Libérer l'islam de l'islamisme
Introduction
L’Islam est l’otage de l’islamisme
L’Islamisme est une dérive dominante de l’islam : quelques définitions
Islam et islam
Islamisme (islam politique)
Le Tamkine
Jihadisme
L’islamisation est la philosophie sous-jacente du tamkine
L’islam politique, de sa génèse à aujourd’hui
Au coeur de la France et de l’Europe, l’islam politique vise l’avenir
Notre tâche : libérer l’islam de l’islamisme
Conclusion
Recommandations
Pour une charte républicaine solennellement ratifiée par les gestionnaires des lieux de culte musulman.
Les mosquées doivent redevenir le lieu d’un exercice paisible du culte musulman.
Imaginons une grande faculté de théologie musulmane.
Dissocier l’apprentissage de la langue arabe de l’enseignement de l’islam.
Un moratoire sur l’enseignement privé musulman.
Faut-il tolérer le financement étranger des établissements scolaires musulmans privés, avec ou sans contrat d’association avec l’État ?
Accroître très sensiblement la surveillance des flux d’argent et de leurs usages.
Empêcher que les administrations et autres services de l’État (CAF, mairies etc.) ne subventionnent des associations islamistes qui se présentent sous couvert de la catégorie « associations culturelles ».
Dans les médias, il importe de sensibiliser les journalistes à la nécessité de donner la parole aux musulmans porteurs du discours réformiste.
Il est devenu urgent d’organiser des états généraux de l’islam.
Résumé
Depuis la mort du Prophète Mohammed, le récit islamiste a kidnappé la foi musulmane, pour en faire un projet politique dominant des esprits et des territoires. Après quatorze siècles, ce même panislamisme s’emploie à imposer son agenda à l’Orient et à l’Occident. Sa branche armée se charge de l’accélérer via une stratégie sanguinaire du « jihad global », considérant l’Europe comme ce « ventre mou de l’Occident ». En France, un tel projet totalitaire, criant systématiquement à l’islamophobie, initie des revendications communautaristes, des radicalisations islamistes et des violences jihadistes. De défi en défi, il met les décideurs politiques et les divers acteurs sociétaux dans une situation embarrassante. Ces derniers se trouvent tiraillés entre le nécessaire sursaut vital pour préserver les acquis démocratiques fondamentaux et la peur de stigmatiser une partie de la communauté nationale, en raison de sa foi religieuse. La décision politique se montre timorée.
Cette note fait le pari de la connaissance comme prérequis fondamental d’une action politique éclairée, visant à réaffirmer l’identité et les valeurs du récit progressiste français et européen, face au péril islamiste voulant ressusciter le Moyen Âge. Elle invite à différencier la foi musulmane du récit islamiste : islam et islamisme ne sont pas synonymes. Cela passe nécessairement par un voyage vers les premiers temps de l’islam politique pour mieux comprendre la genèse et le sens de toutes ses revendications visant à imposer à la République, la visibilité d’une idéologie dans un paysage sécularisé. La France, de par ses valeurs démocratiques universelles et non négociables, issues de la Réforme, des Lumières et de la Révolution française, se trouve en pole position pour impulser cette réforme vitale, mettant en marche ma règle des 3 R : Redéfinir le sacré, Repenser les textes et Réconcilier l’islam avec la modernité et la laïcité. Dix recommandations, à la fin, ouvrent des perspectives.
Mohamed Louizi, auteur de cette note, a précédemment écrit l’essai autobiographique Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans : retour éclairé vers un islam apolitique (Michalon, 2016) et l’ouvrage Plaidoyer pour un islam apolitique (Michalon, 2017).
« Un islam apolitique existe. Cet islam, je l’ai d’abord observé chez mon grand- père, Sidi, mon chibani préféré, jusqu’à sa mort, en 1991. Des souvenirs me reviennent et m’aident à esquisser les contours de cet islam porteur d’espoir et, surtout, d’une vision ancrée dans un humanisme profond. J’avais écrit que si son islam n’était pas consigné dans un livre de propagande, il était en revanche visible et lisible dans son dévouement sincère pour assurer le bonheur de sa famille, l’éducation de ses enfants, le sourire des nécessiteux, le bien-être de son chien, la sérénité de ses vaches, la verdure de son champ, la paix de son voisin, la satiété de ses frères les oiseaux, qui se posaient à côté de lui comme à côté d’un saint François d’Assise, pour picorer ses grains de blé, louer le Seigneur et repartir le jabot plein.
Dans le village de mon grand-père, il n’y avait pas de maison de Dieu, pas de mosquée, pas de mosquée cathédrale, mais il y avait Son âme. Il n’y avait pas de minaret. L’appel à la prière n’avait besoin ni de muezzin ni d’amplificateur. Mon grand-père l’entendait certainement au fond de lui-même, comme une alerte à la conscience pour rester éveillée contre l’asservissement. Lorsqu’il faisait sa prière, il était toujours seul, face au vide, debout dans sa petite chambre. Sa prière, il ne l’exhibait pas devant les autres. Sa voix, lors de sa lecture du Livre saint, ne la transformait pas. Je n’ai jamais entendu Sidi psalmodier à voix haute le Livre saint. Certainement, il considérait que la beauté d’un texte ne venait pas de sa disposition phonique à être chanté, mais plutôt de son pouvoir mystérieux d’enchanter son lecteur, de permettre à son lecteur conscient d’être profondément enchanté. Mon grand-père, comme mon père, ne s’est jamais rendu à La Mecque, peut-être à cause de son diabète, mais le souvenir d’Abraham, de sa paix, était partout dans sa demeure. Il n’avait pas de barbe mais il avait un cœur. Il n’avait pas de déguisement trompeur, il était juste lui-même, sans additifs, sans masque. Il ne prêchait pas par sa voix. Son comportement parlait à sa place.
Ce n’est qu’après sa mort que j’ai découvert que Sidi connaissait le Livre saint par cœur depuis sa jeunesse. »
– Mohamed Louizi
Mohamed Louizi,
Ingénieur – Essayiste.
Ingénieur – Essayiste. Auteur de l’essai autobiographique
Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans : retour éclairé vers un islam apolitique (Michalon, 2016) et de l’ouvrage Plaidoyer pour un islam apolitique (Michalon, 2017).
Gouverner le religieux dans un État laïc
Crise de la conscience arabo-musulmane
La religion dans les affaires : la RSE (Responsabilité sociale de l’entreprise)
La liberté religieuse
Où va la politique de l’Église catholique ? D’une querelle du libéralisme à l’autre
La religion dans les affaires : la finance islamique
Introduction
Voir, par exemple, Sofiane Meziani, « En finir avec la démocratie française », com, 8 avril 2016.
Voir chapitre I.
Voir chapitre II.2.
Hakim El Karoui, Un islam français est possible, Institut Montaigne, septembre 2016.
Hakim El Karoui définit en ces termes la typologie qui ressort de l’étude de l’Institut Montaigne : « L’analyse méthodique des résultats permet d’identifier trois groupes : la « majorité silencieuse », groupe composé de 46% des sondés. Leur système de valeurs est en adéquation avec la société française, qu’ils contribuent d’ailleurs à faire évoluer par leurs spécificités religieuses ; les « conservateurs ». Groupe plus composite, ils composent 25% de l’échantillon et sont au cœur de la bataille politique et idéologique que les propositions de notre rapport doivent permettre de conduire et de Fiers d’être musulmans, ils revendiquent la possibilité d’exprimer leur appartenance religieuse dans l’espace public. Très pieux (la charia a une grande importance pour eux, sans passer devant la loi de la République), ils sont souvent favorables à l’expression de la religion au travail, et ont très largement adopté la norme halal comme définition de « l’être musulman ». Ils rejettent très clairement le niqab et la polygamie et acceptent la laïcité ; les « autoritaires » forment le dernier groupe, soit 28% de l’ensemble. Ils sont majoritairement jeunes, peu qualifiés et peu insérés dans l’emploi. Ils vivent dans les quartiers populaires périphériques des grandes agglomérations. Ce groupe se définit davantage par l’usage qu’il fait de l’islam pour signifier sa révolte vis-à-vis du reste de la société française que par son conservatisme. » Un islam français est possible, Institut Montaigne, op. cit.
Voir « Europe’s Growing Muslim Population », org, 29 novembre 2017.
L’islam politique est incompatible avec les valeurs qui fondent la démocratie française1 : la laïcité, l’héritage des Lumières, les droits de l’homme et du citoyen, les libertés fondamentales, l’égalité homme-femme. L’islam politique promeut un contre-projet de société, un projet stratégique d’« islamisation2 » de la société française, par étapes et par étages, par le haut comme par le bas, sous couvert de l’étiquette « islam modéré » ou « islam légaliste ». Il le déploie dans ses cercles fermés d’endoctrinement idéologique, dans sa littérature abondante, dans ses mosquées et son réseau associatif quadrillant l’ensemble du territoire national, tout comme dans ses établissements scolaires privés, ses rassemblements publics et dans tous les espaces qu’il a réussi à conquérir. Ce contre-projet intégral porte un nom : le Tamkine3.
On est déjà en l’an 3 après Charlie. La vie continue. Chez certains, un peu comme avant ; chez d’autres, pas tout à fait. La crise économique est toujours là malgré les signaux encourageants, indiquant une possible reprise. Les fractures sociales, voire sociétales, se multiplient presque au rythme de l’intensification des actes de la terreur islamiste. Depuis le 7 janvier 2015, le calendrier de cette terreur compte désormais plusieurs dates dramatiques que l’on commémore dans le doute et l’incompréhension. On ne compte plus le nombre de victimes. Il y a celles qui sont assassinées par balles, par agressions au couteau, par attaques au véhicule bélier ou par explosifs, et celles qui ont survécu et qui doivent, seules ou accompagnées, faire face aux traumatismes destructeurs du lien social, de la confiance en l’autre, de la confiance en la société, de la confiance en l’État protecteur.
Quant au nombre de projets d’attentats déjoués et de cellules jihadistes démantelées, les chiffres officiels communiqués par les services de l’État reflètent mal la réalité de leurs actions au quotidien dans ce secteur ultrasensible. Il ne sert à rien d’affoler les citoyens. La communication est maîtrisée. Parfois même, on ne parle plus de « terroriste », mais on préfère le qualificatif « déséquilibré ». On évite les expressions « violences islamistes » ou « jihad armé », on leur substitue le terme neutre de « radicalisation ». La volonté compréhensible de ne pas sombrer dans les amalgames empêche de nommer le réel même lorsque l’on s’accorde sur l’identification des racines qui l’alimentent et les dangers qui le menacent.
Dans ce contexte de méfiance palpable, l’unité nationale vient, s’installe le temps de l’émotion, de l’indignation, des bougies, de l’extinction des lumières de la tour Eiffel en hommage aux victimes, et puis, elle s’en va. Le citoyen, à l’heure des réseaux sociaux, s’informe, loin du récit médiatique officiel qui ne le convainc pas. Il finit par trouver ailleurs ce qu’il cherche : des réponses. Peu importe si ces réponses sont authentiques ou si elles relèvent de la pure propagande et des fake news. L’idée que l’on cacherait des choses s’installe dans les esprits au fur et à mesure du déroulement du calendrier de la violence islamiste.
Le citoyen va encore au-delà du simple besoin de réponses à ses interrogations. Il attend le moment de l’expression par les urnes pour dire, avec un bulletin, ce qu’il ne peut pas dire autrement, lorsqu’il ne décide pas de s’abstenir. Cela s’exprime clairement dans les bureaux de vote. Le 7 mai 2017, au second tour de l’élection présidentielle, le Front national a obtenu 34% des suffrages exprimés (plus de 10,6 millions de voix), alors qu’au second tour de 2002, il n’avait obtenu que 17,79% des suffrages exprimés (5,5 millions de voix). Il y a déjà quinze ans, le résultat était considéré très alarmant ; aujourd’hui, ce qualificatif paraît désuet ou inapproprié : un seuil est franchi. Comment ne pas comprendre que l’islamisme favorise la montée en puissance des partis populistes ? Comment ne pas comprendre que, de fait, l’islamisme constitue ou alimente ainsi le principal assaut contre les libertés démocratiques depuis l’effondrement des totalitarismes ?
C’est notamment par ce type d’inquiétude que s’installe dans le débat public le thème de « l’identité nationale », non pas qu’il soit « la » priorité des priorités, mais il exprime une crainte quant à l’avenir et au devenir même de la France, société et État, au sein d’une Europe qui se pose quasiment les mêmes questions, avec les mêmes inquiétudes, et qui voit se développer en son sein des discours extrémistes. Les études se suivent et se ressemblent. En septembre 2016, l’Institut Montaigne indiquait que 25% des citoyens français musulmans étaient « conservateurs » et que 28% étaient « autoritaires4 ». Selon le rapport, les musulmans « autoritaires » et les musulmans « conservateurs » désignent deux formes problématiques de rapport à l’islam5 dont le total forme un bloc majoritaire (53%) au sein de la population musulmane. Récemment, c’est l’institut américain Pew Research Center qui a dévoilé les résultats de ses prévisions sur l’évolution de la démographie musulmane en France et en Europe, en fonction de trois hypothèses migratoires : nulle, moyenne et haute6. On y apprend qu’à l’horizon 2050, la présence musulmane en France représenterait, selon les cas, entre 13 et 18% de la population. En Europe, on serait presque dans les mêmes proportions.
Ainsi, si les « conservateurs » et les « autoritaires », au sens de l’Institut Montaigne, qui inquiètent déjà par leurs revendications politiques communautaristes, exigeant toujours plus d’accommodements de la laïcité à leur vision politico-religieuse et à leur visibilité dans l’espace public, prennent davantage l’ascendant sur les autres citoyens musulmans – cette « majorité silencieuse » s’élevant à 46%, à l’horizon 2050, avec une population musulmane plus nombreuse, on peut imaginer l’intensification des fractures au sein de la société. On peut légitimement se poser la question de savoir ce qu’il restera de la laïcité française, de son modèle presque unique au monde, et de l’esprit républicain unissant la communauté nationale des citoyens sur la base de ce qui rassemble et non sur la base de considérations communautaristes qui divisent.
Les « conservateurs » comme les « autoritaires » découlent d’une « islamisation » menée depuis une quarantaine d’années par des acteurs islamistes, notamment par les Frères musulmans et des mouvements salafistes, dans tous ces « territoires perdus de la République ». Les inquiétudes d’une bonne partie des citoyens français sont donc légitimes. Mieux, on doit y répondre sans trop tarder, certes sans dramatisation ni stigmatisation, mais sans angélisme non plus, et en commençant pas cesser de présenter favorablement ceux qui sont en réalité les agents de l’islam politique à l’échelle locale, nationale et européenne.
L’Islam est l’otage de l’islamisme
Voir Hosham Dawod, « “Le management de la sauvagerie” : le livre qui a inspiré l’État islamique dans son expansion par la violence extrême », fr, 22 novembre 2015.
Voir Cerise Sudry-le-Dû, « On a lu pour vous le livre de chevet des jihadistes », com, 29 novembre 2015.
Aujourd’hui, malgré la multiplication des revendications islamistes, défendues corps et âme par les agents politiques d’une première stratégie frérosalafiste et longtermiste, de nature soft power et malgré les attaques terroristes perpétrées sur le sol français et européen par les agents jihadistes d’une deuxième stratégie frérosalafiste complémentaire et très courtermiste, dite « management de la sauvagerie7 » ou « gestion de la barbarie8 » (concept d’un certain Abou Bakr Naji), la réaction de la communauté nationale et européenne demeure globalement digne, pacifique, non violente et, jusqu’à présent, le mécontentement ne s’est encore exprimé que par les urnes. Néanmoins, la peur, le doute, l’incompréhension s’installent durablement. On pose peut-être les bonnes questions, mais on ne parvient pas, pour diverses raisons, à trouver le chemin du salut durable en y répondant sans complexe. La confusion règne à côté de l’hésitation et de l’embarras. Pour les uns, l’État capitule. Pour d’autres, il s’acharne. En effet, la question passionnée de l’islam, en général, clive toujours. La République croit offrir une place honorable à l’islam, elle cède en vérité du terrain à l’islamisme. Elle quitte des quartiers, l’islamisme s’y installe. Elle autorise des mosquées, l’islamisme s’y propage. Elle finance des écoles privées sous contrat d’association, l’islamisme y endoctrine sa relève. L’islamisme avance. L’État recule. Celui-là sait se plaindre, en victime coutumière, celui-ci lui octroie davantage de pouvoir. Lorsque la République s’appuie sur la Constitution, rappelle le cadre laïc de la loi républicaine, l’islamisme crie à l’islamophobie. Entre « islam » et « islamisme », la pauvre Marianne perd vraiment son… français !
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », disait Albert Camus. Entretenir l’amalgame entre « islam » et « islamisme », ou nier l’existence de l’un ou de l’autre, c’est en ajouter à celui de Marianne et de ses musulmans, en premier lieu. Ceux-là ne sont pas tous des islamistes, bien que la foi musulmane demeure, hélas, prise en otage par les islamistes. Il est donc plus qu’urgent de mieux comprendre pour mieux agir.
Ainsi, la présente note prend le risque d’expliquer, dans la nuance et au-delà des discours habituels, ce contre-projet islamiste qui gagne du terrain, jour après jour, en vue du fameux Tamkine. Le décideur politique, économique, social, ainsi que tout acteur soucieux de préserver le pacte républicain et laïc, trouvera dans ce qui suit le sens et les détails de ce contre-projet de société que mène l’islamisme, celui des Frères musulmans en particulier, son adaptation pragmatique au référentiel français, et aussi son évolution. Le lecteur est ainsi invité à remonter le temps pour saisir l’essence même de cet islamisme, depuis les trois premiers siècles fondateurs jusqu’à nos jours. On comprendra, en effet, qu’en dessous du label « islam », il est plutôt question, sauf exceptions, d’un « islam califal » conquérant, et non d’un « islam prophétique », apolitique, libérateur de l’humain et pacificateur de ses relations sociales avec son environnement.
On se rendra compte qu’en France on a laissé prospérer, depuis le milieu au moins des années 1970, ce vieil islam conquérant qui refuse de faire son aggiornamento, malgré la succession des événements dramatiques trouvant racine dans ses textes fondateurs. Beaucoup d’hypocrisies se sont exprimées pour l’absoudre et, par là même, pour faire porter le chapeau à d’autres causes – les complots, l’histoire coloniale, la géographie, la politique, la sociologie, le social, l’économie, les médias, les services secrets, les conflits internationaux ou même le réchauffement climatique… Ce vieil islam conquérant qui se présente délibérément sous le statut de victime de tout mais coupable de rien. En rupture avec des textes fondateurs qui rejettent la victimisation et qui prônent la responsabilité individuelle sur les actes. Alimentant des religiosités dites populaires et en marginalisant d’autres, il compte sur la naïveté silencieuse des fidèles, pour donner de la voix aux discours communautaristes victimaires les plus insidieux. Cette instrumentalisation de la foi, aux diverses expressions spirituelles, sert à imposer in fine, à petites doses, une loi autre que celle de la République. Il colonise des mosquées, profite du temps de la prière du vendredi pour permettre à des tribuns islamistes de dérouler les constantes d’un projet politique, d’un contre-projet de société, voire de civilisation.
