L'intelligence artificielle en Chine : un état des lieux
De l’élaboration de stratégies conquérantes aux investissements colossaux engagés, la Chine façonne un climat propice au développement de l’intelligence artificielle.Introduction
Les politiques chinoises pour le développement de l’intelligence artificielle
La proclamation de stratégies précises et mesurables
Des investissements colossaux et un soutien public important
L’achat de technologies étrangères
La création d’un environnement social favorable
Un état des lieux du développement de l’intelligence artificielle en Chine
La dynamique des start-up et des BATX
L’e-santé
Le maintien de l’ordre public
La protection de l’environnement
La défense
La rivalité avec les États-Unis
Les visées stratégiques des investissements colossaux en intelligence artificielle
Conclusion
Résumé
Dans cette note, Aifang Ma revient sur les politiques chinoises qui ont permis l’essor de l’intelligence artificielle (IA). De l’élaboration de stratégies conquérantes aux investissements colossaux engagés, les géants de l’e-commerce et le gouvernement de Xi Jinping ont façonné un climat social propice au développement de cette nouvelle technologie. De cette façon, le Parti communiste chinois entend répondre à des impératifs économiques, sécuritaires, sociaux et environnementaux.
Son objectif est clair : la Chine souhaite rattraper les États-Unis d’ici 2020, les dépasser en 2025 et devenir leader mondial en 2030. Pour ce faire, le gouvernement mise sur la définition de programmes nationaux sur le long terme et sur les partenariats entre les différents acteurs agissant pour le compte des entreprises et de l’État dans le cadre d’une vision politique ambitionnant clairement le leadership mondial de la Chine au XXIème siècle.
Aifang Ma,
Doctorante et enseignante au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po.
Ayant parallèlement fait deux masters à Beijing Foreign Studies University et à Sciences Po Paris en Affaires Européennes, elle a successivement travaillé à l’UNESCO à Paris et à l’Ambassade de France en Chine à Beijing. Elle est l’auteure de L’intelligence artificielle en Chine : un état des lieux, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2018.
Introduction
Jean-Baptiste Duval, « 25 milliards de dollars, 800 millions de colis… Alibaba et les chiffres hallucinants de sa “Journée des célibataires” », fr, 14 novembre 2018. Voir le site
« Chine : 25 milliards de dollars en une seule journée pour Alibaba », lepoint.fr, 12 novembre 2017.
François Deschamps, « Global Shopping Festival : l’étonnante performance du géant chinois Alibaba », lsa- fr, 11 novembre 2017.
Pedro Domingos, The Master How the Quest for the Ultimate Learning Machine Will Remake Our World, Basic Books, 2015.
Brett King, Life in the Smart Lane, Marshall Cavendish International, 2016.
En Chine, le 11 novembre est une date spéciale. Non pas parce qu’elle célèbre l’armistice de la Première Guerre mondiale, mais parce que c’est la Fête des célibataires. L’importance de cette journée vient d’une pure invention commerciale, selon laquelle la composition de quatre chiffres identiques « 1 » (11/11) signifie le rassemblement des célibataires.
La création de cette fête spéciale profite avant tout aux commerçants chinois, surtout aux commerçants électroniques, comme JD, Tmall, Taobao ou Alibaba. Les gens se connectent sur Internet et achètent en grande quantité afin de pouvoir bénéficier de remises importantes. Le chiffre d’affaires réalisé lors de cette seule journée est souvent impressionnant. Ainsi, le 11 novembre 2017, Alibaba, géant chinois de la vente en ligne, a encaissé 25,3 milliards de dollars1, soit une progression de 39% par rapport à l’année 2016 (17,8 milliards de dollars)2 et de 87% par rapport à l’année 2015 (13,485 milliards de dollars)3.
Comment expliquer une telle frénésie des consommateurs et le succès triomphal des commerçants électroniques ? La réponse réside dans l’application de l’intelligence artificielle (IA) qui a permis le développement galopant de l’e- commerce. Cette technologie a aidé les commerçants électroniques à publier des publicités promotionnelles avec précision, à cibler les consommateurs et à prévoir quels seront les articles les plus vendus, auprès de quelles tranches d’âge et dans quelles régions du pays.
La Chine est devenue aujourd’hui l’un des pays les plus avancés dans le domaine de l’intelligence artificielle. Les ingénieurs chinois se focalisent sur la recherche et le développement d’une panoplie de technologies liées à ce secteur : reconnaissances vocale et faciale, drones, voitures autonomes, robots, assistanat domestique, objets connectés, réalité augmentée, apprentissage profond… Le gouvernement chinois a donné son feu vert au développement de cette technologie de pointe et lui accorde une importance stratégique. Lorsqu’il a présenté ses vœux de nouvelle année en 2018, le président Xi Jinping a affiché derrière lui deux livres sur l’intelligence artificielle : The Master Algorithm, de Pedro Domingos4, et Augmented. Life in the Smart Lane, de Brett King5. Un geste assez révélateur.
Les politiques chinoises pour le développement de l’intelligence artificielle
Voir Robert Paehlke, Hegemony and Global Citizenship. Transitional Governance for the 21stCentury, chap. 5,
« Global Citizenship without Global Government », Palgrave Macmillan, p. 139-167.
Executive Office of the President, National Science and Technology Council, Committee on Technology, Preparing for the Future of Artificial Intelligence, octobre 2016.
National Science and Technology Council, Networking and Information Technology Research and Development Subcommittee, The National Artificial Intelligence Research and Development Strategic Plan, octobre 2016.
Executive Office of the President, Artificial Intelligence, Automation, and the Economy, décembre 2016.
Lorsque la Chine se lance dans le développement de l’intelligence artificielle, elle le fait en se fixant deux objectifs. Tout d’abord, faire face à des défis intérieurs : l’accélération du processus d’urbanisation, la réduction de la pauvreté, la pluralité sociale, la pollution environnementale, la mise à niveau du modèle de croissance économique et le problème démographique font que le pays doit impérativement trouver une « solution élégante » lui permettant de relever plusieurs défis en même temps6. D’autre part, la priorité stratégique accordée à l’intelligence artificielle est en quelque sorte une réponse forte à la concurrence américaine. En mai 2016, la Maison-Blanche a créé un sous-comité spécifique au sein du National Science and Technology Council (NSTC), organisme chargé de suivre les évolutions du secteur et de coordonner les activités fédérales dans ce domaine. Entre mai et juillet 2016, quatre sessions de travail publiques ont eu lieu, pour engager la discussion avec le public et évaluer les opportunités, les risques et les implications réglementaires et sociales de l’intelligence artificielle. Trois rapports stratégiques ont été rendus publics par l’administration Obama entre octobre et décembre 2016 : Preparing for the Future of Artificial Intelligence7, The National Artificial Intelligence Research and Development Strategic Plan8 et Artificial Intelligence, Automation, and the Economy9. De plus, l’embargo que les États-Unis ont déclaré en 2015 sur les ventes à la Chine de circuits intégrés venant des entreprises Intel, AMD et NVIDIA (leaders dans le domaine des microprocesseurs) rend impératif pour le pays de devenir autonome afin de se frayer un chemin et briser le blocage américain. Pour atteindre ces deux objectifs, le gouvernement chinois a placé l’intelligence artificielle au cœur de ses priorités, ce qui s’est traduit par des mesures tous azimuts.
La proclamation de stratégies précises et mesurables
L’intelligence artificielle est une technologie d’avenir et met en jeu les intérêts économiques et la sécurité nationale d’un pays. C’est pour cette raison que la Chine a mis en place des stratégies précises et mesurables. En juillet 2017, le Conseil des affaires d’État a publié son « Plan de développement de la prochaine génération d’intelligence artificielle pour la période de 2016 à 2030 ». Dans ce document, la Chine se fixe l’objectif de devenir le leader mondial dans ce domaine d’ici à 2030, en termes de théorie fondamentale, de technologies et d’applications. Elle envisage de réaliser son but en trois étapes :
- pour 2020, le pays doit avoir réalisé une découverte majeure dans les théories fondamentales et les technologies clés liées au Big Data, à l’automation et à l’application de l’IA aux médias de Elle aura ainsi participé au développement des normes et des standards internationaux de cette technologie. Le secteur pèsera alors en Chine environ 23 milliards de dollars et les secteurs liés, 156 milliards de dollars.
