L’inévitable conflit entre islamisme et progressisme aux États-Unis
Une fracture de plus en plus évidente entre les musulmans américains
L’islamisme et (la limite de) ses définitions
Méthodologie
Le contexte
Quels sont les principaux acteurs à l’origine de ces disputes ?
L’affinité entre le Parti démocrate et les musulmans
La « maslaha » : une alliance baroque entre musulmans et progressistes
Le soutien des musulmans aux droits LGBT
L’activisme propalestinien et les suites de l’attentat du Hamas du 7 octobre
Musulmans élus : les conséquences de la représentation politique en Occident
La réponse des islamistes conservateurs
L’échec de la stratégie de « maslaha »
Musulmans américains : vers un rejet du Parti démocrate aux États‑Unis ?
Wokisme et islamophobie : l’islamisme menacé de l’intérieur par la tendance identitaire
Perspectives
Résumé
Dans le contexte tumultueux et incertain de l’après 11-septembre, les musulmans américains se sont rapprochés du Parti démocrate, dans le but de se protéger des politiques antimusulmanes du Parti républicain qui ont marqué la communauté dans les années 2000. Depuis, il semblait aller de soi que des organisations islamistes ainsi que des figures connues de la communauté musulmane appellent à voter pour les Démocrates et invitent des élus du parti à s’exprimer dans les mosquées. L’âge d’or de cette alliance est révolu : des islamistes et des musulmans conservateurs, inquiets de voir la jeune génération confondre islam et progressisme, ont fait voler en éclats ce consensus, ce dont témoigne l’évolution du vote musulman lors de l’élection présidentielle de 2024.
Pour les courants conservateurs et islamistes, la situation actuelle n’est rien de moins qu’un combat pour sauver la foi des jeunes musulmans américains qui, aveuglés par leur engagement politique, s’éloigneraient des piliers de leur religion sans même s’en rendre compte. Si le conflit entre les interprétations plus conservatrices de l’islam et les idéaux progressistes n’est pas propre aux États-Unis, le premier amendement favorise l’expression de ces débats, à la vue de tous, en particulier sur les réseaux sociaux.
Martha Lee,
Spécialiste des mouvements islamistes occidentaux. Elle vit aux États-Unis.
La montée en puissance de l'islamisme woke dans le monde occidental
L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1)
L’idéologie woke. Face au wokisme (2)
Maghreb : l'impact de l'islam sur l'évolution sociale et politique
Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste
Libérer l'islam de l'islamisme
Valeurs d'islam
Poète dans le jardin, peinture à l’huile d’Ali de Golconda, 1610-1615.
Imam Yasir Qadhi – « Mais jusqu’où pensez-vous qu’il soit réaliste d’aller avant que cela ne se retourne contre nous et n’aboutisse à un suicide existentiel pour notre communauté ? Allons-nous commencer à faire campagne et du lobbying pour interdire légalement la zinā (fornication) et le khamr (alcool) ici1 ? »
Professeur Abdullah bin Hamid Ali – « Shaykh, je pense que la position actuelle est celle qui aboutira à un suicide existentiel. Quel sera l’avenir de l’islam si nos enfants n’ont aucune clarté morale et sont désorientés en matière de sexe et de genre ? Pourquoi ne pouvons-nous pas faire du lobbying contre le zinā et le khamr2 ? »
Une fracture de plus en plus évidente entre les musulmans américains
Comme l’illustre l’échange ci-dessus, les musulmans américains sont divisés entre ceux qui estiment que la priorité absolue doit être de préserver la religion menacée – la jeune génération est de plus en plus influencée par les sociétés occidentales dans lesquelles elle vit –, et ceux qui sont réticents à adopter une approche aussi agressive, de peur de s’aliéner certains de leurs adeptes et d’attirer l’attention sur la communauté musulmane.
Certains imams occidentaux et de nombreux militants musulmans, qui ne sont pas assimilables à des islamistes, se sont de plus en plus alignés sur les idées de gauche sur un certain nombre de questions, en particulier sur les droits LGBT, ce qui a amené plusieurs observateurs à juger cette alliance incongrue et à l’estimer aussi fructueuse pour les islamistes que dangereuse pour les sociétés libérales occidentales. En effet, cette alliance est régulièrement décrite comme permettant aux islamistes de s’infiltrer dans la politique sous la bannière de la gauche et d’accéder au pouvoir, tout en ayant encore la ferme intention de promouvoir les idéaux et objectifs classiques des islamistes. Mais cette analyse ne prend pas en compte les dénonciations et les condamnations d’autres islamistes, convaincus que cette alliance – si on peut encore l’appeler ainsi – non seulement affaiblit les idées islamistes et leur transmission, mais conduit aussi les jeunes musulmans tout droit à l’apostasie sans même que ces derniers ne s’en rendent compte.
Ces dernières années, la diversité des interprétations, des mouvements et des sectes de l’islam a fait l’objet d’une attention accrue. Parallèlement, l’islamisme continue d’être présenté comme un mouvement unifié, qui ne serait divisé que par de légers désaccords stratégiques plutôt que par des convictions radicalement différentes. Mais cela ne reflète pas la réalité de l’islamisme en Occident, où les islamistes sont à l’évidence très divisés entre eux. Ces dernières années, les différends les plus notables sont ceux opposant les islamistes convaincus que la représentation politique musulmane s’est avérée dangereuse et que les alliances avec la gauche diluent inévitablement l’islam afin de le rendre plus acceptable pour les sensibilités progressistes, à ceux qui évitent d’exprimer ce que leurs adversaires considéreraient comme des interprétations authentiquement islamiques sur des sujets controversés tels que l’homosexualité et l’avortement. Les premiers accusent les seconds d’avoir imprudemment conduit une génération de musulmans à penser que ce qui devrait, à leurs yeux, être manifestement « haram » (interdit) est en fait compatible avec l’islam.
Les islamistes nés aux États-Unis, avec leur anglais impeccable et leur connaissance approfondie des sociétés occidentales qu’ils dénoncent, semblent être bien placés pour influencer les musulmans sur les questions contemporaines, et il ne fait aucun doute que de nombreux musulmans américains attendent d’eux qu’ils le fassent. Pendant des décennies, l’islamisme occidental a été considéré comme influencé par l’islamisme plus « authentique » des pays musulmans et dépendant de celui-ci, mais la situation semble s’être inversée. C’est peut-être depuis les pays occidentaux que les islamistes contemporains sont les plus à même de développer leur idéologie, même si leur influence dépend davantage de la pertinence des idées développées que d’une masse d’adhérents occidentaux.
L’islamisme et (la limite de) ses définitions
Il n’existe pas de définition universellement reconnue de l’islamisme. Le terme fait généralement référence à des individus ou organisations inspirés par les idées de Hassan Al-Banna, Abul Ala Mawdudi, ou Sayyid Qutb. Il est associé au désir d’établir un califat sous l’égide duquel vivrait tout musulman maintenu sous le joug de la loi islamique telle qu’elle serait interprétée par les juristes partisans de ce projet. Le mot conserve une utilité indéniable, celle de distinguer l’islam en tant que religion de l’islamisme qui serait une idéologie politique. Mais à force d’être employé sans être défini, le mot risque de donner la fausse impression que les musulmans regroupés sous cette étiquette forment un mouvement uni alors que l’islamisme comprend des courants qui s’opposent entre eux. Rendant la situation plus obscure encore, il est courant que des militants de gauche qui se trouvent être musulmans, et dont les idées ne diffèrent en rien de celles promues par leurs compagnons non musulmans, soient qualifiés d’islamistes. Des années se sont écoulées depuis l’élaboration idéologique des trois penseurs de la mouvance islamiste : l’islamisme d’aujourd’hui n’est pas identique à celui d’hier. L’idéologie des islamistes contemporains en Occident, influencés par différentes traditions et penseurs, est souvent plus subtile que celle de leurs prédécesseurs. Il est possible que le mot « islamisme » devienne de moins en moins pertinent au fur et à mesure que s’éloignent les idées et circonstances auxquelles il se rattache historiquement.
L’islamisme sera ici défini comme une interprétation rigide de l’islam, qui tend à délégitimer toutes les interprétations autres que la sienne et à considérer l’islam presque exclusivement à travers le prisme de la loi islamique qui, selon ses idéologues, devrait être imposée autant que possible. Cette définition peut sembler trop large, mais elle est préférable au fait d’associer systématiquement – et sans preuve – l’islamisme au salafisme ou aux Frères musulmans. Il est vrai que de nombreux islamistes rejettent l’étiquette, mais c’est généralement pour des raisons pragmatiques. Ils affirment en effet que le terme est désormais purement péjoratif et utilisé pour les discréditer en laissant entendre qu’ils sont extrémistes. Il convient donc de préciser que le terme d’islamisme, tel qu’il est utilisé dans cette étude, ne doit pas être confondu avec celui de salafisme-djihadisme, ce dernier n’étant pas pertinent ici.
En ce qui concerne les Frères musulmans (al-ikhwan al-muslimin), si de nombreuses organisations islamistes influentes en Occident ont effectivement été fondées par des proches de la confrérie, l’influence idéologique s’est diffusée depuis. Ces organisations se concentrent désormais sur des questions plus politiques, telles que les droits civiques ou la défense des musulmans contre les discriminations, plutôt que sur la promotion d’objectifs purement islamistes. Leurs employés et représentants ont souvent des opinions, notamment concernant les droits des femmes, qui les placent en porte-à-faux avec les islamistes. Ces organisations seront donc décrites comme étant historiquement associées aux Frères musulmans. Les personnes travaillant au sein de ces organisations ont leurs propres opinions et peuvent souvent ignorer totalement l’histoire idéologique de leur employeur. D’après l’ancien Frère Musulman Kamel Helbawy, la plupart des employés du Secours Islamique (Islamic Relief), une association fondée par des Frères Musulmans égyptiens, ne connaissent absolument pas les liens unissant les deux organisations et les nieraient donc en toute sincérité. Il suffit d’observer le profil des jeunes gens engagés par les différentes associations historiquement liées aux Frères Musulmans pour vérifier la remarque de Kamel Helbawy.
Quant au salafisme, il n’existe aucune description qui puisse délimiter clairement un groupe comprenant une pléthore d’individus qui sont si fermement en désaccord les uns avec les autres. Comme une définition doit néanmoins être tentée, on considèrera que les salafistes adoptent des points de vue intransigeants (plus que ceux des Frères musulmans) sur les questions contemporaines, privilégient une lecture littérale des textes religieux, et prétendent perpétuer l’héritage du prophète Mohammed et de ses compagnons. Bien que les salafistes soient souvent confondus avec les madkhalistes (un mouvement associé au savant saoudien Rabi al-Madkhali, critiqué par les islamistes pour sa loyauté jugée excessive envers les dirigeants saoudiens), on ne peut considérer que les deux termes soient synonymes, tout comme on ne peut raisonnablement affirmer que les salafistes qui n’expriment pas une opposition stricte au vote (une position classique dans les années 1990 mais qui semble désormais surannée) ou à la participation politique soient simplement influencés par les idées des Frères musulmans et devraient être subsumés sous ce mouvement. Les lecteurs sont invités à garder à l’esprit que nombre de personnalités décrites dans cette étude, qui s’opposent aux compromis avec les mouvements de gauche, ne sont pas des madkhalistes et que leurs arguments ne doivent pas être réduits au rejet ferme de toute participation politique, position que l’on associe souvent aux salafistes.
