L’idéologie woke. Face au wokisme (2)
L’influence woke : contribution à un état des lieux
Le wokisme en France
L’usage du vocabulaire woke dans les livres
Le moment « Black Lives Matter » du capitalisme
L’institutionnalisation du wokisme : « DEI trainings »
Le rôle délétère des Gafam et des réseaux sociaux
Les conséquences sociales du wokisme
Les conséquences universitaires
Les conséquences sociétales
Face à l’idéologie woke
Une bureaucratisation de la liberté d’expression
Émergence d’une réponse satirique
Identification des sophismes woke
Sensibilisation aux dangers du wokisme
Conclusion
Résumé
Le second volume de la note sur le phénomène woke vise à analyser l’influence croissante de ce système de croyances sur nos sociétés occidentales. Cette influence peut être estimée par des enquêtes d’opinion, par la mesure des fréquences d’utilisation du vocabulaire et des concepts woke dans des ouvrages et sur les réseaux sociaux, ou encore par le nombre d’institutions clés investies par ces militants.
Sans surprise, lorsqu’une idéologie est capable d’acquérir aussi rapidement une telle influence, les conséquences sociales sont nombreuses. Ainsi, le monde universitaire – le plus touché par le wokisme – voit monter en puissance un phénomène d’autocensure et le renforcement d’un entre-soi idéologique récusant tout pluralisme et débouchant parfois sur le pire, tels ces deux professeurs qui, en 2017, craignant pour leur vie, ont dû fuir l’université d’Evergreen.
Parmi les conséquences sociétales, on assiste aux États-Unis à une course à la victimisation ou, comme au Royaume-Uni, au déchaînement de velléités liberticides.
Quelques tentatives pour contrer l’expansion de cette mouvance ont vu le jour ces dernières années. Nombre d’entre elles se concentrent sur la défense de la liberté d’expression au sein des universités ; d’autres agissent au niveau législatif, tandis que des intellectuels s’efforcent de vulgariser les concepts woke afin d’en dévoiler les sophismes et d’en montrer les conséquences. Elles peuvent être redoutables.
Pierre Valentin,
Étudiant en master science politique à l'université Paris-2 Panthéon-Assas, diplômé en philosophie et politique de l'université d’Exeter (Royaume-Uni).
L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1)
Contester les technosciences : leurs raisons
Contester les technosciences : leurs réseaux
Covid-19 : la réponse des plateformes en ligne face à l'ultradroite
La contestation animaliste radicale
La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017)
Démocraties sous tension - Volume I. Les enjeux
Démocraties sous tension – Volume II. Les pays
Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme
Les zadistes (2) : la tentation de la violence
L’influence woke : contribution à un état des lieux
Ce second volume portera sur l’influence de la mouvance woke au sein de nos sociétés. Nous prendrons en compte, d’une part, les données de sondages d’opinion et, d’autre part, les réseaux d’influences que le wokisme a su irriguer.
Le wokisme en France
« Notoriété et adhésion aux thèses de la pensée “woke” parmi les Français », sondage Ifop pour L’Express, février 2021.
Le phénomène woke étant particulièrement récent en France, peu d’études existent sur le nombre de personnes qui adhèrent à cette idéologie. Selon un sondage réalisé par l’Ifop en février 20211, seuls 14% des personnes interrogées avaient déjà entendu parler de la notion de « pensée woke » (voir le tableau p.10). Certaines expressions ont été nettement plus popularisées – « écriture inclusive » (58%), « privilège blanc » (56%) et « racisme systémique » (52%). Un quart (26%) des personnes interrogées disent avoir entendu la formule « intersectionnalité des luttes ». Cependant, la proportion des personnes interrogée qui dit ne pas connaître le sens de ces expressions est très supérieure à la proportion de celles qui en ont entendu parler.
Un clivage sociologique se dessine. Seuls 40% des ouvriers ont entendu parler de l’écriture inclusive (et seuls 18% savent de quoi il s’agit), contre 73% dans les catégories supérieures (57% répondant savoir de quoi il s’agit). Les chiffres sont analogues parmi ceux qui ont voté pour Marine Le Pen au premier tour de la dernière élection présidentielle (40% en ont entendu parler, 18% savent de quoi il s’agit). À l’opposé, c’est dans l’électorat de Benoît Hamon que l’on dit le plus connaître (76%) l’existence de l’écriture inclusive.
S’agissant des classes d’âge, les 18-35 ans sont les plus nombreux à dire connaître l’existence de ces termes. Ce sont aussi ceux qui sont sur les campus et ceux qui en sortent. On notera que les 50-64 ans sont plus éloignés de cette mouvance que les 65 ans et plus.
Question : « Avez-vous déjà entendu parler de chacun des termes ou notions suivantes ? »
Source :
Source : « Notoriété et adhésion aux thèses de la pensée “woke” parmi les Français », sondage Ifop pour L’Express, février 2021, p. 5.
L’Ifop n’a pris en compte que les quatre plus grands électorats du premier tour de 2017.
Selon la définition donnée dans un article du journal Le Monde, la non-mixité consiste dans le fait de «réserver ponctuellement des espaces de réunion et de parole à des groupes perçus comme opprimés, en excluant des personnes considérées comme appartenant à un groupe de “dominants”, voire d’“oppresseurs” » (Eléa Pommiers, « Pourquoi la “non-mixité” est-elle critiquée ? », lemonde.fr, 18 avril 2018).
La notion de « culture du viol » est quant à elle connue et reconnue pertinente par 19% des Français.
Ceux qui affichent une proximité politique avec La France insoumise (LFI) et Europe-Écologie-Les Verts (EELV) sont les plus susceptibles de manifester un intérêt pour l’idéologie woke. De tous les électorats du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, le plus favorable à l’idéologie woke est celui de Jean-Luc Mélenchon. Il est suivi par celui d’Emmanuel Macron2. En tout, 13% de la population interrogée dit connaître et approuver l’utilisation de l’« écriture inclusive ». Concernant les luttes en non-mixité3, ce chiffre tombe à 6%. La « proportion de Français ayant une bonne connaissance du concept et estimant qu’il correspond à une réalité dans la société française » est de 15% pour « le privilège blanc », 14% pour « le racisme systémique », et 11% pour « la masculinité toxique4 » (voir tableau 2).
Source :
Source: « Notoriété et adhésion aux thèses de la pensée “woke” parmi les Français », sondage Ifop pour L’Express, février 2021, p. 36.
Les réponses à la question : « Pour chacun des constats suivants, diriez-vous qu’il correspond à une réalité au sein de la société française actuelle ? » révèlent bien un désaccord prononcé entre les sexes. Concernant la notion de « masculinité toxique », par exemple, 73% des femmes qui savent ce que c’est répondent par l’affirmative, contre 54% des hommes. La fracture est plus visible encore concernant la « culture du viol » (75% contre 50%). Cet écart n’est pas entièrement réductible au fait que ce sont des concepts « genrés », car il reste un écart en ce qui concerne l’idée de « racisme systémique », plus largement connue par les femmes (61%) que par les hommes (49%). Enfin, 31% des hommes qui connaissent l’« écriture inclusive » en approuvent la pratique, contre 42% chez les femmes.