- pour 2025, l’IA devra être la dynamique principale de croissance économique et de mise à niveau de l’économie. Elle sera déjà utilisée sur des sujets clés comme la santé, les villes intelligentes, l’agriculture intelligente et la défense. Un cadre juridique et éthique ainsi qu’un système réglementaire de l’IA prendront forme. Le secteur vaudra alors 63 milliards de dollars et les secteurs liés, 781 milliards de dollars.
- pour 2030, la Chine devra être leader mondial dans le secteur de l’IA. Elle aura fait une percée significative dans la recherche sur le cerveau. Elle sera devenue le centre mondial d’innovation de l’IA et une référence sur la réglementation. Le cadre juridique et éthique de l’IA aura atteint sa maturité. L’industrie chinoise de ce secteur atteindra 156 milliards de dollars et 1.562 milliards de dollars pour les secteurs liés.
En plus de ce plan, le ministère de l’Industrie et de l’Informatique et le ministère des Finances ont publié, le 28 septembre 2016, un document officiel intitulé « Modalités de mises en œuvre du projet de fabrication intelligente en Chine (2016-2020) » qui vise à promouvoir l’application industrielle de l’IA.
Enfin, le 18 mai 2016, le ministère de la Science et des Technologies, la Commission nationale du développement et de la réforme (NDRC), le ministère de l’Industrie et de l’Informatique ainsi que le Bureau de régulation de l’Internet et des télécommunications ont publié le « Plan d’action de trois ans pour la promotion de l’Internet Plus et de l’intelligence artificielle (2016- 2018) ». Selon ce document officiel, à la fin de l’année 2018 la Chine aura achevé la structure industrielle du projet. Un système de services d’innovation et de standardisation aura été mis en place. Le niveau technologique et le degré d’industrialisation de l’IA auront rattrapé la moyenne internationale.
Des investissements colossaux et un soutien public important
Voir Arthur Hagry, « L’intelligence artificielle en Chine : le nouveau “Grand Bond en Avant” ? », asialyst.com, 30 novembre 2017.
Elisa Braun, « Intelligence artificielle : la Chine attire plus d’investissements que les États-Unis », fr, 16 février 2018.
Dan Gettinger, « Summary of Drone Spending in the FY 2019 Defense Budget Request », Centre for the Study of the Drone at Bard College, avril 2018.
- Pascal Samama, « Le Pentagone obtient un budget de 10 milliards de dollars pour créer une armée de drones intelligents », bfmbusiness.bfmtv.com, 13 avril 2018.
« Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, sur l’intelligence artificielle », Paris, Collège de France, 29 mars 2018.
Le gouvernement chinois considère l’intelligence artificielle comme l’un des secteurs clés qui décideront de la place du pays sur la scène internationale de demain. Des investissements à hauteur de 150 milliards de yuans (23,15 milliards de dollars) sont prévus d’ici à 2020 pour aider les universités, les incubateurs et les startups à développer leur expertise dans l’IA. Cet engagement pourrait même atteindre 400 milliards de yuans (51,11 milliards d’euros) si besoin est10. Deux autres chiffres contribuent également à illustrer l’importance de la taille des investissements chinois dans l’IA : en 2017, la progression dans ce secteur a été de 141% par rapport à 2016, ce qui a permis l’émergence de 1.100 nouvelles startups11.
Par rapport à l’enthousiasme manifeste du gouvernement chinois à l’égard du secteur de l’IA, le soutien public d’autres pays semble moins spectaculaire. Si en 2015, le gouvernement américain a ainsi investi 67 milliards de dollars dans la recherche scientifique, l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump en 2017 a fait déchanter les chercheurs en IA, avec des prévisions de coupes budgétaires importantes dans la recherche. Les investissements publics américains sont de moindre volume par rapport à ceux promis par les autorités chinoises, bien que les États-Unis puissent s’appuyer sur les performances jusqu’à présent inégalées de son secteur privé dans l’IA. En avril 2018, le Pentagone américain a obtenu un budget de 9,3 milliards de dollars pour le développement des drones militaires en 2019, selon un rapport publié le 9 avril par le Centre d’étude du drone du Bard College12. Les États-Unis ont déclaré en mars 2018 qu’en 2019 un montant de 93 millions de dollars sera affecté au projet Maven dont Google est un partenaire important13. La Maison-Blanche a révélé en mai 2018 sa décision de créer un comité spécial consacré à l’intelligence artificielle. Alors que cette décision pourrait apporter de l’espoir aux milliardaires de la Silicon Valley, le fait que l’administration Trump n’ait ni prévu les financements pour le comité, ni changé sa politique migratoire, pénalisante pour l’arrivée de talents étrangers, n’est guère rassurant.
Quant aux pays européens, leurs investissements en IA sont plutôt timides en comparaison avec la Chine, même s’il faut bien sûr tenir compte de la taille du PIB des États : en mars 2018, Emmanuel Macron a promis de dédier 1,5 milliard d’euros d’argent public durant son quinquennat pour accompagner l’émergence d’un grand pôle mondial de l’intelligence artificielle14, tandis que le budget britannique consacré à l’IA est similaire à celui de la France.
L’achat de technologies étrangères
Le Vent de la Chine, « L’intelligence artificielle : dada chinois », com, 9 février 2018. Forrester Research est une entreprise de conseil fournissant une expertise sur les enjeux technologiques.
La « méthode de raccourcis » est souvent utilisée pour décrire la manière dont la Chine a pu rattraper le niveau de développement économique des pays occidentaux en moins de trente ans. Plus concrètement, la Chine offre des avantages fiscaux aux entreprises et aux investisseurs étrangers pour qu’ils fassent des investissements et des transferts technologiques aux entreprises chinoises.
La fabrication d’équipements clés, tels que les puces spécialisées, est un domaine dans lequel la Chine reste encore faible. Alors qu’elle s’efforce de former ses champions technologiques nationaux, elle redouble d’efforts pour acheter des technologies clés issues de pays étrangers. Selon Forrester Research, la Chine (groupes publics et privés confondus) augmentera cette année ses achats en technologie de 8%, pour un montant total de 234 milliards de dollars15.
D’ailleurs, la Chine appliquera au domaine de l’intelligence artificielle la même méthode de raccourcis16 utilisée depuis l’application de la politique de réforme et d’ouverture. L’accès des entreprises étrangères au marché chinois se fait souvent sous conditions de transfert de technologies. Vu l’immense potentiel du marché, les entreprises étrangères adoptent souvent une attitude coopérative par rapport à ces règles.
La création d’un environnement social favorable
Le Vent de la Chine, « L’intelligence artificielle : dada chinois #2 », Le Petit Journal, le 19 février 2018.
Dans le « Plan national de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle », il est indiqué qu’« il faut utiliser tous les moyens de communication traditionnels ou émergents pour informer le peuple chinois des avancées importantes réalisées dans le domaine de l’IA. Le développement de cette dernière doit s’ériger en consensus social. En outre, il convient de mobiliser la participation active de toute la société au développement de l’IA ». Ce n’est donc pas une surprise si 65% des citoyens chinois se déclarent confiants en cette technologie, contre 29% seulement dans d’autres pays, à en croire le bureau britannique Dentsu Aegis17, multinationale basée à Londres et spécialisée dans les médias, la communication et le marketing numérique.
Un état des lieux du développement de l’intelligence artificielle en Chine
Il est peut-être un peu tôt pour dresser un bilan sur le développement de l’IA dans l’Empire du Milieu. Néanmoins, depuis 2016, année où le programme d’intelligence artificielle Alpha Go a battu le troisième joueur mondial de go, Lee Sedol, des progrès spectaculaires ont été constatés en Chine. Bien que le pays soit toujours confronté à de nombreuses difficultés telles que l’innovation de puces et le recrutement de talents, des changements positifs en matière d’application de l’IA ont eu lieu dans les domaines de la médecine, de la protection environnementale, du maintien de l’ordre public et de la défense, et ce grâce à plusieurs dynamiques sociales importantes.