Méthodologie
Cette étude s’appuie presque exclusivement sur des sources textuelles numériques – messages sur les réseaux sociaux, blogs, articles, sermons et débats en ligne, etc. – représentant des années de développement idéologique de l’islamisme en Occident. Si ces sources ont l’avantage de montrer les réactions spontanées des musulmans, elles présentent également des inconvénients : il arrive souvent que les publications disparaissent : elles peuvent être supprimées par leur auteur ou l’accès au compte de celui-ci peut avoir été restreint, comme cela arrive souvent sur X (anciennement Twitter). Ces événements se succédant très rapidement, cette note ne saurait en offrir une chronologie exhaustive. L’objectif ici est plutôt de refléter les développements idéologiques importants qui ont marqué la communauté musulmane américaine ces dernières années.
On pourrait objecter que certains imams ne sont pas actifs en ligne et que la sous-représentation des données obtenues sur le terrain affaiblit la crédibilité de la présente recherche. Il est vrai, bien sûr, que tous les acteurs religieux ne sont pas actifs en ligne, mais étant donné l’omniprésence des médias numériques, s’appuyer sur les tendances en ligne pour faire des déductions devrait être considéré comme raisonnable et suffisant. En outre, comme nous le verrons plus loin, les musulmans du monde entier suivent l’activité numérique des imams américains ; aucun autre média ne pourrait offrir un tel niveau d’influence à une telle vitesse.
Dans l’Égypte des années 1990, c’est par la distribution de cassettes contenant des sermons enregistrés que les interprétations islamistes se sont répandues. Il aurait alors été logique d’examiner les tendances idéologiques islamistes par le biais de ce média. Aujourd’hui, les interprétations et contre-interprétations islamistes peuvent être trouvées sur X, Facebook, YouTube, etc. Grâce à ce format, il est possible d’observer les diverses réactions et discussions suscitées par les messages islamistes sur les réseaux sociaux. Ce format est donc d’une certaine façon préférable au « travail de terrain » dans la mesure où, pour comprendre les tendances, il faut évaluer leur popularité et leurs répercussions, ce qui serait plus difficile à faire avec des échantillons plus petits pris, comme par exemple, dans une mosquée. Un autre exemple plus récent est celui des développements du Printemps arabe. Un rapport publié par le Pew Research Center conclut que « les réseaux sociaux ont effectivement joué un rôle dans les soulèvements arabes » et souligne que « les réseaux formés en ligne ont joué un rôle crucial dans l’organisation d’un noyau d’activistes, en particulier en Égypte1 ». Le rapport note également que « la transmission d’informations est un élément important du processus d’information ». Étant donné que les divisions intra-islamistes sont rendues possibles par la transmission rapide d’informations et d’opinions liées à ces divisions, l’importance de la communication via les réseaux sociaux dans ce contexte ne devrait pas être sous-estimée.
Bien que les divisions entre personnalités religieuses ne soient en aucun cas limitées au contexte américain, cette étude se concentre sur les États-Unis, car la communauté musulmane de ce pays, parfois décrite comme « le Hollywood de l’oumma1 », influence singulièrement les musulmans du monde entier. La communauté musulmane américaine évolue dans un environnement unique, rendu possible par le 1er amendement américain garantissant, entre autres, les libertés d’expression et de culte, et reconnaissant à ces dernières une étendue impensable ailleurs. C’est sous ce parapluie que ces différents individus peuvent donner libre cours à leurs débats en ligne, sans se soucier de conséquences judiciaires qui, dans d’autres pays, pourraient mettre un terme à ces conversations ou, du moins, les encourager à rester dans un cadre plus privé.
Le contexte
La compréhension des divisions nécessite une certaine mise en contexte. Si l’on tente d’esquisser rapidement la situation actuelle, on distingue d’abord la dénonciation d’imams renommés par des détracteurs leur reprochant d’avoir édulcoré ou dilué l’islam pour plaire à la sensibilité contemporaine, en particulier sur la question des droits LGBT et du féminisme. À l’opposé se trouvent des politiciens musulmans que ces détracteurs considèrent comme pleinement alignés avec la gauche et rejetant implicitement l’islam par leurs actions. Ces élus, hommes comme femmes, sont régulièrement invités par des organisations musulmanes influentes à s’exprimer dans des mosquées et lors de conférences très prisées, ce qui ne fait qu’accentuer les désaccords. Les disputes qui en résultent sont diffusées sur les réseaux sociaux, que ce soit par le biais de vidéos ou de posts, et font leur chemin dans les différentes communautés.
Quels sont les principaux acteurs à l’origine de ces disputes ?
Courant islamiste d’Asie du Sud ayant donné naissance aux Talibans.
Da’wa (l’« appel » ou la « convocation » en arabe) désigne l’invitation des non-musulmans à se convertir à l’islam ainsi que l’invitation des musulmans au respect de la pratique religieuse.
Alan Feuer, “Linda Sarsour Is a Brooklyn Homegirl in a Hijab”, The New York Times, 7 août 2015 [en ligne].
L’aspect le plus remarquable des divisions intra-islamistes telles qu’elles se sont développées ces dernières années aux États-Unis est qu’elles tendent à se concentrer sur des questions sociales et politiques plutôt que sur des questions plus strictement islamistes. Bien qu’il y ait eu quelques arguments et débats sur des sujets tels que la nécessité ou non d’un califat, ceux-ci ont tendance à être peu nombreux par rapport à la condamnation par les islamistes des droits LGBT, de l’accès à l’avortement, de l’activisme laïque en faveur de la Palestine et d’autres causes typiques de la gauche. Ismail Royer, un ancien djihadiste qui se consacre désormais à la sauvegarde des libertés religieuses des musulmans aux États-Unis, justifie cette orientation en faisant remarquer que « les LGBT et l’avortement sont le fer de lance de la destruction de l’iman (la foi) dans la culture américaine1 ». Il s’agit également d’une question particulièrement sensible car elle concerne les enfants musulmans. L’imam deobandi2 Yasir Nadeem Al-Waji di affirme que cette nouvelle tolérance pour les droits LGBT « affecte l’iman de nos enfants, affecte la vie de nos enfants3 ».
Les observateurs extérieurs de l’évolution de l’islamisme ont coutume d’attribuer les divisions intra-islamistes à un désaccord sur la stratégie, par exemple, en comparant les objectifs à long terme des Frères musulmans, combinés avec leur pragmatisme, avec le point de vue plus intransigeant des salafistes, plutôt qu’à de véritables différences de compréhension et d’idéologie. Bien que la question de la stratégie et du réalisme ne doive pas être entièrement écartée, elle ne fournit pas une explication suffisante de ces divisions. L’influent prédicateur salafiste Daniel Haqiqatjou affirme qu’une « génération de musulmans “religieux” en Amérique a été sécularisée par la mafia de la da’wa4 ». La « mafia de la da’wa », comme il la définit, se compose de puissantes organisations musulmanes nationales, de religieux célèbres, d’élus et d’activistes, dont le refus de condamner les défenseurs des droits LGBT a pour conséquence de « répandre l’égarement et la déviance auprès de musulmans qui ne se doutent de rien5 ». Aux États-Unis, Daniel Haqiqatjou joue peut-être le rôle le plus important en menant la charge contre la trahison perçue des imams célèbres et des organisations islamistes. Fils de chiites iraniens laïques, Daniel Haqiqatjou s’est converti au sunnisme à l’adolescence avant d’entrer à l’université de Harvard, où il a obtenu une licence en philosophie. Il a ensuite reçu une maîtrise en philosophie à l’université de Tufts. Daniel Haqiqatjou n’est souvent pas pris au sérieux par certains observateurs de l’islamisme et nombre d’activistes musulmans qui le considèrent comme une figure de la « pilule rouge » (red pill). Ce terme, inspiré du film Matrix, est associé à des individus et mouvements sur la droite de l’échiquier politique, qui se targueraient de voir le monde tel qu’il est réellement, contrairement à ceux qui auraient préféré prendre la pilule bleue et conserver leurs œillères. Selon ces détracteurs, la popularité de Daniel Haqiqatjou s’explique par ses opinions misogynes qui plaisent à beaucoup de ses adeptes, plutôt que sur un appel crédible à la religion. S’il est vrai que Daniel Haqiqatjou se plaît à écrire des posts provocateurs dénonçant la perspective laïque des droits des femmes et qu’il emploie parfois un vocabulaire qui rappelle davantage celui d’un militant masculiniste que celui d’un imam, ce serait une erreur de sous-estimer sa réputation religieuse dans certains cercles. Il se décrit comme salafiste et a pris la parole lors de plusieurs conférences salafistes. Il a été invité en tant qu’intervenant par des organisations étudiantes musulmanes, ainsi que par des mosquées et une institution deobandie réputée. Ses arguments sont pris au sérieux par plusieurs imams connus. Un de ses alliés n’est autre que l’imam Yasir Nadeem Al-Wajidi qui prend régulièrement sa défense. Ce dernier jouit d’une grande influence dans les milieux deobandis. Cette amitié est remarquable étant donné l’antagonisme historique opposant salafis et deobandis et démontre que le contexte américain permet des alliances impensables ailleurs. Par ailleurs, les points de vue de Daniel Haqiqatjou sur les femmes (comme leur devoir d’obéissance envers leur mari), que ses détracteurs considèrent comme inspirés par l’extrême droite, sont exprimés depuis des années par des imams jouissant d’une grande popularité.
Yasir Qadhi et Omar Suleiman, sans doute les imams les plus éminents des États-Unis, sont régulièrement la cible de la colère de Daniel Haqiqatjou parce qu’ils feraient partie de la « mafia de la da’wa » et qu’ils refusent de condamner ouvertement les personnalités pro-LGBT. Il faut noter que ces deux personnalités sont très instruites : Yasir Qadhi est titulaire d’une licence en génie chimique, d’une licence et d’une maîtrise de l’université islamique de Médine et d’un doctorat de l’université de Yale ; Omar Suleiman est titulaire de deux licences, l’une en droit islamique et l’autre en comptabilité, ainsi que de deux masters, l’un en finance islamique et l’autre en histoire politique, et d’un doctorat de l’Université islamique internationale de Malaisie. Omar Suleiman a prononcé la prière d’ouverture de la Chambre des représentants des États-Unis en 2019, ce qui donne une idée de la réputation dont il jouit. Les divisions idéologiques telles que celles évoquées dans cette étude sont rarement liées à l’idéologie seule, mais impliquent souvent aussi des liens personnels. En effet, Daniel Haqiqatjou a été proche des célèbres imams contre lesquels il s’insurge aujourd’hui. Il a étudié avec Yasir Qadhi, et travaillé pour Omar Suleiman. Ces divisions représentent donc un véritable clivage interne, et non pas l’histoire d’un étranger au sérail, dévoré par l’envie, se dressant contre deux personnalités respectables, comme cela a souvent été présenté par les partisans de ces deux imams. Daniel Haqiqatjou se moque des imams comme Yasir Qadhi et Omar Suleiman en les qualifiant d’« imams compatissants ». Ce terme péjoratif fait référence aux imams qui hésitent à exprimer des points de vue tranchés sur la loi islamique par crainte de s’aliéner leur public. Ils sont accusés de se concentrer sur les objectifs généraux (maqasid) de la loi islamique plutôt que sur la lettre de la loi, et de tolérer ce qui est légalement inadmissible, ou du moins indésirable, au nom d’un bien ou d’un avantage plus grand – en arabe, maslaha. En droit islamique, la maslaha permet d’évaluer le bien-fondé de telle ou telle chose en prenant en compte l’intérêt général. Le concept n’est pas nouveau mais des juristes musulmans contemporains s’en sont emparé et le mot est invoqué de part et d’autre de ces disputes.
