L'Europe face aux nationalismes économiques américains et chinois (3)
Défendre l'économie européenne par la politique commercialeLa défense commerciale, plus de mal que de bien ?
Renforcer le pouvoir de la commission européenne en matière de défense commerciale afin de garantir l’unité et la fermeté de l’union européenne
Allouer davantage de moyens à la défense commerciale européenne pour pouvoir mieux lutter contre les subventions étrangères prédatrices
Vers une réforme de l’organisation mondiale du commerce ?
Conclusion et recommandations
Annexes
Accord général sur le commerce des services (GATS)
Résumé
Dans un contexte marqué par les stratégies non coopératives des partenaires commerciaux de l’Europe, l’inaction ou le manque de fermeté seraient fatals. L’Union européenne gagnerait à prendre la tête d’une coalition désireuse de porter une réforme ambitieuse de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) mais il faudra, dans le meilleur des cas, plusieurs années pour que celle-ci aboutisse.
En attendant, nous suggérons par des propositions concrètes de renforcer nos moyens de défense afin de mieux protéger nos intérêts économiques et de gagner en crédibilité sur la scène internationale.
Emmanuel Combe,
Professeur des universités, professeur à la Skema Business School, vice-président de l’Autorité de la concurrence.
Paul-Adrien Hyppolite,
Haut fonctionnaire du corps des Mines.
Haut fonctionnaire, normalien et ingénieur du corps des Mines.
Antoine Michon,
Haut fonctionnaire, polytechnicien et ingénieur du corps des Mines.
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L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (1)
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2)
La défense commerciale, plus de mal que de bien ?
Voir Michael Finger, Antidumping. How it Works and Who Gets Hurt, The University of Michigan Press, 1993.
On parle alors dans le jargon des économistes d’une élasticité-prix de la demande plus élevée à l’exportation que sur le marché domestique.
À condition que les entreprises n’empêchent pas les clients de réaliser des arbitrages d’un État membre à l’autre. De nombreuses affaires de blocage géographique, notamment dans l’industrie automobile, ont ainsi conduit la Commission européenne à infliger des sanctions, au motif d’une violation de l’article 101 du TFUE (entente entre un producteur et ses distributeurs pour empêcher le commerce parallèle).
Rappelons qu’une économie d’expérience désigne le fait que le coût de production diminue avec la quantité cumulée : plus une entreprise a produit de grandes quantités dans le passé, plus son coût de production est faible.
Si le prix de vente est inférieur au coût moyen total (l’entreprise faisant alors des pertes) mais qu’il est supérieur au coût variable moyen, les autorités antitrust doivent démontrer que cette stratégie de prix s’inscrit dans un plan global visant à éliminer des concurrents aussi efficaces.
Que peut nous enseigner l’analyse économique sur l’impact et l’opportunité des politiques de défense commerciale ? À ce stade du raisonnement, un détour par la théorie économique nous paraît nécessaire pour bien en appréhender les enjeux. Nous commencerons par étudier séparément la question du dumping et des subventions étrangères car, en dépit de certaines similitudes, leur logique et leurs effets économiques diffèrent sensiblement.
Le dumping ne serait (presque) pas un problème ! En matière de lutte contre les pratiques de dumping provenant d’entreprises étrangères exportatrices, la théorie économique standard nous invite à la plus grande prudence. En effet, seul un cas particulier de dumping justifie a priori l’intervention des pouvoirs publics : le dumping prédateur. Dans les autres cas, le dumping serait bénéfique pour le pays dans lequel il s’applique. Selon cette approche, un des risques majeurs de la procédure antidumping serait plutôt qu’elle soit instrumentalisée par des entreprises domestiques dans le but de bloquer l’entrée sur le marché de concurrents étrangers plus efficaces. L’antidumping s’apparenterait alors à «du protectionnisme ordinaire, emballé dans un beau message1».
Rappelons qu’en économie la notion de « dumping » désigne le fait pour une entreprise de vendre un même produit moins cher à l’exportation que sur son propre marché domestique. À ce stade, aucune conclusion normative ne peut être tirée quant au caractère néfaste ou non d’une telle pratique sur le bien- être. Tout va dépendre en réalité de la motivation sous-jacente à la pratique de dumping. À cet égard, plusieurs cas de figure peuvent être distingués pour les besoins de l’analyse.
Un premier est celui dans lequel une entreprise vend moins cher à l’exportation que sur son marché domestique car la sensibilité au prix de ses clients étrangers est supérieure2. C’est notamment le cas lorsque l’intensité concurrentielle est relativement plus forte sur les marchés étrangers que sur le marché domestique ou lorsque les préférences des consommateurs diffèrent selon les pays. Dans une telle situation, il est parfaitement normal d’observer des prix différents d’un marché à l’autre. Il arrive d’ailleurs fréquemment que la sensibilité au prix soit moins forte sur le marché domestique dans la mesure où les clients locaux ont tendance à préférer les marques nationales. Cette forme de discrimination par les prix se retrouve parfois à l’intérieur de l’Union européenne, sans que personne n’y trouve à redire3. Ainsi, les constructeurs automobiles pratiquent volontiers, sur certains modèles de voiture, des prix plus élevés sur leur marché domestique qu’à l’exportation, en dépit des coûts de transport.
Un deuxième cas de figure est celui d’une jeune entreprise en croissance qui désire entrer sur le marché mondial et a besoin d’accumuler des économies d’expérience (learning curve) pour diminuer son coût de production4. Celle-ci peut alors décider de recourir à une stratégie de baisse des prix à court terme, autrement dit de dumping, pour augmenter ses volumes et ainsi « apprendre à produire », afin d’être en mesure de concurrencer demain des entreprises déjà installées. En permettant l’entrée de nouvelles firmes sur des marchés matures sans risque majeur d’éviction des concurrents en place, le dumping peut être vecteur d’une dynamique pro-concurrentielle.
Un troisième cas de figure, qui peut s’avérer réellement problématique, est celui dans lequel une entreprise vend ses produits à perte à l’exportation, dans l’unique but d’éliminer des concurrents aussi efficaces pour se retrouver ensuite en situation de monopole et relever ses prix. Cette stratégie repose sur un arbitrage inter-temporel entre diminution du profit à court terme et profits (espérés) élevés à long terme. Ce type de dumping doit être condamné puisqu’il va conduire, outre à la disparition de producteurs efficaces, à des hausses de prix qui vont diminuer le bien-être. En réalité, il s’agit de la déclinaison à l’international d’une pratique bien connue en droit de la concurrence : les prix prédateurs, qui constituent une forme particulière d’abus d’éviction et qui sont condamnés par les législations sur l’abus de position dominante. Pour détecter les pratiques de « prix prédateurs », les autorités de concurrence recourent à un « test de coût » (appelé également test d’Areeda et Turner ou test Akzo), fondé sur la comparaison de la structure de coûts de l’entreprise mise en cause avec le prix observé sur le marché. Si ce dernier s’avère inférieur au coût variable moyen de l’entreprise, un comportement de prédation est présumé par les autorités antitrust5.
Résumé des différents types de dumping
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Si la correction des effets distributifs du dumping devient un objectif de politique publique, il paraît préférable d’imaginer une politique de redistribution interne des gagnants vers les perdants du Cette vision théorique de la réponse politique optimale présente toutefois deux limites importantes : d’une part, elle repose sur la capacité des autorités publiques à identifier correctement les perdants et les gagnants ce qui, comme en atteste l’expérience historique récente des pays développés, n’a rien d’évident ; d’autre part, elle ne prend pas en compte les distorsions induites par la taxe qu’il convient de mettre en place pour financer le mécanisme de redistribution.
Notons que ces effets distributifs sont plus importants que les gains nets.
Au niveau mondial, le bien-être agrégé diminue en raison des pertes sèches induites par la subvention.
Transfert dont le coût sera ensuite supporté par les consommateurs ou les producteurs du pays exportateur selon l’incidence de la taxe mise en place pour financer la subvention.
Ainsi, les contribuables du pays exportateur bénéficient indirectement de la barrière tarifaire instaurée par le pays importateur.
Modèles développés à la fin des années 1970 et au début des années 1980.
Voir Barbara Spencer et James A. Brander et, « International R&D Rivalry and Industrial Strategy », The Review of Economic Studies, vol. 50, no 4, p. 707-722, octobre 1983, et Avinash Dixit, « International Trade Policy for Oligopolistic Industries », The Economic Journal, vol. 94, Supplement: Conference Papers, p. 1-16, décembre 1984.
Cela suppose que les pouvoirs publics disposent d’un bon niveau d’information sur les marchés en question et les gains associés à chaque stratégie.
Signé en 1993 par les États-Unis, le Canada et le Mexique.
Voir Shushanik Hakobyan et John McLaren, « Looking for Local Labor Market Effects of NAFTA », The Review of Economics and Statistics, 98, no 4, p. 728-741, octobre 2016.
Voir David Autor, David Dorn et Gordon H. Hanson, « The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, no 6, p. 2121-2168, octobre 2013.
Le « choc chinois » désigne le phénomène d’intégration rapide de la Chine dans le commerce mondial au cours des années 1990 suivi de son adhésion à l’OMC en 2001.
Voir Ragnhild Balsvik, Sissel Jensen et Kjell Salvanes, « Made in China, Sold in Norway: Local Labor Market Effects of an Import Shock », Journal of Public Economics, vol. 127, p. 137-144, juillet 2015.
Voir Olivier Blanchard et Lawrence Summers, « Hysteresis in Unemployment », European Economic Review, vol. 31, no 1-2, p. 288-295, mars 1987. Notons que ces chercheurs ont eux-mêmes emprunté cette notion à la physique où l’hystérèse permet de caractériser la persistance d’un phénomène dont les déterminants ont disparu.
Compte tenu de la moindre fluidité du marché du travail, cet effet d’hystérèse des chocs commerciaux pourrait être relativement plus important en Europe qu’aux États-Unis.
Voir David Dorn, Gordon Hanson et Kaveh Majlesi, « Importing Political Polarization? The Electoral Consequence of Rising Trade Exposure », NBER Working Paper, no 22637, décembre 2017 ; Id., « A Note on the Effect of Rising Trade Exposure on the 2016 Presidential Election », document de travail, janvier 2017 ()
Voir Christian Dippel, Robert Gold et Stephan Heblich, « Globalization and Its (Dis-) Content: Trade Shocks and Voting Behavior », NBER Working Paper, no 21812, décembre 2015, et Clément Malgouyres, « Trade Shocks and Far-Right Voting: Evidence from French Presidential Elections », RSCAS Working Papers, 2017/21, European University Institute, mars 2017.
Italo Colantone et Piero Stanig, « Global Competition and Brexit », American Political Science Review, 112, no 2, p. 201-218, mai 2018.
Rafael Di Tella et Dani Rodrik, « Labor Market Shocks and the Demand for Trade Protection: Evidence from Online Surveys », NBER Working Paper, no 25705, mars 2019.
A fortiori lorsque le pays concurrent identifié comme à l’origine du choc est un pays en développement.
En revanche, il serait opportun de chercher à circonscrire le dumping au dumping prédateur dans le contexte d’accords bilatéraux de libre-échange entre zones économiques où les politiques de concurrence ont tendance à converger, par exemple entre l’Union européenne et le Canada ou les États-Unis.
