L’industrie française du jeu vidéo
De la French Touch à la French PrideIntroduction
L’industrie du jeu vidéo, une industrie stratégique pour l’économie française
Une industrie qui s’invite dans l’ensemble des foyers français
Une industrie dont il faut saisir la pluralité des économies
Une industrie globale, avec un fort ancrage territorial
La French Touch, une spécificité française
Vers un retour de la French Touch ?
Une industrie qui s’appuie sur un solide réseau de talents
Un équilibre menacé par les récentes évolutions de l’industrie à l’échelle mondiale
Une action publique protéiforme qui fait face à de nombreux défis
Une industrie hybride de nature culturelle et technologique qui bénéficie de mesures de soutien des autorités publiques
Le rôle crucial des échelons locaux dans le rayonnement et la prospérité de l’industrie vidéoludique
Des défis liés aux dérives systémiques qui nuisent encore à l’image de la filière
Vers une restructuration de l’action publique et des espaces de dialogue entre parties prenantes: propositions pour une nouvelle dynamique en faveur de l’industrie vidéoludique française
Soutenir les acteurs de la French Touch pour faire rayonner la France, sur la base d’une réalité industrielle solide
Soutenir l’organisation industrielle de la filière en repensant son ancrage territorial
Résumé
Depuis quelques années, le jeu vidéo affole les compteurs. Alors que son industrie affiche une excellente santé financière avec 5,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France en 2021, il rassemble 73% des Français en tant que joueurs occasionnels, devenant dès lors le premier loisir national. Source de développement économique, de rayonnement et d’emplois pérennes dans l’ensemble du territoire, l’industrie du jeu vidéo apparaît aujourd’hui comme une opportunité pour la France de s’affirmer en tant qu’acteur principal au niveau européen, voire mondial.
Notre pays doit mieux accompagner l’ensemble des parties prenantes qui contribuent à son succès en s’appuyant sur les forces vives de nos territoires et sur les spécificités de notre industrie vidéoludique. Au vu de l’importance des défis qui s’annoncent, avec notamment le tournant de l’intelligence artificielle et la concurrence internationale qui s’intensifie, il est urgent que les pouvoirs publics envoient un signal politique fort, afin de montrer leur intérêt pour un secteur qui se sent parfois insuffisamment soutenu.
Si la France veut devenir le champion européen du jeu vidéo (et elle le peut) il sera décisif qu’elle s’en donne les moyens dans les prochaines années.
Loïse Lyonnet,
En charge du suivi technique et politique sur les enjeux culturels et territoriaux au Sénat.
Pierre Poinsignon,
Chercheur, praticien et enseignant en Sciences de Gestion – Stratégie.
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Introduction
Discours d’Emmanuel Macron, président de la République, présentation du programme France 2030 (huitième objectif), prononcé le 12 octobre 2021.
Intervention introductive du sénateur Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, table-ronde sur la situation du jeu vidéo, 12 octobre 2022.
Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), L’Essentiel du jeu vidéo, « Bilan du marché français 2022 », mars 2023.
« Les industries culturelles et créatives sont des industries ouvertes qui sont en compétition. Les séries, les films que nous regardons sur les plateformes comme Netflix, Amazon, Disney+, les jeux vidéo auxquels nos enfants sont confrontés forgent nos imaginaires, nos accès à l’information, mais aussi nos accès à des représentations, à des héros, une forme de nouvelle anthropologie collective. […] Et donc, la France a quelque chose à dire là-dessus parce que nous sommes un pays de littérature, de création, de philosophie »1.
Dans son discours du 12 octobre 2021, destiné à présenter le plan d’investissement France 2030 centré sur l’innovation et la transition écologique, le président de la République Emmanuel Macron soulignait le potentiel de nos industries culturelles et créatives (ICC) et le défi de la concurrence internationale. Ce vaste plan gouvernemental, piloté par le Secrétariat général pour l’investissement, vise à développer la compétitivité industrielle de la France et les technologies d’avenir. Fait rare, l’industrie française vidéoludique se retrouvait ainsi au cœur des préoccupations de Matignon et de l’Élysée : un secteur « porteur, prometteur, mais encore mal identifié par les pouvoirs publics »2.
La France a réussi à s’imposer comme chef de file européen dans des industries de pointe (aéronautique et spatiale) et des industries à haute valeur ajoutée (industrie du luxe), de même qu’elle rayonne par la reconnaissance mondiale de certains secteurs (cinéma, haute gastronomie, tourisme…). Néanmoins, force est de constater que ni la France, ni l’Europe, n’ont réussi à s’imposer comme acteurs prépondérants dans les nouvelles industries numériques.
Aujourd’hui, le jeu vidéo affole tous les compteurs. Alors que son industrie affiche une excellente santé financière avec 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022 dans notre pays, il rassemble 70% des Français en tant que joueurs occasionnels et 53% de joueurs réguliers3. L’industrie vidéoludique apparaît alors comme une opportunité pour la France de s’affirmer en tant qu’acteur principal à l’échelle européenne, et acteur majeur au niveau mondial. Et nous en avons les moyens. La France dispose en effet d’importants atouts : des studios internationalement réputés, un géant mondial (Ubisoft), des productions primées, de nombreux salariés, et des talents hautement qualifiés.
Bien plus que les autres industries culturelles, le jeu vidéo a une véritable réalité technologique et industrielle, et crée des emplois pérennes dans une grande partie du territoire national. Industrie protéiforme, il convient de comprendre la diversité des acteurs qui la composent et les différentes économies autour desquelles elle s’organise.
À l’heure où les questions de souveraineté nationale et européenne deviennent essentielles, l’exemple du jeu vidéo peut servir de paradigme dans la conquête de leadership dans les nouvelles industries numériques du XXIe siècle. Et pour convertir notre French Touch en « French Pride », il est urgent que les pouvoirs publics locaux et nationaux envoient un signal politique fort pour montrer leur intérêt pour un secteur qui se sent parfois insuffisamment soutenu par les autorités publiques.
Cette étude s’attache à interroger la nature et l’ampleur des politiques publiques à mettre en œuvre pour accompagner le rayonnement international et la prospérité de l’industrie vidéoludique française.
L’industrie du jeu vidéo, une industrie stratégique pour l’économie française
Une industrie qui s’invite dans l’ensemble des foyers français
Ibid.
Loin des idées préconçues et de l’image caricaturale du jeune adolescent geek et « accro », le jeu vidéo est un loisir intergénérationnel et mixte. En 2022, l’industrie a généré en France un chiffre d’affaires de 5,5 milliards d’euros, en léger retrait de 1,6% par rapport à 2021 mais en hausse de 12% par rapport à 2019, soulignant l’impressionnante progression du marché4. Le jeu vidéo est aujourd’hui le premier loisir des Français.
Chiffre d’affaires en France, en millions d’euros
Source :
Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, L’Essentiel du jeu vidéo, « Bilan du marché 2022 », mars 2022
Ibid.
Ibid.
ISFE et Ipsos, « Video gaming during Covid-19 lockdown », septembre 2020.
Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur le jeu vidéo de compétition, à Paris, le 3 juin 2022.
Adoption par le Parlement européen du rapport « Sport électronique et jeux vidéo » de la commission de la culture, porté par la députée européenne française Laurence Farreng, novembre 2022.
Dans l’introduction de l’étude publiée en novembre 2022, décrivant les éléments saillants de la pratique du jeu vidéo en France, Julie Chalmette, présidente du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), précise que « désormais, le jeu vidéo s’impose comme un loisir social, convivial et familial au sein des foyers français, mais surtout, [qu’] il fait partie intégrante de notre quotidien »5. En France, c’est effectivement 37,4 millions de personnes, soit 7 Français sur 10, qui jouent aux jeux vidéo au moins une fois dans l’année. L’âge moyen est de 39 ans, et la répartition est presque égalitaire entre hommes et femmes. Par ailleurs 41% des personnes de plus de 60 ans pratiquent le jeu vidéo, principalement sur ordinateur et smartphone6. Les mêmes tendances s’observent au niveau mondial, avec une croissance soutenue.