Si le sens du terme « maslaha » est bien plus complexe et nuancé qu’il n’est possible de l’exprimer dans le cadre de ce travail, on peut néanmoins souligner qu’il porte souvent une connotation négative chez ceux qui critiquent les « imams compatissants » : ces derniers s’appuieraient sur la maslaha pour justifier leur positionnement politique en invoquant l’intérêt plus général de la communauté musulmane. Comme l’explique Daniel Haqiqatjou, il a longtemps été un admirateur des « imams compatissants » qu’il critique aujourd’hui. Cependant, il « les a vus adopter des positions de plus en plus libérales au détriment de l’islam et les a vus travailler avec des politiciens et des activistes de plus en plus déviants et les soutenir1 ». Selon lui, il a vu « ces compromis se multiplier » et a tenté en vain de leur faire comprendre leur erreur, jusqu’à ce qu’on lui dise que loin d’être une erreur innocente, ces positions libérales correspondaient à leurs convictions sincères. Que Daniel Haqiqatjou dise ou non la vérité, la réticence de ces imams à être honnêtes sur les opinions qui les mettent en porte-à-faux avec des idéaux progressistes leur a indéniablement permis d’acquérir un niveau d’influence qu’ils n’auraient peut-être pas atteint autrement. Bon nombre de ceux qui ont été pris pour cible par Daniel Haqiqatjou ont rejeté ses méthodes, les jugeant agressives, et ont demandé que les critiques soient exprimées exclusivement par le biais de canaux privés. Toutefois, étant donné la popularité de Daniel Haqiqatjou, il est difficile de ne pas se demander si cette préférence exprimée pour la naseeha (conseils) communiquée derrière des portes closes relève réellement de la courtoisie, plutôt que d’une tentative de faire taire le débat.
Quant aux activistes et politiciens les plus connus, il s’agit notamment de la militante propalestinienne Linda Sarsour, décrite dans le New York Times comme une « fille de Brooklyn avec un Hijab1 », qui défend ouvertement les droits LGBT ; la députée américaine d’origine palestinienne Rashida Tlaib est dénoncée par les islamistes pour avoir dit que « mon [Dieu] est une elle2 » et pour avoir soutenu les droits LGBT ; l’Américaine d’origine somalienne Ilhan Omar, également membre du Congrès, qui a présenté un projet de loi visant à empêcher l’exécution de peines légales islamiques au Brunei, et a assisté et dansé à des défilés de la Gay Pride. Le fait que ces trois personnes soient régulièrement, et à tort, qualifiées d’islamistes par les médias de droite, peut être principalement attribué au fait qu’elles ont été invitées comme intervenantes lors d’événements émanant d’organisations historiquement islamistes et à leurs prises de position hostiles à Israël. Bien que le rejet d’Israël et l’islamisme se rejoignent souvent, ces deux systèmes d’opinion ne sont pas identiques. Linda Sarsour, Rashida Tlaib, et Ilhan Omar ne s’appuient pas sur un langage religieux pour exprimer leur opposition à Israël ; elles n’invoquent pas une quelconque supériorité islamique, comme le font les islamistes, mais plutôt les droits humains des Palestiniens en tant que peuple dit “indigène” à la région.
L’affinité entre le Parti démocrate et les musulmans
Pour comprendre ces divisions dans le contexte américain, il faut examiner les activités plus explicitement politiques de la communauté musulmane américaine. Les organisations musulmanes nationales ainsi que les militants musulmans aux États-Unis se sont étroitement et publiquement alignés sur le Parti démocrate, présenté comme la seule solution pour lutter contre l’islamophobie qui serait promue par le Parti Républicain (par exemple, un “Muslim ban” du Président Trump), que ce soit en soutenant les candidats démocrates en annonçant leur apporter les voix de la communauté musulmane ou en se présentant eux-mêmes pour le parti. De nombreux critiques attribuent cet alignement au contexte de l’après 11 septembre, lors duquel l’inquiétude régnait concernant des politiques malavisées affectant les musulmans ordinaires et les Démocrates apparaissaient alors comme des alliés protecteurs. Selon Yasir Qadhi lui-même, « les musulmans ont été largement dépeints comme l’ennemi » après le 11 septembre et « par souci pragmatique de survie politique (et, dans certains cas, littérale), les musulmans ont afflué vers les partis politiques libéraux du Canada et des États-Unis1 ». Selon Yasir Qadhi, « de nombreux musulmans » qui avaient embrassé la gauche « ont commencé à aborder la politique non pas comme un outil, mais comme une idéologie2 ». Les détracteurs de Yasir Qadhi pourraient être surpris de constater que leur propre avis rejoint ses remarques sur ces musulmans qui « se sont alors sentis motivés pour résoudre la dissonance cognitive entre leurs engagements politiques et leurs croyances religieuses, même si cela impliquait de réinterpréter radicalement la foi pour permettre un tel accommodement3 ».
Toutefois, comme le soulignent régulièrement certains musulmans, si la situation s’est considérablement améliorée depuis lors, les musulmans continuent de subir des pressions pour soutenir le Parti démocrate.
La « maslaha » : une alliance baroque entre musulmans et progressistes
Le soutien des musulmans aux droits LGBT
Jonathan Brown et Shadee Elmasry, “LGBTQ and Islam Revisited: The Days of the Donald”, Yaqeen Institute, 14 décembre 2017 [en ligne].
Jonathan Brown et Shadee Elmasry, op. cit.
Courant selon lequel les humains partout et de tout temps ont reconnu la réalité d’un principe unique et ont été guidés par celui-ci.
The Mad Mamluks, “Should Muslim Imams CONDEMN Liberal Muslim Politicians? Dr. Shadee Elmasry”, YouTube, 30 juin 2022 [en ligne].
Le fiqh est le droit islamique : il s’agit des différentes interprétations de la charia par les juristes musulmans.
Ibid.
Ibid.
L’alliance la plus controversée entre les figures de gauche et certains islamistes aux États-Unis concerne les droits LGBT. Dans les années 2010, certains islamistes ont semblé considérer que pour préserver au mieux leurs libertés religieuses aux États-Unis, il était judicieux de soutenir les droits LGBT dans l’espoir de se trouver des alliés qui leur renverraient l’ascenseur. Cela s’est produit dans un contexte où les musulmans étaient déjà généralement en accord avec la gauche américaine, comme nous le verrons plus loin. Selon ses détracteurs, cette alliance incongrue a été présentée comme une « maslaha », quelque chose qui serait dans le meilleur intérêt des musulmans.
L’institut Yaqeen, un important think tank fondé par le célèbre imam Omar Suleiman, a publié un article dans lequel l’universitaire Jonathan Brown expliquait que les musulmans devraient soutenir le mariage gay parce que les musulmans et les groupes LGBTQ ont le même objectif : une notion du mariage selon laquelle les lois ne sont pas influencées par les mœurs occidentales-européennes/chrétiennes ». Selon Yaqeen, cette idée représente une « voie d’accommodement politique pour garantir des droits réciproques aux musulmans en tant que minorité religieuse4 ». Depuis lors, de nombreux islamistes sont convaincus que la collaboration avec des organisations de gauche et la mentalité générale illustrée par l’article de Brown sur Yaqeen ont été une terrible erreur, qui hantera la communauté musulmane pour les années à venir. À la suite d’un déluge de critiques, Yaqeen a retiré l’article et l’a remplacé par une déclaration indiquant que Brown « reconnaît désormais que son traitement antérieur du sujet a été rendu obsolète par les arrêts de la Cour suprême qui consacrent et renforcent les interprétations de l’identité sexuelle et de genre dans la loi1 ».
Ces développements se sont succédé très rapidement. Comme l’ont fait remarquer certains musulmans, l’une des préoccupations en 2016 était l’attrait du pérennialisme2 ; qui aurait pu imaginer que, quelques années plus tard, « les politiciens musulmans [danseraient] lors des défilés de la Gay Pride3 » ? L’imam populaire Shadee Elmasry s’interrogeait : « En 1998, auriez-vous pu imaginer que des livres, des sites web et de faux arguments de fiqh4 existeraient pour défendre l’homosexualité dans l’islam ?5»
Siraaj Muhammad, qui dirige la célèbre revue en ligne Muslim Matters, est d’avis que « nous avons (à tort) essayé de soutenir le mariage gay en échange d’une contrepartie, et maintenant nous avons des absurdités intersectionnelles woke qui envahissent les écoles de nos enfants6 ». Ce point de vue est partagé par Khalil Muhsin, du Lamppost Education Initiative, une organisation à but caritatif qui propose un enseignement islamique aux musulmans anglophones, qui a dénoncé la « politique purement utilitaire que les musulmans malavisés suivent en cherchant une sorte d’échange donnant-donnant7 ». Selon Khalil Muhsin, la « position politique grossière et calculée consiste à dire que si les musulmans peuvent apporter leur « soutien » aux LGBTQ, la puissante force politique des LGBTQ soutiendra les musulmans sur des questions telles que les droits des Palestiniens et d’autres questions de politique étrangère8 ». Khalil Muhsin reconnaît l’échec de cette démarche et affirme que « tout ce que la gauche libérale musulmane obtient, c’est la compromission du dîn (religion) et l’embarras politique9 ».
L’activisme propalestinien et les suites de l’attentat du Hamas du 7 octobre
Le takfir est une accusation déclarant une personne hors du champ de l’islam, ou excommunication.
Moinul Abu Hamza, Facebook, 9 mai 2022 [en ligne] ; Mufti Moinul et al., “The Family Program”, The Quran Institute, 29 janvier 2022 [en ligne].
The Muslim Skeptic, “Omar Suleiman, Yasir Qadhi, and LGBT: The Dark Legacy”, YouTube, 15 juin 2022 [en ligne].
Zach Kessel, “Queens College Muslim Student Association to Host Event with Speaker Who Accused Israel of Creating ISIS and Involvement in 9/11, Jews of Pedophilia”, National Review, 21 février 2024 [en ligne].
La Palestine est une question particulièrement épineuse. Plusieurs partisans notoires de la Palestine (dont Ilhan Omar, Linda Sarsour et Rashida Tlaib, déjà cités) défendent des causes telles que l’accès à l’avortement ou les droits LGBT et sont donc détestés par de nombreux islamistes. Abdullah bin Hamid Ali souligne qu’il « semble souvent que la seule question non négociable dans l’agenda politique national soit la Palestine » et que même « si un musulman propalestinien prononce des paroles clairement blasphématoires à l’égard de Dieu ou de son messager, il bénéficie toujours d’un laissez-passer et du soutien de la communauté1 ». Mobeen Vaid, un intellectuel musulman connu, a félicité Abdullah bin Hamid Ali pour avoir souligné que « l’activisme palestinien est une question unique qui peut apparemment absoudre toute transgression morale, quand bien même elle serait indéfendable2 ». Le fait que de nombreux militants progressistes musulmans arborent des drapeaux palestiniens dans leur biographie alors qu’ils défendent ardemment les musulmans gays n’est pas passé inaperçu.