Ces chiffres sont cependant à manier avec précaution. On peut s’interroger sur la valeur des enquêtes portant sur de tels sujets et sur la compréhension des questions posées. Ainsi, 40% des électeurs de Marine Le Pen (2017) disent connaître le terme de « masculinité toxique » et en approuver l’usage. Ce chiffre global de 19% est donc à prendre avec des pincettes.
Néanmoins, le portrait-robot du militant woke prend forme dans les grandes lignes : une femme entre 18 et 35 ans, diplômée (ou bientôt diplômée), issue d’une famille aisée, qui a voté pour Benoît Hamon ou Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2017 et qui déclare aujourd’hui une proximité politique avec LFI ou EELV.
L’usage du vocabulaire woke dans les livres
« What does the Ngram Viewer do? », books.google.com [traduction de l’auteur].
Il est possible d’analyser la dynamique woke à travers la mesure de la fréquence de termes relatifs à cette idéologie dans les ouvrages numérisés par Google. C’est notamment ce que permet l’outil Google Books Ngram Viewer. Ce site se présente de la manière suivante : « Lorsque vous saisissez des phrases dans le visualiseur Ngram de Google Livres, celui-ci affiche un graphique montrant comment ces phrases sont apparues dans un corpus de livres (par exemple, « anglais britannique », « fiction anglaise », « français ») au cours des années sélectionnées5. » Il nous est donc possible d’observer l’évolution de la fréquence à laquelle apparaît le terme « whiteness » (« blanchité ») depuis les années 1950 jusqu’à 2019 (l’outil ne nous permet pas d’aller plus loin) dans les livres numérisés chez Google dans la catégorie « English (2019) ».
Fréquence de l’apparition du terme « whiteness » dans le corpus de livres en anglais mesurée par l’outil Google Books Ngram Viewer de 1950 à 2019 (en %)
Source :
Source : Google Books Ngram Viewer.
Helen Pluckrose et James Lindsay, Cynical Theories. How Activist Scholarship Made Everything about Race, Gender, and Identity – and Why This Harms Everybody, Pitchstone Publishing, 2020, p.17 [les passages de cet ouvrage cités dans cette note sont des traductions proposées par l’auteur].
Notre graphique vient étayer l’interprétation de Pluckrose et Lindsay lorsqu’ils expliquent que la deuxième étape de la pensée postmoderne court de la fin des années 1980 à 2010, et que cette étape a été déterminante pour la popularité de cette idéologie dans le monde académique6. En effet, comme on peut le voir, la courbe croît fortement à partir du début des années 1990. Elle épouse également le diagnostic posé par la plupart des auteurs ayant étudié la mouvance, selon lesquels l’explosion du wokisme tel que nous le connaissons date de 2012-2013, moment où la courbe augmente à nouveau après un court plateau entre 2006 et 2011.
Fréquence de l’apparition du terme « blanchité » dans le corpus de livres en français mesurée par l’outil Google Books Ngram Viewer de 1950 à 2019 (en %)
Voir Luis Noe-Bustamante, Lauren Mora et Mark Hugo Lopez, « About One-in-Four U.S. Hispanics Have Heard of Latinx, but Just 3% Use It », pewresearch.org, 11 août 2020.
Il est intéressant de comparer avec la courbe du mot « blanchité » en français. L’explosion dans le monde anglophone du terme « whiteness » correspond au début des années 1990, alors que la France doit attendre 2004-2005 pour voir le terme « blanchité » prendre son essor. Il connaît une certaine stagnation entre 2011 et 2014, puis redémarre à partir de 2014. Cependant, notons que, dans le monde anglophone, « whiteness » est utilisé à peu près cent fois plus que son équivalent français « blanchité » dans les ouvrages disponibles sur Google Books.
L’enseignement principal est que ces deux termes connaissent en tout cas une utilisation croissante, voire exponentielle.
Concernant l’« écriture inclusive », concept spécifiquement français, même si d’autres modifications orthographiques woke existent en Amérique7, on ne voit pas de « première vague » française qui suit une vague américaine. La courbe semble jaillir en France de nulle part à partir de 2013-2014. On peut noter qu’une bonne partie des occurrences de ces termes s’explique désormais aussi par le nombre croissant de critiques qui en contestent la pertinence.
Fréquence de l’apparition du terme « écriture inclusive » dans le corpus de livres en français mesurée par l’outil Google Books Ngram Viewer de 1950 à 2019 (en %)
Le moment « Black Lives Matter » du capitalisme
Pierre Jarnoux, « Lego suspend les publicités des figurines policières et donne 4 millions de dollars à des ONG », rtl.fr, 10 juin 2020.
« Racisme. L’identité visuelle d’Uncle Ben’s va évoluer », ouest-france.fr, 17 juin 2020.
« L’Oréal supprime les mots “blanc”, “blanchissant” et “clair” de ses produits », lefigaro.fr, 27 juin 2020.
« “Dumbo”, “Les Aristochats” : mise en garde contre le “racisme” de certains Disney », lepoint.fr, 16 octobre 2020. Voir aussi Mathieu Bock-Côté, La Révolution racialiste, Presses de la Cité, 2021, p. 44.
Victoria Sakal, « CEOs’ Swift Rebukes of the Capitol Riots Speak to Their Elevated Roles in Society », morningconsult.com, 7 janvier 2021.
Marie-Amélie Lombard-Latune et Corinne Lhaïk, « Woke : les entreprises françaises menacées », lopinion.fr, 11 juin 2021.
Lors de l’été 2020, à la suite du décès de Georges Floyd, les entreprises américaines, suivies un peu plus tard mais dans une moindre mesure par les entreprises anglaises puis françaises, affichent leur soutien à la cause de « Black Lives Matter ». Le 10 juin 2020, la célèbre marque Lego annonce vouloir arrêter sa publicité pour des jouets à l’effigie des forces de l’ordre, notamment les boîtes « commissariat de police », « la brigade canine » et « la voiture de la patrouille de police ». Comme le note alors un journaliste, « la décision de Lego est forte puisque la gamme “Lego City Theme” représente l’une de leurs meilleures ventes8 ». Moins d’une semaine plus tard, le 16 juin, la firme Mars Food déclare : « Nous reconnaissons que le moment est venu de faire évoluer la marque Uncle Ben’s, y compris son identité visuelle », promettant de changer son logo qui dépeint un homme noir souriant. Même phénomène avec Aunt Jemima, femme noire présente sur des bouteilles de sirop d’érable américain9. L’une des décisions parmi les plus commentées fut aussi celle de L’Oréal qui, le 27 juin 2020, décida de « retirer les mots blanc/blanchissant, clair de tous ses produits destinés à uniformiser la peau10 ».