Au printemps 2020, la pandémie de Covid-19 a bouleversé les pratiques de socialisation en favorisant les échanges numériques. Ainsi, au cours des premiers jours du confinement sanitaire strict, imposé en France du 17 mars au 11 mai 2020, les ventes de consoles de jeu ont bondi de 140% selon la fédération européenne des logiciels interactifs (ISFE)7. De son côté, le département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), a publié en juin 2020 une analyse des conséquences de la crise sanitaire sur les secteurs culturels. Le jeu vidéo est le seul à faire état d’une hausse d’activité en 2020, avec une hausse du chiffre d’affaires estimé à près de 15%. A contrario, l’ensemble des secteurs étudiés est concerné par une baisse moyenne de 25% du chiffre d’affaires
Par ailleurs, conjointement à la démocratisation, se développent de nouvelles pratiques, notamment l’e-sport, c’est-à-dire la pratique compétitive du jeu vidéo. Consciente des enjeux associés au développement de cette pratique et des événements qui lui sont associés, la classe politique tout entière s’attelle aujourd’hui à soutenir le développement de cette pratique. Cela dit, le soutien à l’e-sport est fédérateur, médiatique et permet de faire un pas remarqué vers la jeunesse : un cocktail facilitateur pour engager les politiques. Il n’en demeure pas moins que le Gouvernement a clairement annoncé sa volonté de faire de la France le leader européen du secteur de l’e-sport à l’horizon 2025.
En préambule de la Trackmania Cup le 3 juin 2021, le président de la République, Emmanuel Macron, réaffirmait son soutien et celui de la classe politique : « l’objectif, c’est qu’on arrive, entre aujourd’hui et 2024, à se battre pour avoir ces grands événements internationaux et les tenir dans notre pays »8. Sur le plan communautaire, un soutien équivalent est affirmé, comme le montre le vote du Parlement européen le 13 octobre 2022 en faveur d’un rapport soutenant la pratique du jeu vidéo, en particulier au niveau professionnel9. Le développement des pratiques et des représentations de l’e-sport s’accompagne d’une forte croissance de l’audience.
Une industrie dont il faut saisir la pluralité des économies
Ce terme désigne les jeux à très gros budget, équivalents des blockbusters dans l’industrie du cinéma.
Label inventé par l’entreprise Focus pour désigner des projets à budgets moindres par comparaison avec AAA mais de grande qualité.
Pierre-Jean Benghozi et Philippe Chantepie, «Jeux vidéo: l’industrie culturelle du XXIe siècle?», ministère de la Culture – DEPS, 2017.
La pluralité des profils de joueurs, en diversification constante, fait écho à la pluralité des économies de l’industrie vidéoludique. Résolument technologique, l’industrie du jeu vidéo est à la fois la plus jeune des industries culturelles, et l’industrie la plus liée au développement et à la mutation des technologies. L’absence de la barrière de la langue et la répartition dans le monde entier des terminaux de jeu (ordinateurs, consoles, et mobiles), rendent la production éminemment mondiale.
Afin de saisir les enjeux actuels de l’industrie et les revendications de ses acteurs, il convient de saisir la pluralité des économies qui la composent. Chaque jeu est un bien singulier, et donc en situation de monopole. Les éditeurs adoptent alors une stratégie de surqualité : la différence ne pouvant se faire sur les prix, les coûts de chaque projet sont de plus en plus importants pour permettre de produire un succès et de capitaliser sur ce dernier, notamment avec des suites et des produits dérivés. Le résultat est une augmentation considérable des coûts de production. Un jeu AAA10 coûtait en moyenne environ 70 millions d’euros à produire au début des années 2000. Dix ans plus tard, la moyenne atteint 200 millions d’euros.
Dans ce contexte, les modèles traditionnels évoluent. À l’origine, les jeux étaient des produits d’appel et la rentabilité se faisait sur la vente des terminaux (les consoles). Très rapidement, c’est devenu l’inverse : les consoles – vendues presque à perte – sont devenues des produits d’appel pour vendre des jeux qui génèrent des reversements.
Aujourd’hui, l’émergence de nouvelles formes de jeu est venue remettre en cause partiellement ce modèle. Les jeux mobiles, très peu coûteux à développer, donnent lieu à une économie qui se rapproche d’une économie de start-up, avec de l’autofinancement où le gain est un pari qui résulte de la croissance de l’entreprise et non des marges des ventes. Cette économie diffère de celle du modèle consolier qui est une industrie capitalistique. Coexistent alors dans le même secteur, des formes d’économie et de modèles d’affaires très différents.
Nous pouvons alors distinguer trois grandes économies du jeu vidéo : d’une part, celle des grands éditeurs intégrés, éminemment internationaux, produisant les superproductions (les jeux AAA), reposant sur un modèle capitalistique fort ; d’autre part, celle de la production des petits jeux – au sens du budget – s’apparentant à une économie de start-up innovantes. Et entre les deux, émerge parfois un écosystème de studios, plus ou moins indépendants, dont le système de production est plus ancré au sein de son territoire ; cette économie s’organise souvent en cluster, permettant le partage des ressources, et produit des productions dites AA11 qui, sans renier la qualité, n’ont pas les mêmes ambitions techniques que les productions AAA. Depuis quelques années, capitalisant sur la reconnaissance critique et publique de leurs productions, ces studios actent leurs passages à l’échelle pour produire des AAA.
Comme le soulignent Pierre-Jean Benghozi et Philippe Chantepie, « qu’on le déplore, qu’on s’en réjouisse ou qu’on l’analyse simplement, le secteur du jeu vidéo apparaît bien comme l’industrie culturelle du siècle commencé »12. Par les innovations qui en résultent et par les remises en cause de sa chaîne de valeur induites par les mutations numériques, l’industrie du jeu vidéo se présente comme étant avant-gardiste dans la transformation des industries culturelles.
Une industrie globale, avec un fort ancrage territorial
Stoyan V. Sgourev, “How Paris gave rise to Cubism (and Picasso): Ambiguity and fragmentation in radical innovation”, Organization Science, n°24, 2013.
Ake E. Andersson, “Creativity and regional development”, Papers of the Regional Science Association, vol. 56, n° 1, décembre 1985, p. 5-20.
Patrick Cohendet, David Grandadam, Laurent Simon, “The anatomy of the creative city”, Industry and innovation, n°17, 2010.
Gernot Grabher, “Ecologies of creativity: the Village, the Group, and the heterarchic organisation of the British advertising industry”, Environment and planning A: Economy and Space, n°33, 2001.
SNJV, Baromètre annuel du jeu vidéo en France, 2021.
Les industries créatives présentent la particularité de donner lieu à des phénomènes de concentration. Certains cas sont particulièrement emblématiques comme la concentration de l’industrie cinématographique à Hollywood, et certaines villes ont pu être identifiées pendant une période donnée, comme les berceaux de grande créativité : Paris pour le cubisme13 ou Vienne pour les sciences et les arts14 par exemple. Aujourd’hui, des villes comme Montréal ou Barcelone15 font figures de territoires créatifs.
Les industries créatives fonctionnant beaucoup par projets, la disponibilité des ressources en un endroit donné facilite leur mobilisation. Dans cette perspective, le cluster – comme concentration territoriale de différents acteurs liés à un secteur donné – apparaît ainsi comme une alternative à la firme16, relativement à la coordination et à la concentration des ressources.
Le jeu vidéo est une industrie mondiale par nature. Nos entreprises vidéoludiques sont de plus en plus tournées vers l’export de leurs productions : les entreprises et les studios de développement français ont consacré 17% de leur budget annuel de fonctionnement au développement international en 202017. Pourtant, l’industrie du jeu vidéo ne fait pas exception et ses entreprises se nourrissent également de l’ancrage territorial.
Nous illustrerons nos propos avec le cas emblématique de la ville de Montréal. Les autorités publiques y ont développé une vaste stratégie basée sur le modèle du cluster qui fait figure d’exemple. Depuis, elle est devenue l’une des places mondiales de référence de l’industrie et un pôle mondial de l’animation et des effets visuels. Dès lors, l’industrie vidéoludique de la ville de Montréal tire son succès de l’ancrage de ses entreprises et de nouvelles formes de partenariat public-privé.
Un territoire du jeu vidéo, le cas de la ville de Montréal Si Montréal est souvent décrite comme une ville créative, elle est également reconnue comme l’une des capitales de l’industrie du jeu vidéo, après avoir connu une croissance soutenue dans les années 2000, devenant la troisième place mondiale du jeu vidéo, après San Francisco et le Japon. Derrière cet extraordinaire succès, l’histoire de la création de ce cluster peut se décrire en trois grandes phases : une phase d’apparition des premiers germes sous l’impulsion d’un homme, une phase de décollage sous l’impulsion d’une grande entreprise et d’une politique volontariste, et une phase de densification institutionnelle [1]. Lors de la première étape, la ville connaît, de manière fortuite, la constitution d’un réseau de fournisseurs techniques. La deuxième étape est caractérisée par l’arrivée d’un géant du jeu vidéo, Ubisoft, convaincu par des politiques publiques portées par des gouvernements voulant faire de Montréal une place mondiale du multimédia. Enfin, la troisième et dernière étape voit une densification institutionnelle, avec l’arrivée d’un nombre important d’acteurs, séduits par la ville, mais aussi par la création d’écoles ou de centres de recherche. Cette analyse historique permet à Thomas Paris de mettre en exergue quelques éléments saillants de la constitution du cluster du jeu vidéo de Montréal. [1] Cette description historique est empruntée à Thomas Paris, Les métropoles créatives, 2010, s’appuyant lui-même sur les travaux de Sylvianne Pilon, « Localisation industrielle et culture : une analyse comparative des districts de jeu électronique à Montréal et à Los Angeles », thèse de doctorat, université du Québec à Montréal, 2007. |
Les mécanismes de création d’un cluster de l’industrie du jeu vidéo
L’exemple réussi du développement d’un cluster du jeu vidéo à Montréal, permet ainsi d’identifier certains mécanismes – contingents ou issus d’une volonté politique – source d’inspiration pour toute organisation territoriale d’acteurs de l’industrie du jeu vidéo. À l’heure où les acteurs français de l’industrie vidéoludique témoignent d’une fuite des talents, il est urgent de repenser l’organisation territoriale et l’attractivité de l’industrie française.
