I.

L’esprit du temps se prête au « déclinisme »

II.

Le piège : mains blanches, mains sales

1.

Toute valeur est de crise

2.

Toute valeur est en conflit

3.

Toute valeur est au défi

4.

Toute valeur est acculturée

III.

Liberté : la racine des valeurs

IV.

Égalité, ou la vie en société

1.

Égalité entre choses contre égalité entre personnes

2.

Égalité communautaire ou égalité sociale

3.

La lutte pour la reconnaissance

4.

Une éducation amoureuse

V.

Fraternité

1.

La crise fraternitaire

2.

« Quand la France a froid… »

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« Je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire… un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. »

Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, 1984.

I Partie

L’esprit du temps se prête au « déclinisme »

Tout va de mal en pis dans l’Union européenne et plus que partout en notre douce France. Les statistiques s’accumulent, les sondages confirment, les économistes dressent de sombres bilans, les écologistes énoncent des risques apocalyptiques, les politiques regrettent un passé supposé glorieux, déplorent le présent et craignent l’avenir, la démographie du Vieux Continent est en berne (sauf en France), donc à l’Est comme au Sud, l’invasion menace, nous survivons dans une forteresse assiégée… Je n’en crois rien.

Le citoyen français, nous dit-on, est le plus déprimé de la planète, son taux de pessimisme dépasse celui des affamés du tiers-monde, ce qui laisse mal augurer de son bon sens : logé, nourri, retraité, il a beau profiter d’une vie deux fois plus longue, le voilà dix fois plus malheureux ! Cette aimable hypocrisie est confirmée par le détail des enquêtes, quand les sondés en majorité s’avouent relativement satisfaits de leur sort personnel, mais irréductiblement inquiets quant à un destin collectif. Autant dire que le Français est moins matériellement que moralement défait.

Le déclinisme ambiant révèle un accablement mental.  Sont  en  jeu,  non pas les risques et difficultés de l’existence, mais bien notre supposée incapacité à les surmonter. Une fois de plus, l’Europe n’a pas le moral et s’afflige du « vide des valeurs » que dénonçait Hugo von Hofmannsthal dans l’Autriche de la Belle Époque. Je m’inscris en faux contre ce catastrophisme très partagé. Face aux fanatismes  religieux  ou  politiques,  nous ne sommes aucunement démunis ; loin d’être offensifs, ils ne sont que réactifs, fuites chaotiques devant les assauts d’une modernité qui se mondialise.

Liberté de parole et d’information, égalité entre citoyens et entre sexes, fraternité qui sépare convictions religieuses et solidarité profane, ces revendications, sources de problèmes et d’embarras, impliquent avant tout des choix et des valeurs. Rien ne justifie notre déclinisme angoissé, alors que, sous tant de latitudes, un désir d’émancipation laïque conteste tabous et despotismes. Sachons retrouver dans les informations du jour les idées inscrites aux frontons officiels, sublimes antidépresseurs qui baptisèrent l’exception française, jusqu’à ce que bien d’autres  terriens s’en emparent et s’adonnent à semblables libertinages.

II Partie

Le piège : mains blanches, mains sales

Le mot valeur existe en bon français depuis un millénaire. D’où vient sa soudaine promotion aux dépens de quasi synonymes, pourquoi parler aussi exclusivement de crise des valeurs, retour des valeurs, combat pour les valeurs plutôt que de crise des idéaux ou retour aux vertus ? Choisir un vocable, toujours le même, pour présider séminaires et colloques internationaux, pour lancer puis commenter enquêtes et sondages, ne paraît pas innocent. Depuis quand et à quel prix les réflexions éthiques de nos contemporains tournent-elles autour des « valeurs » ?

Dès le XIXe siècle, dans le sillage d’un post-kantisme naïf, le terme « valeur » vient qualifier un « devoir-être » radicalement  distinct  de  l’être : la science établit des jugements de faits, la morale procède par jugements de valeurs. D’un côté la réalité, de l’autre le royaume des fins. Un inévitable conflit s’ouvre alors entre les « chevaliers de la vertu », du style Don Quichotte et la brutalité domestique du « cours du monde ». La promotion de la « valeur » marque  pour  Hegel  l’impuissance  moderne des consciences malheureuses, celle des belles âmes incapables d’inscrire leurs options éthiques dans un univers étranger et hostile.

Au XXe siècle, le conflit rebondit. Charles Péguy apostrophe les professeurs en idéal qui gardent les mains blanches mais qui n’ont pas de mains. Max Weber oppose, quant à lui, la morale de l’intention obsédée par les valeurs (celles du Sermon sur la montagne ou de l’absolutisme révolutionnaire) et la morale de la responsabilité (justifiant la politique « réaliste » de l’homme d’action). Dans la foulée, récusant l’angélisme, Lukacs puis Sartre s’accommodent des crimes du communisme (Les Mains sales), quand, inversement, les pacifistes de toute nature récusent l’usage de la force, quelles que soient les conséquences parfois terrifiantes d’une pareille abstention.

D’un côté Don Quichotte et ses moulins à vent, de  l’autre  Sancho  Pança et sa roublardise à courte vue, la valeur du réalisme contredit le réalisme des valeurs, la non-intervention « respectueuse des réalités » polémique avec le droit d’ingérence arguant de l’extrême urgence d’interrompre des crimes contre l’humanité. Soit on se réclame de l’homme tel qu’il est, soit de l’homme tel qu’il devrait être. Le débat  tourne  en rond et devient fastidieux. Persister à inscrire la question des valeurs dans l’antinomie de l’être et du devoir-être, c’est s’enfermer dans un cercle vicieux. Ici s’impose l’exigence de Wittgenstein : en finir avec le « bavardage sur l’éthique ».

1

Toute valeur est de crise

Les valeurs, dit-on, soulèvent l’accord général. Le présupposé unanimiste heurte l’expérience. Le XXe siècle n’a-t-il pas subverti les plus incontestables de nos valeurs ? Au nom de la paix, on a mobilisé comme jamais pour la guerre ; au nom de la justice, on a justifié les plus grandes injustices ; au nom de la fraternité, par millions les êtres humains pâtirent des camps de travail et des camps de la mort ; au nom de la coexistence et de la raison, on laissa l’inhumain croître et multiplier…  Notre  expérience des « valeurs » est, en premier lieu, celle de leur retournement, quand triomphe le « double langage », Orwell dit la « novlangue »,  avec  en  prime l’ébranlement abyssal de toute « foi en le  jour,  la  vie,  la  paix  » (Jan Patocka).