Ces différentes annonces se sont poursuivies tout au long de l’été et, à vrai dire, n’ont jamais totalement cessé de surgir ponctuellement depuis, en ne se limitant plus aux questions purement raciales. En octobre dernier, Disney+ a ainsi retiré de sa section « enfant » certains dessins animés comme Les Aristochats, Dumbo, Peter Pan ou encore La Belle et le Clochard. Ces films ne sont désormais accessibles que dans la section adulte de la plateforme, avec le panneau explicatif suivant : « Ce programme comprend des représentations négatives et/ou un mauvais traitement de personnes ou de cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l’époque comme ils le sont aujourd’hui11. »
De plus, des associations comme les Sleeping Giants (dont le compte Twitter comporte la description suivante : « A campaign to make bigotry and sexism less profitable ») traquent les entreprises qui font leurs publicités dans des médias jugés trop sexistes ou racistes à leur goût. Une fois identifiées, ces firmes subissent une campagne de pression sur les réseaux sociaux jusqu’à ce qu’elles coupent publiquement tout lien avec les dits médias, ce procédé ayant pour but affiché d’assécher les revenus publicitaires de ces derniers. Tout ceci pousse à un unanimisme entrepreneurial en faveur de cette mouvance, parfois qualifié de woke washing.
Que toutes ces déclarations fracassantes soient suivies de mesures réelles devient une question secondaire, car le plus important reste leur impact dans la sphère publique qu’elles inondent. Cette politique est exacerbée par un nouvel activisme, via les réseaux sociaux, qui pousse les entreprises américaines à prendre publiquement position sur nombre de sujets. On peut ainsi apprendre dans des enquêtes que la moitié des personnes interrogées au sein de la génération « Z » (52%) considèrent que les PDG « jouent un rôle important dans la société et devraient utiliser leur influence pour avoir un impact sur des sujets politiques, sociétaux, et/ou culturels », ce qui est le cas de seulement 25% de la génération des baby-boomers12 (voir graphique p.16). D’un autre côté, vu le caractère très général de l’énoncé de la question, on peut aussi bien s’étonner que le pourcentage ne soit pas beaucoup plus élevé.
Il sera intéressant de voir à quel point les entreprises françaises imitent leurs homologues américains 13.
Question : « Quelle phrase reflète le plus fidèlement votre vision des choses, même si aucune des deux ne le fait parfaitement ? »
Source :
Source : Victoria Sakal, « CEOs’ Swift Rebukes of the Capitol Riots Speak to Their Elevated Roles in Society», morningconsult.com, 7 janvier 2021.
L’institutionnalisation du wokisme : « DEI trainings »
Bradley Campbell et Jason Manning, The Rise of Victimhood Culture. Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars, Palgrave Macmillan, 2018, p. 154 [les passages de cet ouvrage cités dans cette note sont des traductions proposées par l’auteur].
Voir Robin DiAngelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas, Les Arènes, 2020.
Voir Will Feuer, «Coca-Cola pauses aggressive diversity plan after chief lawyer resigns», nypost.com, 4 mai 2021, ainsi que Lia Eustachewich, « Coca-Cola slammed for diversity training that urged workers to be “less white” », nypost.com, 23 février 2021.
Christopher F. Rufo, The Woke-Industrial Complex, city-journal.org, 26 mai 2021 [traductions de l’auteur].
Ibid.
Voir Heather Mac Donald, The Diversity Delusion. How Race and Gender Pandering Corrupt the University and Undermine Our Culture, St. Martin’s Press, 2018, p. 30.
De surcroît, la politique de ces entreprises se résume rarement à la dimension marketing. Ainsi, ces dernières années, des grands groupes américains ont mis en place diverses formations « Diversity, Equity, Inclusion trainings » (DEI) à l’intention de leurs employés, et toutes ne sont pas facultatives. Comme le font remarquer les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning, les jeunes woke, étudiants dans les plus prestigieuses universités, acquièrent la capacité d’investir par la suite l’espace public par le biais de ces institutions clefs que sont les entreprises : « Les diplômés de ces institutions transportent cette culture morale avec eux lorsqu’ils poursuivent leur carrière en tant qu’enseignants et administrateurs à différents niveaux du système éducatif, accentuant ainsi la socialisation dans la culture de la victimisation qui se produit par le biais des systèmes éducatifs officiels. Certains deviennent journalistes, contribuant ainsi à diffuser la culture de la victimisation. D’autres entrent dans le monde de l’entreprise, à la tête de nouveaux départements dédiés à la diversité et à l’inclusion. Beaucoup d’entre eux se rassemblent dans des endroits tels que New York, Washington D.C. et d’autres villes globalisées qui ont tendance à attirer les jeunes diplômés riches, et nous devrions nous attendre à ce que la culture de la victimisation se développe parmi les classes diplômées et à ce que la montée de la culture de la victimisation s’accélère au fur et à mesure que les jeunes générations, socialisées à ses normes, supplantent peu à peu les générations plus âgées sur les lieux de travail et dans la société tout entière 14. »
En février 2021, des pratiques internes de Coca-Cola ont été révélées par des employés. Une formation « Confronting Racism » proposait à ces derniers « d’être moins blancs », et leur conseillait d’« être moins oppressifs » et de se « détacher de la solidarité blanche » car celle-ci serait un obstacle pour le bien-être des minorités. Cette formation s’appuyait notamment sur les travaux de la sociologue Robin DiAngelo15. Certains employés ont prétendu que la formation était obligatoire, ce qui a été démenti par l’entreprise16.
Ces DEI training se multiplient au sein des grandes firmes américaines. Dernièrement, l’écrivain et metteur en scène américain Christopher Rufo a révélé que l’entreprise Lockheed Martin, numéro un du marché américain de la défense, avait imposé en 2020 à des employés hommes et blancs un « Diversity Program » de trois jours sur Zoom. La formation débutait avec un exercice de « libre association », où les formateurs demandaient aux employés d’exprimer ce que leur inspiraient les mots « hommes blancs ». Les éducateurs, eux, proposaient, entre autres, les mots ou expressions « vieux », « raciste », « privilégié », « anti-femmes », « en colère », « nation aryenne », « KKK », « Pères fondateurs », « armes », « culpabilité »… À la suite des premiers exercices, les participants devaient répéter et « internaliser » cinquante « affirmations sur le privilège blanc » (white privilege statements), cinquante-neuf « affirmations sur le privilège masculin » (male privilege statements) et, enfin, quarante-sept « affirmations sur le privilège hétérosexuel » (heterosexual privilege statements)17. Ces trois journées étaient organisées pour Lockheed Martin par l’entreprise White Men As Full Diversity Partners, qui a déjà proposé ses services à de nombreux groupes américains. Comme le rapporte Christopher Rufo, leurs fondateurs Welp et Bill Proudman affirment que ces formations visent à aider les hommes blancs à prendre conscience des « racines de la culture mâle et blanche », culture qui met en valeur selon ces derniers le fait de « travailler dur », « viser le succès » ou encore d’« opérer à partir de principes 18 ». S’ils admettent que ces éléments peuvent paraître positifs, ils jugent que leurs effets sur les femmes et les minorités sont « dévastateurs ». En 2018, il était considéré que près de 90 % des entreprises du Fortune 500 avaient un directeur « diversité et inclusion », les grands groupes européens semblant vouloir épouser cette tendance19.
