L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2)
Les pratiques anticoncurrentielles étrangèresLa cadre multilatéral de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC)
Une Europe historiquement divisée sur la défense commerciale
Un usage modéré des instruments antidumping et antisubventions
Les spécificités réglementaires et institutionnelles de la défense commerciale et européenne
Annexes
Résumé
Que faire pour que les entreprises européennes puissent exister dans la concurrence mondiale face aux entreprises étrangères, notamment chinoises, largement subventionnées par la puissance publique ? Avec les instruments de défense commerciale, l’Union européenne dispose d’ores et déjà d’outils opérationnels, compatibles avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour lutter, via l’imposition de droits de douane à ses frontières, contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères.
Mais, en raison notamment de divergences de vue entre États membres sur la pertinence de ces instruments, l’Union européenne dans son ensemble se protège moins efficacement que les États-Unis contre les stratégies hostiles émanant d’entreprises ou de puissances étrangères.
Emmanuel Combe,
Professeur des universités, professeur à la Skema Business School, vice-président de l’Autorité de la concurrence.
Paul-Adrien Hyppolite,
Haut fonctionnaire du corps des Mines.
Haut fonctionnaire, normalien et ingénieur du corps des Mines.
Antoine Michon,
Haut fonctionnaire, polytechnicien et ingénieur du corps des Mines.
La cadre multilatéral de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC)
Cet accord est plus connu sous son nom anglais General Agreement on Tariffs and Trade, ou GATT (voir texte ).
Les premiers cycles furent Genève (1947), Annecy (1949), Torquay (1950), Genève II (1955-1956) et Dillon (1960-1962), permettant plus de 60 000 réductions douanières couvrant près de 20 milliards de dollars d’échanges commerciaux (voir chronologie ).
Son nom officiel est « Accord sur l’implémentation de l’article VI du GATT » (voir texte ).
Signé en 1979, un texte annula et remplaça l’accord du même nom de 1967 (voir texte ). Pour une brève histoire des accords relatifs à l’antidumping, voir OMC, « Renseignements techniques sur les mesures antidumping ».
Voir OMC, cit.
Voir OMC, « Présentation de l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires (“Accord SMC”) ».
Le seul type de subventions qui échappe au périmètre OMC est celui des aides de nature réglementaire : ce sont, par exemple, les interdictions d’exportation instaurées sur des marchés de matières premières, qui reviennent à subventionner indirectement les consommateurs de cette matière première. Plus de précisions sur la définition d’une subvention par l’OMC, voir « Defining Subsidies », World Trade Report 2006, p.47-54.
Sans surprise, on notera ici la ressemblance avec la définition d’aide d’État dans le régime européen de contrôle de la Les règles de l’OMC stipulent que la spécificité d’un transfert peut être de jure ou bien de facto. Par ailleurs, toute subvention indexée sur les performances à l’exportation des entreprises ou sur l’utilisation d’intrants domestiques plutôt qu’étrangers est également considérée comme spécifique.
Trois types d’effets défavorables sont considérés dans les accords OMC :
– le « dommage »: les importations de produits subventionnés portent préjudice à l’industrie du pays plaignant à cause de la concurrence déloyale sur son marché domestique ;
- le « préjudice grave »: les subventions distordent le marché domestique du pays qui subventionne ou bien distordent des marchés tiers, portant préjudice aux exportations du pays Le pays plaignant subit donc un préjudice à cause de la concurrence déloyale sur ses marchés export ;
- l’« annulation ou la réduction » d’avantages résultant de l’accession à l’OMC : les subventions compensent la réduction des barrières tarifaires imposée par l’accession à l’OMC. Il s’agit d’un contournement des accords OMC sur les droits de douane.
Seules les subventions « prohibées » et les subventions « pouvant donner lieu à une action » ayant pour effet défavorable le « dommage » telles que définies ci-dessus peuvent donner lieu à une mesure Dans les autres cas de subventions non autorisées (les subventions causant un « préjudice grave » ou « annulant ou réduisant » les avantages d’accession à l’OMC), les subventions doivent être contestées auprès de l’OMC mais ne peuvent pas faire l’objet de mesures compensatoires.
Seules 36 mesures de sauvegarde étaient en vigueur en 2018 selon l’OMC. Les pays en ayant instauré le plus étaient le Vietnam (4 mesures en vigueur), l’Indonésie (3), le Maroc (3), la Thaïlande (3) et la Turquie (3).
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, vingt-trois pays se sont engagés en faveur de la libéralisation multilatérale du commerce international en signant l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 19471. Cet accord a marqué le début de cycles de négociations commerciales, souvent appelées par anglicisme « rounds », qui ont servi de cadre multilatéral pendant plus d’un demi-siècle.
La genèse de l’antidumping et de l’antisubventions. Les cinq premiers cycles furent principalement dédiés aux négociations relatives à l’abaissement des tarifs douaniers2. Lors du sixième, le cycle Kennedy (1964-1967), un nouveau sujet a pris de l’ampleur : celui de la lutte contre le dumping, à savoir la pratique commerciale consistant à exporter un bien à un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché domestique. Si les accords de 1947 stipulaient déjà l’interdiction du dumping, les décisions quant à l’implémentation pratique de cette interdiction n’avaient pas été prises, rendant la règle difficile à appliquer. Pour y pallier, les pays signèrent en 1967 un accord sur les pratiques antidumping3. Ce texte fut par la suite significativement enrichi, notamment lors du cycle de Tokyo (1973-1979) où l’on précisa les règles de déterminations du dumping et de ses dommages4.
La libéralisation du commerce international se heurtait alors à de nouveaux obstacles : les barrières non tarifaires et les subventions à l’exportation. Le Tokyo Round permit la signature d’accords sur la suppression des barrières non tarifaires et celle d’un Code des subventions en 19795. Ce dernier a été remplacé ensuite par l’accord sur les subventions et les mesures compensatoires6 lors du huitième cycle de négociations, le cycle d’Uruguay (1986-1994). Très prolifique, ce round s’est conclu par la création de l’OMC. Depuis, les négociations ont lieu dans le cadre du cycle de Doha, entamé en 2001. Elles sont freinées par les fortes divergences d’intérêts entre les 164 membres de l’OMC, divergences sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Les règles multilatérales régissant la défense commerciale datent donc essentiellement du milieu des années 1990.