La French Touch, une spécificité française
Vers un retour de la French Touch ?
Paris Games Week 202218, un murmure se fait entendre : la French Touch serait de retour dans l’industrie du jeu vidéo. En toute rigueur, la French Touch désigne le courant de musique électronique né dans les années 1990 et porté par des artistes français – Daft Punk, Étienne de Crécy, Bob Sinclar… – qui, à l’instar de la Nouvelle Vague à la fin des années 1950 pour le cinéma, a connu un succès dépassant les frontières, géographiques ou culturelles, et a marqué durablement l’industrie de la musique.
Dans le jeu vidéo, l’appellation French Touch refait surface, désignant la qualité et l’originalité des productions françaises, reconnues mondialement. Ce terme s’employait pour désigner les productions françaises de l’époque de la fin des années 1980 et du début des années 1990 où les studios français produisaient avec peu de moyens, contrairement aux géants américains et japonais, des œuvres connaissant un retentissement mondial. Marginalisés dans le paysage mondial, les studios français ont tiré leur force de cette marginalisation en innovant fortement et en proposant des créations particulièrement originales.
Des créateurs indépendants comme Éric Chahi, Paul Cuisset et Frédérick Raynal, ainsi que des sociétés comme Infogrames, Delphine Software, Cryo Interactive et Kalisto Entertainment constituent les noms les plus fameux de ce mouvement ; des titres comme Another World (1991), Alone in the Dark (1992), ou Rayman (1995) qui ont marqué l’histoire du jeu vidéo et jouissent encore de nos jours d’une grande reconnaissance, sont emblématiques de cette French Touch. Néanmoins, à cette époque, l’industrie française n’avait pas su convertir ces succès critiques en succès industriels forts, permettant d’assurer sa pérennité, et avait subi de plein fouet la crise de la bulle internet par la suite.
Si le terme reste polysémique et flou, il évoque néanmoins l’idée d’une reconnaissance de la qualité de l’industrie française, aussi bien des productions que des acteurs, malgré parfois des moyens – notamment financiers – moindres. La France a continué à être reconnue dans l’industrie vidéoludique par ses atouts, notamment la présence de grands éditeurs, de nombreux studios produisant des jeux à succès, mais aussi par une communauté de joueurs profondément impliqués. La France est aujourd’hui particulièrement attractive pour les acteurs de l’industrie. Rappelons qu’entre 2008 et 2018, 11% des 36.500 jeux sortis sur le marché français sont produits par des entreprises implantées en France19.
Focus Home Interactive, la création d’un écosystème vertueux de studios français [1]
Troisième éditeur français, Focus Home Interactive [2] est née en 1995 et bascule intégralement vers l’industrie du jeu vidéo en 2000, sous l’impulsion de son dirigeant Cédric Lagarrigue, tout d’abord en tant que distributeur sur le territoire français, puis en tant qu’éditeur de jeux pour ordinateurs. Très rapidement, l’entreprise connaît des succès publics et des critiques remarquables. Elle développe ainsi un modèle de partenariat avec des studios, basé sur l’indépendance de ces derniers et un partage de la propriété intellectuelle. Parmi ces studios, nous pouvons citer le studio Cyanide et la licence Cycling Management, mais aussi Nadeo et la célèbre licence TrackMania qui, presque 20 ans plus tard, est toujours une licence référente de l’e-sport. En 2008, poussée par une croissance soutenue, l’entreprise commence à éditer des jeux sur console. En parallèle, le parti pris du virage de la distribution numérique permet d’assurer son expansion, en atteignant directement les marchés mondiaux. Ce contexte permet à l’entreprise d’accompagner des studios ne parvenant pas à trouver de gros éditeurs dans des projets plus originaux, et de leur permettre une plus grande prise de risque. Focus devient alors l’éditeur de licence devenue culte comme Farming Simulator, développée par Giants Software. L’entreprise développe ainsi une expertise sur l’édition de jeux se positionnant entre les jeux AAA et les jeux vidéo indépendants. Elle s’amuse alors à parler de jeux AA et popularise l’expression. Bénéficiant de budgets inférieurs aux productions AAA, et donc, d’une ambition technique moindre, elle se place sur des niches porteuses, développe une exigence de qualité, et œuvre ainsi à dissocier la qualité des budgets engagés et participe à donner ses lettres de noblesse au jeu AA. Lors de son entrée en bourse en 2015, Focus était alors entourée de tout un système de studios français indépendants, reconnus pour la qualité de leurs productions, tout en disposant de moyens moindres et s’imposait alors comme un acteur de référence dans l’industrie mondiale vidéoludique. |
Focus et son écosystème de studios partenaires lors de son entrée en bourse
Source :
Focus Home Interactive, document de base, 2015.
[1] Cette vision historique est empruntée à Thomas Paris, Pierre Poinsignon et Alexandre Viard, « Les vies de Focus, un « player » de l’histoire du jeu vidéo », Entreprises et Histoire, (109), 2022, p. 101-116.
[2] Le 6 septembre 2021, l’entreprise change de nom et devient Focus Entertainment. Nous la nommerons « Focus » par la suite.
Sans représenter l’exhaustivité du paysage industriel vidéoludique français, le cas de Focus Home Interactive et de ses studios partenaires est le témoin de la capacité de la France à faire émerger des écosystèmes vertueux sur l’ensemble de la chaîne de valeur vidéoludique.
Depuis quelques années, la France est, de nouveau, reconnue mondialement pour la grande créativité et les succès critiques et publics de ses productions, émanant de petits studios disposant de bien moins de moyens que les grands studios mondiaux, autorisant les acteurs français à parler d’un renouveau de la French Touch à l’époque actuelle. Mieux, si les acteurs de la French Touch des années 1980 n’avaient pas réussi à assurer leur pérennité, les acteurs actuels ont également réussi à développer un modèle économique sain et vertueux.
Une industrie qui s’appuie sur un solide réseau de talents
Voir « Le jeu vidéo en France : une industrie et une pratique en progression continue », février 2022.
André Gattolin et Bruno Retailleau, rapport d’information n° 852, « Jeux vidéo, une industrie culturelle innovante pour nos territoires », Sénat, 18 septembre 2013.
Gaming Campus, « Métiers. Animateur 3D ».
Le dynamisme et le rayonnement de l’industrie vidéoludique se prouve également par la hausse du nombre d’offres d’emploi sur ce secteur. La France dispose d’un solide atout supplémentaire dans la conquête du leadership européen : des formations de qualité et reconnues. C’est notamment le cas de l’école publique française dédiée au jeu vidéo, l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Cnam-Enjmin), située à Angoulême. À noter qu’en 2021, l’Allemagne ne comptait pas moins de 63 formations publiques de jeu vidéo20. De nombreuses écoles privées ont également ouvert ces dernières années. Le syndicat national du jeu vidéo (SNJV) a publié un répertoire des écoles dont la réputation et la qualité des enseignements sont reconnues par les entreprises du secteur. La question de l’accompagnement des joueurs professionnels de e-sport et de leur intégration dans des cursus classiques ou adaptés reste en suspens.
Aujourd’hui, environ 1.300 entreprises conçoivent des jeux vidéo en France et réunissent quelque 20.000 employés dans un large écosystème, d’après le dernier recensement du SELL. Si la plupart des salariés des industries culturelles exercent leur activité sous le régime de l’intermittence, le secteur du jeu vidéo fait figure d’exception puisque 80% de ses salariés bénéficient d’un contrat à durée indéterminée.
Comme le soulignait le Sénat en 2013, ce choix de la stabilité des effectifs « traduit la volonté de ne pas perdre les talents tant convoités à l’étranger »21 alors même que la guerre des rémunérations fait rage. En effet, les salaires proposés sont bien moins élevés en France qu’aux États-Unis ou au Canada. Selon les données présentées par le Gaming Campus, qui réunit des formations dédiées aux métiers du jeu vidéo à Paris et à Lyon, un animateur 3D gagne en moyenne 38.000 euros par an contre 55.000 dollars à Montréal et 75.000 dollars à San Francisco22.
