L’histoire des think tanks
Introduction
Les think tanks au XIXe siècle
Panorama des premiers think tanks nord-américains
Une multiplication des think tanks à partir de l’entre-deux-guerres et des mutations dans leurs objectifs
Des facteurs explicatifs de l’émergence et de la pérennisation des think tanks aux États-Unis
L’exportation des think tanks en Europe
L’émergence des think tanks en Grande-Bretagne et en Allemagne
La tradition des clubs et salons littéraires en France, prémices des think tanks contemporains ?
Quelle place pour les think tanks en France ?
Un développement récent des think tanks français marqué par la permanence du rôle de l’administration centrale dans la production des savoirs de gouvernement
Le rôle du patronat dans la naissance des premiers grands think tanks français
Les think tanks, piliers du renforcement démocratique
Comment renforcer le rôle des think tanks en France aujourd’hui ?
Conclusion
Résumé
Les laboratoires d’idées, ou think tanks, sont des institutions dédiées au débat d’idées et à la réflexion sur l’élaboration des politiques publiques. Ces organisations se caractérisent par l’originalité de leur place et de leur statut dans le paysage politique et institutionnel de leur pays d’implantation. Leur principale spécificité réside en effet dans la conjonction des arènes politiques, administratives, académiques et médiatiques dans lesquelles elles s’insèrent. L’émergence des think tanks, pourtant ancienne dans les pays anglo-saxons, est bien plus récente en France. En retraçant l’histoire de ces organisations en France, on peut mettre en évidence qu’une partie de ce retard s’explique par l’émergence d’une structure politico-administrative fortement centralisée, née après la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle l’élaboration des politiques publiques est menée de manière autonome et indépendamment de toute expertise extérieure à l’administration centrale. Cependant, l’émergence tardive des think tanks ne doit pas occulter l’existence d’une tradition des sociétés de pensées et des clubs politiques nés dès le XVIIIe siècle.
À cet égard, le développement des laboratoires d’idées doit moins être appréhendé comme une simple importation des think tanks nord-américains que comme la continuité d’une tradition des cercles de réflexions déjà bien établie. Cette note montre également que les think tanks français se singularisent par leur relations distanciée à l’égard du politique. Alors que les think tanks anglo-saxons se caractérisent par les liens de proximité très étroits qu’ils entretiennent avec l’arène politique, leurs homologues français émergent pour leur part à un moment où les doutes se font croissants sur la capacité des partis politiques établis à produire des idées nouvelles et capables de résoudre les nouveaux défis de la fin du XXe siècle et de ce début de siècle. Ainsi, cette note vise à montrer comment, dans un contexte français a priori hostile à l’émergence des laboratoires d’idées, ces derniers sont parvenus à se développer tout en répondant à des besoins spécifiques au contexte français, moins liés aux nécessités de la compétition politique qu’à la production d’idées à destination de la société dans son ensemble.
Simon Amat,
Étudiant master de politiques publiques à Panthéon-Assas et de droit public à Panthéon-Sorbonne.
Fondapol - Des idées pour la Cité - L'aventure d'un think tank
Défendre l'autonomie du savoir
Le changement, c'est tout le temps ! 1514-2014
L'État innovant (1) : Renforcer les think tanks
L'État innovant (2) : Diversifier la haute-administration
La philanthropie. Des entrepreneurs de solidarité
La compétence morale du peuple
L’engagement
Alain C. Enthoven au tableau lors d’un briefing sur le budget de la SAC (Strategic Air Command) à la Rand Corporation Research Institute Leonard McCombe/The LIFE Picture Collection/Shutterstock
Introduction
Les think tanks, terme anglo-saxon communément employé pour désigner ce que nous appellerions aussi des « réservoirs d’idées », sont des structures relativement récentes en France. En effet, alors que ces structures émergent dès la fin du XIXe siècle en Grande-Bretagne puis aux États-Unis, elles ne voient le jour en France qu’à partir des années 1970. Leur objectif est de réaliser des études sur l’ensemble des enjeux sociaux, politiques et économiques qui traversent les sociétés contemporaines. À cette fin, les think tanks ont recours à des expertises variées, délivrées par des universitaires, des membres de l’administration ou des spécialistes issus du secteur privé. La particularité de ces organismes réside dans leur positionnement singulier dans l’espace social, à l’intersection des arènes académique, médiatique, administrative et politique. Leurs travaux s’adressent directement aux responsables politiques ainsi qu’aux cadres de l’administration, mais constituent également des ressources pour les médias. Contrairement aux laboratoires de recherche universitaire, en effet, les études produites par les think tanks visent, au-delà d’informer la décision politique, à éclairer la réflexion citoyenne et le débat public.
Cette note aura pour objectif de retracer brièvement l’émergence des think tanks aux États-Unis ainsi que leur diffusion internationale et notamment européenne à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Loin de ne voir dans l’émergence des laboratoires d’idées français qu’une simple transposition du modèle des think tanks américains, nous affirmerons qu’il est possible d’identifier une certaine tradition française des groupes de réflexions destinés à produire des connaissances sur la société. De plus, force est de constater la relative faiblesse des ressources attribuées aux think tanks français en comparaison aux dotations octroyées à leurs homologues nord-américains et européens. De cette question du financement des think tanks découlent des enjeux bien plus larges de souveraineté en matière de production d’idées innovantes ainsi que des enjeux démocratiques, les think tanks jouant un rôle de premier plan dans l’élaboration du débat public et dans la diffusion de connaissances indispensables pour nourrir la réflexion de tout citoyen désireux de s’informer sur les sujets de société. À partir de ces considérations, nous esquisserons quelques recommandations quant aux différents solutions pour consolider et de pérenniser le rôle des think tanks en France.
Les think tanks au XIXe siècle
Panorama des premiers think tanks nord-américains
Les think tanks se développent dès la fin du XIXe siècle dans le monde anglo-saxon. Bien que la Fabian Society, née en 1884 en Grande-Bretagne, soit aujourd’hui considérée rétrospectivement comme l’un des premiers « think tanks », le développement de ces organisations au xxe siècle se réalise majoritairement aux États-Unis.
Fabian Window
Source :
Georges Bernard Saw, Fabian window, 1910, dans Mehmet Hasan Bulut, “Fabian Society: Roots, theory and practice of socialist think tank”, Daily Sabah, 4 février 2022 [en ligne].
Le vitrail a été conçu par George Bernard Shaw en 1910 en commémoration de la Fabian Society et montre, entre autres, Sidney Webb et Edward R. Pease, membres de la Société, contribuant à construire « le nouveau monde ». Quatre Fabiens – Beatrice et Sidney Webb, Graham Wallas et Bernard Shaw – ont fondé la London School of Economics avec l’argent laissé à la Fabian Society par Henry Hutchinson. L’artiste Caroline Townshend (cousine de l’épouse de Shaw, Charlotte Payne-Townshend et fille de Fabian et de la suffragette Emily Townshend) a créé le vitrail selon le vitrail de Shaw en 1910. Outre Shaw et Townshend eux-mêmes, il y avait d’autres Fabiens éminents tels que H. G. Wells, Annie Besant, Hubert Bland, E. Nesbit, Sydney Olivier, Oliver Lodge, Leonard Woolf, Emmeline Pankhurst et Mme Boyd Dawson. |
Thomas Medvetz, « Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 176-177, n° 1-2, 2009, pp. 82-93.
Woodrow Wilson, « The Study of Administration », Political Science Qчarterly, vol. 2, n° 2, 1887, pp. 197-222.
