L’utérus artificiel et la reproduction humaine
Introduction
Du choix du partenaire au contrôle des embryons : généalogie du contrôle de la reproduction
Platon : choisir des hommes et des femmes d’élite
La banalisation d’une pensée « eugéniste » aux xixe et xxe siècles
Les dystopies de la reproduction non sexuée : « Le meilleur des mondes »
Déterminer les caractéristiques de l’individu à naître, le nouveau champ de la justice sociale ?
Au xxie siècle : nouvelles compréhensions du déterminisme génétique, nouveaux moyens d’intervention sur les processus de reproduction
L’état de la recherche et le contexte réglementaire
Une perspective « probable » : un utérus artificiel partiel
Une perspective « plausible » : la création de pseudo-gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) en laboratoire
Une perspective « encore lointaine » : des pseudo-embryons en laboratoire comparables à des embryons classiques
La modification génomique des embryons dans le cadre de fécondations in vitro
Pseudo-gamètes et pseudo-embryons : les enjeux de leur création
Le passage de la recherche à la reproduction, une ligne rouge absolue ?
Les gamètes et les embryons de laboratoire, de nouveaux objets politiques
Modifier les embryons et l’humain à venir : un pouvoir inédit aux contours incertains
L’hypothèse d’une banalisation du recours à un utérus artificiel partiel ou complet
L’utérus artificiel et l’égalité dans les relations femmes-hommes : des interprétations contradictoires
Le recours à l’utérus artificiel est envisagé comme une « libération » des femmes découlant d’une nouvelle égalité biologique et sociale
Le recours à l’utérus artificiel peut faire craindre un renforcement des inégalités et de la domination masculine
L’utérus artificiel et la liberté de gestation
La perspective d’un conflit entre la santé du fœtus et l’autonomie de la mère
Conclusion
Résumé
Comment les sociétés vont-elles assurer leur descendance – et donc leur survie au siècle prochain ? Dans un contexte mondial de baisse de la fertilité humaine, et, en France, de pénurie de gamètes, il faut faire face à une demande croissante de fécondation in vitro. D’ores et déjà, la recherche scientifique réalise d’importantes avancées dans le domaine de la reproduction, et en particulier dans la reproduction ex vivo. Mais ces progrès, prodigieux du point de vue de la maîtrise des technologies, notamment liées au traitement des cellules souches et au séquençage du génome, mènent aussi à des interrogations cruciales.
En effet, au regard de l’économie lucrative de la reproduction, qui pourrait offrir de choisir son enfant selon des critères liés aux attributs physiques ou aux capacités intellectuelles, de procréer hors du corps de la femme, de conserver des embryons pour répondre aux nécessités d’un avenir plus ou moins lointain, la science dans ce domaine ne peut se déployer sans une réflexion éthique, juridique, politique que la société doit mener.
La présente note contribue à mettre en lumière ces avancées scientifiques et technologiques et à faire prendre conscience de la nature fondamentale de leurs enjeux.
Elisabeth de Castex,
Docteur en science politique, membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondapol.
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Introduction
Les différences lexicales reflètent les difficultés à s’accorder sur le statut de ces entités : le terme pseudo- gamètes et pseudo-embryons est emprunté au généticien Denis Duboule. Les termes « embryoïdes » ou « modèles d’embryons » sont également utilisés. L’expression « embryons synthétiques ou de synthèse » est davantage controversée. En langue anglaise, on rencontre le terme « embryos-like structures ».
Denis Duboule, les Temps de l’embryon, Paris, Éditions du Collège de France, 2023, p. 10.
Selon l’Agence de biomédecine, la liste d’attente en France est de deux ans pour les ovocytes.
Le plan ministériel pour la procréation, l’embryologie et la génétique humaines, PEGh, pour la période 2022- 2026, présente comme objectif « l’autosuffisance nationale des dons de gamètes » [en ligne].
Dominique Folscheid, Made in labo. De la procréation artificielle au transhumanisme, Paris, éditions du Cerf, 2019, p. 16.
Comment l’humain se reproduira-t-il au prochain siècle ? Depuis une cinquantaine d’années, de nouvelles technologies médicales permettent de reconstituer certaines étapes de la reproduction humaine ex vivo (en dehors du corps humain) : fécondation en laboratoire, apport de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) et d’embryons venant de tierces personnes, conservation par cryogénisation de gamètes et d’embryons…
D’autres technologies pourraient un jour compléter ce processus d’externalisation de la reproduction humaine. La création de pseudo-gamètes et de pseudo-embryons1 est expérimentée en laboratoire sur des mammifères à partir de cellules souches ; des équipes de recherche reproduisent des utérus (biologie fœtale et utéro-placentale) et y développent des embryons animaux. Envisagées aujourd’hui dans des objectifs de recherche médicale, ces technologies posent la question d’une éventuelle future utilisation dans un but de reproduction humaine.
La conséquence d’une telle externalisation serait l’effacement de la barrière que constitue le corps de la femme, la simplification des interventions extérieures sur les gamètes, les embryons, et les fœtus, ainsi qu’une maîtrise accrue des conditions de la reproduction humaine.
« Nous nous approchons d’une période dans laquelle notre société va se retrouver devant des choix inédits, touchant aux modifications les plus profondes possibles de l’embryon, à savoir celles qui impliquent son ADN, ou – c’est encore plus étonnant, et plus déterminant peut-être sur les structures fondamentales de notre société – du transfert de la grossesse de la femme vers des systèmes intégralement ex utero2 » résume le généticien Denis Duboule.
Ce processus d’externalisation et de technicisation de la reproduction humaine s’inscrit dans un contexte caractérisé notamment par :
- une tendance mondiale de baisse de la fertilité ;
- une pénurie de gamètes en France face aux demandes croissantes de fécondation in vitro3, et ce alors qu’un objectif d’« autosuffisance nationale » pour ces gamètes a été proclamé4 ;
- la mise en place d’une économie de la reproduction, d’un marché de gamètes et d’embryons en ligne, d’un tourisme médical et de cliniques de la fertilité favorisant le développement d’intermédiaires du secteur lucratif.
Ces avancées technologiques se conjuguent à de nouveaux enjeux politiques et économiques. Le désir d’enfant et d’une parentalité génétique pour les familles, qui sont des enjeux fondamentaux de la reproduction et de la survie de la société à travers sa descendance, se conjuguent aux avancées extraordinaires en matière de santé reproductive et de volonté de maîtrise de la reproduction. Ainsi, la question qui se pose est de savoir jusqu’où il est possible d’aller dans ce domaine.
Il devient nécessaire de réfléchir aux différents scénarios liés à l’usage de ces technologies, ainsi qu’aux enjeux sanitaires, sociaux et politiques, découlant de la possibilité pour les humains de procréer de différentes manières. Si certaines de ces technologies sont considérées par beaucoup comme des lignes rouges, il semble raisonnable, dès lors qu’elles sont techniquement envisageables, de se pencher sur les conséquences de leur éventuelle utilisation voire de leur banalisation.
Disposer d’éléments de réflexion le plus en amont possible, au cours du processus de développement de ces technologies, pourrait contribuer à une meilleure prise de conscience et compréhension des enjeux. Créer les conditions d’un débat public pour anticiper et évaluer les implications de pratiques nouvelles dans ce domaine serait l’occasion de discuter l’idée, soutenue par certains auteurs, selon laquelle l’assistance médicale à la procréation (AMP) serait « le cheval de Troie qui a permis au transhumanisme de nous envahir5 ».
Cette note s’attache à mettre en lumière les évolutions de la société dans sa compréhension et dans sa perception des technologies d’extériorisation de la reproduction (1), les avancées scientifiques et technologiques ainsi que le contexte réglementaire (2), certains enjeux découlant de la fabrication de pseudo-gamètes et de pseudo-embryons (3) et enfin la question d’un éventuel utérus artificiel (4).
Définitions :
Les gamètes : il s’agit de cellules reproductrices ; le spermatozoïde chez l’homme et l’ovule chez la femme s’unissent aux gamètes de sexe opposé lors de la fécondation.
Les cellules souches pluripotentes induites, précurseurs de gamètes : la prouesse scientifique récompensée par le prix Nobel de médecine 2012 consiste à prélever pratiquement n’importe quelle cellule chez un adulte et à la reprogrammer génétiquement pour la rendre pluripotente, c’est à dire capable de se multiplier à l’infini et de se différencier dans tous les types de cellules qui composent un organisme adulte, comme une cellule souche embryonnaire. Ces cellules sont appelées IPS pour « cellules souches pluripotentes induites » (induced pluripotent stem cells6).
Du choix du partenaire au contrôle des embryons : généalogie du contrôle de la reproduction
Voir à ce sujet : Bernard Baertschi et al, « L’eugénisme et la procréation médicalisée. Considérations conceptuelles, historiques, médicales et éthiques », Inserm, 2023.
Certains États se sont préoccupés de contrôler la reproduction de leur population, d’assurer une continuité de la société tout en garantissant la « qualité » de ceux qui vont composer la population dans le futur. Le contrôle de la reproduction s’envisage aussi, du point de vue des parents souhaitant la meilleure santé possible pour leurs enfants avec des traits correspondant à leurs préférences personnelles ou aux préférences sociales.
Les progrès techniques et scientifiques rendent aujourd’hui possibles l’évaluation et la modification du génome des embryons, représentant d’éventuels moyens de contrôler la reproduction, comme l’illustre la possibilité de choisir son partenaire sur la base de certains de ses traits, telle qu’on a pu le pratiquer dans l’Antiquité.