Oui, il y a un problème relatif à ce vieil islam conquérant. Ce problème peut être identifié comme étant l’idéologie de l’islam politique, que j’ai connue et étudiée très attentivement, et non seulement dans sa dimension violente. C’est, d’une part, au nom de ma citoyenneté, constatant le surgissement croissant d’exigences et de revendications formulées au nom de ce vieil islam conquérant, et, d’autre part, au nom de ma foi intime, hélas « kidnappée » par les islamistes, que j’aimerais plaider, librement, la cause d’un autre islam dépolitisé, désarmé et non violent, un « islam apolitique ».
Le vœu que je forme ? J’espère pouvoir inviter mes coreligionnaires à oser la réforme qui s’impose. Il est temps d’ouvrir le champ de la réflexion et de l’introspection sans tabous, en direction des projections cultuelles et culturelles de cette foi au quotidien qui alimentent des revendications telles que halal, voile, burkini, sépulture, mariage mixte, mutilations génitales, etc., et qui provoquent des polémiques qui divisent. En direction également des fondements mêmes de ce vieil islam, en le débarrassant, sans trahir ses bases humanistes et ses principes universels, du poids de l’histoire et de l’inertie des traditions culturelles locales.
À terme, on doit pouvoir faire la différence entre la foi musulmane et ses récits pluriels. Entre l’islam ou les islams et l’islamisme. Entre l’expérience métaphysique et les enveloppes historiques et idéologiques qui aspirent depuis toujours à la contrôler. Car tout n’est pas islam. Car l’islam n’est pas tout. On comprendra, je l’espère, qu’en France et en Europe, on n’a pas traduit l’islam de la langue arabe. On a traduit massivement des idéologies islamistes. Celles qui, dans le monde arabe, sont sujettes, depuis des décennies, à des critiques acerbes, malgré les risques encourus par tous ces intellectuels courageux qui s’engagent, en dépit des menaces réelles qui planent sur eux.
D’autres récits et d’autres voies sont possibles, je dirais même sont indispensables. Celle que je préconise modestement, tout en connaissant mes limites, compte respecter la conscience et la République laïque. Elle se traduit par la mise en marche de ma règle des 3R : redéfinir le sacré, repenser les textes et réconcilier l’islam, tel que je le comprends, avec la modernité et la laïcité.
L’Islamisme est une dérive dominante de l’islam : quelques définitions
Islam et islam
Le terme « islam », avec une minuscule, est, dans son origine arabe, un vocable polysémique. D’un point de vue sémantique, il a comme synonyme le terme « soumission » mais aussi celui de « paix », entre autres définitions. Quand on en a fait le nom d’une religion à part entière, on a voulu signifier un récit de la foi, basé sur une prophétie, celle de Mohammed ibn Abdellah (Mahomet) et sur un texte révélé, le Livre saint (connu sous le vocable « Coran »), s’inscrivant dans la continuité des autres religions monothéistes, prônant l’unicité d’un Dieu créateur. De ce point de vue, il a ses textes fondateurs, ses traditions, ses pratiques cultuelles, ses rites, ses codes moraux, ses normes, son éthique, son calendrier, son histoire et, pour certains, sa culture et sa civilisation. Cependant, lorsqu’il s’agit d’histoire, de culture et de civilisation, on utilise plutôt le mot « Islam », avec une majuscule.
De la même manière qu’il y a plusieurs récits de la foi – juif, chrétien (catholique, protestant, orthodoxe, anglican…), bouddhiste, etc. –, il y a aussi, à l’intérieur même du récit islamique, plusieurs sous-récits de la foi musulmane stricto sensu, représentés par une diversité de courants théologiques et philosophiques, du plus rationnel au plus mythique ; de sensibilités doctrinales, de la plus tolérante à la plus fanatique ; et d’écoles juridiques, de la plus évolutive à la plus archaïque.
Islamisme (islam politique)
L’islamisme (ou l’islam politique) est l’instrumentalisation de la foi musulmane, depuis la nuit de la mort du Prophète, à des fins de conquête du pouvoir politique. L’islam politique considère Mohammed non seulement comme un prophète et un messager, comme le définit le Livre saint lui-même, mais surtout comme un roi, chef d’État et chef des armées. Qui dit roi dit royaume et, surtout, successeurs. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une (sur)interprétation qu’aucun verset du Livre saint ne vient strictement appuyer. Alors que celui-ci évoque des prophètes-rois (David, Salomon et, à certains égards, Joseph), il ne définit Mohammed que comme prophète et messager, sans aucune dimension relative à la gouvernance politique.
Dès le 8 juin 632, date de la mort du Prophète, lequel n’a laissé aucun testament politique désignant le nom de son successeur, cette interprétation d’un rôle politique de Mohammed s’est imposée. Sa première expression fut la mise en place du premier califat de l’histoire et la désignation d’un premier calife. Ce jour-là, le Prophète est mort et le calife est né. Treize siècles plus tard, en 1928, après la chute du califat ottoman, les Frères musulmans décidèrent, depuis l’Égypte, d’œuvrer à l’échelle de chaque pays arabe à rétablir à nouveau ce qu’ils désignaient par l’expression « califat islamique ». Ils y travaillent depuis.
Le Tamkine
Pour atteindre le rétablissement du califat islamique, les Frères musulmans ont mis en place un plan stratégique nommé Tamkine, autrement dit une stratégie à long terme visant à « consacrer le pouvoir de Dieu sur la Terre », par étapes et par étages. Pour crédibiliser ce projet, ils tentent de le justifier par des versets et par des hadiths. Quoi de mieux que de faire l’inventaire de tous les passages du Livre saint pour légitimer leurs ambitions politiques ? Dans leurs écrits, par exemple, ils sollicitent les onze passages où l’on cite le Tamkine, souvent sous forme verbale racontant les histoires d’autres peuples anciens ou d’autres prophètes-rois. La notion du Tamkine y est toujours utilisée au sens de posséder un pouvoir politique, militaire, économique ou autre. Les notions de pouvoir et de domination en sont inséparables.
Par ailleurs, dans la littérature contemporaine des Frères musulmans, le Tamkine représente la finalité, tant désirée par ces islamistes, et l’édifice politique que construisent, obstinément, leurs bras depuis 1928. Cela se traduit, dans les faits, par l’atteinte espérée d’un état de domination absolue du califat sur les autres nations, par la double domination du récit islamiste non seulement sur les autres religions mais aussi sur les autres sous-récits (minoritaires ou marginaux) de la foi musulmane elle-même, par l’application de la charia (la supposée loi d’Allah), etc. C’est le but ultime visé par toute action frériste plaidant la prétendue cause de l’islam, pour que cette religion – telle que comprise par les Frères musulmans – domine le temps et l’espace, le présent et le futur, le parlement et la banque, la charité et l’hôpital, l’école et l’entreprise, la maternité et le cimetière.
Chez eux, Tamkine rime avec triomphe, autonomisation, domination, suprématie, victoire et possession, sans partage, du pouvoir politique, pour qu’enfin l’islam sunnite, asharite, salafiste, du haut de sa grandeur fantasmée, domine les cœurs et organise la société selon les lois de Dieu et dans le strict respect de la tradition, la supposée sunna du Prophète.
Pour atteindre cette ultime finalité, les Frères musulmans franchissent quatre étapes successives :
- présentation et propagation de l’islam (tel qu’ils le comprennent, comme religion politique) ;
- choix et sélection des individus (dans les rangs de la prière, dans les rassemblements et dans les classes de cours pour en faire des cadres à placer partout) ;
- affrontement des faiblesses structurelles et corrections des imperfections constatées (pour bien préparer l’ultime étape et combler les carences) ;
- le Tamkine, la domination politique globale par la voie des urnes (ou, si besoin, par la voie des armes).
Le mot Tamkine n’est donc pas un simple vocable neutre. Il représente ce but ultime d’atteindre le cœur du pouvoir politique, non pas en usant systématiquement, comme avant, de la brutalité contre-productive des armes et de la violence pour renverser l’existant et s’asseoir à sa place, mais plutôt en suivant peu à peu un autre chemin proactif, d’apparence démocratique et pacifique, avec une vision stratégique globale sur le long terme. Cette voie possède un cap bien défini, un but clairement identifié, des objectifs pour chaque étape, des moyens évolutifs, des ressources humaines renouvelées et formées, des ressources matérielles et techniques modernisées, des alliances pragmatiques avec diverses sphères et acteurs de la société, des établissements structurés et embellis, des centres spécialisés, des sources de financements stabilisées, diversifiées et internationalisées, des réseaux d’influence étendus et mis à jour selon les couleurs politiques de la saison, des tableaux de bord de supervision systématique, des indicateurs de référence mesurant les écarts à rattraper et les dynamiques à encourager, des grilles d’évaluation périodiquement mises à jour et améliorées, etc. On ne badine pas avec le Tamkine !
Globalement, ce point d’arrivée vise d’abord à la transformation en profondeur des mentalités et des paysages dans le monde arabe et partout ailleurs. Pour atteindre cet état, le point de départ est l’endoctrinement de l’individu (de préférence jeune), puis de la famille, puis du peuple, et ainsi de suite, comme le schématise une pyramide conçue par Hassan al-Banna, le guide fondateur, dans ses « épîtres » (voir graphique 1).
Graphique 1 : La pyramide d’Hassan al-Banna.
On le voit, l’entreprise ne concerne pas seulement les pays arabes mais bien la Terre entière. Là où se trouve une cellule frériste, ce projet est mis en œuvre. Entre 1960 et 1982, les Frères musulmans ont décidé d’internationaliser leur projet islamiste au-delà des pays arabes. Ils ont créé en Europe (Suisse, Allemagne, France, Royaume-Uni et Belgique) de nombreux centres islamistes, affiliés directement ou indirectement au fameux Tanzim Dawli, une structure internationale dont les branches sont implantées partout, dans les cinq continents.
Graphique 2 : Extrait de l’organigramme des structures représentatives des Frères musulmans à l’échelle internationale, européenne et française et les principales organisations des jeunes et des étudiants attachées à chaque échelon.
Voir les sites islamist movements et rosa everyday (en arabe).
Ainsi, en 1992, l’un des stratèges des Frères musulmans, Mohammed Khairat al-Chater, a été arrêté par la police égyptienne dans les locaux de son entreprise d’informatique Salsabîl. Le régime égyptien l’accusait de servir de lien avec ledit Tanzim International des Frères musulmans et de préparer un coup d’État pour renverser le régime d’Hosni Moubarak. Lors de la perquisition des locaux de l’entreprise, la police mit la main sur un document top secret de treize pages, intitulé « Le document du Tamkine »9. Ce document-guide décrivait comment la mouvance d’Hassan al-Banna comptait, déjà en 1992 et dans le secret le plus total, préparer son ascension politique vers le pouvoir suprême à travers la constitution d’un réseau très vaste et hyperstructuré au sein de la société égyptienne. Ce réseau devait être constitué de nombreux établissements indépendants les uns des autres, mais tout à fait communicants : des banques, des sociétés d’investissement, des centres hospitaliers, des écoles, des crèches, etc. Tous ces établissements, précisait le document, devraient servir de moyens de diffusion de l’idéologie des Frères musulmans, à tous les niveaux de la société égyptienne, en attendant l’avènement du jour tant espéré : l’assaut du palais présidentiel. Par ailleurs, cette note secrète préconisait de mieux s’organiser, en interne, d’un point de vue institutionnel, de privilégier l’éducation des jeunes et la formation des prochains cadres élites de la mouvance et d’établir des alliances pragmatiques avec de petits partis politiques pour pouvoir, par la suite, gagner progressivement en influence, au parlement, dans les collectivités territoriales, les syndicats, les médias, au sein des couches populaires, etc.
Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un plan stratégique, bien structuré et lucidement étalé sur plusieurs années. Dès lors, plus besoin de se presser. Pour preuve, le document a été révélé par la presse égyptienne en 1992 dans le cadre de la célèbre affaire Salsabîl. Vingt ans plus tard, Mohamed Morsi est devenu président de l’Égypte, même s’il l’est resté moins d’une année avant d’être renversé par un coup d’État soutenu par la rue. Celui qui avait été choisi, au départ, pour se présenter aux élections n’était autre que Mohammed Khairat al-Chater, celui-là même chez qui ce document stratégique avait été retrouvé vingt ans auparavant. Il avait été remplacé, in extremis, par Mohamed Morsi en raison d’un problème de casier judiciaire.
Le 2 septembre 2013, après la chute de Mohamed Morsi, le journal égyptien El Watan a publié un autre document secret de cette mouvance islamiste, jamais démenti depuis, visiblement rédigé par le bureau du guide suprême, après l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir. Intitulé « Document du Tanzim mondial uni des Frères »10, il expliquait le cadre, l’organigramme international, les moyens et les ressources nécessaires pour que la mouvance puisse enfin recréer un califat islamique. Ce document subdivise le monde en quatre secteurs stratégiques : le secteur Occident, le secteur Afrique, le secteur regroupant le Yémen, les pays du Golfe, l’Iran et l’Afghanistan, et le secteur de l’Irak, du Kurdistan, de la Palestine et de la Syrie. La ville de Londres était désignée pour être le centre de commande du secteur occidental. Le Tamkine doit, selon les rédacteurs, être réalisé dans le strict respect des idées et principes d’Hassan al-Banna et d’autres intellectuels organiques qui ont sacrifié, rappelle le document, leur vie pour ce « noble projet ».
Jihadisme
Voir Mohamed Louizi, Pourquoi j’ai quitté les Frères Retour éclairé vers un islam apolitique, Michalon, 2016, p. 213-237.
Livre saint, 22, 78.
Mohamed Louizi, op. cit., p. 213.
Ibid., p. 215.
Ibid.
Ibid., p. 231.
Tariq Ramadan a préfacé le premier volume des fatwas de Youssef al-Qaradawi, paru en 2002 aux Éditions Tawhid et puis à Gedis (UOIF), et a rédigé la préface et les commentaires du second volume – avant la censure de l’UOIF pour raisons politiques, liées à son engagement au sein du CFCM et sa volonté de masquer cette face obscure de son idéologie –, contenant, entre autres, une fatwa considérant la polygamie comme un « droit à tolérer » et appelant, dans une autre fatwa, les musulmans du monde entier à fournir tous les efforts (jihad) pour résister à l’occupation et libérer Al-Qods (Jérusalem).
Tariq Ramadan, De l’islam et des musulmans, Presses du Châtelet, 2014, p. 127.
Ibid., p. 135.
Ibid., p. 136.
Ibid., p. 145.
Ibid., p. 147
Ibid., p. 159.
Ibid.
Le Livre Saint, communément connu sous le vocable de Coran, est rassemblé matériellement dans une vulgate nommée al-Moshaf . Cette expression ne figure pas, en ce terme, dans le Livre Saint en Celui-ci utilise l’expression « Sohof », qui veut dire « feuillets » comme dans le verset 2 de la sourate 98 :« … un Messager de Dieu, chargé de leur réciter des feuillets exempts de toute souillure ». Dans sa version officielle, connue sous le nom de Moshaf Othmân, la vulgate d’Othmân, le troisième calife, cette vulgate est composée de cent-quatorze sourates (ou chapitres). Quatre-vingt-six chapitres furent révélés à la Mecque, entre 610 et 622 : on les appelle les sourates mecquoises. Vingt-huit chapitres furent révélés à Médine, entre 622 et 632 : il s’agit des sourates médinoises. Chaque sourate est composée de signes (Ayãtes– ) que l’on nomme « versets ». Au total, ce Livre Saint contient 6236 versets dont 74% appartiendraient à la période mecquoise et seulement environ 26%, à la période médinoise.
Les composantes des Frères musulmans, en France et en Europe, se présentent comme porteuses d’un islam « légaliste », « tolérant » et « pacifique ». Toutefois, elles ne rejettent pas pour autant le recours aux armes, au jihad armé, le moment venu. Depuis toujours, les Frères musulmans considèrent que l’usage des armes et le recours à la violence peuvent être sollicités lorsque les autres options ne sont pas opérantes. Ainsi, le jihadisme, à proprement parler, n’est pas, comme on essaie de le présenter, un sous-récit de la foi musulmane à part entière. Il n’y a pas, en islam, une doctrine théologique ou une école juridique qui s’appelle le jihadisme. Ce dernier est uniquement une façon de concrétiser, par les armes, si nécessaire, le projet de l’islam politique, ni plus, ni moins.
Lorsque Hassan al-Banna a fondé la mouvance des Frères musulmans, il l’a dotée, dès ses premières années, d’une branche paramilitaire secrète. Il a certes théorisé, dans ses épîtres, les mécanismes des changements et des transformations pacifiques de toute société selon ses standards idéologiques mais, en même temps, il a laissé à la postérité une lettre intitulée : L’Épître du jihad , dont j’ai ailleurs proposé une traduction intégrale de l’arabe11.
Il faut savoir que le jihad est le quatrième pilier, parmi dix, de l’allégeance aux Frères musulmans, en Orient comme en Occident. Les membres actifs de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), rebaptisée récemment Musulmans de France, lorsqu’ils ont exprimé leur adhésion à cette structure, faisant allégeance à sa doctrine et à sa guidance suprême et jurant obéissance et fidélité jusqu’à la mort, ont reconnu eux aussi ce pilier. Et, dans L’Épître des enseignements , datant de 1938 et demeurant la base idéologique de l’endoctrinement et de l’adhésion à l’UOIF, Hassan al-Banna explique le sens exact qu’il donne au jihad : « Par le jihad, j’entends cette obligation immuable courant jusqu’au Jour de la Résurrection. Le sens même visé par le Messager de Dieu, paix et bénédiction d’Allah sur lui, lorsqu’il dit : “Quiconque meurt sans avoir combattu et sans en avoir jamais eu le désir, meurt en ayant l’un des traits caractéristiques de la Jahilliyyah [paganisme]”. En effet, le premier degré du jihad consiste à expulser le mal de son propre cœur. Le degré le plus élevé est la lutte armée pour la cause d’Allah. Les degrés intermédiaires sont le jihad par la parole, la plume, la main et par le témoignage de vérité face à une autorité injuste. Notre prédication ne peut vivre que grâce au jihad. À la taille du caractère éminent de cette prédication et de son vaste horizon se mesurent la grandeur du combat que nous mènerons pour sa cause, le prix très élevé qu’il faudra payer pour la consolider ainsi que la récompense exubérante promise pour ceux qui y travaillent. “Et luttez pour Allah avec tout l’effort qu’Il mérite12.” Ainsi, tu sauras le sens de notre devise inaltérable : le jihad est notre voie13. »
Hassan al-Banna commence son Épître du jihad par cette affirmation : « Le jihad est une obligation pour tout musulman14 », et il poursuit : « Allah a prescrit le jihad à tout musulman de manière ferme, inéluctable et inévitable. Il en a appelé de Ses vœux vigoureusement. Il a promis une grande récompense aux moudjahidines et aux martyrs. Ne peuvent atteindre cette même récompense que ceux qui œuvrent comme eux et qui les prennent comme modèles à suivre dans leur jihad. Il leur a octroyé, ce qu’Il n’a jamais octroyé à d’autres, à savoir de nombreux avantages spirituels et matériels, dans l’ici-bas et dans l’au-delà. Il a fait de leurs sangs immaculés et odorants la caution de la victoire dans ce bas monde et le titre du succès dans l’autre monde15. » En conclusion, il écrit :
« Chers frères, sachez que la nation qui excelle dans la fabrication de la mort, et qui sait comment mourir honorablement, Allah lui offre une vie généreuse ici-bas et la béatitude dans l’au-delà. L’illusion qui nous a tant humiliés n’est autre que l’amour de la vie d’ici-bas et la haine de la mort. Préparez-vous pour une action grandiose et désirez la mort, la vie vous sera offerte16. »
Ainsi s’exprimait Hassan al-Banna, à son époque, par rapport à sa vision du jihad armé, en mobilisant pour la cause huit versets, plus de trente et un hadiths, dits authentiques ou pas, attribués au Prophète, et en résumant les avis des cinq principales écoles juridiques sunnites. Cette vision n’a jamais été remise en question par les Frères musulmans. Bien au contraire, elle demeure présente dans leur esprit. Après la chute de Mohamed Morsi, en 2013, on a vu comment une bonne partie des jeunes Frères musulmans ont alimenté les rangs des jihadistes au Sinaï et comment d’autres factions fréristes armées, comme l’organisation égyptienne Hasam17, ont commis des attentats en Égypte, ciblant des juges, des soldats et des policiers. Cette organisation frériste vient d’être classée « organisation terroriste »18 par le Gouvernement du Royaume-Uni.
