forme de « marchandage politique » entre États, qui consisterait par exemple à conditionner un soutien à une autorisation de concentration interdite par la Commission européenne en échange d’un soutien sur un autre dossier.
Le régime des aides d’état, une épine dans le pied à retirer au plus vite ?
Voir art. 107 et 108 du TFUE.
Voir « Vade-mecum des aides d’État », Direction des affaires juridiques, édition 2016.
Cette réforme avait trois objectifs : fluidifier les échanges entre les États membres et la Commission européenne, concentrer les efforts de contrôle de la Commission européenne sur les cas d’aides les plus importants, et mieux soutenir la croissance européenne. Voir le site https://ec.europa.eu/competition/state_aid/ modernisation/index_en.html et https://ec.europa.eu/competition/publications/cpb/2014/011_en.pdf.
« Communication de la Commission. Critères relatifs à l’analyse de la compatibilité avec le marché intérieur des aides d’État destinées à promouvoir la réalisation de projets importants d’intérêt européen commun », Journal officiel de la Commission européenne, 20 juin 2014.
Voir Direction générale des entreprises, « Présentation du plan Nano 2022 », entreprises.gouv.fr, 26 août 2018.
Voir Commission européenne, « La Commission autorise le projet de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et du Royaume-Uni d’accorder un soutien public de 1,75 milliard d’euros à un projet conjoint de recherche et d’innovation dans le domaine de la microélectronique », communiqué de presse, 18 décembre 2018.
Commission européenne, « Rapport de la Commission au Parlement européen, […]sur la mise en œuvre du plan d’action stratégique sur lesbatteries: créer une chaînede valeur stratégique desbatteriesen Europe», 9 avril 2019, annexe 1.
Anne Perrot, Victor Blonde, Axel Ropars, Serge Catoire et Hervé Mariton, « La politique de la concurrence et les intérêts stratégiques de l’UE », Inspection générale des finances-Conseil général ce l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, avril 2019.
Les résultats de la modernisation des aides d’État semblent être concluants, si bien que la Commission européenne a annoncé son intention de prolonger la validité des dispositifs qui avaient une date d’expiration. En outre, elle a lancé une revue globale des dispositifs de modernisation des aides d’État (voir Commission européenne, « Aides d’État : la Commission va prolonger des règles de l’UE en matière d’aides d’État et lancer une évaluation », communiqué de presse, 7 janvier 2019.
Si la politique européenne de contrôle des concentrations ne constitue pas un véritable obstacle à la compétitivité de l’industrie européenne, qu’en est-il du régime européen des aides d’État ? Commençons par rappeler que le contrôle des aides d’État est un volet spécifique du cadre concurrentiel européen37, qui stipule en effet l’interdiction des « aides accordées par les États […] qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Instauré dès le traité de Rome en 1957, ce dispositif a pour but d’éviter des distorsions du marché intérieur et une forme de fuite en avant, dans un processus non coopératif entre les États membres, conduisant à une inflation de subventions étatiques néfastes pour les finances publiques et la compétitivité.
En pratique, quatre critères doivent être satisfaits afin de caractériser une aide d’État :
- l’aide doit être octroyée au moyen de ressources publiques ;
- l’aide procure un avantage sélectif à une ou plusieurs entreprises (par exemple, un secteur industriel) ;
- l’aide fausse la concurrence ;
- l’aide est en mesure d’affecter les échanges entre États membres38.
Sauf cas particulier, toute aide satisfaisant simultanément ces quatre conditions doit être notifiée à la Commission européenne préalablement à son instauration. Cette dernière évalue alors la compatibilité de l’aide avec les exceptions prévues dans le droit européen, et donne ensuite son éventuel accord à la mise en place de la politique d’aide. Parmi les aides pouvant être autorisées figurent par exemple celles visant la promotion de la culture et la conservation du patrimoine, ou encore celles ciblant le développement économique local de zones à faible activité économique. Le Conseil européen dispose par ailleurs du droit d’autoriser unilatéralement une aide d’État, droit qu’il ne peut qu’exercer à l’unanimité.
Une critique fréquente de ce dispositif est qu’il empêcherait les États membres de l’Union européenne de mettre en place des politiques industrielles volontaristes, et ce pour deux raisons. D’une part, il limite drastiquement les possibilités de soutien à l’industrie : les aides sectorielles étant interdites, un État membre ne peut décider de subventionner une filière industrielle qu’il considérerait stratégique. D’autre part, le contrôle bruxellois ajoute, même dans le cas des aides d’État étant in fine autorisées, des délais et des complexités de procédure qui nuiraient au déploiement de politiques industrielles.