Au cours du xIxe siècle, une idéologie portant sur la génétique et l’eugénisme, s’est répandue, sans fondements scientifiques, ni même sans la connaissance des lois de l’hérédité7. De réels moyens d’action sur le génome humain n’ont émergé que dans la deuxième moitié du xxe siècle avec l’« ingénierie génétique ». Aujourd’hui, on observe à la fois :
- les avancées des connaissances du génome humain ;
- une montée en puissance de nouveaux moyens technologiques susceptibles de modifier le génome humain au cours de fécondations in vitro, notamment par l’analyse des données génomiques, le choix des embryons et l’édition du génome.
Le monde dispose aujourd’hui de puissantes technologies permettant d’envisager le contrôle de la reproduction. C’est un pouvoir d’agir considérable dans un contexte de grandes incertitudes politiques.
Platon : choisir des hommes et des femmes d’élite
Platon, la République, Livre V, trad. Victor Cousin.
L’idée d’un contrôle étatique de la reproduction apparaît dès l’Antiquité, notamment chez Platon pour qui la puissance de l’État est conditionnée par l’existence d’une élite. Le contrôle des naissances devait ainsi permettre la formation d’une catégorie de citoyens « supérieurs », dont les qualités répondaient aux intérêts de l’État.
Sans moyen technique ni connaissance des lois de l’hérédité, c’est à partir de l’observation de l’élevage animal que Platon développe une théorie de la reproduction des élites. Il s’agit alors pour l’État de perpétuer des élites, ce qui implique d’encadrer la reproduction des meilleurs citoyens : « dans un État où les citoyens doivent être heureux, il ne peut pas être permis de former des unions au hasard ou de commettre des fautes du même type, et les magistrats ne devront pas le souffrir. En effet, cela ne doit pas être. Il est donc évident après cela que nous ferons des mariages aussi sains qu’il nous sera possible, et les plus avantageux pour l’État seront les plus sains […]. Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares entre les sujets les moins estimables de l’un et de l’autre sexe8 ».
L’idée de maîtriser le profil et le comportement de sa descendance n’est pas nouvelle. Ce sont les savoirs biomédicaux et les moyens contemporains qui constituent une nouveauté.
La banalisation d’une pensée « eugéniste » aux xixe et xxe siècles
Henri Atlan, l’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005.
Bernard Baertschi, Pierre Jouannet, Bertrand Bed’hom, Christine Dosquet, Anne Dubart-Kupperschmitt, et al, op. cit., p.12 [en ligne].
John Burdon Sanderson Haldane et Bertrand Russell, Dedale & Icare, Paris, Éditions Allia, 2015, p.52.
Dominique Reynié, Cours à l’école de la recherche, Sciences Po Paris, octobre 2023.
Une idéologie dite « eugéniste » s’est développée au xIxe siècle, dépourvue de savoirs scientifiques élaborés, mais très confiante dans leurs développements futurs. La croyance en un gène tout puissant s’est structurée dans un cadre théorique, décliné dans des idéologies, des œuvres littéraires, des politiques publiques coercitives voire tyranniques. Le généticien Henri Atlan explique à quel point l’idéologie eugéniste était alors commune et partagée parmi la communauté des généticiens9.
Du point de vue des connaissances et de leur interprétation, après Darwin, la valeur excessive que l’on attribue au gène dans le développement des individus et de leurs caractéristiques se traduit par de nouvelles justifications du contrôle de la reproduction :
- pour davantage de justice sociale en modifiant les traits des individus dans le sens d’une « amélioration » ;
- pour l’avènement d’une « espèce améliorée », en favorisant la reproduction d’une catégorie d’individus dits « avantagés », au sens où ils seraient dotés de traits recherchés au sein d’un État.
Les membres du Comité d’éthique de l’Inserm observent que « la notion d’eugénisme a été forgée à une époque où la génétique, au sens du déterminisme et du processus de transmission des caractères héritables, n’était pas encore comprise. Cependant, cette approche, qui se voulait scientifique, était basée sur l’hypothèse sous-jacente que les traits ciblés étaient héritables, ou caractéristiques d’une population, et qu’une contre-sélection était possible en écartant des personnes de la reproduction (eugénisme négatif) ou au contraire en en favorisant d’autres (eugénisme positif)10 ».
En 1928, John B. S. Haldane, généticien britannique, inventeur du terme « ectogenèse » en 1923, publie un petit livret intitulé Dédale ou la science de l’avenir11 dans lequel il prédit la mise sur le marché de l’utérus artificiel en 1950, et sa généralisation. Il soutient que des liens forts existent entre la science et la politique, en particulier dans le domaine de la reproduction. En effet, les modifications intentionnelles de la biologie des humains entraînaient nécessairement, à ses yeux, des modifications de leurs modes d’existence. L’auteur introduit ici un argument ambitieux, lié à l’intérêt supérieur de l’État. Il soutient que changer le « caractère national » des individus par le recours à des technologies de reproduction peut servir l’intérêt d’État, en adaptant les individus aux changements des institutions. La raison d’État prend ici un sens particulier puisqu’il s’agit pour l’État « de se doter de ses propres moyens de persister, de maîtriser les conditions de sa survie face à la diversité des risques : famine, maladie, guerre. La raison d’État ne relève pas de la seule puissance nécessaire pour assurer sa souveraineté, mais aussi de la recherche élaborée des moyens d’échapper à la domination de forces hostiles et empêcher la perte des éléments vitaux, en particulier le déclin démographique. La politique de natalité montre parfaitement que la raison d’État est rationalité d’État12 ».
Les dystopies de la reproduction non sexuée : « Le meilleur des mondes »
Au fil des dystopies prométhéennes, se perpétue l’idée que le recours aux technologies pour créer de la vie humaine n’est pas sans risque. La fabrication d’un humain par le personnage Victor Frankenstein, fiction imaginée par l’écrivain britannique Mary Shelley en 1818, en constitue un des exemples les plus mémorables.
Un siècle plus tard, en 1932, paraît une autre œuvre de science-fiction dystopique, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ce dernier est le frère du biologiste britannique Julian Huxley, lui-même, proche du généticien britannique John B. S. Haldane, membre éminent du Parti communiste britannique. Dans son livre, Aldous Huxley a imaginé une société dans laquelle les processus de reproduction humaine sont contrôlés par un État mondial, dans un objectif de hiérarchisation des individus et de stabilité sociale afin d’ « assigner à tout individu donné sa place convenable dans la hiérarchie sociale et économique13 ». L’humain « traditionnel », tel que décrit dans le roman, est « le sauvage » : il vit dans une réserve et met au monde des enfants en toute liberté, sans passer par un laboratoire.
John Haldane avait décrit certains liens existants entre l’évolution scientifique, qui était pour lui la « véritable » révolution, contrairement à la révolution politique qui resterait, elle, « plus superficielle ». Après John Haldane, Aldous Huxley met en lumière les conséquences politiques de l’implémentation des certaines technologies de reproduction qui ne peut s’opérer que sous un régime totalitaire. Le roman de Aldous Huxley a marqué les esprits de plusieurs générations, profondément imprégnés par l’idée que l’externalisation de la reproduction provoque la disparition des libertés individuelles. Ce scénario a, de l’aveu même de Francis Fukuyama14, influencé dans la deuxième moitié du xxe siècle toute une génération de bioconservateurs, dont certains sont devenus conseillers politiques, notamment Leon Kass, président du Comité d’éthique installé auprès du président Georges Bush de 2001 à 2005.
Dans une préface postérieure à la première édition, Aldous Huxley tente vainement d’expliquer que, outre les deux scénarios de démence collective présentés dans son roman, une troisième voie, tout aussi plausible, pourrait offrir aux humains une existence « saine d’esprit » dans laquelle la science et la technique seraient utilisées au bénéfice de l’humain, et non l’humain « adapté et asservi à elle15 ». Il ne sera pas – ou peu – entendu.
Déterminer les caractéristiques de l’individu à naître, le nouveau champ de la justice sociale ?
Allen Buchanan, Dan W. Brock, Norman Daniels et Daniel Wikler, From Chance to choice. Genetics & Justice, New-York, Cambridge University Press, 2000.
En 2024, ce séquençage est presque terminé à l’exception d’un chromosome Y. Florence Rosier, « Le séquençage du génome humain touche (presque) à sa fin », lemonde.fr, 9 mai 2022 [en ligne].
John Rawls, Théorie de la justice, Paris, éd. Points, 2009, p.138 (traduit de l’anglais par Catherine Audard).
Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, 1974, p. 384.
Un débat émerge, dans les années 2000, portant sur la possibilité d’un « eugénisme sociétal », notamment théorisé par les auteurs du livre From chance to choice16. Le débat s’articule autour du contrôle des gènes, entre auteurs bioprogressistes et bioconservateurs.
À cette époque, le débat demeure spéculatif. En effet, il n’existe pas encore de moyens d’action sur le patrimoine génétique humain, mais les savoirs évoluent rapidement, notamment avec le séquençage du génome humain à partir de 2001, et les recherches consacrées à l’« ingénierie génétique ».
Lorsque le séquençage du génome humain sera terminé17, beaucoup font l’hypothèse qu’il sera possible d’actionner les gènes pour transformer la biologie humaine à volonté, et se demandent quelles pourraient en être les conséquences sociales et politiques. Ils s’attèlent à définir les principes moraux qui pourraient guider la réflexion, les politiques publiques et les choix individuels, dans le contexte des nouvelles possibilités qui seraient ouvertes par des technologies génétiques. L’hypothèse qu’il serait possible de faire intervenir la liberté de choisir dans le domaine génétique reflète le projet d’en finir avec la « loterie génétique », et donc de mettre fin à une évolution darwinienne implacable.
Le contrôle de la reproduction, ainsi que la possibilité de choisir et de contrôler les gènes, y sont défendus dans une perspective politique de liberté et de justice sociale, afin de mieux répartir les talents, et donc de corriger les inégalités naturelles, aux motifs que l’évolution darwinienne est indifférente à la souffrance humaine et que les inégalités de talents entraînent de trop grandes inégalités sociales.