Si l’on applique à l’analyse antidumping l’approche en termes de « prix prédateurs », le dumping ne devrait être sanctionné en Europe qu’à partir du moment où deux conditions sont réunies :
- l’entreprise en cause doit occuper une position dominante sur le marché mondial, pour être en mesure d’éliminer la concurrence ;
- le prix pratiqué en Europe doit se situer en dessous du coût variable moyen de ladite entreprise.
La prise en compte de ces deux conditions dans l’analyse antidumping suffirait- elle à maximiser le bien-être agrégé de l’économie importatrice ? Étonnamment, cela n’a toujours rien d’évident dans un cadre de concurrence parfaite. Pour le comprendre, arrêtons-nous un instant sur l’impact économique d’une pratique de dumping, fut-elle prédatrice. En réduisant le prix en vigueur sur le marché du pays importateur, le dumping diminue certes le bien-être des producteurs domestiques mais augmente de façon concomitante et plus que proportionnelle celui des consommateurs, si bien qu’au niveau de l’ensemble de l’économie importatrice les gains sont supérieurs aux pertes. Un droit antidumping correctement calibré pour corriger le différentiel de prix avant et après dumping permet de revenir au précédent équilibre, autrement dit d’effacer la perte infligée aux producteurs domestiques et par là même le gain dont ont bénéficié les consommateurs. Des recettes publiques sont certes générées pour le gouvernement du pays importateur mais celles-ci sont inférieures aux gains nets constatés dans le scénario sans droit antidumping (voir annexe). En somme, la correction des effets distributifs du dumping ne peut se faire qu’au prix d’une diminution du bien-être de l’ensemble de l’économie. De fait, les autorités publiques n’ont en principe pas intérêt à mettre en place un droit antidumping du point de vue de l’efficacité économique, et ce même lorsque le dumping est dit « prédateur » au sens des deux conditions précédemment énoncées6.
Cela nous conduit donc à ajouter une troisième condition : le dumping prédateur d’une entreprise étrangère ne devrait être sanctionné que si cette dernière est en mesure de remonter durablement les prix après éviction de ses concurrents domestiques sans craindre leur retour. Cette condition est d’ailleurs explicitement exigée aux États-Unis dans les affaires antitrust, au travers du test dit de « récupération des pertes » (recoupment test). Il convient alors de montrer qu’une fois sortis du marché les concurrents domestiques auront du mal à revenir. Cela pourrait être le cas dans certains secteurs où prévalent des effets de réseau, d’expérience et de réputation ou bien des rendements d’échelle croissants en raison de coûts fixes significatifs, à l’instar des industries manufacturières fortement capitalistiques ou du secteur de l’informatique et des nouvelles technologies.
En résumé, la théorie économique standard nous enseigne que le dumping devrait être apprécié par référence aux coûts de production de l’entreprise prédatrice et non par simple comparaison des prix en vigueur sur les marchés domestique et étranger. De plus, tant que l’objectif des autorités publiques est la maximisation du bien-être de l’ensemble de l’économie (producteurs et consommateurs confondus), il n’y a pas de raison de condamner de manière générale les pratiques de dumping à l’exception du dumping prédateur. Pour autant, il est indéniable que toute forme de dumping induit des effets distributifs majeurs entre producteurs et consommateurs domestiques sur lesquels nous reviendrons plus loin7.
Les subventions à l’exportation : souvent un mauvais calcul. Qu’en est-il à présent des subventions étrangères dans le cadre d’analyse standard ? Considérons le cas d’une subvention mise en place par le gouvernement d’un grand pays exportateur comme la Chine sur un bien donné. Dans un modèle à deux pays, celle-ci a pour effet immédiat d’engendrer une hausse du prix du bien en question sur le marché domestique et une diminution concomitante de son prix sur le marché étranger, la différence entre ces deux prix étant égale au montant de la subvention. Les effets sur le bien-être diffèrent alors d’un pays à l’autre. Du point de vue du pays exportateur, la subvention cause une diminution du bien-être des consommateurs parallèlement à une augmentation plus que proportionnelle de celui des producteurs. Néanmoins, le coût de la subvention supporté par le gouvernement étant supérieur au gain net des producteurs, celle-ci a, en fin de compte, un impact négatif sur le bien-être agrégé de l’économie exportatrice. Inversement, le bien-être des producteurs du pays importateur diminue du fait de la baisse des prix sur le marché, tandis que celui des consommateurs croît davantage, de sorte qu’un gain net d’efficacité en résulte pour l’ensemble de l’économie importatrice8. Si la subvention à l’exportation est à l’origine d’effets distributifs inversés entre producteurs et consommateurs dans les deux pays commercialement dépendants, il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle puisqu’elle opère en outre un transfert net de fonds publics du gouvernement exportateur vers les consommateurs du pays importateur9.
Ceci étant, la diminution du bien-être des producteurs de l’économie importatrice résultant de la subvention étrangère se traduit concrètement par une baisse de la production domestique, une destruction d’emplois locaux, la fermeture potentielle de sites industriels, voire la liquidation de certaines entreprises. Pour contrecarrer cela, le gouvernement peut décider de mettre en place un droit compensateur (ou antisubventions). À l’instar du droit antidumping étudié précédemment, le droit compensateur a pour effet de forcer les prix en vigueur sur les deux marchés à converger vers les prix qui prévaudraient dans un régime de libre-échange sans barrière tarifaire. Les effets sur les consommateurs et les producteurs sont de fait opposés à ceux initialement causés par l’instauration de la subvention, de sorte que l’impact cumulé de la subvention et du droit compensateur sur le bien-être des producteurs et des consommateurs de chaque pays est nul. En revanche, le gouvernement du pays importateur perçoit dorénavant des recettes douanières, tandis que celui du pays exportateur voit ses dépenses budgétaires liées à la subvention diminuer du fait de la contraction des échanges induite par le droit compensateur10.
À ce stade, quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse ? Au-delà de la préservation des intérêts des producteurs nationaux, le gouvernement du pays exportateur peut avoir intérêt, à l’instant t, à mettre en place un droit compensateur dans une perspective de maximisation du bien-être agrégé de son économie dans la mesure où les recettes budgétaires peuvent théoriquement excéder les gains nets des consommateurs dans le scénario de départ (voir annexe). Mais cette approche découle d’une vision purement statique et erronée de l’équilibre économique car l’instauration du droit compensateur devrait conduire en toute logique à la suppression de la subvention par le pays exportateur, et donc à la perte pour le pays importateur des gains nets initiaux. En effet, une subvention assortie d’un droit compensateur ne fait qu’opérer un transfert du gouvernement du pays exportateur vers celui du pays importateur sans aucun effet distributif sur les producteurs et les consommateurs des deux pays. Les contribuables du pays exportateur n’ont de fait plus aucun intérêt à accepter une subvention incapable de générer les gains escomptés pour les producteurs domestiques.
En fin de compte, le modèle standard du commerce international enseigne qu’une subvention à l’exportation sur un marché concurrentiel améliore le bien-être agrégé du pays importateur quand bien même les producteurs domestiques en pâtissent. Ce résultat fait souvent dire aux économistes que la réaction optimale d’un pays importateur suite à l’instauration d’une subvention à l’exportation par un de ses partenaires commerciaux ne devrait consister ni plus ni moins qu’à envoyer un message de remerciement aux autorités du pays exportateur. Comme pour le dumping, nous pourrions toutefois identifier un cas particulier de subventions dites « prédatrices » expressément conçues pour évincer des concurrents étrangers, accaparer des rentes de monopole sur des marchés présentant des barrières à l’entrée et enfin relever les prix. Ces subventions étrangères seraient finalement les seules contre lesquelles il serait parfaitement légitime de lutter via des barrières tarifaires.
Une situation paradoxale. À ce stade, la théorie économique invite à une certaine méfiance vis-à-vis de la défense commerciale et suggère, d’un point de vue normatif, de la réduire à la portion congrue. Ce scepticisme est renforcé par la difficulté à distinguer empiriquement les « bonnes » des « mauvaises » pratiques de dumping et de subventions étrangères. Autrement dit, étayer la motivation sous-jacente du dumping ou d’une subvention constitue un exercice nécessairement délicat pour les autorités administratives compétentes compte tenu de l’asymétrie d’information à laquelle elles font face. La qualification de la nature prédatrice du dumping ou d’une subvention devenant fortement problématique, les pouvoirs publics risquent de condamner des pratiques de dumping et des subventions étrangères qui sont en réalité bénéfiques pour leur pays.
Pourtant, les procédures antidumping sont pléthore, les gouvernements de pays exportateurs recourent massivement aux subventions à l’exportation et les pays importateurs cherchent régulièrement à s’en protéger. Comment expliquer un tel décalage entre les prescriptions normatives de la théorie économique standard et la pratique des pouvoirs publics? Une première réponse évidente renvoie à la possibilité d’une capture systématique du régulateur. Selon cette approche inspirée de la théorie des choix publics (public choice theory), les autorités seraient avant tout sensibles aux intérêts des producteurs domestiques, ce qui les conduirait à instaurer des politiques publiques en leur faveur malgré les pertes d’efficacité qui en résultent pour l’ensemble de l’économie. Une autre explication est que le modèle canonique sur lequel nous avons jusqu’à présent fondé notre analyse repose sur des hypothèses trop restrictives et peu réalistes qui l’empêchent d’appréhender la complexité économique. Nous allons à présent voir que l’amender permet de redonner une légitimité à la politique de défense commerciale.
La réhabilitation de la politique commerciale par les économistes. En premier lieu, il convient de sortir du cadre de concurrence parfaite pour nous tourner vers les modèles de la « nouvelle théorie du commerce » (new trade theory)11 qui étudient l’impact sur les échanges commerciaux des structures de marché oligopolistiques et des rendements d’échelle croissants. En particulier, le champ de la « politique commerciale stratégique » (strategic trade policy) s’est intéressé aux implications de cette nouvelle classe de modèles en termes de politiques commerciales. Des auteurs comme Dixit, Brander et Spencer12, entre autres, ont notamment démontré que des subventions à l’exportation correctement ciblées sur des entreprises en concurrence avec des producteurs étrangers sur des marchés oligopolistiques mondiaux pouvaient conduire à une augmentation du bien-être agrégé des pays exportateurs – et réduire par là même celui des importateurs – en facilitant l’accaparement de tout ou partie des surprofits issus de ces marchés13. Ainsi, le recours à des subventions à l’exportation, ou par extension à des tarifs douaniers sur les importations, peut se justifier par leur capacité à influencer l’issue d’interactions stratégiques entre entreprises et par là même la répartition géographique de la valeur ajoutée. La plupart des industries à forte intensité technologique étant des oligopoles mondiaux, ces modèles permettent d’appréhender l’importance que peuvent y revêtir des subventions à l’exportation. La théorie économique offre alors une perspective de rationalisation du recours massif aux subventions par les autorités chinoises et permet de comprendre, a contrario, la nécessité pour l’Union européenne de disposer d’instruments antisubventions robustes pour corriger les effets néfastes des politiques commerciales stratégiques. Étant donné que nous évoluons dans un monde non coopératif dans lequel les accords contraignants type OMC sont fragiles et régulièrement bafoués, il est rationnel de conserver et d’utiliser les instruments de défense commerciale.