Paul Rossi, « I Refuse to Stand By While My Students Are Indoctrinated », bariweiss.substack.com, 13 avril 2021.
Voir Bari Weiss, « The Miseducation of America’s Elites », city-journal.org, 9 mars 2021.
Voir Christopher F. Rufo, « Critical “Race” to the Bottom », city-journal.org, 26 février 2021.
United States Office of Personnel Management, Governmentwide Inclusive Diversity Plan, juillet 2016.
Voir Julian Borger, « CIA forges unity in diversity: everybody hates their “woke” recruitment ad », theguardian.com, 4 mai 2021.
En Amérique, certains se sont insurgés contre le fait de faire apprendre aux jeunes la Critical Race Theory dès l’école. Une ancienne journaliste du New York Times, Bari Weiss, a notamment publié le témoignage d’un professeur exerçant à Manhattan, Paul Rossi, qui affirme que « la plupart des écoles, à la fois publiques et privées » sont dominées par ce système de pensée aux États-Unis20. Là aussi, il semblerait que ce soit les écoles réservées aux futures élites qui se convertissent les premières au wokisme21. Christopher Rufo a réalisé plusieurs enquêtes sur les différentes écoles qui enseignent ces théories aux enfants et/ou obligent les professeurs à effectuer des « DEI trainings22 ».
Nombre de ces jeunes diplômés deviennent également des fonctionnaires. Ainsi, en juillet 2016 l’United States Office of Personnel Management, c’est-à-dire 2,8 millions d’employés, a lancé un « Governmentwide Inclusive Diversity Strategic Plan » qui incluait des formations ayant pour but de détecter les « biais implicites » de ses salariés23. Les services secrets ne résistent pas toujours à cette tendance. Le patron du MI6 anglais indique ses pronoms dans sa description Twitter24 (l’acte d’afficher ses pronoms vise à se montrer solidaire avec les personnes transgenres) et la CIA communique en reprenant le jargon woke25.
Le rôle délétère des Gafam et des réseaux sociaux
Richard Ansett, « Twitter “bans women against trans ideology”, say feminists », bbc.com, 30 mai 2018.
Douglas Murray, The Madness of Crowds, Bloomsbury Publishing, 2019, p. 117.
Voir Thomas Romanacce, « Google signalera désormais les commerces tenus par des Noirs », capital.fr, 31 juillet 2020.
Rod Dreher, « Why Amazon Is Stiffing Trans-Dissident Authors », theamericanconservative.com, 12 mars 2021.
Au XXIe siècle, les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) comptent parmi les organisations les plus influentes. Il y a de sérieuses raisons de penser que le pouvoir de la mouvance woke en leur sein est important et que cela commence à avoir des répercussions sur leurs décisions.
Fin 2018, Twitter a ainsi modifié sa « politique en matière de conduite haineuse » afin de pouvoir bannir définitivement de sa plateforme ceux qui « mégenrent », autrement dit se « trompent » dans le genre d’une personne, et ceux qui « deadname » quelqu’un, c’est-à-dire ceux qui appellent un utilisateur en des termes reliés à son ancien genre. Le réseau aurait également banni des comptes de féministes qui déclaraient : « Les hommes ne sont pas des femmes » (« Men aren’t women »)26.
Le journaliste britannique Douglas Murray fait remarquer également quelques anomalies frappantes dans les résultats de Google Images : lorsque vous écrivez « straight couple » (« couple hétérosexuel » en français, même si les résultats obtenus ne sont visiblement pas les mêmes), vous aurez (et l’expérience fonctionne encore au moment où ces lignes sont écrites, en juillet 2021) de nombreuses images de couples homosexuels et de couples hétérosexuels qui tiennent des drapeaux LGBT. Toutefois, les résultats pour « gay couple » ne donnent que très rarement des couples hétérosexuels. La même expérience, explique Murray, peut se faire avec « white men » qui montre de nombreuses photos d’hommes noirs, alors que « black men » ne montre presque aucun homme blanc. De plus, les images d’hommes blancs qui restent lors de cette première recherche renvoient à des articles qui sont dans leur immense majorité critiques à leur égard (beaucoup d’entre eux reprenant les concepts woke comme celui de whiteness). Même type de disparité de résultats pour « white couples » et « black couples »27. Il semblerait donc que l’algorithme de Google intervienne pour modifier dans un sens particulier le résultat de certaines recherches. En juillet 2020, Google annonçait d’ailleurs pouvoir proposer aux commerces tenus par des Afro-Américains un badge en forme de cœur noir pour aider les internautes américains à les repérer28.
De son côté, Amazon contrôle 50% du marché du livre américain (chiffre qui date de 2019, avant la pandémie mondiale) et compte visiblement en profiter. En février dernier, cette plateforme a supprimé la vente d’un livre de Ryan T. Anderson, critique envers l’idéologie transgenre. Face à une contestation menée par l’auteur et quelques sénateurs américains, Amazon a fini par admettre avoir « choisi de ne pas vendre de livres qui présentent l’identité LGBTQ+ comme une maladie mentale » (l’auteur conteste vivement cette interprétation de son ouvrage). Comme le fait remarquer un journaliste américain, cette décision aura un effet dissuasif fort : « Les éditeurs ne peuvent pas se permettre de publier des livres qui ne seront pas vendus sur la plus importante plateforme de vente de livres au monde29. »
Les conséquences sociales du wokisme
Lorsqu’un système de pensée obtient brusquement une influence aussi importante dans des sociétés, les conséquences collectives qui en découlent sont nombreuses et puissantes. Quelles sont répercussions pour les universités et les sociétés lorsque la mouvance woke s’y déploie ?
Les conséquences universitaires
Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, op. cit., p. 110.
Voir Natalie L. Kahn, « “An Endangered Species”: The Scarcity of Harvard’s Conservative Faculty », thecrimson.com, 9 avril 2021.
Voir Abel François et Raul Magni-Berton, Que pensent les penseurs ? Les opinions des universitaires et scientifiques français, PUG, 2015.
Eric Kaufmann, Academic Freedom in Crisis: Punishment, Political Discrimination, and Self-Censorship, Center for the Study of Partisanship and Ideology (CSPI), 1er mars 2021, p.2 [les passages de ce rapport cités dans cette note sont des traductions proposées par l’auteur].