Ne limitons pas semblable renversement des valeurs aux situations circonscrites – totalitarisme, fascisme, colonialisme. Chaudes ou froides, les guerres et les révolutions sont mondiales, tout comme la débâcle est morale. La noire modernité ne fait que réveiller une  possibilité  originelle de l’histoire occidentale. Dans l’Athènes florissante de naguère, Thucydide décrivait l’explosion d’une « peste » infernale venue ravager, outre les corps, les esprits, les repères et les respects humains. Les valeurs ne valent qu’à la condition d’affronter le risque d’une absolue perte des valeurs. Sinon, gardiennes de nos sommeils, elles fonctionnent tels des tranquillisants à bas prix.

2

Toute valeur est en conflit

Posons à l’origine non point « la » valeur ou quelque harmonieux bouquet de valeurs, mais le conflit des divinités et des idéaux : le  bien, le beau, le vrai, le puissant, le juste, le charme… entretiennent une rivalité permanente sur l’Olympe (Homère) comme ici-bas (Max Weber).

Agir, c’est choisir. Donc éliminer : « Trop de valeurs, trop diverses simultanément données, nous accoutument à nous contenter du premier terme de nos impressions » (Paul Valéry). Loin de constituer l’indice calamiteux d’une décadence ou d’un irréversible naufrage, le conflit est une règle de vie et de survie pour la cité antique (Nicole Loraux) comme pour l’individu moderne.

Nos démocraties inventent et se régénèrent en cultivant leurs divisions (droite/gauche, démocrates/républicains), comme l’Athènes de Thucydide, la République romaine de Tite-Live et l’Italie renaissante de Machiavel. La querelle des clans et des partis, si âpre soit-elle, l’emporte sur l’ossification ou la disparition des conflits propres aux despotismes. L’esprit occidental est un « champ de bataille », écrivait Kant, valeurs, idéaux et vertus n’existent que par, pour et dans ces combats. Loin de planer tel un vol de colombes sur le champ de bataille, devoirs universels, valeurs et idéaux sont des instances d’arbitrage régulant des alternatives existentielles, des « médiétés » ou « justes milieux » (selon Aristote, le courage instaure un juste  milieu  entre  deux  extrêmes,  la  lâcheté  et la témérité). Refusant désormais de réduire les valeurs à un devoir-être inconditionnel, universel et pur, rétablissons la synonymie entre idéal, valeur, fin, vertu, norme et cetera.

3

Toute valeur est au défi

Les systèmes de valeurs n’existent pas « en soi », fondés une fois pour toutes dès l’origine par le truchement miraculeux d’une législation naturelle ou céleste. Chaque fois que l’on croit pouvoir  isoler  une  «  âme  slave », une « France éternelle », un « esprit américain », on se fourvoie parce qu’on veut privilégier faussement une insécable unité substantielle sur le dynamisme transformateur de l’aventure humaine. Les mythologies, certes, attribuent à toute collectivité une naissance prestigieuse que le culte des ancêtres perpétue, Athènes honore Thésée et Athéna, la France s’invente Francion et une origine troyenne. L’historien, par contre, généalogise à contre-pied : au commencement d’Athènes, un ramassis de pirates découvrant un havre commode pour écumer la  Méditerranée  ; aux origines de la France, des tribus gauloises en guerre permanente.

Pour comprendre la genèse des idéaux d’une collectivité, il est nécessaire de les analyser en regard des crises et des périls auxquels ils tentent de répondre (Toynbee). Le mana, selon Mauss et Lévi-Strauss, est un signifiant « flottant », un équivalent général supposé sous-tendre tous les échanges conflictuels – potlatch. Au contraire, depuis les Grecs antiques valeurs et idéaux ne flottent pas au-dessus de la mêlée, ils répondent à des défis déterminés de manière déterminée. Si la mondialisation condamne les valeurs anciennes, c’est face à cette dévalorisation que de nouvelles se forgent.

4

Toute valeur est acculturée

Évitons l’alternative fallacieuse d’affirmer que les valeurs sont ou bien universelles ou bien ne sont pas des valeurs (mais des instincts, des pulsions pré-morales ou barbares). Pourtant acharnée à combattre le relativisme, l’Église romaine elle-même souligne combien les idéaux et les préceptes catholiques (= universels) relèvent d’une acculturation, qui les réinterprète en fonction des lieux et des époques où opère son credo. Les valeurs chrétiennes ne sont pas exactement identiques selon qu’elles s’implantent dans l’Antiquité grecque et latine ou qu’elles refleurissent dans le Brésil contemporain.

Une évaluation de l’universalité de telle ou telle valeur demeure scolaire et vaine, si l’on néglige les défis et les dangers qui motivent et façonnent ladite valeur. Prenons la liberté, l’égalité, la fraternité, trois idéaux qui se projettent d’emblée universels. Combien de disputes oiseuses n’ont-ils pas suscitées ! Les Français sont-ils aussi libres que l’affiche le fronton des mairies ? Chaque citoyen est-il l’égal de l’autre ? Et en quel sens est-il frère de son voisin de palier ? S’agit-il plutôt d’une liberté fictive, d’une égalité formelle, de la fraternité hypocrite du renard dans le poulailler ? Impossible de trancher, impossible de donner sens, impossible de jauger liberté, égalité, fraternité, sans décrypter l’acculturation plus que millénaire de valeurs nationales autant qu’universelles.

III Partie

Liberté : la racine des valeurs

Notes

1.

E.R. curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Presses Pocket, p. 597.

+ -

2.

Descartes, Principes de la philosophie, 1,6.

+ -

3.

Pascal, Pensées, 331.

+ -

« Sapere aude ! Ose penser, aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières ».

Emmanuel Kant.

Le culte que les Français vouent à la liberté suscite deux types d’incompréhension goguenarde. Côté allemand, il leur fut longtemps  reproché de confondre liberté et licence. Le Paris des Lumières apparut flirter dangereusement avec l’immoralisme, l’érotisme et la pornographie. Plus tard, les romans de Zola et tant d’autres de la même veine ne furent pas sans soulever le cœur des  cousins  d’outre-Rhin,  fussent-ils des professeurs émérites (tel Wilhelm Dilthey) ou des aventuriers sans tabous (tel Ernst Jünger). Côté anglo-saxon, on condamne  aujourd’hui plus que jamais l’intolérance que produirait l’exigence d’une liberté individuelle absolue : interdire, ne serait-ce que partiellement, le voile

islamique intégral reviendrait à tuer la liberté au nom de la liberté. À l’ombre du citoyen sage et assoupi devant sa télé, découvrez le jacobin,    le terroriste et le guillotineur ! De semblables répulsions, même caricaturales, sont fondées. La liberté diffuse un inquiétant tout est permis (fût-ce d’interdire) qui depuis toujours accompagne le plaisir et l’embarras de se sentir français.