Trois instruments de défense commerciale. À l’heure actuelle, trois instruments sont à la disposition des pays membres de l’OMC pour se protéger de pratiques étrangères dites « déloyales » : les mesures antidumping, les mesures antisubventions et les mesures de sauvegarde. Les mesures antidumping ciblent les entreprises. Lorsqu’une entreprise vend une marchandise à l’exportation significativement moins cher que sur son marché domestique, elle peut s’exposer à des mesures antidumping de la part des pays importateurs. En pratique, ces mesures consistent en l’instauration de barrières douanières – dénommées droit antidumping (DAD) – pour compenser cet écart de prix constaté. Les règles et la jurisprudence de l’OMC imposent à tout pays souhaitant mettre en place un instrument antidumping de prouver l’existence de trois éléments concomitants : une pratique de dumping, un préjudice subi par son industrie et un lien causal entre le dumping et le préjudice en question7. Dans les faits, il peut être difficile de prouver qu’une entreprise étrangère pratique du dumping compte tenu de la difficulté d’accès au prix de marché dans son pays. C’est notamment le cas des entreprises installées dans des pays n’ayant pas d’économie de marché. L’OMC prévoit alors deux options : recourir au prix de marché dans des pays tiers similaires ou bien estimer le coût de production et y ajouter une marge commerciale. Si un pays considère que ses entreprises font injustement l’objet d’une mesure antidumping, il peut attaquer celle-ci devant l’organe de règlement des différends de l’OMC. Une entreprise elle-même ne peut pas saisir l’OMC, elle doit nécessairement se faire représenter par l’un des pays membres.
Les mesures antisubventions8 ciblent également les entreprises, mais pour contrecarrer des pratiques dues cette fois à des États. Si un pays subventionne une entreprise ou une industrie domestique donnée pour lui permettre d’exporter des biens artificiellement bon marché, il s’expose alors à des mesures antisubventions de la part des pays importateurs de ces biens. L’OMC a retenu une définition assez large des subventions9, incluant tous types de transferts directs et indirects d’un gouvernement ou d’une entité publique vers le secteur privé. Afin d’être qualifié de subvention, un transfert doit être spécifique, c’est-à-dire cibler une industrie, une ou plusieurs entreprises, ou encore une région donnée10. Les accords OMC imposent en théorie la notification des subventions, même si en pratique aucun mécanisme coercitif n’existe. Les subventions sont classées en deux catégories :
– d’une part, les subventions dites « prohibées », qui regroupent notamment les subventions indexées sur les performances à l’exportation ou sur le degré d’utilisation d’intrants domestiques dans la production d’un bien industriel ;
– d’autre part, les subventions « pouvant donner lieu à une action », soit toutes les autres subventions. Celles-ci sont autorisées, sous réserve qu’elles n’induisent pas d’« effets défavorables pour les intérêts d’un autre membre de l’OMC11 ».
Un pays peut mettre en place des mesures compensatoires pour contrecarrer des subventions d’un État tiers nuisant à ses intérêts. Ici encore, ces mesures consistent le plus souvent en des barrières douanières sous la forme de taxes. Comme pour le dumping, les règles de l’OMC imposent un régime de triple preuve : l’existence d’importations subventionnées, d’un dommage à l’industrie du pays importateur et d’un lien de causalité entre les importations et le dommage12.
Le troisième type d’instrument de défense commerciale est la mesure de sauvegarde. Une mesure de sauvegarde permet à un pays de se protéger temporairement contre une hausse des importations menaçant gravement une de ses branches industrielles. En pratique, il s’agit de mettre en place des quotas d’importations provisoires ou des barrières tarifaires. Ce type de mesure est essentiellement utilisé par des pays en développement13.
L’antidumping avant tout. Dans les faits, les données historiques disponibles révèlent que les mesures antidumping constituent l’écrasante majorité des instruments de défense commerciale utilisés. Une des raisons probables de ce phénomène est que la preuve d’un dumping est significativement plus simple à établir que celle d’une subvention. Dans le premier cas, il s’agit de comparer des prix pratiqués sur deux marchés (le marché importateur et le marché exportateur), tandis que dans le second cas il faut prouver un transfert spécifique de fonds public ayant créé une situation de concurrence déloyale – ce qui peut s’avérer particulièrement ardu.
Mesures de défense commerciale en vigueur, tous membres de l’OMC confondus
Source : OMC.
Une Europe historiquement divisée sur la défense commerciale
Art. 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
L’article 207 du TFUE détaille le partage des responsabilités de la politique commerciale commune entre les différentes institutions.
Voir, notamment, Simon Evenett et Edwin Vermulst, « The Politicisation of EC Anti-dumping Policy: Member States, Their Votes, and the European Commission », The World Economy, vol. 28, no 5, mai 2005, p. 701-717, ainsi que Håkan Nordström, « The Political Economy of EU Anti-dumping Policy: Decoding Member States Votes », wto.org, juillet 2011.
En Europe, la politique commerciale est une compétence exclusive de l’Union européenne14. Bruxelles se charge ainsi des négociations des accords commerciaux, de l’élaboration de la politique douanière, de la représentation des intérêts européens à l’OMC ou encore de l’implémentation de la défense commerciale. La Direction générale du commerce de la Commission européenne assure la majorité de ces responsabilités, sous un contrôle étroit du Parlement européen et du Conseil européen15.
Deux blocs historiques : Nord vs Sud. Toutefois, l’Europe présente historiquement un front désuni sur le plan de la lutte contre la concurrence étrangère déloyale, avec une ligne de fracture bien identifiée entre deux blocs d’États membres. D’un côté, les pays du « Nord », notamment les pays scandinaves (le Danemark, la Finlande, la Suède), l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et le Royaume-Uni, s’opposent en règle générale à la lutte contre le dumping ou les subventions étrangères qu’ils considèrent comme une forme de protectionnisme. De tradition politique libre-échangiste, ils mettent l’accent sur le risque de capture du régulateur par des industriels soucieux de protéger leurs rentes, à l’abri de la concurrence internationale. De l’autre côté, les pays du « Sud », à savoir la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce, ont plus volontiers tendance à vouloir protéger leurs industries grâce aux instruments de défense commerciale. Des travaux académiques16 ont par ailleurs permis d’identifier un troisième groupe de pays « non-alignés », penchant tantôt vers un bloc, tantôt vers l’autre au gré de chaque situation. Parmi ces pays figurent la Belgique, l’Autriche et l’Irlande.