Le prédicateur islamiste britannique Mohammed Hijab a exprimé sa surprise et sa perplexité « quant au fait que le takfir3 n’ait été prononcé par aucun haut responsable islamique4 » à l’encontre d’Ilhan Omar et de Linda Sarsour. Les islamistes se plaignent que non seulement les imams les plus connus refusent d’ostraciser ces femmes, mais qu’elles soient toujours présentées comme des modèles et des sources d’inspiration pour les jeunes musulmans influençables, qui se rassemblent pour les écouter parler lors des conférences islamiques annuelles. Les thèmes de ces événements se sont indéniablement sécularisés au fil des ans. Daniel Haqiqatjou s’est plaint que la Société islamique d’Amérique du Nord (ISNA) soit passée d’une « conférence musulmane annuelle bénéfique5 » proposant des enseignements religieux à un événement axé, en 2020, sur « la lutte pour la justice sociale et raciale », avec Linda Sarsour comme conférencière principale.
Au Royaume-Uni, le religieux islamiste Moinul Abu Hamza a fait référence à Linda Sarsour lorsqu’il a annoncé son nouveau cours sur « la race et le genre » visant à préparer les étudiants à défendre l’islam face à l’activisme de gauche tel que celui qu’elle promeut6. Malgré leurs opinions, Linda Sarsour et Ilhan Omar continuent d’être invités à des événements organisés par des organisations islamiques, ce qui suscite la colère et l’indignation d’un nombre croissant de musulmans. Selon Daniel Haqiqatjou, « l’importance et la notoriété dont jouissent Ilhan Omar et Linda Sarsour dans la communauté musulmane conservatrice qui fréquente les masajid [mosquées] sont uniquement dues à des imams comme Yasir Qadhi et Omar Suleiman qui font campagne pour ces personnalités [et] leur ouvrent des portes1 ». Mohammed Hijab affirme2 que c’est parce que les femmes musulmanes voient que « le clergé religieux est silencieux » lorsqu’il s’agit d’Ilhan Omar et de Rashida Tlaib que « vous avez maintenant des sœurs en Amérique qui portent des Mohammed Hijabs aux couleurs de l’arc-en-ciel ».
Les attaques du Hamas à l’encontre d’Israël le 7 octobre et les réactions des musulmans anglophones ont illustré l’obligation implicite à laquelle ont fait référence Mobeen Vaid et Abdullah bin Hamid Ali d’ériger la Palestine en cause souveraine, supérieure à toutes les autres. Les rares islamistes à oser condamner ouvertement les meurtres commis par le Hamas au lieu de se joindre à l’euphorie générale se sont rapidement tus. Depuis cette date, bien que quelques dissensions sur les sujets habituels aient persisté, telles que la décision du célèbre séminaire californien Zaytuna Institute d’inclure un texte sur la théologie hindoue au sein de leur publication, offrant donc une tolérance tacite envers ce culte d’après les critiques, les divisions autour du féminisme et des droits LGBT ont pratiquement cessé. Ainsi, la cause palestinienne a démontré la force de son pouvoir unificateur.
Cet effet s’est exprimé de façon assez imprévue lorsqu’il a favorisé, une fois n’est pas coutume, Daniel Haqiqatjou. Ce dernier avait été invité à intervenir au cours de l’événement « Analyzing the Israel-Palestine Conflict: A Multifaceted Examination3 » organisé par l’association musulmane étudiante du Queens College à New York. Cette intervention a reçu une si forte couverture médiatique que la célèbre Anti-Defamation League a qualifié Daniel Haqiqatjou d’« antisémite4 », l’accusant de faire circuler une rhétorique anti-LGBT et misogyne. S’il est certain que Daniel Haqiqatjou ne se formaliserait pas de cette description, peut-être a-t-il été étonné par la vague5 de soutiens qui a suivi, y compris par ses critiques appelant à faire front autour de lui et à mettre leurs différends de côté, proclamant qu’une « attaque contre l’un d’entre nous est une attaque contre nous tous ».
Musulmans élus : les conséquences de la représentation politique en Occident
Mobeen, « The Ummah’s « Hollywood »: On American Muslim Exceptionalism », occasionnalreflections.com, 20 février 2023 [en ligne].
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Tous ces différends ne restent pas et ne resteront pas en Amérique du Nord. Outre le fait que certaines des personnes régulièrement impliquées vivent à l’étranger, la nouvelle du dernier désaccord fait rapidement le tour du monde. Mobeen Vaid, décrivant la communauté musulmane américaine comme le « Hollywood de l’Oumma », remarque que « les musulmans américains d’aujourd’hui se retrouvent fréquemment au centre du discours musulman mondial », car leurs « querelles et disputes publiques deviennent des sujets d’un immense intérêt pour un grand nombre de musulmans du monde entier » et leurs « chefs religieux sont admirés et suivis dans les lieux les plus reculés1 ». Comme le fait remarquer Mobeen Vaid, les étudiants étrangers « suivent de si près les activités des musulmans américains sur les réseaux sociaux » qu’ils sont capables de raconter en détail des « scandales sur les réseaux sociaux » datant d’il y a quelques années2.
L’élection en 2023 du premier chef d’État musulman en Écosse, Humza Yousaf, est peut-être le meilleur exemple des préoccupations relatives à la représentation politique des musulmans. Humza Yousaf à peine élu, le prédicateur britannique Mohammed Hijab, soutenu en cela par de nombreux islamistes britanniques et américains, a déclaré que Humza Yousaf, en raison de son acceptation du mariage LGBT, n’était plus musulman3. L’imam deobandi Yasir Al Wajidi, basé aux États-Unis, a publié4 son propre takfir, déclarant que Humza Yousaf ne devrait pas être considéré comme le premier Premier ministre musulman. Roshan Salih, rédacteur en chef du site d’information islamiste britannique 5Pillars, a déclaré que « la victoire de Humza Yousaf est en fin de compte une victoire pour les tentatives du Royaume-Uni de déformer l’islam5 » et que pour « ceux dont la priorité est la préservation de notre religion parfaite, c’est un jour très triste ». Roshan Salih s’est dit particulièrement irrité par le fait que M. Humza Yousaf « [dise] au monde qu’il est possible de mélanger le libéralisme laïque et l’islam6 ».
Dilly Hussain, également membre de 5Pillars, a documenté7 les « déclarations kufr [non croyantes] » de Humza Yousaf et son soutien envers des politiques « haram » concernant « les relations [conjugales], le genre, la sexualité, l’avortement et l’éducation des enfants ». L’élection de Humza Yousaf a mis en lumière la frustration de nombreux islamistes face à l’élection de musulmans. La colère de Dilly Hussain à l’égard de Humza Yousaf s’est étendue aux parlementaires musulmans qui avaient voté en faveur d’un projet de loi sur les droits LGBT, déclarant que lorsque « vos enfants vous disent qu’ils ont appris aujourd’hui qu’il n’y a pas de mal à être gay et musulman, c’est parce que ces [parlementaires] ont soutenu ce projet de loi1 ».
Pendant ce temps, Mohammed Hijab a dénoncé « l’aile libérale du mouvement des Frères musulmans » qui « ne tient pas compte de ce que veulent réellement les musulmans ». Il a conclu que les mouvements occidentaux des Frères musulmans sont « déconnectés de ce à quoi les musulmans croient2 ».
Il est bien sûr difficile de dire ce que croient les musulmans. Mohammed Hijab fait régulièrement l’objet de critiques sévères par des musulmans qui lui reprochent son discours démagogique et sa propension à attirer les projecteurs vers lui, comme lors de sa discussion filmée avec le psychologue canadien controversé Jordan Peterson. Certains voient Mohammed Hijab comme un grand provocateur, cherchant à semer le désordre par ses propos incendiaires. Il est néanmoins vrai que des associations musulmanes semblent parfois prises de court par le tollé suscité par leurs publications sur les réseaux sociaux. La branche britannique d’Islamic Relief, sans doute l’organisation caritative la plus connue fondée par des membres des Frères musulmans égyptiens, a appris cette leçon à ses dépens lorsqu’elle a été condamnée pour un tweet montrant fièrement ses représentantes (des femmes ne portant pas de Hijab) posant avec Humza Yousaf3. Le tweet a été supprimé à la suite de commentaires qualifiant leur soutien à Humza Yousaf de « honte absolue4 ». Roshan Salih s’est moqué de la publication en déclarant que « si vous vous appelez “Islamic” Relief et que vous sollicitez des dons de la part de musulmans, alors s’afficher avec Humza Yousaf comme publicité n’est certainement pas une bonne idée5 ». Il convient de noter que ce n’est pas la première fois qu’Islamic Relief fait marche arrière à la suite d’une réaction islamiste. L’année dernière, Islamic Relief Worldwide a publié un message appelant à mettre fin aux mariages d’hommes adultes avec des filles mineures. Le message a été supprimé après que Daniel Haqiqatjou a accusé l’organisation caritative de promouvoir « l’hégémonie féministe libérale sur le monde musulman6 » en s’opposant au mariage des filles de moins de dix-huit ans.
Le Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB), influente association britannique historiquement liée aux Frères musulmans, ayant affirmé que les musulmans avaient accueilli la victoire de Humza Yousaf avec « enthousiasme, joie et admiration1 », a également été la cible de dénonciations agressives émanant d’islamistes. La tentative de Yasir Qadhi d’apaiser les tensions en disant2 aux musulmans qu’ils ne devraient pas avoir les mêmes critères pour les politiciens que pour les savants a également été condamnée sans surprise. Si certains islamistes se sont montrés réticents à l’idée d’accuser ouvertement Humza Yousaf d’athéisme, beaucoup ont reconnu que ses positions sur les questions susmentionnées ne pouvaient être conciliées avec l’islam.
Le maire de Londres, Sadiq Khan, a également suscité des inquiétudes. Alors que certains se réjouissaient de l’installation des lumières du Ramadan à Londres, Roshan Salih souhaitait débattre de la question de savoir si Khan était toujours musulman, compte tenu de son soutien aux droits des personnes LGBT. En juin 2022, Sadiq Khan a appelé les Londoniens à se joindre à lui « pour défiler dans la capitale en signe de célébration et de protestation, afin de nous rappeler que les Londoniens LGBTQI+ ne marcheront jamais seuls3 ». Un utilisateur de X a déclaré que les musulmans britanniques ne pouvaient pas en vouloir aux musulmans américains d’avoir « fait élire [la mécréante] Ilhan Omar » alors qu’ils avaient « Sadiq Khan comme maire de Londres, qui commet exactement les mêmes formes de [mécréance] qu’elle4 ».