D’un bout à l’autre de son histoire, la douce  France, autoproclamée  fille aînée de l’Église, n’en fut pas moins la fille aînée de l’incroyance. Si le pape Jean-Paul II constatait tristement qu’aujourd’hui « les Européens vivent comme si Dieu n’existait pas », force est de reconnaître qu’en matière d’incrédulité, Paris, ses environs et ses campagnes ont précédé tout le monde. Premier à distinguer, et cela bien avant la Révolution, jouissance et procréation en inventant, via le bidet, spécialité nationale,  un contrôle empirique des naissances, le pré carré français bafouant les commandements sacrés se montrait en avance de quelques siècles sur les libérations de la pilule contraceptive.

D’entrée de jeu, le gallicanisme de la « fille aînée » couronnait son roi souverain « maître après Dieu » (Jean Bodin), donc libéré du pouvoir spirituel de Rome, tellement émancipé qu’il se permit l’économie d’une rupture fracassante dans le style protestant ou anglican. La liberté à la française ne laisse hors d’atteinte aucune activité humaine, elle est sexuelle, philosophique, théologique, très tôt politique, de la Fronde aux révolutions, littéraire surtout et toujours, depuis qu’on écrit en langue vulgaire sans se cantonner au latin. Cette liberté touche-à-tout ne tombe pas comme un fruit mûr d’une philosophie spécifique, elle n’est pas davantage le produit de l’instinct unique du Gaulois, lequel n’était ni plus ni moins anarchique que d’autres peuples sans État et sans écriture. C’est dans les manuscrits, les poèmes et les légendes, les contes et les fabliaux que l’homme du XIe siècle accède au rapport à soi-même, aux autres, à la nature terrestre ou céleste et à la tradition antique, « le latin a délié la langue des Français. C’est parce que la France représentait le studium, parce que les arts libéraux avaient chez elle leur quartier général, que la poésie populaire fleurit tout d’abord en France1».

Homère a offert ses dieux à la Grèce. La littérature voue la France à la liberté. Non par des leçons, des dogmes, des credo, mais en contant des histoires que l’auditeur et bientôt le lecteur à leur guise apprécient, rejettent, interrogent ou critiquent : la découverte de la liberté s’opère en pleine liberté. Chaque intéressé ouvre un écrit en sachant qu’ici « il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme » (Saint Paul). À l’instar de l’engagement religieux qu’elle inverse, l’œuvre littéraire octroie une universalité négative à l’amateur qu’elle s’invente. Expérience de la liberté et roman français parviennent à ne faire qu’un. Au point de fusion, on trouve Le Roman de Renart.

Avec l’héroïsation de l’humble mais astucieux goupil, terreur des basses-cours, l’intronisation de Messire Renart ouvre l’ère  du  soupçon. La « Renardie » promeut la ruse, le doute, le désenchantement. Poursuivi par la justice du roi lion et la hargne du « vilain » (paysan), le renard tourne à son profit les pires  situations en substituant  à  la  force  qu’il  ne possède pas l’esprit que nourrit son insolence et  son  irrespect.  Ni Dieu ni maître ! Cet anarchiste tout-terrain n’a cure des menaces et des objurgations. Il vandalise les églises, se moque des barons, vilipende la cour féodale, insulte les autorités et transgresse les tabous sexuels. Il préfigure le Dom Juan  du  Grand  Siècle, épouseur  du  genre  humain, et  le sans-culotte de 1789, mais aussi le bourgeois sceptique qui s’accommode des trahisons les moins glorieuses. L’animal sans scrupule annonce les tours et les détours d’une histoire de France statuant que l’homme est un renard pour l’homme.

Est-il bon ? Est-il méchant ? À première vue, Maître Renart passe pour l’incarnation animale du diable. En témoignent la couleur rousse de son pelage, une conduite licencieuse, la jubilation qu’il affiche à contredire les bienséances ou le qu’en-dira-t-on. Autant d’indices propres à conduire au bûcher d’infamie une si perverse créature. Pourtant la cause n’est pas entendue d’avance, les successives « branches » (épisodes) du Roman offrent au suspect moult occasions de plaider sa cause de façon fort convaincante. S’il trompe les trompeurs, s’il abuse les naïfs, il détrompe les abusés et déniaise le public. Ni saint ni démon, il a hérité d’Ulysse la métis – l’astuce, l’ingéniosité –, qui fit de son antique homologue le rival d’Athéna, la si sage. Renart est le héros de la connaissance de soi, celui dont la lucidité déjoue les pièges du narcissisme et de l’outrecuidance. Certes, il ne dispose d’aucune prescience supra humaine, il vaticine d’une mésaventure à l’autre, il s’en sort néanmoins pour savoir, mieux que quiconque, tirer les leçons de ses échecs.

Il serait réducteur de ravaler une telle geste contestataire au rang des ordinaires parodies ou satires animalières, à charge pour l’ours et l’âne de figurer la gourmandise ou la bêtise des humains. L’attentif détecte la première apparition d’une vis comica particulière à la France, qu’on retrouve chez Rabelais, Molière ou Beaumarchais. La Renardie porte sur les fonds baptismaux un esprit libertin qui jamais plus ne désertera la culture nationale.

Les aventures de Renart introduisent à la parfaite équivalence du monde animal et de la condition humaine. La Fontaine trouve  son miel à explorer pareille homologie dans les moindres détails et La Rochefoucauld en explicite le principe : « Il y a autant d’espèces d’hommes qu’il y a de diverses espèces d’animaux, et les hommes sont, à l’égard des autres hommes, ce que les diverses espèces d’animaux sont entre elles. » Scandalisé par les Lumières françaises et ce qu’il nomme « la société animale de l’esprit », Hegel épingle la jungle idéologique, sentimentale, sexuelle et politique où se complaît le Paris éclairé. La décision première d’identifier univers animal et communauté humaine coupe cette dernière – au grand dam des philosophes allemands – de la référence ombilicale au divin. Renart est notre Moïse,  il  nous  conduit vers une terre sans dieux.

Introduction à la laïcité : « Renart est mort, Renart est vif… Renart règne », écrit Rutebeuf. Toutes les civilisations ont baigné d’une façon ou d’une autre dans les océans du divin, la Renardie siffle la fin de partie.

La rupture qu’inaugure Le Roman de Renart ne relève en rien de l’analphabétisme, de l’inculture ou des naïvetés folkloriques. Elle éclate dans une période des plus brillantes – la première – de la littérature française. En moins de deux siècles surgissent les chansons de geste, les légendes de la Table  Ronde, le roman courtois, les traductions et  les adaptations de la littérature grecque et de la poésie latine, tandis que la société française se lance dans les croisades, les guerres civiles, la construction de l’État, la floraison de l’université, des sciences médicales et des arts, quitte à essuyer des fléaux en cascade, la peste et les famines. Dans l’éclat de cette première renaissance, Renart propulse une révolution copernicienne de l’âme, qui, bien avant Copernic, Galilée et la science mathématique, ramène sur terre les soucis, les passions d’une société qui s’émancipe.