Les causes de cette fracture. Comment expliquer ces divisions profondes et persistantes entre pays ? Tout d’abord, les conditions objectives de chaque État membre liées à la spécificité de leur économie pourraient contribuer à les rationaliser. Afin d’examiner la pertinence de cette hypothèse, considérons deux variables explicatives. La première a trait au poids relatif de l’industrie manufacturière dans l’économie de chaque État membre, en fonction du nombre d’emplois qu’elle agrège et de sa contribution à la valeur ajoutée totale. A priori, il est raisonnable de penser que plus le poids de l’industrie manufacturière d’un pays est élevé, plus ce dernier devrait être attaché à préserver les intérêts de ce secteur et donc incité à adopter une politique commerciale ferme vis-à-vis des pratiques étrangères déloyales. La seconde variable illustre le degré d’ouverture de l’économie aux échanges extracommunautaires de marchandises, en rapportant la valeur absolue des exportations et des importations au PIB. En principe, plus le pays est ouvert au commerce avec le reste du monde, plus sa réticence à l’idée de recourir à des instruments de défense commerciale devrait être importante, dans la mesure où il aurait beaucoup à perdre en cas de représailles tarifaires. Les graphiques de la page suivante permettent de visualiser la position de chaque État de l’Union européenne en fonction de ces deux variables (poids relatif de l’industrie manufacturière sur l’axe des ordonnées, degré d’ouverture aux échanges extracommunautaires de marchandises sur l’axe des abscisses).
Positionnement des États membres en fonction de la taille de leur industrie en termes d’emplois et de leur ouverture au commerce extracommunautaire de marchandises (fin 2018)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Commission européenne (Ameco).
Positionnement des États membres en fonction de la taille de leur industrie en termes de valeur ajoutée et de leur ouverture au commerce extracommunautaire de marchandises (fin 2018)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Commission européenne (Ameco).
Voir Nicolas Rigaudière, « Dans le monde démocratique, la globalisation est une opportunité », in Dominique Reynié (dir.), Démocraties sous tension, Fondation pour l’innovation politique, 2019, I, « Les enjeux », p. 50-51.
Indépendamment du critère retenu pour caractériser le poids de l’industrie manufacturière, il apparaît que ces deux variables n’expliquent que très imparfaitement les positions politiques des différents pays européens en matière de défense commerciale. En effet, les pays interventionnistes devraient en théorie figurer dans la partie supérieure à gauche du graphique, tandis que les partisans du libre-échange devraient se situer dans la partie inférieure, à droite. Seuls les Pays-Bas sont de fait à la place attendue. Plusieurs cas suscitent en revanche des interrogations. Par exemple, la posture interventionniste de la France contraste avec le faible poids de l’industrie manufacturière dans son économie. L’attentisme de la Belgique étonne, compte tenu de son degré d’ouverture commerciale très élevé et du poids relativement modeste de son industrie. Enfin, le laissez-faire de l’Allemagne a de quoi laisser perplexe quand on constate l’importance de son industrie relativement à son degré d’ouverture commerciale extracommunautaire.
Ce constat invite dès lors à approfondir la réflexion en intégrant le poids des représentations collectives, notamment les perceptions de l’impact économique de la mondialisation commerciale. Comme l’illustre le graphique ci-dessous qui repose sur les dernières données disponibles de l’Eurobaromètre, les perceptions de la mondialisation varient sensiblement au sein même de l’Union européenne. Les données de l’étude planétaire Démocraties sous tension, réalisée dans 42 pays par la Fondation pour l’innovation politique et l’International Republican Institut, confirment ces différences selon les États membres, même si en moyenne six européens sur dix (59%) considèrent la mondialisation comme une opportunité17.
Positionnement des États membres en fonction des perceptions de la mondialisation et de leur ouverture au commerce extracommunautaire de marchandises (fin 2018)
Source :
Fondationpour l’innovation politique ; données Commission européenne (Ameco, Eurobaromètre).
Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (3). Défendre l’économie européenne par la politique commerciale, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019.
Deux catégories de pays peuvent être distinguées : tout d’abord, ceux dont l’indice d’ouverture au commerce mondial de marchandises semble en phase avec les représentations de la mondialisation, à l’instar de la France et des Pays-Bas (que tout oppose par ailleurs) ; ensuite, ceux pour lesquels la divergence est manifeste avec un hiatus très net entre les préférences pour l’ouverture commerciale et la réalité objective de cette ouverture. Ainsi, malgré l’attachement idéologique des Suédois et des Danois au libre-échange et leur confiance dans les bienfaits de la mondialisation, leur économie reste relativement peu ouverte sur le plan commercial vis-à-vis du reste du monde (hors Union européenne). Inversement, la Belgique présente un fort taux d’ouverture commerciale alors que la population belge craint fortement les conséquences de la mondialisation.
En tout état de cause, intégrer ces représentations collectives de la mondialisation permet de mieux comprendre le positionnement politique de chaque État membre. On retrouve en effet dans la partie inférieure et supérieure du graphique les deux blocs « Nord » (Danemark, Suède, Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne) vs « Sud » (France, Italie, Portugal, Grèce). La littérature citée précédemment confirme que les positions des États membres au sein du Conseil européen sont essentiellement influencées par les opinions vis-à-vis du libre-échange.
Un repositionnement récent en faveur de la défense commerciale. Néanmoins, plusieurs signaux et événements récents laissent présager une recomposition de cette ligne de fracture ancienne. Tout d’abord, les conséquences de l’insuffisante fermeté européenne dans le cas du photovoltaïque de 2013 – sur lequel nous revenons en détail dans la troisième note de cette série18 – ont été l’occasion d’une prise de conscience des enjeux de la défense commerciale en Allemagne où l’industrie locale a été très sévèrement affectée par le dumping des exportateurs chinois. Ensuite, l’année 2016 a vu se succéder trois événements majeurs :
- en mars, la publication de la communication de la Commission européenne sur l’acier décrivant la politique commerciale agressive de la Chine et mettant en garde contre les conséquences désastreuses d’une inaction prolongée pour une industrie représentant 1,3% du PIB de l’Union européenne et 328.000 emplois directs ;
- en juin, le vote en faveur du Brexit, synonyme à terme du départ d’un des principaux membres du bloc traditionnellement opposé à la mise en place de mesures de défense commerciale ;
- en novembre, la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine, porté par son agenda protectionniste « America First » et élu grâce au vote des « perdants » de la mondialisation.