Ibid., p. 7.
Michèle Tribalat, 12 mars 2021.
Eric Kaufmann, op. cit., p. 10.
Ibid., p. 8.
Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, op. cit., p. 86.
Voir Hadrien Brachet, « Grenoble : les noms de deux professeurs accusés d’islamophobie placardés sur les murs de l’IEP », marianne.net, 5 mars 2021.
Helen Pluckrose et James Lindsay, op. cit., p. 232.
Voir Karin Brodie, « Yes, mathematics can be decolonised. Here’s how to begin », theconversation.com, 13 octobre 2016.
Voir « Decolonizing Light. Repérer et contrer le colonialisme en physique contemporaine », Concordia University.
Voir James Lindsay, « 2+2 Never Equals 5 », newdiscourses, 3 août 2020.
Andreas Bikfalvi, « La science et la médecine sous l’emprise des idéologies identitaires », latribune.fr, 27 mai 2021.
Jacqueline D. Lau, « Three lessons for gender equity in biodiversity conservation », Conservation Biolology, vol. 34, n° 6, décembre 2020, p. 1589-1591.
Sous la direction de Xavier-Laurent Salvador, « Rapport sur les manifestations idéologiques à l’Université et dans la Recherche », par l’Observatoire du Décolonialisme et des idéologies identitaires. Voir notamment pages 1 et 10.
UK Research and Innovation, « UKRI Gender Equality Statement Guidance », mai 2021, p. 2 [traduction de l’auteur].
Andrew Sullivan, « We All Live on Campus Now, » nymag, 9 février 2018.
Dans les universités américaines, le corps professoral n’a cessé de se déporter vers la gauche depuis plusieurs décennies. Lukianoff et Haidt rappellent, par exemple, que s’il y avait déjà deux fois plus de professeurs de gauche que de droite en 1996 dans les universités américaines, le ratio est monté en 2011 à cinq pour un30. Depuis 2012, cette tendance s’est encore accélérée. Dans la prestigieuse université de Harvard, 77,6% du corps enseignant se dit « progressiste » (29,7% « très progressiste »), pour 2,5% de professeurs « conservateurs »31.
En France, une enquête de 2015 qui interrogeait 2.000 enseignants- chercheurs français de diverses disciplines recensait 1% de conservateurs, alors que ce chiffre est de 14% dans la société. Les départements de sociologie apparaissent particulièrement déséquilibrés, 94% des universitaires s’y déclarant de gauche32.
Ces glissements ne sont pas sans conséquences, surtout en termes d’ambiance sur les campus et sur le climat intellectuel. Un long rapport publié en mars dernier sonde ces changements dans le monde universitaire américain, canadien, et britannique. Il démontre que « dans les sciences sociales et humaines, plus de neuf universitaires partisans de Trump sur dix et huit universitaires partisans du Brexit sur dix disent qu’ils ne se sentiraient pas à l’aise pour exprimer leurs opinions à un collègue. Plus de la moitié des universitaires conservateurs nord-américains et britanniques admettent pratiquer l’autocensure dans la recherche et l’enseignement33 ».
De plus, le rapport indique que, dans ces domaines, entre 60% et 80% (selon les pays) des étudiants et enseignants de droite perçoivent dans les universités un climat hostile à leurs convictions34. Comme l’analyse la démographe Michèle Tribalat, ce rapport démontre que les universitaires de droite aux États-Unis auraient donc « tendance à baisser la tête et à laisser les opinions dominantes s’exhiber dans les conversations comme si elles étaient les seules possibles35 », ce qui a pour effet de donner une illusion d’unanimisme qui rend la contestation elle-même de plus en plus difficile. Toujours selon ce rapport, ce processus va ainsi s’autoalimenter, d’autant plus que beaucoup de jeunes conservateurs ou modérés n’essaient même plus d’entrer dans ce monde académique36.
Ce déséquilibre peut parfois mener à un « autoritarisme mou », parfois beaucoup plus dur, chez des jeunes chercheurs et professeurs significativement plus autoritaires que leurs collègues plus âgés37. Le discours woke qui relativise ou justifie le recours à la violence vis-à-vis de ses opposants joue un rôle particulièrement important dans le déploiement d’une autocensure universitaire. Pour Lukianoff et Haidt, « si certains étudiants pensent maintenant qu’il n’y a pas de mal à frapper un fasciste ou un suprémaciste blanc, et si toute personne qui n’est pas d’accord avec eux peut être étiquetée comme fasciste ou suprémaciste blanc […], vous pouvez voir comment ce procédé rhétorique peut rendre les gens hésitants à exprimer des opinions dissidentes sur le campus38 ».
Cet autoritarisme violent s’est déjà incarné (entre autres) à l’université Evergreen, en 2017, où après de nombreux rebondissements, le couple de biologistes Bret Weinstein et Heather Heying a dû quitter les lieux et ne jamais revenir sur le campus par souci de sécurité39. Cette terrible histoire n’est pas sans rappeler que les noms de deux professeurs de Sciences Po Grenoble ayant été accusés « d’islamophobie » ont été placardés sur les murs de l’institut, quelques mois seulement après la décapitation de Samuel Paty, amenant les pouvoirs publics à placer ces deux enseignants sous protection policière40. Comme le montrent Pluckrose et Lindsay dans leur ouvrage, « ce qui s’est passé à Evergreen est une démonstration à l’échelle microcosmique de ce qui se passe lorsque [le wokisme] est appliquée à une institution autonome dans un contexte réel41 ».
On pouvait penser que l’incursion du wokisme dans les sciences sociales ne pourrait pas avoir lieu dans les disciplines STEM (« science, technology, engineering, and mathematics »). Or, depuis plusieurs années, les appels à « décoloniser » les mathématiques42 (ou même la lumière43) se multiplient, et une controverse autour de « 2 + 2 = 5 » a eu lieu pendant l’été 202044.
Le domaine biomédical ne fait pas non plus exception. Andreas Bikfalvi, directeur d’un laboratoire de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à Bordeaux, détaille ainsi dans un article particulièrement fouillé les changements qui sont en train de s’y produire : « Un autre indicateur, indirect, de l’intrusion idéologique dans les sciences est la cinétique d’augmentation du nombre d’articles (dans le domaine biomédical) qui font référence au racisme, à l’intersectionnalité et à la théorie critique de la race (base de données NCBI pubMed à la date du 22 mai 2021). Pour “Racisme”, en 2010, il y avait 107 entrées, puis en 2020, 1.389. En 2021, pour la seule période des 4-5 premiers mois, on constate 928 entrées 45. » Une fois de plus, cette croissance paraît exponentielle. Bikfalvi donne également plusieurs exemples d’articles académiques récemment parus, parmi lesquels « Trois leçons d’équité du genre dans le domaine de la conservation de la biodiversité » (« Three lessons for gender equity in biodiversity conservation46 »).