La dynamique des start-up et des BATX
Le terme BATX désigne les quatre géants chinois que sont Baidu (créée en janvier 2000), Alibaba (1999), Tencent (1998) et Xiaomi (6 avril 2010). Ces quatre entreprises chinoises sont respectivement spécialisées dans le moteur de recherche, l’e-commerce, les réseaux sociaux et les télécommunications.
Juergen Braunstein, Marion Laboure et Haiyang, Zhang, « La Chine a une chance de devenir leadeur de l’intelligence artificielle », Le Monde, 18 avril 2018.
Voir « Voitures et enceintes : Baidu accélère sur l’intelligence artificielle », fr, 16 novembre 2017.
« Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, sur l’intelligence artificielle », art. cit.
Ibid.
Elisa Braun, cit.
En Chine, le marché de l’intelligence artificielle est en constante expansion. Prenons l’exemple du paiement en ligne, étape à laquelle la Chine a directement accédé en sautant celle des cartes de crédit. Le réseau social WeChat, développé par Tencent en janvier 2011 et équipé de la fonctionnalité de paiement en ligne, enregistre plus de 600 millions de transactions par jour19. Le potentiel considérable du marché chinois de l’IA s’explique avant tout par l’essor des startups et des géants de la télécommunication et de l’informatique. Ces entreprises font déjà preuve d’une expertise très avancée.
iFlytek, société pékinoise créée en 1999 et cotée à la Bourse de Shenzhen, est un leader national en matière de traitement de la voix et de reconnaissance vocale. En plus de traductions dans toutes les langues, les logiciels développés par iFlyteck peuvent distinguer une voix parmi vingt autres et la retranscrire en texte, même si cette voix s’exprime en dialecte dans une salle bruyante. La société aide aussi la police à créer des bases de données biométriques pour permettre l’identification instantanée des individus.
La société Baidu, le « Google chinois », est en train de prendre une longueur d’avance sur ses homologues américains. Avec une précision de 95,4%, la technologie de reconnaissance d’images de Baidu dépasse celle de Google, dont l’exactitude se stabilise à 95,2%. Le programme d’intelligence artificielle de la société est aussi parvenu à battre un champion de go, faisant ainsi jeu égal avec l’IA de Google. Avec son avantage inégalé en stockage de données, Baidu mise sur le développement de véhicules autonomes. Le 16 novembre 2017, Robin Li, PDG légendaire de la société, a déclaré la mise sur le marché de minibus autonomes et d’enceintes connectées à partir de juillet 2018. En collaboration avec JAC Motors, BAIC et le groupe automobile Chery, la société Baidu va lancer plusieurs modèles de voitures autonomes en 2019 et 202020.
Des partenariats avec des entreprises étrangères dans le secteur de l’intelligence artificielle se sont établis. Fin janvier 2018, la Première ministre britannique Theresa May s’est rendue à Pékin. La startup londonienne Medopad, grand fournisseur britannique de services médicaux, en a profité et a signé quinze contrats avec des entreprises chinoises pour une valeur totale de plus de 140 millions de dollars. Parmi ces quinze accords bilatéraux sino-britanniques, le plus significatif est un partenariat avec la division médicale de Tencent, accord consistant à utiliser l’IA pour soutenir le diagnostic des médecins.
La coopération sino-française est également très poussée. À l’occasion de la visite d’État d’Emmanuel Macron en janvier 2018, la France et la Chine ont officialisé un grand nombre de partenariats, dont la création d’un fonds commun d’investissement dans l’intelligence artificielle de 1 milliard d’euros visant la recherche fondamentale et des applications industrielles. En outre, les deux pays se sont mis d’accord sur un échange annuel de vingt talents de chaque pays, créant ainsi un mécanisme régulier de partage de savoir-faire.
Quant aux États-Unis, la forte compétition sino-américaine dans l’IA n’empêche pas que les deux pays établissent des relations de coopération au niveau des entreprises. On reviendra plus loin sur ce sujet, dans la partie traitant de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.
Le dynamisme des entreprises chinoises s’explique par plusieurs facteurs importants. Tout d’abord, elles ont la possibilité de collecter un grand nombre de données, étant donné l’utilisation généralisée des réseaux sociaux WeChat et Weibo, qui comptent aujourd’hui plus de 800 millions d’utilisateurs. En Chine, la moitié des smartphones sont équipés d’applications de paiement mobile, ce qui permet aux consommateurs d’effectuer leurs achats et leur paiement en ligne. Avec un nombre gigantesque de données collectées, les entreprises chinoises peuvent ainsi entraîner et améliorer leurs algorithmes, prédire les actions des consommateurs et fixer des stratégies commerciales avec une précision que la plupart des entreprises étrangères ont du mal à obtenir.
Par ailleurs, se focalisant dans un premier temps sur l’impact de l’IA sur l’emploi, les autorités chinoises n’imposent pas beaucoup de contraintes drastiques à leurs entreprises en ce qui concerne la dimension éthique de l’IA. Par conséquent, les conditions sous lesquelles les entreprises chinoises d’IA se développent sont relativement souples. Ce n’est pas le cas en Europe, par exemple, où les soucis concernant la dimension éthique, la sécurité et la protection des données personnelles l’emportent, à tel point que les innovations dans le domaine de l’IA ont parfois du mal à avancer. L’équation entre l’innovation technologique, d’une part, et la préservation des données personnelles, d’autre part, reste toujours difficile à résoudre, et l’équilibre optimal entre les deux demeure compliqué à fixer.
En France, fin mars 2018, le président Emmanuel Macron a indiqué que, sauf exception, les algorithmes utilisés par l’État, à commencer par Parcoursup, seraient publiés21. Il a aussi annoncé la création d’un « GIEC de l’intelligence artificielle », dont le rôle sera de mener une réflexion prospective sur l’impact de l’IA22.
Le même esprit de circonspection se traduit également par l’adoption, en 2016, du nouveau règlement général sur la protection des données personnelles de l’Union européenne (RGPD), entré en vigueur le 25 mai 2018. Ayant abrogé une directive européenne datant de 1995, et répondant aux évolutions numériques récentes, le RGPD impose de nouvelles obligations aux entreprises opérant sur le territoire européen, qu’elles soient européennes ou étrangères, à but lucratif ou non lucratif. Avant tout traitement de données personnelles, les entreprises doivent au préalable récolter un consentement écrit, explicite et clair de l’internaute concerné. Elles ont par ailleurs l’obligation d’effacer les données de leurs utilisateurs si ces derniers le demandent. Ce resserrement du cadre juridique concernant la protection des données personnelles aura pour conséquence que l’IA ne sera pas aussi bien nourrie en Europe qu’en Chine, bien que l’Europe fasse des efforts dans l’ouverture des données publiques.
En plus d’une opinion sociale favorable à l’IA, les entreprises chinoises tirent profit de puissantes capacités de calcul des superordinateurs du pays. La Chine maintient depuis 2013 sa position de leader dans le classement Top 500 des superordinateurs les plus puissants du monde. Cette position a été encore consolidée avec la naissance du superordinateur Sunway Taihu Light en 2018. Tout en étant très économe en énergie, ce dernier est cinq fois plus puissant que le premier superordinateur états-unien (lui-même troisième du classement). Une grande quantité de données et une excellente capacité de calcul constituent les deux conditions dont l’intelligence artificielle ne peut se passer pour être « intelligente ». Réunissant ces deux conditions, la Chine pourra donc voir ses entreprises futuristes se développer sans entrave.