Cette même année, la présidence slovaque de l’Union européenne a remis à l’ordre du jour la proposition de la Commission européenne de 2013 de réforme des instruments de défense commerciale. Les fortes tensions commerciales de l’année 2018 entre les États-Unis et l’Union européenne n’ont fait que renforcer cette prise de conscience collective de la nécessité de s’aligner derrière une « Europe-puissance », seule capable de défendre nos intérêts communs. Auparavant, la France avait longtemps essayé, sans succès, de convaincre l’Allemagne de se montrer plus ferme dans la répression des pratiques anticoncurrentielles étrangères. Au-delà des événements mentionnés précédemment, la sensibilité croissante des autorités allemandes aux menaces qui planent sur l’avenir du secteur automobile a vraisemblablement contribué à précipiter l’inflexion de leur position sur la défense commerciale.
Quoi qu’il en soit, il est clair que le repositionnement de l’Allemagne et la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne devraient substantiellement déplacer le barycentre européen vers les pays globalement plus interventionnistes comme la France. Ces changements rendent par ailleurs plus crédibles d’éventuels amendements de la politique de défense commerciale européenne.
Répartition des positions traditionnelles sur la défense commerciale au Conseil européen au prorata de la population de chaque État membre
Source : Fondation pour l’innovation politique ; données Eurostat.
Les positions utilisées dans le scénario de base sont les suivantes :
- favorables : Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie, Portugal ;
- neutres : Bulgarie, Chypre, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie ;
- défavorables : Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède
Note : Les graphiques ont été obtenus sur la base des populations des États membres en 2018, en utilisant les positions traditionnellement adoptées au Conseil européen par les États membres sur les questions de défense commerciale. Les positions utilisées sont celles présentées dans les travaux de recherche précités. Les données n’étant disponibles que pour les quinze membres de l’Union européenne de 1995 (UE15), nous avons affecté par défaut aux treize autres membres actuels une position « neutre » 19.
Un usage modéré des instruments antidumping et antisubventions
Voir Laura D’Andrea Tyson, Who’s Bashing Whom? Trade Conflict in High Technology Industries, Peterson Institute for International Economics, 1992.
Notons que les principaux tarifs douaniers instaurés par le président Trump ne sont pas des instruments de défense commerciale au sens de l’OMC. Ils ne sont donc pas pris en compte dans les données.
Respectivement 2030 milliards d’euros aux États-Unis et 1706 milliards d’euros en Europe en 2016 (source : Eurostat).
Après avoir étudié les grands équilibres politiques qui sous-tendent la défense commerciale en Europe, intéressons-nous à présent à l’usage qui est fait des instruments antidumping et antisubventions. Nous commencerons par comparer des statistiques agrégées entre l’Union européenne et les États- Unis, avant de rentrer dans le détail des données européennes à partir d’un examen de l’ensemble des cas antidumping et antisubventions ouverts par la Commission européenne au cours des dix dernières années.
Comparaison entre l’Europe et les États-Unis sur une longue période. Historiquement, le recours aux mesures antidumping comme moyen de défense est devenu de plus en plus répandu parmi les entreprises américaines et européennes au cours des années 1980, dans le contexte de la montée en puissance de leurs concurrents asiatiques20. Par ailleurs, l’usage de l’instrument antisubventions est resté longtemps marginal par rapport à l’antidumping – ce qui est en train de changer, comme nous allons le voir.
Si l’on se concentre sur les deux dernières décennies, on constate, grâce aux données de l’OMC, que les États-Unis se démarquent invariablement de l’Union européenne par un recours nettement plus marqué aux instruments de défense commerciale. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plus grande fermeté de l’administration américaine dans la répression des pratiques étrangères déloyales ne date pas de l’élection de Donald Trump21. Avant même son investiture, le nombre de mesures de défense commerciale en vigueur aux États-Unis était presque trois fois plus important qu’en Europe (375 mesures contre 128 en 2016), pour un volume d’importations de marchandises en provenance du reste du monde à peine supérieur22.
Instruments de défense commerciale : nombre de mesures en vigueur par pays importateur
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Note : Les données de l’OMC utilisées dans ce graphique comptabilisent le nombre d’instruments de défense commerciale en vigueur en tenant compte du nombre de pays ciblés par chaque instrument (un instrument sur un type de bien donné visant simultanément trois pays distincts est donc compté trois fois).
En sus de cette comparaison en niveau, la tendance qui se dégage depuis le début des années 2000 indique une légère diminution du nombre de mesures antidumping et antisubventions en vigueur dans l’Union européenne (– 11%), parallèlement à une augmentation très significative aux États-Unis (+ 82%), qui se matérialise notamment à partir de l’année 2013, soit la date de début du second mandat du président Barack Obama (voir annexe). La tendance mondiale semble par ailleurs principalement déterminée par cette inflexion de la politique américaine.
Indéniablement, les États-Unis semblent de plus en plus prompts à protéger leurs industries domestiques grâce au biais de droits de douane correcteurs. Pour ce faire, on remarque un recours croissant de l’administration américaine – et plus systématique qu’en Europe – aux instruments antisubventions. En dix ans, la part des cas antisubventions a ainsi augmenté de 14% à 23% aux États-Unis. Cette évolution est également visible en Europe, même si elle semble s’être ralentie au cours des cinq dernières années.
Part des mesures antisubventions dans l’ensemble des mesures en vigueur (à l’exception des mesures de sauvegarde)
Source : Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
La Chine concentre ainsi 49% des sanctions européennes, contre seulement 37% aux États-Unis. L’Inde est le deuxième pays concerné, avec 9% des sanctions américaines et 7% des sanctions européennes.
Le secteur de la chimie arrive en deuxième position avec 19% de cas aux États-Unis et 29% dans l’Union européenne.
Voir, par exemple, sur le cas les droits antidumping imposés par Trump en 2017 sur Bombardier (220 % sur la CSeries), « Les États-Unis imposent des droits antidumping sur les avions Bombardier », ch, 27 septembre 2017.