Aux États-Unis, les représentantes Ilhan Omar et Rashida Tlaib sont les musulmanes les plus en vue à avoir été élues. Daniel Haqiqatjou a reproché à Ilhan Omar d’avoir « présenté au Congrès une loi appelant à sanctionner les pays musulmans qui appliquent la charia », ainsi que d’avoir « dansé publiquement avec des transgenres dans des clips musicaux et des défilés de la fierté LGBT5 ». Il dénonce également Rashida Tlaib pour « avoir participé fréquemment à des marches LGBT et s’être battue avec acharnement pour la législation LGBT ». Son aversion pour ces personnalités publiques est de plus en plus appréciée par certains musulmans tandis que des organisations historiquement islamistes font régulièrement l’éloge d’Ilhan Omar, qu’elles considèrent comme une source d’inspiration pour la communauté musulmane, et l’invitent à prendre la parole lors de leurs événements. Pour Daniel Haqiqatjou et d’autres, il s’agit là d’une tentative flagrante d’égarer la communauté.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que pour de nombreux islamistes, la représentation des musulmans soit non seulement dénuée de sens, mais constitue également une menace pour la communauté. Daniel Haqiqatjou explique que l’on a dit aux musulmans d’Occident que « la présence de musulmans dans les médias, en politique et dans les universités serait bénéfique pour la communauté musulmane1 ». Cependant, il affirme que cette représentation n’a donné lieu qu’à des « musulmans de culture libéralisée, [dont la plupart] ne sont techniquement même pas musulmans » et « ne savent que s’approprier les ressources de la communauté pour faire avancer leur propre carrière2 ». Cette idée est reprise ailleurs : Ismail Royer qualifie de « révélateur » le fait que le programme des politiciens musulmans ayant gagné leurs élections soit « indiscernable des programmes politiques des organisations athées3 ». Comme cela a été dit lors d’une récente discussion entre l’imam Shadee Elmasry et les organisateurs du podcast The Mad Mamluks, « nous avons vu des musulmans s’engager, […] réussir à se faire élire » et il n’y a « aucun » résultat4.
La réponse des islamistes conservateurs
L’échec de la stratégie de « maslaha »
5Pillars, “Mohammed Hijab. Takfir, American Duat & Ikhwani Pragmatism”, YouTube, 7 avril 2023 [en ligne].
“Imam Omar Suleiman publicly repents for unknowingly participating in unIslamic ritual”, 5pillarsuk.com, 21 septembre 2020 [en ligne].
47e convention annuelle ICNA-MAS, “Building A Just Society. The Mission Continues”, Baltimore, 28-30 mai 2022.
Ibid.
Il faut reconnaître que les islamistes conservateurs ont tardé à s’opposer à l’élaboration de cette alliance baroque entre une partie de l’islamisme et le progressisme. Beaucoup affirment que la réticence de certains imams et acteurs religieux musulmans à condamner ouvertement Ilhan Omar, Linda Sarsour ou Rashida Tlaib, peut s’expliquer par leur crainte de ne plus pouvoir prendre la parole lors de grandes conventions ou de risquer de ne pas être invités à certains événements et, de même, d’être privés des généreux honoraires versés aux orateurs ; plusieurs musulmans ont rapporté qu’il n’est pas rare que des « orateurs célèbres » reçoivent un cachet d’un montant qui se compte en milliers de dollars5. Certains de ces acteurs religieux se seraient défendus en laissant entendre que s’ils exprimaient des opinions religieuses plus conservatrices, plus précisément sur la loi islamique, ils risqueraient de pousser les jeunes musulmans à s’éloigner davantage de l’islam. Il est également vrai que même si ces religieux condamnaient Ilhan Omar, Linda Sarsour ou Rashida Tlaib et se détournaient d’organisations musulmanes influentes, ils auraient du mal à reconstruire une base de soutien similaire parmi les musulmans qui considèrent qu’ils se sont gravement fourvoyés. Pendant ce temps, si leurs détracteurs sont peut-être animés par des convictions sincères, nombre d’entre eux deviennent également de plus en plus influents, mais aussi probablement plus riches, grâce à leurs positions.
Aujourd’hui, cependant, beaucoup estiment que cette logique maslaha a été un échec retentissant. Certains ont conclu que la stratégie consistant à « essayer d’être compatissant » pour « attirer » les mouvements de gauche a eu pour résultat le fait que les musulmans ont été « davantage attirés dans cette direction » plutôt que l’inverse. Comme Mohammed Hijab et Dilly Hussain en sont convenus lors d’une conversation en avril 2023, la théorie du « gradualisme » s’est effondrée car les politiques de gauche « changent progressivement les musulmans » alors que les musulmans ne changent pas la politique1.
L’influence des islamistes qui s’opposent à ces alliances s’accroît. En effet, même si Siraaj Muhammad a déploré le fait que « la progression à tous les niveaux de la gauche a obligé les leaders de communautés à rester silencieux par crainte de la censure, d’un ostracisme ou d’une intervention des forces de l’ordre », il a également exprimé un optimisme prudent et a déclaré qu’il était « profondément encourageant de voir des leaders donner des conférences vidéo, délivrer des khutbas (sermons), établir des programmes et donner des khatirahs (conférences) qui proposent des contre-attaques2 » sur des questions telles que l’avortement, les identités LGBT, ou la critique des convertis blancs.
Il est indéniable que cette « contre-attaque » face aux alliances avec la gauche a porté ses fruits. En septembre 2020, Daniel Haqiqatjou a publié une vidéo3 dans laquelle il présentait des preuves visuelles montrant l’imam Omar Suleiman se livrant à ce qui serait un « rituel païen ». Omar Suleiman avait participé à une manifestation à la frontière avec le Mexique pour exprimer son opposition aux mauvais traitements infligés aux migrants. Les leaders de la manifestation ont versé de l’eau sur le sol dans le cadre d’un rituel commémorant les esprits des migrants décédés. Omar Suleiman a également été montré posant au milieu d’un « sandwich de prêtresse LGBT », selon la mémorable formule de Daniel Haqiqatjou. La vidéo de Daniel Haqiqatjou a suscité un tel tollé que Omar Suleiman a été contraint de « se repentir publiquement4 » de ses actes, comme le rapporte le site 5Pillars. À l’époque, Siraaj Muhammad avait exprimé son inquiétude : « Si un dirigeant musulman instruit comme Shaykh Omar peut être pris au dépourvu lorsqu’il travaille avec de tels groupes, alors le reste d’entre nous, qui ne sommes ni des savants ni des du’at (prédicateurs) ou des imams formés, avons une bien plus grande chance de commettre des erreurs plus graves1 ».
L’influence de Daniel Haqiqatjou s’est à nouveau manifestée en juin 2022, lorsqu’il est parvenu à contraindre l’une des principales organisations musulmanes des États-Unis à justifier publiquement ses décisions. À la suite de la vidéo2 de Daniel Haqiqatjou dénonçant le Cercle islamique d’Amérique du Nord (ICNA), une organisation historiquement liée au mouvement islamiste sud-asiatique Jamaat-e-Islami, pour avoir invité Ilhan Omar à s’exprimer lors de sa conférence3 (l’un des principaux événements annuel pour la communauté musulmane américaine), l’ICNA a publié une déclaration notant que « l’invitation d’un conférencier à l’ICNA ne peut pas être une approbation de toutes les opinions que cette personne défend ou professe4 ». Le discours d’ouverture de Mohsin Ansari, président de l’ICNA, a insisté sur l’importance des valeurs morales dans le contexte de la condamnation des actes homosexuels.
Cependant, les adeptes de l’ICNA n’ont pas été convaincus, comme le démontrent les nombreux commentaires accompagnant la déclaration publiée par ICNA, sur Facebook. Un utilisateur de Facebook a posé la question suivante : « Quelles sont les valeurs morales conformes au Coran et à la Sunna ? Inviter Ilhan à s’exprimer lors de votre conférence « islamique », la même personne qui danse lors de défilés LGBTQ et d’événements de drag ? » Un autre a menacé : « Vous devrez rendre des comptes pour avoir induit en erreur les musulmans qui viennent à ces conférences pour acquérir des connaissances et obtenir des conseils de la part des orateurs et des « savants5« . »
Si Daniel Haqiqatjou est sans doute celui qui a l’impact sur les musulmans américains le plus visible sur internet, son influence se propage également, de proche en proche, dans les mosquées du pays. Hussam Ayloush, directeur de l’une des sections californiennes du Council on American-Islamic Relations (CAIR), a raconté avoir rencontré un jeune homme dans une mosquée qui avait récemment cessé d’écouter les savants (musulmans) parce qu’il avait appris qu’il s’agissait de « libéraux » et qu’il ne pouvait plus leur faire confiance. M. Ayloush a alors été « choqué et troublé » d’entendre que le jeune homme considérait « certains des savants les plus respectés et les plus connus en Amérique » comme faisant partie de ces imams indignes de confiance. Le dirigeant du CAIR s’est dit très préoccupé1 « par la campagne concertée et injuste visant à discréditer et à diffamer des savants respectés et honorables par quelques individus louches et leurs fans, mus par l’ignorance ou la malveillance ». Il convient de noter que les inquiétudes d’Hussam Ayloush ne sont peut-être pas entièrement étrangères au fait que Daniel Haqiqatjou a documenté la participation d’Hussam Ayloush à la manifestation près de la frontière mexicaine, évoquée plus haut, décrivant Hussam Ayloush comme ayant « participé à un rituel chrétien et demandé à une prêtresse LGBT de lui mettre un crucifix sur le front ».
Les musulmans ne sont pas les seuls à être déçus par les résultats de cette alliance. En septembre 2023, le Washington Post a publié un article sur les tensions grandissantes entre la communauté LGBT et les élus locaux à Hamtramck, seule ville américaine à avoir un conseil municipal entièrement composé de musulmans. Ce dernier a interdit l’affichage du drapeau arc-en-ciel LGBT sur les propriétés appartenant à la ville, attisant la colère et un sentiment de trahison chez les membres de la communauté LGBT ainsi que chez leurs supporters. Une ancienne membre du conseil municipal, qui s’identifie comme gay, s’est ainsi adressée à celui-ci : « nous avons tout fait pour faciliter votre intégration ici, et c’est comme cela que vous nous remerciez, en nous plantant un couteau dans le dos ?2 ».
Musulmans américains : vers un rejet du Parti démocrate aux États‑Unis ?
Le diner iftar de la Maison Blanche est une réception annuelle tenue par le président des États-Unis et célébrant le mois du ramadan.
Siraaj Muhammad, Facebook, 28 juin 2022.
Le hajj désigne le « grand pèlerinage » à La Mecque.
Le département d’État des États-Unis est le département exécutif fédéral des États-Unis chargé des relations internationales (équivalent du ministère des Affaires étrangères).
Ibid.
Ibid.
The Mad Mamluks, 30 juin 2022, op. cit.
Ibid.
Michelle Goldberg, “Creeping Shariah Has Nothing on the Woke Mob”, The New York Times, 16 juin 2023 [en ligne].
Wajahat Ali, “We Muslims Used to Be the Culture War Scapegoats. Why Are Some of Us Joining the L.G.B.T.Q. Pile-On?”, The New York Times, 23 juin 2023 [en ligne].
Les islamistes craignent de plus en plus que le fait de s’aligner sur la politique progressiste représente le plus grand danger pour la communauté musulmane et que des personnalités musulmanes influentes trahissent leur religion afin d’être invitées aux iftars3 de la Maison Blanche et de faire avancer leur carrière. Un chercheur musulman a affirmé que le Parti démocrate ne voyait dans la communauté musulmane américaine rien de plus qu’un segment électoral : « ils n’ont jamais eu l’intention de protéger l’islam traditionnel et orthodoxe de quoi que ce soit ; ils avaient simplement l’intention de transformer l’identité musulmane américaine en une autre ethnie soumise, un autre segment du vote [démocrate] permanent4 ».
Siraaj Muhammad, le dirigeant de la publication Muslim Matters déplore que « les représentants musulmans centristes à Washington n’aient rien fait pour nous1 ». Selon Ahmed Ghanim, écrivain et militant politique qui compte 126.000 abonnés sur Facebook, la communauté musulmane américaine « a besoin de leaders qui ne craignent pas les enseignements et les valeurs de l’islam, mais qui les défendent sans les déformer pour plaire à l’establishment », des leaders qui « comprennent que les musulmans n’appartiennent pas à un seul parti politique, et certainement pas à l’extrême gauche2 ».