Comme le démontre bien le rapport très exhaustif de l’Observatoire du décolonialisme publié en juin 2021, il n’est pas rare non plus de voir des chercheurs dans certains domaines des sciences sociales se présenter ouvertement comme des militants47. En outre, si nous avons déjà fait référence aux aspects infalsifiables ou circulaires de certains arguments woke, l’approche intersectionnelle, étant transdisciplinaire dans son essence même, favorise les imprécisions et les raccourcis. Les « glissements conceptuels » décrits dans le premier volume de cette étude exacerbent également cette tendance.
De nombreuses universités exigent de leurs chercheurs une adhésion écrite à leurs valeurs. Par exemple, il est obligatoire de fournir un gender equality statement pour toutes les candidatures au UK Research and Innovation GCRF et au Newton Fund annoncées et publiées depuis le 1er avril 2019. Un document officiel explique que « cette déclaration doit décrire comment les candidats ont pris en compte de manière significative et proportionnée les inégalités entre les sexes et comment [leur] projet contribuera à les réduire48 ». La recherche se voit donc ici soumise à des impératifs moraux.
Les conséquences sociétales
Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie [1994], Climats, 1996 [repris en collection de poche, Flammarion, coll. « Champs essais », 2020].
Voir Claire Conruyt, « Jean-Michel Blanquer interdit officiellement l’écriture inclusive à l’école », lefigaro.fr, 6 mai 2021.
Shanto Iyengar et Masha Krupenkin, « The Strengthening of Partisan Affect », Advances in Political Psychology, vol. 39, suppl. 1, février 2018, p. 202 [traduction de l’auteur].
Certains ont voulu croire que ces bouleversements dans le monde universitaire n’auraient pas ou peu de conséquences sur nos sociétés. Or, comme le rappelle le journaliste Andrew Sullivan, avec l’espace public numérique, « désormais, nous vivons tous sur un campus49 ».
Une analyse, devenue désormais bien banale depuis la publication de La Révolte des élites de Christopher Lasch50, est qu’il existe en Occident une élite globalisée qui s’est séparée du reste du peuple dans ses modes de vie et dans ses aspirations. Le wokisme pourrait être à la fois une conséquence de cette évolution mais également une cause qui l’accentue. Si nous avons tendance à imiter la société américaine, nous pourrions nous diriger vers une accentuation du clivage élites/peuple, en séparant, par exemple, ceux qui savent écrire en écriture inclusive et les autres, lesquels voient augmenter les difficultés liées à l’apprentissage de la langue. C’est ainsi que le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a décidé de proscrire l’usage de l’écriture inclusive dans les écoles afin de ne pas compromettre l’avenir des enfants confrontés à certains handicaps ou à des troubles d’apprentissage51.
En Amérique, cette situation semble produire un fort ressentiment de part et d’autre car, comme le notaient en 2018 deux universitaires de Stanford, c’est désormais « l’hostilité envers l’autre parti qui rend les gens plus enclins à participer » au processus électoral américain52. La mobilisation qui a fait l’élection de Joe Biden en 2020, candidat centriste bien moins clivant que son adversaire, ressemble à une confirmation de ce diagnostic, bien que Trump ait amélioré significativement son score par rapport à 2016.
Le ressentiment de ceux qui se sentent visés par les discours woke se traduit parfois dans certains sondages. Ainsi, 65% des électeurs républicains ont une opinion négative des entreprises de technologie comme Google, Amazon, ou Facebook, ce qui représente un bond de 28 points en seulement dix-huit mois.
Opinion des Américains sur les entreprises technologiques, par affiliation partisane
Source :
Source : Gallup.
Dans la mesure où l’élection de Donald Trump en 2016 s’est produite au moins quatre ans après le commencement du wokisme tel que nous le connaissons, il serait en effet hasardeux de l’interpréter comme une conséquence de cette élection. Trump aura servi tout au plus d’accélérateur du wokisme en jouant le rôle d’ennemi idéal, mais il aura tout de même aidé à lui tenir tête par certains aspects (cet aspect est abordé dans la dernière partie de la note).
Bradley Campbell et Jason Manning, op. cit., p. 106.
Andrew Doyle, Free Speech And Why It Matters, Constable, 2021, p. 2.
Lorsqu’un homme blanc hétérosexuel se voit décrit comme un « dominant » qui perpétue un système raciste et sexiste par le service de ressources humaines de son entreprise, au travers des réseaux sociaux et même des marchands de glaces (Ben & Jerry’s)52.2, l’attrait du vote contestataire s’accentue logiquement. Avec une bonne dose d’humiliation quotidienne et de politisation de tous les recoins de l’existence, il pourrait s’avérer que le phénomène Trump ne soit que le début d’une grande réaction des « dominants »53 à mesure que l’affirmation du wokisme se poursuit. De surcroît, la banalisation croissante des insultes telles que « raciste » ou « fasciste » (qui résulte du glissement conceptuel que ces termes ont connu) risque de désarmer toute capacité de résistance si une menace plus dangereuse advenait.
De plus, comme le notent Campbell et Manning, les personnes accusées de profiter de privilèges pourraient de la même manière répondre que leurs accusateurs sont en réalité les vrais privilégiés. Ces sociologues rappellent que dans une culture de la victimisation la tentation de tomber dans une « concurrence victimaire » (competitive victimhood) de part et d’autre s’avère particulièrement puissante 54. Ainsi le paradigme de la victimisation pourrait potentiellement englober à la fois le wokisme et sa contestation.
De plus, l’unanimisme woke dans certaines sphères semble donner aux décideurs politiques des velléités liberticides. Envisagée un temps, la tentative de Humza Yousaf (ministre écossais de la Justice) de criminaliser les conversations privées tenues à domicile au Royaume-Uni a fini par être abandonnée. Andrew Doyle rappelle également qu’entre 2014 et 2019 « près de 120.000 incidents haineux non criminels [non-crime hate incidents] ont été enregistrés par les forces de police en Angleterre et au Pays de Galles55 ». La définition d’un non-crime hate incident donnée par le College of Policing Guidelines est la suivante : « un incident qui est perçu par la victime ou toute autre personne comme étant motivé par l’hostilité ou les préjugés fondés sur la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou le statut de transsexuel d’une personne56 ». Ensuite, bien que n’étant pas nécessairement criminel en soi, cet incident sera noté dans des bases de données policières britanniques et pourrait apparaître, entre autres, lorsque des employeurs potentiels procéderont à des vérifications sur des individus qu’ils seraient susceptibles d’embaucher.
Face à l’idéologie woke
Ce mouvement étant encore assez nouveau et porté par des jeunes, il semble parti pour croître. Cependant, en Europe la prise de conscience des effets pervers du wokisme se réalise au sein des instances politiques et aux États- Unis certaines réactions et recherches de solutions commencent à apparaître.