Les premiers think tanks américains émergent dans le sillage de la Guerre civile (1861-1865) et notamment au moment de la Reconstruction. Les premières organisations assimilables à des think tanks sont des héritières d’institutions philanthropiques apparues lors de la période du Progressive Area, période s’échelonnant des années 1890 aux années 1920, en rupture avec la période antérieure du laissez-faire économique et caractérisée par l’instauration de réformes économiques et sociales appelées à répondre aux mutations induites par la révolution industrielle. Ces institutions visaient à nourrir les idées de réformes institutionnelles et à lutter contre la corruption des années dites du Guilded Age, période allant de la fin de la guerre de Sécession (1865) à l’élection du président Theodore Roosevelt (1901) et caractérisée par une prospérité économique sans précédent engendrée par les retombées de la révolution industrielle. Certains de ces premiers think tanks, tels la Carnegie Corporation ou la Rockefeller Foundation soutenaient la planification des politiques gouvernementales ainsi que le financement d’établissements d’enseignement supérieur, de bibliothèques et de musées. Le développement de la recherche sur l’action gouvernementale est également intimement lié à l’émergence des sciences sociales et des statistiques aux États-Unis1 ainsi qu’à l’influence croissante du taylorisme. Ainsi, alors qu’en France les sciences sociales sont largement demeurées circonscrites à la production de savoirs académiques, elles ont été aux États-Unis mises au service d’expertises gouvernementales, principalement au niveau des États fédérés. Aux États-Unis, les expertises sur l’État sont initiées dès le début du XIXe siècle par les pères fondateurs de la science politique. Woodrow Wilson sera l’un des concepteurs de l’administration moderne et l’étudiera afin de la rendre plus efficace et d’accroître sa « responsiveness2 ». Les chercheurs en sciences sociales se sont ainsi rapidement professionnalisés pour devenir des experts capables de mettre leur expertise au service d’enjeux réformateurs et non plus seulement académiques. Les experts vont ainsi se regrouper dans des organisations telles que l’Institute for Government Research fondé en 1916 et qui deviendra la Brookings Institution en 1927 et dont l’un de ses fondateurs, Robert S. Brookings, œuvrera pour la création d’un corps de fonctionnaires formés à la recherche en économie. Ces premiers think tanks étaient essentiellement orientés vers la réforme de l’administration afin de la rendre plus moderne et plus efficace ; les sciences sociales devant appuyer cette ambition. L’émergence de ces proto-think tanks est ainsi étroitement liée aux spécificités du contexte américain de la fin du XIXe siècle.
Une multiplication des think tanks à partir de l’entre-deux-guerres et des mutations dans leurs objectifs
Alors que les premiers think tanks visaient à améliorer l’efficacité de l’action gouvernementale, les objectifs qui leur sont alloués dans les décennies qui suivent sont étroitement corrélés à l’évolution du contexte social, économique mais surtout politique des États-Unis. Durant l’entre-deux-guerres, les think tanks concentrent leurs expertises sur la politique étrangère du pays. Il s’agissait pour des institutions comme le Council on Foreign Relations de promouvoir une rupture avec la politique étrangère isolationniste menée par les États-Unis et consacrée par James Monroe en 1823. Avec l’entrée des États-Unis dans le second conflit mondial, de nouveaux think tanks entrent en scène afin de promouvoir de nouvelles politiques gouvernementales visant à structurer l’effort de guerre et à renforcer les liens entre le gouvernement fédéral et le secteur de l’industrie de l’armement. Des experts, des ingénieurs et des industriels furent ainsi sollicités par le gouvernement pour organiser la politique militaire et la production d’armes.
Ces proto-think tanks sont des organisations privées créées à l’initiative d’intellectuels ou d’hommes d’affaires et sont financés par de grandes fondations philanthropiques. Ils promeuvent une recherche impartiale, non corrélée à une vision politique particulière3. Avec la Grande Dépression et l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, les besoins du gouvernement fédéral en experts dans un large éventail de politiques publiques s’accroît. Les think tanks vont alors constituer des « réservoirs » d’experts et de chercheurs susceptibles d’intégrer les équipes gouvernementales. Par la suite, dans le sillage de la guerre froide, de nouveaux think tanks entrent en scène et vont œuvrer pour le développement de nouvelles stratégies de défense, notamment en matière de politique nucléaire. La Rand Corporation devient ainsi un acteur majeur dans la définition de la politique de défense américaine lors de la guerre froide. Le secrétaire à la Défense de John F. Kennedy, Robert McNamara, aura notamment recours à une équipe d’experts de la Rand Corporation pour l’étude des enjeux militaires.
Dans les années 1970, les think tanks diversifient leurs expertises et leurs recrutements et voient ainsi leur champ d’expertises s’étendre considérablement pour gagner la plupart des secteurs des politiques publiques. Dans le même temps, les liens qu’ils entretiennent avec le champ politique s’accroissent et se resserrent. Cette période se caractérise surtout par une remise en question de l’expertise comme savoir de gouvernement.
La remise en cause de l’action gouvernementale dans un contexte de contestation croissante et d’émergence de nouveaux mouvements sociaux contribue à réorienter le rôle des think tanks. Ces derniers se sont par ailleurs multipliés et essayent alors de se démarquer dans un contexte concurrentiel en abandonnant une partie de leur impartialité au profit d’un positionnement idéologique de plus en plus affirmé. Des think tanks, au premier rang desquels la Heritage Foundation développent ainsi des « policy briefs », de courtes notes d’une à deux pages à destination des membres du Congrès. Ces nouveaux think tanks se dotent par ailleurs de services de marketing et de communication afin de gagner en visibilité et d’assurer la pérennité de leurs financements.
La distinction de ces différentes phases dans le développement et dans la structuration d’un champ des think tanks aux États-Unis s’avère particulièrement heuristique. Elle témoigne en effet des liens très étroits entre l’activité de ces organisations et les variations du contexte politique et socio-économique. Ce découpage permet également de montrer qu’un rapprochement s’est opéré entre les think tanks et l’arène politique américaine à travers le temps. Ainsi, alors que les premiers think tanks étaient des organisations apolitiques, ceux qui ont émergé dans les années 1970 ont progressivement été contraints de redéfinir leur rôle. Il ne s’agissait plus seulement de produire des expertises à destination des gouvernants mais de développer des stratégies d’influence afin de diffuser des idées auprès des élites dirigeantes.
Des facteurs explicatifs de l’émergence et de la pérennisation des think tanks aux États-Unis
Thomas Medvetz, op. cit., p. 92.
Thomas Medvetz, op. cit.
Ulrike Lepont, « Les experts les plus consultés aux États-Unis : L’hypothèse d’une péri-administration. Le cas des politiques de protection maladie (1970-2010) », Revue française de science politique, vol. 66, n° 6, 2016, pp. 887-913.
Alain Faupin, « La pensée au service de l’action : les think tanks américains », Revue internationale et stratégique, vol. 52, n° 4, 2003, pp. 97-105.
