Maghreb : l'impact de l'islam sur l'évolution sociale et politique
Introduction
L’islam au Maghreb
La Nahda, une période de modernisation
L’impact de l’islam sur l’évolution politique des trois pays du Maghreb
Des ambiguïtés et des incohérences
Des lois et des incohérences
Le domaine où les incohérences sont les plus visibles
La démocratie mise à mal
Des révisions et des retours en arrière
De l’échec de la construction de l’État moderne
Des arguments absurdes
L’impact de l’islam sur l’évolution sociale des trois pays du Maghreb
L’exhibitionnisme religieux
La superstition
L’école et la mosquée
Le recul du droit
Le rejet des origines
L’affaiblissement du féminisme
« Le modernisme islamique »
Le passé comme valeur suprême
Le malékisme et le soufisme, deux théories du passé
La réforme de l’islam, un projet de la Nahda
Les réformistes post-Nahda
Des révoltes qui n’engendrent pas des réformes
Le renoncement, jusqu’où ?
Le retour en arrière, l’Occident n’est pas épargné
Un travail au sein de l’islam
Résumé
Entre le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les sociétés musulmanes ont connu de profondes réformes sociales et politiques qui leur ont permis de faire un pas important vers la modernité. Les pays du Maghreb ne sont pas restés en retrait de ce mouvement de réformes appelé « Nahda », mais l’interruption de sa dynamique a provoqué l’inversion du processus et le renoncement progressif à ses acquis, notamment dans le domaine de l’égalité et de la liberté.
L’évolution sociale et politique des pays du Maghreb témoigne d’un renforcement du conservatisme religieux qui les empêche de se libérer de pratiques et de valeurs traditionnelles pesantes. Les colères populaires revendiquant le changement ne parviennent pas à moderniser des sociétés qui imposent finalement une réaffirmation du poids de la religion et du passé.
Dans ce renoncement à la modernisation, le rôle de l’islam tel qu’il est conçu et pratiqué est incontestable. Il détermine la relation des musulmans à la vérité, à la pensée, à l’autre et au temps. Il est impératif de s’interroger sur les causes du renoncement aux acquis de la Nahda et aux valeurs de la modernité, et de savoir jusqu’où il peut aller. Les conséquences de ce renoncement sont préoccupantes, non seulement pour les pays du Maghreb mais aussi pour l’Occident, et plus encore pour les pays où l’islam est une religion importante, tels la France et la Belgique.
Razika Adnani,
Philosophe, islamologue et conférencière.
Valeurs d'islam
Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste
Libérer l'islam de l'islamisme
Crise de la conscience arabo-musulmane
Portrait des musulmans de France : une communauté plurielle
Portrait des musulmans d’Europe : unité dans la diversité
Libertés : l’épreuve du siècle
Introduction
Razika Adnani est l’auteure de plusieurs articles et d’ouvrages dont le dernier s’intitule Pour ne pas céder, textes et pensées (UPblisher, 2021). Pour en savoir plus.
Ce texte est né d’une conférence que j’ai donnée en septembre 2021 dans le cadre des sixièmes Rencontres Internationales Géopolitiques de Trouville-sur-mer. L’Algérie venait alors de promulguer sa nouvelle Constitution (décembre 2020) dans laquelle on renonçait, entre autres, à la liberté de conscience afin de protéger davantage la religion. En juillet 2022, c’est la Constitution tunisienne qui a fait un grand retour vers le passé, dans le pays le plus moderne de l’Afrique du Nord. Ce phénomène de retour en arrière est la conséquence de la montée de l’islamisme et du traditionalisme, qui concerne tous les pays où l’islam est une religion majoritaire ou importante, y compris en Occident. Je voulais analyser l’impact de l’islam sur l’évolution politique et sociale des pays musulmans : pourquoi ceux-ci n’arrivent-ils pas à sortir des pratiques et des normes ancestrales, à créer le changement et à mener des réformes profondes ? Pourquoi les mouvements de colère populaire dans les pays musulmans débouchent-ils sur davantage de conservatisme religieux et de retour vers le passé ?
Le choix de consacrer mon analyse à ces trois pays, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, s’explique en premier lieu par des raisons pratiques – la possibilité de donner des exemples concrets permettant de comprendre cet impact – mais aussi par les liens historiques, culturels, géographiques et sentimentaux qui existent entre leurs populations et le souhait de les voir réaliser l’Union maghrébine, nécessaire pour constituer la force politique et stratégique dont ces pays ont besoin. C’est également parce qu’une grande partie des musulmans de France, mais aussi de Belgique, d’Espagne et d’Italie, sont originaires de ces pays. Comprendre l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique des sociétés maghrébines constitue aussi un élément de compréhension important de son impact sur une bonne partie des sociétés européennes. Dans ce texte, je consacre mon analyse à la période qui commence au début du XIXe siècle. L’objectif est d’expliquer les causes du retour aux traditions et au conservatisme religieux dans le domaine social et politique caractérisant aujourd’hui les sociétés musulmanes, et par cette raison même de plus en plus éloignées, dans le domaine des normes et du comportement, de la modernisation voulue par la Nahda.