Une bureaucratisation de la liberté d’expression
Bradley Campbell et Jason Manning, op. cit., p. 260.
Voir, par exemple, Connor Friedersdorf, « Working Mom Arrested for Letting Her 9-Year-Old Play Alone at Park », theatlantic.com, 15 juillet 2014, ou encore Id., « This Widow’s 4 Kids Were Taken After She Left Them Home Alone », theatlantic.com, 16 juillet 2014. D’autres exemples sont cités dans Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, op. cit., p. 171.
Greg Lukianoff et Jonathan Haidt, op. cit, p. 251.
« Landmark proposals to strengthen free speech at universities », gov.uk; 16 février 2021 [traduction de l’auteur].
Cité in The Rise of Victimhood Culture, ibid., page 227.
Matt Zalaznick, 2 states, and counting, ban critical race theory in schools, District Administration, 12 mai 2021.
Les conditions d’émergence du wokisme (étudiées dans le premier volume de cette étude) telles que dévoilées par Campbell et Manning sont : la présence d’une importante bureaucratie, une atomisation sociale, une grande diversité ethnique et/ou culturelle, et un grand niveau d’égalité – car ce n’est que dans les sociétés les plus égalitaires que la moindre inégalité saute aux yeux. Pour ces deux sociologues, s’attaquer à l’expansion de la bureaucratie universitaire serait la solution la plus consensuelle et la plus prometteuse afin de limiter l’activisme woke. Pour éviter les helicopter bureaucracies qui emboîtent le pas des helicopter parents, pour aider les étudiants à s’émanciper des autorités bureaucratiques lorsqu’il s’agit de régler des différends mineurs, et si l’on veut que cette transition ne soit pas brutale, il faudrait selon eux mettre en place un système dégressif : « Peut- être que certains types de services de conseil ou de médiation pourraient être réservés aux nouveaux étudiants, les étudiants plus expérimentés étant censés pouvoir gérer eux-mêmes les désaccords politiques ou les insultes involontaires57. »
Il reste, comme nous l’avons déjà fait remarquer, que la surprotection des enfants et des jeunes adultes américains issus le plus souvent des classes sociales aisées contribue à l’essor de ce mouvement. De plus, comme le font remarquer Lukianoff et Haidt, l’application de certaines lois américaines punit les parents et les associations qui laissent aux enfants trop de temps sans surveillance parentale58. Cette approche de la loi semble vouloir anticiper tous les dangers sauf celui de la surprotection. C’est dans cette perspective que Haidt et Lukianoff réfléchissent aux moyens de rendre les étudiants plus matures. Ils proposent d’encourager les parents à généraliser l’année de césure post-bac, par exemple pour passer un an à travailler en entreprise59.
Au plan politique, diverses propositions vont dans ce sens. Le 16 février dernier, Boris Johnson annonçait la mise en place de mesures censées sécuriser la liberté d’expression sur les campus britanniques. Son ministre de l’Éducation affirmait qu’il nommerait « un nouveau champion de la liberté d’expression et de l’enseignement chargé d’enquêter sur les infractions potentielles, telles que l’exclusion des intervenants ou le licenciement d’universitaires, et les établissements d’enseignement supérieur seraient légalement tenus de promouvoir activement la liberté d’expression60 ».
Aux États-Unis, l’association FIRE défend la liberté d’expression sur les campus et selon ses termes, « à plus d’une occasion […] a persuadé des administrateurs de lever des restrictions relatives à la liberté d’expression ou de mettre fin à des pratiques oppressives en faisant valoir que ces politiques ou comportements portaient atteinte à la liberté académique61 ». Cette liberté d’expression est également garantie de manière plus organique selon Haidt et Lukianoff par la pluralité des points de vue universitaires sur les campus, ce qui explique l’intérêt des initiatives comme celle de la Heterodox Academy, organisation fondée en 2015 et composée de plus de 5.000 membres ayant pour but de promouvoir le pluralisme intellectuel dans les universités à travers le monde62.
Le problème posé par le wokisme est aussi qu’il conduit les États démocratiques vers une culture de moins en moins libérale. En septembre 2020, le président Trump interdisait à l’armée, aux administrations fédérales et à leurs contractuels privés de dispenser des diversity trainings qui intégraient la théorie critique de la race et la théorie du privilège blanc. La décision fut détricotée par Biden au début de sa prise de fonction, non pas dans le but de revenir à une position de neutralité mais afin de conduire la puissance publique à prendre la position contraire. De même, en mai 2021, plusieurs États américains – dont l’Idaho et l’Oklahoma – ont fait voter des lois interdisant l’enseignement de la théorie critique de la race dans les écoles publiques63.
Émergence d’une réponse satirique
Marc Ragon, L’affaire Sokal, blague à part, Libération, 6 octobre 1998. Voir aussi Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures Intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
Helen Pluckrose, James Lindsay, et Peter Boghossian, Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship, 2 octobre 2018.
Au vu des biais de confirmations, raisonnements circulaires et autres théories infalsifiables qui existent au sein du wokisme, certains y ont décelé une opportunité de parodier ces concepts afin de les décrédibiliser.
L’« affaire Sokal » fut la première initiative de ce genre. En 1996 Alan Sokal parvint à publier dans Social Text, une revue d’études culturelles, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », un article truffé d’inexactitudes scientifiques mais rempli de jargon « postmoderne » jugé impénétrable, et donc infalsifiable64. Dans la droite lignée de l’initiative de Sokal il y eut en 2018 l’opération « Sokal au carré », menée par Helen Pluckrose, James Lindsay, et Peter Boghossian. Alors qu’elle fut éventée avant son terme, sept articles avaient pourtant déjà été acceptés par divers journaux académiques, dont quatre publiés. L’article « Human Reactions to Rape Culture and Queer Performativity in Urban Dog Parks in Portland, Oregon » supposait par exemple d’« avoir inspecté avec tact les parties génitales d’un peu moins de 10 000 chiens tout en interrogeant les propriétaires sur leur sexualité », le tout afin d’en déduire une « culture du viol ». Non seulement il fut publié dans Gender, Place, and Culture (une revue particulièrement réputée pour être à la pointe de la géographie féministe), mais reçut également une reconnaissance particulière pour son excellence par cette même revue, avant d’être bien évidemment rétracté lorsque la fumisterie fut dévoilée65.
Cette dissolution de la distinction entre la norme woke et la parodie s’est également démontrée sur Twitter à travers Titania McGrath, personnage parodique créé par Andrew Doyle. Le compte de Titania « prédit » régulièrement l’avenir woke, dans la mesure où ses tweets au second degré se muent régulièrement en article woke au premier degré quelques mois plus tard. Ce phénomène s’est pour l’instant produit treize fois66. On retrouve bien évidemment ici la dimension infalsifiable du wokisme.