Il existe en Chine une véritable synergie entre les acteurs publics et privés afin de promouvoir le développement de l’IA. Selon le « Plan national de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle », le gouvernement chinois va prendre des mesures pour soutenir le rôle décisif du secteur privé dans le financement de l’industrie de l’IA. Répondant aux exigences du gouvernement central, les autorités locales sont particulièrement actives et apportent un soutien décisif aux entreprises du secteur. En plus des BATX18 qui travaillent main dans la main avec les gouvernements à tous les niveaux, un autre exemple est fourni par SenseTime, société créée en 2014 et dont la valeur dépasse déjà le milliard de dollars grâce au soutien d’une quarantaine de gouvernements locaux. Ces derniers coopèrent avec elle pour la vérification des cartes bancaires et les systèmes de sécurité. Quant à CloudWalk, société spécialisée en reconnaissance faciale, elle a reçu une subvention de 301 millions de dollars de la part du gouvernement local de Guangzhou pour installer un centre d’images dans la ville23.
L’e-santé
En Chine, la santé est le domaine prioritaire de l’application de l’IA et des progrès spectaculaires sont constatés dans le pays. Le marché chinois de la santé digitale s’est rapidement élargi à partir de 2014 et a généré plus de 10 milliards de yuans (soit 247 milliards d’euros) en 201724. La Chine est depuis 2014 le deuxième pays le plus avancé du monde en ce qui concerne l’e-santé, et représente 37% des parts du marché en Asie-Pacifique25. L’essor de la santé digitale dans l’Empire du Milieu se justifie avant tout par deux facteurs importants : la faible couverture médicale et les gains de temps et de budget promis par l’intelligence artificielle. Avec une population de 1.379 milliard d’habitants, la Chine n’offre que 1,5 médecin pour 1.000 personnes26. Les investissements dans l’application sanitaire de l’IA pourraient aider à considérablement améliorer l’accès des citoyens chinois aux services médicaux de bonne qualité. En conséquence, les médecins, aidés par l’IA, pourraient s’occuper d’un plus grand nombre de patients par jour, tout en maintenant la même qualité de service.
Ayant ressenti le potentiel commercial du secteur de l’e-santé, les entreprises chinoises s’y lancent les unes après les autres. En tant que plate-forme phare de la stratégie « Double H » (Health and Happiness) du groupe Alibaba, AliHealth est devenue une référence dans l’e-pharmacie et les services pharmaceutiques O2O (« Online to Offline »). Des habitants de plus de cent villes chinoises bénéficient déjà des services AliHealth. L’application Weiyi, développée par le groupe Weiyi du Zhejiang, se spécialise quant à elle dans la prise de rendez-vous médicaux en ligne. Les patients peuvent utiliser leur portable et fixer gratuitement un rendez-vous avec un médecin de leur choix. Le groupe a conclu des partenariats avec plus de neuf cents hôpitaux chinois, permettant ainsi à de nombreux patients – notamment ceux habitant à la campagne et dans des régions reculées – de se faire soigner sans avoir à faire des déplacements chers et parfois inutiles.
Le groupe d’assurances chinois Ping An est un autre exemple à travers lequel on peut se faire une idée objective de l’état d’avancement de l’application de l’IA dans la santé. Fondé en 1988, à Shenzhen, et avec un chiffre d’affaires en 2017 de 975 milliards de yuans (environ 125 milliards d’euros), Ping An s’impose aujourd’hui comme numéro un mondial de l’assurance, dépassant les géants Allianz et Axa27. La capacité d’innovation en matière d’application de l’IA contribue au succès commercial que le groupe a pu remporter en moins de trente ans. L’application Good Doctor, branche médicale de Ping An et cotée à la Bourse de Hong-Kong, attire déjà 193 millions d’usagers grâce aux services intégrés qu’elle propose. En analysant les photos et les radiographies, les algorithmes de Ping An parviennent à diagnostiquer vingt-trois affections simples et à détecter les risques de cancer pulmonaire. Fort d’un réseau de plus de 1.000 médecins, de 3.100 hôpitaux et de 1.100 cliniques28, l’application Good Doctor rend possible la prise de rendez-vous médicaux rapide et les consultations à distance, ce qui optimise la circulation des ressources médicales en réduisant l’écart de qualité des prestations entre les habitants ruraux et urbains. Sans avoir à faire des déplacements chronophages, les patients peuvent directement acheter des médicaments ou des compléments alimentaires moyennant l’application Good Doctor.
Le maintien de l’ordre public
Selon le « Rapport de suivi des travailleurs migrants en 2017 » publié le 27 avril 2018 par le Bureau national des statistiques, le pourcentage des travailleurs migrants à l’est, au centre et à l’ouest de Chine était respectivement de 36,4, 33 et 27,3%.
En Chine, l’urbanisation, provoquée principalement par l’exode rural, se révèle être un processus assez brutal. Entre 1978 et 2016, le taux d’urbanisation chinois a plus que triplé, passant de 17,92 à 57,35%. Néanmoins, le fait que la Chine s’urbanise avant que les villes développent une capacité d’accueil correspondante a généré beaucoup de problèmes sociétaux.
Bien que la répartition géographique des travailleurs migrants entre l’est, le centre et l’ouest du pays devienne équilibrée et que leur circulation interprovinciale se ralentisse29, les quatre métropoles situées à l’est du pays, Beijing, Shanghai, Guangzhou et Shenzhen, absorbent depuis très longtemps une grande quantité de migrants. En conséquence, ces villes souffrent d’embouteillages, d’instabilité et de raréfaction des ressources sociales. Cette situation risque de se perpétuer si les villes concernées ne trouvent pas de moyens d’améliorer leur capacité d’accueil. Il en résulte un certain nombre de troubles et de tensions sociales.
En ce qui concerne le maintien de l’ordre public, l’IA possède trois avantages inégalés. Tout d’abord, l’algorithme, qui s’entraîne de manière répétitive et se nourrit d’une quantité gigantesque de données, peut atteindre une précision impressionnante que même un personnel extrêmement qualifié et chevronné ne peut obtenir. Les résultats acquis par l’IA jusqu’à présent en matière d’analyse d’imagerie médicale révèlent déjà son potentiel. Il est possible d’affiner encore davantage l’exactitude des évaluations de l’algorithme, étant donné que l’IA est capable d’apprendre par elle-même. Ensuite, contrairement aux policiers ou aux gardiens, l’IA ne se fatigue jamais. Elle peut travailler 24 heures sur 24, sans demander d’augmentation de salaire ou d’améliorations des conditions de travail. Enfin, en comparaison avec les personnes chargées de la sécurité qui peuvent être attaquées en cas de conflit avec des malfaiteurs, l’IA est imbattable. Elle surveille les délinquants, enregistre leurs actions et offre des informations précieuses aux policiers qui peuvent les arrêter sans prendre de risques majeurs. À l’aide de l’IA, l’ordre public peut grandement s’améliorer, et ce à un prix très abordable. La Chine a ainsi développé des technologies de reconnaissance faciale et vocale très avancées, grâce auxquelles l’identification et l’arrestation des contrevenants peuvent s’effectuer avec efficacité.
À Pékin, les distributeurs de papier de certaines toilettes publiques sont équipés de technologie de reconnaissance faciale pour lutter contre les abus : une même personne ne peut pas utiliser plus de soixante centimètres de papier toilette en neuf minutes31. Étant donné la dimension écologique de cette mesure, l’exemple de la capitale est suivi par d’autres villes du pays.
Simon Leplâtre, « En Chine, la reconnaissance faciale envahit le quotidien », Le Monde, 9 décembre 2017.
À Shanghai, des caméras détectent déjà les piétons qui n’empruntent pas les passages réservés. À Shanghai, à Shenzhen, ainsi que dans de nombreuses autres villes chinoises, l’IA est aussi mise à profit par les autorités locales dans la gestion du trafic. Que des agents de police soient présents ou non, les piétons traversant au rouge ou qui n’empruntent pas les passages réservés voient leur visage apparaître sur des écrans installés dans les arrêts de bus ou dans d’autres endroits moins discrets. Le visage ne disparaît que lorsqu’une amende est payée au commissariat du quartier concerné30
Ibid.
Cité dans Charles Thibout, « Chine, surveillance 0 », iris-france.org, 18 janvier 2018.
Chloé Rochereuil, « La Chine veut prédire les crimes de ses citoyens grâce à une intelligence artificielle », com, 24 juillet 2017.