Enfin, la fuite des talents est aujourd’hui un enjeu d’importance. Pour les garder dans l’hexagone, au-delà de la formation initiale et des salaires, se pose la question de la compétitivité nationale. Elle passe notamment par la délivrance de visas pour garder des talents étrangers, les conditions d’accueil, la promiscuité d’autres acteurs dans un cluster. Les élus locaux jouent un rôle essentiel dans l’attractivité de nos régions pour conserver les professionnels nationaux et attirer les talents étrangers.
Un équilibre menacé par les récentes évolutions de l’industrie à l’échelle mondiale
Pierre-Jean Benghozi, “Cultural industries in the digital age: Creative or technological?”, Economia Della Cultura, n°26, 2016, p. 445–446.
À l’exception de Microsoft et de sa branche gaming, qui développe les différentes itérations de la Xbox.
Thomas Paris, Pierre Poinsignon et Alexandre Viard, op. cit.
Le numérique déconstruit et reconstruit la chaîne de valeur, obligeant ainsi les acteurs des industries créatives à se réinventer23. Dans ce contexte de croissance et de démocratisation, l’industrie tout entière est soumise à des soubresauts causés par l’arrivée de nouveaux acteurs qui modifient substantiellement ses règles et son fonctionnement. De nouveaux investisseurs et de nouveaux acteurs – notamment les Big Tech (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft…) –, cherchant à pénétrer un marché à forte croissance sur lequel ils n’ont pas d’activité24, initient une dynamique de concentration et de rachat de studios. « En 2014, Amazon acquiert la plateforme de streaming spécialisée dans le jeu vidéo Twitch, Microsoft rachète Mojang (l’éditeur de Minecraft) et Facebook rachète Oculus, société spécialisée dans la réalité virtuelle pour 2 milliards de dollars. […] Les plateformes ont besoin de s’alimenter en jeux et de sécuriser leurs approvisionnements. Une dynamique d’acquisitions débute [cette année-là]25 ». Les plus gros rachats se chiffrent en dizaines de milliards de dollars, témoins du caractère stratégique de l’acquisition de studios par les nouveaux acteurs.
Les plus gros rachats des dernières années
Source :
Marina Alcaraz, « Les plus grosses acquisitions dans les jeux vidéo de ces dernières années », Les Échos, janvier 2022.
En parallèle, la filière vidéoludique voit aussi une arrivée massive de capitaux, apportés par des fonds de financement privés qui investissent dans une industrie qu’ils avaient au préalable délaissée. Portés par sa croissance soutenue, leur conviction d’une industrie profitable est renforcée. À titre d’exemple, la banque d’investissement Goldman Sachs a investi 200 millions de dollars dans l’industrie via son fonds West Street Capital Partners VII en 2018.
Ces éléments interrogent la pérennité de l’écosystème français qui reposait sur trois piliers : la présence d’un géant mondial (Ubisoft), des éditeurs dynamisant la production, et un écosystème de studios reconnus pour la qualité de leur production (French Touch). Or, notre géant national devient petit, comparé aux Big Techs. Le modèle d’affaires des éditeurs – aux capacités d’investissement ne permettant pas de contrer le rachat des studios – est remis en cause, et les studios sont en proie aux rachats de géants internationaux. Dans ce contexte, il s’agit d’interroger nos politiques publiques de soutien à l’industrie et de les adapter aux évolutions du marché et des usages.
Une action publique protéiforme qui fait face à de nombreux défis
Une industrie hybride de nature culturelle et technologique qui bénéficie de mesures de soutien des autorités publiques
De nos jours, l’action de l’État en matière culturelle peut être justifiée par trois grands objectifs : le soutien à la création, la démocratisation, et la préservation de la diversité. Elle prend diverses formes synthétisées dans le tableau ci-après.
Dans ce contexte, le soutien à l’industrie du jeu vidéo est apparu relativement tardivement dans les politiques publiques, contrairement aux autres industries culturelles, l’absence prétendue de son caractère culturel l’ayant éloignée des préoccupations publiques. Nous pouvons noter l’absence de logique de régulation, de médiation, de labellisation, ainsi que l’absence de centre national dédié.
L’intervention publique dans les industries culturelles
Source :
Alain Busson, Yves Evrard et Thomas Paris, « Quelle politique pour les industries culturelles à l’ère du numérique ? », Terra Nova, 25 janvier 2022.
* Les auteurs de la source omettent le fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV) dans leur tableau, mais le mentionnent dans leur étude.
La question des ministères de référence est également cruciale pour saisir les enjeux du secteur. L’industrie du jeu vidéo est aujourd’hui sous cotutelle du ministère de la Culture et du ministère de l’Économie et des Finances où elle fait plus spécifiquement partie du portefeuille du ministre délégué chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot. Ce dernier l’a effectivement qualifiée d’« industrie de pointe et de fierté nationale »26 lors de l’événement Paris Games Week 2022.
En raison de l’absence de chef de file clair au sein du gouvernement, « aucune des tutelles ne considère véritablement le développement de l’industrie du jeu vidéo comme une priorité »27 et n’est à même de la défendre, notamment lors des arbitrages interministériels. En effet, l’industrie vidéoludique est hybride, « trop techno pour la culture et trop culture pour la techno »28, ce qui laisse aux acteurs du jeu vidéo l’amère impression de ne pas être toujours bien compris par l’État. En revanche, à ce jour, des initiatives vertueuses favorisent le dialogue entre les représentants, à l’image du groupe réunissant régulièrement la DGE, le CNC, le SNJV, le SELL et Ubisoft depuis 2020, ou encore du groupe piloté par la DGE depuis le début de l’année 2023 pour renforcer le secteur de l’e-sport.
Typologies de financement accessible aux acteurs de l’industrie vidéoludique
Source :
Les Dossiers de la DGE, « Étude sur l’industrie du jeu vidéo en France : tissu économique et compétitivité », mars 2021.
André Gattolin et Bruno Retailleau, op. cit.
Ibid.
DGE, op cit.
Étude du CNC, « La production cinématographique en 2022 », mars 2023, p. 64.
Cahier des charges présenté par le CNC.
Alain Busson, Yves Evrard et Thomas Paris, op. cit.
Données publiées sur le portail numérique de la DGE.
DGE, op cit.
Propos rapportés par Pierre Trouvé, « À la Paris Games Week, le gouvernement affiche son engouement pour le secteur vidéoludique », Le Monde, 5 novembre 2022.
Discours de Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, à l’occasion de la présentation du Baromètre annuel du Jeu Vidéo à Paris, 19 octobre 2015.
Jean-Paul Simon, « L’émergence des écosystèmes de contenus numériques en Chine. Le rôle des sociétés de l’internet et des jeux vidéo », Réseaux, n°224, 2020.
Josh Ye, « New video game approvals dry up in China as internal memo shows that developers now have many red lines to avoid », South China Morning Post, septembre 2021, cité par Chloé Woitier, « En Chine la censure se resserre pour les éditeurs de jeux vidéo », Le Figaro, novembre 2021.
Ibid.
Les années 2000 et la fin des années 2010 ont été le cadre d’une montée en puissance des dispositifs étatiques en faveur de l’industrie vidéoludique. L’existence d’un champion national, de studios et d’éditeurs dont les productions sont reconnues mondialement pour leur qualité, l’excellente santé économique du secteur, et la présence d’une grande communauté de joueurs sur le territoire ont conduit les autorités publiques à investir progressivement ce secteur.
En revanche, les cinq dernières années n’ont pas vu croître le soutien public au même rythme que les défis grandissants auxquels font face les acteurs du jeu vidéo.
Pourtant, le financement public de la filière vidéoludique est au cœur de la concurrence internationale. Les principaux pays concurrents de la France (Royaume-Uni, Allemagne, Canada, États-Unis) ont progressivement développé des dispositifs de soutien des entreprises du jeu vidéo. Comme le soulignait le rapport du Sénat, « la France, qui était encore en 2010 le deuxième pays de production occidental de jeux mobiles et sociaux derrière les États-Unis, a vu depuis ses positions s’éroder »29. Les auteurs soulignent le fait que notre pays a vu l’essentiel du marché (les jeux sur console), lui échapper en grande partie»30, contrairement à la Grande-Bretagne, par exemple.
Aujourd’hui, le soutien public pour le jeu vidéo se matérialise essentiellement par le crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV) et par le fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV), deux dispositifs qui satisfont les acteurs de l’industrie.