La liberté, dans l’acception radicale que lui confère la Renardie, est-elle une valeur ? Elle mène au pire comme au meilleur, elle abrite « l’abîme le plus profond et le ciel le plus sublime » (Friedrich Schelling). Les aventures de Renart ne relèvent pas des édifiantes légendes dorées. Plutôt fondement des valeurs que valeur elle-même, la liberté de la Renardie apparaît comme ce sans quoi il n’existe pas de valeurs. C’est une « archévaleur », comme on dit un archétype, la condition nécessaire mais non suffisante de la vie morale. Nécessaire, parce que sans libre choix nul n’est responsable. « Nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous  plaît, nous  pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés2 .» Insuffisante, parce qu’une société d’êtres libres exige qu’on arbitre leur coexistence, au sens où gouverner sans référent transcendantal ou supra mondain, « c’est comme régler un hôpital de fous3 ». Pari tenu, promet  la République des égaux.

IV Partie

Égalité, ou la vie en société

« Tantôt maître, tantôt valet, toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût ; traité poliment sous une figure, menacé d’étrivières sous une autre ; changeant à propos d’habit, de caractère, de mœurs, de langage ; risquant beaucoup, réussissant peu ; libertin dans le fond, réglé dans la forme ; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j’ai tâté de tout. »

Marivaux, La Fausse Suivante.

Véritable rébus, l’égalité à la française suscite à l’extérieur des frontières une énorme incompréhension. Tantôt la presse américaine titre sur une « France socialiste » où le fétiche « égalité » aurait dévoré en deux siècles les libertés individuelles du citoyen. Tantôt la même société française passe pour un modèle positif et non plus négatif où, grâce aux

« filets de sécurité » de l’État providence, des garde-fous égalitaires protègent la liberté des plus démunis. Le double visage de l’égalité partage  les Français eux-mêmes aux prises avec une notion conflictuelle, source de débats plus que d’un consensus spontané.

La promotion de l’égalité, médaille d’argent sur le podium, énonce un dilemme : puisque, au vu et au su de la Renardie originelle, les citoyens sont libres même s’ils n’en veulent rien savoir, libres aussi de tromper, libres de se tromper, comment vont-ils s’entendre ? Quelle forme de sociabilité – de « lien social » – pourrait s’instaurer entre des libertés ? Comment poser l’égalité entre inégaux (par la richesse, les talents, le hasard des origines et les aléas de la vie quotidienne) ? Force est de distinguer entre des acceptions souvent antinomiques des valeurs égalitaires.

1

Égalité entre choses contre égalité entre personnes

L’égalitariste se plaît à imaginer qu’il suffit d’homogénéiser biens, avoirs et chances d’avenir. Version socialiste : l’autorité publique doit écrémer les grosses fortunes pour relever les plus basses, la loi du maximum édictée par les Jacobins ouvrit la voie. Version libérale : la « main invisible » du marché se charge automatiquement, concurrence aidant, de ladite égalisation. Autant de vulgarités, dont le simplisme n’est directement imputable ni à Karl Marx ni à Adam Smith. Le péché originel   de l’égalitarisme des idéologies socialistes ou libérales réside dans leur commun économisme, c’est-à-dire l’illusoire promesse de définir l’égalité « réelle » des citoyens par une égalité entre choses – « Tu possèdes ceci, je détiens cela, égalisons nos patrimoines. » Comment comparer l’incomparable ? Comment établir une « juste » égalité entre des biens intrinsèquement inégaux ? La prétendue « valeur travail », supposée substance commune de toutes les richesses, reste une fiction théorique échappant à toute mesure effective. Impossible de mettre en équation le travail d’un professeur, celui d’un comique troupier, celui d’un métallurgiste de Flins ou d’un pêcheur de perles. En conséquence, une infinie contestation assure que la fière devise de nos mairies est purement hypocrite, couvrant sous l’apologie frivole d’une égalité « formelle » l’absence d’égalité « réelle ».

L’objection ne date pas d’hier. Déjà formulée dans l’Antiquité, elle conduisait Aristote à distinguer avec soin l’égalité arithmétique – en fonction des objets – et l’égalité géométrique – en fonction des sujets. La seconde s’avère plus fondamentale car « proportionnelle » non plus à l’avoir mais à l’être de chacun. La « justice distributive » est alors en jeu, hiérarchisant les revenus relativement aux mérites et impliquant la reconnaissance par chaque citoyen de la valeur (dignité, « axia ») de l’autre.

La théorie mathématique des jeux distingue jeux contre la nature et jeux contre l’autre. L’égalitarisme se pense comme un jeu du premier type, les saint-simoniens recommandaient, en promouvant une juste distribution, de « substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Au contraire, avec la proportionnalité Aristote introduit le drame, chacun ayant à se mesurer à l’autre et à s’évaluer face à lui. Nous passons d’une utopie statique de l’égalité à une stratégie de l’égalisation où chacun doit apprendre à respecter ses concitoyens et à se faire respecter d’eux.

 

2

Égalité communautaire ou égalité sociale

Dans une société traditionnelle stable, chacun est estimé selon le mérite  et l’utilité que lui confèrent les us et coutumes. La règle de proportionnalité aristotélicienne est alors peu ou prou applicable ; on hiérarchise les mérites en fonction de leur utilité collective : un stratège vaut deux poètes tragiques et quatre pilotes de navire. Les temps modernes généralisent l’ébranlement tous azimuts de la liberté, les échelles de valeurs s’effritent et parallèlement la valeur de chacun est remise en question. L’égalité n’est pas donnée ni proportionnée aux usages collectifs fixes, il faut la construire. Dans des sociétés fondées sur une liberté radicale, l’égalité devient la résultante fugace et provisoire d’une capacité d’égalisation partagée.

Politiques et penseurs allemands connurent une cruelle déception au XXe siècle. Ils croyaient vivre au sein d’une communauté stable (Gemeinschaft), dont les valeurs consensuelles définissaient la place de chacun. Ils dénigraient la société (Gesellschaft) anglo-saxonne ou française, aux repères incertains, aux principes confus donc livrés aux mouvements browniens de libertés indisciplinées. Ils déchantèrent doublement quand Hitler fut venu, leur sens de l’ordre les désarma contre les pires désordres, leur refus des licences de la liberté ont démultiplié leurs angoisses de s’y dissoudre. Il fallut les canons pour qu’ils se résolvent à s’accepter Gesellschaft au même titre que les autres démocraties modernes.