À Pékin, les distributeurs de papier de certaines toilettes publiques sont équipés de technologie de reconnaissance faciale pour lutter contre les abus : une même personne ne peut pas utiliser plus de soixante centimètres de papier toilette en neuf minutes31. Étant donné la dimension écologique de cette mesure, l’exemple de la capitale est suivi par d’autres villes du pays.
Concernant les voitures, la société iFlytek est parmi les premières sociétés chinoises à avoir appliqué l’IA dans l’industrie automobile. En 2017, elle a mis sur le marché son nouveau produit Xiaofeiyu, une application vocale polyvalente installée à l’intérieur de la voiture. Il suffit au conducteur de donner des ordres vocaux pour connaître le meilleur trajet, obtenir des informations en temps réel, communiquer à distance ou écouter de la musique. Forte d’une technologie de reconnaissance vocale de premier ordre dans le monde, l’application Xiaofeiyu peut même fonctionner dans des environnements complexes, avec un taux de reconnaissance de 90%.
L’IA a également fait son apparition dans deux domaines concernant le maintien de la sécurité publique : la prédiction des actes criminels et l’intervention de la police avant que les crimes ne soient commis. Cette nouvelle direction confirme ce que Li Meng, vice-ministre chinois des Sciences et des Technologies, a annoncé en juillet 2017 : « Si l’on utilise correctement nos systèmes intelligents et nos équipements intelligents, on peut savoir à l’avance […] qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal32. » CloudWalk, société pionnière dans la technologie de reconnaissance faciale, est ainsi un partenaire privilégié de la police chinoise. L’algorithme de CloudWalk peut effectuer des comparaisons entre les images recueillies et celles stockées dans la base de données de la police. Après une analyse des comportements de personnes suspectes, la société peut identifier les risques de criminalité des individus concernés. La force publique est ensuite prévenue et sollicitée afin d’empêcher les crimes à l’avance.
La presse occidentale ainsi que des chercheurs émettent des critiques sur l’usage que la Chine fait de l’intelligence artificielle dans le domaine du maintien de l’ordre public, en se posant des questions sur les intentions du gouvernement chinois. Un journaliste commence ainsi son article par la phrase suivante : « Big brother is watching you, enfin non, is carrément arresting you33. » Des critiques similaires sont lancées concernant l’usage de l’application vocale Xiaofeiyu de la société iFlytek, expliquant que les fonctionnalités de l’application permettent en réalité à la Chine de collecter des informations personnelles sur les utilisateurs.
Face aux commentaires uniformément négatifs de la presse occidentale – et de façon continue – sur l’intelligence artificielle chinoise, il convient peut-être d’apporter quelques nuances car, en mettant trop l’accent sur la dimension répressive de l’IA en Chine et en diabolisant outre mesure les relations entre les autorités chinoises et les citoyens, les journalistes occidentaux oublient les bénéfices que cette technologie a apportés et pourra encore apporter aux habitants du pays. Prenons l’exemple de Xiaofeiyu, accusée d’espionnage au profit du gouvernement chinois. L’avantage de cette application par rapport au GPS traditionnel consiste dans le fait qu’elle permet aux conducteurs de commander la voiture vocalement, de garder les mains toujours sur le volant et donc de rester en sécurité. Concernant la collecte des informations personnelles, il n’y a pas de réelles différences entre Xiaofeiyu et un GPS. S’il y en a vraiment une, c’est qu’avec Xiaofeiyu, le chauffeur est en sécurité au moment où ses informations personnelles sont collectées et qu’avec un GPS, il risque sa vie en tapant le numéro de la rue sur le cadran – numéro qui, bien sûr, peut de toute façon être aussi collecté avec ses informations personnelles.
La protection de l’environnement
Cité in Matthieu Timmerman, « Pollution massive : la Chine en pleine révolution verte », fr, 23 mars 2017.
Voir le site : alibabacloud.com/et/environment
- Cité dans « La Chine, pépinière pour les solutions de smart energy ? », com.
Ibid.
Concernant la protection de l’environnement, le « Plan national de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle » indique que la Chine envisage de construire des réseaux intelligents de supervision environnementale et des plateformes de services. Elle ambitionne de mettre sur pied des méthodes de modélisation intelligente pour suivre de près la consommation de ressources naturelles et d’énergie, ainsi que l’émission des matières polluantes. Les systèmes de prévention et de contrôle intelligents seront construits dans la bande économique du fleuve Yangtsé et les provinces contiguës du Hebei, de Pékin et de Tianjin, dans le but de prévenir la pollution environnementale et les catastrophes naturelles.
En Chine, environ 70% de l’électricité est produite à partir de charbon. Selon une étude menée par l’Université de Californie à Berkeley, la pollution atmosphérique est responsable de près de 4.000 morts chaque jour en Chine34. Le développement économique au prix de la pollution environnementale n’est pas une voie durable pour la Chine et risque de devenir un goulot d’étranglement qui empêchera la réalisation d’une société chinoise de moyenne aisance d’ici à 2020.
Pour lutter contre la pollution environnementale et mettre à niveau la structure énergétique, il semble judicieux pour la Chine d’intégrer l’IA dans les stratégies écologiques à venir. Des initiatives issues du monde privé émergent et sont adoptées par les acteurs publics. Le 10 juin 2017, les ingénieurs d’AliCloud, division informatique du groupe Alibaba, ont lancé une initiative technologique de protection environnementale : ET Environment Brain35. Mettant à profit la technologie de perception intelligente de l’environnement et sur la base d’images collectées par des satellites, ET Environment Brain est capable d’effectuer des analyses croisées sur la température, le vent, la pression atmosphérique, l’humidité, les précipitations et le rayonnement solaire. Plusieurs provinces littorales l’ont utilisé dans la surveillance de la production, du transfert, du traitement et de la réutilisation des déchets solides. Elles l’ont en outre appliqué pour identifier de manière précoce les fausses déclarations sur les émissions des déchets. ET Environment Brain a aidé ces provinces pilotes à lancer au total 131 alertes environnementales, l’efficacité ayant atteint 93%.
En ce qui concerne le volet énergétique de l’économie chinoise, il est à noter que le taux de croissance de la consommation énergétique est passé de 5% en 2016 à 6,6% en 201736. La consommation pourrait encore augmenter de 40% sur les quinze années à venir37. Le gaspillage d’énergie et le manque d’énergies renouvelables s’ajoutant au problème de consommation excessive, la sécurité d’approvisionnement énergique pourrait être mise en question en Chine, impactant en retour sa croissance économique et son processus d’urbanisation.
Les autorités publiques et les entreprises chinoises font donc appel à l’IA afin de mieux gérer l’enjeu stratégique de sécurité énergétique. En mars 2012, le gouvernement chinois a publié son « Douzième plan quinquennal sur l’industrialisation des sciences et des technologies relatives au réseau électrique intelligent », reconnaissant l’importance primordiale du réseau électrique intelligent dans la mise en œuvre des stratégies énergétiques nationales et l’optimisation de la distribution des énergies. La publication de ce document officiel a pu favoriser l’innovation scientifique du Laboratoire national de contrôle sur la protection et le fonctionnement du réseau électrique intelligent. Rattaché à la State Grid Coporation of China (SGCC), chargée de la gestion de 80% du réseau électrique de la Chine, et en partenariat avec des universités prestigieuses telles que l’Université Tsinghua, l’Université du Zhejiang et l’Université de Nankin, le laboratoire a développé une expertise importante dans l’ajustement intelligent et l’automatisation des équipements pour les stations d’électricité locales.
L’intérêt que la Chine manifeste pour le potentiel de l’IA dans la sécurisation de l’approvisionnement énergétique explique l’essor d’événements de haut niveau qui ont eu lieu en Chine ces dernières années autour de la thématique de la smart energy. Centrée sur l’application de l’intelligence artificielle dans la production d’électricité, la réunion scientifique organisée le 6 décembre 2017 par l’Institut de recherche national a rassemblé plus d’une cinquantaine d’experts chinois de premier ordre. Vivement intéressés par le potentiel de l’IA dans la production et la gestion de l’électricité, ces experts sont convaincus que les contributions de l’IA à la mise en œuvre de la stratégie de smart energy seront décisives. Ce constat se fonde sur les avancées que les entreprises étrangères ont déjà accomplies.