En second lieu, une objection de fond au cadre d’analyse en équilibre partiel sur lequel ont jusqu’ici reposé tous nos raisonnements est qu’il conduit à sous-estimer les coûts de l’intégration commerciale. De manière générale, les partisans du libre-échange et la plupart des économistes ont longtemps négligé l’importance des « coûts d’ajustement » d’une exposition brutale à la concurrence étrangère, fût-elle ou non prédatrice dans son intention. Seule une poignée d’études empiriques récentes exploitant des expériences naturelles ont permis de montrer qu’une modification rapide de l’exposition des producteurs domestiques à la concurrence d’importations provenant de pays en développement pouvait durablement pénaliser des zones géographiques entières de pays développés, au point que certains territoires ne parviennent jamais à rebondir complètement. Des chercheurs se sont par exemple intéressés aux conséquences de l’Accord de libre-échange nord américain (ALENA)14 sur le marché du travail américain, réputé particulièrement fluide et flexible et ils ont constaté d’importantes disparités géographiques dans la répartition des coûts de l’intégration et une faible mobilité des travailleurs dans les zones les plus affectées, tant sur le plan géographique que sectoriel15. Loin de se limiter aux entreprises manufacturières directement concernées par la concurrence de producteurs mexicains, la pression à la baisse sur les salaires et la hausse du chômage ont tendance à s’étendre à l’ensemble de l’économie locale, touchant également de plein fouet les activités de services et les commerces de proximité. Dans le même esprit, Autor et al.16 ont étudié les effets locaux du « choc chinois17 » sur le marché du travail américain et établi que le déclin de l’emploi dans les régions les plus exposées n’a pas été compensé par un phénomène de réallocation sectorielle ou par un accroissement de la mobilité géographique des travailleurs touchés. Ils observent que les régions en question se sont ensuite durablement installées dans le marasme économique et ne semblent pas en être sorties totalement, même dix ans après la matérialisation du choc. Le fait que ces effets localisés perdurent pendant au moins une décennie suggère que les coûts d’ajustement des chocs commerciaux peuvent être considérables. Des travaux comparables sur données danoises, norvégiennes et espagnoles au cours de la période allant de la fin des années 1990 à 2007 indiquent l’existence de dynamiques similaires en Europe18. Dès lors, la principale limite des analyses qui ont jusqu’à présent retenu notre attention réside dans le fait qu’elles reposent toutes implicitement sur l’hypothèse d’une parfaite réallocation des facteurs de production. Or, en réalité, cette réallocation ne s’opère jamais sans frictions en raison notamment de la nature imparfaite du marché du travail, des barrières à la mobilité des travailleurs et des freins réglementaires à la circulation du capital. La notion d’effet d’hystérèse, initialement avancée par des chercheurs à la fin des années 1980 pour expliquer le chômage structurel en Europe pourrait contribuer à éclairer la persistance dans le temps des chocs commerciaux au niveau local19. En affectant l’ensemble de l’activité économique environnante (services, commerces de proximité, etc.), le ralentissement voire la fermeture de sites de production modifie profondément la structure du marché du travail dans les zones exposées.
L’environnement local de bas salaires voire de chômage de longue durée qui en résulte transforme ainsi un choc qui aurait pu n’être que conjoncturel en choc structurel20.
Tous ces éléments nous invitent donc à prendre du recul sur le cadre de concurrence parfaite et les analyses en équilibre partiel pour intégrer, dans une perspective plus large et au plus proche de la réalité économique, les interactions stratégiques entre États et les « coûts cachés » de l’intégration commerciale. Comme nous l’avons vu, ces derniers peuvent s’avérer particulièrement élevés dans des territoires où une ou plusieurs industries constituent d’importants pourvoyeurs d’emplois et tirent avec elles tout un écosystème de services et de commerces. Dans un contexte où davantage de prudence est de mise quant aux impacts économiques locaux des chocs commerciaux, la pertinence des instruments antidumping et antisubventions prend alors tout son sens.
Les enjeux d’équité et d’acceptabilité politique. Avant de conclure, il importe de compléter l’analyse fondée sur le critère de maximisation de l’efficacité économique par une prise en compte des questions relatives à l’équité vis- à-vis des producteurs et à l’acceptabilité politique de l’ouverture commerciale pour les travailleurs exposés. Pour illustrer le propos, revenons sur l’exemple du dumping qui nous a occupés au début de cette note. Admettons que la stratégie consistant à limiter les pratiques répréhensibles de dumping au « dumping prédateur » maximise le bien-être d’un pays importateur une fois pris en compte les « coûts d’ajustement » que nous venons tout juste d’évoquer. Dans ce contexte, l’Union européenne aurait-elle intérêt à faire évoluer sa réglementation antidumping dans ce sens ? Cela n’a rien d’évident. En effet, dès lors que les conditions de concurrence diffèrent structurellement d’une zone économique à l’autre du seul fait d’écarts dans la conception et l’application des politiques de concurrence, les producteurs de la zone la plus accommodante ont, toutes choses égales par ailleurs, un pouvoir de marché domestique plus important qui les conduit à exporter, en vertu d’une pure logique économique et indépendamment de toute volonté prédatrice, à des prix inférieurs à ceux qui prévalent sur leur marché domestique. Les producteurs chinois ont typiquement tendance à se trouver dans ce cas de figure vis-à-vis de leurs concurrents européens. Le risque est alors d’assister à l’évincement progressif de ces derniers au profit des premiers sur de nombreux marchés. À terme, le danger est que cela conduise à une remise en question de la politique de concurrence européenne et à une convergence de cette dernière vers le modèle chinois. Pis, le principe même de l’ouverture aux échanges internationaux pourrait ne plus faire consensus si la proportion de travailleurs exposés devenait trop importante.
L’avantage de la période dans laquelle nous vivons est qu’elle nous permet d’appréhender aisément grâce à l’histoire récente les conséquences politiques, et par là même les coûts économiques à retardement, qui peuvent résulter d’un contrôle insuffisant de l’ouverture commerciale. Dans un article de 2017, des économistes se sont intéressés à l’impact de l’accroissement de la concurrence des produits importés sur les préférences électorales et la polarisation politique21. En analysant les résultats des élections au Congrès des États-Unis de 2002 et 2010 ainsi que ceux les élections présidentielles américaines de 2000, 2008 et 2016, ils constatent, bien avant l’élection de Donald Trump en 2016, un net basculement idéologique anti-ouverture économique dans les bassins d’emplois exposés aux chocs commerciaux. Ces mêmes auteurs ont établi que dans un scénario contrefactuel où le taux de pénétration des exportations chinoises aux États-Unis aurait été, toutes choses égales par ailleurs, 50% inférieur entre 2000 et 2016, trois États clés du vote de 2016, à savoir le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie, auraient voté en faveur de la candidate démocrate, lui permettant d’obtenir une majorité au collège électoral et de remporter l’élection présidentielle. Des travaux similaires confirment que les chocs commerciaux accroissent la polarisation politique et le soutien aux partis d’extrême droite en Europe. D’autres chercheurs ont constaté que les régions françaises et allemandes les plus exposées au commerce avec des pays à bas salaires ont vu la part du vote en faveur de l’extrême droite augmenter plus significativement22. Dans le même esprit, une autre étude montre que les régions britanniques les plus exposées au commerce avec la Chine ont disproportionnellement voté pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne23. Ceci dit, la politique commerciale est- elle pour autant l’outil le plus approprié pour atténuer les effets distributifs du dumping et des subventions étrangères ? Comme le montre une enquête élaborée par Rafael Di Tella et Dani Rodrik à partir de données américaines24, une proportion plus importante de la population se dit favorable à une correction des chocs sur le marché du travail par la politique commerciale lorsque l’ouverture aux échanges est identifiée comme la cause de ces chocs25. Cette proportion reste toutefois inférieure à celle des citoyens souhaitant la mise en place d’une forme de compensation par le biais de politiques internes de redistribution. Quand bien même ces dernières seraient plus désirables, elles se heurtent néanmoins à des difficultés pratiques de taille, liées entre autres à la difficulté d’identifier suffisamment tôt les « gagnants » et les « perdants » des échanges, puis de définir le bon niveau de redistribution et les instruments appropriés. À notre sens, elles ne sauraient donc résoudre à elles seules le problème.
En somme, s’il importe d’avoir techniquement raison, il est surtout primordial de ne pas avoir politiquement tort. La nécessité de conserver l’adhésion des opinions publiques au projet d’intégration européenne et à l’ouverture économique mondiale devrait nous amener à faire dans certains cas des arbitrages aux dépens de l’efficacité économique. Aussi, la réduction du dumping au seul cas du « dumping prédateur » nous paraît prématurée tant que les politiques de concurrence ne sont pas un minimum harmonisées, dans les textes et en pratique26. L’Union européenne a par ailleurs tout intérêt à ce que cette harmonisation se fasse « par le haut » plutôt que l’inverse. À ce stade, il importe donc de concevoir le recours aux instruments de défense commerciale comme une solution de « moindre mal » afin d’aligner les conditions de concurrence au bénéfice des entreprises européennes qui doivent se plier, à juste titre, à un contrôle strict en matière d’antitrust, de concentrations et d’aides d’État. En d’autres termes, le maintien de notre arsenal antidumping, même s’il est discutable dans certains cas d’un point de vue économique, constitue un instrument de pression, dans un jeu non coopératif, pour inciter notamment notre partenaire chinois à mettre en place une politique de concurrence effective sur son marché domestique.
La solution optimale (first-best) pour lutter contre la concurrence étrangère déloyale serait bien entendu un ensemble de règles supranationales de la concurrence, doublées de règles claires et applicables encadrant les subventions publiques. Mais dans la mesure où il est peu probable que celles-ci voient le jour, les instruments de défense commerciale constituent une bonne alternative (second-best). Toute la difficulté réside alors dans la nécessité de trouver un équilibre, par essence délicat, entre d’un côté l’efficacité économique, et, de l’autre, l’équité vis-à-vis des producteurs et travailleurs européens exposés. En tout état de cause, le profond scepticisme à l’encontre de la défense commerciale auquel invite le modèle canonique du commerce international ne résiste pas à une analyse approfondie de l’ensemble des enjeux. Malgré leurs limites, les instruments de défense commerciale constituent selon nous de puissants et précieux outils pour réguler intelligemment l’ouverture internationale aux échanges et accroître son acceptabilité politique. Il nous paraît donc essentiel de les renforcer au niveau européen. Nous allons voir à présent comment.
Renforcer le pouvoir de la commission européenne en matière de défense commerciale afin de garantir l’unité et la fermeté de l’union européenne
Un unique chef de file pour la politique de défense commerciale européenne. La procédure décisionnelle européenne en matière de défense commerciale pâtit selon nous de trois faiblesses intrinsèques. Tout d’abord, les profondes divisions idéologiques entre États membres dans le domaine de la défense commerciale font peser des risques d’arbitrages politiques sous-optimaux au sein du Conseil européen, voire de paralysie de la décision, au détriment du primat de la rigueur analytique de la Commission européenne. Dès lors, la possibilité qu’ont les États membres d’infléchir l’issue finale des procédures antidumping et antisubventions via le vote à majorité qualifiée au sein du Conseil européen peut nuire à la cohérence et, in fine, à la fermeté, des décisions prises.
Ensuite, les pressions des industriels s’exercent a priori plus facilement au niveau des États membres dans lesquels ils ont leurs sièges sociaux et leurs lieux de production, qu’au niveau de la Commission européenne qui œuvre dans l’intérêt général communautaire. Restreindre le rôle des États dans la procédure décisionnelle pourrait ainsi permettre de juguler le risque d’instrumentalisation des outils de défense commerciale à des fins protectionnistes, et d’améliorer de fait l’efficacité et l’équité des décisions prises.