Parlement européen, « Balanced and Fairer World Trade EU, US and WTO Perspectives », papier commandé par la Commission du commerce international du Parlement européen à l’occasion d’un séminaire organisé par la Direction générale des politiques externes de l’Union, juin 2019.
Étude cité in ibid.
Notons que les données examinées à présent sont des données de flux (nouvelles enquêtes ouvertes) et non plus de stock (cas en vigueur) comme dans le paragraphe précédent.
L’ouverture d’une enquête antidumping ou antisubventions par la Commission européenne donne systématiquement lieu à la publication d’un « avis d’ouverture » au Journal officiel de l’Union européenne.
Il s’agit de droits antidumping pour la procédure antidumping et de droits compensateurs pour la procédure antisubventions.
En effet, la Commission européenne a systématiquement décidé de clore l’enquête suite au retrait de la plainte dans les cas en question, alors qu’elle aurait été tenue de la poursuivre si l’existence d’un préjudice avait été avérée.
En outre, l’examen de l’origine géographique des exportations et des secteurs concernés par les instruments de défense commerciale de part et d’autre de l’Atlantique montre que les sanctions américaines sont moins concentrées d’un point de vue géographique23. Elles le sont en revanche davantage sur le plan sectoriel, avec 50% des cas dans le secteur de la sidérurgie contre 40% dans l’Union européenne24 (pour plus de détails, voir en annexe les ventilations géographiques et sectorielles).
À ce stade, il importe d’interpréter avec prudence les résultats de cette analyse préliminaire. En effet, nous n’avons jusqu’à présent pu que comparer deux agrégats imparfaits, à savoir le nombre de cas en vigueur et la valeur totale des importations. En réalité, il faudrait pouvoir confronter des taux effectifs, tenant compte non seulement des taux faciaux mais aussi des assiettes concernées. Autrement dit, il faudrait connaître les taux antidumping et compensateurs appliqués par produit ainsi que les montants sous-jacents d’importations25. En somme, une analyse fine de la situation nécessiterait d’examiner les conclusions de chaque enquête et d’isoler au cas par cas les taux et la valeur des importations concernées. À notre connaissance, cet exercice n’a jamais été réalisé de façon exhaustive. Il dépasse en tout cas largement les limites de cette note.
Nous disposons néanmoins de deux études académiques parues en 2019 qui permettent d’avancer dans cette direction. En se focalisant sur les exportations chinoises, une première étude estime que 6% d’entre elles étaient soumises à des droits de douane antidumping aux États-Unis en 2014, contre 3,5% dans l’Union européenne26. En outre, une autre étude analyse l’impact relatif des législations antidumping américaines et européennes sur la base de deux critères : la réduction totale (critère d’efficacité) et marginale (critère d’efficience) des importations de biens chinois faisant l’objet d’un dumping suivant l’instauration de droits antidumping27. Elle trouve que la mise en place d’un instrument de défense a entraîné en moyenne une chute de 66% des exportations chinoises de produits concernés à destination des États- Unis sur la période 2000-2014, contre 48% pour l’Union européenne. En revanche, la réduction des importations par unité de droits antidumping effectivement mis en place a été plus forte dans l’Union européenne. Ils en concluent que la législation européenne, bien que moins efficace que la législation américaine pour réduire les volumes d’importations bénéficiant de conditions de concurrence déloyales au sens de l’OMC, semble relativement plus efficiente. Cette étude présente certes des limites puisqu’elle ne considère que les exportations chinoises et se base sur un nombre limité de produits, mais elle a le mérite de fournir des chiffres qui conduisent à relativiser le constat d’une Europe totalement dépassée par les États-Unis en matière de défense commerciale.
Analyse des tendances européennes récentes. Afin d’approfondir l’historique des instruments de défense commerciale mis en place par l’Union européenne, nous avons construit une base de données recensant des informations détaillées sur chacun des cas antidumping ou antisubventions ouverts par la Commission européenne au cours des dix dernières années (2009-2018)28. Pour cela, nous avons exploité les différentes publications au Journal officiel de l’Union européenne qui rythment la vie d’une enquête, de l’« avis d’ouverture » au « règlement d’exécution » final29.
Sans présager de leurs conclusions à ce stade, les dernières enquêtes antidumping et antisubventions de l’Union européenne se sont concentrées essentiellement sur deux secteurs à forte intensité capitalistique (la sidérurgie et la chimie, avec respectivement 37 et 31% des nouvelles enquêtes) et ont visé majoritairement des importations en provenance de Chine et d’Inde (voir en annexe les données détaillées). Par ailleurs, la montée en puissance de l’instrument antisubventions évoquée précédemment est confirmée, à la fois en nombre absolu de cas et de marchandises couvertes par les droits de douane (voir annexe). On remarque toutefois que la majorité (69%) de ces procédures antisubventions font l’objet d’une procédure antidumping parallèle. Deux éléments d’explication peuvent être avancés. D’une part, les enquêtes antisubventions sont en règle générale plus exigeantes. Il est de fait très rare de voir une enquête concerner plusieurs pays en même temps alors que cela est fréquent en matière d’antidumping. D’autre part, les autorités peuvent avoir intérêt à mener une procédure antidumping parallèle afin d’instaurer des droits de douane supplémentaires si elles réalisent a posteriori que les droits compensateurs de la procédure antisubventions ne couvrent pas complètement le différentiel de prix établi par la méthodologie antidumping.
Le tableau de la page suivante dresse le bilan et résume la durée des enquêtes précitées. Le pourcentage de procédures antidumping et antisubventions débouchant sur l’instauration de mesures définitives30 est similaire, autour de 60%. Dans ces cas-là, les procédures antisubventions ont en règle générale tendance à être plus courte que les procédures antidumping. Pour les cas n’entraînant pas de mise en place de droits de douane définitifs, on constate que 60 à 70% des enquêtes sont closes avant la publication des conclusions de la Commission européenne suite au retrait de la plainte par le ou les industriels européen(s) concerné(s). La raison de ces retraits n’est malheureusement jamais connue, même si on peut raisonnablement supposer que les industriels procèdent ainsi lorsqu’ils anticipent une issue de la procédure défavorable31.