Le déclaratif des Frères musulmans laisse entendre qu’ils rejettent la violence armée. Mais leurs écrits disent tout autre chose. Pour le démontrer, il suffit de lire quelques passages d’un livre du petit-fils d’Hassan al-Banna, Tariq Ramadan19, intitulé De l’islam et des musulmans, publié en décembre 2014, quelques semaines seulement avant l’attentat contre Charlie Hebdo. Cela permet de constater comment l’idéologie frériste, que l’on présente comme fréquentable, justifie le recours aux armes si besoin était. En effet, Tariq Ramadan affirme dans ce livre : « Le jihad est à l’humanité de l’homme ce que l’instinct est au comportement de l’animal20. » Plus loin, il écrit : « La réalité est là : l’homme est un être conflictuel, un être qui s’oppose aux autres21. » Une page plus loin, il affirme encore : « L’Histoire nous prouve que l’être humain est par nature belliqueux et que la guerre n’est rien d’autre qu’une des façons qu’il a de s’exprimer22. » Ailleurs, en jouant sur la confusion intentionnelle des mots jihad/résistance – sans prendre le soin de préciser que résistance n’est pas synonyme de violence (comme le prouve, par exemple, l’expérience de Gandhi) –, il laisse la porte ouverte à l’usage des armes par tout individu :
« Si une femme ou un homme est clairement persécuté pour sa religion, elle ou il a le droit de résister. Cette résistance [jihad] devra être pensée à la mesure de l’oppression ou de la présentation auxquelles on fait face : les armes sont l’ultime recours si toutes les voies sont inopérantes et qu’on se trouve dans une situation de total déni de droit et/ou sous une domination injuste, éradicatrice ou génocidaire. Les musulmans doivent alors agir et résister23. » Ce passage ouvre le champ à toutes les interprétations. Comme si l’on était dans une jungle et non dans un état démocratique qui, de par ses institutions régaliennes (police, justice, armée), interdit à tout citoyen de faire justice lui-même et lui interdit aussi tout recours à la violence. On notera que, dans tous ces passages, Tariq Ramadan ne s’adresse pas au « citoyen » mais au « musulman ». Toute une sémantique.
Un peu plus loin, il écrit : « Il faut donc résister contre toute personne, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit, qui nous dira : “Tu n’as pas le droit de dire qui tu es, tu n’as pas le droit d’exprimer ta foi et tes opinions”. Bien entendu, la paix est notre plus sincère désir ; mais si l’on nous combat avec des armes, il faudra manifester clairement notre devoir de résistance24. » Là aussi, on sait bien à qui il s’adresse, à ce « nous » communautariste, mais on ne sait pas qui il met derrière l’expression menaçante « si l’on nous combat avec des armes ». Dans deux passages, il justifie les attentats-suicides et les attaques visant des civils israéliens : « Pendant des années, la résistance palestinienne ne s’est pas attaquée à des cibles civiles, mais avec l’oppression continue des forces d’occupation israélienne, le déséquilibre immense des forces en puissance et le silence de la communauté internationale, le dernier recours fut les opérations contre les civils25. » Et Tariq Ramadan de rajouter : « Résister au nom de sa foi, de sa conscience humaine, à toutes les oppressions, à toutes les dictatures et aux colonisations injustes, et ce jusqu’au sacrifice de sa vie si nécessaire, est une recommandation forte du message coranique26. » Le propos est loin d’être équivoque.
Le grand-père, Hassan al-Banna, justifiait le jihad armé en 1928. Le petit- fils, Tariq Ramadan, ne dit pas autre chose en 2014. Même discours, dans la continuité : le jihadisme est un outil qui se rajoute à d’autres instruments et modes d’action islamiste, il doit être perçu et analysé comme la poursuite de l’islamisme avec d’autres moyens. Le jihadisme est à l’islamisme ce qu’une branche est à l’arbre qui la produit, qui la nourrit. Toute lutte contre la radicalisation islamiste qui ne tient pas compte de cette continuité idéologique est vouée à l’échec. D’où l’intérêt d’élargir le spectre de sa détection. L’ex-juge antiterroriste Marc Trévidic n’affirme-t-il pas : « Pour nous, le plus dangereux, c’est un mec en costume italien27 » ?
Par conséquent, il faut rajouter au terme « radicalisation », l’adjectif « islamiste ». Au fond, c’est de violence islamiste ou de jihad armé dont il s’agit. Cette violence est dans les gènes de cet islam politique. Depuis les premiers temps fondateurs et des siècles durant, l’islam politique ne pouvait s’imposer et dominer sans le recours systématique à cette dimension violente. On verra dans ce qui suit que, lorsque le deuxième calife a lancé les fameuses « conquêtes », poursuivi plus tard par les Omeyyades, les jihadistes de l’époque ne distribuaient pas des fleurs aux peuples conquis mais les dépossédaient de leurs terres et de leurs biens. Lorsque les compagnons du Prophète se sont disputé le pouvoir politique lors de la fameuse discorde (Fitna), c’est bien cette dimension violente qui a pris le dessus sur toutes les autres considérations confraternelles. Pourtant, ils étaient tous compagnons du Prophète de son vivant !
Quand Hassan al-Banna a fondé sa confrérie, il a choisi comme emblème idéologique « deux sabres croisés en dessous d’un Moshaf28 ». Dans ses épîtres, il n’a cessé de rappeler que les Frères musulmans sont « moines la nuit et cavaliers le jour » . Ainsi, l’adepte de l’islam politique, le Frère musulman, selon Hassan al-Banna, ne peut être que « jihadiste » ou « réserviste » en sommeil éveillé, soutenant par tout moyen le frère jihadiste. Lorsque la situation devient critique, du point de vue de la confrérie, les réservistes doivent aussi porter des armes et combattre.
De mon point de vue, l’islam politique est à n’en point douter un islam fondamentalement jihadiste. La différence entre les jihadistes de l’État Islamique et les autres islamistes est uniquement affaire de degré et non de nature. S’il est souhaitable que le futur ne me donne pas raison, le passé est favorable à mes hypothèses. Il y a peu, le 13 juin 2013, une coalition frérosalafiste présidée par l’Égypto-Qatari Youssef al-Qaradawi a lancé, depuis Le Caire, sous la présidence du Frère musulman Mohamed Morsi, une fatwa internationale rendant « obligatoire », religieusement parlant, le jihad armé en Syrie et appelant les « musulmans », de partout, à s’y rendre à cette fin. Un an plus tard, le29 juin 2014, Abou Bakr al-Baghdadi s’autoproclamait calife à la tête de l’État Islamique. On connaît la suite. Inutile de chercher qui a favorisé l’installation de cette organisation terroriste en Syrie et en Irak tellement la réponse est évidente.
L’islamisation est la philosophie sous-jacente du tamkine
Benmansour, , Cellule de la pensée , en arabe, Al-Europiya , édition FOIE, mai- juin 2006, p.35, (trad. Mohamed Louizi).
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Hassan Al-Banna, 20 principes pour comprendre l’islam, Moncef Zenati, Mediacom, 2004, p.243.
Ibid.
Ibid.
Tariq Ramadan, De l’islam et des musulmans, op. cit., p. 33-34.
Ibid.
Cité in Mohamed Louizi, cit., p. 182.
Ibid , art. 18, p. 7.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid. art, 3, p. 4.
Ibid. art, 5, p. 5.
Musulmans de France, op.cit., art. 4, p. 5.
Le concept d’islamisation est le fils légitime des Frères musulmans qui en ont fait le pilier central de leur idéologie de domination des esprits et de conquête des territoires (Tamkine). Ce concept est né vers la fin des années 1970, dans le contexte arabo-musulman. En effet, après l’échec des projets réformistes des XIXe et du XXe siècles, et la chute de l’Empire ottoman en 1924, le mouvement des Frères musulmans a été créé avec la prétention d’être l’héritier exclusif du mouvement réformiste, en axant son idéologie ultraconservatrice sur l’aspect identitaire et religieux.
Très vite, l’idéologie d’Hassan al-Banna a franchi les frontières égyptiennes, se propageant au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, dopée par le sentiment d’injustice et l’envie de liberté. Aux côtés d’autres mouvements, elle a participé par son discours identitaire mobilisateur à repousser militairement les colonisateurs occidentaux en dehors des nations arabes. La libération étant acquise, les islamistes, eux, n’ont pas eu pour autant ce qu’ils attendaient, à savoir les rênes du pouvoir politique et le rétablissement de la loi dite islamique, mis à part quelques dispositions relatives au code de la famille. Ils n’ont pas eu non plus la reconstitution de l’unité du califat déchu. L’élite arabe de la postcolonisation était presque toute influencée par un mélange de communisme et de libéralisme, et l’islamisme fut repoussé une nouvelle fois loin des sphères du pouvoir. Le modèle moderniste occidental, en revanche, séduisait et marquait des points.
Presque un demi-siècle plus tard, il apparaît que l’élite islamiste était arrivée à la conclusion qu’au-delà de l’aspect revendicatif, rebelle, voire violent de sa stratégie tamkiniste, il manquait une âme philosophique, culturelle, scientifique et intellectuelle à son action politique. Sa littérature, par ailleurs riche en discours moralistes et en diatribes identitaires, revendiquait une vision d’un islam intégral qui serait « la » solution à tous les maux de la société et à tous les défis de l’État. Toutefois, cette même littérature demeurait très pauvre, à bien des égards, et incapable de fonder et de proposer un champ épistémologique cohérent, pluridisciplinaire, capable de fournir une vision philosophique d’ensemble.
Mais, d’analyse en analyse, de colloque en colloque, de livre en livre, cette âme a enfin été retrouvée. Elle porte le nom d’« islamisation de la connaissance » . Si l’un des objectifs est toujours de rattraper le retard civilisationnel accusé face à l’Occident, le but ultime est néanmoins d’atteindre le réveil islamique tant attendu, caractérisé par une puissance politique souveraine et également par un rayonnement culturel qui serait différent du rayonnement moderniste occidental. On pourrait même parler d’antagonisme entre la philosophie de l’islamisation de la connaissance et la philosophie sous- jacente au champ de la connaissance occidentale dans sa diversité, d’autant plus que, dans son discours, l’islamisme se construit sur le rejet de l’Occident – une sorte d’occidentophobie foncièrement endogène.
Alors qu’après des siècles de conflit avec l’Église, le champ de la connaissance en Occident s’est forgé une identité en dehors du champ religieux et dépendant entièrement du sens et de l’expérience, la théorie de l’islamisation de la connaissance, au sens le plus vaste de la connaissance, veut replacer le religieux au centre de celle-ci : aucune connaissance philosophique, scientifique ou autre ne devrait être dissociée de la Révélation divine et de ses interprétations.
Cette Révélation, telle qu’elle est interprétée par les idéologues fréristes, prend le dessus sur la connaissance induite par les seuls moyens du sens et de l’expérience. Le texte religieux, quel qu’il soit, prend le dessus sur l’observation expérimentale. La modernité occidentale étant considérée comme une idéologie non neutre par les islamistes, elle porte selon eux, dans son ADN même, la négation d’un Dieu unique et encourage par conséquent l’athéisme. L’islamisme s’opposant à la modernité occidentale, il n’imagine sa relation avec elle que sous le prisme de la domination ultime, tôt ou tard. En attendant, il prône l’interconnaissance, l’échange interculturel, tout en poursuivant, en douceur, son projet d’islamisation à tous les niveaux de la société, partant de la structure familiale, de la mosquée et de l’école.
La théorisation de ce concept globalisant a été rendue publique en arabe. Dès 1981, un think tank islamiste très influent a porté ce projet : l’International Institute of Islamic Thought (IIIT). Son premier président, Ismail Raji al-Faruqi (1921-1986), était un Frère musulman palestinien, installé de son vivant aux États-Unis, en Pennsylvanie, et auteur d’un livre de référence, Islamization of Knowledge. General Principles and Work Plan29.
Par ailleurs, l’islamisation de la connaissance est non seulement un concept idéologique mais également, comme son titre complet l’indique, une méthodologie et un plan d’action. Sa cible première demeure le domaine de l’éducation et de l’enseignement. Les élèves à l’école, tout comme les étudiants à l’université, ne doivent pas, selon les frères théoriciens, être laissés à l’abandon entre les mains de programmes, d’instituteurs et de professeurs laïcs ou animés par une rationalité à l’occidentale. Tout doit être fait pour l’intégration du concept « islamisation de la connaissance » dès les premières années de l’école et jusqu’à la fin des études supérieures. La rationalité dictée par la modernité occidentale, basée sur le sens et l’expérience, doit être remplacée par une autre rationalité dictée par le contenu du récit islamiste de la foi. Elle lui est soumise, mettant la connaissance religieuse bien au-dessus de la connaissance induite par le biais du sens ou acquise par l’observation et l’expérience.
Cette vision des choses a très vite trouvé sa place dans les écrits et publications des Frères musulmans en France et en Europe. Abdellah Benmansour, l’actuel président de la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE) – l’organe central des Frères musulmans en Europe – et ex-président de l’UOIF, a publié en mai 2006, dans le magazine Al-Europiya , éditée par la FOIE, une tribune en arabe intitulée « Cellule de la pensée » 30.
Il y déplorait l’enfermement de la pensée occidentale dans une grande prison obscure, à quatre murs, chacun construit par un savant occidental, un philosophe ou un scientifique. Selon Benmansour, en 1859, avec sa théorie de l’évolution, Charles Darwin aurait bâti « le premier mur voilant l’horizon de la pensée humaine désireuse de connaître Dieu 31 ». Le deuxième mur aurait été construit en 1864, lorsque Karl Marx a théorisé le matérialisme dialectique, expliquant « le mouvement de l’histoire par la production économique32 ». Le troisième mur aurait été construit en 1895 par Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, qui « explique l’histoire par le besoin de l’homme de vivre en société33 » et considère que le but ultime de l’individu est de « tisser des liens avec autrui pour atteindre le bonheur »34 en dehors de Quant au quatrième mur, il aurait été construit par Sigmund Freud, qui a « expliqué le mouvement de l’histoire par l’instinct sexuel35 ». Le président de la FOIE concluait en écrivant : « Avec la théorie de Freud, la pensée occidentale fut prisonnière définitivement. La civilisation des quatre murs était née. Son objet était de nier toute existence de Dieu dans l’univers, pour que l’homme jouisse du bonheur dans la perversité36 ».
Le guide fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, bien avant Abdellah Benmansour, avait consacré le dix-neuvième de ses vingt principes pour, dit-il, comprendre l’islam sur le thème de « La religion et la science ». Il affirmait, au sujet du conflit entre une vérité scientifique et une règle religieuse : « Si l’une et l’autre ne sont pas des vérités formellement établies, la priorité est accordée au religieux, en attendant de confirmer ou de contredire ce qu’avance la raison37. » L’islamiste égypto-qatari Youssef Al-Qaradawi écrit quant à lui : « La science comporte beaucoup de théories qui n’ont pas atteint le degré de vérité établie. Par exemple, la théorie de Darwin. C’est une simple hypothèse qui n’a pas été prouvée par l’expérimentation. Elle ne peut donc être considérée comme une vérité établie. Il est donc interdit d’interpréter les textes religieux afin qu’ils concordent avec cette théorie qui n’est pas une vérité scientifique38. » Et d’ajouter : « On ne peut interpréter le Coran ou la Sunna afin que leurs textes concordent avec la théorie de Freud en psychologie, ou la théorie de Durkheim en sociologie, ou avec celle de Marx en économie, car toutes ces théories ne sont pas des vérités scientifiques exactes39. » On peut remarquer au passage que les noms des Occidentaux cités par Al-Qaradawi sont les mêmes que ceux cités par Abdellah Benmansour dans sa « Cellule de la pensée ».
Ainsi, le concept de l’islamisation de la connaissance redonne au religieux totalitaire et globalisant, tel qu’il est formalisé par les Frères musulmans depuis toujours, une place d’hégémonie et de validation ou de rejet des résultats d’autres champs de la connaissance humaine. Le texte devient le maître. Et la raison, l’esclave. Tariq Ramadan nomme ce modèle « révolution copernicienne40 », idée avec laquelle il aimerait révolutionner le champ du savoir et la réalité, en Orient comme Occident. Selon sa conception de sa dite « réforme radicale41 », c’est la réalité qui doit s’adapter aux constantes des textes supposés sacrés, immuables, incontestables, définitifs et décisifs, et non pas l’inverse. Il faudrait donc agir, selon lui, sur la réalité à partir des textes sacrés et non pas agir sur les textes sacrés à partir de la réalité. C’est le Soleil (des réalités occidentales transformables) qui doit tourner autour de la Terre (des textes frérosalafistes sacrés immuables), et non pas l’inverse.
Force est de constater que cette vision idéologique nourrit tous les projets islamistes des Frères musulmans en Occident. Depuis plus de trente ans, ces islamistes s’attaquent à la jeunesse, d’abord par le biais des écoles coraniques, d’apprentissage de la langue arabe et des associations culturelles et sportives. Depuis plus d’une décennie, la cible prioritaire est la jeunesse scolarisée au sein de l’enseignement privé dit « musulman », avec ou sans contrat d’association avec l’État. Dans un article de L’Express de 2015, on pouvait lire ce passage très significatif : « Pour Amar Lasfar, président de l’UOIF, après la focalisation sur la construction des mosquées, “l’ère de l’école est venue”. Plusieurs cadres de l’UOIF se trouvent aujourd’hui à la tête d’écoles musulmanes42. » Effectivement, l’islamisation de la connaissance privilégie le formatage idéologique des enfants dès leur premier âge. Dans un rapport officiel et confidentiel de la Ligue islamique du Nord (LIN), datant de 2005, signé par Amar Lasfar et résumant sa vision islamiste de l’école coranique et arabe, il est écrit : « Cette institution doit être une de nos préoccupations majeures. Elle est l’un des lieux de renouvellement de notre potentiel humain. Elle est le terrain de culture de nos idées et de notre pensée. Elle est l’institution qui héritera de nos acquis pour en faire un avenir meilleur43. » D’autres structures (économiques, sociales, caritatives…) et supports (magazines, sites Internet, vidéos, réseaux sociaux, manifestations…) diffusent ses standards idéologiques.