Les organisations et les militants islamiques prodémocrates, en particulier ceux qui prétendent défendre les droits civiques, ont été revigorés par l’élection et la présidence de Donald Trump. Cela leur a permis de se présenter comme les seuls défenseurs d’une communauté musulmane en péril et de balayer toutes les critiques, qu’elles viennent de musulmans ou d’islamistes. Un blogueur musulman anti-islamiste a affirmé que la présidence de Trump « a encouragé les organisations problématiques qui prétendent parler en notre nom à esquiver les critiques de leurs piètres performances » en brandissant l’« islamophobie » de Trump comme un bouclier3. Dans le même temps, l’universitaire conservateur Abdullah bin Hamid Ali défendait l’idée qu’un programme national de gauche était imposé aux musulmans en raison de « l’opinion des organisations nationales selon laquelle les plus grandes menaces pour la communauté musulmane sont Trump et l’islamophobie4 ».
Les islamistes reprochent régulièrement à ces organisations nationales de terrifier les musulmans afin qu’ils votent pour des candidats du Parti démocrate, en brandissant des menaces sur ce qui pourrait leur arriver sous une présidence des Républicains. Daniel Haqiqatjou, faisant référence à un imam qui lui avait envoyé un message sur la « période effrayante » qui suivrait l’élection de Donald Trump, s’est moqué de « ces imbéciles [qui] croyaient vraiment que Donald Trump allait jeter les musulmans dans des camps de concentration ». Daniel Haqiqatjou a également dénoncé les membres influents de la communauté qui disent aux musulmans de voter pour les politiciens les plus libéraux « sinon ils [les politiciens plus à droite] jetteront les musulmans dans des camps de concentration ». Ce sont les mêmes membres qui ordonnent aux musulmans de « soutenir les droits des homosexuels sinon [ils] ne pourront pas se marier5 » et qui ont menacé les musulmans de mourir s’ils ne « [fermaient] pas toutes les mosquées et [n’annulaient] pas le hajj6 » dans le contexte de la pandémie.
Plus récemment, à la suite de l’attribution par le département d’État (U.S. State Department1) de fonds « à des organisations engagées dans la pratique et la diffusion de l’athéisme et de l’humanisme » dans des pays à majorité musulmane, Mobeen Vaid a écrit avec sarcasme qu’il attendait que quelqu’un dise : « si nous ne soutenons pas ce projet de loi ou, du moins, si nous ne restons pas silencieux à son sujet, ils fermeront nos masjids (mosquées) et nous rassembleront dans des camps2 ».
Il convient de garder à l’esprit que les divisions dont il est question ici n’englobent pas tous les courants islamistes en politique. Par exemple, une influente islamiste cachemirienne, Ghazala Habib Khan, a encouragé ses partisans à voter pour Trump non pas en raison de préoccupations concernant les alliances LGBT, mais simplement parce qu’il était un « meilleur choix qu’une Indienne [en référence à la vice-présidente Kamala Harris dont la mère est indienne]3 ».
L’élection du président Biden en 2020 a donné lieu à de nouvelles critiques à l’encontre des organisations nationales musulmanes qui ont présenté son élection comme une victoire pour les musulmans. Daniel Haqiqatjou et Abdullah bin Hamid Ali ont fait valoir tous deux que la situation des musulmans sous les administrations du Parti démocrate n’est pas du tout préférable. Daniel Haqiqatjou a écrit à ses followers : « toutes les politiques antimusulmanes les pires et les plus bigotes qui ont été mises en œuvre sous Barack Obama reviennent maintenant en force avec Joe Biden4 ». Il a ajouté que « ces organisations inutiles de défense des droits civiques, comme le CAIR, sont silencieuses parce qu’elles se sont entièrement vendues pour devenir les auxiliaires de l’aile gauche » et qu’elles ont seulement « fait semblant d’être si dures et si exigeantes en matière de responsabilité des élus lorsqu’il s’agissait de Trump5 ».
Les inquiétudes des islamistes quant à leur alignement sur le Parti démocrate vont au-delà des questions évidentes liées à l’adhésion à des politiques spécifiques et s’étendent aux musulmans qui, de ce fait, quittent complètement l’islam, peut-être sans même s’en rendre compte. Siraaj Muhammad prévient que « le résultat final de l’islam progressiste est la mécréance fonctionnelle6 ». Selon lui, après avoir « imposé au Coran un cadre progressiste de gauche », « de nombreux musulmans ont abandonné leur croyance dans les origines divines du Coran sans l’exprimer publiquement parce qu’ils savent comment nous allons réagir7 ».
Le commentateur musulman Ismail Royer a expliqué que « les musulmans d’Amérique ne se préoccupent pas de l’avortement, des jeux d’argent et de la pornographie parce que leurs leaders militants leur ont appris que les questions qui les intéressent et les positions qu’ils devraient adopter à leur égard sont identiques à celles des ailes de gauche et d’ultra-gauche du Parti démocrate1 ». Les intervenants lors d’une discussion organisée par le podcast à tendance islamiste « The Mad Mamluks » en août 2022 sont convenus que les jeunes musulmans croyaient à tort que « l’islam américain est parfaitement aligné sur le Parti démocrate2 ».
À l’automne 2022, dans le Michigan, chrétiens et musulmans ont uni leurs forces pour s’opposer à l’enseignement de certains livres, jugés sexuellement explicites, dans les écoles locales – une préoccupation typique du Parti républicain. Alors que les islamistes ont salué l’initiative, la représentante Rashida Tlaib a publié une déclaration condamnant les manifestations et exprimant son refus de « rester silencieuse pendant que nos voisins de la communauté LGBTQ sont vilipendés3 ». En réponse, Zain Siddiqui, un bénévole de l’organisation caritative islamiste Helping Hand, a posté : « Ne me dites jamais que cette personne représente les musulmans alors qu’elle est littéralement en train de vendre et de se retourner contre sa communauté musulmane locale, celle-là même qui l’a fait élire en premier lieu4 ».
Au lendemain de la manifestation, Siraaj Muhammad, très désespéré, s’est plaint : « On nous a dit qu’il ne s’agissait que d’établir une coalition, que nous n’avions pas à participer aux défilés de la Gay Pride, et plus encore. Et maintenant ? Nos politiciens assistent aux défilés, ils font la fête, et nos activistes s’engagent partout en faveur des droits des transgenres. Et surtout, Rashida Tlaib, qui représente le district qui se bat contre cette pornographie a officiellement livré ses électeurs en pâture en les traitant d’extrémistes de droite5 ».
Ces questions ont attiré l’attention d’un public extérieur à la communauté musulmane. Michelle Goldberg, chroniqueuse au New York Times, a publié un article d’opinion en juin 2023 dans lequel elle examine une « alliance naissante entre chrétiens conservateurs et musulmans marquant la résurrection d’un projet de droite qui a été interrompu, pour un temps, par les attentats du 11 septembre6 ». Comme l’explique Mme Goldberg, les parents musulmans et chrétiens ont trouvé un terrain d’entente dans leurs préoccupations concernant « l’idéologie du genre ».
Quelques jours plus tard, Wajahat Ali, écrivain musulman vilipendé à la fois par les musulmans progressistes pour son opposition insuffisante à Israël et par les islamistes pour ses opinions libérales, a pris part au débat en publiant une tribune dans le New York Times demandant pourquoi les musulmans « se joignaient à l’attaque en règle contre les LGBTQ1 ».
Dès lors, dans ces conditions, certains se sont demandé s’il était possible ou préférable de s’allier avec les Républicains. Il ne s’agirait pas d’une nouvelle évolution, car dans l’Amérique d’avant le 11 septembre, de nombreux musulmans soutenaient le Parti républicain. Certains musulmans sont ouverts à la possibilité de renouveler cette alliance, estimant que les positions du Parti républicain sur l’avortement et les droits LGBT leur conviennent davantage. D’autres, en revanche, considèrent que le choix se limite à un dilemme entre « soutenir le sionisme » – les Républicains – ou « soutenir les droits LGBT » – les Démocrates. Certains craignent également que les Républicains aient trop de préjugés à l’égard des musulmans, en particulier des femmes musulmanes, pour être des alliés fiables.
Le soutien du président Biden à Israël après les attaques du 7 octobre a officialisé la rupture entre son parti et les associations musulmanes les plus engagées à gauche. Nombre de celles-ci étaient déjà très critiques à son égard et préféraient garder leur image d’opposition intransigeante perfectionnée sous l’ère Trump plutôt que d’être perçues comme des alliées indéfectibles du Parti démocrate, trop centriste à leur goût. Tandis qu’en 2020, l’appel à voter Biden était quasiment unanime, quatre ans plus tard, ce dernier est désormais fustigé par ceux qui l’accusent d’être complice d’un « génocide » à Gaza et qui, en conséquence, lui refusent leur vote. Tout musulman ayant l’audace de se montrer en compagnie de représentants du gouvernement devient aussitôt la cible2 d’internautes le taxant d’« agent sioniste » trahissant sa communauté. D’une certaine façon, il s’agit d’une victoire non pour les islamistes conservateurs, qu’ils soient salafistes ou deobandis, qui restaient déjà à distance de l’engagement partisan, mais plutôt pour les individus et associations dont l’idéologie relève plutôt du décolonialisme que de l’islamisme, qui prônent un rejet du Parti démocrate, trop insensible, selon eux, à la question palestinienne.
Wokisme et islamophobie : l’islamisme menacé de l’intérieur par la tendance identitaire
Justin Parrot, “The False Promise of Identitarianism”, muslimmatters.org, 29 juillet 2022 [en ligne].
Ibid.
Mot arabe renvoyant à des esprits invisibles créés à partir d’un feu sans fumée et à qui Dieu a accordé, comme aux humains et contrairement aux anges, le libre arbitre.
Mobeen Vaid, op. cit.
Les lois « anti-BDS », pour Boycott, Divestment and Sanctions, désignent des lois qui, dans le cadre du conflit israélo-palestinien, répriment les personnes et les organisations engagées dans des boycotts contre des entités affiliées à Israël.
Edward E. Curtis IV and Kayla Renée Wheeler, “The role of Blackness in the Hamline Islamic art controversy”, Richmond Free Press, 19 janvier 2023 [en ligne].
Shadee Elmasry, X, 11 janvier 2023.
Ismail Royer, op. cit.
Pete Suratos, “Confrontation at UC Berkeley dean’s house sparks debate over free speech”, nbcbayarea. com, 11 avril 2024 [en ligne].
Muslim Council of Britain, “Muslim Council of Britain Pays Tribute to Her Majesty Queen Elizabeth II”, déclaration du 8 septembre 2022 [en ligne].
Déclaration publique, “Navigating Differences : Clarifying Sexual and Gender Ethics in Islam”, 23 mai 2023 [en ligne].
Les islamistes considèrent que les musulmans sont avant tout liés par les obligations religieuses qui, selon eux, sont inséparables d’une interprétation correcte de la foi. Ils se méfient donc des autres allégeances, comme le nationalisme ou l’attachement culturel, qui pourraient faire de l’ombre à la religion.