Bilan des procédures antidumping et antisubventions ouvertes par la Commission européenne de janvier 2009 à fin novembre 2019
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne.
Certaines entreprises apparaissant dans plusieurs cas, nous en avons tenu compte en leur affectant le coefficient correspondant.
Une répartition géographique des entreprises plaignantes très inégale. À ce stade, nous avons souhaité en savoir davantage sur les entreprises ayant recours aux instruments de défense commerciale. En particulier, quelles sont-elles et où sont-elles localisées sur le territoire européen ? Dans cette optique, nous avons recensé toutes les entreprises nommément citées comme plaignantes dans les nouveaux cas antidumping et antisubventions de ces dix dernières années. Nous avons ensuite géolocalisé, à l’aide du moteur de Google Maps, le siège social de chacune de ces entreprises (en s’assurant qu’il s’agissait d’un bon proxy du principal lieu de production), puis utilisé le logiciel de cartographie Mapbox pour construire grâce à ces données une carte de chaleur32. Celle-ci met clairement en évidence une répartition très inégale des plaignants sur le territoire avec une forte concentration dans quelques régions comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et la Sarre en Allemagne, la Flandre en Belgique, la Vénétie en Italie et la province de Madrid en Espagne.
Localisation des sièges sociaux des entreprises plaignantes citées nommément dans les enquêtes antidumping et antisubventions
Sources : Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne, Google Maps, Mapbox, OpenStreetMap.
Toutefois, ces cas ne représentent même pas un tiers du total (27 % en l’occurrence), car les entreprises passent fréquemment par des associations européennes ou des comités ad hoc pour déposer leurs plaintes à Bruxelles. Nous avons donc recensé l’ensemble des associations en question et les entreprises membres de chacune d’elles lorsque l’information était disponible. Grâce à cette méthode, nous sommes parvenus à couvrir trois quarts des nouvelles enquêtes ouvertes ces dix dernières années. La répartition géographique des plaignants confirme l’observation précédente relative à leur concentration dans quelques régions clés. À celles précédemment identifiées viennent notamment s’ajouter la Lombardie en Italie et la Silésie à la frontière polono-tchèque.
Localisation des sièges sociaux des entreprises plaignantes citées nommément ou membres d’une association européenne représentant leurs intérêts
Sources : Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne, Google Maps, Mapbox, OpenStreetMap.
Seulement cinq entreprises basées en France apparaissent nommément dans les cas, contre sept en Italie, huit en Espagne, et onze en Si l’on considère le nombre total d’occurrences en intégrant les entreprises membres des associations européennes déposant les plaintes, on dénombre 91 cas en France, contre 147 en Espagne, 153 en Italie et plus du triple (330) en Allemagne (se référer à l’annexe pour plus de détails).
Compte tenu du nombre de cas attribuables à Eurofer, la carte de chaleur a tendance à faire ressortir de façon disproportionnée les entreprises membres de cette Aussi, le lecteur pourra se référer à l’annexe pour examiner une carte de chaleur excluant les cas Eurofer.
Les cas de la France et de l’Allemagne invitent à nuancer le discours habituel sur la capture du régulateur. En effet, alors que la France a tendance à être politiquement pro-défense commerciale, les industriels français semblent relativement peu représentés dans les cas ouverts par la Commission européenne33. À l’inverse, l’Allemagne qui a longtemps eu une position de principe anti-défense commerciale, voit ses industriels très bien représentés avec 330 occurrences contre seulement 91 en France sur la période étudiée. Quoi qu’il en soit, notons le rôle manifestement essentiel des associations européennes de producteurs dans la constitution et la remontée des plaintes au niveau de la Commission européenne. L’association Eurofer représentant les producteurs européens d’acier est, à elle seule, à l’origine de 18% des nouvelles plaintes ouvertes au cours de ces dix dernières années34.
Associations européennes de producteurs à l’origine des cas ouverts par la Commission européenne en 2009-2018
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne.
D’autres statistiques auraient pu venir enrichir cet éclairage, notamment sur la taille exacte des entreprises protégées, le nombre de plaintes déposées par des industriels européens auprès de la Commission européenne ne débouchant pas sur l’ouverture d’une enquête et les positions du Conseil européen durant les procédures d’examen. À ce jour, celles-ci restent malheureusement confidentielles. Concernant les positions du Conseil européen, les règlements d’exécution de la Commission européenne indiquent simplement si la position adoptée est « conforme à l’avis du comité » composé des représentants des États membres ou si ce dernier n’a « pas émis d’avis ». Le comité n’émet pas d’avis dans près un tiers des cas. Il est en revanche impossible de savoir dans quelle mesure les discussions et éventuelles objections formulées en son sein ont influencé la position finale de la Commission européenne – laquelle est de facto toujours tributaire de l’avis du comité qui décide en dernier ressort.
Un essoufflement de la défense commerciale européenne ? Pour conclure, deux tendances peuvent être mises en avant : d’une part, la baisse du nombre de nouvelles enquêtes (antidumping et antisubventions) ouvertes par la Commission européenne sur la période 2009-2018 ; d’autre part, la diminution de la part des importations de l’Union européenne affectées par des droits antidumping ou compensateurs. Faut-il s’en inquiéter ? Si la réponse à cette question n’a rien d’évident, cela interpelle à l’heure où les Américains renforcent clairement leur arsenal de défense comme nous avons pu le constater.
Nouvelles enquêtes antidumping et antisubventions ouvertes par la Commission européenne (en excluant les réouvertures d’enquêtes passées)
Source : Journal officiel de l’Union européenne.
Part des importations totales dans l’Union européenne affectées par des droits antidumping et antisubventions
Source :
Source : Rapports annuels de la Commission européenne au Conseil européen et au Parlement européen sur les activités antidumping, antisubventions et de sauvegarde de l’Union européenne.
Note : Les données des années 2015 et 2018 sont manquantes car non divulguées dans les rapports annuels.
Les spécificités réglementaires et institutionnelles de la défense commerciale et européenne
Règlement du 11 mars 2015 relatif au régime commun applicable aux importations (mesures de sauvegarde), règlement du 8 juin 2016 relatif à la défense contre les importations qui font l’objet d’un dumping et règlement du 8 juin 2016 relatif à la défense contre les importations qui font l’objet de Les deux derniers textes ont été modifiés depuis.