Deux exemples intéressants aident à illustrer l’optimisme et la conviction des experts chinois. Mettant à profit l’intelligence artificielle, Google a ainsi réussi à réduire sa consommation d’énergie de 15%. Ce résultat s’explique par le fait que l’IA, sur la base du calcul algorithmique, peut aider à optimiser à la fois la charge du centre de données, le système de refroidissement et la gestion d’équipements électriques. Quant à IBM, la société a utilisé l’IA dans plus de 200 programmes pour effectuer des prévisions sur l’énergie solaire et les éoliennes.
Les innovations en matière d’application énergétique de l’IA sont nombreuses. Des sociétés telles que Stem, Siemens, AES, SparkCognition, Nest (filiale d’Alphabet), Nnergix ou Beyond Limits ont mis sur le marché leurs nouveaux produits qui, combinés avec l’IA, permettent d’améliorer l’efficacité d’utilisation énergétique, de mieux localiser des énergies renouvelables ou de prévoir avec précision les comportements de consommation énergétique.
Vu les défis écologiques auxquels la Chine est confrontée, l’application de l’IA dans le domaine des énergies a de fortes chances de s’élargir à une plus grande échelle dans le pays. À l’heure actuelle, nous vivons dans un monde confronté à un double défi : d’une part, la quantité d’énergies traditionnelles utilisables se réduit de jour en jour ; d’autre part, bien que les énergies renouvelables s’annoncent prometteuses, l’intermittence de la production et les difficultés de stockage posent des problèmes non négligeables. Dans ce cadre, l’IA peut aider à minimiser les conséquences néfastes de ces deux défis. En stockant et en analysant les données sur la consommation énergétique des utilisateurs, elle pourrait aider les entreprises et les acteurs publics à fixer des politiques incitant les utilisateurs à adopter des comportements plus économes en énergie. Elle pourrait également aider à remédier au problème d’intermittence des énergies renouvelables, amplifiant ainsi leurs contributions économiques et sociales.
La défense
En juillet 2017, dans un discours adressé à l’Académie des sciences militaires, le président Xi Jinping a déclaré que la Chine devrait construire des instituts de technologie militaire de classe mondiale, l’objectif étant de contenir la supériorité militaire régionale des États-Unis dans les points chauds en Asie-Pacifique. Répondant aux besoins stratégiques du pays, des recherches scientifiques en matière d’application militaire de l’IA se multiplient afin de relever les défis qui s’annoncent. Plus d’une centaine de spécialistes de haut niveau sont sélectionnés en Chine pour travailler sur l’IA et les technologies quantiques pour des applications militaires.
Deux raisons peuvent aider à comprendre l’essor des recherches dans ce domaine. D’une part, dans la région Asie-Pacifique, où les pays de la zone semblent craintifs vis-à-vis de la montée en puissance de la Chine, cette dernière a besoin de se prévenir contre tous les aléas possibles, dans le but de perpétuer et de sécuriser son développement. Puisque la Chine et les États-Unis figurent tous les deux parmi les pays possesseurs de l’arme nucléaire dans le monde, la Chine se sent obligée de prendre une longueur d’avance par rapport aux États-Unis. Autrement dit, en dehors de la dissuasion nucléaire, se munir d’un outil encore plus efficace pourrait donner à l’empire du Milieu un avantage décisif dans les jeux géopolitiques de la région.
D’autre part, les nouvelles technologies à base d’IA pourraient aider la Chine à restreindre l’augmentation de ses dépenses militaires. Les armes nucléaires sont jusqu’à présent les plus puissantes et les plus destructrices. Logiquement, la possession de telles armes doit être assez rassurante pour que les États maintiennent ou réduisent leur budget militaire et d’armes conventionnelles. Ce n’est cependant pas le cas. Selon les données de la Banque mondiale, bien que les dépenses militaires américaines se soient réduites après la guerre froide, elles restent toujours au-dessus de 3% du PIB. Ce chiffre s’est même élevé à 4,67% en 201038. La moyenne mondiale se stabilise autour de 2% en 201739. Ce n’est évidemment pas un exemple que la Chine peut se permettre de suivre, étant donné les moyens financiers dont elle a besoin par ailleurs pour relever les nombreux défis écologiques, démographiques et environnementaux qui se présentent à elle. Le développement de nouvelles méthodes de défense nationale lui permettrait donc de mieux se protéger contre les éventuels risques sécuritaires avec un coût moins élevé.
Dépenses militaires dans les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies (% du PIB)
Source :
Banque Mondiale
- Henri Kenhmann, « Drone : Chengdu livre les premiers lots de Wing Loong II aux clients », com, 2 janvier 2018.
Pierre-Yves Gerlat, « La Chine utilisera l’IA pour développer des systèmes d’aide à la décision pour ses sous-marins nucléaires »,com, 5 février 2018.
« La Chine a débuté la construction d’un site pour tester les navires sans pilote », xinhuanet.com, 13 février 2018.
Des progrès spectaculaires ont ainsi été obtenus par l’IA dans le domaine militaire. Par exemple, grâce à ses avancées dans le domaine des drones moyenne altitude longue endurance (Male), la Chine a pu mettre en avant sa dernière version du drone de combat Wing Loong, le Wing Loong II. Fabriqué par le groupe d’aéronautique China Aviation Industry Corporation, ce drone a fait l’objet de commandes à l’exportation, notamment de la part de l’Arabie saoudite pour une quantité totale de 300 appareils. Et, fin 2017, Chengdu Aircraft Industrial Group (CAC), filiale de China Aviation Industry Corporation, a effectué la première livraison de drones Wing Loong II à ses clients40. En comparaison avec la Chine, l’Europe qui se trouve en période de spécification de son futur Male, semble être en retard.
À l’aide de l’IA, la Chine est également en train d’élaborer un système embarqué à bord des sous-marins nucléaires d’attaque ou lanceurs d’engin. L’objectif est d’améliorer la capacité d’interprétation et de décision du commandement, ce dernier étant susceptible d’être impacté par le stress du confinement41. Toujours dans le domaine de la marine, la Chine a commencé début 2018 la construction d’un site de test pour les navires sans pilote à Zhuhai. Financée par le gouvernement local de Zhuhai, la Société de classification de Chine, l’Université des technologies de Wuhan et Océanalpha (société spécialisée dans les drones marins et les navires sans pilote), la construction du site s’effectue dans le but de reproduire, tester et vérifier les fonctions des navires sans pilote, notamment la planification des itinéraires, le repérage, l’accostage et l’appareillage42.
La rivalité avec les États-Unis
Mathis Felardos, « La stratégie de la Chine sur l’intelligence artificielle face aux États-Unis », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, portail-ie.fr, 24 janvier 2018.
Un article de The Economist analyse ainsi la situation : « Mr Trump’s approach is defined only by what he can do to stifle China, not by what he can do to improve America’s His record on that score is abysmal. America’s federal-government spendings on R&D was 0.6% of GDP in 2015, a third of what it was in 1964. Yet, the president’ budget proposal for 2019 includes a 42.3% cut in non-defense discretionary spending by 2028, which is where funding for scientific research sits » (« America v China. The battle for digital supremacy », The Economist, 15 mars 2018).
Yimian Wu, « Chinese AI Chip Maker Cambricon Unveils New Cloud-Based Smart Chip », com, 4 mai 2018.
Ibid.
Elisa Braun, art. cit.
Lee Kai-Fu, AI Superpowers: China, Silicon Valley and the New World Order, Houghton Mifflin Harcourt, Septembre
À l’heure actuelle, la Chine et les États-Unis sont considérés comme les deux pays les plus importants en matière de développement de l’IA. En raison de la méfiance traditionnelle des États-Unis envers les intentions supposées impérialistes de la Chine et de la volonté de plus en plus inamicale du gouvernement chinois de se maintenir en Asie-Pacifique, il est indispensable de bien prendre la mesure de la compétition entre les deux pays.