L’égalité à la française ne se vit pas sur le mode persuasif, mais dissuasif. Nous ne sommes pas égaux parce que nous croyons de la même façon et partageons la même foi, celle d’une église unique ou celle d’une raison d’État. La soumission à une autorité spirituelle infaillible (le Pape, selon Joseph de Maistre) ou la servitude volontaire prônée par la théologie politique gallicane (Bossuet vs La Boétie) demeurent une tentation permanente, éternellement battue en brèche par l’exigence d’une liberté souveraine. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » (Déclaration des droits  de  l’homme  et  du  citoyen,  1791).  Non  pas être tous d’accord pour penser et agir pareillement (persuasion),  mais s’accorder modestement pour éviter de nous nuire (dissuasion).

L’enjeu décisif du rapport que nouent les Français est une égalité toujours voulue, jamais assurée. Les grandes institutions républicaines – l’école pour tous, les libertés d’expression, les lois sociales, etc. – valent comme terrains d’opération où la démocratie s’avère sans cesse à faire ou à rejouer. Les droits de l’homme élémentaires sont autant d’outils stratégiques pour survivre dans une Gesellschaft exposée au brasier des violences et des corruptions. Les droits de l’homme n’introduisent pas à l’Éden d’une perfection ; ils permettent au citoyen de se défendre et de ne pas céder sur sa dignité. L’égalité devant la loi implique une même règle du jeu pour tous les citoyens, si divers et inégaux soient-ils.

3

La lutte pour la reconnaissance

Dans l’histoire de France, la vie sociale s’est développée autour du double rejet des prestiges du prêtre et du guerrier, quitte à détruire l’un par l’autre et réciproquement. Les guerres de religion ne se terminèrent pas comme ailleurs par le triomphe d’une religion. Non sans peine, non sans soubresauts, un statu quo finit par s’établir, lequel neutralisa les prétentions théologiques au profit  d’un  libre  examen  annonciateur  de la laïcité. La souveraineté monarchique – « L’État, c’est moi » – suscita pareillement l’antidote d’une contre-société – la Fronde, les salons, les Lumières –, qui l’emporta sur les rois guerriers et les empereurs conquérants. Achevant le travail de sape lancé par Homère et la cité grecque, la société française se purgea des vestiges de l’idéologie indo-européenne et de sa tripartition en étages :  en bas producteurs et reproducteurs, en haut les souverainetés temporelles et spirituelles, entre les deux, à l’entresol, les guerriers forces de l’ordre. Au cours d’un long procès, la France s’émancipe en s’autorisant une existence autonome et décléricalisée. Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, combat dans ses poèmes pour une vie sentimentale et amoureuse qu’assumeront dramatiquement Madame de Lafayette et sa Princesse de Clèves, sans trop de respect pour l’autorité céleste, royale, virile et guerrière.

La lutte pour l’égalisation (des conditions, des sexes) est une lutte pour la dignité. Laquelle, enseigne Marianne, l’enfant trouvée, suppose le respect de soi et de son « âme » : « À ceux qui n’ont ni rang ni richesses qui en imposent, il leur reste une âme, et c’est beaucoup. »… Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi, deuxième condition, imposer le respect :

« Hélas, monsieur, quoique je n’aie rien et que je ne sache à qui je suis, il me semble que j’aimerais mieux mourir que d’être chez quelqu’un en qualité de domestique. » (Marivaux, La Vie de Marianne). Mais serait-on domestique que la lutte pour l’égalisation rebondirait de plus belle. Dans la foulée de Molière, le théâtre de Marivaux et de Beaumarchais comme les opéras de Mozart témoignent de l’infini renversement des rapports de force entre maîtres et valets, maîtresses et suivantes, hommes et femmes, pères et fils. La lutte pour la dignité est un combat pour la reconnaissance.

Hegel a parfaitement saisi que l’anarchique société française – « règne animal de l’esprit » – tournait autour du conflit des libertés. Et cela selon la dynamique d’une lutte (pour la reconnaissance) dite du maître et de l’esclave (du serviteur, plus exactement). Le philosophe, pour son malheur, s’obstine à qualifier cette lutte à mort de stérile : soit le vainqueur devenu maître pourrit dans l’oisiveté, retour à la case départ ; soit les deux combattants meurent ; si, en définitive, l’esclave tire  le  bon  lot,  c’est parce qu’il s’éduque par le travail, après avoir abandonné la lutte   par peur de mourir. L’esprit de sérieux allemand a  frappé.  Hegel,  voulant conclure la lutte pour la reconnaissance par une solution définitive, mène l’aventure dans l’impasse. Voilà sous la plume du maître, l’exact contraire des revendications de Marianne ou des cabrioles insouciantes, mais conquérantes, des valets de comédie. L’égalité n’est pas gravée dans le marbre, « Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur… » (Louis Aragon).

L’abolition des privilèges ne fut pas conquise une fois pour toutes dans la nuit du 4 août 1789. Certains sont décapités, d’autres s’effilochent, tandis que de nouveaux surgissent par surprise. L’égalité n’est pas un fétiche célébrant la victoire de la « société bourgeoise » sur la « société féodale », elle n’est pas davantage une mystification camouflant les « horreurs du capital ». La volonté d’égalité, pas toujours triomphante, pas toujours vaincue, anime le travail de la société sur elle-même et l’exigence de dignité du citoyen.

4

Une éducation amoureuse

La quête sans fin d’égalité domine la relation  sociale  et  davantage  encore les microstructures individuelles. La littérature européenne gravite autour des drames et comédies d’amour, jamais néanmoins aussi vertigineusement qu’en France, où parler d’amour et méditer l’amour demeura longtemps le privilège du paysan de Paris. Ailleurs, la passion amoureuse meuble souvent des instants  fastueux,  festifs,  mais  fugaces et limités. Ainsi, le roman d’éducation goethéen enferme la découverte sentimentale de soi et d’autrui dans les adolescentes « années d’apprentissage », après viennent la vie de famille, le travail et l’esprit de sérieux. Au contraire, le jeu de l’amour et du hasard, que mettent en scène des siècles de littérature française, ne s’arrête jamais. Ici, l’amour constitue l’épreuve des épreuves, une sorte de Jugement dernier assumé ici et maintenant ; il ne peut trouver d’autre terme qu’une nouvelle passion (encore plus invincible) ou la mort (physique parfois, spirituelle souvent, la dépression ou le spleen). L’épilogue reste secondaire, il importe peu qu’ils se marient et fassent beaucoup d’enfants, ce happy  end  n’intéresse personne, seule compte la preuve de soi donnée par des consciences acharnées à s’assumer égales, quoique socialement, sexuellement et culturellement dissymétriques.