Alors que des organisations, dont certaines sont historiquement associées aux Frères musulmans, telles que le CAIR, mettent en avant la lutte contre l’« islamophobie », alors que des universitaires et des chercheurs tentent d’expliquer les mécanismes et les manifestations de la discrimination antimusulmane et que des militants cherchent à accroître la représentation des musulmans, l’islamisme et les politiques identitaires sont de plus en plus souvent en conflit. En faisant de l’auto-identification et de l’appartenance culturelle la principale définition de l’identité musulmane, les obligations religieuses que les islamistes associent à la foi semblent avoir été mises de côté. En effet, les islamistes s’inquiètent du fait que le CAIR et les musulmans de gauche conçoivent les musulmans comme formant une communauté politique, ethnique et culturelle plutôt que religieuse avant tout. La façon dont la plupart des organisations et des militants des droits civiques cherchent à défendre les intérêts des musulmans les met en porte- à-faux avec les objectifs traditionnellement islamistes.
Justin Parrot, converti à l’islam et chercheur au sein du think tank Yaqeen, affirme qu’« il devrait être clair à présent que l’alliance politique des musulmans américains avec les identitaires ou l’identitarisme a été une énorme erreur1 ». Pour Parrot, le fait que des musulmans américains « soutiennent avec tant de ferveur ces alliés politiques apparents » a pour ultime conséquence que se forme une « nouvelle génération de jeunes musulmans si fortement influencés par la propagande du mouvement que l’islam traditionnel et orthodoxe leur apparaît comme un système supplémentaire d’oppression raciste et patriarcale2 ». Il est probable, néanmoins, que ces jeunes musulmans auraient finalement choisi de se tourner vers la gauche, séduits par ce que Parrott appelle l’identitarisme, même en l’absence de cette alliance politique, comme nombre de jeunes américains qui n’ont aucun lien avec l’islam.
Les récentes interprétations de certaines doctrines ou textes islamiques sont influencées par des préoccupations très contemporaines. Un blogueur musulman a dénoncé la pratique répandue consistant à décrire la figure coranique d’Iblis, le djinn1 qui a refusé de s’incliner devant Adam, comme « le premier raciste2 ». Ailleurs, de jeunes musulmans affirment que la destruction de la ville de Sodome, telle qu’elle est racontée dans le Coran, visait à condamner le viol, et non les actes homosexuels3. En 2020, la Muslim American Society a publié une vidéo superposant les derniers mots de George Floyd avec un verset du Coran. Dans ce verset, le mot « hawa » (caprice, inclination) est traduit par « privilège4 ». Plutôt que de rappeler aux humains de ne pas se laisser guider par des désirs éphémères, le verset semble désormais leur rappeler de garder à l’esprit leur privilège, en l’occurrence racial.
Comme l’a écrit l’imam Shadee Elmasry, « je crains que le terme “activiste musulman” ne soit aussi bien synonyme d’identité laïque et sociale que le seraient les termes “activiste turc” ou “activiste pakistanais”5 ». Il ajoute que « cela ne connote pas un type d’activisme façonné par une compréhension active de la religion ». Pour Ismail Royer, de nombreux musulmans considèrent aujourd’hui l’islam moins comme une « religion qui revendique la vérité sur la nature de Dieu et la relation de l’homme avec lui que comme un groupe identitaire lésé parmi d’autres groupes identitaires6 ».
Sur les réseaux sociaux, certains musulmans s’en prennent de plus en plus aux « convertis blancs », qui sont parfois considérés comme des étrangers au sein d’une communauté bâtie sur des bases culturelles communes. Les convertis blancs qui adhèrent à des opinions conservatrices font l’objet d’une grande colère. Pour certains musulmans, en effet, les convertis ne peuvent pas avoir une véritable compréhension de l’islam ; il doit donc y avoir un motif suspect à leur conversion, la misogynie, par exemple. Les islamistes sont bien sûr horrifiés de voir cela, d’autant plus que plusieurs de ces musulmans sont prêts à dire, en ne plaisantant qu’à moitié, qu’ils quitteraient rapidement le paradis s’il s’avérait qu’il était peuplé de convertis blancs.
Mobeen Vaid, respecté pour la pertinence de ses observations, prévient que « l’appel explicite aux « identités » et la refonte de l’islam en tant qu' »identité » procurant une appartenance fraternelle doivent faire l’objet d’un examen critique pour une communauté qui continue à chercher un point d’ancrage dans le paysage politique polarisé d’aujourd’hui7 ».
Il remarque que les politiciens progressistes ont « assimilé la cause musulmane à leur plateforme d’oppression en constante expansion » dans laquelle « l’islamophobie, l’homophobie, la transphobie, le patriarcat et le racisme sont tous considérés comme intrinsèquement liés à la même matrice de haine1 ». Sana Saeed, journaliste pakistano-canadienne résidant aux États-Unis, qui travaille pour le média numérique qatari AJ+, a involontairement mis en lumière la nature de cette même plateforme lorsqu’elle a dénoncé la matrice politique qui aboutit à des « projets de loi anti-charia, anti-BDS2 […] et anti-trans » et l’a décrit comme « le fascisme en action3 ».
Les islamistes eux-mêmes ont condamné l’utilisation du mot « islamophobie » et s’en sont distanciés. Mobeen Vaid note, en outre, que le discours initial sur l’islamophobie, qui soulignait « les hégémonies du complexe militaro-industriel, la sécurisation agressive des espaces musulmans et la criminalisation injuste de la pensée musulmane », s’est trouvé « de plus en plus infiltré par une sorte de politique identitaire de salon4 ».
Comme l’a demandé un islamiste : « Suis-je le seul à être fatigué du mot « islamophobie » et de la véritable industrie qui s’est développée autour de lui ?5 ». À en juger par l’opposition croissante des islamistes à ce terme et à ce qu’il a fini par englober, cet islamiste est loin d’être le seul.
Daniel Haqiqatjou s’est plaint que « nous avions l’habitude de célébrer les conquêtes islamiques et les exploits du pouvoir […] et maintenant nous célébrons le fait d’être des fillettes qui crient « islamophobie ! » chaque fois qu’un kafir [mécréant] dit quelque chose de méchant6 ». De même, Abdullah bin Hamid Ali rejette l’importance d’une « menace physique » pour les musulmans, celle-ci pouvant être traitée par la « défense physique » ou le « martyre ». Selon Abdullah bin Hamid Ali « le plus grand ennemi est celui qui menace réellement votre foi7 ».
Une opinion de plus en plus répandue parmi les islamistes est que « beaucoup de ceux qui “luttent contre l’islamophobie” sont eux-mêmes des “islamophobes” engagés, ad hoc, qui résolvent ce paradoxe en redéfinissant hideusement l’islam8 ». Cette critique vise les militants de gauche, musulmans ou d’origine musulmane, dont la tolérance et parfois le soutien aux droits LGBT, au féminisme ou à l’avortement les amènent, selon la perspective islamiste, à mutiler l’islam en le réinterprétant selon leurs désirs. Daniel Haqiqatjou affirme en effet que la « lutte contre l’islamophobie » est devenue la véritable religion de ces militants, s’illustrant par leur volonté de « violer les commandements de Dieu sous prétexte que c’est le “seul moyen de lutter contre l’islamophobie1” ».
Certains musulmans ont en effet été tellement frustrés par les sympathies pro-LGBT des organisations musulmanes de défense des droits civils qu’ils ont décidé de fonder leur propre organisation. Des salafistes prévoient ainsi d’obtenir des accommodements conformes à la charia, mais sans céder à un programme libéral ou promouvoir la démocratie comme le font, selon eux, les autres organisations juridiques musulmanes.
Les divergences entre les islamistes et les jeunes musulmans de gauche concernant l’islamophobie se sont également illustrées par un incident très médiatisé. En décembre 2022, l’université de Hameline, dans le Minnesota, a mis fin au contrat de l’un de ses professeurs parce qu’elle avait montré à son cours d’arts islamiques une peinture du prophète Mahomet datant du xIve siècle et avait ainsi contrarié une étudiante. Il serait naturel de supposer que cette étudiante, membre de la Muslim Student Association (MSA) de l’université, ait invoqué des arguments religieux pour justifier son opposition à la peinture. Au lieu de cela, l’étudiante semblait plutôt s’inspirer de la « politique identitaire intersectionnelle » décriée par les islamistes lorsqu’elle a déclaré au journal de l’école qu’« en tant que musulmane et noire, je ne me sens pas à ma place et je ne pense pas que j’aurai jamais ma place dans une communauté qui ne me considère pas comme un membre à part entière et qui ne me témoigne pas le même respect que celui que je lui porte2 ».
Certains ont pensé que l’étudiant bénéficierait d’un large soutien islamiste. Mais ce ne fut pas le cas. Si la plainte de l’étudiante peut, à première vue, sembler motivée par un raisonnement islamiste, son désir de catégoriser les musulmans comme une minorité facilement « offensée » parmi d’autres minorités n’est pas facilement conciliable avec la conception islamiste de la supériorité inhérente de l’islam tel qu’ils l’interprètent. Hormis le soutien local d’imams d’Afrique de l’Est embrassant une forme d’islam très influencée par leurs pays d’origine, peu de savants musulmans ont défendu l’étudiante. Shadee Elmasry (suivi par plus de 60.000 personnes sur X), était tellement irrité qu’il a exprimé son désir d’envoyer « ces enfants morveux » à « Paris pour une demi-journée », où « ils se fichent éperdument de votre religion ». Selon lui, ce qui s’est passé à Hamline n’a absolument rien à voir avec l’islam. Il s’agissait plutôt de « wokisme […] utilisant l’islamophobie comme un symbole ». Se référant à la déclaration de l’étudiante, Shadee Elmasry a déclaré qu’il « ne pouvait pas supporter ce langage » et « la négativité », déplorant que « cette génération ait appris à être si négative à propos de tout ». Shadee Elmasry n’a pas été plus tendre avec l’administration de l’université, l’accusant d’être « molle » et d’avoir « zéro autorité1 ».
Ismail Royer, dans un article intitulé « A Tale of Two Muslim Generations2 » (Conte de deux générations musulmanes), a établi un lien entre l’affaire Hamline et le fait qu’« il y a plus de vingt ans, de nombreux musulmans traditionnels ont pris la décision stratégique de déployer la rhétorique et la tactique du grief pour promouvoir les valeurs et les intérêts musulmans », et a estimé que cette décision « a eu des résultats désastreux pour la communauté même qu’ils souhaitaient sauvegarder ».
Les manifestations propalestiniennes dans les rues et campus américains après le 7 octobre ont reflété ces différends. D’un côté, une jeunesse qui affiche un soutien décomplexé au Hamas en tant que puissance décolonisatrice (et non islamiste) et qui semble vouloir davantage intimider plutôt que convaincre l’opinion publique, que ce soit en empêchant3 les New-Yorkais de rentrer chez eux après le travail ou en perturbant par un discours à l’improviste4 un dîner chez le doyen de la faculté de droit de Berkeley. De l’autre, des musulmans et islamistes souvent plus âgés et prudents qui craignent que cette stratégie ne se révèle contre-productive et écarte la population américaine de la cause palestinienne.
Après le 7 octobre, certains musulmans ont exprimé leur espoir que le soutien décolonial à la Palestine venant de la gauche s’efface devant l’aspect religieux de la cause. En dépit de ces appels, les derniers mois ont montré que les progressistes maintiennent leur monopole sur la cause palestinienne et sont plus souvent à même d’influencer l’aile traditionaliste que l’inverse. L’institut Yaqeen l’a involontairement démontré dans un texte publié en mai 2024, donc bien après le début des manifestations étudiantes. Selon Yaqeen, manifester serait non seulement islamiquement permis mais obligatoire ; les musulmans se soustrayant à cette obligation tomberaient dans le péché. C’est une conclusion remarquable par son extrémisme adossée au maigre pilier d’une fatwa libyenne de 2009, mais il importe également de noter que Yaqeen a attendu des mois, peut-être pour s’assurer que les manifestations recevaient un soutien suffisamment étendu, avant de se prononcer en annonçant cette obligation supposée.