Quand on dit que le projet des Frères musulmans est un contre-projet de société, un contre-projet de civilisation, cela ne relève pas d’un fantasme mais d’une mise en perspective de cette dimension philosophique qui sous-tend toutes les activités islamistes et agit masquée, voilée, en profondeur. En ce sens, l’islamisation est une vision de la société et de l’État diamétralement opposée à une vision basée sur la sécularisation. Fondée sur l’héritage de la Réforme et de la Révolution, cette dernière s’est construite au fil d’un processus historique de transformation de la société et de l’État. « L’Église chez elle, et l’État chez lui », s’exclamait ainsi Victor Hugo en 185044. L’aboutissement démocratique de cette vision séculière a trouvé un compromis, non sans difficulté, le 9 décembre 1905, définissant un cadre normatif pacificateur, nommé laïcité, séparant les ordres, celui des Églises, d’un côté, et celui de l’État, de l’autre. Faudrait-il toucher à ce cadre pour le réadapter à la réalité d’un islamisme conquérant ? Ou, au contraire, faudrait-il contraindre l’islamisme conquérant à abandonner son contre-projet de société et à se conformer, sous la contrainte, aux règles de la République ?
Une chose est certaine, les Frères musulmans peuvent muer au gré des événements. C’est ainsi que dernièrement, ils ont eu l’idée de se rebaptiser Musulmans de France45 au lieu d’UOIF en tentant une OPA sur les Français musulmans. Peut-être les Frères musulmans de France pensent-ils « redorer leur image46 » pour faire face à la succession de scandales et d’invitation à des rassemblements de frérosalafistes jihadistes internationaux alors que la France était toujours en état d’urgence. Dans la foulée de ce changement de nom, ils ont publié leur « Charte des valeurs et principes47 » qui devait normalement définir les « nouvelles » orientations des Frères musulmans français. Résultat : l’expression « loi de 1905 » n’apparaît nulle part, tout comme l’expression « liberté de conscience ». Au sujet de la laïcité, ils appellent dans cette charte « au respect des principes de la laïcité tels que définis dans les textes fondateurs de la République française et qui se fondent sur la tolérance, l’ouverture, l’acceptation de l’expression religieuse individuelle et collective, et qui garantissent la liberté d’expression et d’exercice du culte48». Ils disent adhérer « pleinement au principe de neutralité de l’État à l’égard des religions49 ». Ils appellent à garantir « à chaque citoyen de pouvoir exprimer ses convictions et pratiquer son culte, individuellement et collectivement, en privé et en public, conformément aux dispositions des droits de l’Homme et des conventions européennes et mondiales50 ». Mais, à aucun moment, il n’est fait mention expresse de la loi du 9 décembre 1905, dite de séparation des Églises et de l’État. Certes, ils évoquent les « textes fondateurs de la République française », mais on ne sait pas vraiment lesquels, et s’ils font référence aux « droits de l’Homme » et aux « conventions européennes et mondiales », ils ne font nulle référence au droit français. Ainsi de nombreuses interrogations se posent : que veut dire, par exemple, garantir à chacun le droit d’exprimer ses convictions religieuses et de pratiquer son culte « individuellement et collectivement », « en privé comme en public » ? Au nom de la laïcité, doit-on accepter, par exemple, les prières de rue ? Le voile intégral ? Les horaires aménagés pour des femmes dans les piscines municipales ?
La charte est plus explicite lorsqu’elle rappelle clairement que « ces droits [que la laïcité doit garantir] concernent notamment la construction de mosquées ; la mise en place d’institutions cultuelles, éducatives ou sociales ; la capacité de se conformer, dans les aspects et dispositions de la vie courante, aux prescriptions de la religion qu’il s’agisse de l’exercice du culte, de produits alimentaires, d’inhumation ou de tenues vestimentaires51 ». C’est donc la laïcité qui doit se conformer aux « prescriptions » de l’islam politique, telles que comprises par les Frères musulmans, en se basant, à partir d’un salafisme assumé et décomplexé, sur les « textes fondateurs (le Saint Coran et la Sunna authentique)52 », ainsi que sur la compréhension des « prédécesseurs et savants musulmans reconnus53 ». Leur hiérarchie des normes place le texte religieux bien au-dessus du cadre normatif républicain, bien au-dessus du droit commun. La laïcité doit s’accommoder de l’islam des Frères musulmans et non l’inverse.
Néanmoins, un élément très particulier pourrait expliquer pourquoi cette nouvelle charte ne mentionne jamais expressément la loi du 9 décembre 1905, fondatrice de la laïcité en France. Il s’agirait de la liberté de conscience. Pour rappel, la première phrase de l’article 1er de cette loi stipule : « La République assure la liberté de conscience54 », phrase qui recouvre le droit de ne pas être croyant, la liberté de culte, le droit de changer de religion ou de conviction, l’objection de conscience et le droit à l’éducation en accord avec ses convictions religieuses et philosophiques. Or les Frères musulmans, depuis toujours, ne reconnaissent pas cette liberté individuelle fondamentale. La mère des libertés. Pas question donc de mentionner formellement la liberté de conscience dans leur charte. Ils préfèrent parler plutôt de « libre choix », tout en limitant drastiquement le champ de son exercice. Selon la charte, « [l’islam] condamne la contrainte en religion et garantit à chacun le libre choix de ses croyances ainsi que celle de l’expression de sa pensée et de ses opinions55 », mais elle rajoute cette restriction : « Dans une vision équilibrée, qui met en avant la sauvegarde de la paix sociale et du respect entre les Hommes, l’islam recommande que l’expression de ce libre choix s’accomplisse dans le cadre des valeurs éthiques et morales qui conduisent au respect mutuel et à s’écarter des atteintes à la dignité ou à l’intégrité d’autrui56. » « Vision équilibrée » de l’exercice du « libre choix » ? Comme si cela avait un sens. L’exercice de ce « libre choix » est donc limité conjointement par deux choses : la « sauvegarde de la paix sociale » et le « respect entre les hommes ». L’exercice du « libre choix » n’est envisageable que dans un cadre limitatif et très aléatoire, car livré de facto au jugement de l’arbitraire autoritaire. Comme si une liberté avec des limites était toujours une liberté ! Lorsqu’on sait que tous les jugements des personnes condamnées à mort pour apostasie dans le monde dit musulman considèrent l’apostat comme un agent perturbateur de ladite « paix sociale » et, par là même, manquant au respect à la religion dominante, on comprend bien que la reconnaissance de la liberté de conscience, sans limitation aucune, par les Frères musulmans de France n’est pas pour demain. Cela s’explique, entre autres, par le fait que des textes religieux dits authentiques, sacralisés par cette mouvance islamiste, préconisent de tuer l’apostat : celui qui change sa religion, tuez-le !
Voir Pascale Guéricolas, « Québec : le combat continue pour la libération de Raif Badawi », rfi.fr, 10 novembre 2017.
Il est un fait que, depuis sa création en 1983 jusqu’à nos jours, jamais l’UOIF n’a pris le parti de la défense de la liberté de conscience lorsque des intellectuels ou des libres penseurs arabes ou berbères étaient attaqués, jugés ou condamnés pour apostasie par des régimes totalitaires ou exécutés par des jihadistes opérationnels. Toujours, l’UOIF a observé le silence. Dans le cas de l’Algérien Kamal Daoud, excommunié par un cheikh salafiste57, l’UOIF n’a dit mot. Aucun communiqué de soutien au palestinien Waleed al-Husseini58. Aucun communiqué de condamnation du jugement à la peine de mort, en première instance, pour apostasie du jeune écrivain mauritanien Mohamed Cheikh Ould Mkheitir59, condamnation qui aurait pu être évitée si les Frères musulmans mauritaniens, membres du mouvement At-Tawassoul, ne s’étaient pas chauffés à blanc pour exiger son arrestation et sa condamnation en raison de ses positions exprimées sur un blog. En appel, la condamnation de l’écrivain a été revue à la baisse : deux ans de prison. Aucun communiqué condamnant le jugement saoudien sanctionnant de mille coups de fouets le jeune blogueur Raïf Badawi60. Aucun communiqué condamnant le jugement de la Soudanaise Meriam Yahia Ibrahim Ishag à la peine capitale61 pour avoir changé de religion. En somme, l’UOIF, qui publie des communiqués à tout-va, pour soutenir bien des « causes communes » étrangères, à Gaza, en Syrie, en Turquie, en Égypte et partout ailleurs en dehors de la France et de l’Europe, est toujours absente lorsqu’il s’agit de prendre parti sans ambiguïté pour défendre la liberté de conscience. Ceci est un fait.
Un autre fait, mentionné dans un article de L’Express de septembre 2003, en dit long du refus des Frères musulmans à se conformer à la République et à ses lois. Les auteurs rappellent que « Jean-Pierre Chevènement, qui voulait faire signer à l’UOIF un texte sur les “principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman”, a cédé devant son refus de reconnaître “le droit à changer de religion”62 ». Depuis 2003, les Frères musulmans de France n’ont pas bougé d’un iota concernant cette liberté fondamentale. Oui, refuser de reconnaître la liberté de conscience est une constante idéologique chez les Frères musulmans. Jamais ils ne l’accepteront. Lors d’un discours prononcé en 1904, Jean Jaurès résumait sa vision de la République, société et État, par ce qu’il nommait des « conquêtes décisives », en ces termes : « Mais maintenant, pour le grand effort qui va de la Réforme à la Révolution, l’homme a fait deux conquêtes décisives : il a reconnu et affirmé le droit de la personne humaine, indépendant de toute croyance, supérieur à toute formule ; et il a organisé la science méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses prises sur l’univers. Oui, le droit de la personne humaine à choisir et à affirmer librement sa croyance, quelle qu’elle soit, l’autonomie inviolable de la conscience et de l’esprit, et en même temps la puissance de la science organisée qui, par l’hypothèse vérifiée et vérifiable, par l’observation, l’expérimentation et le calcul, interroge la nature et nous transmet ses réponses, sans les mutiler ou les déformer à la convenance d’une autorité, d’un dogme ou d’un livre, voilà les deux nouveautés décisives qui résument toute la Révolution ; voilà les deux principes essentiels, voilà les deux forces du monde moderne. Ces principes sont si bien, aujourd’hui, la condition même, le fond et le ressort de la vie, qu’il n’y a pas une seule croyance qui puisse survivre si elle ne s’y accommode, ou si même elle ne s’en inspire63. » Cela résume l’héritage de presque quatre siècles de dynamiques sociétales à tous les niveaux : philosophique, religieux, politique, législatif, économique, social, artistique, littéraire, scientifique, industriel et technologique. Héritage dont la République doit être fière pour sa singularité. Liberté de conscience et sécularisation de la connaissance représentent l’âme de la modernité et du progrès. Les islamistes eux, n’adhèrent pas à cette conception des choses. Ils opposent leur théorie de l’« islamisation de la connaissance » à l’héritage de la « sécularisation de la connaissance ». Au nom de leur islam politique, ils refusent de reconnaître toute la laïcité française, rien que la laïcité française, garante des libertés, et donc de la liberté de conscience. Il ne serait pas inutile, par ailleurs, de leur demander ce qu’ils partagent réellement avec l’héritage des Lumières, de la Révolution et de ces « deux conquêtes décisives » qui définissent conjointement l’âme de la République Française, une, indivisible, laïque, démocratique et sociale.
L’islam politique, de sa génèse à aujourd’hui
Voir notamment Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des L’islam de Mahomet, Noésis, 1997 (rééd. CNRS Éditions, 2013).
Voir Ali Abderraziq, L’Islam et les fondements du pouvoir, La Découverte, 1994.
Notamment la décapitation par les Omeyyades de son petit-fils Al-Hussein ibn Ali à Karbala, en 680.
Al-Bukhâry, hadith 7083.
Le Coran dénonce tout pouvoir politique despote et Il utilise le terme « pharaon » pour le designer.
L’abrogationnisme est cette discipline classique, étudiée comme étant une matière desdites « sciences du Coran » , qui suppose que des versets révélés plus tard auraient abrogé des versets révélés plus tôt : au sens où ce que l’on doit retenir du Livre saint ce ne sont pas les enseignements et les dispositions dites « abrogées » mais celles qui ont le label « abrogeant ». Des traditionnistes considèrent, par exemple, que le fameux verset dit « de l’épée » – je cite : « Quand les Mois sacrés seront écoulés combattez les associateurs où que vous les trouviez, saisissez-les, assiégez-les, piégez-les. S’ils font retour, élèvent la prière et donnent la dîme, libère leurs sentiers. Voici, Allah, clément, matriciel. » (Livre saint, 9, 5) – aurait abrogé des centaines de versets coraniques, révélés bien avant, garantissant la liberté de conscience et la non contrainte en matière religieuse. Des traditionnistes considèrent que « le verset de l’épée » abroge, entre autres, le célèbre verset : « Pas de contrainte en religion » (Livre saint, 2, 256). L’approche du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha, et de bien d’autres érudits, anciens et contemporains, rejette l’abrogationnisme et recontextualise ledit « verset de l’épée », d’abord dans son contexte phrastique et ensuite dans son contexte historique, pour conclure que la règle d’or en islam est la liberté de conscience, d’un côté, et ce que décrit le verset 5 de la sourate 9 n’est que l’exception très relative qui confirme une règle absolue, de l’autre.
Le lundi 8 juin 632, correspondant au 12 Rabi‘ 1er de l’Hégire, dernier jour de l’existence du Prophète, les premiers fondateurs de l’islam politique étaient réunis sous un « préau » connu sous le nom arabe de Saqîfa de Bani Sâ’ida . Dans la tourmente et la controverse, les mains sur les sabres, le premier calife d’un État islamique fut alors désigné, sans que rien ne prouve encore aujourd’hui que Mohammed lui-même aurait souhaité fonder un tel État de son vivant. En effet, du point de vue de l’organisation sociale qu’il avait mise en place pendant quelques années à Médine, il est clair que celle-ci n’avait rien d’une structure étatique, munie d’institutions, comparables à ce qu’étaient celles des empires de l’époque. Cette organisation ressemblait plutôt à ce que décrit l’historienne Jacqueline Chabbi dans ses travaux64, à savoir, une sorte de « confédération tribale », liée par des pactes comme cela se faisait bien avant l’avènement du Prophète. Certes, Mohammed, prophète et messager, représentait de par sa mission religieuse une référence morale et une autorité symbolique au sein de sa tribu et peut-être au-delà, au sein de cette confédération tribale. Mais en aucun cas il ne représentait une quelconque autorité politique au sens que l’on entend aujourd’hui. À ce sujet, l’ouvrage précurseur du théologien et juriste musulman Ali Abderraziq, L’Islam et les fondements du pouvoir , publié en Égypte en 1925, est éclairant. Il y démontre méthodiquement, preuves religieuses et historiques à l’appui, que Mohammed fut bel et bien prophète et messager , mais jamais roi65.
En ce jour de juin 632, donc, l’allégeance politique à un homme, le calife, a pris définitivement le dessus sur l’allégeance spirituelle, intime et symbolique à une prophétie et à un message, au-delà même de la personne de Mohammed dont la vie venait de s’éteindre, un mortel parmi les mortels. Ce jour-là, le Prophète est mort, le calife est né. L’islam prophétique a cédé la place, très tôt, à l’islam politique, califal et imamite, selon que l’on soit sunnite ou chiite. Depuis, on ne cesse de parler de ce dernier, aujourd’hui encore plus qu’hier. Se voulant proche de l’esprit de la prophétie de Mohammed, lors des seules douze premières années – de 632 à 644 – et couvrant la période des deux premiers califes, Abou Bakr as-Seddîq (573-634) et Omar ibn al-Khattâb (584-644) – et ce malgré bien des dissemblances notoires –, il s’est follement éloigné de cet esprit en s’épaississant à dessein au fil des siècles suivants. Il est devenu une sorte de mastodonte, en conservant, pour chaque génération, des us et coutumes. Il les a superposés sur ceux déjà conservés des générations précédentes, comme des couches géologiques, écrasant par leurs poids cumulés la première strate très fine et empêchant de la sorte tout accès direct au Livre révélé pour l’interroger sans intermédiaires. Plus de quatorze siècles de sédimentations empilées laissent peu de chance, à n’importe quel « trépan » rationnel, quelle qu’en soit la puissance de percussion, de perforer les couches et de passer au travers pour espérer chatouiller le sens pur depuis la source, réputée transcendante. De chaque bourgade du désert arabe, l’islam politique a élevé des traditions bédouines au rang du sacré. De chaque terre dominée, il s’est fait siens les modes (politiques) de gestion de la cité. Dictés tantôt par l’intelligence de la nécessité, tantôt par la soif du pouvoir, ces modes désuets sont devenus des fondamentaux figés. De chaque religion monothéiste antérieure, particulièrement juive et chrétienne, il a retiré des dogmes et pratiques anciennes, une nouvelle chance pour embrasser le plus grand nombre et l’immortalité. Alors que juifs et chrétiens abandonnèrent totalement ou partiellement ces pratiques, notamment sous l’effet de la Réforme puis des Lumières, l’islam politique les protège par la loi du sacré et par des châtiments. Il a su tirer profit aussi bien de chaque tradition païenne et pharaonique que des mythes et des rites initiatiques, pourtant en théorie incompatibles avec l’esprit et le texte fondateur de la prophétie mohammadienne. Sous son impulsion, des cultures sont devenues des cultes, des légendes ont enfilé la tenue de la vérité, tels des mythes fondateurs pour l’éternité.
Censée être contenue dans un seul volume de quelques chapitres, de quelques versets, la Révélation mohammadienne, sous l’habillage touffu de cet islam politique, est désormais dissimulée telle une aiguille dans une meule de foin. Alors que les choses devaient être enseignées simplement en quelques mots, en quelques signes, à présent une vie entière ne suffirait pour feuilleter des millions de pages et de recueils. Censé libérer l’humain du poids des traditions et des jougs, l’islam politique a fait de la Révélation un instrument de soumission individuelle et d’asservissement des masses. En rupture avec la modernité, ses idéaux et son espace, il a produit dans notre monde, sous nos yeux, tout ce contre quoi Mohammed s’est levé un jour pour dire non : l’ignorance, la servitude, l’injustice et les inégalités.