Enfin, la possibilité d’un « veto » des États membres sur les décisions d’instauration de mesures antidumping et compensatoires définitives de la Commission européenne introduit une faiblesse institutionnelle dont peut tirer parti une puissance étrangère capable de manipuler les intérêts particuliers de chaque État membre. L’Europe prête de ce fait d’elle-même le flanc à une exploitation, par ses partenaires commerciaux, des intérêts divergents en son sein.
Cette faille institutionnelle n’est malheureusement pas que théorique puisqu’elle est apparue au grand jour en 2013 lorsque l’Europe n’a pas su protéger son industrie photovoltaïque naissante du dumping asiatique. En juin 2013, la Commission européenne démontrait après dix mois d’enquête l’existence de pratiques de dumping par des fabricants chinois de panneaux solaires, se traduisant par des prix de vente presque deux fois inférieurs à ceux qui auraient dû prévaloir dans une situation de concurrence loyale. Le gendarme bruxellois instaurait alors des droits de douane provisoires d’environ 50% contre ces importations. Mais la Chine, ayant anticipé les conclusions bruxelloises, avait préparé sa défense en exerçant des pressions sur les États du nord de l’Union européenne présentant une balance commerciale excédentaire avec la République populaire. Si bien qu’avant même l’annonce de la Commission européenne, la chancelière allemande Angela Merkel déclarait en mai 2013 désapprouver l’instauration de droits antidumping contre le photovoltaïque chinois. Dix-sept autres États membres rejoignaient aussitôt l’Allemagne dans son opposition à la démarche de la Commission européenne. Certains pays comme la France, l’Italie et l’Espagne étaient cependant toujours en faveur d’une réponse ferme et proportionnée. Ils finirent toutefois par rentrer dans le rang lorsque la Chine déclara, le lendemain de l’annonce de la Commission européenne, envisager d’instaurer des barrières douanières sur les exportations de vin européen, particulièrement cruciales pour les trois pays en question. La Commission européenne, alors certaine de se voir opposer un veto des États membres soumis aux pressions chinoises, signa fin juillet 2013 un accord jugé par les observateurs significativement moins défavorable aux intérêts chinois que celui qui était initialement prévu.
Si on fait le bilan en 2019, on constate que l’industrie photovoltaïque européenne a vu sa part de marché mondiale s’effondrer au cours des dix dernières années, passant d’un quart à tout juste quelques pourcents. Bien entendu, il conviendrait d’évaluer précisément la compétitivité des industriels européens car ce déclin n’est sans doute pas totalement attribuable au dumping chinois. Toutefois, ce cas permet d’illustrer la faiblesse de la gouvernance européenne. En permettant au Conseil européen de bloquer en dernière instance les initiatives de la Commission européenne, l’Europe s’expose à une stratégie adverse bien connue des théoriciens du pouvoir politique : diviser pour mieux régner (le lecteur intéressé pourra se référer à l’annexe pour un exposé détaillé de l’enquête sur le photovoltaïque chinois).
Production historique de modules photovoltaïques dans le monde (1997-2017)
Source : Fraunhofer ISE, « Photovoltaic Report », 14 novembre 2019, p. 12.
En somme, ces trois éléments montrent que l’interférence des États membres dans les enquêtes antidumping et antisubventions nuit à la cohérence, à l’efficacité et à la fermeté des décisions prises. Elle a également pour effet collatéral de complexifier et de rallonger la procédure, autrement dit d’engendrer de l’incertitude et de retarder le rétablissement de situations de concurrence équitables pour les producteurs européens.
Fort de ce constat, nous proposons de renforcer le pouvoir de la Commission européenne en matière de défense commerciale en lui octroyant une totale indépendance vis-à-vis des États membres. Cette réforme nécessiterait de revoir en profondeur la procédure décisionnelle actuelle. Les États membres pourraient par exemple conserver un droit de regard sur l’instruction des cas de défense commerciale mais ne seraient plus en mesure de s’opposer à l’instauration de mesures définitives par le biais d’un vote à la majorité qualifiée. L’Europe se doterait ainsi d’un véritable chef de file de la défense commerciale, garant de la protection de nos intérêts communs. À cet égard, l’analogie est claire avec la gouvernance actuelle de la politique européenne de concurrence.
Recommandation n° 4 : Octroyer une totale indépendance à la Commission européenne en matière de défense commerciale en supprimant le droit de veto du Conseil européen sur les décisions d’instauration de droits antidumping et antisubventions définitifs.
Une direction générale de la concurrence intégrée. Cela nous conduit naturellement à notre point suivant. Au-delà des problèmes internes de gouvernance, nous considérons que la politique de défense commerciale européenne souffre à l’heure actuelle d’un manque de lisibilité vis-à-vis de l’extérieur. Afin d’y remédier, nous suggérons d’opérer un transfert des équipes chargées de la défense commerciale de la direction du commerce vers celle de la concurrence, de façon à créer une direction générale de la concurrence intégrée, chargée d’enquêter et de lutter contre la totalité des pratiques anticoncurrentielles, que celles-ci aient lieu au sein ou à l’extérieur de l’Union européenne. Après tout, pourquoi une politique qui relève bel et bien de la répression de pratiques anticoncurrentielles est-elle aujourd’hui fonctionnellement rattachée à la direction en charge du commerce ? La lutte antisubventions n’est-elle pas le pendant du contrôle des aides d’État exercé au sein de l’Union européenne et celle antidumping de l’antitrust dans son volet « prix prédateurs »?
Aussi, il importe de noter que cette proposition de transfert de compétences n’est pas principalement motivée par des considérations de politique interne – de nombreux case handlers de la DG Commerce étant passés par la DG Concurrence et vice versa –, mais bien par l’envoi d’un signal clair à l’extérieur, et notamment aux producteurs européens. Ce parachèvement symbolique de la politique européenne de concurrence pourrait contribuer à évacuer une grande partie des critiques injustement formulées à son encontre. Un tel transfert permettrait aussi potentiellement de faciliter le partage d’informations et d’encourager la prise en compte de considérations relatives aux subventions étrangères dans le traitement des cas domestiques de contrôle des concentrations ou d’aides d’État.
En sus, nous proposons de renommer la politique de défense commerciale pour traduire explicitement l’idée de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères. Bien que symbolique, il nous paraît essentiel de ne pas négliger l’importance du signal politique envoyé ainsi à l’industrie européenne, et plus largement aux détracteurs de l’actuelle politique européenne de concurrence.
Recommandation n°5 : Renommer la politique de défense commerciale en «politique de défense contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères» et rattacher le service chargé d’enquêter sur ces pratiques à la DG Concurrence.
Allouer davantage de moyens à la défense commerciale européenne pour pouvoir mieux lutter contre les subventions étrangères prédatrices
Notons que les États-Unis ont globalement accru le nombre de personnels en charge de la défense commerciale dans leurs administrations compétentes au cours des dix dernières années, accroissement des effectifs qui est corrélé avec l’augmentation du nombre de cas antidumping et antisubventions en vigueur.
Et, accessoirement, de détermination des marges de dumping ou du montant des subventions.
Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2). Les pratiques anticoncurrentielles étrangères, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019.
Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, op. cit.
Notons que la règle du droit moindre ayant été largement amendée récemment, il ne nous paraît pas opportun de rouvrir ce dossier.
Le Canada fait également partie de ces exceptions.
Au-delà des enjeux de gouvernance, nous souhaitons proposer des pistes de travail et de réforme permettant d’améliorer l’efficacité de la législation européenne antidumping et antisubventions. L’objectif général est de donner aux autorités les moyens nécessaires pour lutter plus systématiquement contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères, et notamment les subventions prédatrices.
Renforcer les moyens alloués à la défense commerciale. En premier lieu, l’autonomie décisionnelle de la Commission européenne que nous avons évoquée précédemment devrait selon nous aller de pair avec un renforcement des moyens alloués par les États membres et l’Union européenne à la défense commerciale. En effet, la Commission européenne dispose à l’heure actuelle de sensiblement moins de ressources que ses homologues américains pour mener à bien les mêmes types d’enquêtes (antidumping et antisubventions), sur un volume d’importations en provenance du reste du monde similaire. L’écart dans ce domaine est flagrant. D’après les dernières estimations disponibles27, la direction générale du commerce de la Commission européenne comptabilise ainsi 125 agents responsables du traitement des cas (dénommés case handlers), tandis que les administrations américaines compétentes emploient plus de 400 personnes, dont environ 350 à l’ITA (U.S. Department of Commerce) et 75 à l’ITC (agence indépendante)28. Au-delà de ce différentiel considérable de moyens, il est frappant de constater que plus de 80 % des ressources humaines américaines sont allouées au travail d’identification des pratiques de dumping ou de subventionnement29 (domaine de compétence de l’ITA), plutôt que de détermination du préjudice et du lien de causalité (domaine de compétence de l’ITC).
Il nous semble qu’un juste milieu devrait être trouvé par l’Union européenne entre la situation actuelle et l’extrême américain. L’opacité des systèmes de soutien de certains de ses partenaires commerciaux comme la Chine complique indiscutablement l’identification des subventions et met à mal sa capacité d’action. Les procédures antisubventions sont d’une grande complexité et leur réussite repose sur une capacité à déployer d’importants moyens, notamment des agents ayant des compétences linguistiques spécifiques pour enquêter dans les entreprises et les administrations étrangères. En dépit de ces difficultés, l’examen des tendances des dix dernières années (voir la deuxième note de cette série30) a permis de constater une montée en puissance significative de l’instrument antisubventions. Mais celle-ci est nettement plus marquée aux États-Unis que dans l’Union européenne. Il est temps de rattraper notre retard et cela ne pourra vraisemblablement pas se faire à ressources constantes. Donnons donc à l’autorité bruxelloise les moyens d’enquêter à plus grande échelle et de façon plus systématique. Une nouvelle direction en charge de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères mieux dotée pourrait par exemple initier des procédures ex officio – c’est-à-dire de sa propre initiative, sans avoir été sollicitée par des entreprises –, ce qu’elle n’a jusqu’à présent jamais pu faire bien que la législation européenne le permette.
La note du Conseil d’analyse économique no 51 publiée en mai 2019 ainsi que le récent rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et du Conseil général de l’économie (CGE) rendu public en juin dernier ont proposé d’instaurer pour certaines entreprises étrangères une forme de « présomption de subventions », ce qui reviendrait concrètement à inverser la charge de la preuve. Nous doutons de la pertinence d’une telle approche à court terme dans la mesure où elle est incompatible avec les règles actuelles de l’OMC. C’est pourquoi nous préférons proposer d’augmenter les moyens de la direction en charge de la répression des pratiques anticoncurrentielles étrangères afin qu’elle puisse mener ses propres enquêtes ex officio lorsque de telles présomptions existent.
Nous suggérons donc d’accroître résolument la puissance de feu de la direction en charge de la répression des pratiques anticoncurrentielles étrangères, en augmentant le budget qui lui sera alloué dans le nouveau cadre pluriannuel financier de l’Union européenne (2021-2027).
Recommandation n° 6 : Renforcer les moyens alloués à la défense commerciale dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union européenne (2021-2027) afin de permettre notamment aux autorités compétentes de se saisir ex officio de cas antisubventions sur lesquels il existe de fortes présomptions de préjudice pour l’industrie européenne.