La concurrence sur l’IA entre les deux puissances s’est intensifiée en 2017, suite à la publication de trois documents officiels par l’administration Obama entre octobre et décembre 2016. Quand on regarde de près le « Plan national de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle » publié par le gouvernement chinois, on s’aperçoit qu’il présente beaucoup de similarités avec le National Artificial Intelligence Research and Development Strategic Plan rendu public en octobre 2016 par l’administration Obama. Le plan chinois est souvent considéré comme une réponse directe à la stratégie américaine.
Le rapport publié Preparing for the Future of Artificial Intelligence, également publié en octobre 2017 par le gouvernement d’Obama, faisait remarquer que les États-Unis n’étaient plus la première nation en termes de publications sur l’apprentissage profond. En fait, la Chine était en train de prendre le dessus non seulement en matière de publications sur l’apprentissage mais aussi pour l’ensemble des publications liées à l’IA. Entre 2001 et 2010, on comptait 6.046 publications aux États-Unis, contre 554 en Chine. Mais, entre 2011 et 2015, la Chine a dépassé les États-Unis et s’est placée en première position mondiale en termes de volume de publications43.
L’administration Trump ne semble pas avoir pris la mesure de la menace que la Chine représenterait dans le secteur de l’IA et fait très peu pour soutenir sa propre industrie. Les inquiétudes liées aux visas accordés aux ingénieurs étrangers aux États-Unis ont poussé une grande partie des laboratoires de recherche à s’installer dans d’autres pays. Le soutien financier à la R&D en IA semble ne pas être à la hauteur de l’ambition américaine44.
Bien que les Américains dominent toujours le secteur des puces spécialisées, des avancées considérables ont été constatées du côté de la Chine. Cambricon Technologies Corp Ltd, fabricant chinois de puces spécialisées en intelligence artificielle, a lancé sa puce Cambricon-IA en 2016. La puce peut gérer 16 milliards de neurones virtuels par seconde. Sa capacité de pointe peut atteindre les 2 milliards de synapses par seconde. Le 3 mai 2018, la société a annoncé à Shanghai ses deux nouveaux produits : une puce intelligente basée sur le cloud Cambricon MLU100 et un Cambricon 1M processor. La nouvelle puce peut être utilisée dans l’apprentissage automatique basé sur le cloud, y compris la visualisation, les données audio et le traitement du langage naturel45. Consciente de son retard en technologies essentielles de l’IA et désirant vivement briser sa dépendance technologique aux pays étrangers, la Chine s’investit dans la R&D des semi-conducteurs. Un fonds spécifique d’un montant total d’au moins 150 milliards de yuans (23,96 milliards de dollars américains) sera bientôt levé à cette fin46. D’ailleurs, moins freinée par les débats éthiques et les tentatives de régulations, il est probable que la Chine connaîtra une ascension plus rapide et plus décisive dans le domaine de la sécurité nationale et des armes autonomes.
En comparaison avec les États-Unis, la Chine attire davantage d’investissements pour soutenir le développement de son industrie de l’IA. En 2017, 15,2 milliards de dollars ont été investis à l’échelle mondiale dans des startups spécialisées dans le secteur, et près de la moitié de cette somme est allée directement vers la Chine, contre 38% en direction des États-Unis47. C’est la première fois que la Chine dépasse les États-Unis sur ce type d’investissements. Dans son livre AI Superpowers: China, Silicon Valley and the New World Order48, Lee Kai-Fu confirme la position privilégiée de l’Empire du Milieu dans le domaine de « l’AI Internet » et « l’AI Perception » par rapport aux États-Unis depuis 2010. Grand spécialiste chinois en intelligence artificielle, il note que :
« If data is the new oil, then China is the new Saudi Arabia ». Tout en soulignant le leadership de la Chine face à son concurrent américain, Lee Kai-Fu insiste sur la nécessité pour les deux pays, dotés tous les deux d’une puissance technologique exceptionnelle, de prendre leurs responsabilités dans la création de nouvelles valeurs culturelles et d’apporter une réponse forte aux bouleversements que l’intelligence artificielle ne va pas tarder à semer dans le monde du travail et les réglementations internationales.
La concurrence entre la Chine et les États-Unis dans le secteur de l’IA n’élimine pas la coopération entre les deux pays pour autant. Les entreprises chinoises investissent même dans des entreprises américaines. Baidu et JD.com ont soutenu ZestFinance, et le groupe Tencent a soutenu ObEN, qui se situe à New York. Quelques start-up comme WuXi NextCODE et Pony.ai exercent dans les deux pays. Mais cet avancement des coopérations sino-américaines en matière d’IA confirme la longueur d’avance qu’est en train de prendre la Chine.
Cela ne veut pas dire que la Chine sera une superpuissance en IA pour autant, car le pays a des limites importantes à surmonter. En comparaison avec les États-Unis, le niveau de développement général de l’IA est moins élevé. La Chine a notamment des retards concernant la théorie fondamentale, les algorithmes clés, les équipements, les puces spécialisées, les matériaux et les logiciels. Les instituts de recherche et les entreprises n’ont pas encore pu former un écosystème numérique et une chaîne industrielle ayant une influence internationale. Les experts et les spécialistes en IA manquent cruellement. La Chine a un besoin urgent de développer une infrastructure, des lois, des réglementations et un système de normes dans le domaine de l’IA.
Les visées stratégiques des investissements colossaux en intelligence artificielle
Cité in Pierre Haski, « Intelligence artificielle : qui sera maître du monde ? », com, 17 septembre 2017 .
Ibid.
Sophie-Charlotte Fischer, « Intelligence artificielle : les ambitions de la Chine », Politique de sécurité : analyses du CSS, n° 220, février 2018, p. 2.
Cédric Villani, « Donner un sens à l’intelligence Pour une stratégie nationale et européenne », rapport de la mission confiée par le Premier ministre Édouard Philippe, mars 2018, p. 125.
Elsa Trujillo, « En Chine, le grand bond en avant de la reconnaissance faciale », fr, 13 décembre 2017.
Quand la Chine investit des sommes colossales dans le secteur de l’IA, l’Europe, les États-Unis et, surtout, les pays de l’Asie du Sud-Est se demandent si derrière cela ne se cache pas une intention impérialiste de domination géopolitique. Pour un État, l’IA est non seulement importante pour promouvoir sa croissance économique mais aussi pour assurer sa sécurité. Étant donné l’importance stratégique de l’IA, il n’est pas surprenant que la communauté internationale se pose des questions quant aux intentions chinoises. Comme Vladimir Poutine l’a dit à juste titre, « le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence artificielle dominera le monde49 ». Faisant écho à cette déclaration franche, Elon Musk a aussitôt tweeté en affirmant que « la compétition pour la supériorité nationale en matière d’IA sera la cause la plus vraisemblable de la troisième guerre mondiale50 ». Qui plus est, à en croire Kenneth Waltz, chef de file du réalisme structurel, la meilleure méthode pour s’imposer comme leader international est d’abord de s’imposer comme leader régional. Dans l’esprit des Occidentaux, si la Chine, à l’aide de la technologie IA, peut arriver à devenir une puissance incontestable en Asie-Pacifique, elle s’imposera tôt ou tard comme un leader mondial.
Cette façon d’appréhender la Chine est on ne peut mieux exprimée par une chercheuse européenne qui décrit la trajectoire que la Chine empruntera pour le développement de son IA en ces termes : « Le Conseil des affaires d’État a présenté en juillet 2017 sa vision globale en trois étapes pour le secteur de l’IA : rattraper les États-Unis d’ici 2020, les dépasser en 2025 et devenir leader mondial en 203051. » Les intentions du gouvernement chinois en matière d’IA ainsi que les efforts que la Chine a déployés dans le projet « One Belt One Road » et la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures sont souvent interprétées de cette façon biaisée et simplifiée. Mais ce serait un véritable gâchis si la peur et l’inquiétude suscitées par la Chine détournaient les chercheurs occidentaux des vrais enjeux.