Voir Commission européenne, « The EU’s new trade defence rules and first country report », fiche d’information, 20 décembre 2017 et « L’Union modernise ses instruments de défense commerciale », fiche d’information, 23 janvier 2018 .
En permettant notamment à la Commission européenne, pour certains intrants, de calculer le prix de marché à partir de pays tiers comparables.
Un service spécial d’assistance a été créé en 2004 par la Commission européenne pour aider les PME à surmonter les défis spécifiques auxquels elles peuvent être confrontées durant les enquêtes de défense commerciale en raison de leurs ressources limitées et de leur fragmentation sur le territoire européen. En 2018, une page Web dédiée a été créée par la Commission européenne afin de rassembler divers conseils aux entreprises et un guide spécifique à l’attention des PME a été mis en ligne.
Concrètement, cela signifie que toutes les opérations dans lesquelles le prix du produit sur le marché d’exportation est supérieur au prix sur le marché national sont négligées, ce qui a naturellement pour effet de biaiser à la baisse la moyenne des prix pratiqués sur le marché d’exportation.
Bruce Blonigen, « Evolving Discretionary Practices of U.S. Antidumping Activity », Canadian Journal of Economics, vol. 39, no 3, p. 874-900, août 2006.
Notons que cette procédure s’applique aussi pour l’extension de mesures antidumping ou antisubventions existantes.
Afin de comprendre l’interventionnisme relativement plus modéré de l’Union européenne en matière de défense commerciale par rapport aux États-Unis, il convient d’avoir en tête les différences, à la fois réglementaires et institutionnelles, qui existent dans les législations antidumping et antisubventions européennes et américaines.
Une « surtransposition » européenne des règles multilatérales (OMC+). Les règles de l’OMC présentées au début de cette note constituent un cadre multilatéral à partir duquel chaque pays doit mettre en place ses propres mécanismes et procédures de défense commerciale. En droit européen, ces dispositifs sont encadrés par trois règlements35, chacun détaillant la procédure relative à un instrument de défense. L’Europe est allée au-delà de ce qui était imposé par l’OMC puisque ces règlements comportent des exigences additionnelles.
Tout d’abord, là où les accords OMC n’exigeaient que trois conditions pour mettre en place une mesure de lutte contre la concurrence déloyale (l’existence avérée d’un dumping ou d’une subvention, d’un préjudice pour l’industrie, et d’un lien causal entre les deux), l’Europe en a ajouté une quatrième, le critère dit d’« intérêt de l’Union ». Celui-ci requiert la prise en compte des intérêts de l’ensemble des parties européennes impliquées, c’est-à-dire non seulement des producteurs de l’Union européenne affectés par la pratique de concurrence déloyale, mais aussi des importateurs, des industriels des filières amont et aval ainsi que des consommateurs finaux. Dans les faits, une pratique déloyale pénalise systématiquement les industriels européens produisant la marchandise importée, mais favorise à coup sûr les industriels et consommateurs européens achetant cette même marchandise puisque son prix est inférieur à celui qui prévaudrait autrement. En vertu de ce quatrième critère, la direction générale du commerce de la Commission européenne chargée des enquêtes antidumping et antisubventions doit donc évaluer les impacts de l’instauration d’une éventuelle mesure de défense sur tous ces acteurs, et en déduire si celle-ci serait ou non dans l’intérêt de l’Union européenne.
En outre, l’Europe a instauré la « règle du droit moindre », selon laquelle les instruments de lutte contre la concurrence déloyale doivent taxer les produits « dumpés » ou subventionnés à hauteur du préjudice subi par l’industrie européenne, plutôt qu’au taux réel de dumping ou de subvention pratiqué. Cela signifie dans les faits qu’on imposera un droit de douane plus faible, s’appuyant sur l’estimation du dommage subi par les entreprises plaignantes, et non sur le niveau objectif de dumping. Cette règle a été introduite afin de ne pas taxer la part du dumping ne distordant pas la concurrence, et de protéger ainsi les intérêts des consommateurs.
Les instruments de défense commerciale de l’Union européenne ont fait l’objet d’une modernisation en 201836. La règle du droit moindre a été supprimée dans les cas antisubventions ainsi que dans certains cas antidumping. En sus, une nouvelle méthodologie de calcul permet de mieux traiter les cas de dumping en provenance de pays tiers n’ayant pas une économie de marché37. Enfin, les délais d’instruction des dossiers ont été légèrement raccourcis, et le dispositif destiné à faciliter l’accès des PME à la défense commerciale a été renforcé38. En dépit de ces récents assouplissements, l’Union européenne conserve une forme de « surtransposition » des conditions OMC. Cet état de fait résulte d’un compromis entre États membres qui, comme nous l’avons vu, n’accordent pas tous la même importance à la nécessité d’une défense commerciale en fonction de leurs intérêts économiques et de leurs cultures politiques.
De leur côté, les États-Unis ne s’embarrassent pas de ces règles additionnelles. Pis, de nombreux litiges à l’OMC sont liés aux méthodes discrétionnaires de calcul des marges de dumping de l’administration américaine. Ainsi, le problème le plus souvent contesté devant l’OMC est la pratique américaine dite du zeroing. Cette technique permet d’écarter ou de réduire à zéro les marges de dumping négatives dans le calcul de la marge moyenne sur une période donnée39. En conséquence, elle conduit les États-Unis à trouver des marges de dumping plus grandes que celles de leurs homologues étrangers dans pratiquement tous les cas faisant l’objet d’une enquête, et donc à instaurer des droits antidumping plus importants. Des chercheurs estiment qu’environ 25% des affaires antidumping en cours aux États-Unis auraient abouti à la conclusion d’une absence de dumping si la méthode du zeroing n’avait pas été utilisée40. Parallèlement, une autre étude montre que l’évolution des méthodes discrétionnaires (zeroing et autres) appliquées par l’administration américaine est la raison principale pour laquelle les marges de dumping constatées dans les enquêtes américaines sont passées en moyenne de 15 à 60% entre 1980 et 200041. Ces éléments invitent à prendre du recul quant à la pertinence de reproduire le modèle américain en Europe. Il se pourrait que les États-Unis soient relativement plus proactifs que l’Union européenne en matière de défense commerciale pour de mauvaises raisons.