Faciliter l’accès des PME et ETI à la défense commerciale. Cette augmentation du niveau général des ressources mobilisées pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles étrangères est toutefois loin d’épuiser le sujet. Une condition nécessaire au dépôt d’une plainte antidumping ou antisubventions est la capacité des plaignants à rassembler autour de la même cause au moins 25% de la production européenne du ou des bien(s) affecté(s) par les pratiques déloyales dénoncées. Selon le degré de fragmentation du marché, il peut être plus ou moins difficile d’atteindre un tel seuil et une PME aura, en règle générale, plus de difficultés qu’une grande entreprise. Cependant, dans la mesure où ce seuil figure dans les accords de l’OMC, il s’impose aux législations antidumping et antisubventions de chacun de ses membres. Il serait donc illusoire d’ambitionner de le modifier ou de le moduler en fonction du degré de concentration de chaque industrie à court terme. Quoi qu’il en soit, cela confirme l’impératif de mener une politique volontariste en faveur des PME, afin de leur faciliter l’accès aux instruments de défense commerciale pour qu’elles puissent, si nécessaire, se défendre au même titre que les grandes entreprises.
Comment offrir aux PME les mêmes possibilités de défense qu’aux grandes entreprises ? Il convient de reconnaître avant tout que la Commission européenne est depuis des années consciente de l’enjeu. Elle a créé dès 2004 un service spécial d’assistance pour aider les PME à surmonter les défis spécifiques auxquels elles sont confrontées durant les enquêtes en raison de leurs ressources limitées. Ce dispositif a été renforcé en 2018 avec la création d’une page Web dédiée rassemblant divers conseils aux entreprises et un guide à l’attention des PME.
Les efforts vont donc d’ores et déjà dans la bonne direction mais il nous semble nécessaire d’aller plus loin. En effet, l’examen que nous avons réalisé des cas antidumping et antisubventions européens de ces dix dernières années (voir la deuxième note de cette série31) a permis de constater que les plaignants sont quasi systématiquement soit des grandes entreprises (si ce n’est des géants mondiaux comme Saint-Gobain ou BP), soit des associations paneuropéennes de producteurs comme l’Association européenne des producteurs d’acier (Eurofer) ou le Conseil européen de l’industrie chimique (Cepic). Les enquêtes qui remontent à la Commission européenne semblent donc pour l’essentiel émaner d’entreprises bien représentées et organisées. Autrement dit, les PME dépendent bien souvent d’associations, de fédérations ou de comités ad hoc pour faire parvenir leurs revendications jusqu’à la Commission européenne. Leur capacité à constituer de telles structures et à s’y rassembler est donc déterminante pour se protéger.
Dès lors, les États, les régions et les fédérations professionnelles peuvent jouer un rôle crucial d’appui au développement de ces réseaux. Un premier travail consisterait à identifier les industriels qui ne sont pas suffisamment organisés et représentés au niveau européen. Eu égard aux données analysées, il semble qu’il y ait par exemple un effort significatif à faire en France sur ce point. Par ailleurs, la création par la puissance publique de relais nationaux ou régionaux pourrait être envisagée afin de faire connaître les instruments antidumping et antisubventions auprès des PME et de les soutenir dans la constitution, souvent longue et coûteuse, de dossiers de plainte aux standards européens. Les fédérations professionnelles pourraient utilement contribuer à cet effort, avec une répartition des tâches à déterminer conjointement avec les autorités. Au-delà des questions propres à la taille des entreprises, l’enjeu est bien d’assurer la représentativité géographique et sectorielle de l’industrie européenne dans les cas antidumping et antisubventions.
Recommandation n°7 : Favoriser l’accès des petites et moyennes entreprises aux mesures de défense commerciale en :
- encourageant les fédérations professionnelles à ouvrir des guichets « défense commerciale» afin de mutualiser le travail d’identification des pratiques répréhensibles et de préparation des dossiers de plainte ;
- promouvant la constitution dans chaque filière industrielle d’associations paneuropéennes de producteurs.
Réviser le critère d’intérêt de l’Union. Enfin, la discussion ne saurait s’achever sans évoquer la question du critère d’intérêt de l’Union qui impose à la Commission européenne de prouver que l’instauration de droits de douane antidumping ou compensateurs ne se ferait pas au détriment du bien-être agrégé de l’économie (voir la deuxième note de la série pour une description détaillée du critère)32. À l’heure actuelle, l’Union européenne fait figure d’exception puisque très peu de membres de l’OMC incluent une clause d’intérêt public dans leurs réglementations antidumping et antisubventions33.
Force est tout d’abord de constater qu’il est très difficile de se faire une idée de la pertinence et de l’impact réel de ce critère. En pratique, son invocation pour bloquer l’instauration de sanctions commerciales est rarissime. Nous avons ainsi pu constater en étudiant les nouvelles enquêtes ouvertes par la Commission européenne au cours des dix dernières années qu’il n’avait jamais été mentionné pour justifier la non-instauration de droits de douane. Pour certains, cela suggère que les intérêts des consommateurs ne sont pas suffisamment pris en compte dans les analyses de la Commission européenne. Au moins trois éléments viennent relativiser ce constat. Premièrement, il est impossible d’estimer le degré d’autocensure que le critère induit sur les industriels touchés par des pratiques de dumping ou de subventions étrangères. Deuxièmement, nous n’observons pas le nombre de plaintes déposées par les industriels qui ne débouchent pas sur l’ouverture d’une procédure antidumping ou antisubventions par la Commission : il n’est pas exclu que le critère d’intérêt de l’Union contribue à en bloquer certaines. Troisièmement, nous ne connaissons pas le motif des retraits de plainte par les industriels européens en cours de procédure. Pour rappel, 60 à 70% des enquêtes antidumping et antisubventions ne débouchant pas sur l’instauration de mesures définitives sont closes avant la publication des conclusions de la Commission suite à de tels retraits.
En somme, l’existence du test engendre-t-elle une forme d’autocensure, tantôt de la Commission européenne, tantôt des plaignants, ne mettant en avant que les cas où les intérêts des consommateurs ne sont que marginalement mis à mal ? Cela pourrait tout à fait être le cas, mais il est malheureusement impossible de répondre sérieusement à cette question. S’il est probable que les trois facteurs mentionnés aient un impact non négligeable, il n’a toutefois jamais été prouvé que l’introduction de cette clause d’intérêt général dans la législation européenne avait conduit à ne pas imposer des mesures antidumping ou antisubventions qui auraient prévalu en son absence.
Nous n’avons donc d’autre choix que d’avoir un débat théorique sur le sujet. Conceptuellement, différentes approches peuvent prévaloir en fonction de l’importance que l’on accorde à l’efficacité économique ou à l’équité vis- à-vis des producteurs européens en tant que finalité de la politique de défense commerciale. La situation peut alors être schématiquement résumée comme suit :
Même si certains peuvent arguer de la nécessité d’arbitrer entre efficacité et équité vis-à-vis des producteurs européens sous peine de se retrouver dans une situation instable, la bonne approche consiste selon nous à trouver le juste équilibre. Nous accordons de l’importance au fait de ne pas négliger l’aspect équité dans la mesure où l’acceptabilité d’une politique de concurrence ferme au sein des frontières de l’Union européenne nous semble inévitablement reposer sur le même degré de fermeté vis-à-vis des pratiques anticoncurrentielles émanant d’entreprises ou d’entités publiques étrangères. Notons que l’équité comme seule finalité devrait en principe conduire à sanctionner toute pratique anticoncurrentielle étrangère avérée, indépendamment de considérations relatives au bien-être des consommateurs et de l’économie en général.
Il est vrai qu’au-delà de l’enjeu du positionnement du curseur dans l’arbitrage entre efficacité et équité, le critère d’intérêt de l’Union s’apparente de facto à une charge administrative supplémentaire qui rallonge les enquêtes antidumping et antisubventions, retarde le rétablissement de conditions de concurrence équitables pour les producteurs et mobilise des ressources de la DG Commerce qui pourraient être déployées sur d’autres cas. Une révision voire la suppression du critère d’intérêt de l’Union aurait enfin le mérite d’envoyer un message politique fort à nos partenaires commerciaux quant à la détermination de l’Union européenne à lutter avec fermeté contre la concurrence étrangère déloyale.
Arguments pour ou contre la suppression du critère d’intérêt de l’Union
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Règlement (CE) 139/2004 et règlements (UE) 2016/1036, 2016/1037 et 182/2011.
Nous proposons donc d’ouvrir une discussion sur la pertinence du critère d’intérêt de l’Union afin que celui-ci puisse être si besoin supprimé ou bien amendé pour n’être appliqué que dans les cas où des parties prenantes (importateurs, consommateurs, etc.) se manifesteraient dans un délai prédéfini, par exemple d’un mois suivant la publication de l’avis d’ouverture d’une enquête antidumping ou antisubventions au Journal officiel de l’Union européenne.
Recommandation n° 8 : Revoir le critère OMC+ d’« intérêt de l’Union » dans l’optique de le supprimer purement et simplement ou de l’amender pour permettre aux autorités de s’en affranchir dans les enquêtes où les consommateurs ne se sont pas manifestés dans un délai relativement court et déterminé suivant la publication au Journal officiel de l’Union européenne de l’ouverture d’une enquête.
Notons que contrairement à la réforme du règlement de contrôle des concentrations qui supposerait l’unanimité du Conseil, celle des règlements antidumping et antisubventions34 ne nécessiterait qu’une majorité qualifiée.
Pas de dérive protectionniste. Si la résurgence des nationalismes économiques invite l’Union européenne à renforcer ses instruments de défense commerciale, il convient de veiller à ce que cette inflexion ne se traduise pas par une dérive protectionniste dont nous paierions cher les conséquences. À cet égard, la politique de défense commerciale ne saurait être détournée dans le but d’ériger des barrières tarifaires artificielles qui auraient pour seul effet d’entretenir des rentes de producteurs protégés de la concurrence internationale. Ainsi, le rééquilibrage de la politique commerciale que nous prônons ne devrait en aucun cas se traduire par un abaissement des standards de preuve et des droits de la défense. En outre, il nous paraît opportun de proposer aux partenaires commerciaux de l’Union européenne ayant des politiques de concurrence comparables de circonscrire les pratiques de dumping répréhensibles au « dumping prédateur » qui, comme nous l’avons vu, est la seule forme de dumping réellement préjudiciable à l’économie dans son ensemble.
Recommandation n°9 : Proposer de circonscrire les pratiques de dumping susceptibles de faire l’objet de droits antidumping au « dumping prédateur » dans le cadre d’accords bilatéraux de libre-échange entre zones économiques dont les politiques de concurrence sont comparables dans les textes et en pratique.
Parallèlement à la mise en place de l’agenda stratégique que nous venons d’esquisser, l’Union européenne gagnerait à préserver les acquis du multilatéralisme commercial et à initier un dialogue international dans le but de les faire évoluer via une réforme de l’OMC.
Vers une réforme de l’organisation mondiale du commerce ?
S’il importe que l’Union européenne renforce sa défense commerciale dans le contexte actuel, son objectif de long terme devrait selon nous rester le rétablissement d’un cadre multilatéral efficace et crédible. Dans cette perspective, une réforme institutionnelle de l’OMC est nécessaire car l’organisation est aujourd’hui incapable d’offrir à ses membres un cénacle adéquat de négociations et de règlement de leurs différends.