Comme nous l’avons vu, les premiers think tanks émergent d’abord au sein du monde anglo-saxon, et notamment aux États-Unis. Pour comprendre pourquoi les think tanks se sont pérennisées aux États-Unis, il faut identifier les conditions favorables à leur développement. Thomas Medvetz distingue trois facteurs explicatifs4. L’émergence des sciences sociales à la fin du XIXe siècle et la volonté de les appliquer à la production de savoirs de gouvernement ont joué un rôle majeur dans leur institutionnalisation et dans l’arrivée d’un personnel expert dans l’élaboration des politiques publiques. Aussi, les États-Unis se caractérisaient-ils par la permanence d’un milieu d’affaires influent et souhaitant développer et diffuser sa propre expertise. Il s’agissait plus particulièrement pour ces milieux d’affaires de trouver des arènes capables de servir de réceptacles aux savoirs produits afin de les diffuser dans la société. Enfin, l’apparition des « laboratoires d’idées » était rendue d’autant plus possible que les États-Unis se caractérisaient par la faiblesse, voire par l’absence « d’institution politique alternative qui aurait pu rendre caduque l’existence des think tanks et absorber le ‘‘surplus d’intellectuels’’ du pays5 ». Par ailleurs, le système politique américain, dit « spoil system » (système des dépouilles), est un facteur explicatif important de l’émergence des think tanks. En effet, l’administration américaine se caractérise par la faible permanence de son appareil d’État, chaque élection d’un nouveau président entraînant un renouvellement massif des membres qui la composent. Ce renouvellement du personnel administratif à échéances régulières ne permet pas d’assurer la continuité de la production de l’expertise gouvernementale. Dans ce contexte, les think tanks constituent des lieux relativement stables de production d’expertise et de recrutement de personnels administratifs, ce qui permet de les assimiler à une « péri-administration6 ». Ils jouent par ailleurs un rôle de tremplin pour les élites politiques américaines, en leur assurant une formation intellectuelle susceptible de les préparer à un large éventail de sujets. Ces organisations sont également des lieux de transition pour les élites puisqu’elles leur permettent, lorsqu’un changement d’administration intervient à la suite de l’élection d’un nouveau président, d’obtenir un poste en lien avec l’expertise sur les politiques publiques qu’elles possèdent et donc de conserver leurs compétences jusqu’à leur retour potentiel dans l’administration lors des élections suivantes. Le contexte américain favorise en effet de nombreux transferts de l’élite politico-administrative entre administration fédérale et think tanks. Les think tanks américains constituent ainsi des « réservoirs de capacités et de talents politiques destinés à la haute administration7 ».
L’exportation des think tanks en Europe
L’émergence des think tanks en Grande-Bretagne et en Allemagne
David Dolowitz, learning from America. Policy Transfer and the Development of the British Workfare State, Brighton, Sussex Academic Press, 1998, chapitre 3.
« ‘C’est quoi Stiftung ?’ Les fondations politiques allemandes : un modèle unique au monde », Heinrich Böll Stiftung [en ligne].
Ibid.
L’émergence des think tanks est intimement liée aux spécificités du contexte socio-historique américain. Ces organisations ne se sont d’ailleurs exportées à l’échelle mondiale que très récemment, principalement à partir des années 1970 dans les pays européens. Bien que le paysage des think tanks européens soit sans commune mesure avec la diversité des think tanks observée aux États-Unis, certains pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Belgique se distinguent par la présence de think tanks particulièrement influents. Les think tanks ne se sont pas créés en se calquant sur le modèle originel américain. Au contraire, la comparaison du rôle joué par les laboratoires d’idées dans différents pays européens témoigne de la spécificité des modèles nationaux. Les cas britannique, allemand et français sont à ce titre particulièrement révélateurs de la diversité des modalités d’organisation et du rôle des think tanks dans les vies politiques nationales.
La montée en puissance des think tanks britanniques est principalement impulsée sous l’ère Margaret Thatcher et se poursuivra sous Tony Blair. En Grande-Bretagne, ces organisations se diffusent notamment à partir du milieu des années 1970 et de la crise du keynésianisme entraînée par la chute de la croissance et par l’accroissement conjoint du chômage et de l’inflation. Ce contexte sera favorable aux succès de nouveaux courants de pensée nés aux États-Unis, comme le monétarisme8. Ainsi, sous le gouvernement de Margaret Thatcher, les think tanks ont constitué un canal de transmission des idées nées aux États-Unis. Des think tanks tels que la Mont Pelerin Society ou le Centre for Policy Studies ont participé à réorienter la politique économique et sociale britannique afin de la calquer pour partie sur celle mise en œuvre au même moment par le gouvernement de Ronald Reagan. Quelques années plus tard, des organisations telles que Demos et l’Institute for Public Policy Research participeront à la création du New Labour. Aujourd’hui, les think tanks constituent des acteurs à part entière de la vie politique britannique et jouent un rôle central dans l’élaboration des politiques publiques et dans la production d’expertises à destination des gouvernants. C’est d’ailleurs ce dont témoigne l’importance de leurs effectifs et de leurs budgets. La Chatham House comptait par exemple, en 2021, 193 employés et un budget annuel de presque 18 millions de livres9.
En Allemagne, les think tanks aujourd’hui influents émergent après la Seconde Guerre mondiale et prennent rapidement la forme d’instituts de recherche créés à l’initiative de professeurs d’université. Ces instituts ne sont pas assimilables aux laboratoires universitaires puisqu’une partie non négligeable de leur activité consiste à réaliser des propositions de politiques publiques. Néanmoins, les think tanks occupent une place particulière dans la vie politique allemande. En effet, ces derniers œuvrent à la « politische Bildung », c’est-à-dire à l’« éducation politique ». Les think tanks jouent un rôle central dans l’éducation des individus à la citoyenneté ; ils sont pensés comme des organisations devant permettre d’encourager les citoyens à la participation politique à travers la publication d’ouvrages, la mise en place de séminaires et de voyages d’études. Cette conception du rôle des fondations politiques en tant que « politische Bildung » est intimement liée à l’histoire politique du pays et notamment aux carences ayant émaillé la république de Weimar et ayant empêché l’émergence d’une culture politique et d’une conscience citoyenne au sein de la population10. Les fondations ont alors émergé de la volonté de personnalités politiques et d’intellectuels d’éviter le retour à des conditions ayant rendu possible la chute de la république de Weimar et l’arrivée d’un régime totalitaire au pouvoir. Les fondations, qui vont se multiplier après la Seconde Guerre mondiale et plus encore à partir des années 1960, seront envisagées comme des lieux de diffusion des valeurs démocratiques et comme des lieux de formation des citoyens à la politique. Aujourd’hui, les fondations politiques allemandes représentent une grande diversité d’orientations idéologiques, chaque parti politique étant affilié à une fondation. Par ailleurs, les fondations politiques font l’objet de politiques publiques dédiées et leur financement provient très majoritairement de fonds publics. Remarquons d’ailleurs que les montants alloués aux fondations politiques dans le budget fédéral sont en constante progression depuis les années 2000. Ainsi, alors que ce budget s’élevait à 295 millions d’euros en 2000, il atteignait 581,4 millions d’euros en 2017 d’après la Heinrich Böll Stiftung11, ce qui témoigne de l’importance accordée par le Bundestag à la pérennité de ces organisations.
La tradition des clubs et salons littéraires en France, prémices des think tanks contemporains ?
Xavier Tanguy Carpentier, « Influences et innovations politiques : les think tanks (perspective historique) », Études européennes n°9, Centres des études européennes de Strasbourg, 2007 [en ligne].
Jordane Provost, les think tanks français entre héritages structurels et mutations du temps présent : histoire d’une identification et d’un développement aчx frontières des pouvoirs, des savoirs et de la société civile : (xxe-xxie siècles), [thèse d’histoire soutenue sous la direction de Mme la professeure Marie-Christine Bonneau, Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2022, p.187].
Marc Patard, la démocratie entre expertise et influence, le cas des think tanks français, Dalloz, 2014, p. 207.
Jordane Provost, op. cit., pp. 198-199.
Idem., p. 200.
Samuel Hayat. « Participation, discussion et représentation : l’expérience clubiste de 1848 », Participations, vol. 3, n° 2, 2012, p. 123.
Mouvement en faveur de la planification.
Article de Gérard Bardet cité dans Olivier Dard, « Voyage à l’intérieur d’X-crise », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n° 47, juillet-septembre 1995, p. 133.
Janine Mossuz, « Que sont devenus les clubs ? », Revue française de science politique, 20e année, n° 5, 1970, p. 966.
Georges Lavau, « Les clubs politiques », Revue française de science politique, 15e année, n° 1, 1965, p. 113.