Le FAJV, doté de 4 millions d’euros par an en moyenne31, a été créé en 2008 et accompagne les auteurs et entreprises de création via des aides sélectives, versées sous forme de subventions. Les projets accompagnés doivent être conçus et écrits en langue française. Le fonds est exclusivement géré et financé par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) depuis janvier 2021.
De son côté, le crédit d’impôt jeu vidéo est un dispositif d’incitation fiscale permettant aux entreprises de création de déduire de leur impôt une part des dépenses de production d’un jeu32, c’est-à-dire 30% des dépenses de production éligibles.
Pour bénéficier du CIJV, le jeu doit « contribuer au développement de la création française et européenne en matière de jeux vidéo ainsi qu’à sa diversité en se distinguant notamment par la qualité, l’originalité ou le caractère innovant du concept et le niveau des dépenses artistiques33 ». D’autre part, « le crédit d’impôt vise à soutenir l’ensemble de l’industrie nationale face à une concurrence internationale dans laquelle les coûts salariaux sont décisifs (objectif de politique industrielle)34 ». Plus de 220 millions d’euros ont été versés depuis 2017 dans le cadre du CIJV35 pour un soutien annuel d’environ 40 millions d’euros36.
Ce crédit d’impôt est prolongé jusqu’au 31 décembre 2028, une annonce du Gouvernement saluée par la communauté du jeu vidéo, tandis que le décret n° 2022-1392 du 19 octobre 2022 modernise le barème « contribution au développement de la création » en l’adaptant aux jeux vidéo actuels et aux enjeux du secteur. Certains acteurs invitent aujourd’hui à repenser son contenu, en rendant notamment éligibles les coproductions internationales, et non pas seulement les coproductions européennes.
Le jeu vidéo est également un loisir qui ouvre le joueur à d’autres horizons culturels. C’est ce que saluait la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, à la Paris Games Week 2022, en observant une partie du jeu Dune : Spice Wars, créé par le studio français Shiro Games. La ministre saluait alors le fait que « l’ensemble des champs de la culture se retrouvent connectés avec le jeu vidéo »37. La cérémonie des Pégases, qui récompense chaque année les professionnels du jeu vidéo, propose ainsi un prix du « meilleur univers sonore » ou encore un « prix de l’excellence narrative ». Quelques années plus tôt, en 2015, Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture et de la Communication, louait la « narration de plus en plus approfondie » et « les jeux de plus en plus enrichis de contenus historiques ou culturels », ce qui faisait le « succès du jeu vidéo français »38.
En tant que vecteur de valeurs et de mode de vie occidental, le jeu vidéo, par son caractère internationalisé et sa diffusion massive, participe au soft power de notre pays. La Chine, par exemple, est un pays reconnu pour sa politique ferme en matière de contrôle et de régulation des acteurs du numérique. Pourtant, ce pays est le premier marché de l’industrie du jeu vidéo. Au cours des années 1990, l’internationalisation du marché chinois a engendré une hausse progressive des ventes de consoles et de jeux vidéo étrangers en lien avec la baisse des prix de vente et l’amélioration du niveau de vie. En 2000, les autorités interdisent la vente de consoles39 avant de lever l’interdiction progressivement à partir du milieu des années 2010. Les contenus des jeux étrangers sont également scrutés par l’administration avant d’intégrer le marché chinois.
D’après le journal South China Morning Post, les autorités chinoises auraient souligné lors d’une réunion récente avec les éditeurs le fait que leurs jeux ne sont « pas du simple divertissement », mais une production artistique nouvelle devant « refléter un certain nombre de valeurs »40. Parmi les sujets interdits, l’article recense : « la présence dans un jeu de romances homosexuelles, de personnages travestis ou de personnages masculins efféminés »41.
Historiquement moins soutenue que les autres industries culturelles, l’industrie française du jeu vidéo est peu à peu identifiée comme un vecteur de croissance et un diffuseur culturel à l’international. Elle fait donc aujourd’hui l’objet de plus en plus d’attention de la part des pouvoirs publics.
Le rôle crucial des échelons locaux dans le rayonnement et la prospérité de l’industrie vidéoludique
Clément Pin, « Politiques de cluster et entrepreneuriat numérique en Île-de-France et en Lombardie », Innovations, 2014/2 (n° 44), p. 79-104.
Ministère de la Culture, Dossiers de presse, mai 2023.
Sénat, « Situation du secteur du jeu vidéo », Audition de M. Nicolas Vignolles, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL), 12 octobre 2022.
On assiste en France au déploiement progressif de nombreux programmes et dispositifs gouvernementaux qui s’intègrent dans une politique de pôles de compétitivité. Leur contenu « met en avant la dimension territoriale à travers l’objectif de soutenir la mise en réseau locale des acteurs de l’innovation », et donc leur « clusterisation »42, dans le cadre d’une dynamique de territoire vertueuse. Symbole de la stratégie de l’État pour les secteurs stratégiques dont les industries culturelles et créatives, le plan France 2030 est piloté par le gouvernement. En mai 2023, la ministre de la Culture et le Secrétaire général pour l’investissement ont annoncé les lauréats de l’appel à projets « La grande fabrique de l’image ». Parmi les lauréats, six acteurs du jeu vidéo seront accompagnés43. C’est un signal positif, car le jeu vidéo « n’avait même pas été évoqué » initialement au sein du plan44. Ce dispositif renforcera les pôles territoriaux déjà existants.
Projets retenus dans le cadre de l’appel à projets « La fabrique de l’image » (France 2030) en matière de jeu vidéo
Source :
ministère de la Culture, Dossiers de presse, mai 2023.
Jérémy Paradis, « Tonnerre dans le game avec son école de jeux vidéo », Le magazine de l’innovation territoriale, 15 février 2021.
Voir « « Une effervescence de CV » pour la deuxième rentrée à l’Institut supérieur du numérique de Tonnerre », L’Yonne Républicaine, 30 septembre 2021.
Association Game In (game-in.org).
Association Bordeaux Games (bordeauxgames.com).
Association Push Start (push-start.org).
Association Game Only (gameonly.org).
Attractive et source d’emplois pérennes, la filière vidéoludique représente un atout de taille dans le développement économique d’un territoire. Certaines collectivités ont d’ores et déjà identifié le réseau d’acteurs du jeu vidéo, voire mis en œuvre des politiques de soutien financier.
C’est notamment le cas de la ville de Tonnerre, ville d’environ 4.000 habitants dans l’Yonne. Une école spécialisée dans les métiers du design digital45 y a ouvert ses portes en 202046. Une manière d’attirer des jeunes, de redynamiser le territoire et d’anticiper de futures entreprises dans des territoires en perte de vitesse. À plus grande échelle, la France accueille déjà certains clusters autour de villes particulièrement dynamiques, à l’image de Lille47, Bordeaux48, Montpellier49 ou encore Lyon50. Illustrant leur dynamisme, le studio montpelliérain Blue Twelve et le bordelais Asobo se sont par exemple démarqués lors de la dernière cérémonie des Pégases 2023, qui récompense les talents du jeu vidéo, avec leurs créations Stray et A Plague Tale: Requiem.
Démographie des entreprises du jeu vidéo en France
Source :
Agence française pour le jeu vidéo (AFJV), Observatoire de l’emploi du jeu vidéo, « Répartition géographique de l’emploi du jeu vidéo en France » (édition 2022).
SNJV, op. cit.
Choose Paris Région.
Agence Française pour le Jeu Vidéo, « La Région Occitanie renforce son soutien au secteur du jeu vidéo », 23 juillet 2019.
La Région Auvergne-Rhône-Alpes, « La Région accompagne le développement de la filière du jeu vidéo », 19 janvier 2022.
Communiqué de l’association d’élus Régions de France, janvier 2022.
Maryline Filippi (dir.), La responsabilité territoriale des entreprises, 2022.
France Stratégie, « Texte de référence de la Plateforme RSE », octobre 2014.
La région est l’échelon idoine pour soutenir la filière car elle est l’acteur central du développement économique de son territoire. Ainsi, 41% des entreprises du jeu vidéo ont recours aux aides régionales comme source de financement51.
Les régions qui ont réuni les premiers grands acteurs du jeu vidéo semblent avoir pris de l’avance sur l’identification des acteurs et le développement d’aides. En effet, ces structures ont essaimé autour d’elles et permettent à ces régions de concentrer un écosystème du jeu vidéo plus important et plus dense que leurs voisines.
Ainsi, l’Île-de-France réunit la part la plus importante du tissu industriel vidéoludique français52 et fait partie des régions pionnières, en s’appuyant notamment sur son pôle régional d’innovation dédié à l’industrie du jeu vidéo, Capital Games. Plus au sud, la région Occitanie cherche à solidifier l’ensemble de l’écosystème à travers plusieurs dispositifs destinés aux TPE et PME, parmi lesquels une aide53 accompagne notamment les entreprises qui réalisent des services de sous-traitance pour d’autres acteurs extrarégionaux.