Une organisation internationale bientôt inopérante. En l’absence de réformes, le cadre multilatéral hérité des années 1990 sera prochainement caduc. En effet, les trois principaux piliers de l’OMC sont considérablement affaiblis.
Le pilier de négociation n’a pas permis de conclure d’accords substantiels depuis 1994. Les règles de prise de décision à l’unanimité et le principe selon lequel « rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu » rendent l’obtention d’un consensus très délicate. Le cycle de Doha, entamé en 2001, s’est soldé par un échec en 2008 sur fond de désaccords au sujet du commerce agricole, notamment entre l’Inde, les États-Unis et la Chine.
Source : OMC (document G/SCM/W/546, 10).
Voir Chunlin Zhang, « How Much Do State-Owned Enterprises Contribute to China’s GDP and Employment? », org, 15 juillet 2019 ().
La seule exception étant l’assureur Ping Les neuf autres, contrôlées par l’État ou d’autres organismes publics, sont, par ordre de capitalisation boursière : Industrial and Commercial Bank of China, China Construction Bank, Kweichow Moutai, Agricultural Bank of China, Bank of China, PetroChina, China Life, China Merchant Bank et Bank of Communications (source : tradingview.com, consulté en novembre 2019).
Voir notamment OMC, « China’s trade disruptive economic model », communication des États-Unis à l’OMC, 16 juillet 2018.
Le pilier de surveillance est malmené par l’opacité des politiques de certains États membres. En particulier, le caractère non contraignant des impératifs de notification des subventions est problématique : la part des membres de l’OMC ne respectant pas cette obligation de notification est passée de 25% en 1995 à 48% en 201735. Le rôle de l’État actionnaire chinois est régulièrement pointé du doigt : les entreprises publiques contribuent au quart du PIB36 et neuf des dix plus importantes entreprises cotées en Chine (hors Hongkong) sont contrôlées par l’État37. La forte influence du Parti communiste chinois dans les affaires économiques brouille de fait la frontière entre sphères publique et privée38, ce qui nourrit à juste titre les inquiétudes des partenaires commerciaux de la Chine.
Pays membres de l’OMC notifiant leurs subventions
Source : OMC.
Les États-Unis reprochent notamment à l’organe de règlement des différends une lecture très stricte des accords relatifs aux mesures de sauvegarde, rendant leur utilisation très difficile, une remise en cause de la pratique de zeroing dans le calcul des marges antidumping et une jurisprudence relative aux entités publiques sur les cas d’antisubventions empêchant parfois de poursuivre des entreprises d’État.
Les règles de l’OMC imposant un minimum de trois juges sur chacun des dossiers traités, l’organe d’appel sera en décembre 2019, à l’expiration du mandat des deux avant-derniers juges restant en poste, complètement bloqué.
Voir « Concept paper: WTO Modernization », document de la Commission européenne, septembre 2018.
Les États-Unis ont par exemple imposé des droits antisubventions contre des importations de biens manufacturés chinois ayant bénéficié de prix favorables de matières premières (notamment d’acier) de la part d’entreprises chinoises détenues par l’État. La Chine a contesté que ces entreprises constituaient des « entités publiques » (voir « DS437: United States-Countervailing Duty Measures on Certain Products from China », 20 décembre 2019.
Voir « DS523 : United States-Countervailing Measures on Certain Pipe and Tube Products », 25 janvier 2019.
Voir OCDE, « Measuring distortions in international markets: the aluminium value chain », Trade Policy Papers, no 218, 7 janvier 2019 (), et Commission européenne, « Significant distortions in the economy of the People’s republic of China for the purposes of trade defence investigation », décembre 2017.
Voir FMI, « People’s Republic of China, selected issues », août 2019.
Se référer à la première partie de la deuxième note de la série pour le détail des mesures de l’OMC.
À l’instar des exceptions qui existent dans le régime européen de contrôle des aides d’État.
Il s’agit d’un sujet d’intérêt grandissant dans la communauté économique. Voir, notamment, Mark Wu,« Re-examining ’Green Light’ Subsidies in the Wake of New Green Industrial Policies », International Centre for Trade and Sustainable Development (ICTSD)/ World Economic Forum, août 2015.
Les trois pays du G20 sont la Corée du Sud, le Mexique et la Les sept pays parmi les dix plus riches en PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat sont Brunei, les Émirats arabes unis, Hongkong, le Koweït, Macao, le Qatar, Singapour (source : « Memorandum on Reforming Developing-Country Status in the World Trade Organization », whitehouse.gov, 26 juillet 2019.
Pour un résumé de ces griefs et de la situation en Chine pour les entreprises européennes, voir Commission européenne, « Significant distortions in the economy…», cit.
Voir, par exemple, la communication commune de la Chine et de l’Union européenne (avec dix autres pays) à l’OMC, 26 novembre 2018.
Voir OMC, « World Trade Report The future of service trade », chap. A, p. 12-19.
Le pilier de règlement des différends n’est pas en reste. Considérant que l’OMC a dépassé son mandat sur plusieurs dossiers importants39, les États-Unis refusent depuis l’été 2017 de valider la nomination de nouveaux juges au sein de l’organe d’appel. Cela aboutira d’ici la fin de l’année 2019 au blocage total du mécanisme de gestion des appels de l’OMC40.
Favoriser la transparence en matière de subventions publiques. Pour pallier ces difficultés, l’instauration d’une transparence accrue en matière de subventions et de moyens plus efficaces de lutte contre les pratiques déloyales devraient devenir une priorité. Les récentes propositions formulées par la Commission européenne à ce sujet41 nous semblent aller dans le bon sens.
La Commission européenne suggère tout d’abord un renforcement des exigences de transparence sur les subventions grâce à une éventuelle présomption de préjudice des subventions non déclarées à l’OMC. En pratique, cela signifierait que le standard de preuve des enquêtes antisubventions serait considérablement abaissé pour les subventions n’ayant pas fait l’objet d’une notification préalable à l’OMC. L’Europe pourrait ainsi imposer des mesures compensatoires dès l’existence d’une subvention étrangère non notifiée, autrement dit sans avoir à démontrer le préjudice subi par l’industrie européenne et le lien causal entre ce dernier et la subvention. Cette épée de Damoclès devrait inciter les États à mieux déclarer leurs subventions à l’OMC.
Par ailleurs, le statut des entreprises publiques cristallise de vifs débats. Les règles d’instauration de mesures antisubventions imposent, comme prérequis, de prouver l’existence d’un transfert provenant d’un État ou d’une « entité publique ». Or, des décisions de l’organe de règlement des différends de l’OMC42 ont signifié qu’un actionnariat public majoritaire ne suffisait pas pour qualifier une entreprise d’« entité publique ». En prime, il faut pouvoir prouver que cette dernière « possède, exerce ou est investie d’une fonction gouvernementale43 ». Cette exigence additionnelle, parfois difficile à satisfaire dans une jurisprudence encore mouvante, fait l’objet de batailles juridiques féroces à l’OMC menées notamment par les États-Unis. Quoi qu’il en soit, des travaux de l’OCDE et de la Commission européenne ont démontré l’existence de subventions indirectes réalisées à grande échelle via des entreprises publiques dans certains secteurs comme l’acier, l’aluminium ou la chimie44. En outre, les données du FMI sur les entreprises publiques chinoises renforcent les suspicions des pays occidentaux quant à l’existence d’importantes distorsions de marché : alors que seules 12% des entreprises privées ne sont pas profitables en Chine, plus d’un quart des entreprises publiques ne le sont pas45. Face à cette situation, l’Europe et les États- Unis proposent de revoir les critères de définition des « entités publiques » afin de clarifier le rôle des entreprises publiques, et de pouvoir ainsi plus facilement lutter contre les pratiques déloyales dites « indirectes ».
Enfin, l’Union européenne souhaite partiellement revenir sur la classification des subventions à l’OMC. Dans la terminologie officielle en vigueur, celles-ci sont soit « interdites », soit « pouvant donner lieu à une action » (ou « actionnables46 »). Les subventions « interdites », considérées comme les plus graves, sont les plus faciles à contrecarrer via une procédure accélérée de différend. À l’heure actuelle, cette catégorie comprend les subventions indexées sur les performances à l’export d’une entreprise ou sur le taux d’utilisation d’intrants domestiques dans la production. L’Union européenne propose d’y ajouter d’autres catégories de subventions causant de très fortes distorsions dans les échanges internationaux comme les garanties étatiques illimitées à des entreprises ou les aides octroyées aux « entreprises zombies ». Nous pensons par ailleurs que cette mise à plat de la typologie des subventions pourrait être l’occasion de concevoir une nouvelle catégorie de subventions dites « autorisées » ou « protégées »47, contre lesquelles il serait interdit de se défendre par le biais de mesures compensatoires. En réalité, une telle catégorie de subventions « ne pouvant pas donner lieu à une action » a déjà existé par le passé. Elle couvrait, sous conditions, les aides à la R&D, au développement régional ainsi que certaines aides environnementales. Faute d’accord sur un renouvellement de ces exceptions, cette catégorie a disparu en 2000, après cinq ans d’existence. Au vu des impératifs environnementaux qui s’imposent à l’humanité, un régime de protection spécifique pour les subventions vertes enverrait un excellent signal aux membres de l’OMC et pourrait initier un cercle vertueux dans lequel une subvention en faveur du climat en appelle une autre, et ainsi de suite48.
Recommandation n°10 Afin de mieux lutter contre les subventions portant atteinte au commerce international :
- instaurer une présomption de préjudice pour les subventions n’ayant pas été notifiées à l’OMC ;
- clarifier le statut des entreprises publiques et les règles leur conférant le statut d’« entité publique » permettant de mettre en place des mesures antisubventions ;
- revoir la classification des subventions « prohibées » et « pouvant donner lieu à une action », en envisageant de recréer une catégorie de subventions «protégées ».
Au-delà de la question des subventions. Les règles internationales adoptées au milieu des années 1990 se révèlent aujourd’hui dépassées dans d’autres domaines que celui des subventions publiques.
Tout d’abord, le GATT puis l’OMC ont historiquement inclus des provisions favorables aux membres ayant le statut autodéclaré de « pays en développement ». De nombreux observateurs, au premier rang desquels les États-Unis, soulignent à juste titre les abus de certains pays développés qui se déclarent « en développement ». Figurent ainsi dans la liste des pays en développement trois membres du G20 et sept des dix économies les plus riches du monde en termes de PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat49. Une réforme des critères d’attribution du statut de pays en développement paraît donc nécessaire.
En outre, le développement au cours des dernières décennies de nouvelles formes d’entraves au commerce international par l’intermédiaire de mécanismes de contrôle indirect des investissements étrangers pose problème. Les transferts forcés de technologie, les obligations de création de coentreprises, les difficultés d’obtention de licences d’exploitation ou de commercialisation, ou encore la faible protection de la propriété intellectuelle sont très souvent soulignés, notamment dans les contentieux commerciaux des puissances occidentales avec la Chine50. Le succès mitigé des provisions multilatérales sur ces sujets laisse penser que l’approche la plus pragmatique pour tenter d’y remédier reste à ce stade la négociation bilatérale. Il y a fort à parier que les États-Unis finiront par obtenir des engagements de la Chine dans le contexte de la guerre commerciale actuelle. L’Europe pourrait aussi obtenir des concessions dans le cadre du traité bilatéral d’investissement Chine-Union européenne attendu en 2020. On peut espérer que ces accords bilatéraux ouvriront ensuite la voie à une adaptation du cadre multilatéral.