Bien que le paysage des think tanks en France soit considérablement moins diversifié qu’aux États-Unis – et alors même que l’émergence de ces organisations s’est faite, comme nous le verrons, bien plus tardivement qu’aux États-Unis – l’histoire politique française n’est pas étrangère à l’existence de groupes de réflexions politiques. La France possède en effet une longue tradition de clubs politiques regroupant des individus membres de la société civile et ayant pour objectif de réfléchir à des enjeux de politique nationale. Trois expériences distinctes semblent pouvoir être identifiées : les salons littéraires à l’époque des Lumières, les clubs politiques sous la Révolution française puis lors de la révolution de 1848 et enfin les clubs politiques qui foisonneront dans les premières décennies de la Ve République. Un détour historique permet de mieux appréhender la manière dont ces organisations politiques se sont développées, la manière dont elles ont influencé le débat et la production d’idées dans la vie politique française ainsi que la place des think tanks actuels au sein de l’arène politique et du débat public.
Les salons littéraires au XVIIIe siècle
Dans plusieurs pays européens, les salons littéraires fleurissent au XVIIIe siècle. Ils ont constitué des lieux d’échanges et de débats entre les citoyens éclairés. Bien qu’à leur origine ces salons aient été d’abord des espaces de réunions fréquentés par des représentants de la bourgeoisie et de l’aristocratie pour discuter de la production littéraire et artistique de l’époque, certains de ces cercles deviennent progressivement des lieux de discussions et de réflexions visant à élaborer les bases d’une société nouvelle. Ainsi, les salons de Madame de Staël visaient à défendre les Belles Lettres, mais aussi à promouvoir certaines des intuitions de ses membres concernant les formes que devait prendre l’organisation sociale. Il s’agissait par ailleurs de défendre les idées ainsi développées auprès des élites décisionnelles12. Cette volonté de prendre part aux affaires du temps était également présente au sein du Club de l’Entresol, lequel se composait de membres y développant des disciplines variées telles que le droit public et ecclésiastique, l’histoire germanique ou encore l’étude des systèmes politiques internationaux13. Ces salons prenaient donc aussi la forme de cercles produisant des expertises plurielles, loin de se limiter au domaine des Arts et des Lettres et étaient capables d’attirer en leur sein des hommes politiques. Néanmoins, pour certains historiens, ces « salons » étaient avant tout des lieux conçus pour être vus et pour plaire, dans lesquels les débats politiques et philosophiques étaient souvent relégués au second plan afin de ne pas heurter un certain conformisme social14.
Les clubs lors de la Révolution française
Les cercles de réflexions émergent notamment au moment de la Révolution française. Des clubs politiques tels que le Club des Jacobins puis, plus tard, le Club des Cordeliers ou encore la Société des Amis de la Constitution se développent de manière exponentielle. Malgré les dissensus qui les traversent, ces clubs partagent la volonté de produire des idées sur la direction à donner au régime et aux institutions politiques nouvelles. À travers leur développement en réseaux sur le territoire, ces cercles ont progressivement acquis une capacité d’influence auprès de la population ainsi qu’un poids dans la définition de la trajectoire de la politique nationale. Il est par ailleurs important de remarquer que ces sociétés ne cherchaient pas nécessairement à conquérir le pouvoir. Il s’agissait plutôt pour leurs membres de proposer et de diffuser des idées nouvelles visant à promouvoir les fondements d’un nouvel ordre social.
Un héritage saint-simonien des think tanks français ?
L’émergence des think tanks en France trouve une partie de ses racines dans la pensée saint-simonienne. Marc Patard rappelle à cet égard dans ses travaux qu’« il est frappant d’observer qu’un siècle avant Charles Meriam, Saint-Simon dessinait déjà, par l’accumulation d’expériences, la matrice des activités des futures agences d’ingénierie politique15 ». Comme nous l’avons évoqué précédemment, en effet, l’émergence des think tanks américains réside en partie dans la naissance des sciences sociales et de la science politique. Les travaux des pères fondateurs de la discipline (Wilson, Charles Meriam, Harold Gosnell et Harold Laswell notamment) furent influencés par la pensée behavioriste selon laquelle la science politique naissante devait se construire comme une science de gouvernement fondée sur des méthodes scientifiques, expérimentales, quantitatives et objectivables. Si ce mouvement est propre au contexte nord-américain, l’émergence des think tanks en France peut également être identifiée à l’influence d’une pensée ayant mis en son cœur l’importance des méthodes rationnelles et scientifiques dans l’élaboration des politiques publiques. Le saint-simonisme se manifeste notamment par sa volonté de fonder une « politique positive », une politique où les sciences sociales, arrivées à un état de maturité grâce à l’apport conjoint de toutes les autres sciences, pourraient servir un projet réformateur mené par une élite intellectuelle, scientifique et industrielle.
L’influence de la pensée de Saint-Simon dans l’émergence des laboratoires d’idées français est particulièrement visible à travers deux organisations, la Fondation Saint-Simon et X-Sursaut16. La première fut fondée en 1982 par François Furet et Pierre Rosanvallon (et fut dissoute en 1999). La Fondation Saint-Simon se caractérisait par sa volonté de réunir des groupes d’élites universitaires et politiques en réseaux afin de développer une approche positiviste de la politique par le biais d’un projet de modernisation et de réformes industrielles. Il s’agissait, à la fois, de faire entrer les sciences sociales au sein des entreprises et de les mettre au service de ces dernières, et permettre à des intellectuels soucieux de quitter le champ académique stricto sensu de mettre leur savoir au service d’enjeux politiques et économiques. Le groupe X-Sursaut comptait pour sa part des ingénieurs issus de Polytechnique et de X-Mines, réunis autour de l’opposition à la politique économique menée depuis le début des années 1980. Il visait lui aussi à mettre la science au cœur de son projet de réformes économiques tout en faisant appel à des experts et à des scientifiques de premier plan afin de procéder à un renouvellement de l’élite dirigeante française et par la même occasion de restaurer la confiance des Français à son égard. Le groupe revendiquait explicitement l’instauration d’un « nouveau saint-simonisme » ayant pour principal objectif d’ « étudier les raisons de notre décrochage et [de] chercher dans l’analyse des raisons du succès du saint-simonisme les moyens de redynamiser l’économie de la France et de redonner de l’espoir à une population qui n’a plus confiance en ses élites17 ».
Ainsi, la volonté de fonder des groupes de réflexion dont le projet central était la réforme économique du pays avec le concours des élites intellectuelles, industrielles et politiques, en même temps que le renouvellement de cette élite politique, témoigne de l’ancrage et de l’influence de la pensée saint-simonienne dans l’émergence des proto-think tanks français. Ces deux organisations défendaient par ailleurs l’idée selon laquelle la gouvernance et donc l’élaboration de politiques publiques innovantes ne devaient pas être la résultante d’un jeu politique dominé par les passions mais devait plutôt témoigner du recours à des méthodes scientifiques laissant toute la place à l’usage de la raison. La science devait ainsi être mise au service de la société en même temps qu’être au fondement de la légitimité du pouvoir politique. Tel devait être le chemin à suivre pour fonder une ingénierie politique capable de répondre aux défis de son temps. Les think tanks actuels suivent la même voie et les mêmes projets. Ils mettent tous au centre de leurs ambitions la réalisation d’études fondées sur des méthodes scientifiques. Leurs travaux constituent par ailleurs une mise en application de méthodes et de théories des sciences sociales à des fins réformatrices. Ainsi, le positionnement singulier des think tanks, à l’intersection des arènes académiques, politiques, administratives et médiatiques, trouve ses origines dans le redéploiement des ambitions saint-simoniennes qui visaient à mettre les méthodes scientifiques au cœur de la politique. Après la mort de Saint-Simon, les saint-simoniens se réunirent afin de diffuser ses idées au sein de la société. Ils organisèrent en 1828 la tenue d’un cercle de réflexion hebdomadaire, puis animèrent des conférences dont les contenus furent par la suite publiés dans l’Exposition de la Doctrine de Saint-Simon. La création de groupes de réflexion et les publications qui en sont issues peuvent être appréhendées comme des ancêtres lointains des think tanks tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Les clubs en 1848
Les clubs connaissent un nouveau souffle dans le sillage de la révolution de 1848. La volonté de trouver des formes alternatives de participation politique, au travers de réunions, de discussions et de protestations expliquent leur réémergence. Les clubs de la seconde moitié du XIXe siècle constituent ainsi des lieux de participation populaire et de socialisation républicaine mais aussi une forme de participation politique au sein d’une arène extra-étatique visant à promouvoir et à diffuser, auprès des gouvernants, des idées émanant de la volonté populaire. Il s’agissait en effet de promouvoir la discussion et le débat politique au sein de la société en permettant aux citoyens de « prendre connaissance et [de] discuter des évènements récents, [de] commenter l’activité du gouvernement, [de] réfléchir sur divers sujets18 ». Ces lieux sont perçus comme des espaces de débats permettant de penser le nouveau régime républicain. Loin de constituer des forums où s’exprimerait librement la parole, les clubs sont des organisations structurées autour d’un bureau, d’un système de prise de parole organisée et d’un ordre du jour. À cet égard et afin de pallier l’entre-soi de ces organisations, les clubs diffusent leurs idées dans les journaux. Le « mouvement clubiste » intervient à deux niveaux étroitement liés, à la fois à la production d’idées et aussi à l’organisation des activités électorales ; celles-ci allant de la mise en lumière des candidats en lice à l’organisation matérielle du scrutin. Remarquons néanmoins que si la plupart des clubs visaient avant tout à participer à l’émulation de la pensée républicaine, certains clubs (notamment ceux de Blanqui et de Barbès) cherchaient à travers l’activité de leur club à influencer la politique gouvernementale, voire à conquérir le pouvoir.