L’amour ne mène à rien. À rien d’autre que lui-même. Dans le théâtre sentimental par excellence, celui de Marivaux, le dénouement ne conduit nulle part, la lutte des sexes ne poursuit pas de but qui s’accomplirait une fois le rideau tombé. Nul souci de transcender le drame du couple en vue de fonder une famille, de pondre des héritiers ni d’enrichir la démographie nationale. Non, l’amour se passe entre deux êtres qui tentent de s’aimer, sans plus. Seul compte l’affrontement sur scène de leurs deux libertés, qui, par moments, découvrent leur égalité. Temps de  l’amitié chez Montaigne : « Parce que c’était lui, parce que c’était  moi. »  ;  cet éclair de reconnaissance réciproque est un instant d’éternité, la présence d’un présent sur lequel l’avenir viendra reprendre force, si tant est que la passion survive. Fausses confidences et vrais sentiments. Fidélité ou infidélité. Tout se passe sur scène, dans un duel permanent pour la reconnaissance qui n’a d’autre dénouement que son déroulement.

« Dans le progrès général, un nuage est suspendu sur le sort des individus. À l’antique sérénité d’un peuple de paysans certains de tirer de la terre une existence médiocre mais assurée, a succédé chez les enfants du siècle la sourde angoisse des déracinés. »

Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir.

Ô célébrée Fraternité, qui es-tu ? Une idée éclairante, voire lumineuse (je le pense) ou une pauvre idéologie  relayant  les  contes  et  légendes que les peuples se forgent en guise d’identité céleste ? S’agit-il d’une amulette trompeuse ou d’une fondation indispensable à notre être- ensemble ? Idéal posté en troisième position, il lui arrive de prendre le  pas sur les autres : Liberté mais pour les frères français d’abord, Égalité pour les frères français seulement. Décrétée ainsi condition préalable, la Fraternité deviendrait règle de fermeture d’une communauté exclusive et close.

À l’inverse, si on accorde à la liberté sa radicalité première, et à l’égalité le travail d’une reconnaissance citoyenne toujours en chantier, la fraternité désigne la solidarité propre aux déracinés de la liberté et de l’égalité.

La pensée du Général citée en épigraphe additionne les deux versions précédentes de l’injonction fraternelle. Hier et avant-hier, les Français partageaient la sérénité d’une famille paysanne. Aujourd’hui, ils sont frères en déracinement, livrés à la sourde angoisse de se retrouver, peut-être, frères en non-fraternité. Constatant le décès d’une France « éternelle », abritée dans la providence d’une civilisation rurale, les enfants du siècle sont propulsés hors providence sous une épée de Damoclès et font face à des périls mortels. Le virage est donné pour irrémédiable : nous sommes tous des « déracinés », les Français « de souche » autant que les « métèques », jadis exorcisés par Barrès chantant La Terre et les morts. De Gaulle a des lettres, son adresse à Barrès sonne comme l’anticipation de Mai 68 (« Nous vivons tous en métèques » vaut « Nous sommes tous des juifs allemands »). Sur un terrain aussi mouvant, qu’en est-il des fraternités ?

 

1

La crise fraternitaire

Notes

4.

France, son histoire, par G.montorgueil, imagée par Job, librairie d’éducation de la jeunesse.

+ -

Peut-on imaginer une fraternité de métèques ? Pendant deux siècles, le problème ne s’est pas posé : au  catéchisme, les  Français  étaient  frères en Jésus-Christ mort sur la croix ; à l’école laïque, les enfants de la Révolution se rêvaient frères en Bara et Viala, morts à 13 ans pour que vive la République. Les deux versions antagoniques reposaient sur un socle unique, celui d’une substance France, présente dès l’origine. « La France est une âme », pontifiaient les doctes historiens (tel Michelet), relayés par les manuels pour enfants. Contée par Montorgueil4 et imagée par Job, France, fillette sous Clovis, devient au fil des siècles la plus belle des femmes et « (…) dans l’histoire du monde, un personnage très important. De longtemps, rien ne s’accomplira plus hors de  sa  présence  et  sans sa volonté. Elle aura ses peines  et  ses  défaillances, elle  connaîtra  les retours de l’adversité, mais elle aura des heures de bon travail et de noble conquête. Qu’elle sera charmante dans les chagrins comme dans l’allégresse, et qu’on la jalousera dans l’Univers ! ».

Les idéologues chapeautaient une machine à intégrer très efficace. L’école et le service militaire obligatoires rassemblaient tous les enfants puis les adolescents, quelles que soient leurs origines (droit du sol) et les préparaient au sacrifice suprême si nécessaire. En prime, syndicats et partis de gauche mobilisaient pour une lutte supposée finale les immigrés de fraîche date, mineurs polonais, manœuvres italiens… Lorsque cette belle machine et les fraternités qui la coiffaient sautent, dans le mitan du XXe siècle, l’identité française entre en crise.

Identité ? Le Français d’aujourd’hui en compte de nombreuses. Il veut vivre et mourir « au pays » (sa province), il se revendique d’une « génération », il s’enferme dans sa famille « de gauche  » (ou de droite), sa communauté… Fait défaut la fraternité, qui naguère réunifiait des appartenances multiples. D’où d’inlassables tentatives de retour aux solides convictions jadis partagées dès  le berceau. Nostalgie quand tu nous tiens, tu nous perds. On ne recolle pas à volonté, ni politiquement ni idéologiquement, une identité perdue.

2

« Quand la France a froid… »

Notes

5.

F. nietzsche, Humain, trop humain, I, 36.

+ -

6.

Hugo Friedrich, Montaigne, Gallimard, 1967, 115.

+ -

7.

Ferdinand Alquié, La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PuF, 1959, p. 292.

+ -

Gaullistes et antigaullistes tentent de reconstituer des fraternités éparpillées en pataugeant dans les lieux de mémoire, multipliant les cérémonies anniversaires, invoquant les ancêtres prestigieux et les pages de gloire. « On dressera une grande croix de Lorraine sur la colline qui domine les autres. Tout le monde pourra la voir. Comme il n’y a  personne, personne ne la verra. Elle incitera les lapins à la résistance. » De Gaulle se moque, loin du culte naïf d’un passé dépassé, il préconise en revanche un arrêt lucide sur le présent. Qu’est-ce qui réunit les Français en 1940-1944, en  1953,  en  1958 ?  Le  face-à-face  avec  l’adversité :  « Il a fallu qu’un homme agisse en  dehors  des  chemins  officiels  pour  que les Français marchent, mais il a fallu aussi le froid. Sans le froid, pas d’Abbé Pierre ! Quand la France aura froid, je pourrai agir moi aussi », confiait-il, prémonitoire, en l’hiver 1953.