Sur ces dossiers, comme sur celui plus général de la réforme des institutions de l’OMC, il est essentiel que l’Union européenne s’allie au cas par cas avec ses partenaires commerciaux partageant des intérêts proches. Concernant les subventions et les barrières à l’investissement, les États-Unis et le Japon font figure d’alliés précieux. Un élargissement du « trilogue » Union européenne- États-Unis-Japon à d’autres pays proches des intérêts occidentaux pourrait accroître l’impact de ces discussions. A contrario, la Chine semble avoir des positions compatibles avec l’approche européenne sur la réforme de l’organe de règlement des différends, et se montre de manière générale plus encline à soutenir le multilatéralisme que les États-Unis depuis l’élection de Donald Trump51.
Les échanges internationaux de services. Les instruments de défense commerciale évoqués jusqu’à présent dans cette note sont issus de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), qui traite uniquement des échanges internationaux de marchandises. Les pratiques relatives au commerce de services sont de fait exclues de son champ d’application. Les services occupent toutefois une importance grandissante dans le commerce international. Tandis qu’ils ne représentaient que 9% des échanges en 1970, ils en constituent 22% aujourd’hui et l’OMC considère qu’ils représenteront le tiers du commerce mondial en 205052. Historiquement, l’ouverture du commerce des services n’était pas une priorité des membres signataires du GATT de 1947. Deux raisons permettent de l’expliquer. Tout d’abord, les services représentaient à l’époque une faible part des échanges mondiaux, étant donné que les services de base ne sont en règle générale pas exportables (pensons par exemple aux services de proximité comme la coiffure, l’hôtellerie ou la restauration). De plus, les autres activités servicielles relevaient souvent de l’État, à l’instar des services publics (éducation, santé) et des monopoles naturels dans les infrastructures de réseau (rail, électricité, télécommunications).
Cet état de fait a sensiblement évolué au cours des trente dernières années. La mondialisation des échanges a vu un certain nombre de services croître fortement, comme le transport aérien, le transport maritime, ou les services financiers. Dans le même temps, l’essor du numérique et l’arrivée progressive d’Internet a bouleversé voire créé un grand nombre de chaînes de valeur dans les services : citons par exemple la publicité, les logiciels ou encore l’audiovisuel. Ces évolutions ont poussé les pays membres du GATT à négocier dans le cadre du cycle d’Uruguay un Accord général sur le commerce des services (General Agreement on Trade in Services, GATS), qui est entré en vigueur au moment de la création de l’OMC en 1995. L’objectif de cet accord était simple : concourir à l’ouverture et à la libéralisation des échanges mondiaux de services, sur le modèle de ce que le GATT avait permis de réaliser pour les marchandises.
Une analyse des principales dispositions des accords GATS (voir annexe) permet de constater que ces derniers fonctionnent principalement sur la base du volontariat des pays membres, qui peuvent donc maintenir des mesures très restrictives dans certains secteurs. Ainsi, l’analyse des engagements pris par l’Union européenne53 révèle une forte réticence à l’ouverture des services dans le domaine de la culture, de la santé, de l’éducation ou encore de l’audiovisuel. Le fonctionnement des accords GATS rend donc cruciale la négociation des listes d’ouverture des services dressées par chaque pays. Pour mesurer le succès de ces négociations, il convient d’étudier la teneur des engagements pris par les membres de l’OMC. Il s’agit d’un exercice délicat, car les conditions de libéralisations ou d’exemptions apparaissent très variables d’un pays à l’autre. On peut toutefois s’intéresser au nombre de sous-secteurs (sur les 155 de la nomenclature des services de l’OMC) faisant l’objet d’engagements spécifiques, ainsi qu’au degré d’ouverture consenti par les pays dans chacun de ces secteurs.
Voir OMC, « World Trade Report The future of service trade », chap. E, p. 152-197.
Les données de l’OMC54 révèlent ainsi que seuls 34% des sous-secteurs de services font en moyenne l’objet d’un engagement d’ouverture commerciale. On constate en outre que les pays développés ont jusqu’à présent été plus loin dans l’ouverture de leurs services : en moyenne, ils ont pris des engagements d’ouverture sur 66% de leurs sous-secteurs, contre seulement 28% pour les pays en développement et 21% pour les pays les moins développés. On peut supposer que les pays développés bénéficient d’avantages comparatifs dans les services à forte valeur ajoutée, tels les services financiers ou services informatiques, qui s’exportent plus facilement. Enfin, on note que la finance et le tourisme ont fait l’objet du plus d’engagements d’ouverture (avec respectivement plus de 90% et plus de 70% des pays ayant pris des engagements dans ces secteurs), tandis que les transports (moins de 40%), l’éducation (moins de 40%) et l’audiovisuel (environ 25%) restent extrêmement peu ouverts du point de vue du droit multilatéral, les pays maintenant de fait dans ces secteurs une marge de manœuvre discrétionnaire très importante.
Engagements pris au GATS par groupe de pays membres de l’OMC, mai 2019 (proportion des sous-secteurs de services ayant fait l’objet d’engagements spécifiques de la part de ces groupes de pays)
Source : OMC.
Engagements au GATS des pays membres de l’OMC par secteur, mai 2019 (% des pays ayant pris des engagements spécifiques)
Source :
source : OMC.
Voir OMC, « Dispute settlement activity — some figures », org (www.wto.org/english/tratop_e/dispu_e/ dispustats_e.htm).
Notons que, dans le même temps, les désaccords sur l’application du GATT comptabilisaient 464 différends, soit 81 % du total.
Source : Commission européenne.
En réalité, des accords dénommés « Open Skies » (indépendant de l’OMC) régissent en partie les immixtions étatiques dans le trafic aérien. Le différend portait également sur le degré de subvention autorisé dans ces accords (voir David Shepardson et Yara Bayoumy, « S. and UAE sign pact to resolve airline competition claims », reuters.com, 11 mai 2018.
Voir Andreas Heinemann, « La nécessité d’un droit mondial de la concurrence », Revue internationale de droit économique, XVIII, no 3, p. 293-324, 2014.
En somme, ces données révèlent que le GATS n’a pas réussi à réellement réduire les barrières internationales au commerce de services, et que les échanges de services restent donc aujourd’hui régulés soit localement, soit par des accords de gré à gré. Cette quasi-absence de règles multilatérales se traduit par un faible nombre de différends pouvant être portés devant l’OMC. Entre 1995 et 2018, le GATS n’a fait l’objet que de 77 différends à l’OMC55, soit 13% du total des 573 procédures traitées par la juridiction durant cette période56. En réalité, depuis l’échec du cycle de Doha, très peu a été fait pour construire des règles multilatérales plus opérantes dans les services. Des négociations sur un nouvel accord, le Trade in Services Agreement (TiSA, Accord sur le commerce des services) ont été entamées en 2013 autour de vingt-trois membres de l’OMC. Elles sont toutefois aujourd’hui au point mort, et seront reprises, d’après la Commission européenne, « lorsque le contexte politique le permettra57 ».
Comment expliquer cet échec du GATS ? Tout d’abord, il faut noter qu’un système de négociation reposant sur le volontariat des pays membres, couplé à la clause de la nation la plus favorisée, peut faire émerger des situations de type « passager clandestin »: un pays peut avoir tout intérêt à laisser les pays tiers négocier entre eux l’ouverture de leurs marchés de services respectifs (dont il bénéficiera ensuite par le biais de la clause de la nation la plus favorisée), tout en maintenant ses propres marchés domestiques de service fermés à la concurrence internationale. Ensuite, le découplage des négociations sur l’ouverture des marchandises (GATT) et celles sur les services (GATS) a pu avoir un effet néfaste. Les pays ayant un avantage comparatif dans la production de services se sont volontairement ouverts au commerce de services, alors que les autres, ayant un avantage comparatif dans la production de marchandises, n’ont pas pris d’engagement d’ouverture de leurs marchés de services. Ceci s’observe par ailleurs par le pourcentage d’ouverture des services consenti selon le niveau de développement du pays.
Dès lors, qu’en est-il de la lutte contre les pratiques de concurrence déloyale dans les services ? Au moment de la signature du GATS, les pays membres de l’OMC se sont engagés à entamer des négociations sur les moyens de lutte contre les subventions distordant le commerce international de services. Ces négociations n’ont jamais abouti depuis. Ainsi, il n’existe pas d’instrument de défense commerciale multilatérale dans les services. Ceci peut sembler problématique à l’heure où certains secteurs serviciels, au premier rang desquels le numérique, sont considérés comme des enjeux majeurs de souveraineté et peuvent donc faire l’objet de pratiques de concurrence déloyale. Dans les faits, les pays décident unilatéralement du traitement qu’ils réservent à ces secteurs stratégiques. Un exemple : le conflit qui oppose les compagnies aériennes américaines avec leurs homologues du golfe Persique, soupçonnés de bénéficier de subventions publiques massives, a été réglé directement entre le Département du commerce américain et les pays du Golfe58. Sur un autre registre, la Chine a mis en place le « Great Firewall of China » pour protéger son réseau internet de nombre de fournisseurs de services numériques occidentaux.
En tout état de cause, l’absence d’un cadre multilatéral fort sur le commerce de services ne semble pas adaptée aux révolutions économiques du xxie siècle. La compétitivité des industries est fortement liée à celles des services aux entreprises, et la frontière entre les secteurs secondaire et tertiaire est de plus en plus floue dans l’économie contemporaine où de nombreuses marchandises sont vendues avec des services associés. De plus, en l’absence de règles multilatérales, la loi du plus fort a tendance à prévaloir dans le cadre d’accords de gré à gré. Un tel scénario n’est ni souhaitable économiquement – car il n’est pas propice aux échanges de services bénéfiques à l’économie mondiale –, ni désirable politiquement – car il ne garantit pas un juste traitement des pays en voie de développement. En conséquence, il nous semble important de souligner que toute réforme ambitieuse de l’OMC devra impérativement traiter le sujet du commerce de services.
Recommandation n° 11 : Dans le cadre des négociations sur la réforme de l’OMC maintenir un agenda ambitieux visant à établir un véritable cadre multilatéral régissant le commerce de services. À terme, il conviendrait d’appliquer sur le commerce de services les mêmes procédures antidumping et antisubventions qui prévalent sur le commerce de marchandises.
Politique commerciale ou politique de concurrence ? Imaginons un instant qu’une réforme ambitieuse de l’OMC réussisse à doter la communauté internationale d’un cadre multilatéral efficace de régulation des échanges internationaux de biens et services dans lequel la transparence des politiques publiques serait de mise. Dans un tel scénario, l’accès aux données des entreprises étrangères serait facilité. Que deviendrait alors la politique de défense commerciale ?
Peut-être n’aurait-elle plus lieu d’être. Les pratiques prédatrices en matière de dumping et de subventions à l’exportation émanant d’entreprises et d’États étrangers seraient sanctionnées par la politique de concurrence à travers le régime de lutte contre les abus de position dominante et le contrôle des aides d’État comme le sont aujourd’hui celles qui sont constatées sur le marché domestique. L’OMC servirait alors non seulement de base de données mondiale pour les autorités de concurrence, mais aussi de bras armé pour collecter les informations nécessaires aux enquêtes antitrust. En poussant le raisonnement à l’extrême, on pourrait imaginer une harmonisation à l’échelle internationale des différents droits nationaux de la concurrence. L’OMC deviendrait alors une sorte d’« Autorité mondiale de la concurrence », en charge de déceler et de sanctionner les pratiques prédatrices entre pays membres.