Le groupe X-Crise
Les années 1930 sont un moment d’émulation intellectuelle lors duquel des experts – au premier rang desquels les économistes – ont été amenés à jouer un rôle majeur dans le renouvellement de la production de savoirs de gouvernement. La crise économique qui éclate en 1929 et qui se répercute en France à partir du début des années 1930 porte profondément atteinte à une double croyance. Cette crise ébranle d’abord l’image de la IIIe République et plus généralement celle du régime parlementaire, notamment dans sa capacité à trouver des réponses rapides et efficaces aux crises qui affectent le pays. C’est ainsi, face au constat de l’incapacité du régime à résoudre les crises auxquelles il fait face, que des experts vont se regrouper afin de mobiliser leur expertise au service de l’intérêt national. La crise remet également en cause l’hypothèse, centrale chez les économistes classiques, d’un équilibre naturel résultant du fonctionnement de l’économie de marché. Les experts du groupe entendent mettre en commun leur expertise afin de résoudre cette « crise du capitalisme » et proposent à cette fin des idées innovantes qui s’inscrivent dans le planisme19. L’élaboration de plans n’a ainsi pas pour objectif de sortir du modèle de production capitaliste mais plutôt d’opérer une rationalisation de la production économique afin de la protéger de nouvelles crises.
Ainsi, l’une des conséquences majeures de la crise de 1929 est de revivifier un antiparlementarisme déjà latent depuis les premières années du régime et qui s’était manifesté avec brutalité dans les années 1920 à travers l’essor de ligues, dont certaines aux modes d’action parfois violents, visaient ouvertement à renverser la République. La défiance envers le régime parlementaire se répand dans les années 1930 et imprègne plus largement la société française. Ce sentiment de méfiance est en effet alimenté par l’éclatement de plusieurs scandales politico-financiers ainsi que par les excès du jeu parlementaire qui empêchent l’émergence d’un gouvernement stable et capable de gérer les défis du moment. Ces difficultés ont largement contribué à diffuser l’idée selon laquelle le régime parlementaire ne constituait plus le régime le plus adapté à la gestion de défis à la complexité croissante imposée par l’essor de la société industrielle. Les parlementaires, perçus comme ne représentant que les intérêts particuliers de leur circonscription, voire leurs intérêts personnels, constituaient ainsi des figures à la légitimité de plus en plus écornée. Cette conviction, en progression au sein des milieux experts et intellectuels, fut au cœur de la justification de l’émergence du groupe X-Crise.
Le groupe X-Crise émerge en novembre 1931, dans le sillage direct de la crise économique de 1929. La formation du groupe est engagée quelques semaines auparavant à la suite d’un appel (peu entendu) formulé par le polytechnicien Gérard Bardet dans un article paru dans la revue X-information. L’auteur insiste sur l’ampleur de la crise et notamment sur « l’impression d’être irrésistiblement conduits vers des évènements redoutables tandis que les gouvernements angoissés usent d’expédients éphémères pour des fins hasardeuses20 ». Le groupe rassemble des ingénieurs sortis de Polytechnique autour de Gérard Bardet, d’André Loizillon et John Nicolétis. Tous souhaitent contourner la sclérose du régime parlementaire en renouvelant l’expertise économique au sein de l’administration et singulièrement du ministère de l’Économie. Il s’agit donc pour ces experts de suppléer le personnel politique dans le choix et l’élaboration de politiques capables de répondre à la crise.
Face aux constats que la crise met en exergue, les experts d’X-Crise se fédèrent autour de l’idée selon laquelle l’expertise et la compétence technique doivent primer sur l’idéologie dans la manière de gouverner. Le recours à des méthodes scientifiques (modélisations statistiques) doit œuvrer à l’élaboration de modèles économiques capables de résoudre la crise et d’anticiper celles à venir. Le groupe constitue ainsi un lieu d’échanges entre experts souhaitant mettre leurs expertises au profit de la résolution des crises économiques et sociales. Pour diffuser leurs idées, ses membres organisent des conférences à la Sorbonne, qui connaissent un fort retentissement médiatique. Des rencontres mensuelles ainsi que des débats sont également organisés entre les membres d’X-Crise et des intervenants extérieurs, le plus souvent des responsables économiques ou politiques. À partir de 1936, le groupe publie un Bulletin regroupant les principales réflexions élaborées par ses membres et lui permettant d’accroître son audience. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’audience d’X-Crise semble à son apogée. Cependant, ses expertises, produites en parallèle de celles élaborées par les économistes de Bercy, se heurtent fréquemment aux réticences de ces derniers parce qu’elles sont perçues comme une remise en cause du monopole de leur légitimité.
À travers ses réflexions et ses travaux le groupe entendait certes insuffler un nouveau souffle à la politique économique portée par les experts « officiels » du ministère de l’Économie mais aussi et comme nous l’avons vu, revitaliser le débat économique au sein des élites politiques en promouvant des idées nouvelles inspirées du planisme et mises au service de l’économie de marché. Il s’agissait enfin pour ses membres de présenter une figure renouvelée de l’intellectuel, prenant pleinement part aux débats de société et œuvrant à la résolution de problèmes concrets.
Remarquons enfin que jusqu’à sa disparition brutale, au moment de l’entrée de la France dans le second conflit mondial, le groupe eut à affronter des difficultés de financement, en raison, notamment de son exigence d’indépendance. Ces dernières freineront son expansion en termes de recrutements de personnels et de production d’expertises.
Les clubs politiques sous la Ve République, ancêtres plus directs des think tanks actuels ?