La tradition canonique, celle alimentant les discours salafistes et islamistes depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, construite méthodiquement par étapes durant les trois premiers siècles suivant la mort de Mohammed, toujours sous ordre politique et non sans violence, attribue au Prophète ce hadith : « Le meilleur des siècles, c’est le mien, puis le suivant, puis le suivant », et aussi celui-ci : « Accrochez-vous à ma sunna [à ma tradition] et à la sunna des califes bien-guidés. » Cette tradition canonique espère ainsi maintenir son emprise idéologique sur bien des esprits mal informés, et (ré) implanter, en Orient comme en Occident, à Raqqa comme à Roubaix, ses marqueurs identitaires rétrogrades et liberticides, aussi bien dans les espaces de la vie privée que dans ceux de la vie publique. Son passé fantasmé, glorifié à dessein, par des marchands de sable, par tous ces imams traditionnistes et ces tribuns en costume italien trois pièces, sert de modèle figé dans un temps passé. Un modèle anachronique dont des salafistes assurent la promotion prosélyte et visuelle, que des jihadistes tentent d’imposer par des explosifs, et que des islamistes, dits modérés et fréquentables, en particulier les Frères musulmans, ancrent sur le long terme, selon leur philosophie de l’islamisation de la connaissance, dans la douce tromperie intentionnelle, la fameuse Taqiya, en vue du Tamkine islamiste tant attendu.
Des marchands de sable, ceux qui colonisent bien des mosquées, en France, en Europe, en Occident et ailleurs, et qui président à vie tant d’associations politiques sous couvert de la gestion du culte musulman, ont raconté inlassablement une histoire à des générations successives. Une histoire en particulier. Ils la racontent encore et toujours avec émerveillement. Ils la traduisent, la diffusent, la promeuvent lors des prêches du vendredi, lors des rassemblements de grande envergure, dans des salles de cours, des camps de vacances, en bas des immeubles de certains quartiers, lors des pauses-café dans certaines entreprises, et même sur des terrains de sport. Que dit cette histoire ? Elle a justement pour titre et trame de fond cette parole attribuée au Prophète : « Le meilleur des siècles, c’est le mien, puis le suivant, puis le suivant. » Comprenez que l’idéal islamiste, selon cette assertion, n’est pas un avenir à construire par chaque génération, mais un passé lointain de trois anciennes générations, supposé avoir été glorieux et à reproduire à l’infini. Le monde avance vers son futur. L’islamisme réactionnaire, lui, le freine pour le réorienter vers un passé obscur.
Des imams islamistes et autres idéologues de l’islamisme ne disent pas à leurs partisans et fidèles, maintenus dans le « silence des mosquées », qu’avant même l’enterrement du Prophète – dont le corps, rappelons-le, fut laissé à l’abandon durant trois jours caniculaires, du lundi 8 au mercredi 10 juin 632, à la merci de la décomposition biologique –, le premier calife fut désigné au nom d’un tribalisme quraychite, soutenu par les cliquetis des sabres et instrumentalisant un passé religieux pour assurer un avenir politique triomphant. Si le premier siècle s’est construit sur cet acte fondateur, bien d’autres ont suivi, notamment les « guerres d’apostasie » et leurs dizaines de milliers de morts, sacrifiés froidement sur l’autel d’une présumée unité de la foi, dissimulant bien des intérêts expansionnistes, politiques et économiques. En moins de deux ans, ces guerres ont fait des dizaines de milliers de morts, jugés apostats par le calife, alors que le Prophète, durant les vingt-trois ans de sa mission, n’a jamais tué un seul apostat. Plus d’un siècle plus tard, l’islam politique a formulé un hadith apocryphe, qu’il a attribué au Prophète, pour légitimer la mise à mort des apostats : « Quiconque change sa religion, tuez-le », aurait déclaré Al-Bukhâry, ce qui contredit, sans l’ombre d’un doute, nombre de versets explicites du Livre saint qui, justement, protègent la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire.
Ce premier siècle est aussi, voire surtout, le siècle des conquêtes impériales, du jihad armé offensif sans frein, de l’amassement des butins et des richesses, des guerres civiles (bataille du Chameau, en 656 ; bataille de Siffin, en 657 ; bataille de Nahrawân, en 659), des schismes qui marquent, depuis ces temps révolus, le visage du monde, ou encore des actes de torture et des exécutions macabres ciblant les dissidents politiques (décapitation d’Abdellah ibn Zoubeyr à La Mecque, en 692, entre autres). Durant ce siècle, presque toute la descendance directe du Prophète, en tout cas celle qui ne fut pas assassinée ou décapitée66, fut marginalisée et poussée à l’exil, fuyant d’un endroit secret à un autre. Médine fut profanée et saccagée lors de la bataille d’Al-Harra, en 683 ; La Mecque et sa mosquée sacrée, assiégées, catapultées et brûlées, par deux fois, en 683 et en 692… La mémoire du Prophète fut insultée par des contes et des récits aussi invraisemblables que scandaleux, quand bien même ils seraient considérés toujours aujourd’hui comme des hadiths authentiques, ou assimilés, par cette même tradition canonique ! Mais, dans l’esprit des propagateurs de l’islamisme, il n’est pas grave que les contes dressent le portrait d’un Prophète ignorant, illettré, guerrier, avide de conquêtes, agresseur sexuel, pédophile, tortionnaire, démembrant ses adversaires et les jetant aux carnassiers du désert, buveur d’urine des chameaux, etc. Cela ne les gêne pas que ce portrait soit écrit noir sur blanc dans bien des recueils de hadiths, plus particulièrement dans celui d’Al-Bukhâry. En revanche, lorsqu’un caricaturiste, en Orient ou en Occident, les traduit en dessins satiriques, lorsqu’un romancier en fait la trame de son impertinente fiction, des fatwas pleuvent et des kalachnikovs se font entendre, émaillés d’imprécations au nom d’Allah !
Et pourtant, il suffit justement de lire le recueil d’Al-Bukhâry pour se rendre compte de l’image déshonorante que ces contes ont pu propager lorsqu’ils furent libérés par décision politique. L’héritage symbolique et scripturaire de la prophétie fut liquidé avant même l’enterrement du corps de Mohammed, tantôt par l’encouragement intéressé du développement de la transmission orale des hadiths apocryphes – dans des conditions plus que troubles, dans des mosquées et partout ailleurs –, tantôt par la neutralisation du Livre saint, à travers l’effacement délibéré de ses signes diacritiques, le rendant efficacement illisible durant plusieurs décennies, là encore par décision. Car, oui, des lettres du Livre saint portaient bel et bien des signes diacritiques à l’époque de Mohammed – que la tradition canonique décrit comme ayant été « illettré ». Et, étrangement, le troisième calife a décidé de les effacer.
Au crépuscule du premier siècle, le centre de gravité de l’islam naissant avait déjà basculé du Hijaz vers le Châm, de Médine vers Damas, de la mosquée de La Mecque vers le dôme de Jérusalem, du Livre saint vers les hadiths, de la clarté vers la confusion, de la Parole révélée vers la « parole confisquée ». Les principales tendances doctrinaires, toujours d’actualité, sont nées durant ce premier siècle et y trouvent racine, l’opposition entre sunnites et chiites, bien sûr, mais pas seulement. Les autres divisions concurrentes, qui se sont prolongées depuis et qui ont acquis de nouveaux terrains dans notre espace social, privé et public, sont les filles légitimes de ce premier siècle.
Ainsi, les trois principales divisions d’antan se réincarnent partout et dans toutes les langues. Elles sont l’islam politique, celui des califes et des monarques, qui tout en concurrençant son propre prolongement, l’autre islam radical jihadiste, celui des kharijites d’autrefois et d’aujourd’hui, s’entend tacitement avec celui-ci pour anéantir l’autre islam dissident, incarné principalement par les chiites imamites ainsi que par d’autres factions minoritaires. Ici, entendons- nous bien, cette différenciation n’est presque qu’accessoire. Car, finalement, l’islam politique ne serait-il pas qu’un islam radical qui aurait gagné la guerre et l’islam dissident ne serait-il pas qu’un islam politique qui aurait perdu bien des batailles ?
Par conséquent, au regard de tous ces événements, dont les acteurs furent des compagnons et des femmes du Prophète, Mohammed a-t-il vraiment pu dire : « Le meilleur des siècles, c’est le mien, puis le suivant, puis le suivant » ? En quoi ce premier siècle, avec toutes ces abominations sans nom, serait-il meilleur que d’autres ? Il se trouve qu’Al-Bukhâry attribue un autre hadith au Prophète : « Lorsque deux musulmans s’affrontent épées brandies, tous deux iront en enfer67. » Et l’on sait que des compagnons se sont bel et bien entre- tués, « épées brandies », pour le pouvoir politique. Comment serait-ce possible que le Prophète donne en exemple à suivre à la postérité des compagnons qui seraient voués à l’enfer, à en croire ce deuxième hadith ?
Au siècle suivant, un empire renverse son prédécesseur et les Abbassides chassent les Omeyyades du pouvoir. Le roi est assassiné, vive le roi ! Le centre de gravité de l’islam bascule à nouveau en dehors de ses principes moraux, loin de sa terre natale, de Damas vers Bagdad, du Châm vers l’Irak, et ces événements se déroulent dans un bain de sang, à travers des guerres fratricides incessantes. Les fugitifs de Damas s’établissent en Andalousie, à la porte sud de l’Europe. Dans ce contexte très particulier, l’oralité des contes, des hadiths, qui portait les stigmates de toutes les confrontations sanguinaires passées, cède la place à leur retranscription écrite, décidée par le politique afin de donner à l’autorité politico-religieuse un outil puissant, imposant le formalisme canonique que l’on connaît et tout l’emballage théologique qui le sous-tend. En vérité, à travers ces hadiths qui sont censés restituer la Sunna du Prophète, ce sont plutôt les rois omeyyades et abbassides qui y sont décrits et leurs transgressions justifiées. Les principales écoles juridiques du droit dit musulman, basées essentiellement sur les hadiths, ont ainsi vu le jour durant ce deuxième siècle, entre 730 et 850. L’instauration des fondements du droit, du point de vue de l’autorité, s’est figée dans le temps. Chaque monarchie a imposé à ses sujets, subtilement ou par la force, une école juridique en particulier. Quant au troisième siècle, il a clôturé ce processus politique de la création de cette nouvelle religion, celle des hadiths, née la nuit même de la mort du Prophète. Les principaux recueils des hadiths y ont vu le jour, entre 750 et 910, pour s’imposer définitivement. Rien, strictement rien, ne devait échapper au contrôle du politique. Sa légitimité et sa survie en dépendaient. Et il en était plus que conscient.
Au début, il y avait un seul Livre saint, révélé. Trois siècles plus tard, le Livre saint existe toujours, certes, mais prisonnier des filtres orthodoxes et idéologiques des exégètes et des prismes déformants et formalistes de nombreux juristes et faqihs au service commandé du politique despote. Ce dernier a tout essayé pour se faire une place, à l’ombre d’un Livre saint qui le dénonce et qui ne reconnaît pas sa légitimité « pharaonique »68. Entre l’effacement des signes diacritiques, à l’époque d’Othmân, et la canonisation des seuls modes de récitation admis à l’époque du roi abbasside Ar-Râdi, l’islam politique n’a pas manqué d’imagination pour se légitimer et préserver ses privilèges.
Au bout de trois siècles, le politique a fini par engendrer son « propre » islam, celui qui sert ses seuls intérêts expansionnistes. Sur le plan politique, le calife Abou Bakr avait ouvert une brèche, accentuée par la suite par ses trois successeurs, qui meurent assassinés sur l’autel du pouvoir. Mouawiyah, le premier roi omeyyade, tourna définitivement la page dudit califat. Il instaura une monarchie héréditaire. Après trois siècles, le califat s’étendait sur un territoire immense de presque 8 000 kilomètres de long et de 3 000 kilomètres de large. Par une course à cheval, on pouvait relier ses deux extrémités, d’est en ouest, depuis la mer d’Aral, au sud du Kazakhstan, jusqu’aux côtes atlantiques marocaines et ibériques, en longeant les côtes de la mer Caspienne, de la mer Noire, puis de la Méditerranée. Plus de soixante califats, sunnites et chiites, depuis Abou Bakr as-Seddiq jusqu’à Abou Bakr al-Baghdadi, se revendiquant clairement de cet islam politique, se sont succédé les uns après les autres pour dominer la terre, les mers et les vivants, au nom du Ciel.
Ces conquêtes expansionnistes ont transformé le visage du monde et sa géopolitique. Elles ont implanté, presque pour toujours, les graines de futurs événements, de futures confrontations avec d’autres puissances impériales, orientales comme occidentales, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Du point de vue du califat conquérant, le clergé islamiste a fini par subdiviser la Terre en trois demeures : la « demeure de l’islam » , qui paye la Zakât ; la « demeure du pacte » , qui paye la Jizya ; et la « demeure de la guerre » , qui risque razzias et pillages, à tout moment.
Le visage du monde demeure marqué par ces longs siècles de chocs militaires : bataille d’Al-Qadisiyya contre les Perses sassanides, en 636 ; siège de Jérusalem, alors sous gouvernance byzantine, en 637 ; chute d’Alexandrie, en 642 ; invasion de l’Andalousie, en 711, après celle du Maghreb ; bataille de Toulouse, en 721 ; bataille de Poitiers, en 732 ; appel à la croisade du pape Urbain II, en 1095, et croisades qui s’ensuivent, jusqu’en 1291 ; reprise de Jérusalem par Saladin, Salaheddine al-Eyyûbî (1138-1193), aux croisés, en 1187 ; destruction de Bagdad par les Mongols, en 1258 ; Reconquista, de 718 à la chute de Grenade, en 1492 ; chute de Constantinople, en 1453, qui ouvre la voie à l’invasion ottomane des pays du sud-est de l’Europe jusqu’aux portes de Vienne, etc.
Sur un plan scripturaire, le calife Othmân, à travers son étrange vulgate, imposée officiellement à tous les territoires sous son pouvoir, rendit le Livre saint illisible.
Cette version, et dès l’origine, ne comportait pas de points diacritiques : tous ces points que l’on voit au-dessus ou en-dessous de douze lettres de l’alphabet arabe . La version du calife-scribe avait fait l’objet d’un effacement délibéré de tous ces points diacritiques sur (et sous) ces lettres arabes, qui en comportaient déjà, avant le calife Othman. Conséquence : le Livre saint, censé être accessible à tout lecteur, sans aucun intermédiaire, sans aucune autorité cléricale, qui occuperait l’espace libre entre le croyant et Dieu, est devenu, par l’intervention d’Othman et de ses scribes, tel un talisman illisible, dont le déchiffrage, le décodage, est devenu affaire d’expertise linguistique et théologique, d’une autorité religieuse illégitime, aux yeux mêmes des versets du Livre saint qui ne la reconnaissent pas. D’ailleurs, les kharidjites , qui avaient assassiné le calife Othman chez lui, lui avait reproché, entre autres, « l’effacement du Livre » dont il fut l’auteur ou le commanditaire. On ne peut que supposer les raisons qui ont poussé le calife Othman à effacer, plus de douze ans après la mort du Prophète, ces points diacritiques, de priver de la sorte la langue arabe (du Livre saint) de plus de douze lettres consonantiques, et de rendre le Livre saint illisible et confus.
Quand on a décidé de remettre les points sur les lettres afin de rendre le Livre saint à nouveau lisible par tout lettré arabe, le mal était déjà fait ! Face à un Livre, devenu illisible, incompréhensible, par le fait du calife, le recours à l’exégèse était devenu systématique. Le croyant se tournait vers des exégètes pour lire et comprendre le texte. Des références historiques reconnues d’autorité précisent que ce sont principalement des érudits convertis du judaïsme qui s’occupaient de cette mission explicative dans bien des mosquées, y compris à Médine. Parmi ces érudits, on peut citer Ka’b al-Ahbâr (décédé en 660), entre autres. Ceux-ci, représentant dans ce contexte une classe savante, n’hésitaient pas, comme le prouvent de nombreuses études comparatives, à recycler leur ancienne connaissance israélite étendue, pour expliquer des versets du Livre saint. Cette influence israélite est allée au-delà même de l’exégèse, car elle a alimenté, par des contes ce qui va devenir, plus tard, la deuxième source fondamentale de l’islam, à savoir la Sunna. Ces contes étaient devenus hadiths. Le juriste Malik établit le premier recueil du fiqh, faisant de ces hadiths sa matière première et presque exclusive. Le juriste As-Shafi’î intronisa définitivement ladite Sunna comme deuxième source fondamentale de l’islam. Il déclara même que des hadiths pouvaient abroger des versets ! Le biographe Ibn Ishâq écrivit une biographie du Prophète qui deviendra, avec sa trame guerrière, le modèle pour les suivantes. L’historien Al-Tabari publia son exégèse ; le conteur Al-Bukhâry, ses authenticités. Et le récitateur Ibn Moujahid décida de la canonisation des sept lectures du Livre saint autorisées. Le théologien Abou al-Hassan al-Ashari, rationaliste moutazilite à ses débuts, avant de rebrousser chemin et de tracer une autre voie plutôt littéraliste que rationaliste, eut également un rôle déterminant.
À l’origine, en son temps, le Livre saint fut une révolution intellectuelle, morale et culturelle, rompant avec des pratiques anciennes, modifiant un état de fait et indiquant un sens évolutif et des finalités humanistes lointaines – comme le résume l’expression « vecteur orienté » de l’islamologue tunisien Mohamed Talbi. Mais il se transforma progressivement en une sorte de talisman inaccessible, à psalmodier lors des funérailles, des mariages, des prières, mais aussi pour conjurer le mauvais sort, chasser les esprits et les démons et exorciser les possédés, femmes de préférence. Ainsi, lorsque le juriste et théologien Abou Hamid al-Ghazali mena en 1095 – l’année même de l’appel du pape Urbain II
- sa croisade contre la philosophie, en publiant L’Incohérence des philosophes et en excommuniant, à titre posthume, les philosophes Al-Fârâbî (874-950) et Avicenne (980-1037), la situation politique et sociale se prêtait à ce jeu Le philosophe andalou Averroès (1126-1198) – dont les islamistes récupèrent le nom pour des raisons de marketing en Europe – ne pouvait strictement rien y changer. La gangrène s’était déjà développée. La lente descente aux enfers ne pouvait être stoppée. Le flambeau de cette autorité politico-religieuse fut repris et reconduit par une relève conformiste et zélée, tels l’exégète Ibn Kathir (1301-1373) ou le juriste Ibn Taymiyya (1263-1328), deux des références préférées des wahhabites, des Frères musulmans et des jihadistes.
Constatant l’ampleur des dégâts, au XIXe siècle, des religieux réformistes ont proposé au monde arabe des pistes de réflexion et des ébauches de réforme. Parmi ceux-là, Jamâl Al-Dîn Al Afghani (1838-1897), Mohamed Abduh (1849-1905) et Abd al-Rahmân al-Kawakibi (1855-1902). En 1925, le juriste Ali Abderraziq publia son livre magistral, L’Islam et les fondements du pouvoir. Alors que les conservateurs défendaient la thèse d’un rôle politique de l’islam et de ses normes pour organiser et gérer la société égyptienne, le théologien Ali Abderraziq en prenait le contre-pied et prônait la sécularisation de l’État comme seul horizon vital. De même, il refusait le principe d’un califat islamique, remettant en question la prétendue dimension politique de la prophétie et démontrant que Mohammed fut certes prophète et messager, mais jamais roi.