Dans son ouvrage Théorie de la justice (1971), John Rawls évoque ainsi, dans un bref passage, la possibilité d’une politique eugéniste, justifiée par la compensation de l’arbitraire des dotations naturelles : « les partenaires souhaitent garantir à leurs descendants le meilleur héritage génétique (à supposer que le leur soit fixe). La recherche d’une politique raisonnable de ce point de vue est quelque chose que les générations plus anciennes doivent aux suivantes, ceci étant un problème qui surgit entre les générations18 ».
Les théoriciens de l’eugénisme sociétal privilégient la libre disposition du corps, la liberté des choix reproductifs, ou encore l’accès à un « supermarché génétique », selon la formule utilisée par le libertarien Robert Nozick19. Pour les théoriciens de l’eugénisme sociétal, l’amélioration des enfants par les interventions génétiques correspond à des mécanismes de compensation et de correction des inégalités naturelles, dans l’objectif d’un meilleur bien-être social des enfants.
Ces auteurs considèrent également les problèmes liés à une politique d’eugénisme sociétal. D’une part parce que, sur un plan individuel, certains traits ne prennent sens que dans l’interaction avec les autres individus ; d’autre part parce que certains choix individuels d’amélioration pourraient aller à l’encontre de l’intérêt collectif.
Ils imaginent un scénario dystopique, dont ils situent l’avènement en 2030, dans lequel les parents les plus fortunés ne conservent que les embryons présentant des gènes favorables à une plus grande intelligence, ou à un physique communément admis comme plus avantageux, notamment le fait d’être de grande taille.
Au xxie siècle : nouvelles compréhensions du déterminisme génétique, nouveaux moyens d’intervention sur les processus de reproduction
Le génome humain est cependant loin d’être compris. Son exploration est toujours en cours. Après une période marquée, dans les années 2000, par une grille de lecture souvent qualifiée de « génétisation », de nouvelles connaissances conduisent à relativiser l’importance des gènes dans le développement des individus. Contrairement à ce qui était jusque-là envisagé, la plupart du temps, un gène ne code pas pour un seul trait. D’une part, un gène peut influencer de nombreux traits, et, d’autre part, un trait peut être influencé par de multiples gènes. Reste donc en suspens la question de savoir jusqu’où peut aller la médecine préventive20 et dans quelle mesure il sera possible de transformer certains traits en intervenant sur le patrimoine génétique humain. À l’opposé d’un déterminisme génétique direct, les nouvelles connaissances compliquent la donne : « ces notions d’équilibre génétique, de multifonctionnalité des éléments et des interactions entre réseaux de gènes vont rendre ces approches beaucoup plus difficiles qu’on ne le soupçonne car tout devra être pensé de manière holistique, et les caractères sur lesquels il sera possible d’agir directement sont en fait extrêmement minoritaires et ne sont pas de nature à produire des changements intéressants […] la complexité génétique qui accompagne certains des grands problèmes actuels de santé publique dans les pays développés rendra leur traitement anticipé beaucoup plus délicat » expliquait Denis Duboule, en 2018, à l’occasion de sa leçon inaugurale au Collège de France21, insistant sur le fait que dans le domaine de l’ingénierie génomique , « l’ “ajout simple”, le “en plus du reste” ne correspond à aucune réalité ».
L’état de la recherche et le contexte réglementaire
Depuis la naissance d’un « bébé éprouvette », en 1978 au Royaume-Uni et en 1982 en France, environ 10 millions d’enfants sont nés à travers le monde par fécondation in vitro. Dès 1983, le premier enfant né d’un don d’ovocyte voyait le jour en Australie. Cette brusque accélération rendait nécessaire une distinction entre parentalité génétique et lien gestationnel. Les recherches pour améliorer la maîtrise de la santé reproductive, qui se poursuivent depuis cinquante ans, ont conduit à la mise au point de nouvelles technologies rendant possible la poursuite du processus d’externalisation de la reproduction humaine. Sur le plan réglementaire, l’interdiction, dans de nombreux pays européens, de réimplanter un embryon ayant été l’objet de modifications génomiques, encadre ces recherches.
Une perspective « probable » : un utérus artificiel partiel
Children Hospital of Philadelphia, “A Unique Womb-Like Device Could Reduce Mortality and Disability for Extremely Premature Babies”, 24 avril 2017 [en ligne].
Medori MC et al, “Bioetics Issues of Artificial Placenta and Artificial Womb Technology”, Clin Ter, novembre-décembre 2023, 174(Suppl 2(6)): 243-248 [en ligne].
“FDA Briefing Document Pediatric advisory committee (PAC)”, Food and Drug Administration, 19 septembre 2023 [en ligne].
En 2017, la photographie spectaculaire d’un fœtus d’agneau respirant dans un sac de plastique transparent fermé, relié par tubes à des systèmes extérieurs permettant la respiration et les échanges nutritionnels, a frappé les esprits. L’appareil avait été conçu sur le modèle d’un utérus de brebis ; l’expérience a été menée durant 28 jours à l’hôpital pour enfants de Philadelphie, aux États-Unis : « Le système innovant utilise un conteneur unique rempli de liquide, relié à des machines spécialement conçues pour fournir un soutien physiologique. Les fœtus d’agneaux se développent dans un environnement quasi stérile et à température contrôlée, respirant le liquide amniotique comme ils le feraient normalement dans l’utérus. Leur cœur pompe le sang à travers le cordon ombilical vers une machine d’échange gazeux située à l’extérieur du sac. Des moniteurs électroniques mesurent les signes vitaux, le flux sanguin et d’autres fonctions essentielles22 ». Depuis, plusieurs équipes de recherche à travers le monde, aux États-Unis, au Japon ou en Australie, travaillent sur des dispositifs reproduisant artificiellement le placenta et l’utérus humain, dans le but de sauver des enfants nés prématurément.
Un tel utérus artificiel, qualifié de partiel, pourrait pallier les limites des soins néonataux en cas d’accouchement avant terme. Les incubateurs dans les services de néonatologie ne sont pas en mesure de sauver les bébés nés avant la 22e semaine. L’objectif médical réside dans la diminution de la mortalité et de la morbidité parmi les prématurés nés entre 22 et 28 semaines. Les chercheurs invoquent la nécessité de rendre possible le transfert de ces bébés dans des utérus artificiels, de créer « une passerelle » entre le ventre de la mère et le monde extérieur. Le rythme des recherches semble s’être récemment accéléré : « Bien que peu de progrès aient été réalisés dans ce domaine au cours des soixante dernières années, le succès des modèles expérimentaux s’est récemment amélioré, accélérant ainsi la voie de cette technologie vers une application clinique grâce aux avancées technologiques et à une attention accrue portée à l’imitation de la physiologie utéroplacentaire. Les principales étapes pour une utilisation clinique incluent la miniaturisation, l’anticoagulation, la classification des risques cliniques, des procédures de soins intensifs personnalisées, un cadre réglementaire ainsi qu’un plan et une plateforme pour amener la technologie au chevet des patients23 ».
Aux États-Unis, l’institution de régulation du médicament, la Food and Drug administration, FDA, constitue le cadre des réflexions sur ce sujet24. Certains envisagent le lancement prochain d’essais cliniques d’utérus artificiel partiel chez l’humain. D’autres sont davantage réservés : « À ce jour, dans une perspective de bioéthique, on ne sait pas encore si les modèles utilisés sur les animaux fournissent suffisamment de preuves pour poursuivre les essais sur l’homme. Cependant, si la technologie s’avère un jour à la fois sûre et efficace, elle pourrait changer la donne », estiment Vardit Ravitsky et Luise King25.
Une perspective « plausible » : la création de pseudo-gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) en laboratoire
Kenta Murakami, Nobuhiko Hamazaki, Norio Hamada et al., “Generation of functional oocytes from male mice in vitro”, Nature, 15 mars 2023 [en ligne]. Voir aussi : Heidi Ledford et Max Kozlov, ‘’The mice with two dads: scientists create eggs from male cells’’, Nature, 9 mars 2023 [en ligne].
National Academies, “In Vitro Derived Human Gametes as a Reproductive Technology: Scientific, Ethical, and Regulatory Implications: Proceedings of a Workshop’’, 2023 [en ligne].
Article 21 de la loi bioéthique de 2021.
La création de pseudo-gamètes, ovocytes et spermatozoïdes, en laboratoire, est aujourd’hui une réalité scientifique chez les souris. Elle ne l’est pas chez l’humain. L’hypothèse de la fabrication de pseudo-gamètes, c’est-à-dire d’une gamétogenèse in vitro, est seulement « plausible » pour les humains.
Des travaux réalisés chez les souris démontrent qu’il est possible de recréer des gamètes à partir de cellules de peau, via des cellules souches pluripotentes induites (IPS). Une équipe japonaise a présenté, en mars 2023, les résultats de travaux démontrant la possibilité de créer un souriceau à partir de deux mâles en recourant à cette technologie26.
Des expériences réalisées sur des souris ne signifient pas qu’une transposition à l’humain soit aisée. À ce jour, la reconstitution de gamètes humaines viables et matures n’a pas encore été réalisée. Pour de nombreux biologistes, il reste néanmoins envisageable que les gamètes puissent un jour être fabriquées, à partir de cellules humaines préexistantes, reprogrammées en IPS, comme cela a été réalisé chez la souris.