Peut-être pour compenser ce retard, Yaqeen s’en est-il ensuite pris1 aux « porte-parole de gauche », les accusant d’exploiter les accomplissements de factions résistantes islamiques palestiniennes dans le but de promouvoir leur propre agenda, en « insultant donc les martyrs et la résistance ». Il n’en fallait pas plus pour éveiller la colère de Ghada Sasa, militante palestinienne de gauche résidant au Canada, qui a déclaré que Omar Suleiman, fondateur et dirigeant de Yaqeen, était un « fasciste et un vendu2 ».
Les musulmans libéraux, de gauche et dits « woke » représentent sans doute la menace la plus dangereuse du point de vue des islamistes. Les ex-musulmans peuvent être problématiques d’un point de vue juridique et moral, mais ils ne représentent pas un véritable défi car, au contraire, ils confirment l’idée que l’on ne peut pas s’engager dans certaines activités ou avoir certaines opinions tout en restant pieux. Shadee Elmasry affirme qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter de la personne qui a déclaré explicitement qu’elle n’était pas musulmane, car cette personne a pris la « takfir fatwa [décision juridique] pour vous de son propre chef3 ».
Les réformistes musulmans, dans la mesure où ils critiquent régulièrement la religion et ont tendance à exprimer leurs idées en termes plus politiques que religieux, sont régulièrement rejetés par les islamistes ainsi que par de nombreux musulmans qui les considèrent comme des étrangers à la communauté. Le fait qu’ils soient manifestement moins intéressés par la discrimination antimusulmane ne fait que renforcer l’impression de nombreux musulmans que l’intérêt de ces personnalités ne coïncide pas avec le leur. Que ces réformistes dénoncent généralement l’islamisme et soutiennent des mesures anti-islamistes les place également en porte-à-faux par rapport à de nombreux musulmans qui se méfient des forces de l’ordre et attribuent cette focalisation sur les musulmans à de l’« islamophobie » plutôt qu’à une préoccupation sincère.
Les islamistes s’inquiètent surtout du fait que des musulmans peuvent simultanément – et sans y voir d’incongruité – craindre Dieu et faire certaines choses que de nombreux juristes considèrent interdites par la loi ; cela peut aller de préférences plus légères comme le port du vernis à ongles, à des questions plus sérieuses comme le refus de voir l’homosexualité comme étant incompatible avec l’islam. La menace ici n’est pas seulement que ces deux aspects soient combinés, mais qu’ils reposent sur une vision du monde selon laquelle les actes de foi, tels que le port ou non du Hijab, sont un choix qui doit être pris librement et respecté pour cela. Seulement les islamistes considèrent que la religion ne peut devenir une simple question de choix et d’interprétation. Selon eux, une société véritablement islamique se fonde, au contraire, sur le strict respect des obligations religieuses.
D’un point de vue islamiste, ce danger est déjà apparent dans la manière dont les jeunes générations se comportent et dans leur manque de compréhension ou de respect pour des interprétations qui semblaient évidentes il n’y a pas si longtemps. Un imam a récemment été interrogé par de jeunes musulmans sur la manière de rendre les mosquées « LGBTQ- friendly1 ». Lors des cours de religion pour adolescents proposés par une organisation historiquement islamiste bien connue et dispensés par des religieux réputés, les élèves ont exprimé leur malaise à l’idée de juger leurs amis parce qu’ils « [appartenaient] à la communauté LGBTQ+ ». Les instructeurs ont également été surpris lorsque des étudiantes se sont demandé pourquoi les femmes ne devraient pas être autorisées à avoir plusieurs maris.
De même, le décès de la reine Élisabeth II a illustré de manière éloquente le manque de connaissances religieuses élémentaires telles que les conçoivent les islamistes. Le Conseil musulman de Grande-Bretagne a été dénoncé par d’autres islamistes pour sa déclaration d’ « Hommage à Sa Majesté la Reine Elizabeth II2 ». Des musulmans ont ouvertement pleuré la reine et demandé à Dieu d’avoir pitié d’elle. Pire encore, du point de vue des islamistes, un imam dans une mosquée a chanté « God Save the King » avec des étudiants musulmans et, malgré la pression des islamistes, n’a pas été licencié. Sur X, un musulman s’est dit très inquiet du fait qu’« à ce stade, on ne peut même pas dire « regardez ces soufis » » et a souligné que jusque dans les mosquées deobandies et salafistes des musulmans se sont rendus coupables de pleurer la reine.
Avant cela, la mort de la journaliste palestinienne chrétienne Shireen Abu Akleh avait conduit des musulmans à annoncer qu’ils n’avaient aucun intérêt à aller au paradis si Abu Akleh n’y était pas. Plusieurs religieux et prédicateurs américains ont été choqués de voir des musulmans rejeter aussi ouvertement la doctrine selon laquelle seuls les musulmans peuvent accéder au paradis.
Les acteurs religieux sont de plus en plus contraints à choisir leur camp. Dans une déclaration de mai 2023 intitulée « Navigating Differences: Clarifying Sexual and Gender Ethics in Islam », d’éminents imams ont exprimé leurs inquiétudes face à la « pression croissante visant à promouvoir les valeurs LGBTQ auprès des enfants par le biais de la législation et de la réglementation ainsi que leur rejet de « toute tentative d’attribuer à l’islam des positions concernant l’éthique sexuelle et de genre qui vont à l’encontre d’un enseignement islamique bien établi1 ». Ce document représente un changement prononcé de la part de ces imams, dont plusieurs avaient soigneusement évité de prendre une position ferme sur la question.
Malgré son ton anti-LGBT, la déclaration a été fustigée de part et d’autre. En effet, les réactions contradictoires qu’elle a suscitées illustrent parfaitement l’environnement complexe dans lequel les personnalités religieuses musulmanes doivent elles-mêmes naviguer. Selon Daniel Haqiqatjou, cette déclaration est la dernière itération de la « mafia de la da’wa » qui prétend condamner les personnes LGBT tout en « collaborant avec des activistes pro-LGBT, en promouvant des politiciens pro-LGBT, en les présentant lors de leurs conférences islamiques2 ». Wajidi a estimé que la signature du document revenait à « reconnaître les pécheurs comme une minorité » et ouvrait « une porte pour que les musulmans nouent une alliance politique avec les pécheurs3 ».
Pendant ce temps, de nombreux musulmans de gauche étaient furieux de cette déclaration pour des raisons radicalement différentes. Zareena Grewal, professeur à Yale, a condamné les signataires pour avoir prétendu que « ce sont les seules interprétations possibles de l’islam ou qu’elles l’ont toujours été4 ». Su’ad Abdul Khabeer, professeur associé à l’université du Michigan, est allé plus loin en observant un lien entre la déclaration et « la rhétorique anti-LGBTQ […] directement liée à la violence des groupes d’autodéfense contre les personnes homosexuelles », déclarant que cela allait « à l’encontre des fondements de la loi islamique5 ». Plusieurs commentateurs musulmans ont noté que la colère des libéraux et des progressistes constituait une preuve supplémentaire que les signataires n’avaient pas été clairs quant à la position de l’islam sur les personnes LGBT6.
En effet, si la colère de ces critiques n’était pas surprenante, elle s’accompagnait régulièrement d’une déception sincère, suggérant qu’ils ne s’attendaient pas à ce que ces imams adoptent une telle position. Plutôt que d’y voir l’expression de l’interprétation de l’islam des signataires, aussi conservatrice soit-elle, de nombreux détracteurs y ont vu rien de moins qu’une rupture avec la religion. Observant ces réactions, Siraaj Muhammad a estimé que la déclaration, qu’il décrit comme une victoire historique, avait révélé « de nombreux universitaires, militants politiques et personnalités influentes pour ce qu’ils sont vraiment : des personnes qui s’identifient comme musulmanes, mais qui rejettent largement le Coran, la Sunna, les savants et, dans certains cas, même les prophètes1 ».
Perspectives
D’une certaine façon, le 7 octobre a marqué la fin des divisions entre islamistes et progressistes. Non pas que celles-ci aient entièrement cessé : sur les réseaux sociaux, des internautes musulmans continuent tant bien que mal de dénoncer les « imams compatissants » (compassionate imams) ou, au contraire, de défendre les alliances avec des mouvements de gauche, notamment dans le contexte de la guerre à Gaza. Cependant, ces divisions n’existent plus sous la forme qu’elles ont prises au cours des dernières années. Les « moteurs » responsables de leur essor s’en sont détournés : Daniel Haqiqatjou passe à présent son temps à analyser le Talmud dans le but d’éclairer les motivations israéliennes, et ses compagnons de route se concentrent également sur la guerre en Palestine. De l’autre côté, l’élue Ilhan Omar, l’activiste Linda Sarsour, les imams célèbres qui, hier, étaient dénoncés pour leur silence sur la question LGBT, et les autres grandes figures des alliances avec la gauche, se dédient entièrement à la défense de la Palestine et ne sont plus obligés de justifier leurs positionnements politiques.
ll est important de rappeler que si les questions idéologiques sont pertinentes et méritent d’être examinées, les différents acteurs ont aussi des ambitions plus prosaïques. En mai 2024, Daniel Haqiqatjou et ses camarades ont invité2 leurs partisans à dépenser plusieurs centaines d’euros par personne pour les rejoindre en Turquie dans le cadre d’une série d’ateliers concernant la découverte de soi, le développement intellectuel, ainsi que le renforcement physique. Cette conférence se distingue d’une autre, plus luxueuse, tenue à Istanbul en juillet et lors de laquelle les participants ayant déboursé plus de trois mille euros ont pu s’améliorer en stratégie et en activisme selon le modèle prophétique en écoutant Yasir Qadhi et Omar Suleiman. Que ce soit d’un côté ou de l’autre, les affaires continuent.
Une chose demeure indéniable : il n’existe pas de communauté musulmane unifiée en Occident. Les populations musulmanes occidentales sont composées d’une pléthore de personnes aux opinions divergentes, régulièrement en désaccord les unes avec les autres. Les décisions prises à l’avenir par les représentants auto-désignés des communautés musulmanes sont aussi susceptibles de refléter des calculs sur les divers avantages qu’elles présentent que des convictions sincères. Les désaccords analysés dans cette note ayant défilé à une vitesse vertigineuse, il faudra certainement du temps avant que l’importance de ces divisions ne soit entièrement comprise. Mais il est déjà possible d’observer qu’elles ont favorisé un débat inédit. Au lieu de la naseeha (conseil prodigué en privé) qui régnait avant, les personnalités influentes sont obligées de rendre des comptes. Au lieu d’être tenus éloignés des disputes qui auparavant demeuraient cachées, les musulmans « ordinaires » ont été placés aux premières loges des divergences, ce qui leur a permis de se faire une opinion et de l’exprimer en temps réel. Il s’agit assurément là des effets du développement d’un islam propre aux États-Unis, rendu possible par le premier amendement de la Constitution des États-Unis qui offre une liberté d’expression très étendue et qui contraste avec la culture du silence et des compromis officieux qui prévalaient ces dernières décennies au sein des mouvements islamistes.
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