De la même manière, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes a créé en décembre 202054 un fonds régional d’aide à la création de jeu vidéo destiné aux studios implantés dans la région, en lien avec l’association Game Only55. Les réponses régionales sont variées, mais poursuivent un même objectif.
Aujourd’hui encore, de grandes disparités persistent sur le territoire national en matière de soutien des collectivités. Le rôle des élus est pourtant essentiel. Ils peuvent animer le dialogue public-privé, jouent un rôle de relais auprès des parlementaires, donnent accès à des ressources et infrastructures, concourent à la création de collaborations et dispositifs nouveaux pour consolider le réseau d’acteurs économiques déjà implantés et favoriser les externalités positives.
On peut alors s’intéresser à la notion de responsabilité territoriale des entreprises (RTE), notamment théorisé par Maryline Filippi56. En effet, « l’ancrage de l’entreprise dans son territoire d’implantation et l’exercice de son rôle d’acteur local responsable constituent des éléments cruciaux de la performance globale […]. Une société orientée par un ancrage territorial contribue à la vitalité du territoire : par exemple, comme le soulignait un rapport de France Stratégie, « en investissant dans l’éducation et la formation (contrats d’apprentissage, stages…), elle peut améliorer le niveau de formation de la population. Ses actions sur l’ensemble des piliers du développement durable peuvent conforter la vitalité du territoire »57.
Pourtant, tous les élus n’identifient pas encore la filière du jeu vidéo en tant qu’objet d’intérêt public, de création d’emploi et de valorisation du territoire. C’est pourtant un chantier essentiel pour les années à venir. Ce chantier doit être conduit en responsabilisant les entreprises du jeu vidéo et en collaborant directement avec elles pour les intégrer dans les projets locaux. La densité et la force de l’écosystème local du jeu vidéo français est une source non négligeable de bonne santé économique du secteur, de création de valeur durable pour un territoire et d’attractivité.
Pour prendre clairement la mesure des enjeux et des atouts du jeu vidéo pour nos territoires, un travail de sensibilisation des élus locaux doit être mené par le biais d’une politique volontariste en faveur de l’industrie vidéoludique à l’échelle nationale.
Des défis liés aux dérives systémiques qui nuisent encore à l’image de la filière
Nicolas Richaud, « Les jeunes Chinois ne pourront jouer plus de 3 heures par semaine aux jeux vidéo », Les Échos, 30 août 2021.
Dominique Reynié (dir.), Les addictions chez les jeunes (14-24 ans), Fondation pour l’innovation politique, Fondation Gabriel Péri, Fonds Actions Addictions, juin 2018.
Ministère de la Culture, INJEP et INSEE, France, portait social : principaux résultats, rubrique « Les enfants de moins de 6 ans et les écrans », édition 2022.
SELL, op. cit.
vana Obradovic, Stanislas Spilka, Olivier Phan et Céline Bonnaire, « Écrans et jeux vidéo à l’adolescence », Observatoire français des drogues et des toxicomanies, décembre 2014.
Hugo Barthalay, « Avec ou sans écrans ? Regard croisé sur les « semaines sans écrans » », Informations sociales n°202, 2021.
Nick Dyer-Witheford et Greig de Peuter, « « EA Spouse » and the Crisis of Video Game Labour: enjoyment, exclusion, exploitation, exodus », University of Toronto Press, octobre 2006.
International Game Developers Association (IGDA), Qualité de la vie dans l’industrie du jeu vidéo, 2019.
William Andureau et Corentin Lamy, « Première grève dans l’industrie du jeu vidéo française depuis sept ans », Le Monde, 15 février 2018.
Audition au Sénat de Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national des jeux vidéo (SNJV), Julie Chalmette, présidente, et Nicolas Vignolles, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SEEL), 12 octobre 2022.
Harold Goldberg, « Comment l’Occident a été numérisé », Vulture, 14 octobre 2018.
Pierre-Jean Benghozi, Le cinéma: entre l’art et l’argent, Éditions L’Harmattan, 1989.
Erwan Cario, « Gamergate : la planète jeu se donne un genre », Libération, septembre 2014.
Jessica O’Donnell, Gamergate and anti-feminism in the digital age, Springer International Publishing, avril 2022.
Marius Chapuis, « Violences sexuelles, #MeToo gagne enfin le jeu vidéo », Libération, 25 juin 2020.
SNJV, op. cit.
Allison McDaniel, « Women in Gaming: A Study of Female Players’ Experiences in online FPS games », University of Southern Mississippi, 2016.
Voir Capgame.
Voir Handigamers.
La maturité de l’industrie vidéoludique est désormais à l’épreuve des faits de société. Aujourd’hui, elle est pleinement mobilisée pour faire face à d’importants défis, notamment relatifs à la protection des mineurs, à la féminisation des effectifs et aux méthodes de production interne. L’enjeu de la transition écologique est également au cœur des réflexions des grandes industries, dont fait partie le jeu vidéo, à l’image du projet de développement d’un calculateur destiné à évaluer l’impact carbone des productions vidéoludiques dans le cadre de France 2030.
Concernant le risque addictif, avec le développement des pratiques numériques, certains professionnels de la santé infantile se mobilisent pour alerter sur les dangers que l’exposition croissante aux jeux vidéo peut représenter pour les jeunes. Baisse de la vision, isolement social, développement de troubles addictifs, manque d’activité sportive ou encore diminution des résultats scolaires : les griefs sont nombreux.
Contrairement à la France, certains pays ont développé des politiques publiques de contrôles drastiques. En Chine, par exemple, les autorités chinoises ont progressivement mis en œuvre des mesures de limitation de jeu à destination des mineurs : limitation du temps de jeu et du montant maximal des dépenses pour les jeux en ligne pour les mineurs depuis 2019, mise en place de verrous numériques58…
En 2018, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a publié sa onzième révision de la classification statistique internationale des maladies et des problèmes connexes (CIM-11), entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Coup de tonnerre dans l’industrie : cette classification reconnaît pour la première fois de manière formelle l’addiction aux jeux vidéo comme une maladie mentale. Dans le même sens, la parution en 2019 de la campagne « Jeux vidéo, alcool, tabac : je dis NON aux addictions » lancée en France par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) a fait débat. D’une part en classant au même niveau de gravité les addictions aux jeux vidéo, à l’alcool et au tabac ; et d’autre part en faisant le choix de ne pas mentionner d’autres pratiques problématiques telles que la pratique excessive des écrans ou des réseaux sociaux.
A l’échelle nationale, une étude publiée en 2018 par la Fondation pour l’innovation politique montrait que 82% des jeunes interrogés identifiaient un risque de dépendance liée à la pratique du jeu vidéo. En revanche, cette enquête prouvait aussi que plus d’un jeune sur deux approuve les mesures de régulation puisque « 54% des 14-24 ans sont favorables à la création d’une obligation imposant aux éditeurs de jeux vidéo d’informer les joueurs, heure par heure, du temps passé à jouer »59.
Encore aujourd’hui, il n’existe pas de consensus formel autour des caractérisations et conséquences des excès de jeu. La communauté scientifique semble s’accorder sur la nécessité de modérer le temps passé devant les écrans en général, tout en se divisant sur la question des apports cognitifs et des conséquences comportementales de la pratique du jeu. Soulignons toutefois que les Français passent de plus en plus de temps devant les écrans. En 2022, le ministère de la Culture faisait part de statistiques alarmantes : à 2 ans, 27% des enfants utilisent des écrans numériques, tandis que cette part atteint 54% à 5 ans et demi60. Le rôle d’encadrement et de prévention des parents et des éducateurs est alors essentiel. Le SELL montrait pourtant que 51% des parents de joueurs mineurs « connaissent le contrôle parental mais ne l’utilisent pas »61. Selon une enquête du programme d’étude sur les liens et l’impact des écrans sur l’adolescent scolarisés (PELLEAS) publiée en 2014 : « les conditions d’encadrement parental sont un des facteurs les plus nets de différenciation des joueurs problématiques »62.
Dans une logique d’harmonisation européenne, le système PEGI (Pan-European Game Information) catégorise depuis 2003 les supports de divertissement en fonction de leur contenu dans cinq catégories d’âge : 3, 7, 12, 16 et 18 ans. Il indique, grâce à un pictogramme, l’âge en dessous duquel l’utilisation du jeu est déconseillée et remplace à ce titre les systèmes de classification par âge nationaux par un système unique. Il est à ce jour utilisé dans environ quarante pays d’Europe. À titre d’exemple, un jeu d’échecs est classé PEGI 3.