Trois ans plus tard, en 1928, l’islamiste Hassan al-Banna, héritier autoproclamé de l’islam califal, formula une réponse politique au livre d’Ali Abderraziq et appela à refonder un nouveau califat planétaire, ressuscitant l’Empire ottoman (1299-1924). Il démontra ainsi que son islam, celui de sa mouvance islamiste, était fondamentalement politique. Le monde musulman préféra le réactionnaire Hassan al-Banna au réformiste Ali Abderraziq. L’essai, de ce dernier, prônant un islam apolitique, avait fait grand bruit et son auteur avait dû subir toute sorte de pressions. Il fut décrié, critiqué et condamné au silence durant plus de quarante ans, jusqu’à sa mort, en 1966, année même de l’exécution, par le régime de Nasser, du Frère musulman Sayyid Qutb, un idéologue toujours très influent par ses écrits takfiristes et jihadistes au Caire, à Paris et partout ailleurs dans le monde.
Un peu au sud-ouest de l’Égypte, c’était au tour du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985), de faire valoir sa vision dite du « deuxième message de l’islam » , contestant vigoureusement la politisation de la foi musulmane et son instrumentalisation pour appliquer la charia bédouine des hadiths. Il rejetait le dogme de « l’abrogeant et de l’abrogé » , cher aux traditionnistes, et refusait que le relatif bédouin puisse inhiber l’absolu coranique, sa dimension équivoque et ses projections infinies69. Sa vision progressiste reposait sur un élément essentiel : la différenciation nécessaire entre les deux types de Révélation : celle de La Mecque (dit Coran mecquois) et celle de Médine (dit Coran médinois). Il expliquait que les sourates mecquoises contenaient le corpus absolu des principes fondamentaux et des valeurs universelles et intemporelles de l’islam, tels que liberté, justice, égalité, tolérance, paix et ouverture sur l’humain. Quant aux sourates médinoises, elles ne représentent globalement qu’une projection instantanée, très relative, très circonstanciée de ces mêmes principes sur le terrain d’une réalité arabique passée, un contexte révolu qui fut appelé, déjà en son temps, à évoluer. Il fallait réformer dans le respect des principes déjà annoncés en tenant compte avant tout des données sociologiques, historiques, économiques, tribales, culturelles, religieuses, militaires, et de bien d’autres variables et paramètres.
Une telle vision, du rapport au texte religieux, moderne, éclairée et débarrassée du poids de l’histoire et de ses inerties, nuisait à l’autre vision idéologique et anachronique des islamistes, notamment à celle des Frères musulmans. Ces derniers, dès 1968, avaient cherché à se débarrasser, par la voie de la condamnation pour apostasie, de Mahmoud Mohamed Taha : méthode d’hier, méthode d’aujourd’hui. Ils n’ont pu le faire en 1968. Ils ont réussi à l’atteindre en 1985. C’est le régime militaire corrompu du dictateur soudanais Gaafar an-Numeiry (1969-1985) qui, pour plaire aux wahhabites et aux Frères musulmans d’Hassan Al-Tourabi (1932-2016), l’a condamné à la peine de mort, au nom de la charia bédouine, pour « délit d’opinion », c’est-à-dire pour apostasie. Mahmoud Mohamed Taha a été exécuté en place publique à l’âge de 76 ans. Quelques mois plus tard, Gaafar an-Numeiry fut renversé par un coup d’État et, en 1989, les Frères musulmans prirent le pouvoir. Depuis, le Soudan vit sur le rythme de l’islamisation au forceps, divisé, traversé par toutes sortes de crises. Il meurt à petit feu.
Le fiqh, prétendu héritier du message mohammadien, a encensé la forme et méprisé le sens. L’inversion des ordres, éclipsant une prophétie universelle au profit d’un message conjoncturel, lui a permis de régner en maître, notamment sur la raison, empêchant tout progrès. La presque extinction de la philosophie dans un monde musulman dominé, en clair ou en crypté, par l’ordre des faqihs, en est le symptôme. La fatwa du faqih a eu raison de la réflexion du penseur. Mahmoud Mohamed Taha n’est plus qu’un nom sur la longue liste de ces vrais martyrs de la plume, sacrifiés froidement au nom de Dieu sur l’autel de l’orthodoxie politique dominante.
Au coeur de la France et de l’Europe, l’islam politique vise l’avenir
Tariq Ramadan, op.cit., p.197.
Cité in Paul Landau, Le Sabre et le Tariq Ramadan et les Frères musulmans à la conquête de l’Europe, Éditions du Rocher, 2005, p. 205.
Ibid.
Ibid.
Cité in Mohamed Louizi, op.cit., p. 158.
Tariq Ramadan, op.cit., p. 186.
Ibid.
Livre saint, 12, 67.
Voir sur ce sujet les articles des journaux Le Point et de Libération.
Voir « Amar Lasfar : “Il faut des mosquées plus spacieuses, pourquoi pas des mosquées cathédrales” », fr, 7 avril 2015.
Aujourd’hui, c’est toujours ce même islam, avec ses sources scripturaires et ses codes, hérités par transmission ininterrompue de génération en génération depuis ces trois siècles fondateurs, qui tente de s’imposer partout. Il reprend les mêmes recettes que celles du passé. Il les adapte pragmatiquement, uniquement dans la forme, à l’ère du numérique. Il use et abuse des technologies de (télé) communication les plus sophistiquées. Il bénéficie de généreux financements par des fonds souverains ou privés provenant de certaines monarchies à pétrodollars, qui passent, étrangement, au travers des mailles des filets sécuritaires et fiscaux. Il profite des canaux infinis de la mondialisation. Mais, surtout, il instrumentalise ce que permettent la modernité et la démocratie comme espaces de liberté d’action et comme possibilités afin d’amplifier ses projets d’islamisation sans limite et pour, in fine, mettre un terme à la démocratie et à son régime de laïcité.
Cet islam tente à nouveau de jouer sa partition y compris en France et en Europe. Ses héritiers rêvent d’acquérir davantage de poids et de se poser comme « les » représentants légitimes des citoyens français de confession et, plus largement, de sentiment religieux et culturel musulmans. Ses acteurs multiplient les prises de positions stratégiques pour influencer, dérouler tranquillement leur agenda et maintenir la communauté de foi musulmane soumise à leur diktat, là où ils dominent un lieu de culte. Dans l’encadrement éducatif de la jeunesse, ils développent tout un réseau structuré d’établissements scolaires privés, parfois en bénéficiant des subventions de l’État.
Ils rêvent d’être intronisés à la tête d’un ordre religieux, d’une autorité de fait et soi-disant de droit, comparable à celles du judaïsme et du christianisme. Ils se voient déjà légitimés au vu de ce qui s’est passé au cours de ces trente dernières années. Ils rêvent d’un « grand imam » de France, ainsi que de « grands imams régionaux ». Le régime concordataire, en Alsace-Moselle, pourrait encore les aider à se développer très vite, aux frais la République. Une fois n’est pas coutume, je suis d’accord avec le déclaratif de Tariq Ramadan quand il écrit : « Nous n’avons ni Église ni pape, nous n’avons ni hiérarchie établie ni castes70. » Il n’a pas tort. Que cela soit entendu.
Le 30 novembre 2000, sur la chaîne qatari Al-Jazeera, Youssouf al-Qaradhawi, invité au Rassemblement annuel des musulmans de France de l’UOIF au Bourget, déclarait : « Avec la volonté d’Allah, l’islam retournera en Europe, et les Européens se convertiront à l’islam. Ils seront ensuite mieux à même de propager l’islam dans le monde, mieux que nous, les anciens musulmans. Tout cela est possible, pour Allah71. »
L’expansion islamiste se poursuit, munie d’un projet. Chakib Benmakhlouf, ex-président (2006-2010) de la FOIE, déclarait ainsi dans une interview au journal londonien arabe Asharq Al-Awsat, le 20 mai 2008 : « Au sein de la FOIE, nous avons un plan d’action, nous avons un plan d’action sur vingt ans ; sur le court terme, le moyen et le long terme. Certains événements, malheureusement, se déroulant de temps en temps, impactent négativement l’avancement de notre plan d’action. Certains musulmans ont été vite attirés vers des combats marginaux et cela perturbe notre plan d’action global72. » En citant ensuite l’exemple d’un imam aux Pays-Bas qui s’en était pris violemment aux homosexuels, Chakib Benmakhlouf dit regretter que « certains musulmans perdent le sens des priorités. Ils oublient qu’il y a des lobbies très puissants qui soutiennent la cause des homosexuels ici ou là. Ces musulmans feraient mieux de s’occuper de résoudre ce qui est prioritaire d’abord et de laisser la question de l’homosexualité à un autre moment73 ». Cet exemple éclaire un sens des priorités dans la stratégie islamiste. En effet, l’ex-président de la FOIE, ne donne pas sa position par rapport à l’homosexualité, il n’exprime pas le fond de sa pensée à ce sujet et ne condamne pas non plus les propos homophobes de l’imam en question, ni le corpus textuel qui sous-tend ce combat homophobe. Non, il condamne simplement le « moment choisi » par cet imam pour livrer une telle bataille. Dans son esprit, chaque chose en son temps. Ainsi, ce n’est pas l’homophobie de cet imam qui est désapprouvée mais ce « moment choisi », qui ne coïncide pas avec l’échelle des priorités des Frères musulmans, étalée sur vingt ans et établie au sein de cette mouvance frériste très active en Europe. Peut-être que la bataille contre l’homosexualité et les homosexuels est-elle prévue, un peu partout en Europe, après 2028 ? Quant à l’avenir de l’islam en Europe, à proprement parler, l’ex-président de la FOIE estime que « la situation et l’avenir des musulmans en Europe seront meilleurs, avec l’aide de Dieu. Nous sommes très optimistes à ce sujet. Le Prophète, même en étant assiégé pendant la bataille du Fossé (ou bataille des Coalisés) – Al Khandaq – a annoncé la victoire aux musulmans. Aujourd’hui, la plus grande réalisation de l’islam et des musulmans en Europe, c’est le fait que dans tous ces pays européens, qui, hier, déclaraient la guerre à l’islam, l’islam est désormais présent au cœur même du continent européen. Aujourd’hui, en Europe, il y a des milliers de mosquées, des milliers de minarets et la voix islamique est désormais écoutée74 ». Ces propos datent de 2008, quatre-vingts ans presque jour pour jour après la création des Frères musulmans par Hassan al-Banna, qui visait déjà l’Europe dans ses discours, surtout celui tenu au Caire face à la jeunesse : « La bannière d’Allah [sera] arborée à nouveau au-dessus de toutes ces contrées [occidentales] qui avaient connu le bonheur de l’islam et l’appel à la prière, pendant un certain temps, mais qui, par malheur, ont perdu ses lumières et sont retournées à la mécréance. […] En effet, l’Andalousie, la Sicile, les Balkans, le sud de l’Italie et les îles méditerranéennes, toutes ces colonies islamiques d’antan, doivent revenir au domaine géographique de l’islam. La Méditerranée et la mer Rouge doivent redevenir islamiques comme avant75. »
Par ailleurs, en évoquant le souvenir de la bataille du Fossé, Chakib Benmakhlouf rappelle que le Prophète avait annoncé la « victoire » aux musulmans tout en étant assiégé. Lorsque l’on connaît ce à quoi cela renvoie, la question reste entière : de quelle « victoire » parle-t-il ? Face à quel adversaire ? Et pourquoi, précisément, la référence à la bataille du Fossé, puisque le Prophète motivait ses troupes dans presque toutes les batailles défensives ? Pourquoi ce symbole en particulier ? Sans rentrer dans les détails, les musulmans de Médine devaient se protéger contre l’attaque d’une coalition de tribus arabes qui voulaient anéantir le Prophète et écraser sa communauté naissante. Pris de court et n’ayant pas le temps de rassembler une armée pour se défendre en dehors de Médine, le Prophète, conseillé par un compagnon d’origine perse, Salmãn al-Farissi, décida de creuser un large fossé à certains endroits autour de Médine, pour empêcher les cavaliers adverses d’atteindre leurs cibles. Les compagnons se mirent à creuser cette tranchée quand, tout à coup, certains parmi eux, se retrouvèrent face à un solide rocher. Ils expliquèrent cela au Prophète qui décida alors de prendre les choses en main. D’après un célèbre récit relatif à cette bataille, « le Prophète emprunta la pioche de Salmãn – celui qui l’avait conseillé. Il frappa un premier coup, puis un deuxième et puis un troisième. À chaque coup, le rocher se fissura un peu et une lumière jaillit. À chaque lumière, le Prophète cria : “Dieu est Grand !” et les musulmans répétèrent après lui. Ensuite, le Prophète se tourna vers ses compagnons et leur expliqua ce qu’il voyait dans chaque lumière éblouissante qu’ils avaient vue, après chaque coup de pioche. Il dit : “Après le premier coup, cette lumière m’éclaira les palais d’al-Hira et ceux d’al-Madâ’in [le nom donné à l’époque à la capitale de la Perse], je les voyais comme s’ils étaient les canines des chiens. L’ange Gabriel m’a dit que ma nation en sera victorieuse, nous les dominerons, alors soyez heureux de cette bonne nouvelle. Après le deuxième coup, la lumière m’éclaira les palais rouges des terres de Rome, je les voyais comme s’ils étaient les canines des chiens. L’ange Gabriel m’a dit que ma nation en sera victorieuse, nous les dominerons, alors soyez heureux de cette bonne nouvelle. Après le troisième coup, la lumière m’éclaira les palais de Sana’a au Yémen, je les voyais comme s’ils étaient les canines des chiens. L’ange Gabriel m’a dit que ma nation en sera victorieuse, nous les dominerons, alors soyez heureux de cette bonne nouvelle !” ». Chakib Benmakhlouf reprit cette histoire à son tour, en étant président de la FOIE. Il s’agissait, pour lui, d’inscrire à sa manière le but ultime de la stratégie Tamkine, étalée sur vingt ans, appliquée à l’Europe, dans une certaine tradition ancestrale somme toute très suspecte, voire apocryphe.
Cette même prophétie prend, sous la plume de Tariq Ramadan l’allure d’une menace sérieuse à l’adresse de certains gouverneurs, ministres et autres fonctionnaires européens et occidentaux. Dans De l’islam et des musulmans, il écrit ainsi : « Demain, ce seront des sociétés transformées qui les bousculeront dans leurs anciennes certitudes. Il faudra compter à ne point douter sur un engagement social et politique redoublé de ces populations [musulmanes] : leur présence mettra à mal le double discours entretenu de certains gouvernements, et leur exigence d’autonomie devra être entendue76. » Et Tariq Ramadan de rajouter cette autre étrange phrase : « Déjà, au cœur de l’Europe, la réalité de ces lendemains est en marche77. »
En France, ce projet est porté principalement par les Musulmans de France, avec des ramifications régionales et locales depuis 1983. Je précise bien « principalement », car il serait très réducteur de croire ou de faire croire que l’idéologie et le projet islamistes ne sont portés que par cette seule organisation. Bien au contraire, l’idéologie d’Hassan al-Banna et le projet Tamkine des Frères musulmans sont aussi portés par d’autres acteurs islamistes venant d’autres pays comme le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, la Syrie, la Tunisie, la Turquie, etc. Anouar Kbibech, par exemple, l’ex-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), est issu du Mouvement Unicité et Réforme (MUR), la branche frériste marocaine, qui contrôle le Parti Justice et Développement (PJD) et qui bénéficie d’une présence effective, surtout en Île-de-France. L’actuel président du CFCM, le Franco-Turc Ahmet Ogras78, est très proche de l’AKP, le parti islamiste du président turc Recep Erdoğan. Il y a aussi tout le réseau Présence et Spiritualité musulmane (PSM), représentant le courant islamiste majoritaire au Maroc de la Jama’a de la Justice et de la Bienfaisance, fondé par Abdessalam Yassin. Ce dernier, en 1998, avait appelé à « islamiser la modernité ». Un concept qu’il définissait ainsi : « Islamiser la modernité, c’est arrêter son choix entre deux religions, soit on est fidèle à Dieu sans restriction, soit on ballotte entre deux eaux en criant : “Nous sommes tous musulmans.” Islamiser la modernité n’empêche pas de puiser dans la sagesse des peuples tant qu’elle n’est pas folle, c’est-à-dire allant à l’encontre de la Loi islamique79. » Et il y a aussi tout le réseau islamiste European Muslim Network (EMN) que préside Tariq Ramadan et qui est hyperactif dans de nombreux pays européens. En France, il est représenté par le Collectif des musulmans de France (CMF), que préside Nabil Ennasri, et par l’Union des jeunes musulmans (UJM), à Lyon.
Par conséquent, les divergences tactiques apparentes entre les uns et les autres ne doivent surtout pas éclipser les accords tacites souterrains, les solidarités constantes et, surtout, les convergences de lutte pour des objectifs lointains et la mutualisation des moyens mis en œuvre. Dans le domaine de l’enseignement, le site communautaire « Des dômes et des minarets » a recensé dans une liste non exhaustive80, au 4 janvier 2018, le nom et la localisation de plus de 90 établissements scolaires privés dits « musulmans », existants ou en projet de création, hors (ou sous) contrat d’association avec l’État. Au 30 juin 2015, quatre établissements étaient passés sous contrat d’association avec l’État : la Medersa à Saint-Denis de La Réunion, le collège-lycée Averroès à Lille, le lycée Al-Kindi à Decines, près de Lyon, et le lycée Ibn Khaldoun à Marseille. Les trois derniers établissements (Averroès, Al-Kindi et Ibn Khaldoun) sont gérés par les Frères musulmans. On ignore si, depuis cette date, d’autres établissements sont passés sous ce statut. Le site du Ministère de l’Éducation Nationale ne permet pas d’avoir des informations précises à ce sujet. Par ailleurs, pour fédérer tous ces projets, les Frères musulmans de l’UOIF ont créé en mars 2014 la FNEM81 (Fédération Nationale de l’Enseignement privé Musulman). Cette organisation est présidée par le Frère Makhlouf Mamèche82, vice-président des « Musulmans de France » (ex-UOIF) : le monsieur « enseignement privé » dans cette organisation frérosalafiste qui, le 17 mars 2016, est intervenu devant la Mission d’Information « Organisation, place et financement de l’islam de France » au Sénat83. On pourrait dire que les islamistes s’inspirent de ce verset coranique qui raconte que le prophète Jacob (Israël), le père du prophète Joseph, avait demandé à ses fils d’accéder à l’Égypte par diverses portes : « Ô mes fils, n’entrez-pas par une seule porte, mais entrez par portes séparées84. » C’est un peu ce que l’islamisme et ses différentes factions font en diversifiant les appellations et les portes d’accès au cœur de la République, au cœur de l’Europe.