Cette idée fut très en vogue dans les années 1990, et aboutit même à la rédaction en 1996 par un cercle académique d’un « Draft International Antitrust Code » aussi appelé « Munich Code », détaillant les bases du fonctionnement d’une nouvelle autorité mondiale de la concurrence au sein de l’OMC59. Toutefois, ce schéma fut rapidement écarté par les pays membres de l’OMC, soucieux de conserver la main sur leur politique de concurrence. Celle-ci constitue, en effet, un élément essentiel de la souveraineté économique. Malgré cet échec, l’objectif d’une convergence internationale des règles de politique industrielle et de concurrence reste la condition sine qua non d’une intégration économique toujours plus forte et d’un apaisement des tensions entre États. En l’état actuel des choses, caractérisé notamment par la subordination de la politique de concurrence chinoise aux objectifs stratégiques du Parti communiste chinois, l’Europe devrait renforcer son arsenal antidumping et antisubventions. Implémentée avec fermeté, la défense commerciale constitue sans doute un des moyens de pression les plus efficaces pour inciter nos partenaires commerciaux- et chinois en particulier – à une plus grande harmonisation des règles du jeu.
Conclusion et recommandations
Pour une charge de travail qui devrait en principe être similaire compte tenu des volumes d’importations de ces deux zones économiques.
Il s’agit de l’évaluation des conséquences d’éventuelles mesures de défense non seulement sur les producteurs défendus, mais également sur les consommateurs des produits concernés.
À l’heure où l’industrie européenne paraît prise en tenaille entre des entreprises américaines de plus en plus concentrées d’une part, et des géants chinois fortement soutenus par la puissance publique d’autre part, l’inquiétude grandit parmi les dirigeants européens.
Politique de concurrence. Suite à l’interdiction par la Commission européenne du rachat d’Alstom par Siemens en février 2019, les tenants du déclassement de l’Europe avaient un coupable tout désigné : la politique européenne de concurrence, qui entraverait par excès de zèle l’émergence de « champions européens ».
S’il existe certainement des perspectives d’amélioration de la politique européenne de concurrence – notamment dans la prise en compte des gains d’efficacité des concentrations, dans le contrôle des opérations passant sous le radar des seuils de notification, ou encore dans l’appréciation de la probabilité d’entrée d’un nouvel acteur, il serait contre-productif de reprocher à Bruxelles l’application de règles dont les vertus économiques en termes de défense du pouvoir d’achat et d’incitations à innover sont clairement démontrées par les travaux académiques. De plus, un examen attentif des données historiques montre qu’en moyenne la politique européenne de contrôle des concentrations n’apparaît pas plus ferme que la politique américaine, souvent présentée à tort comme plus laxiste. Factuellement, rien ne permet donc de conclure que les règles communautaires constituent un obstacle de premier plan à l’émergence de champions européens.
Pour autant, ce constat n’enlève rien à l’acuité du questionnement initial : que faire pour que les entreprises européennes puissent exister dans la concurrence mondiale face aux entreprises étrangères, notamment chinoises, largement subventionnées par la puissance publique ?
Politique commerciale. Pour répondre à ce défi, l’Union européenne dispose d’ores et déjà d’outils opérationnels, compatibles avec les règles de l’OMC, dont l’usage pourrait être renforcé. Les instruments de défense commerciale antidumping et antisubventions permettent en effet de corriger des situations avérées de concurrence déloyale en taxant les importations en provenance d’entreprises étrangères pratiquant du dumping ou bénéficiant de subventions ciblées dans leur pays d’origine. Si ces instruments ont été modernisés en décembre 2017 et juin 2018 avec la modification des règles de calcul des marges de dumping et la simplification des procédures d’enquête, leur usage demeure selon nous trop timoré dans l’Union européenne.
Dans un contexte international marqué par les stratégies non coopératives de nos partenaires commerciaux, nous préconisons un usage plus systématique de la politique de défense commerciale. Plusieurs propositions permettraient de renforcer cette politique. Tout d’abord, il conviendrait d’accroître les moyens de la Direction générale du commerce de la Commission européenne qui dispose aujourd’hui d’environ trois à quatre fois moins de ressources humaines que l’administration américaine pour mener à bien ses enquêtes60.
Ensuite, nous pensons que l’Union européenne devrait revenir sur l’impératif de prise en compte du critère d’« intérêt de l’Union »61 dans ses investigations antidumping et antisubventions. Celui-ci induit en effet une forme d’iniquité pour les producteurs européens vis-à-vis de leurs concurrents présents dans des pays qui n’appliquent ni ce critère, ni une politique de la concurrence ferme en matière de contrôle des concentrations et des aides d’État. Enfin, les États membres gagneraient collectivement à doter la Commission européenne d’une totale indépendance vis-à-vis du Conseil européen en matière de défense commerciale, de façon à protéger sa rigueur analytique et la prise de décision d’éventuelles pressions de gouvernements à l’écoute d’intérêts industriels spécifiques ou sensibles aux menaces de représailles étrangères. La stratégie chinoise de type « diviser pour mieux régner », mise en place en 2013 afin d’éviter l’instauration de sanctions antidumping sur son industrie photovoltaïque, illustre parfaitement cette nécessité.
Une stratégie en deux temps. Nous concevons cette logique de renforcement de la politique de défense commerciale de l’Union européenne comme une stratégie de court à moyen terme. Celle-ci est certes volontariste, mais elle a le mérite de s’inscrire dans le cadre des accords OMC en vigueur. En outre, l’Europe conserverait comme objectif de long terme le rétablissement d’un cadre multilatéral efficace pour réguler le commerce international. Cela suppose de réformer en profondeur l’OMC, qui court le risque de se transformer rapidement en institution obsolète si rien n’est fait. Ses dispositifs de notification et de contrôle des subventions publiques devraient être renforcés, afin d’en finir avec les soupçons de subventions publiques massives, notamment chinoises, qui minent les relations commerciales internationales. Ce point essentiel est toutefois loin de couvrir l’intégralité du périmètre de l’ambitieuse réforme de l’OMC que l’Union européenne pourrait contribuer à mener. En particulier, la montée en puissance des services dans les échanges commerciaux rend l’absence d’accord multilatéral structurant dans ce secteur de plus en plus problématique.
Pour finir, notons que nous avons pris le parti de n’aborder dans cette étude le sujet de la concurrence dite « déloyale » qu’au sens strict de l’OMC. Cette approche est loin d’épuiser le sujet, notamment à l’heure où le débat sur les normes environnementales et la fiscalité carbone prend fort heureusement de l’ampleur. À cet égard, la taxe carbone européenne aux frontières appelée de ses vœux par Ursula von der Leyen, nouvelle présidente de la Commission européenne, pourrait constituer une avancée majeure, qui transformerait profondément la politique commerciale européenne.
Synthèse de la stratégie et des recommandations proposées
Synthèse de la stratégie et des recommandations proposées (suite)
Annexes
Analyse de l’impact économique du dumping et de l’antidumping pour le pays importateur
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Effets sur le bien-être du pays importateur d’une pratique étrangère de dumping corrigé ou non par un droit antidumping
Effets sur le bien-être du pays importateur d’une pratique étrangère de dumping corrigé ou non par un droit antidumping
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Effets sur le bien-être d’une subvention à l’exportation
Effets sur le bien-être d’une subvention à l’exportation corrigée par un droit compensateur
Récapitulatif chronologique des enquêtes de 2012-2013 sur le photovoltaïque chinois
Récapitulatif chronologique des enquêtes de 2012-2013 sur le photovoltaïque chinois (suite)
Accord général sur le commerce des services (GATS)
Pour rappel, cela signifie qu’un pays ne peut pas accorder de traitement favorable à un ou plusieurs membres de l’OMC de façon discrétionnaire ; il doit traiter chaque membre de l’OMC de façon égale.
Cette nomenclature comporte 12 secteurs et 155 sous-secteurs. Les services sont classés en plus selon quatre modes de fourniture : fourniture transfrontières, consommation à l’étranger, présence commerciale et présence de personnes physiques.
L’Accord général sur le commerce des services (GATS) est constitué de deux types de règles : celles dites « générales », qui s’appliquent à tous les services, et celles dites « spécifiques », qui ne s’appliquent qu’à certains secteurs. Les règles générales stipulent l’obligation de respecter la clause de la « nation la plus favorisée », à l’instar des accords GATT sur les marchandises62. Comme au GATT, les pays peuvent s’affranchir de cette clause dans le cas d’accords régionaux ou d’accords de libre-échange, sous certaines conditions. Contrairement au GATT, le GATS prévoit en plus un régime d’exemption autodéclarée à la clause de la nation la plus favorisée, permettant à un pays de décider dans quels secteurs (et avec quelles mesures précises) il s’affranchit du principe de la nation la plus favorisée. L’Union européenne par exemple s’est exemptée de ses obligations dans de larges pans du secteur audiovisuel, lui permettant de prendre des mesures discrétionnaires sur ce sujet, de gré à gré avec ses partenaires commerciaux. Il s’agit d’une première différence importante avec le GATT, où la clause de la nation la plus favorisée ne souffre pas de ce système d’exemptions. La seconde règle d’ordre générale contenue dans le GATS est celle de la transparence sur les règles du jeu : dans chaque pays membre, le contenu des lois relatives au commerce de service doit être facile d’accès et transparent.
À ces règles génériques s’ajoutent des règles sectorielles spécifiques sous la forme d’exigences additionnelles. Celles-ci s’appliquent uniquement aux services qui ne sont pas des services publics « fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental ». On décèle ici un problème d’envergure : le périmètre des services publics varie fortement d’un pays à l’autre – par exemple, la santé peut être privatisée dans un pays et entièrement publique dans un autre. Pour pallier cette difficulté et ne pas forcer les pays à libéraliser contre leur gré des pans jusqu’alors contrôlés par l’État (faute de quoi l’accord multilatéral n’aurait vraisemblablement pas pu être conclu), l’accord GATS prévoit que chaque pays dresse volontairement une liste des secteurs qu’il s’engage à libéraliser. Une nomenclature standard des services a donc été décidée63, permettant aux pays de détailler les engagements spécifiques qu’ils prennent au titre du GATS. Ces engagements peuvent être de deux ordres. D’une part, ils peuvent stipuler l’ouverture des services à des entreprises étrangères, dans des conditions fixées par le pays qui s’engage (le type de conditions possibles étant encadrée par l’OMC : par exemple, il est possible de limiter le nombre d’opérateurs étrangers, le nombre d’employés, la participation de capitaux étrangers, etc.). D’autre part, les engagements spécifiques peuvent porter sur la réduction ou l’abolition de la préférence nationale – c’est-à-dire les conditions favorables dont bénéficient les opérateurs domestiques par rapport aux opérateurs étrangers – dans certains secteurs. Ici encore, l’État membre qui s’engage fixe lui-même les conditions et les limites de cette réduction de la discrimination positive envers ses opérateurs domestiques. Il s’agit ici d’une seconde différence cruciale avec le GATT, dans lequel la préférence nationale est par défaut interdite, sauf exceptions très spécifiques.
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