À l’échelle locale, les centres sociaux se mobilisent auprès des familles et associent l’ensemble de la communauté éducative autour du rapport au jeu et aux écrans en général. Ces acteurs permettent de lancer des initiatives suivies dans le temps, telles que les Semaines sans écran(s). Ce type d’action « constitue un outil de soutien à la parentalité et un espace pour interroger les pratiques »63.
Enfin, l’industrie du jeu vidéo elle-même s’engage depuis plusieurs années. Cette mobilisation peut passer par des innovations techniques. De nombreuses consoles peuvent être paramétrées à partir des critères du système PEGI. Certaines grandes enseignes de hardware permettent aussi aux adultes de restreindre l’usage de la console à distance grâce à une application mobile.
Concernant les dérives managériales, le terme « crunch » désigne la « période de crise apparemment inhabituelle dans l’agenda de production »64, c’est-à-dire des périodes de travail particulièrement intenses pour respecter les délais de production d’un jeu vidéo et satisfaire la demande toujours plus exigeante. En 2019, un rapport de l’International Game Developers Association (IGDA)65 indiquait que 41% des professionnels de la filière interrogés dans le monde entier déclarent que leur emploi comprend des périodes de crunch. Plusieurs mouvements de grève ont été menés en France ces dernières années pour dénoncer les conditions de travail, notamment en 201866.
Plus récemment, lors d’une audition au Sénat en octobre 2022, Julien Villedieu, délégué général du SNJV, déclarait que « la méthode de production est maintenant organisée autour d’un modèle de soft launch, qui permet des lancements de jeux en douceur »67. Les différents scandales d’ampleur survenus ces dernières années auraient donc participé à une prise de conscience collective ; à l’image du directeur créatif d’un studio bien connu qui s’était félicité que ses équipes et lui avaient « travaillé plusieurs fois cent heures par semaine en 2018 » pour terminer la réalisation d’un jeu68.
En réalité, la question de la charge de travail est difficile à traiter dans le cas de l’industrie du jeu vidéo, dont le fonctionnement est unique. En premier lieu, si les autres industries culturelles fonctionnent par projets et organisation ad hoc69, le jeu vidéo internalise ses talents. Par ailleurs, l’organisation du travail dans les studios suit l’évolution des projets. Elle est caractérisée par des périodes de travail intense puis des temps d’activité moindre. Or, le recours au régime général plutôt qu’au régime de l’intermittence ne permet pas l’adaptation à la charge de travail.
Concernant les enjeux d’inclusion et de féminisation de l’industrie, plusieurs scandales d’ampleur ont ravivé, ces dernières années, la question de la place de la femme dans les jeux et parmi les joueurs, à l’image des cas Anita Sarkeesian en 201270 et du #GamerGate en 2014 visant Zoé Quinn. Ils s’inscrivent dans un vaste mouvement de féminisation des métiers du numérique et de libération de la parole qui touche tous les secteurs71.
En 2020, l’un des journalistes à l’origine d’une enquête sur des témoignages d’agressions sexuelles dans l’industrie, Erwan Cario, écrivait que « cette vague #MeToo naissante dans le jeu vidéo témoigne de la culture même d’une industrie où le sexisme est profondément enraciné, et qui a le plus grand mal à faire son autocritique »72.
L’évolution des mentalités s’accompagne d’une féminisation des emplois en hausse (22% de femmes dans les studios de développement en 2021, contre 19% en 2020), malgré des écarts en fonction des corps de métier ainsi que dans l’atteinte de statuts de direction (11% seulement de femmes)73. D’autre part, les femmes doivent parfois encore adopter des comportements de protection en ligne, comme l’utilisation de pseudonymes masculins, ou le fait d’utiliser un avatar masculin ou non genré. En 2016, une étude américaine montrait que 75,9% des répondantes à une large enquête assuraient subir des formes de harcèlement verbal ou de discrimination lors des parties de jeux74.
Enfin, en matière d’inclusion et d’accessibilité du matériel aux joueurs en situation de handicap, beaucoup de familles font appel au monde associatif – en première ligne, les associations Cap Game75 et Handigamers76 – pour pallier le manque de moyens, d’information et d’accompagnement. Pourtant, la France est un pays à la pointe en matière d’adaptation du matériel et des jeux aux différentes formes de handicap. Dès lors, il conviendrait d’informer systématiquement les professionnels du handicap sur l’existence de solutions. Le dialogue doit également passer par une logique de concertation entre l’ensemble des parties prenantes, notamment les familles, collectivités territoriales (échelle communale, intercommunale et départementale) élus locaux, instituts médico-sociaux, foyers d’accueil, personnels soignants, associations et ergothérapeutes.
Les dérives inhérentes à la pratique du jeu vidéo ou à l’organisation de la filière doivent continuer à faire l’objet de mesures ciblées pour diminuer les mauvaises pratiques en ligne, améliorer les conditions de travail des salariés et œuvrer pour un jeu vidéo plus inclusif et respectueux de l’environnement.
Vers une restructuration de l’action publique et des espaces de dialogue entre parties prenantes: propositions pour une nouvelle dynamique en faveur de l’industrie vidéoludique française
Discours d’Emmanuel Macron, président de la République, devant les acteurs de l’e-sport français, 3 juin 2022.
En conclusion, comme le déclarait en juin 2022 le président de la République, « on peut battre les Américains, y compris sur leur sol et dans leur discipline. […] On peut créer des contenus nouveaux, et on peut créer énormément de valeur pour le pays. […] Si on s’organise mieux, qu’on arrive à créer des convergences, les points de rencontre entre des univers qui, jusqu’alors, ne se parlaient pas suffisamment, on peut faire des choses formidables77 ». Afin de mener à bien cet objectif ambitieux, nous formulons une série de propositions qui se nourrissent de nos entretiens menés auprès d’acteurs de l’industrie vidéoludique et des pouvoirs publics. Ces propositions s’organisent en deux axes :
Soutenir les acteurs de la French Touch pour faire rayonner la France, sur la base d’une réalité industrielle solide
On ne comprend les enjeux liés à cette industrie que si l’on comprend les différentes économies qui la composent. Si la France peut se targuer d’avoir un géant mondial (Ubisoft), l’action publique doit être dirigée vers tout un écosystème d’acteurs produisant des œuvres à budgets moindres et bénéficiant d’une reconnaissance – publique et critique – mondiale. À l’instar des productions de la Nouvelle Vague qui firent les lettres de noblesse du cinéma français, les productions des acteurs de la nouvelle French Touch dans le domaine du jeu vidéo permettent le rayonnement au niveau mondial de notre industrie. Or, ces acteurs souffrent de faiblesses structurelles qui doivent être corrigées par l’action publique. Nous proposons deux actions autour de ce premier axe :
– Renforcer l’aide aux studios indépendants. Il n’y a pas une économie du jeu vidéo mais des économies du jeu vidéo. En parallèle d’une économie composée de grands acteurs intégrés, sur un modèle capitalistique, et d’un écosystème d’acteurs de jeux vidéo mobiles, sur le modèle d’une économie de startups, coexiste une économie reposant sur des studios indépendants, innovants, dont les productions connaissent des succès critiques et publics croissants. La France dispose sur son territoire d’un grand nombre de tels studios, qui font la fierté de son industrie vidéoludique et ceci nous autorise à parler d’une nouvelle French Touch. Néanmoins, les aides à ces acteurs gagneraient à être renforcées afin de permettre à ces studios de réaliser leur vision sans faire de sacrifices éditoriaux et sans mettre en danger leur pérennité. Le CIJV a été un outil de financement formidable, mais imparfait. Les studios se voient attribuer un crédit d’impôt sur une période longue (3 ou 4 ans) qu’ils n’ont pas moyen de dépenser sans aide extérieure. L’éditeur, qui assure les fonctions éditoriales mais également le financement et la prise de risque, peut alors être tenté de détourner ce crédit d’impôt pour réduire ses coûts plutôt que pour aider au financement du projet du studio.
D’autres solutions existent, comme les financements par placements proposés par Bpifrance, afin de créer du capital, mais force est de constater que la plupart des dirigeants de ces petits studios n’ont pas accès à l’information et n’ont pas ou peu de formation en gestion d’entreprise. La mise en place d’un accompagnement plus personnalisé permettrait de pallier ce problème. Ceci pourrait être envisagé dans le cadre de la création d’une institution dédiée, ce qui fait l’objet de notre deuxième proposition.
– Créer un espace de discussion autour d’une institution dédiée. Il serait judicieux de créer un organisme public dédié au jeu vidéo permettant le dialogue et la concertation entre l’ensemble des acteurs. Dans le cadre d’une vaste stratégie nationale, il s’agit aujourd’hui de pérenniser les initiatives vertueuses destinées à coconstruire l’action publique dédiée au jeu vidéo.