De ce point de vue, il serait injuste d’accabler les seuls Musulmans de France et d’épargner les autres organisations. L’islamisme est « un et indivisible » dans son but ultime. Mais il est aussi multiple dans ses représentations dans le champ du réel. Tous s’unissent pour mener un projet à long terme, visant le Tamkine politique comme horizon lointain et œuvrant d’arrache-pied, chacun à sa manière, chacun sous sa propre bannière, sur la voie de l’« islamisation » de la société et de l’État, par étapes et par étages, comme condition sine qua non pour, à terme, atteindre leur but. Et c’est en cela que réside le vrai pouvoir de nuisance, le vrai danger de l’idéologie des Frères musulmans et de ses acteurs, à moyen et à long terme.
Certes, l’enjeu de l’éducation et de la jeunesse demeure le principal, mais il y en a au moins quatre autres. Le deuxième enjeu est celui du contrôle des lieux de culte, notamment ceux que l’on nomme les « mosquées cathédrales ». Cela permet aux Frères musulmans de diffuser leur idéologie, sous couvert d’un islam du « juste milieu », auprès d’un grand nombre de fidèles tous les vendredis, les week-ends, les fêtes et les ramadans. Ils se constituent ainsi une réserve humaine jeune et adulte importante, notamment à travers l’école coranique et l’apprentissage de la langue arabe, et s’assurent une manne financière conséquente et pérenne.
Le troisième enjeu est celui de la représentativité. Le 19 avril 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, intervient lors du 20e rassemblement annuel de l’UOIF au Bourget, devant une assemblée où hommes et femmes ont été soigneusement séparés85. Une manière d’« intégrer les intégristes86 », malgré les dangers et les enjeux, au sein du CFCM et de ses instances régionales, pour favoriser l’intégration des citoyens musulmans en/de France.
Le lecteur doit savoir que construire et contrôler ces mosquées cathédrales, à très grande surface – comme celles de Villeneuve-d’Ascq et de Mulhouse, par exemple –, permet de s’assurer une « pole position » lors des élections du CFCM et de ses instances régionales. Ce ne sont pas les fidèles des mosquées qui votent pour choisir leurs « représentants religieux » auprès de la République – il n’y a pas de suffrage universel lors de ces élections –, mais ce sont quelques délégués choisis par les dirigeants de chaque mosquée qui votent. Quant au nombre de délégués, il est défini proportionnellement à la surface de l’espace de prière : une salle de 100 mètres carrés, par exemple, donne droit à un délégué, une salle de 2 000 mètres carrés donne droit à vingt délégués. Autrement dit, « dis-moi combien de mètres carrés de prière tu contrôles sur tout le territoire national, je te dirai quel est ton pouvoir d’influence au sein du CFCM et des instances régionales », et ainsi donc au sein de l’État. Inutile de chercher ailleurs une explication à la course effrénée de l’ex-UOIF pour construire des mosquées cathédrales ici ou là : la « démocratie géométrique », qui régit le CFCM depuis sa naissance, livre un début d’explication. Quand Dalil Boubakeur souhaite « doubler le nombre de mosquées en France87 », quand Amar Lasfar affirme qu’« il faut des mosquées spacieuses en France, pourquoi pas des mosquées cathédrales88 », la course aux mètres carrés entre différentes fédérations explique en partie ces vœux.
Le quatrième enjeu est celui du contrôle de la culture et de la connaissance dites islamiques, en inondant le marché du livre par la seule littérature frérosalafiste et wahhabite, en arabe et en français, et en organisant des activités, des foires et des rassemblements annuels. Il y a par exemple celui de Paris-Le Bourget et les autres rassemblements régionaux. Ceux-ci permettent aux Frères musulmans de fédérer autour d’eux d’autres projets, d’autres forces associatives et de sous-traiter, au passage, le discours alimentant la radicalisation islamiste à des internationaux de passage en France : tous ces islamistes antisémites, jihadistes, liberticides et homophobes, originaires des pays arabes, qu’invitent les Frères musulmans à leurs rassemblements régionaux et nationaux89.
Enfin, le cinquième enjeu, ce sont les œuvres caritatives ou le charity business90, avec au moins quatre organisations internationales actives sur le territoire français : le Secours islamique, le Comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP), Human Appeal et Syria Charity. Les Frères musulmans drainent des dizaines de millions d’euros chaque année par le biais de l’argent collecté tous les vendredis et tous les ramadans auprès de fidèles généreux. Lors de ces campagnes d’appel au don, le musulman est rappelé à son appartenance dite prioritaire et fondamentale à l’Oumma islamique, ce corps géopolitique virtuel et indéfini car fantasmé et indéfinissable. Face à de tels discours, le jeune musulman se trouve tiraillé entre son appartenance citoyenne à la République et à son appartenance supposée à la nation-islam, l’Oumma. Très difficile de choisir, surtout lorsque des Frères musulmans incendiaires, diffusant la propagande du Hamas palestinien sur le minbar, cette tribune du vendredi, décrivent la France comme l’ennemi de l’islam et des musulmans, et laissent à d’autres groupuscules indigénistes victimaires le soin d’accuser la France d’« islamophobie » et de « racisme d’État ».
Notre tâche : libérer l’islam de l’islamisme
Pourquoi j’ai quitté les Frères Retour éclairé vers un islam apolitique, Paris, Michalon, 2016.
L’auteur de ce poème arabe est le poète libanais Ilya Abû Mâdhi (1889-1957). Son titre est « Philosophie de la vie » . La traduction de ces vers apparaît sur de nombreux Pour la présente note, j’ai choisi celle qui me paraît la plus poétique, diffusée dans le magazine Le Gazettarium (n°3 – septembre 2016).
Mohamed Louizi, Plaidoyer pour un islam Immersion dans la guerre des islams, Paris, Michalon, 2017.
J’ai discuté plusieurs fois avec ceux que l’on nomme dans notre culture les chibanis, les personnes âgées, quelques anciens immigrés maghrébins qui s’étaient installés en France après la Seconde Guerre mondiale et qui ont contribué à sa reconstruction. À la question : « Trouvez-vous des différences entre l’islam tel que vous le pratiquiez jadis, dans vos foyers et salles de prière, et l’islam tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans bien des mosquées ? », leur réponse est presque unanime : oui, l’islam des chibanis, y compris ceux d’aujourd’hui, est différent d’un autre islam agitateur, revendicatif, identitariste et communautariste. Il est différent de cet autre islam qui invite la politique jusque dans les rangs de la prière. Un islam politique qui a pignon sur rue et qui gère des mosquées cathédrales tels des QG, voire des officines financées par des pays étrangers.
Il n’y a pas d’islam à la française qui serait uniforme et monolithique, mais il y a au moins deux islams presque antagonistes, voire inconciliables : un islam apolitique, incarné depuis plus d’un demi-siècle par ces chibanis, et un islam politique, qui est le prolongement et la résonance du projet islamiste supranational que mènent infatigablement les Frères musulmans. Cet islam politique, qui n’est pas particulier à la France, puisqu’il existe aussi de la même manière uniforme et uniformisatrice en Angleterre, en Belgique, en Espagne, en Italie, en Allemagne et dans bien d’autres pays, est né ici, sur le Vieux Continent, avec l’arrivée massive d’étudiants islamistes radicalisés et de cadres frérosalafistes fuyant certains régimes panarabistes. Plusieurs vagues, de cette immigration missionnaire, très particulière, se sont succédées en Europe à des intervalles plutôt rapprochés. À chaque fois la riposte répressive des régimes arabes à l’encontre des islamistes battait son plein. L’Europe, pas uniquement en raison de sa proximité géographique mais aussi en raison de ce rêve précité de la reconquête de Rome, était l’eldorado préféré de ces militants. On a observé, au fil des décennies, cette arrivée de nombreux étudiants islamistes algériens, tunisiens, marocains, égyptiens, syriens, libyens et soudanais. Ceux-là même qui, après avoir acquis leurs titres de naturalisation (souvent par la voie du mariage et du regroupement familial), sont devenus aujourd’hui des cadres influents de l’Internationale islamiste dans bien des capitales européennes, y compris au sein des organes centraux de l’Union européenne. Depuis, ils ont diffusé cette interprétation politique frérosalafiste dans les cités et les quartiers populaires, et ont presque chassé les chibanis de leurs mosquées, l’islam apolitique avec.
Si on rajoute à cette donnée sociopolitique celui des financements étrangers passés ou présents (saoudiens, koweitiens, qataris…) au bénéfice des islamistes, il devient aisé de comprendre pourquoi l’islam des chibanis est devenu marginal et pourquoi l’islam politique frérosalafiste est, quant à lui, devenu presque la norme. Avec un tel maillage territorial en réseau et de tels financements en pétrodollars, l’islam politique s’est vu littéralement propulsé au premier rang. Sa littérature idéologique en arabe, basée sur tout un référentiel ancestral en phase avec la vision des érudits de l’islam sunnite califal, a été abondamment traduite, avec ses erreurs, ses manipulations, dans toutes les langues européennes – le français ne faisant pas exception. Les islamistes savent la vendre et la mettre en valeur lors de leurs rassemblements et dans toutes les occasions qui se présentent.
L’Europe, comme la France, paie aujourd’hui les conséquences de cette longue période migratoire qui a vu la marginalisation progressive de l’islam des chibanis et la montée en puissance de l’islam des islamistes. La dernière vague migratoire provoquée par les conflits syriens et libyens n’a pas encore produit son impact. Que faire ? Doit-on continuer à laisser le champ libre à l’islamisme ?
Peut-on ressusciter l’islam apolitique des chibanis ? A-t-on les moyens de le faire, alors que le récit idéologique islamiste est, dans presque toutes les têtes, l’équivalent même de l’islam, son identité, son interprétation officielle, y compris chez des décideurs politiques qui considèrent que « l’islamisme a à voir avec l’islam » ? Pourtant, l’islamisme de notre temps n’a rien à voir avec l’islam mais il a à voir avec l’islamisme ancestral. Pour s’en débarrasser, faudrait-il encore s’affranchir du passé et du passif de l’islam califal pour espérer rendre au message d’antan son historicité et rendre à la prophétie déjà achevée son horizon symbolique dégagé de toute emprise, de toute autorité cléricale.
La tâche est certes immense mais elle n’est pas impossible. L’islam apolitique habite le présent, peut-être à la marge, somme toute majoritaire, dans la résistance éclairée et non violente à l’islam politique obscurantiste et violent. L’islam sera apolitique ou ne sera plus. Ceci est mon intime conviction.
En conclusion de mon essai autobiographique91, j’ai consacré de longues pages à décrire cet islam apolitique que j’ai d’abord observé chez mon grand- père, Sidi, mon chibani préféré, jusqu’à sa mort, en 1991. Des souvenirs me reviennent et m’aident à esquisser les contours de cet islam porteur d’espoir et, surtout, d’une vision ancrée dans un humanisme profond. J’avais écrit que si son islam n’était pas consigné dans un livre de propagande, il était en revanche visible et lisible dans son dévouement sincère pour assurer le bonheur de sa famille, l’éducation de ses enfants, le sourire des nécessiteux, le bien-être de son chien, la sérénité de ses vaches, la verdure de son champ, la paix de son voisin, la satiété de ses frères les oiseaux, qui se posaient à côté de lui comme à côté d’un saint François d’Assise, pour picorer ses grains de blé, louer le Seigneur et repartir le jabot plein.
Dans le village de mon grand-père, il n’y avait pas de maison de Dieu, pas de mosquée, pas de mosquée cathédrale, mais il y avait Son âme. Il n’y avait pas de minaret. L’appel à la prière n’avait besoin ni de muezzin ni d’amplificateur. Mon grand-père l’entendait certainement au fond de lui-même, comme une alerte à la conscience pour rester éveillée contre l’asservissement. Lorsqu’il faisait sa prière, il était toujours seul, face au vide, debout dans sa petite chambre. Sa prière, il ne l’exhibait pas devant les autres. Sa voix, lors de sa lecture du Livre saint, ne la transformait pas. Je n’ai jamais entendu Sidi psalmodier à voix haute le Livre saint. Certainement, il considérait que la beauté d’un texte ne venait pas de sa disposition phonique à être chanté, mais plutôt de son pouvoir mystérieux d’enchanter son lecteur, de permettre à son lecteur conscient d’être profondément enchanté. Mon grand-père, comme mon père, ne s’est jamais rendu à La Mecque, peut-être à cause de son diabète, mais le souvenir d’Abraham, de sa paix, était partout dans sa demeure. Il n’avait pas de barbe mais il avait un cœur. Il n’avait pas de déguisement trompeur, il était juste lui-même, sans additifs, sans masque. Il ne prêchait pas par sa voix. Son comportement parlait à sa place.
Ce n’est qu’après sa mort que j’ai découvert que Sidi connaissait le Livre saint par cœur depuis sa jeunesse. Il n’en faisait pas montre. Son cœur connaissait le Livre saint. Ses mains agissaient dans la générosité. Ses pieds marchaient vers le bien. Ses yeux ne brillaient pas face à l’argent. Ses oreilles n’écoutaient pas les coups de langue. Sa langue révélait ce qu’il était simplement : un homme de Dieu au service des hommes et de la vie. Il est parti en 1991. Son souvenir est toujours vivant au sein de ma famille. Sans rien me dire, il m’a montré la voie. Adolescent, j’ai pris les chemins de traverse en rejoignant les Frères musulmans. À mes 28 ans, en 2006, j’ai repris ma liberté, décidant de marcher seul, comme lui, vers l’horizon qu’il m’avait indiqué. En 2015, en rêve, il m’a invité à sa table pour nourrir mon âme et en témoigner. Dans le plat, je croyais qu’il y avait du couscous, mais lorsque j’y pense vraiment, ce n’était pas du vrai couscous. C’était plutôt une vision d’espoir, une nourriture de vertu et une philosophie de vie, un peu comme celle que chantait le grand poète arabe Ilya Abû Mâdhi :
« Malgré la nuit, sois un astre qui tient compagnie aux forêts au fleuve, aux plaines et collines
et non une nuit obscure qui, détestant tout le monde, jette sur les gens un sombre voile
Toi qui te plains alors que tu ne souffres d’aucun mal Sois beau et tu verras que la vie est belle !92 »
Par ailleurs, en conclusion de mon deuxième essai93, après avoir détaillé les huit actes qui me paraissent indispensables et fondamentaux pour changer enfin de paradigme et sortir la tête haute du bourbier de l’islam politique, j’ai évoqué ce dogme fondamental de la foi musulmane : « Mohammed est le sceau des prophètes » . Sa prophétie a pris fin depuis plus de mille quatre cents ans. Le Ciel aurait décidé, par ce retrait définitif, significatif, de ne plus intervenir, par des commandements ou des prescriptions, pour orienter l’homme ou agir sur le cours de son histoire. Il aurait jugé, à ce moment-là, que l’humanité avait suffisamment cumulé de connaissances, d’expériences, bonnes ou dramatiques, depuis la nuit des temps, pour qu’elle en tirât, en toute conscience, toutes les conclusions qui s’imposaient et se géraient d’elles-mêmes. Ainsi, qu’attend-on, surtout dans les milieux musulmans, pour comprendre ce dogme à sa juste valeur : non pas comme l’établissement d’un modèle figé dans le passé, qui serait appelé à être reproduit à l’infini, mais comme une riche expérience mystique et intellectuelle, qui aspire à être comprise, contextualisée et, surtout, continuellement dépassée ? Qu’attend-on pour faire (re)naître la femme et l’homme libres, autonomes, guidés par une sorte d’alchimie heureuse, faite de raison et de foi (pour ceux qui le souhaitent, sans aucune contrainte), c’est-à-dire de raison qui espère, celle qui ne transgresse jamais les équilibres vitaux, naturels, écologiques et sociétaux fragiles, et d’une foi intelligente qui aspire toujours au savoir, sans restriction aucune, assimilant en vue du progrès dans la paix, les connaissances issues d’au moins quatre sources magistrales : l’Univers comme horizon, l’Histoire comme maître, la Vie comme sacré et Soi-Même comme juge (et partie) ?
Mon islam apolitique essaie d’être fidèle à cette vision. Simplement. Il n’est pas « religion », au sens où on l’entend habituellement. Il est créance de pacification : une dette envers l’humanité. Je rejette la traduction traditionniste faite du verset 3 de la sourate 5 (« La Table »), qui fait de l’islam une « religion ». Cette traduction, proposée par le Marocain Mohamed Chiadmi, sous l’œil superviseur de l’islamiste Tariq Ramadan, est celle-ci : « Aujourd’hui, J’ai amené votre religion à son point de perfection ; Je vous ai accordé Ma grâce tout entière et J’ai agréé l’islam pour vous comme religion ! » Je lui préfère la traduction faite par le bibliste arabisant André Chouraqi, érudit franco-israélien d’origine algérienne, qui propose celle-ci : « Aujourd’hui, j’ai réalisé pour vous votre créance, j’ai parachevé sur vous mon ravissement. Pour créance, je veux pour vous la pacification, al-islâm. » Car l’islam apolitique tel que je le conçois est fondamentalement pacificateur des rapports entre le croyant et son environnement. S’il ne génère plus cette pacification, il conviendrait de le nommer autrement, autre que « islam ». Plus qu’une religion qui enferme, il s’agit d’une dette envers l’autre, envers son prochain. Dès qu’il cesse d’être pacification, il n’est plus islam. Inutile de lui rajouter des adjectifs « modéré », « tolérant » ou que sais-je d’autre.
Le réveil risque d’être brutal et difficile. La jeunesse musulmane, française et européenne, otage de la littérature islamique classique et des traductions orientées de l’arabe, doit pouvoir différencier, avec raison et justesse, la foi (musulmane) de ses récits pluriels : différencier particulièrement l’islam de l’islamisme, différencier l’expérience métaphysique des enveloppes historiques et idéologiques qui aspirent depuis toujours à la contrôler. Car tout n’est pas islam. Car l’islam n’est pas tout. Face aux discours communautaristes, portés par des islamistes et leurs alliés indigénistes multiculturalistes, imposant progressivement à la République une loi dite religieuse, il serait temps de remonter vers les premiers moments fondateurs de l’islam politique pour en comprendre d’abord la genèse, le sens et la signification, et agir, ensuite, pour sortir de l’impasse vers laquelle l’islam politique aimerait entraîner la République et ses citoyens de sentiment religieux musulman.
Un autre islam doit (re)naître. Il ne s’agit pas d’un « islam de France », ou d’un « euro-islam ». Il s’agit d’un autre islam. Rien de plus, rien de moins ! Il est certes en gestation, mis en sourdine depuis bien longtemps dans le monde arabe et dans bien des capitales occidentales. Il a toujours été empêché. Du vivant du Prophète, il n’a pu se constituer dans un milieu hostile. Dès sa mort, on a tout fait pour éviter qu’il naisse dans les esprits : califes et rois, officiellement depuis le calife Othmân, s’en sont donné à cœur joie. Face au Livre saint, contenant un message et une prophétie, ils ont inhibé la connaissance intemporelle du Coran par les prescriptions conjoncturelles du Message. La forme a eu raison du fond. L’exégète a terni l’éclat. Le fiqh a tué la philosophie.