Dans cette étude, je fais régulièrement rappel à des livres ou à des articles que j’ai écrits lorsque l’idée nécessite davantage d’analyse. Aussi, je précise souvent, quand j’évoque l’islam, qu’il s’agit de l’islam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, pour faire la distinction entre l’islam inscrit dans le Coran et celui qui existe sous différentes formes dans la réalité humaine et qui est devenu théologie, droit et comportement. Si, selon la foi musulmane, le premier est révélé, le second est construit par les musulmans. À partir du Coran, certes, mais il n’est pas le Coran. Islam révélé et islam construit sont deux concepts que j’ai forgés dans mes travaux afin de souligner la part humaine dans l’islam que les musulmans pratiquent, qui l’empêche d’être parfait ou sacré. Tout ensemble qui porte en lui une part qui n’est pas sacrée ne peut être sacré. Cette précision est importante pour rappeler que, si les musulmans ont construit hier leur islam, ou leurs islams, correspondant à leur culture et à leur époque, pourquoi n’auraient-ils pas aujourd’hui le droit d’en construire un autre qui serait compatible avec l’époque et les valeurs de l’humanisme indispensable à la résolution des problèmes que pose l’islam dans nos sociétés actuelles ?
L’islam au Maghreb
Oulémas, terme arabe qui signifie savants, utilisé dans la pensée musulmane pour désigner les spécialistes de la religion.
Ibn Khaldûn, El Muqqadima. Les Prolégomènes à l’histoire universelle, trad. William Mac-Guckin de Slane, Berti Édition, 2003, p. 854.
Ibid., p. 857.
Ibn Khaldûn, L’Histoire des Berbères, trad. William Mac-Guckin de Slane, Berti Édition, 2003, p. 151.
Ibid., p. 149.
Voir Razika Adnani, La nécessaire Réconciliation, UPblisher, France, 2014.
L’islam est arrivé au Maghreb au VIIe siècle. Bien que l’islamisation se soit faite sur plusieurs siècles, c’est à partir de cette date que l’histoire des pays du Maghreb, les pays de la berbérité ou de l’amazighité, est intimement liée à celle du monde musulman et du monde arabe, et que l’islam influence la vie sociale, politique mais aussi cultuelle des Maghrébins. Les deux doctrines, ou les deux islams les plus répandus au Maghreb, puisque l’islam est multiple, sont le malékisme et le soufisme. Le malékisme, doctrine juridique fondée par le juriste Malek ibn Anas (708-796) à Médine, a fini par s’imposer vers la fin du VIIIe siècle non seulement au Maghreb mais aussi dans tout l’ouest du monde musulman. Il cohabite néanmoins avec le soufisme et cela depuis environ le XIIe siècle, période où les deux islams ont trouvé un terrain d’entente. Le soufisme a reconnu la charia comme indissociable de l’islam et le malékisme a fermé les yeux sur certaines pratiques soufies qu’il considérait comme hérétiques. Il en a même adopté certaines. Cela a donné au Maghreb un islam malékite à tendance soufie et un soufisme à tendance malékite. À partir de la fin du XXe siècle, le wahhabisme s’est également répandu parmi les populations maghrébines, favorisé par le fait qu’il est fondé sur les positions épistémologiques du malékisme et sa conception de l’islam. Le malékisme a influencé pratiquement toutes autres les doctrines théologiques et juridiques de l’islam.
Le malékisme est donc une doctrine juridique et prône un islam indissociable de sa dimension juridique. Quant à sa position épistémologique, son fondateur a voulu que les textes coraniques soient d’abord la source de la connaissance dans le domaine juridique, puis les hadiths (paroles) du prophète. Si le juriste ne trouve pas de réponses à ses questions dans ces deux sources, il doit se référer aux traditions des compagnons du prophète ou aux habitudes des habitants de Médine. Selon Malek, ces habitudes reflètent fidèlement celles du prophète. Ainsi, la pensée n’intervient qu’en dernier recours et Médine du VIIe siècle est un modèle de société pour tous les musulmans. La question de la pensée et de la place qu’elle doit avoir ou pas comme source de connaissance face à la révélation est fondamentale dans la pensée musulmane. C’est ce que l’analyse des plus importantes questions de la pensée musulmane m’a permis de déduire. Cette question épistémologique a beaucoup divisé les musulmans avant que ne s’impose, vers le XIIIe siècle, la position de ceux pour qui la vérité est révélée et doit être transmise fidèlement.