Cet organisme aurait pour mission de structurer le réseau d’acteurs, de servir de référent aux subventions sous la forme d’un guichet unique, et de jouer un rôle prospectif face aux grands défis transversaux qui s’annoncent – notamment en matière de transition écologique et de droits d’auteur. Une direction collégiale – sous la règle « un numéro Siret égale une voix », par exemple –, permettant ainsi une meilleure visibilité pour les plus petits acteurs et une progression collective pour l’ensemble du secteur.
Par ailleurs, si la double tutelle reste évidente et nécessaire, au vu du caractère hybride de l’industrie vidéoludique, il pourrait être envisagé de placer un ministère en situation de chef de file. Cela permettrait de clarifier le portage institutionnel, en particulier lors des négociations interministérielles.
Soutenir l’organisation industrielle de la filière en repensant son ancrage territorial
Le cas de Montréal est une humiliation pour la France qui devrait alimenter un sentiment de revanche chez nos décisionnaires politiques. En n’ayant pas compris les enjeux stratégiques de l’industrie à l’époque, la classe politique française s’est fait dépasser par la classe politique canadienne. Via une politique incitative forte, Montréal a su attirer l’ensemble des talents mondiaux parmi lesquels notre géant national Ubisoft (qui emploie aujourd’hui plus de personnes au Canada qu’en France), et est aujourd’hui un pôle attractif si fort qu’il continue d’attirer nos talents, formés dans l’Hexagone. Rappelons tout de même que la France est désormais dans le top 10 mondial et se situe au 3e rang européen en termes de chiffres d’affaires78. Pourtant, notre pays risque sans cesse le déclassement avec le développement de vastes plans de soutien chez nos concurrents. À titre d’exemple, « le gouvernement allemand a décidé de mettre en place un fonds de soutien au financement des studios locaux de 50 millions d’euros en 2020 »79.
Aujourd’hui, notre pays doit se donner les moyens de devenir leader européen du jeu vidéo, alors que de sérieux concurrents se dressent face à lui, notamment en Europe de l’Est. Il s’agit désormais de changer d’échelle et de s’affirmer comme acteur central en Europe grâce à une politique publique incitative ambitieuse.
– Renforcer le soutien des clusters vidéoludiques via des politiques publiques locales incitatives. Le rôle des élus locaux est crucial pour réunir les conditions idéales d’épanouissement des acteurs de l’industrie, mais aussi pour inciter l’implantation d’acteurs étrangers en France : accès à des formations de qualité, infrastructures à proximité, vivier de recrutement, qualité de vie, subventions, aide à l’intégration au réseau économique local… Les métropoles et les régions, qui détiennent la compétence du développement économique, sont des acteurs-phares. L’arsenal d’aides publiques locales doit être accessible à toutes les strates d’acteurs du jeu vidéo, pour diminuer les effets de seuil. La clé est la collaboration des acteurs.
La généralisation de la mise à disposition de pépinières d’entreprises et la mise en réseau de l’ensemble des acteurs économiques régionaux pourraient être pensées autour de clusters vidéoludiques, permettant le partage de ressources. À plus petite échelle, les bassins d’implantation des entreprises du jeu vidéo bénéficient des créations d’emploi pérennes. En les soutenant, les élus participent à l’animation et à l’attractivité de leur territoire. Cela peut se concrétiser par la généralisation d’initiatives aujourd’hui encore isolées, comme l’ouverture d’espaces intercommunaux équipés en matériel informatique et numérique de pointe.
Il s’agit également d’envisager l’intégration de ces espaces au large réseau des tiers-lieux et des fab labs. Ils maillent l’ensemble du territoire national, sont identifiés par les élus et bénéficient d’animateurs et conseillers numériques formés.
– Développer une offre de formation initiale et continue adaptée aux pénuries de main-d’œuvre et aux évolutions du marché. La territorialisation de l’action publique dédiée au jeu vidéo se matérialise également au travers de la formation. Nous invitons à engager une réflexion sur la création de cursus spécialisés dans le réseau de l’enseignement public professionnel et universitaire, dans les villes petites et moyennes. Ces formations publiques participeraient ainsi à la politique d’égalité des chances, tandis que les formations privées se multiplient.
Par ailleurs, le sujet de la formation au management est essentiel pour l’avenir de la filière. La plupart des fondateurs de studios n’ont pas suivi de formation en gestion d’entreprise dans le cadre de leurs missions. Un suivi régulier sur les questions telles que la gestion de la trésorerie ou des ressources humaines pourrait aider certains studios à éviter la faillite. Cela invite à faire évoluer les contenus pédagogiques des formations dédiées.
Enfin, dans la continuité du plan France 2030, il est essentiel de soutenir l’offre de formation initiale et continue en identifiant les besoins des évolutions du marché. L’un des chantiers des prochaines années consiste, comme dans d’autres secteurs économiques à repenser l’accompagnement des professionnels – notamment les plus expérimentés – tout au long de leur carrière, face aux évolutions du marché.
Objectif 8 du plan 2030 Placer la France en tête de la production des contenus culturels et créatifs, et des technologies immersives Mieux vivre, nous en avons fait l’expérience pendant la crise, c’est aussi vivre dans l’imaginaire de l’humanisme français qui nous constitue. Les industries culturelles et créatives forgent nos imaginaires – en particulier celui de nos enfants –, filtrent nos accès à l’information, imposent des représentations et des héros. La France, pays de littérature, de philosophie, de théâtre, de cinéma, de musique, de jeux vidéo, doit continuer de faire entendre sa voix en valorisant son patrimoine culturel et en développant de nouveaux contenus et expériences. Nos partenaires investissent dans ces industries qui représentent en France 640 000 emplois et 91 milliards d’euros de chiffre d’affaires. L’intervention publique permettra de déclencher des investissements et de participer à la création de filières, aux côtés du secteur privé ; il s’agit d’investir de manière très concrète : dans nos studios, dans de nouvelles technologies offrant des expériences immersives, et dans la formation de professionnels ; l’objectif sera aussi de faire de notre écosystème de technologies immersives (jeu vidéo, réalité augmentée, réalité virtuelle, etc.) un leader mondial. Source : France 2030. |
– Faire de la France le territoire européen majeur du jeu vidéo afin d’endiguer un exode des talents
La fuite des professionnels français hautement qualifiés vers d’autres terres, censées être plus favorables, est un signal d’alerte majeur qui préoccupe notre écosystème vidéoludique depuis de nombreuses années. Une récente enquête évoquait les différentes raisons de l’attractivité de Montréal, « centre névralgique du secteur », et les raisons de la fuite des talents français80 : vastes plans d’investissement publics, rémunération attractive, équilibre vie personnelle-vie professionnelle, opportunités d’évolution rapide, concurrence entre les entreprises pour recruter et versatilité vertueuse des employés… Par ailleurs, les écoles françaises poussent à l’internationalisation en encourageant les expériences à l’étranger.
Pour faciliter la diffusion et le rayonnement des productions françaises tout en renforçant son écosystème, la France doit désormais sensibiliser l’ensemble des effectifs dédiés (corps diplomatique en particulier) à l’attractivité internationale de l’industrie française du jeu vidéo.
Le plan France 2030 a mis l’accent sur le caractère stratégique des industries culturelles et créatives pour notre soft power en soutenant leur diffusion dans le monde entier. Si notre industrie est déjà tournée vers l’export (en 2020, les entreprises et les studios de développement consacrent 17% de leur budget annuel de fonctionnement au développement international81), cette dynamique doit s’accélérer. On peut en particulier citer le programme pilote « ICC Immersion », financé sur les crédits de France 2030 (10,5 millions d’euros). Il est intégré à la partie « soutien à l’internationalisation des ICC » et coporté par l’Institut français, afin d’accompagner les acteurs français dans leur intégration de marchés internationaux. Dans le même sens, le 8e objectif du plan France 2030 invite à « placer la France en tête de la production des contenus culturels et créatifs, et des technologies immersives » (voir encadré ci-dessus).
Il s’agit désormais de mobiliser toutes les strates de l’État pour développer une véritable stratégie d’influence culturelle positive, permettant de diffuser le modèle français et européen, ses valeurs, sa culture. En effet, les jeux vidéo sont un formidable vecteur culturel en immersion totale et bénéficient d’une consommation globalisée et de grande ampleur. Prenons ainsi l’exemple de jeux récents qui subliment nos territoires français et notre patrimoine historique, à l’image de Tchia (Awaceb) sur la Nouvelle-Calédonie, Steelrising (Spiders) sur la Révolution française, ou encore Dordogne (Umanimation) sur le département du même nom. Nos studios ont du talent !
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