La plausibilité est assez forte pour qu’aux États-Unis, les académies NASEM (Académies nationales pour les sciences, l’ingénierie et la médecine) aient organisé au printemps 2023 un colloque pour débattre de l’hypothèse d’une gamétogenèse in vitro, de son acceptabilité sociale, des normes et valeurs correspondantes dans le domaine de la reproduction et de la parentalité : « La dérivation in vitro de gamètes humains (ovules et spermatozoïdes) continue de progresser. Bien qu’un certain nombre d’obstacles restent à surmonter, une reconstitution partielle de la production de gamètes humains a été rapportée pour les voies mâles et femelles. Des cellules de type cellules germinales primordiales humaines (PGCLC) peuvent être créées à partir de cellules souches pluripotentes induites, des cellules “de type oogonie” ont été dérivées en culture et des parties limitées de la voie de production du spermatozoïde humain ont été réalisées » observent les auteurs du rapport27 ». Certains, au cours de ce colloque, se sont avancés à pronostiquer une échéance assez proche, de l’ordre de deux ans, tandis que d’autres évoquent la décennie à venir.
Dans l’Hexagone, la gamétogenèse in vitro est autorisée uniquement dans le cadre de certaines recherches28, dans l’objectif de mieux comprendre la formation des gamètes et de modéliser les causes d’infertilités. Dans d’autres pays et dans le secteur privé, la translation de gamétogenèse in vitro dans le marché de la reproduction est envisagée. En 2021, Conception29, une start-up californienne dédiée à la fabrication de gamètes humains, s’est imposée comme l’une des figures de la « tech » en levant des fonds importants (20 millions de dollars)30.
Une perspective « encore lointaine » : des pseudo-embryons en laboratoire comparables à des embryons classiques
Chantal Bruno et al, « Avis du Conseil d’orientation : Les modèles embryonnaires », Agence de la biomédecine, 21 septembre 2023 [en ligne]. Pour aller plus loin dans la réflexion sur les modèles embryonnaires, voir Philip Ball, « A Turing Test for Embryos », Bristows, 31 août 2023 [en ligne].
Denis Duboule, « La fabrique des embryons », Fondation Collège de France, février 2024 [en ligne].
Chantal Bruno et al, Ibid.
34. Le dépassement de 14 jours de croissance, aujourd’hui techniquement réalisable, est déjà envisagé par la société savante ISSCR dans un cadre très précis d’autorisation de recherches et à l’exclusion d’objectifs de reproduction humaine. Il s’agirait de lutter, avec de nouveaux moyens, contre l’infertilité, contre les pathologies de la grossesse et de la reproduction, notamment de mieux comprendre ce qui se passe dans le développement des embryons dans la « boite noire » du développement humain que constitue la période entre le 14e et le 28e jour. Sur les origines de la règle des 14 jours, voir les travaux du Global Observatory [en ligne]. Voir également les travaux de Sarah Franklin [en ligne].
La production et la culture en laboratoire de pseudo-embryons sont possibles chez les mammifères à partir de cellules souches embryonnaires ou de cellules souches pluripotentes induites. Assemblages de cellules, les pseudo-embryons imitent le développement des premiers jours qui suivent la fécondation. Leur degré d’intégration est variable. Ils sont utilisés dans des expériences de recherche sur l’efficacité des fécondations in vitro, la recherche des causes de stérilité, des essais pharmacologiques et toxicologiques, ou encore dans la mise au point de thérapies cellulaires.
Les premières publications au sujet de pseudo-embryons humains datent de 201431. Les travaux évoluent rapidement. Denis Duboule l’explique en ces termes : « Plusieurs protocoles expérimentaux dans lesquels ces cellules souches, avant ou après différenciation, sont agrégées ensemble, permettent de produire des structures biologiques ressemblant parfois, à s’y méprendre, à des embryons à divers stades du développement précoce. Différents types de mélanges de cellules et de protocoles de culture peuvent alors donner des pseudo-embryons de natures variées, présentant certaines des caractéristiques spécifiques d’embryons authentiques. Toutefois, aucun d’entre eux ne possède l’ensemble des types cellulaires et des fonctionnalités constitutifs de vrais embryons humains32 ». Avec les avancées des recherches pour la fabrication de pseudo-embryons, une controverse est apparue pour savoir dans quelle mesure un assemblage de cellules humaines, développé directement à partir de cellules souches, sans fécondation, pouvait être assimilé à un embryon humain classique. Les pseudo-embryons ne sont pas des embryons, « à ce jour », précise l’Agence de biomédecine dans un récent avis33, laissant la porte ouverte à bien des interrogations pour le futur : « actuellement, la distinction est facile à faire car ces embryoïdes ne peuvent aboutir à un développement à terme chez la souris […]. Cependant, on peut supposer qu’au vu des progrès scientifiques rapides observés dans ce domaine, les embryoïdes animaux auront acquis dans un futur proche des propriétés qui ne permettront plus de les distinguer des embryons conçus naturellement ».
Un consensus international, sous l’égide de la société savante International Society for Stem Cell Research (ISSCR), empêche le transfert de pseudo-embryons humains dans un utérus humain ou animal. Les durées de culture autorisées sont également encadrées par l’ISSCR.
La culture de pseudo-embryons n’est pas soumise, en France, au standard international qui limite, aujourd’hui, le développement des embryons naturels en laboratoire à 14 jours34. L’interdiction de faire grandir des embryons en laboratoire au-delà de 14 jours (qui par ailleurs ne fait plus consensus), ne s’applique en France qu’à la culture in vitro des embryons humains inclus dans un protocole de recherche, avec des embryons surnuméraires provenant d’un couple n’ayant plus de projet parental et ayant consenti à les proposer à la recherche.
La modification génomique des embryons dans le cadre de fécondations in vitro
Chantal Bruno et al, op. cit.
Bernard Baertschi et al. op. cit.
“Polygenic Embryo Screening: The Promise and Perils of Selecting Our Children’s Traits”, Harvard Medical school – Center for bioethics, 19 avril 2024 [en ligne].
Voir à ce sujet les propositions commerciales des sociétés Fortuna, Genomic Prediction, ou encore Orchid. Cette dernière s’adresse en ligne aux futurs parents de la manière suivante : « Dépister davantage de maladies grâce à l’analyse du génome entier. Détecter les erreurs génétiques liées à des maladies graves avant le début de la grossesse… » [en ligne]. Voir aussi, dans une autre perspective, plus optimiste quant à la rapidité du déploiement de la sélection des embryons : Robin Rivaton, « Classer ses embryons en fonction du QI ? Derrière la polémique, une tendance inéluctable », L’Express, 7 novembre 2024 [en ligne].
L’article 13 de la Convention d’Oviedo stipule : « Une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance ».
Les modifications génétiques des embryons au cours de fécondations in vitro s’envisagent en théorie de deux manières. D’une part, de manière indirecte, par le diagnostic pré-implantatoire (DPI), c’est-à-dire l’évaluation et la sélection d’embryons avant l’implantation dans l’utérus ; d’autre part, par une intervention directe sur le génome des embryons via la technologie de l’édition du génome. Cette dernière est interdite dans la plupart des pays.
Au cours d’une fécondation in vitro, le choix des embryons est déjà possible dans le cadre de la médecine préventive pour éviter de transplanter des embryons avec certaines maladies génétiques héritables. Le choix se fait après séquençage et interprétation des données génomiques de l’embryon.
Le cadre réglementaire du DPI, qui définit le nombre de maladies recherchées, est variable selon les pays. En France, le cadre est restrictif. En 2021, 309 enfants sont nés à l’issue d’un DPI. Il existe 5 centres de DPI qui « analysent les embryons obtenus par fécondation in vitro en cas de risque avéré de développer des pathologies d’origine génétique ou chromosomique transmissibles par l’un des parents ou les deux. Ce risque concerne environ un millier de couples par an35 ».
De nombreux programmes de recherche sont menés afin de mieux comprendre les répercussions biologiques des variants génétiques, et les interactions entre variants génétiques et environnement : « La taille est par exemple un caractère avec une forte héritabilité (part transmissible du caractère), mais cette part génétique implique de très nombreux gènes ayant chacun de faibles effets. Des variants de ces gènes peuvent être différents d’une population à l’autre, avec des relations complexes d’interactions entre eux (épistasie). Mais des facteurs environnementaux, comme la nutrition ou l’état de santé, peuvent aussi influencer la croissance. Ainsi, la taille a fortement augmenté dans certaines populations humaines en un siècle, sous l’effet de modifications environnementales, sans mise en évidence de changements génétiques notables dans le même temps » résument les membres du comité d’éthique de l’INSERM36.
Des tests commerciaux, reposant sur des séquençages du génome des embryons et leur interprétation, dont l’efficacité reste très controversée37, sont disponibles sur le marché38 pour estimer une probabilité d’anomalies chromosomiales, de cancer, de troubles développementaux (« intellectual disability and developmental delay », autisme, épilepsie…), ou de pathologies du cerveau (troubles bipolaires, maladie d’Alzheimer…).
Le recours aux technologies d’édition du génome héritable est interdit (Human Heritable Genome Editing, HHGE). L’édition du génome consiste à réparer, remplacer ou désactiver un gène, via la technologie dite des « ciseaux génétiques ». Si de nombreux essais cliniques sont en cours dans le but de traiter certaines pathologies des individus au cours de leur existence, les applications spécifiques aux embryons sont interdites dans de nombreux pays, dont la France.
En 2018, un chercheur avait provoqué une vague d’indignation mondiale en pratiquant, en Chine, des interventions sur le génome de deux embryons, ensuite réimplantés, via la technologie d’édition du génome CRISPR-Cas9. L’objectif affiché était d’immuniser les enfants à venir contre le VIH.