Un fonctionnement institutionnel différent. Après avoir examiné les différences réglementaires qui existent entre l’Union européenne et les États-Unis, arrêtons-nous sur les différences institutionnelles. Dans l’Union européenne, deux institutions sont à l’œuvre en matière de défense commerciale : le Conseil européen et la Commission européenne. Comme nous allons le voir, la procédure se caractérise par un contrôle étroit du Conseil sur la Commission. En pratique, la Direction générale du commerce de la Commission européenne est chargée de mener, seule, les enquêtes. Un comité consultatif, composé de représentants des États membres et présidé par un représentant de la Commission européenne qui n’a pas de droit de vote, est sollicité à intervalles réguliers pendant ces enquêtes. Dans le cas d’une nouvelle enquête, le comité ne peut, à ce stade de la procédure, que donner son opinion sur la pertinence des mesures antidumping ou compensatoires provisoires. Du point de vue de la Commission européenne, cette étape est donc purement consultative dans la mesure où elle est libre de procéder comme elle l’entend. En revanche, la Commission européenne doit, avant d’imposer des droits définitifs, soumettre au Conseil européen une proposition de règlement d’exécution. Cette procédure d’examen s’impose à la Commission et son issue est déterminée par un vote des représentants des États membres à la majorité qualifiée42. La Commission n’est par ailleurs pas en mesure de mettre un terme à une procédure d’enquête sans l’approbation du Conseil européen. En cas de rejet de sa proposition, la Commission européenne peut faire appel de cette décision. S’ouvre alors une nouvelle phase de négociation avec les États membres à plus haut niveau. Celle-ci débouche en principe sur une nouvelle proposition de règlement, laquelle est approuvée ou rejetée définitivement par un vote à la majorité qualifiée (voir le schéma de la page suivante pour un résumé de l’ensemble de la procédure institutionnelle européenne).
Schéma de la procédure décisionnelle européenne dans les cas antidumping et antisubventions
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Voir United States International Trade Commission, « Understanding antidumping & countervailing duty investigations »
Aux États-Unis, deux institutions sont également à l’œuvre mais leur rôle respectif diffère sensiblement de ce que l’on connaît dans l’Union européenne. Le département du gouvernement fédéral chargé du commerce et de l’industrie (U.S. Department of Commerce) via son administration, l’International Trade Administration (ITA), est chargé d’établir la présence d’une pratique de dumping ou de subventionnement ainsi que la marge de dumping ou le montant de la subvention associés, tandis que l’analyse relative à l’existence d’un préjudice et d’un lien de causalité relève d’une agence indépendante, l’International Trade Commission (ITC) composée de six commissaires nommés par le président des États-Unis et confirmés par le Sénat pour un mandat non renouvelable de neuf ans. La loi prévoit que les entreprises doivent simultanément déposer leurs plaintes auprès des services compétents des deux institutions. Il est intéressant de remarquer que l’ITC a, en tant qu’agence indépendante, des prérogatives importantes. Si sa détermination relative à l’existence d’un préjudice probable est négative durant la phase préliminaire d’enquête, cette dernière est automatiquement close. Autrement dit, l’ITA du Department of Commerce ne peut poursuivre son travail qu’avec l’aval de l’ITC. De même, à l’issue de la phase finale d’enquête, le secrétaire américain du Commerce ne peut valider l’instauration de droits antidumping ou compensateurs que si l’ITC confirme l’existence d’un préjudice avéré43. En somme, les autorités compétentes américaines se partagent le traitement des enquêtes avec des rôles bien distincts, à l’inverse du modèle européen où la Direction générale du commerce assume toute la charge de travail. L’ITC paraît en outre moins soumise à la discrétion politique que la Commission européenne, dont la totalité du travail dépend de l’approbation finale du Conseil européen. Il n’est de fait pas exclu que l’interventionnisme plus modéré de l’Union européenne en matière de défense commerciale tire sa source des divisions idéologiques qui mine l’unité du comité du Conseil européen. Nous reviendrons sur ce point dans nos recommandations.
À la lumière des précédentes analyses, il nous semble que l’Union européenne pourrait faire preuve d’une plus grande fermeté dans la répression des pratiques anticoncurrentielles de ses partenaires commerciaux. Compte tenu du mode de fonctionnement de l’économie chinoise et du faible nombre de droits compensateurs en vigueur en Europe, il y a fort à parier que la majeure partie des subventions chinoises passent actuellement sous le radar des autorités. Or, à la fermeté de la politique de concurrence au sein d’une zone économique donnée, doit en principe répondre celle de sa défense commerciale à ses frontières, de façon à maintenir des incitations à produire sur le territoire en question. Dès lors, on peut se demander si les entreprises européennes sont suffisamment protégées, ou du moins comment les protéger davantage. Cet enjeu sera celui de la troisième – et dernière – note de cette série.
Annexes
Cibles géographiques des instruments de défense, en nombre de mesures en vigueur fin 2018
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Instruments de défense états-uniens
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Cibles sectorielles des instruments de défense, en nombre de mesures en vigueur fin 2018
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Instruments de défense états-uniens
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Ventilation géographique et sectorielle des nouveaux cas antidumping et antisubventions ouverts par la Commission européenne ces dix dernières années
Les cinq premiers pays exportateurs ciblés par les enquêtes ouvertes par la Commission européenne au cours des dix dernières années sont, dans l’ordre décroissant, la Chine (41% des nouvelles enquêtes), l’Inde (11%), la Russie (5%), la Turquie (4,5%) et l’Indonésie (4%).
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne.
Instruments de défense commerciale : nombre de mesures en vigueur par pays importateur (base 1 en 2000)
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données OMC.
Localisation des sièges sociaux des entreprises plaignantes citées nommément ou membres d’une association européenne représentant leurs intérêts, en excluant Eurofer
Source :
Sources : Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne, Google Maps, Mapbox, OpenStreetMap.
Localisation du siège social des entreprises plaignantes citées nommément dans les enquêtes antidumping et antisubventions ouvertes par la Commission européenne au cours des dix dernières années
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne.
Localisation du siège social des entreprises plaignantes citées nommément ou étant membres d’associations européennes à l’origine des plaintes antidumping et antisubventions ouvertes par la Commission européenne au cours des dix dernières années
Source :
Fondation pour l’innovation politique ; données Journal officiel de l’Union européenne.
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