Identification des sophismes woke
James Lindsay et Helen Pluckrose, Identity Politics Does Not Continue the Work of the Civil Rights Movements, Areo Magazine, 25 septembre 2018.
Richard Delgado et Jean Stefancic, Critical Race Theory : An Introduction, NYU Press, 2001.
Lucile Peytavin, « La virilité coûte 100 milliards d’euros par an à la société française », ActuJuridique.fr, 12 mai 2021.
Le terme semble provenir du journaliste Roger Kimball. Cité in Bradley Campbell et Jason Manning, The Rise of Victimhood Culture : Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars, p. 10.
Le wokisme profite de certaines incompréhensions clefs qui expliquent une bonne part de son succès. Peu de gens se rendent compte par exemple des différences fondamentales qui existent entre le wokisme et la vision de Martin Luther King67. Dans leur manuel sur la théorie critique de la race les universitaires Richard Delgado et Jean Stefancic affirment pourtant ouvertement que « contrairement aux mouvements des droits civiques traditionnels, qui englobent l’amélioration progressive des conditions, la théorie critique de la race remet en question les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et les principes neutres du droit constitutionnel68 ».
Outre cette spécificité paradoxale, beaucoup ne comprennent pas que dans le wokisme, comme le notent Lukianoff et Haidt, toute disparité dans la répartition sexuelle ou raciale des places dans un domaine devient en soi une preuve d’injustice, l’intervention de facteurs autres que ceux de la discrimination « systémique » étant jugée d’office irrecevable. À titre d’exemple, lorsque la population carcérale française est composée à 96% d’hommes, certains vont y voir le « coût de la virilité69 ». Si ce chiffre était 96% de femmes, la police serait sans nul doute au contraire accusée de « sexisme systémique ». Cet exemple n’est d’ailleurs pas si hypothétique dans la mesure où le « racisme systémique » du système carcéral français se voit régulièrement « prouvé » par la surreprésentation d’étrangers dans les prisons. Avec cette approche sur le mode « pile je gagne, face tu perds » le militant woke peut systématiquement interpréter n’importe quelle disparité statistique comme preuve de la véracité de ses théories.
À cela s’ajoute le fait que beaucoup sont déstabilisés par un comportement woke qui peut paraître étonnant : celui du crybully70. Ce terme, contraction de crybaby (« bébé qui pleurniche ») et de bully (« brute », « tyran »), renvoie à l’attitude d’incessante lamentation qu’adoptent certains militants. Cette façon de se conduire en éternelle victime peut susciter à la fois de la compassion et de la peur, et ainsi pousser à céder aux demandes.
De plus, on constate souvent une erreur au sein d’institutions, qui consiste à concéder du terrain aux woke en pensant s’assurer une certaine tranquillité, alors que ce système de pensée ne peut qu’interpréter ces concessions comme un signe de « fragilité » émis par les « dominants » qui en annonce d’autres.
Sensibilisation aux dangers du wokisme
S’il est peu rapide, le travail de « vulgarisation » des différents concepts woke pourrait à terme être particulièrement utile. Des initiatives se multiplient, comme celle de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, qui a réalisé un travail conséquent sur le sujet en France, notamment dans l’analyse des conséquences universitaires du wokisme71. Aux États-Unis, Christopher Rufo offre un résumé limpide de la théorie critique de la race72. Helen Pluckrose gère le site Counterweight73, qui propose des solutions pour éviter la « wokisation » de son institution, avec notamment une hotline pour guider ses utilisateurs en cas de problème74. James Lindsay se lance actuellement dans une traduction de l’intégralité des termes woke, « une encyclopédie en langage clair75 ». Ce dernier, ainsi que Peter Boghossian et Bruce Gilley ont également créé le graphique ci-dessous, destiné à aider les décideurs politiques76.
« Répondre à la rhétorique de la justice sociale : une antisèche pour les décideurs politiques »
Source :
Source : Ce document intialement élaboré par les docteurs Bruce Gilley, Peter Boghossian, et James Lindsay a été traduit de l’anglais au français par la Fondation pour l’innovation politique.
*L’acronyme « BIPOC » signifie : « Black, Indigenous and People of Color », un terme utilisé dans le but de mettre fin à l’invisibilité des amérindiens dans le discours sur le racisme. Le terme « Folx » vient du mot « folks » (les gens). Folx est utilisé pour signaler explicitement l’inclusion de groupes communément marginalisés (les femmes de couleur, les transgenres, les handicapés).
Conclusion
Tout au long des deux parties de l’étude, nous avons cherché à révéler, en creux, le fait que l’idéologie woke est paradoxale dans la mesure où sa seule proposition est la déconstruction, et sa seule affirmation une négation. Si cette hypothèse peut paraître à première vue provocatrice ou caricaturale, elle s’appuie néanmoins sur l’examen des manifestations du wokisme et de ses théories. La métaphore virale et parasitaire de Jacques Derrida que nous avons citée, reprise positivement par ces militants, illustre parfaitement le principe suivant : un parasite a besoin de son hôte pour survivre, mais doit progressivement dévorer et détruire ce dernier pour croître.
La méthode de la cancel culture décrite dans la première partie ne fait par exemple qu’annuler et bannir une personne ou une entreprise jugée problématique. De même, la pratique de déboulonnage de statues n’est que négative77. Le principe diversitaire, qui se présente comme étant défendu en soi s’avère n’être qu’un moyen pour s’en prendre a des groupes jugés dominants.
Si l’on peut croire que le wokisme s’attache à chérir les minorités en tant que telles, le silence de ces militants sur l’antisémitisme, sur le traitement des femmes ou des homosexuels dans des pays non occidentaux, en particulier en Chine, en Russie ou dans les pays musulmans, interroge sur leurs motivations réelles. L’« Autre » n’est chéri en soi mais seulement en tant qu’il est utile à déconstruire.
Si cet « Autre » refuse ce rôle dans l’entreprise de destruction, il se verra aussitôt lui aussi diabolisé, signe que son rôle dans l’action woke n’était qu’instrumental.
Ce n’est pas non plus un hasard si le militant woke pratique les distorsions cognitives qui poussent à la dépression en amplifiant les petites offenses ou en filtrant la réalité pour n’en retenir que les aspects négatifs. Lorsque cette dernière est sans cesse dépeinte comme corrompue par la présence de choses mauvaises, comment ne pas arriver à la conclusion qu’elle doit être détestée et rejetée ?
Une critique du wokisme pourrait ainsi se retrouver dans une situation paradoxale : celle de chercher à critiquer des théories critiques, à nier l’idéologie de la négation, à annuler la cancel culture. Mais si certains jeunes sont séduits par le wokisme, c’est que comme toute idéologie elle apporte des réponses à quelques-unes de leurs questions existentielles et leur offre des pistes dans la crise du sens que nous traversons. Il se pourrait qu’une narration plus séduisante et convaincante que le wokisme soit nécessaire afin d’y faire face.
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