L’interdiction porte sur les parties du génome qui sont héritables, c’est-à-dire sur des cellules germinales (cellules à l’origine des gamètes), gamètes et embryons, notamment en raison des possibilités de transmission des modifications à la descendance. L’interdiction figure dans la Convention d’Oviedo39 pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, sous l’égide du Conseil de l’Europe, opposable en droit français depuis sa ratification en 2011. L’interdiction semble aujourd’hui davantage motivée par des incertitudes scientifiques que par des considérations morales40. Les considérations de sécurité dominent les débats éthiques, au motif que les connaissances sont insuffisantes pour prétendre écarter le risque de conséquences inattendues et notamment de mutations aléatoires. Depuis l’avènement de la technologie des ciseaux génétiques, les arguments en faveur de la révision de ce texte se multiplient.
Évolution du prix du séquençage du génome humain
Source :
Bertrand Jordan, « Séquençage d’ADN, la fin d’un quasi-monopole », Médecines Sciences, 23 mai 2023, p. 469-473 [en ligne].
Pseudo-gamètes et pseudo-embryons : les enjeux de leur création
Plus le pseudo-embryon ressemble à l’embryon classique, plus il est efficace en tant que modèle permettant d’étudier le développement humain. Inexorablement, les pseudo-embryons deviennent, au fil de l’avancée des recherches, de plus en plus similaires aux embryons41. Le dilemme, dans cette reconstitution d’embryons à partir de cellules souches, réside alors dans la question suivante : comment continuer d’avancer dans la connaissance médicale et scientifique du développement embryonnaire, indispensable à la compréhension des pathologies, tout en restant lucide et vigilant sur les enjeux abyssaux que représenterait une telle fabrication du vivant ?
Le passage de la recherche à la reproduction, une ligne rouge absolue ?
Eli Adashi, Katsuhiko Hayashi et Glenn Cohen, “Ethical and legal challenges in assisted same-sex conception through in vitro gametogenesis”, Nature Medecine, 30 (2), 2024 [en ligne].
Si les travaux de recherche autour des pseudo-embryons apparaissent comme une nécessité pour comprendre les mécanismes du développement embryonnaire, le passage de la recherche à la reproduction représente, autant pour la société savante, l’ISSCR, qu’aux yeux de la loi française, une ligne rouge absolue : « […] ces cellules pluripotentes ne doivent en aucun cas être utilisées pour former des gamètes et aboutir à la conception d’un embryon in vitro. Il s’agit d’une ligne rouge absolue. Il me semble que la discussion qui a eu lieu au moment des états généraux de la bioéthique a permis de faire émerger en France une aptitude à la nuance et la mesure quant à l’appréhension de l’utilisation des cellules souches dans sa perspective thérapeutique42 », estime Jean-Francois Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE).
Dans les pays anglo-saxons des réflexions sont néanmoins conduites à partir des recherches sur la fabrication de pseudo-gamètes en laboratoire comme technologie reproductive, ainsi que sur les enjeux de ces technologies. Au-delà de la seule reproduction, de telles pratiques bousculeraient la politique de la famille et de nombreux aspects de la vie sociale. Dans l’hypothèse où un recours à des pseudo-gamètes serait autorisé, il serait possible d’avoir des enfants – avec un lien génétique –, à partir de la reprogrammation de cellules ordinaires, une cellule de peau par exemple. Seraient concernées les personnes infertiles du fait d’un dysfonctionnement de leurs gamètes, ou des couples de même sexe dans le cadre d’une parentalité bi-maternelle ou bi-paternelle43. Ce qui engage les domaines de réflexions suivants, mis en exergue par les centres de recherche The Future of Human Reproduction et le Nuffield Council on Bioethics, au Royaume-Uni :
- La parentalité génétique « solo », la parentalité « multiplexe » ou la reproduction génétique entre personnes de même sexe soulèvent-elles des problèmes éthiques et juridiques particuliers ?
- Les enfants créés à partir de gamètes différenciés in vitro devraient-ils avoir le droit de savoir comment ils ont été créés ?
- Compte tenu de l’existence de voies alternatives vers la parentalité, telles que l’adoption et la maternité de substitution, les coûts et les risques associés à ces nouvelles technologies valent-ils la peine d’être supportés ?
- Les gamètes différenciés in vitro devraient-ils être financés par des fonds publics dans les pays dotés d’un système de santé public ?
- Le développement de gamètes différenciés in vitro perpétue-t-il des stéréotypes natalistes et essentialistes génétiques néfastes concernant l’idéal de parentalité et l’acceptabilité sociale de l’infertilité44 ?
Les gamètes et les embryons de laboratoire, de nouveaux objets politiques
« Assistance médicale à la procréation – embryons conservés », Agence de la Biomédecine, 2020 [en ligne].
Emmanuelle Rial Sebbag, « Modèles embryonnaires : quelles conditions juridiques pour leur usage en recherche », Collège de France, 7 juin 2024 [en ligne].
« Fabriquer et cultiver des ‘’embryons’’ in vitro » : état des lieux, cadres éthique et légal », Collège de France, 7 juin 2024 [en ligne].
Chantal Bruno et al, op.cit. p.4.
Voir aussi Jonathan Lewis et Soren Holm, « Regulation of embryons model is urgent”, Université de Manchester, 22 mai 2024 [en ligne].
Francoise Baylis, “Creating and implanting synthetic monkey embryos could pave the way to stem-cell babies”, The Conversation, 12 avril 2023 [en ligne].
Emmanuelle Rial Sebbag, « Modèles embryonnaires : quelles conditions juridiques pour leur usage en recherche », www.collège-de-france.fr, 7 juin 2024 [en ligne].
L’article 16-1 du Code civil prévoit que « le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».
Loi de 2021 – Article 2141-12-1 : « Seuls les établissements publics de santé ou les établissements de santé privés à but non lucratif habilités à assurer le service public hospitalier peuvent, lorsqu’ils y ont été autorisés, procéder au prélèvement, au recueil et à la conservation des gamètes mentionnés au présent I. Ces activités ne peuvent être exercées dans le cadre de l’activité libérale prévue à l’article L. 6154-1. Par dérogation, si aucun organisme ou établissement de santé public ou privé à but non lucratif n’assure ces activités dans un département, le directeur général de l’agence régionale de santé peut autoriser un établissement de santé privé à but lucratif à les pratiquer, sous réserve de la garantie par celui-ci de l’absence de facturation de dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale ».
Est proposée en ligne une « adoption d’embryon » à J+5, au prix de 3 910 euros, par la société EuginGroup [en ligne], consulté le 18 mai 2024.
ESHRE [société européenne de reproduction et d’embryologie], Press statement, “Cross border reproductive care’’, 2017.
Chantal Bruno et al, op.cit. p.7.
Les cellules somatiques sont l’ensemble des cellules du corps humain, cellules de peau, de cœur, neurones… à l’exception des gamètes et des cellules germinales (qui produisent les gamètes).
La question du statut de l’embryon en dehors du corps de la femme, ex utero ou in vitro, se pose depuis les débuts de la fécondation in vitro. Elle s’est complexifiée depuis qu’existent des gamètes et des embryons dans des petits tubes, ce qu’on appelle les « paillettes », entreposées dans des laboratoires et des lieux de stockage spécialisés. La conservation des embryons surnuméraires, issus de procédures d’assistance médicale à la procréation (AMP) et non implantés, a été rendue possible par les technologies de cryogénisation. La congélation des embryons se fait entre le 2e et le 6e jour après la fécondation. En France, on dénombre déjà près de 300.000 embryons congelés, conservés dans des centres autorisés45, et un million aux États-Unis.
La fabrication de pseudo-gamètes et de pseudo-embryons rendrait encore plus aiguë la question de leur statut vis-à-vis des embryons classiques, des limites de la recherche, de la responsabilité de leur conservation par des organismes publics et privés (à but lucratif ou non lucratif), et de l’organisation de leur affectation.
Une question fondamentale traverse la réflexion sur le statut des pseudo- embryons : jusqu’à quel point faut-il comparer le pseudo-embryon à un embryon classique, c’est-à-dire, selon l’interprétation du CNCE, à une « personne potentielle », et le soumettre aux limites actuelles de la recherche sur les embryons ? La réponse est sous-tendue par d’autres interrogations, liées par exemple aux « potentialités » des cellules souches, à la nécessité de déterminer à quel moment un être humain apparaît, dans le continuum entre la fécondation et la naissance ? Par ailleurs, la question de la durée de conservation se pose également avec une limitation possible de 14 à 28 jours de croissance.
Selon Emmanuelle Rial-Sebbag, dans un « paysage juridique fragmenté », les questions qui se posent sont les suivantes :
- « Est-ce que les modèles embryonnaires constituent une nouvelle catégorie du droit (différente des embryons et des cellules souches embryonnaires ou adultes reprogrammés) ?
- Est-ce que la réglementation actuelle octroie le cadre suffisant pour l’usage de ces modèles embryonnaires dans la recherche ?
- À défaut, quelle réglementation devrait-on adopter en France46? ».
La réflexion semble aujourd’hui peu portée vers le grand public. En France, elle occupe le milieu de la recherche en biologie, pour des besoins de transparence des travaux et d’encadrement des recherches, avec notamment un avis rendu par le Conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine et l’organisation d’un colloque au Collège de France le 7 juin 202447.
Le Conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine considère aujourd’hui que « les embryoïdes humains, par essence, ne peuvent pas être équivalents à des embryons48 », d’une part en raison de leur origine (cellules IPS), d’autre part en raison de l’absence de projet parental, quoique de manière plus nuancée pour ce deuxième argument. Les auteurs de l’avis, se déclarent favorables à une limite de 28 jours pour les cultures49. Les références à l’origine et à l’absence de projet parental, qui structurent l’avis, laissent inexplorée la question de la destination, dans l’éventualité où, un pseudo-embryon présenterait des capacités à s’implanter dans un utérus.
« Vraisemblablement, l’administration de la preuve dépendra de la capacité des embryons synthétiques à produire un bébé vivant, mais la seule façon de le savoir est de faire l’expérience50 » rappelle Francoise Baylis.