Les mobilisations contre la misère, l’exclusion, la trahison, la corruption, ou encore la guerre vaudraient-elles comme autant d’ersatz à une fraternisation positive fondée sur un bien commun ? Pas du tout. Il ne s’agit pas d’un pis-aller à l’usage de populations en perte de repères. La fière devise républicaine se laisse décliner : la liberté ou la mort, l’égalité devant la mort, la fraternité contre la mort. Notre finitude partagée touchant la maladie, la misère, la cruauté, l’invasion, définit notre commune condition. Pareille nécessité de se coaliser « contre » avant de s’unir « pour » précède la République laïque. L’Europe chrétienne désunie entre Rome et Constantinople, éclatée ensuite entre Réforme et Contre-réforme, n’en implorait pas moins tout uniment le Seigneur – « Protège-nous de la faim, de la guerre et de la peste ». Entendons des horrifiques chaos corporels et mentaux. L’État royal reprit à son compte cette obligation prophylactique. Depuis toujours, la fraternité se recommande d’une fraternisation contre les maux et l’adversité.

Nommons, s’il vous plaît, « fraternité négative » la  coalition  de citoyens divisés quant au meilleur et s’entendant  néanmoins  pour résister au pire. Pareille pratique n’est pas une exclusivité française. Jan Patocka, philosophe tchèque, la baptise « solidarité des ébranlés ». Elle s’avéra être le ressort unificateur du continent européen depuis 1945. Lorsqu’Edmund Stoiber, ministre allemand de l’Économie, rappelle combien les crises sont un principe de rebond et de progrès pour l’Europe, il explicite le dynamisme de l’Union dès son origine récente. Hantés par les résurgences toujours possibles d’un passé calamiteux (guerres mondiales et génocides), inquiets devant un futur menaçant (Staline, le rideau de fer et le goulag), les pères fondateurs ont élevé leurs refus communs (de l’extrémisme nationaliste, raciste ou communiste) au-dessus de leurs appétences religieuses ou doctrinaires (ils étaient catholiques, agnostiques, libéraux, sociaux-démocrates…). Les dissidents d’Europe de l’Est en résistance contre la tyrannie ont creusé un sillon parallèle, en surmontant des clivages séculaires pour inventer une alternative démocratique (Solidarnosc, Charte 77, puis Charte 08…) contre le pouvoir totalitaire.

Quand la France a froid,  quand  l’Europe  angoisse,  elles  trouvent  dans leur détresse une issue que les idéologies  d’antan  négligeaient. Nous pouvons nous entendre sur notre non-entente, cela s’appelle la dissuasion. Nous pouvons entreprendre de barrer les portes des enfers, sans prétendre ouvrir celles du paradis : telle est la fraternité (négative) des déracinés. L’adversité rejetée en commun est le noyau fédérateur des révolutions pour les droits de l’homme, le mot d’ordre tunisien condense à merveille la contagion du rejet : « Dégage ! »

Selon l’optique des idéologues, est mal ce qui n’est pas bien, est inhumain ce qui n’est pas humain. Seule une idée préalable du bien commun ou de l’humanité « comme-il-faut » permettrait de définir par soustraction l’inadmissible. L’élan de solidarité négative inverse l’engagement : l’expérience de l’insoutenable commande, à charge pour ceux qu’elle insupporte, de s’accorder ensuite autour d’un « pas mal ». L’échelle des maux est première. Le partage d’une révulsion fonde les révolutions : à propos des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen, la constitution de 1793 stipulait que « la nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme » (article 7). Autrement dit, c’est parce que nous avons subi ou frôlé la servitude que nous pouvons nous entendre pour définir des droits – des garde-fous – définissant une certaine idée de la civilité ou de la fraternité.

Cette fraternité négativement fondée n’est pas réservée aux « enfants du siècle » visés par De Gaulle. Elle est plus ancienne que les idéologies dominantes prônant une fraternité positive, religieuse ou laïque. Plus profonde que la sérénité immobile d’une population paysanne, que De Gaulle imagine pour aiguiser le contraste. La France de la « Renardie » ou du « règne animal de l’esprit » était déjà déracinée. La Fontaine le rappelle, la liberté du loup errant famélique et le collier du chien domestique bien nourri ne sont pas conciliables. L’ordre des trois grâces au fronton de nos mairies n’est pas indifférent : poser une liberté absolue au fondement de l’expérience projette d’emblée hors providence, la fraternité qui suit doit, elle aussi, se passer du recours à toute intercession religieuse ou profane, la fraternité que les Français s’inventent est dès le départ un antidestin.

S’entendre contre le mal suppose qu’on exerce son regard à le dévisager dans la multitude de ses facettes. Telle est l’originalité, tel est le mérite  que Nietzsche attribue aux classiques français, Racine, Pascal et tous ces archers hors pair, « tireurs qui visent juste et mettent régulièrement dans le noir – pile dans le noir de la nature humaine5  ». Nietzsche confirme    ici le fossé creusé entre la pensée optimiste allemande et la pensée sarcastique de Voltaire et des encyclopédistes. À Pangloss, leibnizien primaire qui croit vivre dans le meilleur des mondes, s’oppose Candide, qui jauge les malheurs du monde sans détourner les yeux, quitte en fin de partie à « cultiver son jardin ». Mais pas n’importe lequel, pas un lopin de terre clôturé d’égoïsmes, celui d’Épicure  plutôt,  où  s’ébauche  la  fraternité  des éclopés de l’existence. Voltaire rédigea le conte sur fond de détresse personnelle – la mort de Madame du Châtelet, sa grande amie –, et de désastres collectifs – cent mille morts à Lisbonne, le tremblement de terre frappe à l’heure de la messe –, à quoi s’ajoutent les horreurs de la guerre de Sept Ans. Pour qui consent à ne pas se voiler  la  face,  la  solidarité entre mortels manque rarement de catastrophes naturelles ou politiques susceptibles de nourrir un sursaut de fraternité.

Cette fraternité est comme l’art, l’antidestin dont parle Malraux. Il désigne sous ce chef un art moderne qui n’a pas l’ambition d’incarner    sur la toile – ou dans le marbre – une préexistante et définitive idée de la beauté. Picasso se bat avec le chaos des corps, des formes, des événements, il n’idéalise pas. D’où longtemps, face aux ombres noires de Rembrandt, au chardon de Dürer, aux pieds  sales  d’une  Vierge  peinte par Caravage, l’incompréhension d’un public scandalisé, qui finit par comprendre que la beauté ne siège pas au-delà, mais qu’elle réside dans cette bataille même, dans le  corps  à  corps  du  peintre  et  d’un  monde  en fusion et confusion. Pareillement, la fraternité moderne ne  descend pas de quelque Olympe céleste, vêtue de lin candide, elle ne promet pas l’Éden, elle mobilise contre les turpitudes alentour. Les Français goûtent  la bonne chère et les beaux esprits, ils prennent plaisir aux plaisirs et aux conversations déliées, ils sont les premiers-nés d’une société de consommation. Ils ont choisi de stopper leurs très cruelles guerres de religion, non par l’instauration d’un dieu unique, mais par la consécration de la poule au pot et les Essais de Montaigne. Le secret de la sociabilité réside dans le bonheur de ne point s’entre-égorger. Facile ? Pas facile ?