Alors que les salons littéraires constituaient d’abord des lieux de sociabilité mondaine où loisirs et discussions philosophiques étaient le plus souvent entremêlés, les clubs politiques qui émergent au moment de la Révolution française préfigurent quant à eux l’émergence des partis politiques, laquelle sera consacrée par la loi de 1901. Les clubs qui voient le jour dans la seconde moitié du XXe siècle témoignent pour leur part d’une rupture nette avec leurs prédécesseurs. En effet, ces clubs sont davantage orientés vers le débat et la production d’idées avec une volonté assumée de contourner des partis politiques « traditionnels » perçus comme défaillants, notamment dans leur mission de représentation et de production programmatique. Les clubs qui émergent dans les années 1950 et 1960, d’abord au sein des milieux socialistes, se construisent comme des « forces vives » incarnant un renouveau doctrinal face à ce qui est de plus en plus perçu comme une sclérose des partis politiques hérités de la IVe République. Mais ces clubs devaient surtout répondre à la volonté de citoyens, déçus par les partis de gauche traditionnels, de poursuivre leur engagement partisan tout en participant au renouvellement doctrinal de leur famille politique. Ces regroupements se composaient alors majoritairement de citoyens appartenant à des catégories socio-professionnelles favorisées et qui ressentaient un malaise croissant vis-à-vis de l’orientation idéologique des partis de gauche traditionnels – notamment leur positionnement sur la guerre d’Algérie – et de la nature des institutions du nouveau régime. Dans un contexte où le PCF rebutait de plus en plus les militants de gauche en raison de sa raideur organisationnelle et doctrinale et où la SFIO était en partie discréditée aux yeux des militants socialistes pour son soutien apporté à la guerre d’Algérie, les clubs politiques apparaissaient comme des lieux susceptibles de ressusciter l’adhésion des sympathisants les plus engagés et les mieux dotés en leur octroyant la possibilité de s’exprimer. Dans ce contexte de remise en cause du monopole de la représentation des partis de gauche, Janine Mossuz définit les clubs comme étant « d’abord des lieux de rencontre pour des hommes dont les analyses ne coïncidaient pas forcément, mais qui souhaitaient échanger des idées, analyser la réalité socio-politique, proposer des solutions concrètes à des problèmes précis et strictement délimités21 ». Ces clubs constituaient ainsi des lieux de production d’idées permettant à des citoyens de prendre part au débat public et de participer au renouveau doctrinal de ces partis. L’organisation des Assises de la démocratie, les 25 et 26 avril 1964 à Vichy, montre la volonté des clubs de se rassembler pour penser leur place dans la vie politique française tout en évitant la lourdeur des mécanismes des partis. Pour Georges Lavau, « c’est par opposition aux traditions, aux méthodes d’action et aux conceptions politiques de ces partis que les clubs (…) se sont peu à peu définis22 ». Ces clubs se veulent ainsi être des lieux de renouvellement doctrinal dans lesquels les grandes orientations programmatiques de la gauche résulteraient d’une production collective et extérieure aux partis politiques. Par ailleurs, les clubs politiques se caractérisaient par une tension constante entre réflexion et action politique, laquelle entraînera une scission entre les organisations privilégiant la production d’idées et celles qui, tels le Club des Jacobins de Charles Hernu ou la Ligue pour le combat républicain de Mitterrand, opteront pour l’action politique. Cette tension est révélatrice des questionnements internes aux clubs quant aux modalités d’actions à adopter pour influer sur la vie politique.
Ces considérations témoignent du fait que les clubs politiques des années 1950 et 1960 présentent une filiation plus évidente avec les think tanks qui émergent à partir des années 1970 et plus particulièrement dans les années 2000. Il semble en effet possible d’établir un parallèle entre l’émergence de ces cercles ancrés à gauche en réaction au positionnement doctrinal des partis de gauche traditionnels dans les commencements de la Ve République et l’émergence de think tanks tels que Terra Nova, la Fondation Jean Jaurès ou Cartes sur Tables qui visent eux aussi à soutenir le renouvèlement doctrinal du Parti socialiste.
Les clubs de droite
Dans le sillage de la victoire mitterrandienne, les clubs politiques situés à droite de l’échiquier politique émergent en nombre dans les années 1980. Comme leurs homologues socialistes deux décennies plus tôt, il s’agit pour ces clubs de s’engager dans le renouvellement doctrinal de leur famille politique à la suite de leur passage dans l’opposition. Le Club 89 des gaullistes, le Pacte d’action gouvernemental et libéral (PAGEL) des giscardiens, ou encore le club Horizon 86 ont alors vocation à comprendre les causes de l’affaiblissement des principaux partis de droite (UDF et RPR notamment) et à élaborer de nouvelles propositions afin de reconquérir le pouvoir. Le Club de l’Horloge contribua quant à lui aux débats sur la « nouvelle droite ». Ces clubs se caractérisent par l’importance des réseaux dans le recrutement de leurs membres et par la flexibilité de leurs structures internes. Ainsi l’organisation interne se veut souple et peu contraignante, les rencontres prenant le plus souvent la forme de réunions informelles ou de séminaires de réflexions. Par ailleurs, si leurs membres sont le plus souvent des personnalités politiques ainsi que des hauts fonctionnaires, la victoire de la gauche entraîne l’adhésion d’un nombre croissant d’acteurs appartenant aux professions libérales ou du secteur privé. Ces derniers voient dans ces organisations un moyen efficace de défendre le libéralisme.
Les think tanks actuels s’insèrent dans cette filiation ancienne des sociétés et clubs politiques dans lesquels des citoyens se regroupent afin d’échanger sur des enjeux saillants. Il convient cependant de remarquer qu’ils se caractérisent par plusieurs spécificités dans leurs objectifs et dans leurs modes d’actions qui les distinguent des clubs politiques. En effet, les think tanks actuels sont indépendants des partis politiques. Cette indépendance se manifeste notamment dans la diversité de leurs sources de financements et plus particulièrement dans l’absence de financements en provenance de partis politiques. Ainsi et contrairement aux clubs politiques, les think tanks n’orientent pas leurs travaux au service direct d’un parti politique mais leurs productions s’adressent aux élites dirigeantes quelle que soit leur couleur politique. Il s’agit par ailleurs de structures professionnelles composées d’experts indépendants, de chercheurs produisant des expertises rigoureuses fondées sur des méthodologies scientifiques. Ainsi, si une filiation et des convergences, dont certaines très nettes, peuvent être identifiées entre les clubs politiques et les think tanks, des différences de nature et d’objets témoignent des spécificités réciproques de chacun de ces types d’organisations. Les clubs souhaitant se lancer dans l’action politique ont été, pour la plupart, phagocytés par le parti politique auquel ils étaient affiliés ; ceux qui privilégiaient la production d’idées sont pour leur part parvenus à rester éloignés de la compétition partisane, au risque pour certains d’entre eux de perdre en visibilité. Les think tanks se caractérisent quant à eux par leur stabilité, permise par leur éloignement vis-à-vis de la compétition politique. Si les think tanks peuvent proposer, en période électorale et notamment lors des présidentielles, des mesures, voire, des propositions de programme comme ce fut par exemple le cas en 201223, ce n’est jamais sur commande d’un parti politique. Aussi les think tanks ont-ils un rôle de producteur d’expertises à destination des élites politiques. Leur rôle réside, en effet, exclusivement dans l’élaboration de propositions destinées à l’arène politique en général, et non à un parti en particulier.
Quelle place pour les think tanks en France ?
Un développement récent des think tanks français marqué par la permanence du rôle de l’administration centrale dans la production des savoirs de gouvernement
Voir par exemple, l’annuaire des think tanks proposé par Pierre-Emmanuel Moog qui recense 55 think tanks en France. Pierre-Emmanuel Moog, les groupes de réflexion et d’influence en Europe, L’Express éditions, 2008.
Catherine Comet, « Les think tanks en France, lieu de prédilection des interdépendances entre économistes et dirigeants dans la conception de l’action publique », Politix, 2021, n° 134 (2), pp. 59-83.
Kevin Brookes, Benjamin Le Pendeven, l’État innovant (1) : Renforcer les think tanks, Fondapol, 2014, p. 8.
Francis Charhon, la philanthropie. Des entrepreneurs de solidarité, Fondapol, 2012, p.17.