La difficulté réside dans la temporalité, puisqu’il y a une urgence à réguler un objet biologique non stabilisé. Aujourd’hui, ces nouvelles entités ne sont pas définies mais encadrées dans une perspective de leur usage, observe Emmanuelle Rial-Sebbag51. Elle évoque l’importance de la déclaration du Code de la santé publique des travaux auprès de l’Agence de biomédecine pour encadrer les usages.
La fabrication de pseudo-gamètes et pseudo-embryons en laboratoire devra par ailleurs s’articuler avec le principe de non-patrimonialité qui s’applique aux gamètes et aux embryons comme à l’ensemble du vivant humain52. Ce principe vise à préserver du secteur marchand les éléments humains détachés de l’humain.
Beaucoup évoquent des « dérives » dans les pratiques actuelles qui mettraient déjà à mal les principes de gratuité du don et de non-patrimonialité53, en faveur d’une marchandisation grandissante des actes et des technologies de la reproduction. Le développement d’un « tourisme de la procréation » et d’un marché en ligne54 induit de nouveaux enjeux en particulier liés à la traçabilité des gamètes, les conditions de leur conservation et de leur exploitation par des intermédiaires55. À ce sujet, le Conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine pointe « les risques de dérive liés à des exploitations commerciales des embryoïdes et de leurs éléments dérivés (cellules, tissus ou organes56) ». Et insiste sur la nécessité d’actualiser en ce sens les processus de recueil du consentement des individus en cas de don de « cellules somatiques57 avec l’objectif de générer des cellules IPS ». À partir du moment où une cellule de peau reprogrammée génétiquement peut se transformer en pseudo-gamètes, une grande vigilance s’impose vis- à-vis de tels prélèvements.
Modifier les embryons et l’humain à venir : un pouvoir inédit aux contours incertains
Voir l’analyse très complète des critères autorisés et des problèmes rencontrés dans ce domaine par le corps médical dans la note du Comité d’éthique de l’Inserm : « L’eugénisme et la procréation médicalisée. Considérations conceptuelles, historiques, médicales et éthiques », op. cit.
Cette hypothèse était soulevée dès 2016, notamment par Henry Greely. Voir le blog Anthropotechnie, Fondapol, “The end of sex, le futur de la reproduction humaine”, 1er juillet 2016.
Hannah Rahim, “Designers babies? The ethical and regulatory implications of polygenic embryo screening”, Bill of Health, 11 mars 2024 [en ligne].
Denis Duboule, Le génome et ses embryons. op. cit. p.41-42.
Comité d’éthique de l’Inserm, « L’eugénisme et la procréation médicalisée. Considérations conceptuelles, historiques, médicales et éthiques », op.cit. p.28.
Seppe Segers, “Heritable genome editing ethical aspects of a developing domain”, Hum Reprod, 38(11), pp. 2055-2061, 2 novembre 2023 [en ligne].
Noémie Merleau-Ponty, « La reproduction, les sciences sociales et le futur de la bioéthique », Journées annuelles du Comité d’éthique de l’Inserm, 22 novembre 2023.
Rémy A. Furrer et al., “Polygenic Embryo Screening: High Approval Despite Substantial Concerns from the U.S. Public”, medRxiv, 14 octobre 2023 [en ligne].
Jurgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine, vers un eugénisme libéral ? Paris, éditions Gallimard, 2002, p.48.
Aujourd’hui en France, la sélection d’embryons58 au cours de la fécondation in vitro est admise pour des raisons médicales définies par la loi. À l’étranger, il est possible de mettre sur le marché, des tests génétiques commerciaux pour les embryons in vitro. Cette mise sur le marché requiert une réflexion sur les enjeux et la régulation de ces pratiques. Ainsi, il faut s’interroger sur les critères qui permettraient aux adultes de déterminer le bien futur des enfants à venir. La possible augmentation de la quantité d’embryons fécondés induite par la fabrication de pseudo-gamètes in vitro, multiplierait les possibilités de choisir parmi les embryons disponibles celui qui serait implanté dans l’utérus. Ce choix se ferait sur la base d’interprétation de tests d’analyse des données génomiques, aujourd’hui nommés tests de score polygéniques. Au-delà des solutions pour lutter contre l’infertilité la technologie de gamétogenèse in vitro pourrait faciliter le choix des traits de ces enfants59.
Ce pouvoir reste cependant incertain. Au-delà de la santé, l’efficacité des tests de scores polygéniques sur les embryons et leur interprétation est controversée60. La crainte de « tri d’embryons » et d’« embryons à la carte » est basée sur des notions erronées estime Denis Duboule : « ces notions illustrent bien notre penchant déterministe et surtout la mauvaise compréhension que nous avons développée de l’action des gènes pendant notre développement embryonnaire, avec cette relation pratique et satisfaisante entre un gène et une fonction mais nous savons maintenant que nos génomes ne sont pas des catalogues de fonctions discrètes. À l’inverse, ils se traduisent en équilibres génétiques complexes, et l’existence possible de solutions alternatives, de tentatives d’échapper à cette norme génomique qui nous est imposée, est encore une question non résolue61 ».
Dans le domaine de la santé, face à la complexité des critères de choix et des dilemmes pour les médecins au moment de choisir les embryons, certains évoquent l’alternative que constituerait les modifications directes du génome des embryons, au cas où cette pratique serait autorisée. Les membres du comité d’éthique de l’Inserm62 comparent les deux technologies, et se demandent « pourquoi condamner toute transmission de gènes édités permettant à une descendance d’exister avec un phénotype non altéré alors que la transmission de gènes mutés naturellement ou d’altérations chromosomiques potentiellement responsables de phénotypes altérés est couramment pratiquée ».
Quelle que soit la technologie retenue, de nombreux travaux63 mettent l’accent sur plusieurs risques. En premier lieu, les risques d’inégalités dans l’accès aux modifications génétiques des embryons, et en second les risques de stigmatisation et de discriminations à l’encontre des personnes porteuses de handicaps, qui seraient liés à une excessive normalisation des traits des individus : « quand on envisage de retirer un gène qui serait à l’origine d’un handicap physique ou mental (…) cette tension autour du handicap dans la société a un rapport avec l’évitement de la souffrance et ce qu’on appelle aujourd’hui le validisme. Cette idée qu’il ne faudrait pas être invalide pour s’insérer dans la société » souligne Noémie Merleau-Ponty64.
Laisser la possibilité de choisir les traits des futurs enfants aurait pour conséquence de créer un appel d’air avec une multiplication des choix, puisque l’offre susciterait la demande. Jusqu’où serait-il admissible de choisir les traits des enfants, que ce soit pour des raisons médicales ou non ? D’ores et déjà, des études constatent une forte attente dans ce domaine : aux États-Unis, 82% des personnes interrogées dans un sondage d’opinion sont favorables aux technologies permettant le choix d’enfants dotés de certaines caractéristiques. Elles approuvent la sélection de traits de santé physique (77%) et de santé psychiatrique (72%). À l’inverse, une minorité approuverait une sélection des traits de comportement (36%) ou des traits d’apparence physique (36%)65. L’approbation concerne avant tout des choix « négatifs », c’est-à-dire qui correspondent à une volonté d’éviter des souffrances physiques ou psychologiques, davantage qu’une volonté de doter les enfants de capacités spécifiques. Face à cette attente, des choix politiques seraient nécessaires pour encadrer les pratiques.
La réflexion pourrait s’organiser à partir de ces intentions :
- augmenter les chances de réussite de la grossesse ;
- avoir un enfant en bonne santé ;
- avoir un enfant correspondant à des préférences pour certains traits physiques, taille, couleur des yeux, force musculaire… et/ou de comportement (réussite académique).
Une solution théorique consisterait à admettre des critères de santé et à interdire les choix reposant sur des critères sans rapport avec la santé. Mais la pratique se heurte à la difficulté de déterminer une frontière nette entre la santé et les préférences personnelles et sociales. Certains évoquent la notion de bien-être pour encadrer les choix d’embryons. Mêmes si le bien-être est une notion admise par l’OMS comme constituant la santé, elle apparaît toutefois comme un concept instable, qui varie en fonction de l’environnement. Elle ne peut donc constituer un critère d’admissibilité. Néanmoins, certains ont développé un modèle wellfariste qui viserait le bien-être futur des enfants. Dans ce dernier modèle, les choix se feraient dans l’idée de faciliter et d’améliorer la vie future des enfants. Mais comment prédire la vie des générations futures ? Comment imaginer la vie future des enfants autrement qu’en projetant ses propres préférences et en reproduisant les choix culturels et sociaux de son époque ? Il reste n’est pas certain que les adultes, malgré la modification du génome de leurs enfants, puissent anticiper – au-delà de certaines maladies – la vie future de leurs enfants.
Si l’on regarde le problème du point de vue de l’autonomie des enfants, on voit apparaître la question de la légitimité du pouvoir exorbitant qu’auraient les adultes sur les enfants. Il mettrait fin à l’égalité des humains déterminés par une origine naturelle et commune, la naissance. Dans la « perspective anticipatrice » d’une banalisation d’un « eugénisme sociétal », le philosophe allemand Jürgen Habermas critique cette transformation des relations entre parents et enfants en ce qu’elle entraîne un rétrécissement dramatique de la liberté des enfants, au profit d’une extension radicale du pouvoir des parents, qui se verraient octroyer le pouvoir de façonner l’existence des êtres les plus faibles. Les modifications génétiques des enfants limiteraient de manière autoritaire et irréversible les choix de vie des enfants ; ils constitueraient des atteintes à la détermination de leur biographie à venir dans l’exercice de leur libre arbitre. Jürgen Habermas a théorisé à cet égard une éthique du « pouvoir être soi », mettant en avant le nécessaire respect du principe d’autonomie des individus, qui se décline dans un principe d’autonomie des enfants. Pour Jürgen Habermas, le principe d’une irréductible liberté l’emporte sur les arguments « pragmatiques » de compensation des inégalités naturelles grâce à la justice redistributive, développée par les théoriciens de l’eugénisme sociétal.