Les investissements colossaux que la Chine consacre à l’IA s’expliquent tout d’abord par l’environnement international inamical où elle se trouve. Sa montée en puissance sur la scène internationale a favorisé l’alliance entre le Japon et l’Inde, et fait l’objet de nombreuses convoitises. Elle a aussi suscité chez d’autres pays asiatiques un appel à l’intensification de la présence américaine dans la région. La technologie d’intelligence artificielle se révèle comme une technologie extrêmement prometteuse. Pour la Chine, il est donc impératif d’être leader mondial dans ce domaine pour éviter d’être prise de court par les vicissitudes internationales. Mais il convient de nuancer la menace que le développement de l’IA chinoise pose à la sécurité internationale. Tout d’abord, il faut reconnaître le fait que tous les pays veulent se positionner en leader mondial dans le domaine. En France, par exemple, le rapport Villani indique que le pays devrait prendre le leadership pour ériger le développement parallèle de l’IA et de la transition écologique en enjeu mondial52. Il n’est donc pas légitime d’accuser un pays d’avoir l’ambition d’être numéro un dans un domaine dans la mesure où les moyens d’y parvenir ne sont pas malhonnêtes vis-à-vis d’autres pays. Les accusations et les soupçons lancés à l’encontre de la Chine s’expliquent avant tout par le fait que la Chine est un nouveau challenger sur la scène internationale. La suprématie américaine est tellement présente dans les esprits qu’il paraît toujours plus ou moins anormal d’imaginer qu’ils soient dépassés par un autre pays – même quand ce n’est pas la Chine.
La Chine fait face à de nombreux enjeux et défis et elle a un immense besoin d’IA pour résoudre ses problèmes internes. Elle est pour l’instant le plus grand émetteur de gaz à effet de serre dans le monde. Elle doit aussi améliorer les services publics au bénéfice de ses 1,3 milliard d’habitants, d’autant plus qu’elle est déjà entrée dans une société de vieillissement. La technologie de l’IA doit aider la Chine à relever les défis sociétaux, ce qui est dans l’intérêt de tous les États du monde. Sinon, le pays risquerait d’exporter ses problèmes et de provoquer une instabilité internationale.
L’IA est pour la Chine un enjeu de croissance économique et de sécurité nationale. Une campagne nationale de réduction de la surcapacité industrielle a été lancée en 2016 : 500 millions de tonnes de charbon et 100 à 150 millions de tonnes d’acier seront ainsi produites en moins de 2016 à 2020 (le total de la réduction envisagée est de 1,2 milliard de tonnes) et 1,8 million de postes dans le secteur sidérurgique seront supprimés. La décision des autorités chinoises entraînera la fermeture de la filière charbon et d’usines d’acier, et risque d’engendrer un chômage massif dans ces secteurs. La Chine a besoin de trouver une nouvelle dynamique de croissance plus économe en énergie et qui pourra créer une nouvelle période de prospérité économique continue pendant une dizaine d’années, voire plusieurs décennies. L’IA répond à cette demande.
Du point de vue de la sécurité, la Chine ne peut pas continuer à ouvrir son marché national. Si elle reste inactive concernant l’IA, les GAFAs risquent d’usurper et d’exporter les données personnelles des citoyens chinois – ce qui est déjà arrivé aux Européens, et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’Europe a adopté le RGPD. D’ailleurs, la Chine a aussi investi dans l’IA dans un but préventif, afin de se protéger contre les attaques extérieures telles que les frappes automatiques par des drones autonomes, des attaques informatiques de type APT (advanced persistent threat) ou l’utilisation de la désinformation.
Les efforts que la Chine est en train de déployer dans le domaine de la coopération internationale de l’IA manifestent la volonté du pays de jouer un rôle important dans la réglementation de l’IA de demain. La tenue de la Conférence mondiale de l’intelligence artificielle (World Artificial Intelligence Conference) du 17 au 19 septembre 2018 à Shanghai s’inscrit parfaitement dans la logique de parrainage de coopération internationale par la Chine. Cet événement manifeste à la fois son leadership en intelligence artificielle et sa ferme volonté de piloter le développement de cette technologie futuriste dans le monde de demain. Réunissant plus de 200 entreprises phares de l’IA et des experts d’environ 40 pays, cette conférence mondiale est pour les autorités chinoises une occasion de rassurer ses partenaires et de leur redonner espoir dans le contexte de guerre commerciale sino-américaine en incandescence depuis le début de l’année. Ce n’est donc pas une grande surprise que Microsoft, Amazon, Alibaba et consorts aient déclaré le 18 septembre, soit le deuxième jour de la Conférence, qu’ils allaient ouvrir des centres de recherche IA à Shanghai.
La Chine souhaite figurer parmi les États qui établissent les règles et les normes de ce secteur, ce qui se traduit par le fait que la Chine encourage ses entreprises à participer à la fixation des standards internationaux. À l’appui de l’initiative
« One Belt One Road », la Chine va ainsi se lancer dans la création de bases de coopération internationale en IA et celle des centres de recherche conjoints. Elle soutient l’établissement d’organisations internationales de régulation de l’IA afin de fixer ensemble des standards internationaux.
Cette demande de la part de ce grand pays est plutôt légitime. Il est grand temps de mettre fin à la situation marquée par la monopolisation des pays développés dans la fixation des normes internationales auxquelles les pays en voie de développement sont obligés d’obéir, sous peine d’isolement ou même d’exclusion.
Dernier point, l’IA est pour le régime chinois un moyen de contrôle social. En Chine, on compte aujourd’hui 170 millions de caméras et ce chiffre va probablement tripler dans les trois années qui viennent53. Néanmoins, toutes ces caméras ne sont pas utilisées à des fins de surveillance civile. Elles servent aussi à lutter contre la délinquance, le terrorisme, la prévention de l’incivisme, l’identification des enfants kidnappés ou victimes de trafic. Concernant la surveillance sociale, il s’agit d’un phénomène qu’on trouve partout dans le monde. Les exagérations de la presse occidentale envers le cas chinois se vendent certes très bien auprès de son lectorat, mais cela encourage le maintien d’un certain nombre de stéréotypes et, surtout, ne contribue en rien à améliorer la situation de la Chine. Avec l’utilisation généralisée de smartphones, de cookies, de réseaux sociaux, le problème de surveillance existe non seulement en Chine, mais aussi dans presque tous les pays du monde. S’il n’existe pas de problèmes liés au recueil des données et à leur utilisation pour le profilage des internautes en Europe, on peut se demander pourquoi tant d’associations et d’ONG militent pour la protection de la vie privée, pourquoi le RGPD ?
Conclusion
Depuis le début des années 2010, les technologies liées à l’IA ont considérablement progressé. La Chine a misé sur ces technologies dès le premier quinquennat du président Xi Jinping. La priorité accordée à l’IA se traduit par la fixation des programmes nationaux à long terme, l’encouragement de partenariats entre les secteurs privé et public, et l’envergure croissante des investissements (publics et privés confondus). Avec l’amendement constitutionnel de mars 2018, la stabilité politique en Chine va durer et le soutien public au secteur de l’IA a de fortes chances de se poursuivre.
Le développement de l’IA en Chine s’inscrit dans les efforts du pays pour répondre aux défis domestiques, soutenir la croissance économique avec une nouvelle dynamique économe en énergie, former des champions numériques nationaux face à la concurrence américaine et maintenir sa prééminence en Asie-Pacifique.
En matière d’avenir de l’IA, la Chine a donc de fortes chances de devenir un pays leader dans le domaine. Néanmoins, l’une des limites que le pays doit surmonter est de fixer un cadre éthique et juridique fiable pour rendre l’IA plus loyale, plus transparente et plus responsable. Dans son « Plan national de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle », la Chine se fixe l’objectif d’accélérer l’établissement de lois et de réglementations dans des domaines clés d’application de l’IA, y compris les voitures autonomes et les robots domestiques. Elle envisage aussi de renforcer l’évaluation des implications et des risques liés à l’IA. Néanmoins, aucun résultat tangible en la matière n’a encore été constaté à ce jour. En cas d’accidents provoqués par la technologie d’IA, la Chine souhaite que la réglementation prenne en compte la responsabilité des programmeurs et que la surveillance sur l’utilisation de la technologie soit renforcée.
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