À l’aune de ces critiques, l’Union européenne a entamé en 2012 un vaste chantier de modernisation du cadre des aides d’État39. Concrètement, cette réforme a réduit les obligations de notifications des États membres en ajoutant des catégories d’aides exemptes de notification (par exemple certaines aides à l’innovation, au déploiement d’infrastructures de réseau, ou à la transition écologique), en augmentant les seuils de notification à la Commission européenne, ainsi qu’en assouplissant les régimes de contrôles dans certains verticaux.
La Commission européenne a également souhaité soutenir le développement de projets ambitieux regroupant plusieurs pays européens, via le mécanisme de projet important d’intérêt européen commun (PIEEC)40. Ce système permet à un groupe d’États membres de soutenir des projets paneuropéens d’envergure, sous réserve que ceux-ci soient cofinancés par les entreprises concernées. C’est le dispositif utilisé pour le plan Nano 202241, qui totalise 1,75 milliard d’euros de subventions françaises, allemandes, italiennes et britanniques sur cinq ans pour la recherche et l’innovation en microélectronique42. ST Microelectronics et Infineon font partie des vingt-neuf organisations bénéficiaires, qui ajouteront aux subventions publiques environ six milliards d’euros d’investissements privés, afin de porter l’effort global de R&D dans le domaine à environ huit milliards d’euros. Ce PIEEC industriel, le premier mis en place depuis la modernisation des aides d’État, sera vraisemblablement bientôt rejoint par d’autres projets. L’Union européenne a en effet créé en mai 2018 un Forum stratégique sur les PIEEC chargé de recenser des « grandes chaînes de valeur stratégiques d’importance spécifique pour la compétitivité industrielle43 ». Neuf filières ont été identifiées par le groupe d’experts : y figurent notamment la chaîne de valeur des batteries – faisant l’objet d’une attention médiatique forte depuis le lancement de l’Alliance européenne pour les batteries en mai dernier –, les véhicules connectés, propres et automatisés ou encore les technologies de l’hydrogène.
Pour aller plus loin dans la simplification du régime de contrôle des aides d’État entamée en 2012, un récent rapport de l’Inspection générale des finances et du Conseil général de l’économie44 propose quelques pistes qui nous paraissent intéressantes. Il y est notamment suggéré de réduire au maximum les contrôles ex ante de la Commission dans le cas des subventions aux activités de recherche, développement et innovation, d’instaurer une durée maximale recommandée d’un an pour l’instruction des dossiers d’aides d’État (instruction qui peut aujourd’hui, à cause notamment du régime de prénotification informelle, dépasser deux ans) ou encore de réduire les critères d’éligibilité au système de PIEEC sur la base du retour d’expérience du PIEEC microélectronique.
Si les régimes d’exception permettant le soutien aux filières industrielles stratégiques se multiplient45, il n’en demeure pas moins que la politique des aides d’État introduit, à juste titre, des contraintes importantes pour les producteurs européens qui ne s’appliquent pas à leurs concurrents étrangers. La donne actuelle, marquée par les investissements publics massifs en Chine et aux États-Unis vers les technologies de pointe, risque en conséquence d’exposer les producteurs industriels européens à une concurrence déloyale. Dans ce contexte, l’Europe doit établir des règles de politique commerciale adéquates. Il s’agit là de la juste contrepartie au régime de concurrence strict qui s’applique au sein du marché intérieur.
En somme, un examen des données a permis de montrer que la politique européenne de contrôle des concentrations ne constitue pas en tant que telle un obstacle au développement d’une industrie européenne performante, bien au contraire. Pour autant, ce constat n’enlève rie à l’acuité du questionnement initial : que faire pour que les entreprises européennes puissent exister dans la compétition mondiale face aux entreprises étrangères, notamment chinoises, largement subventionnées par la puissance publique ?
Annexes
Principaux partenaires commerciaux européens
Destinations des exportations européennes, en % des exportations totales de l’Union européenne
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Eurostat.
Origines des importations européennes, en % des importations totales de l’Union européenne
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Eurostat.
Performance mondiale de l’industrie européenne
Part de la valeur ajoutée domestique dans la valeur ajoutée mondiale de l’industrie manufacturière
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Banque mondiale.
Part en valeur des exportations mondiales de biens (hors exportations intracommunautaires pour l’UE 28)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Centre du commerce international, Commission européenne (Ameco).
Comparaisons des remèdes imposés aux États-Unis et en Europe dans le cas de concentration ayant fait concomitamment l’objet d’autorisations conditionnelles de part et d’autre de l’Atlantique
Source :
Department of Justice, Federal Trade Commission, Commission européenne.
Aucun commentaire.