Les fondements des idées de Jürgen Habermas ne résident pas dans une conception du gène comme étant « intouchable », mais porte sur une moralité des relations entre les adultes et les enfants, avec l’idée qu’il n’est pas possible pour les individus de vivre avec le sentiment que leur existence a été « mise sur les rails » par d’autres personnes, que leurs vies ne sont que la conséquence de choix parentaux antérieurs à leur naissance. Le « pouvoir être soi » consiste en un être soi non-perturbé dans sa subjectivité, dans le regard de l’enfant, de l’adolescent sur lui-même, à travers son corps.
A contrario, la liberté absolue pour les adultes de contrôler la procréation, aurait pour conséquence de transformer la condition humaine naturellement instable, du fait des lois de l’évolution, et une condition intentionnellement instable. L’externalisation de la reproduction humaine, qui est une modification majeure de la biologie humaine, pourrait bousculer une valeur fondamentale : l’égalité des humains par la naissance. D’un point de vue anthropologique, le monde devrait alors affronter la fin de l’égalité universelle des individus par cette origine commune que constitue la naissance : « Si nous nous considérons comme les auteurs responsables de l’histoire de notre vie personnelle et si nous pouvons tous nous tenir réciproquement pour des personnes « égales par la naissance », cela tient dans une certaine mesure au fait que nous nous comprenons d’un point de vue anthropologique comme des êtres génériques. Pouvons- nous considérer l’autotransformation de l’espèce au moyen de la génétique comme une voie nous permettant d’accroître l’autonomie individuelle, ou, au contraire, allons-nous, de cette manière, saper la compréhension normative qu’ont d’elles-mêmes des personnes ayant le souci de mener leur vie et se portant les unes aux autres un égal respect66 ? » se demande Jurgen Habermas.
Le déroulement de la cryogénisation des embryons
Source : Agence de la biomédecine, Assistance médicale à la procréation – le devenir des embryons congelés, 2024 [en ligne]. |
L’hypothèse d’une banalisation du recours à un utérus artificiel partiel ou complet
Université de Cambridge et Progress Educational Trust (PET), “Code of Practice for the Generation and Use of Human Stem Cell-Based Embryo Model, Juillet 2024, p. 12 [en ligne].
À l’heure où l’utérus artificiel « partiel » est une hypothèse technique envisageable, il convient de se pencher sur l’hypothèse d’un utérus artificiel « complet ». L’utérus artificiel partiel est considéré comme une alternative aux incubateurs utilisés en néonatologie pour sauver des bébés nés prématurément. L’utérus artificiel complet serait, lui, conçu pour remplacer la totalité de la grossesse de la femme, à partir d’une fécondation in vitro, et de ce fait suscite bien davantage de questions morales. L’hypothèse du développement complet d’un pseudo-embryon dans un utérus artificiel à partir de cellules souches reste peu abordée. Elle vient néanmoins d’être très explicitement interdite à l’occasion de la publication d’un code de bonnes pratiques67, pour le Royaume-Uni : « L’ectogenèse complète utilisant un SCBEM humain (Stem Cell-Based Embryo Model), à des fins de recherche ou de reproduction, serait incompatible avec l’approche définie dans le Code ».
Dystopie d’une fabrication industrielle de l’humain orchestrée par des gouvernants tyranniques, l’utérus artificiel complet semble devenu synonyme d’un monde dans lequel les humains seraient devenus modulables à la carte. Laissant de côté ces scénarios hollywoodiens qui associent systématiquement utérus artificiels et « usines à bébés », il reste possible d’envisager, dans une expérience de pensée prospective, différentes questions morales qui pourraient surgir parallèlement à la mise au point d’un utérus artificiel complet.
L’utérus artificiel et l’égalité dans les relations femmes-hommes : des interprétations contradictoires
Henry Atlan, L’utérus artificiel, Paris, Seuil, 2005, pp. 90 et 97.
Dans la perspective des relations entre les hommes et les femmes, l’hypothèse d’une externalisation de la reproduction dans des utérus artificiels donne lieu à des interprétations multiples, parfois contradictoires. Si, en 2005, le généticien Henri Atlan68 pronostiquait la banalisation de l’utérus artificiel au motif que « très vite se développera une demande de la part de femmes désireuses de procréer tout en s’épargnant les contraintes d’une grossesse », les points de vue semblent aujourd’hui davantage nuancés. En effet, plusieurs auteurs s’interrogent sur les conséquences de l’utérus artificiel sur l’égalité des sexes, et en fonction de leur sensibilité, certains évoquent davantage d’égalité pour les femmes, quand d’autres soulignent que de nouvelles inégalités pourraient se créer :
- une « libération » des femmes, qui serait liée une nouvelle égalité biologique et sociale ;
- l’accroissement des inégalités entre les femmes et les hommes, provoquerait un renforcement de la domination masculine, et l’établissement d’un nouveau patriarcat.
Le recours à l’utérus artificiel est envisagé comme une « libération » des femmes découlant d’une nouvelle égalité biologique et sociale
“A feminist inspired revival focusing on the liberating versus oppressive features of reproductive technology”, Seppe Segers, “The path toward ectogenesis: looking beyond the technical challenges”, BMC Med Ethics 22, 59, 2021 [en ligne].
Giulia Cavaliere, “Gestation, equality and freedom: ectogenesis as a political perspective”, Journal of Medical Ethics 46 (2), p. 76-82, 2020 [en ligne].
Ibid.
À la suite des aspirations féministes des années 1970 et 1980, des auteurs contemporains s’accordent sur l’idée que l’utérus artificiel pourrait libérer les femmes des entraves liées à la grossesse, ce qui aurait pour conséquence une plus grande égalité biologique et sociale entre les femmes et les hommes : « un renouveau d’inspiration féministe mettant l’accent sur les aspects libérateurs et oppressifs de la technologie de la reproduction69 ». Le recours à cette technologie favoriserait l’émancipation fondamentale des femmes à la fois pour leur santé, dans leur statut social et dans leur parcours professionnel : « Imaginez un instant qu’il soit possible d’avoir des enfants sans imposer aucune contrainte aux femmes. Imaginez un monde où les risques sanitaires liés à la grossesse et à l’accouchement seraient devenus obsolètes. Un monde où les changements de comportement alimentaire et de mode de vie nécessaires pour maximiser les chances d’avoir une grossesse saine ne seraient plus nécessaires. Un monde sans les pertes financières liées au congé de maternité et où les obstacles à l’avancement professionnel auxquels les femmes sont actuellement confrontées pour avoir des enfants et les faire naître auraient disparu70 » énumère Giulia Cavaliere, qui souligne également l’égalité qui en résulterait entre différents groupes : « Elle favoriserait l’égalité entre les femmes fertiles, infertiles, lesbiennes et transgenres. L’ectogenèse permet aux femmes qui sont actuellement incapables de procréer et de donner naissance à des enfants, pour des raisons sociales ou biologiques d’avoir des enfants de la même manière que les femmes fertiles (c’est-à-dire d’avoir des enfants qui leur sont génétiquement liés)71 ».
Au-delà de la question de l’égalité entre les femmes et les hommes, ressort la question de l’acceptabilité de l’ensemble des « coûts » de la grossesse ; il s’agit des coûts pour le confort des femmes aussi bien que des coûts pour leur santé. Il existe plusieurs manières d’interpréter l’idée de la maternité comme un fardeau :
- la maternité comme un fardeau en soi ;
- la maternité vécue comme un fardeau en raison de la difficulté de mener de front maternité et activités professionnelles dans la société contemporaine.
Dans le premier cas de la maternité comme un fardeau en soi, on peut se demander – sans oublier les difficultés, souffrances et pathologies corrélées avec certaines grossesses –, en quoi le modèle d’un corps humain sans grossesse pourrait constituer l’idéal du corps humain. En quoi le modèle du corps abritant sa progéniture serait celui du « fardeau », alors qu’un corps ne portant pas d’enfant serait le modèle idéal72 ?
Dans le second cas, la maternité serait considérée comme un fardeau, non pas en soi, mais en raison de la difficulté de vivre une maternité parallèlement à des activités professionnelles. Dans ce cas, ne serait-il pas davantage raisonnable d’agir sur les causes du problème plutôt que sur ses conséquences : par exemple, en organisant une meilleure manière de gérer la place des femmes en milieu professionnel, plutôt que d’agir sur les conséquences en extériorisant la gestation ?
Le recours à l’utérus artificiel peut faire craindre un renforcement des inégalités et de la domination masculine
Giulia Cavaliere, “Gestation, equality and freedom: ectogenesis as a political perspective”, Journal of Medical Ethics 46 (2), pp. 76-82, 2020 [en ligne].
Victoria Hooton et Elizabeth Chloé Romanis, « Artificial womb technology, pregnancy, and EU employment rights”, Journal of Law and the Biosciences, Volume 9, Issue 1, Janvier-Juin 2022 [en ligne].
Giulia Cavaliere, op.cit.