L’émergence des think tanks en France est bien plus récente que ce que nous avons pu observer aux États-Unis. En France en effet, les think tanks émergent principalement à partir des années 1970. Les années 1990 se caractérisent quant à elles par une accélération de la création des think tanks ; le début des années 2000 représentant un pic dans l’émergence de ces organisations. Aujourd’hui, le paysage des think tanks français témoigne de la diversité des domaines de politiques publiques pris en charge. Bien qu’il n’existe pas de recensement officiel du nombre de laboratoires d’idées en France, plusieurs tentatives de recensements mettent en avant l’existence d’une cinquantaine de think tanks24.
Bien que les think tanks se soient développés en France depuis les années 1970 et que certains d’entre eux soient parvenus à atteindre une légitimité et une visibilité importantes au sein du débat public et auprès des acteurs politiques, leur influence et leurs moyens demeurent bien moindres par rapport à leurs homologues nord-américains. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer la moindre centralité des think tanks français par rapport aux think tanks américains. L’un des facteurs mis en avant par la littérature est le caractère fortement centralisé de l’État français, qui se caractérise en effet par une administration centrale stable et en très large partie indépendante de l’évolution de la vie politique nationale. La production d’expertise demeure interne à l’administration elle-même. Les hauts fonctionnaires et les ingénieurs appartenant aux grands corps de l’État ne sont pas, pour la majorité, nommés à leur poste par le pouvoir politique. Ainsi, contrairement au cas américain, l’administration fonctionne de manière indépendante de la vie politique nationale. Aussi, la logique de corps témoigne-t-elle de la relative fermeture de la haute administration à des expertises produites par des organes qui lui seraient extérieurs.
Cette conception de l’administration s’inscrit dans la volonté, explicitement affirmée à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, de produire l’expertise nécessaire au pilotage des politiques publiques de manière centralisée au sein d’organismes publics. Certains organismes, tels que le Plan, l’Insee et la Direction de la prévision, appuyés par des instituts spécialisés tels que le CNRS ou l’Université, monopolisent la production d’expertises. Cette expertise interne à l’administration et réalisée à travers les corps d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires témoigne de l’incorporation des enjeux et des compétences techniques au sein de l’État. Cette caractéristique politico-institutionnelle française est à remettre dans le contexte de la période dite des « Trente glorieuses » et de l’établissement d’un consensus au sein des élites sur la nécessité pour la France de rattraper son retard industriel. Se répand alors au sein des élites administratives et scientifiques un ethos modernisateur construit autour de la conviction que la modernisation ne peut se faire à l’extérieur de l’appareil étatique. La centralisation apparaît ainsi comme un critère d’efficacité. Néanmoins, le monopole de la sphère étatique dans la production d’expertise économique se brise dans les années 1980 pour deux raisons25. La première réside dans le fait que l’État, dans un contexte d’influence croissante des politiques néo-libérales et de remise en cause des politiques keynésiennes, va déléguer certaines expertises à de nouvelles organisations privées à travers des subventions et des commandes publiques. Dans le même temps, un régime fiscal avantageux est mis en place pour les fondations et les associations reconnues d’utilité publiques. L’influence des politiques néolibérales et du nouveau management public conduisent à la progression de l’idée selon laquelle la centralisation étatique peut constituer un frein à l’efficacité de l’action publique. Dans ce contexte, de nouvelles organisations sont créées sous le gouvernement de Raymond Barre (création de l’OFCE en 1971) et viennent remettre en cause le monopole de l’Insee. Lionel Jospin décide par la suite, à la fin des années 1990, d’octroyer des financements publics à plusieurs fondations politiques associées à un parti. Les partis politiques, influencés par le contexte anglo-américain et européen, vont dans les années qui suivent être incités à créer leur propre think tank. Mais le consensus autour de la supériorité supposée de l’expertise interne à l’administration au sein de l’arène politico-administrative demeure. Le maintien de ce consensus témoigne de l’existence d’une « dépendance au sentier », en ce sens que l’élaboration des politiques publiques suit la croyance, envisagée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, selon laquelle l’efficacité de l’action publique provient de la centralisation de son élaboration parmi les hauts fonctionnaires. À ce titre et comme l’indiquent Kevin Brookes et Benjamin Le Pendeven dans une précédente note parue en 2014, en France, « l’évolution des politiques publiques est davantage liée aux transformations des représentations des hauts fonctionnaires qu’à la confrontation d’idées et de propositions élaborées par des représentants de la société civile. La résilience de la haute administration – et l’endogamie qui la caractérise parfois – semble ainsi peser particulièrement sur les orientations du pays26 ».
Ce rapport spécifique à l’État et à la centralisation de la production des savoirs de gouvernement marginalise la connaissance produite à l’extérieur des institutions étatiques, dont celle produite par les think tanks. La mainmise de l’État sur la production de l’expertise gouvernementale, incarnée par des institutions possédant un quasi-monopole sur la définition, l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques, explique le faible poids de la philanthropie en France et donc d’une source de financement potentielle pour les think tanks. L’État exerce en effet un fort contrôle sur les fondations, tant sur leur mode d’organisation que sur leur mode de financement et n’encourage pas la philanthropie à travers la mise en place de mesures fiscales incitatives27. La permanence d’une tradition jacobine au sein des gouvernants conduit au maintien d’une défiance, parfois très forte, envers tout corps intermédiaire.
Le rôle du patronat dans la naissance des premiers grands think tanks français
Si, comme nous l’avons vu, le contexte politico-institutionnel français est loin d’être favorable à l’émergence des think tanks malgré l’existence d’une tradition de sociétés et de clubs politiques, un développement des laboratoires d’idées est néanmoins observable depuis les années 1970 et notamment à l’initiative du patronat. Ainsi est créé en 1975 l’Institut de l’entreprise par plusieurs grands représentants du patronat français tels que le PDG de L’Oréal et du Centre national de propriété forestière (CNPF). Quatre ans plus tard, en 1979, l’Institut La Boétie est créé à l’initiative du comte de la Rochefoucault, président du Congrès international des centres commerciaux. Ces think tanks sont alors appréhendés comme des lieux de dialogue entre dirigeants d’entreprises et économistes. Ils sont également perçus comme des arènes susceptibles de promouvoir des politiques publiques libérales après le déclin des idées keynésiennes à l’issue des crises des années 1970. D’autres think tanks sont fondés à l’initiative d’intellectuels ; tel est le cas de l’IFRI, fondé par Thierry de Montbrial en 1979.
Remarquons par ailleurs que l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 renforce cette tendance. En effet, comme le souligne la sociologue Catherine Comet28, l’arrivée de la gauche conduit certains dirigeants d’entreprises à créer leur propre think tank afin de coordonner et de défendre leur vision libérale de l’économie. C’est par exemple dans ce contexte que Claude Bébéar crée en 1982 le club patronal Entreprise et Cité. Dans leur ouvrage, Boucher et Royo indiquent par ailleurs que ce moment caractérisé par le fort ancrage du patronat dans la création des think tanks se poursuit au début des années 2000. Les auteurs précisent à cet effet qu’« à partir des années 2000, les grands patrons français se lancent à leur tour dans l’aventure, face à ce qui est ressenti par beaucoup comme une sorte de flottement de la puissance publique devant les problèmes de société suscités par l’immigration, la mondialisation29 ». C’est en effet au début des années 2000 que sont créés, par deux grands patrons, l’Institut Montaigne, en 2000 par Claude Bébéar et la Fondapol, en 2004 par Jérôme Monod, ancien dirigeant de la Datar puis de la Lyonnaise des Eaux.
Aujourd’hui, le paysage des think tanks français est diversifié et regroupe des organismes spécialisés dans un large éventail de politiques publiques. Bien que l’influence des think tanks français soit moindre que celle de leurs homologues américains, certains d’entre eux, notamment les plus anciens, sont parvenus à s’imposer comme des acteurs importants dans la diffusion d’idées et à s’immiscer dans le champ politico-médiatique.