« Le seul [pays] où, depuis longtemps, s’inscrivent sur les édifices communs trois notions philosophiques majeures, qu’on ne se contente pas d’afficher mais qu’on s’efforce de graver, vaille que vaille, dans les mœurs. »

Roger-Pol Droit, Le Monde, 11 juillet 2008.

La triade républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », frappe par sa cohérence. Loin d’amalgamer au hasard des bons sentiments ou des slogans publicitaires, l’ensemble des trois idéaux véhicule une vision du monde indivisible, où une certaine idée (absolue) de la  liberté  appelle une pratique désenchantée de l’égalité et la construction d’une fraternité profane des déracinés. La cohésion ainsi dessinée doit être qualifiée de « laïque » – en l’acception française du mot – parce qu’elle coupe nos valeurs cardinales de toute fondation religieuse ou théologique.

Pareille coupure entre l’ici-bas et l’au-delà peut, à la suite de Messire Renart, s’illustrer chez Montaigne avec quelque humour : « Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nostres et sortons hors de nous, pour ne savoir quel y fait. Si, avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus haut élevé throne du monde, si nous ne sommes assis que sus nostre cul. »

On aurait tort de buter sourire aux lèvres sur l’apostrophe gaillarde sans se remémorer l’immense travail philosophique qui la porte. En invoquant le renversement socratique – qui substitue aux soucis célestes une enquête très terrestre –, la pensée française, dès Montaigne, rompt avec l’éthique religieuse en général et chrétienne en particulier. Le plus long chapitre des Essais, l’Apologie de Raymond Sebond, constitue le manifeste à peine déguisé d’une laïcité radicale, désormais intrinsèquement nationale, « l’absolu possible de la foi s’efface sous les preuves quotidiennes de la relativité humaine6 ».

L’unicité de la triade républicaine est athéologique. Pourquoi trois idéaux clés, sinon qu’ils répondent en toute inconscience mais point par point aux trois valeurs théologiques censées rattacher les créatures au Créateur ?

À la foi – fides, ce lien indissoluble entre l’homme et Dieu –, succède  une liberté plus forte que n’importe quelle foi, puisqu’elle est capable de révoquer en doute les certitudes et les sentiments supposés inébranlables :

« Il est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre. » (Descartes,  Lettre au Père Mesland, 9 février 1645). Cette liberté première et suprême met hors jeu la primauté de la foi prescrite par le Credo.7

À la charité, vertu théologique, se substitue l’égalité, lutte de tous avec tous pour la reconnaissance et la dignité. On l’a vu, l’égalité ne peut être fondée en nature, c’est l’inégalité qui est naturelle. L’égalité ne relève pas davantage d’une grâce surnaturelle, c’est ici et maintenant, dans la prose de la vie quotidienne, qu’opère le travail sans fin de l’égalisation  des inégalités.

La charité vise une image de l’Homme que l’acte charitable restitue dans la religion céleste ou crée ex nihilo dans des idoles profanes. En revanche, l’égalité n’a pas de modèle extérieur, ni Adam régénéré ou rédimé ni homme futur. Distinguons ici deux types d’engagement inconciliables. Le premier – dont relève entre autres la charité – implique une production qui s’accomplit dans une œuvre extérieure, une statue, une paire de souliers. Le second est une action, où produit et producteur ne font qu’un ; c’est le travail de soi sur soi qu’exerce un individu qui s’auto-éduque ou une société qui s’invente un mode  de  vie.  La  lutte pour l’égalisation relève de ce deuxième type. Aristote la désigne comme « praxis » par opposition à la « poiésis », production du premier type.

L’espérance, troisième vertu théologique, cède la place à la vertu quasi antonyme de la fraternité du désespéré, celle du citoyen qui – ébranlé, désenchanté ou déraciné – s’oblige, par lucidité, à se méfier de ses espérances. Rien là n’introduit au pessimisme le plus noir. La mise en doute  des espoirs trop affirmatifs est une règle prudentielle constitutive de la philosophie grecque : l’espérance était cadeau empoisonné des  Dieux  (via Pandore), spécifiquement ourdi pour affoler et perdre les hommes (selon Hésiode). L’expérience des guerres de religion confirma cette révocation, « À tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette », dit Montaigne. Trouvez clarté plus lumineuse que l’espérance, elle guide la bombe humaine.

Jadis (souvent aujourd’hui encore), les préceptes qui conduisaient l’action paraissaient déduits de vérités incorruptibles : le ciel ne  ment pas, la révolution ne ment pas, la terre ne ment pas… Mal nous en prend,  la terre, le sang, la révolution, le peuple sont des puissances trompeuses, et même si Dieu ne ment pas, les hommes se mentent à son sujet. Nos valeurs ne peuvent se soutenir d’une divinité qui soit n’existe pas, soit (selon Pascal) se cache. Ni la liberté, ni l’égalité, ni la fraternité ne se réclament en France d’un bien suprême, mais toutes trois de son absence. La France a inversé l’ordre des fondements éthiques, elle ne part pas du plus haut, elle raisonne en partant du plus bas que terre. Le socle des valeurs ne réside plus dans la recherche de Cythère. Depuis les guerres   de religion, l’antidestin français parie que l’entente citoyenne fondée sur (et contre) les maux est première. À chacun son dieu, à tous l’expérience partagée ou partageable du mal. Les terribles épreuves du XXe siècle ont convaincu l’Europe, et parfois la planète, de la nécessité de combattre l’inhumain avant que de s’atteler au surhumain.  Ce  qui  confère aux valeurs françaises un dynamisme contagieux et un certain parfum d’universalité.

La liberté lutte contre la liberté  du  crime.  L’égalité  combat  l’inégalité sans cesse renaissante. La fraternité est une union sans communion. Mystiques et platoniciens se récrient : le mal n’est que  défaillance  du bien. Pour le citoyen, confronté aux durs pépins de la réalité, le bien est la défaillance souhaitée du mal. Ce fut la voie choisie par la médecine occidentale décidant d’être à l’affût des désordres, définissant la santé avec modestie comme ce qui résiste aux maladies. À vouloir en revanche distribuer une santé reine, le gourou se substitue au soignant et le trou de la sécurité sociale devient aussi infini que les thérapies censées conférer l’immunité des corps et le ravissement des âmes. Retour sur terre, où les vertus sont nos garde-fous et où le fou, c’est nous.

 

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