L’idée d’une égalité nouvelle qui serait acquise par la libération du « fardeau de la grossesse » via le recours à l’utérus artificiel est aujourd’hui davantage nuancée. Les auteurs soulèvent le risque d’un accès injustement réparti à cette technologie nouvelle et sophistiquée. La technologie serait trop onéreuse pour permettre sa généralisation à l’ensemble des femmes et des États, ce qui rendrait caduc l’argument d’une plus grande égalité entre les hommes et les femmes. Ainsi, dans une démarche plus pragmatique sont examinées les conditions de l’égalité dans l’accès à l’utérus artificiel parmi certaines catégories de population et entre certains pays : « Bien que les risques, les fardeaux et les décès liés à la santé causés par la gestation et l’accouchement touchent toutes les femmes et peuvent effectivement être définis en termes d’« inégalité naturelle », ils ne sont pas répartis de manière égale entre toutes les femmes. Des preuves documentées montrent que les femmes appartenant à des minorités ethniques, les femmes pauvres et les femmes handicapées ont un risque beaucoup plus élevé de connaître des complications pendant la gestation et l’accouchement et de mourir des suites de ces complications », critique Giulia Cavaliere73.
Sur la question des inégalités professionnelles, des auteurs se demandent en quoi la possibilité de procréer de différentes manières pourrait impacter le cadre réglementaire des droits des femmes pour leur maternité en entreprise74. Certains soutiennent que des aménagements de la vie professionnelle des femmes enceintes passeraient davantage par la reconnaissance de leurs besoins spécifiques au cours de leur grossesse, que par l’option procréative retenue. Le recours à l’utérus artificiel ne ferait avancer en rien la condition des femmes dans leur vie professionnelle. À l’inverse, il serait plus efficace d’adapter la vie professionnelle des femmes aux nécessités de leur vie reproductive : « Défendre l’ectogenèse comme solution aux inégalités sur le lieu de travail est problématique pour deux raisons. D’abord, le problème réside dans les rôles et les responsabilités des femmes dans la gestation et l’éducation des enfants plutôt que dans un marché du travail injuste. Par hypothèse, les obstacles auxquels les femmes sont confrontées sur le lieu de travail sont le produit d’un système qui ne tient pas compte des différences (biologiques), qui ne favorise pas une participation libre et égale des deux sexes à la reproduction sociale et qui tolère des pratiques oppressives. Ensuite, une telle conception de l’ectogenèse comme moyen de remédier aux inégalités sur le lieu de travail appelle des solutions qui changent la façon dont la société se reproduit plutôt qu’elle n’appelle la réforme d’un marché du travail qui empêche l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes75 ».
Dans une démarche similaire de scepticisme vis-à-vis d’un pouvoir libérateur de l’utérus artificiel, Susan Kennedy évoque le risque d’une dévalorisation des liens gestationnels familiaux et de la valeur de la grossesse par les partisans de l’utérus artificiel. Cette dévalorisation par la banalisation d’une grossesse accessible à tous relèverait d’une vision patriarcale de la famille : « Au lieu de remettre en cause cette notion, l’ectogenèse permettrait de remplacer complètement le rôle des gestatrices humaines dans l’équation de la procréation. Par conséquent, l’introduction de l’ectogenèse comme option de reproduction a été critiquée en raison de son potentiel à perpétuer une vision patriarcale qui nie la signification morale de la gestation car cette technologie soutient une vision du monde patriarcale dans laquelle les humains sont perçus comme des individus distincts plutôt que fondamentalement connectés par des liens gestationnels76 ».
L’utérus artificiel et la liberté de gestation
“Morning sickness, bad moods, swollen limbs, migraines, pain of childbirth, depression, career breaks”. Seppe Segers, op. cit.
L’utérus artificiel créerait un choix entre deux options reproductives : soit porter un enfant, soit le transférer dans une machine pour la durée de la gestation (ou une partie de celle-ci). La possibilité de ce choix, de sa banalisation ou non, viendrait modifier de manière radicale l’autonomie des femmes dans le domaine de la reproduction. Les raisons médicales ou personnelles justifiant le recours à l’utérus artificiel devront être définies. De multiples questions devront être examinées afin de cerner les contours de ce choix pour déterminer :
- les responsabilités dans le choix du recours à l’utérus artificiel (qui déciderait ?) ;
- les intentions et motivations possibles, sous-tendant ce choix ;
- dans le cas où une première partie du développement du futur enfant se serait effectué in vivo, les motifs d’un éventuel transfert dans un utérus artificiel et le moment du transfert.
La gamme des motivations possibles est étendue, puisqu’elles ne sont pas forcément médicales. Sont évoquées, outre les motivations professionnelles, des motivations pour la santé et des motivations plus personnelles : « nausées matinales, mauvaise humeur, membres gonflés, migraines, douleurs de l’accouchement, dépression, interruptions de carrière77 ». On retrouve l’argument de davantage de liberté pour celles qui souhaiteraient continuer à boire de l’alcool et fumer des cigarettes. Si ces derniers arguments peinent à être pris au sérieux, la question du comportement de la mère, et des jugements qui en découlent et d’un contrôle de ces comportements, mérite qu’on s’y arrête. Une décision liberticide serait de déterminer les droits, pour d’autres personnes et pour la société, d’intervenir sur le choix des femmes de « transférer » le foetus hors du corps de la femme. Avec l’utérus artificiel, il deviendrait possible de restreindre les libertés des femmes en imposant le transfert :
- en invoquant l’intérêt de l’enfant en cas de comportement jugé inadéquat de la mère ;
- dans le cas d’une demande d’interruption de grossesse de la part de la mère.
La perspective d’un conflit entre la santé du fœtus et l’autonomie de la mère
Des conflits pourraient survenir entre l’interprétation de l’intérêt de l’enfant et la volonté de la mère, dans le cas où les conditions de la grossesse seraient considérées comme risquées du point de vue de la santé physique ou psychologiques de l’enfant. La poursuite d’une grossesse in vivo pourrait alors être stigmatisée, voire être interdite : « le bénéfice attendu de l’ectogenèse en termes de bien-être fœtal, pas nécessairement pour faciliter la thérapie fœtale, mais pour optimiser l’environnement fœtal en surveillant étroitement la nutrition, la température, l’oxygénation, etc. Cela pourrait être accueilli comme un moyen de fournir un milieu utérin plus sûr pour le fœtus, mais cela pourrait également exercer une pression sur les femmes enceintes pour qu’elles subissent certaines interventions au profit du futur enfant. Cela peut être particulièrement (mais pas seulement) le cas lorsque le comportement de la personne enceinte est considéré comme inquiétant, par exemple en raison d’une toxicomanie. Certains craignent qu’une meilleure connaissance du développement fœtal grâce à l’ectogenèse puisse être utilisée pour justifier un plus grand contrôle des grossesses normales », résume Seppe Segers78.
Une réflexion est d’ores et déjà menée par différents auteurs sur ce que représente la gestation et sa valeur. Certains comme Susan Kennedy vont jusqu’à soutenir l’idée d’un « droit à la gestation » pour les femmes79.
Cette question s’intègre dans une perspective plus globale portant sur la responsabilité de la mère dans la santé fœtale, la responsabilité de la mère face au « risque, documenté notamment en Chine, de faire porter aux femmes enceintes la responsabilité de la santé, notamment fœtale […] dans un environnement toxique dont on connaît les effets délétères80 » estime Noémie Merleau-Ponty.
La « viabilité » des fœtus dans des utérus artificiels pourrait, par la possibilité de transferts, transformer les droits à l’interruption de grossesse. Le droit à l’interruption de grossesse pourrait être restreint par la possibilité, l’obligation pronostiquent certains, de transfert des enfants non désirés, non seulement pour les interruptions de grossesse en dehors de la limite légale, mais aussi dans la limite légale. Dans ce cadre, il deviendrait nécessaire de décider si la liberté de ne pas mener une grossesse à terme s’entend, ou non, indépendamment de la poursuite du développement du futur enfant, estime le juriste Glenn Cohen : « le droit dont jouissent les femmes est le droit d’arrêter la gestation, et non le droit de mettre fin à l’existence du fœtus. L’utérus artificiel permettrait aux femmes d’exercer le premier droit sans le second. Défendre un droit à l’avortement lorsque le transfert est possible changerait le terrain moral.
« Mon corps, mon choix » deviendrait plutôt un droit de mettre fin à la vie du fœtus. Une défense dans ce sens pourrait encore être possible sur le plan philosophique, mais semble beaucoup plus difficile à faire accepter sur le plan juridique et politique81 ».
Il reste une inconnue scientifique : les conséquences psychologiques et émotionnelles sur les enfants et sur les parents. Ces éléments, aujourd’hui manquants, demeurent indispensables à la compréhension des notions de grossesse et de parentalité. Il faudra éclairer la question du moment de la naissance des fœtus dans un contexte de généralisation des utérus artificiels. Il s’agira de déterminer le moment du commencement de la vie, comme personne humaine et comme existence légale.
Les étapes du développement embryonnaire humain
Les étapes qui précèdent la formation du fœtus (jour 56 de la grossesse) sont la segmentation, la gastrulation, l’organogénèse.
Source :
Nicolas Rivron et al, “An ethical framework for human embryology with embryo models”, Cell, 17 août 2023, pp. 3548-3557 [en ligne].
Conclusion
Pour l’ensemble des futures technologies de reproduction in vitro, la même vigilance s’impose en ce qui concerne l’égalité d’accès à ces technologies, la normalisation des générations à venir, le risque de contraintes, implicites ou non, et de discriminations. Plus généralement, se pose la question de la dignité humaine et de la valeur des éléments biologiques d’origine humaine.
Penser en amont les implications de ces technologies constitue un exercice certes risqué, tant les inconnues sont nombreuses, mais indispensable afin que la société puisse s’accorder sur les possibilités de la recherche dans ce domaine, sur les valeurs fondamentales attachées à l’humain et qui sous-tendent les décisions politiques. L’intérêt de cette étude est de jeter les bases d’une réflexion prospective, anticipatrice, ainsi que de soulever certains arguments qui contribuent à l’émergence d’un débat public sur les perspectives de la reproduction in vitro et les enjeux éthiques que cela implique.
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