Les think tanks, piliers du renforcement démocratique
Les think tanks, dans la diversité des sujets et des acteurs qu’ils mobilisent, participent directement à l’impulsion d’un débat démocratique pluraliste et raisonné. Loin des polarisations et de l’instantanéité qu’imposent les réseaux sociaux et parfois même le débat médiatique, les travaux proposés par les laboratoires d’idées s’inscrivent dans le temps long et s’éloignent ainsi d’un débat essentiellement concurrentiel et court-termiste. Leur indépendance leur permet par ailleurs de se mettre à l’écart des influences partisanes. Par leur objectif explicite de pallier les carences de la fonction programmatique des partis politiques et de proposer une alternative aux débats souvent passionnés que suscitent les médias, les think tanks offrent la possibilité d’envoyer un nouveau souffle dans le débat démocratique en proposant des politiques publiques innovantes fondées sur des études étayées scientifiquement et largement diffusées. L’accessibilité de ces études à tous les citoyens contribue à faire des think tanks des lieux majeurs d’informations, d’échanges et de débats pour le public.
Comment renforcer le rôle des think tanks en France aujourd’hui ?
« En limitant les moyens des laboratoires d’idées, l’État restreint sa propre action et son influence », le Monde, 10 novembre 2023 [en ligne].
Ibid.
Daniel Bernard, « Les ultimes négociations auprès de Matignon pour financer les think tanks », la lettre, 9 mai 2023 [en ligne].
le Monde, op. cit.
Si, comme nous l’avons vu précédemment, il est inexact d’affirmer que les think tanks français seraient la simple résultante d’une importation tardive du modèle anglo-saxon des « laboratoires d’ idées », il convient de remarquer que ces organisations souffrent, en France, de plusieurs difficultés qui freinent leur développement et leur capacité à produire des études d’envergure et de long terme nécessitant des budgets conséquents, à l’instar des productions que peuvent réaliser leurs homologues nord- américains, britanniques ou allemands par exemple. Une situation ambiguë semble alors dominer l’univers des think tanks français. Alors que leur nombre n’a cessé de croître depuis les années 1970 et plus particulièrement depuis les années 2000 et que leur visibilité s’est accrue en raison de la diffusion de leurs travaux et des relations plus étroites qu’ils entretiennent avec l’arène médiatique, ils demeurent confrontés à des difficultés budgétaires importantes et à un déficit de légitimité auprès du pouvoir politique et administratif. Cette situation paradoxale conduit à interroger le rôle des think tanks en France et les moyens que les pouvoirs publics sont prêts à leur octroyer.
Une tribune parue dans Le Monde en 2023 dénonçait le « retard français » en matière de financement des laboratoires d’idées. Les signataires rappelaient notamment que potentiel majeur des think tanks dans l’élaboration des politiques publiques nationales et européennes30. Cependant, la politique française relative aux think tanks est singulière en Europe. Alors que, comme nous l’avons vu précédemment, les députés du Bundestag votent annuellement un budget spécialement consacré aux think tanks et que celui-ci est en augmentation de 110% depuis 20 ans31 pour dépasser les 500 millions d’euros annuels, en France, le budget alloué aux think tanks ne dépassait pas 7 millions d’euros en 202332. Par ailleurs, en France, ce budget ne fait l’objet d’aucun vote mais est alloué à la discrétion du chef de cabinet du Premier ministre. Les critères d’allocations des dotations publiques aux think tanks demeurent flous et ne semblent pas être définis sur des critères objectivés. Or, il s’agit là d’un frein à la fois au développement des laboratoires d’idées mais également à la confiance que les citoyens peuvent leur témoigner, l’absence de clarté sur l’allocation des financements étant toujours source de méfiance.
Se demander comment la puissance publique peut renforcer le rôle des think tanks implique d’abord de se demander pourquoi une telle mesure serait bénéfique. La prise en compte du rôle des think tanks dans la vie politique et démocratique française semble renvoyer à un triple enjeu. Il y a d’abord un enjeu démocratique. Les think tanks, à travers la diversité des enjeux dont ils se saisissent, la diversité des acteurs qu’ils mobilisent et la rigueur de leurs travaux pourraient constituer un pilier majeur de la bonne tenue d’un débat démocratique fondé sur des arguments rationnels. À rebours de la tendance engagée par les réseaux sociaux où le poids de la post-vérité et des argumentaires fondés sur les émotions ne cesse de s’accroître, les think tanks pourraient représenter des acteurs de premier plan dans le maintien d’un espace public tel que l’entend Habermas.
Les politiques de financement et de soutien des think tanks sont des enjeux importants pour l’action publique. Le financement public des think tanks permettrait en effet d’assurer la permanence d’une production d’idées innovantes ainsi que leur vulgarisation et leur diffusion au sein du débat public. En ce sens, l’investissement public dans les think tanks pourrait être un moyen efficace, pour l’État, de bénéficier d’une multitude d’expertises dans l’ensemble des domaines des politiques publiques et d’accroître l’efficacité de l’action publique. La tribune parue dans Le Monde indique que le sous-investissement de l’État français dans les think tanks peut faire courir à la France « le risque d’une “relégation” en matière d’innovation et de recherche, d’information et de vulgarisation, concernant les politiques publiques nationales et européennes33 ». Aussi, l’enjeu du financement des think tanks – et des laboratoires universitaires par ailleurs – est un élément constitutif de la souveraineté française en matière d’innovation intellectuelle. Ces financements contribuent au rayonnement intellectuel de la France en favorisant l’innovation et l’échange d’idées entre pays via l’organisation de colloques, de publications inter-think tanks et d’évènements divers. Renoncer à financer de telles actions revient à retirer à la France une partie de son soft power et à laisser planer le risque d’un retard dans sa capacité d’innovation. Le soutien financier des think tanks par l’État relève aussi d’un impératif stratégique pour celui-ci, en assurant à la fois un certain équilibre entre ces organisations, tant du point de vue des secteurs d’expertise qu’elles occupent que des types de recommandations qu’elles élaborent.
Ce financement public pourrait passer par la mise en place d’un fond annuel déterminé et voté par les parlementaires après audition des directeurs des think tanks. Ce fond ainsi déterminé de manière transparente permettrait d’assurer aux think tanks la stabilité et la pérennité d’une partie de leurs dotations et de lever les suspicions susceptibles d’émerger chez les citoyens quant à l’origine de leurs financements. Par ailleurs, des mesures législatives pourraient êtres prises dans le but d’accroître le poids de la philanthropie dans le financement des think tanks. De telles mesures viseraient notamment à inciter les entreprises à financer les laboratoires d’idées par le biais d’une défiscalisation des dons.
Conclusion
Les think tanks constituent ainsi des organisations singulières susceptibles d’offrir des expertises complémentaires et peut-être alternatives à celles produites par l’administration centrale, laquelle exerce toujours en France un poids majeur dans l’élaboration des politiques publiques. Mais l’étude du rôle des think tanks laisse entrevoir le potentiel que revêtent ces structures dans la vie démocratique d’une société. Outre leur rôle de pilier du débat public, les think tanks offrent en effet la possibilité à des membres issus de la société civile de faire valoir leurs expertises. Ils permettent dès lors d’ouvrir le débat sur un enjeu donné à une pluralité de points de vue. Les think tanks ont un rôle à jouer dans la définition de politiques publiques innovantes visant à répondre à des enjeux couvrant l’ensemble des domaines des affaires publiques.
Pour qu’ils parviennent à jouer pleinement ce rôle, les pouvoirs publics français pourraient s’inspirer des mesures de soutien aux think tanks mises en œuvre en Europe. Le cas allemand, où les budgets alloués aux think tanks sont déterminés par la commission du Budget du Bundestag puis soumis au vote des députés chaque année, apparaît particulièrement inspirant. Toute mesure visant à pérenniser et à renforcer le rôle des think tanks permettra de répondre à des exigences démocratiques ainsi qu’à des enjeux de souveraineté en matière de production d’idées innovantes.
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