Cet autre islam, foncièrement apolitique, au sens où il est débarrassé originellement de tout projet visant le pouvoir suprême et la domination d’autrui au nom d’Allah, ne pourra (re) naître tant que le discours dominant dans les lieux de culte puise sa sève de cet héritage scripturaire classique de l’islam politique. Il ne (re)naîtra pas avec des imams formés au Machreq ou au Maghreb, ou même dans des structures islamistes en France et en Europe, tel cet Institut européen des sciences humaines (IESH) géré par les Frères musulmans. Car, dans tous ces centres de formation des imams, c’est bien l’islam califal sunnite et traditionniste qui est enseigné, et pas autre chose.
Et si cet islam apolitique, encore à définir, encore à repenser, n’était qu’une redécouverte des joyaux d’une connaissance philosophique et mystique censurée, depuis bien longtemps, par un juridisme autoritariste et violent ? Et si l’islam apolitique n’était en vérité que le passage du croyant musulman à l’âge adulte, celui de l’autonomie, de l’indépendance de toute autorité religieuse, officielle comme officieuse ? Et si le passage à l’âge adulte dont il s’agit n’était que la nécessité de chérir humblement sa liberté de conscience, d’expression, et de la faire vivre selon ce que dicte la raison et non selon ce qu’impose l’autorité politico-religieuse ?
Conclusion
Les gardiens du temple de l’islam politique peuvent encore répéter ce hadith : « Le meilleur des siècles, c’est le mien, puis le suivant, puis le suivant » pour espérer reproduire dans le présent, dans le futur, un passé hautement sacralisé, à quoi ce hadith renvoie : les trois premiers siècles fondateurs. Mais il leur suffit de lire le Livre saint, ils verront que le suivisme des prédécesseurs, des générations passées, est plus que déconseillé. Il est même prohibé : « Une telle génération a disparu. À elle ce qu’elle a acquis et à vous ce que vous avez acquis. Vous n’aurez donc nullement à répondre de leurs actes94. » Quelques dizaines d’autres versets avertissent clairement des conséquences du suivisme et du conformisme aux traditions des ancêtres. Chaque croyant est mis devant sa seule et propre responsabilité. Nul ne portera le fardeau d’autrui, quoi que racontent les marchands de sable.
La République fait l’expérience de l’islam politique, bon gré mal gré, dans la douleur, depuis au moins 1983. Presque trente-cinq ans plus tard, elle doit tirer les conséquences de ce passé, de ce passif, ne serait-ce que pour sauver sa jeunesse, assurer son avenir et préserver ce qui reste de l’unité nationale et, surtout, des fondamentaux constitutionnels : la laïcité en tête, garante de la paix civile et de la liberté pour tous. La neutralité de l’État ne doit pas être synonyme de son invisibilité dans l’espace public qui profite, qu’on le veuille ou non, à la visibilité recherchée par l’islam politique, partout et par tout moyen. L’autorité de l’État doit s’exprimer, avec la force de ses institutions, face aux multiples provocations et revendications de l’islam politique pour rappeler les règles communes et les appliquer sans complaisance.
Par ailleurs, il n’appartient pas à l’État de dicter le contenu d’un quelconque récit de la foi, qui serait plus légitime que d’autres. Il ne lui appartient pas de privilégier un récit en particulier par rapport à un autre. La réforme à laquelle on aspire, à laquelle j’aspire, n’est pas l’affaire de la République. Elle est d’abord l’affaire de tous ces citoyens musulmans, femmes et hommes, individus et associations, qui se sentent concernés. Il est seulement demandé à la République d’accompagner cette réforme, tout en observant un minimum de neutralité et un maximum d’intervention pour rappeler à l’islamisme le droit français, la particularité de la laïcité française, qui ne s’est pas construite sur un quelconque modèle communautariste et multiculturaliste, et les limites du cadre laïque.
L’idéal serait d’assurer aux porteurs de ce discours réformiste des moyens d’action, dans le respect de ce que permet la loi, pour mener à bien cette réforme et ce combat vital face à un islamisme qui ne manque de rien. Cela commence par cesser de financer des projets islamistes, notamment au niveau de l’éducation nationale, par surveiller les réseaux et les flux des financements étrangers, par contrôler les centres de formation des imams, par permettre aux porteurs du projet de la réforme de s’exprimer médiatiquement lorsque l’on invite des islamistes à s’exprimer, par rappeler aux politiques clientélistes, à l’assaut d’un hypothétique « vote musulman », les règles du droit et l’interdiction des élus à se rendre dans les différents lieux de culte ou à des rassemblements islamistes pour séduire une partie de l’électorat. Il y a matière à agir efficacement à partir du moment où la volonté républicaine est au rendez-vous.
Enfin, la France fait face presque aux mêmes défis qu’hier, au même totalitarisme liberticide qui, tout en alimentant encore et toujours l’antisémitisme et d’autres formes de racisme et de discrimination, fait de sa lutte contre ladite « islamophobie » un moyen efficace pour faire plier la République à ses revendications et à ses exigences. Il n’est pas inutile de rappeler, en ces temps troubles, ces belles phrases mémorables, par lesquelles le général de Gaulle concluait son discours de Bayeux, le 16 juin 1946 : « Nous avons à conserver la liberté sauvée avec tant et tant de peine. Nous avons à assurer le destin de la France au milieu de tous ces obstacles qui se dressent sur sa route et sur celle de la paix. Nous avons à déployer, parmi nos frères les hommes, ce dont nous sommes capables, pour aider notre pauvre et vieille mère, la Terre. Soyons assez lucides et assez forts pour nous donner et pour observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand, sans relâche, nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes ! Toute notre Histoire, c’est l’alternance des immenses douleurs d’un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d’une nation libre groupée sous l’égide d’un État fort95. »
Recommandations
Pour une charte républicaine solennellement ratifiée par les gestionnaires des lieux de culte musulman.
Ratifiée par les gestionnaires des lieux de culte en présence des fidèles, d’élus et de représentants de l’État, selon un cérémonial républicain, cette charte manifesterait la reconnaissance et l’acceptation des valeurs de la République et du cadre laïc tels que définis par la loi de 1905 et dans la Constitution française. Le caractère souverain des droits humains et des libertés fondamentales serait rappelé. Cette charte engagerait donc publiquement les responsables des lieux de culte musulman, ainsi que tous les imams. Elle conduirait à affirmer l’acceptation des droits et libertés de la république : liberté de conscience, liberté d’opinion, droits des femmes, égalité homme- femme, droit à la liberté sexuelle etc.
Les mosquées doivent redevenir le lieu d’un exercice paisible du culte musulman.
Réaffirmer la loi de 1905 : sous la pression croissante des islamistes, les mosquées tendent à devenir des lieux politisés. Or, l’article 26 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État le prohibe clairement : « Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte. » Il importe d’engager une action de dépolitisation des lieux de culte associations gérant des salles de prière et des mosquées sont déclarées comme association culturelle loi 1901 auprès des services préfectoraux. En effet, le statut d’association culturelle permet à certaines structures de contourner l’article 2 de la loi de 1905 qui interdit à l’Etat de subventionner les cultes, et de présenter des dossiers de demande de subvention auprès de certaines mairies peu regardantes. Il arrive ainsi que des mairies subventionnent certaines activités sans avoir la garantie qu’il s’agisse d’activités culturelles et non cultuelles.
Toute association gérant un lieu de culte musulman doit être déclarée sous le statut « d’association cultuelle loi 1905 ».
Aujourd’hui, la plupart des associations gérant des salles de prière et des mosquées sont déclarées comme association culturelle loi 1901 auprès des services préfectoraux. En effet, le statut d’association culturelle permet à certaines structures de contourner l’article 2 de la loi de 1905 qui interdit à l’Etat de subventionner les cultes, et de présenter des dossiers de demande de subvention auprès de certaines mairies peu regardantes. Il arrive ainsi que des mairies subventionnent certaines activités sans avoir la garantie qu’il s’agisse d’activités culturelles et non cultuelles.
Le rôle du CFCM doit être limité à la gestion des lieux de culte.
Le CFCM ne peut être le porte-parole des Français musulmans. Il ne saurait se comporter comme un ordre clérical musulman car il n’y a pas d’Église en islam. L’islam ne reconnaît aucune autorité cléricale. L’idée d’un « grand imam de France » est incompatible avec un islam apolitique. De plus, le CFCM doit beaucoup trop à l’influence de « l’islam consulaire » et de « l’islam politique ». De même, le CFCM ne saurait être un corps intermédiaire entre l’État et les citoyens français musulmans. Ces derniers sont déjà représentés, individuellement, comme le sont tous les citoyens, par les élus de la République et par d’autres corps intermédiaires élus démocratiquement. Il faut en repenser le rôle et la fonction. Son rôle doit être limité à gérer et organiser le patrimoine immobilier (et mobilier) des lieux de culte dans le cadre de la loi.
Rendre inopérante la technique des mètres carrés.
Aujourd’hui, on le sait, le CFCM représente ceux qui détiennent le plus de mètres carrés d’espace de prière. Cette règle pour juger de la légitimité des représentants politiques du culte musulman doit être abandonnée par les instances publiques.
Limiter la construction de « mosquées-cathédrales ».
Outre qu’elles constituent un des puissants outils entre les mains des islamistes, ces constructions sont un gouffre financier pour la communauté des fidèles. L’islam doit revenir à des structures cultuelles à taille humaine qui ne demandent ni financement étranger, ni taxation du halal, ni extension du régime concordataire sur tout le territoire, comme on a pu le préconiser.
Imaginons une grande faculté de théologie musulmane.
Comme le rappelle, à juste titre, le professeur tunisien Mohamed Haddad dans un article « Pourquoi on peut réformer l’islam » dans Le Monde des Religions, n°87, janvier/février 2018, p.32.
Elle se situerait à Strasbourg. Espace universitaire où pourrait éclore une islamologie pluridisciplinaire et réformiste, elle offrirait aussi un cadre idéal pour la formation des imams français. Il s’agit d’un vœu exprimé il y a déjà longtemps par le réformiste Mohammed Arkoun96. Aussi longtemps que la formation des imams restera à la charge des courants classiques, au Mashreq comme au Maghreb, ou des courants politiques comme au sein de l’IESH97 (Institut Européen des Sciences Humaines) dirigé par les Frères musulmans, les mosquées de France ne seront animées que par des imams placés sous l’influence de l’islam politique ou soumises aux orientations de l’islam consulaire. Cette faculté servirait enfin à former des aumôniers, en nombre suffisant, pour répondre au besoin d’encadrement religieux dans les prisons, les hôpitaux et au sein de l’armée. Force est de constater qu’aujourd’hui, ces fonctions d’aumôniers sont trop souvent occupées par des islamistes, y compris à des postes clefs98.
Dans ce cadre académique, une partie des moyens alloués à la déradicalisation islamiste devrait être versés au financement des travaux de recherche et de traduction de la littérature arabo-musulmane réformiste prônant la non-violence. Cette littérature existe en arabe depuis plus d’un demi-siècle mais elle reste méconnue du lecteur francophone, prisonnier de ce que l’islamisme a décidé de traduire et de propager.
Dissocier l’apprentissage de la langue arabe de l’enseignement de l’islam.
L’apprentissage et l’enseignement de la langue arabe doivent faire l’objet d’une grande réflexion collective. L’apprentissage de la langue arabe, si riche et si belle, doit être séparé de l’apprentissage des préceptes religieux islamiques. On peut comprendre que des structures associatives cultuelles/culturelles proposent aux fidèles des espaces pour que leurs enfants apprennent les fondamentaux de la religion et de son éthique ; mais cet enseignement doit être séparé de l’apprentissage de la langue L’arabe est la langue d’une culture plurielle et multiconfessionnelle, et non la langue exclusive d’une religion en particulier qui serait l’islam : il existe une immense littérature arabe juive, arabe chrétienne et arabe athée ; elle n’est jamais mentionnée dans les écoles arabes attachées aux mosquées. Malheureusement, les islamistes profitent des moments dédiés à l’enseignement de l’arabe pour atteindre un plus grand nombre d’enfants. Dans ce cas, hélas, la langue arabe ne sert qu’à favoriser leur endoctrinement. L’école de la République et les structures associatives spécialisées et areligieuses placées sous son autorité possèdent la légitimité et la compétence pour enseigner cette langue étrangère aux enfants qui souhaitent l’apprendre. Elles doivent pouvoir le faire indépendamment de toute instruction religieuse.
Un moratoire sur l’enseignement privé musulman.
Dans ce texte, l’auteur ne s’en prend pas seulement aux élus et aux gouvernants, présentés comme des « responsables politiques incompétents qui se bousculent de manière risible et pathétique sur les réseaux sociaux », mais à la démocratie elle-même, comme l’illustrent deux extraits choisis parmi d’autres, à titre d’exemples : « Prétendre qu’on a atteint le sommet de la liberté et de l’autonomie absolue de la conscience avec la démocratie libérale, c’est non seulement s’illusionner sur un régime intrinsèquement pernicieux, mais aussi signer la défaite de la pensée politique » ; ou encore « La démocratie a fabriqué une société atomisée où chacun semble s’être confortablement installé dans son univers personnel, adhérant sans résistance aucune à la corruption quasi-institutionnalisée du système en échange d’un confort purement matériel. Un individu, lorsqu’il n’est rien d’autre qu’un individu, est dangereux et nocif pour la société ». Sa dénonciation de la démocratie se durcit encore lorsqu’il croit devoir voler au secours de ceux qui n’ont pas voulu se joindre à l’union nationale après les attentats de 2015 ou au secours de Tariq Ramadan : « [L’opinion publique] circonscrit un champ de réflexion, à l’intérieur duquel le citoyen est libre de s’exprimer et de débattre ; sitôt qu’il en sort, il est banni et désigné à la vindicte publique ! L’intellectuel Tariq Ramadan, référence incontournable de l’islam contemporain, en fait l’expérience depuis plusieurs années en se voyant interdire la parole sous prétexte d’un double discours qui n’existe que dans la surdité de ses détracteurs ». Ce texte, daté du 8 avril 2016, est repris dans le livre, du même auteur, Petit manifeste contre la démocratie, Pour une redéfinition de l’homme et de la société, éditions Les Points sur les i, mars 2017.
Il est nécessaire d’engager une évaluation de l’enseignement privé musulman, notamment pour les établissements gérés par les salafistes. La FNEM (Fédération nationale de l’enseignement privé musulman) est pilotée par les Frères musulmans. On l’a vu plus haut, dans la partie V de cette étude, la FNEM compte plusieurs établissements privés bénéficiant des subventions de l’Education Nationale, des Mairies, des Départements et des Régions. Certes, le droit français autorise l’État à signer des contrats d’association avec des établissements d’enseignement privé catholique, juif etc., mais sous certaines conditions. Chacun sait et admet parfaitement que l’État ne peut apporter son soutien aux organisations sectaires. C’est aussi afin d’y voir plus clair à ce sujet qu’un audit national est aujourd’hui indispensable. En effet, il importe de mieux identifier la nature des organisations salafistes et fréristes pour en tirer éventuellement les conséquences de fait et de Les inspections académiques ne suffisent pas. Elles s’appuyant sur des « cahiers de texte » dont il faudrait vérifier soigneusement la validité. Une des matières qui doit être analysée attentivement est enseignée sous le titre « l’éthique musulmane ». Les pouvoirs publics doivent exiger la transparence quant au profil des enseignants et des programmes effectivement enseignés. Ainsi, on peut se demander s’il est acceptable que l’auteur islamiste de « En finir avec la démocratie française », cité en note tout au début de cette étude, soit professeur d’éthique musulmane au Lycée Averroès, et donc payé avec les deniers de l’État.99
Faut-il tolérer le financement étranger des établissements scolaires musulmans privés, avec ou sans contrat d’association avec l’État ?
Tout financement étranger expose au risque d’une obligation de contrepartie, ici en matière de la ligne éducative. Si l’ONG Qatar Charity peut être suspectée d’avoir soutenu des groupes terroristes impliqués au Sahel et en Syrie, comment pourrait-on autoriser qu’elle finance, ne serait-ce que partiellement, des établissements scolaires privés français gérés par les Frères musulmans ? Le risque qu’il existe des contreparties « éducatives » ou idéologiques à ces financements n’est-il pas trop élevé ?
Accroître très sensiblement la surveillance des flux d’argent et de leurs usages.
Il est fort possible que les flux d’argent venant de l’étranger s’opèrent en partie au profit des comptes bancaires d’associations islamistes.
Faut-il accepter que des islamistes puissent se rendre plusieurs fois dans l’année dans des monarchies du Golfe, profondément nourries par le salafisme politique et jihadiste, pour lever des fonds destinés à financer leurs structures associatives et leurs projets de mosquées-cathédrales ?
L’utilisation de l’argent collecté dans les lieux de culte, en particulier l’argent de la Charity-business, doit être mieux contrôlée. Des mesures
règlementaires pourraient être efficaces afin d’imposer aux associations gestionnaires des mosquées l’affichage préalable du calendrier des collectes, la présence d’un mandataire judiciaire lors des collectes à plus grande valeur – huissier, notaire -, voire de les soumettre à une autorisation préfectorale, de tenir un registre devant les fidèles consignant le total collecté et permettant à n’importe quel fidèle de vérifier si la totalité de l’argent collecté a été déposée sur le compte bancaire de l’association.
Empêcher que les administrations et autres services de l’État (CAF, mairies etc.) ne subventionnent des associations islamistes qui se présentent sous couvert de la catégorie « associations culturelles ».
Il faut repérer et réparer les failles qui existent dans les dispositifs existants. Cela passe aussi par le renforcement des contrôles pré et post Il n’est pas acceptable que la branche famille de la Sécurité Sociale puisse subventionner, via le dispositif VACAF par exemple, des séjours et des camps de vacances pour enfants, durant lesquels ces derniers apprennent les sourates du Livre saint, se familiarisent avec les standards idéologiques islamistes ou bénéficient d’une initiation au voilement des fillettes 100. La décision prise récemment par Xavier Bertrand 101, le président de la région Hauts-de-France, de mettre fin aux subventions accordées à une radio locale, peut-être une source d’inspiration dans ce sens.
Dans les médias, il importe de sensibiliser les journalistes à la nécessité de donner la parole aux musulmans porteurs du discours réformiste.
En particulier dans les médias du service public, les islamistes et leurs soutiens politiques et associatifs étant aujourd’hui nettement favorisés.
Il est devenu urgent d’organiser des états généraux de l’islam.
Cela permettrait, d’une part, d’aborder publiquement toutes ces questions et, d’autre part, afin de stimuler la renaissance d’un islam réformé. On pourrait imaginer l’organisation de plusieurs rassemblements thématiques en y associant de nombreux acteurs, observateurs du fait musulman, islamologues et, bien sûr, en ouvrant les discussions aux non musulmans, dans le but de contribuer à la réforme en prenant le temps nécessaire à un travail de fond. Aucune question ne devra être évitée (les libertés, l’éducation, l’organisation du culte, l’abattage halal, le voile, la sépulture, les mutilations génitales, etc.). A terme, on convergera vers une vision commune du rapport salutaire de la République et l’islam : la République chez elle, l’islam chez lui.
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