Le sociologue et historien ibn Khaldûn (1332-1406) raconte dans sa Muqqadima que Malek ibn Anas voulait que le consensus – la troisième source juridique à laquelle participaient tous les oulémas1 – soit limité aux Médinois2. Pour Malek, cette pratique exercée par les habitants de Médine n’était pas un simple consensus des oulémas, mais une imitation fidèle de la tradition prophétique3. Cette décision vient du fait qu’il voulait que les musulmans regardent constamment vers Médine. Il revendiquait ainsi pour les Médinois, donc pour les Arabes, une supériorité sur les autres musulmans. Cependant, derrière cet argument religieux, il y avait un motif politique. Médine n’était plus le centre du pouvoir politique après le transfert de la capitale de l’empire musulman à Damas, puis à Bagdad. Pour les Médinois, il était impératif que les musulmans continuent de regarder vers Médine et qu’elle ne perde pas son pouvoir.
Dans le domaine théologique, le malékisme a adopté vers le Xe siècle l’acharisme, fondé par Abou al-Hassan al-Achari (873-935), qui prônait le littéralisme, le déterminisme et la thèse du Coran incréé. Le soufisme, lui aussi, est fondé sur des principes épistémologiques qui s’inscrivent dans la continuité de la vérité donnée ou révélée, tels que le dévoilement et la théorie des saints, ce qui n’encourage ni l’intelligence ni la pensée rationnelle. Dans le soufisme, la supériorité des Arabes est également très affirmée. La vénération de saints, qui tous prétendent avoir des liens de sang avec le prophète, autrement dit être des Arabes, est très présente.
Cette présentation de l’islam maghrébin, qu’on retrouve également en Afrique subsaharienne, donne des éléments de compréhension concernant la pratique religieuse des Maghrébins et pourquoi cette pratique a été marquée par le rigorisme comme celui des Almoravides (1042-1147) et des Almohades (1125-1212). Ibn Khaldûn décrivait les Berbères comme un peuple qui était dans une pratique exagérée de l’islam, un excès de zèle 4. Il a également souligné la prétention de beaucoup de Berbères à avoir des origines arabes5. Dans mon analyse6 j’ai établi un lien entre ce désir d’avoir des origines arabes, répandu parmi les populations maghrébines encore aujourd’hui, et l’excès de zèle soulevé par ibn Khaldûn. Les deux phénomènes révèlent un sentiment d’infériorité.
Entre le VIIe siècle et le XIIe siècle, le Maghreb a fait partie de la grande civilisation musulmane. Lorsque le monde musulman a sombré dans une longue période de décadence, il a fait également partie de cette histoire de sous-développement, dont il ne se réveillera lui aussi qu’au début du XIXe siècle, avec l’émergence de la Nahda, terme arabe souvent traduit par « renaissance » ou « réveil ».
La Nahda, une période de modernisation
Bernard Lewis, Islam, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 891.
La Nahda désigne un mouvement de modernisation que le monde musulman et précisément les pays arabes et ceux du Maghreb ont connu entre le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Ce mouvement de modernisation a concerné tous les domaines : la littérature, la société et la politique. Il était porté par des intellectuels et des politiques chrétiens, juifs et musulmans qui avaient tous comme objectif de sortir leurs pays du sous-développement et de leur permettre d’entrer dans l’ère de la modernité. Le terme Nahda doit être néanmoins pris avec précaution car il a été récupéré par les islamistes et les conservateurs. Pour la majorité des historiens, le point de départ du réveil du monde musulman est l’Égypte, l’expédition de Napoléon Bonaparte de 1798 ayant permis aux Égyptiens de prendre conscience de leur retard. Pour Bernard Lewis, « la Révolution française a été le premier grand mouvement d’idées de la chrétienté occidentale à s’être imposé à l’islam7 » et c’est son caractère laïque qui lui a conféré une légitimité aux yeux des musulmans. La Nahda était une tentative des musulmans de s’émanciper des traditions et des règles sociales et morales qui se voulaient divines, pour construire une société selon des règles différentes conçues par la pensée humaine capables d’épouser le dynamisme de la société, contrairement aux règles immobiles de la religion qui figent la société.
Les pays du Maghreb ne sont pas restés en retrait de la Nahda. Ils ont eux aussi entamé des réformes politiques et sociales qui ont changé leur visage en quelques années, d’une manière extraordinaire et cela dans tous les domaines. L’adoption du système constitutionnel a été le plus important, mais il faut aussi évoquer la création de l’école moderne, séparée de la mosquée, et l’émancipation de la femme par l’obtention de droits dont elle n’avait jamais rêvé auparavant : sortir seule de la maison, ne pas porter le voile, s’instruire et travailler. C’est également à cette époque et encouragée par les antiesclavagistes européens que l’abolition de l’esclavage a eu lieu. La Tunisie est le premier pays musulman à avoir franchi le pas en 1846. L’abolition de l’esclavage a été un progrès considérable dans l’émancipation des musulmans des contraintes de la charia et de ceux qui veillaient jalousement à sa pérennisation. En même temps, ce mouvement démontrait que les musulmans étaient capables d’émancipation dès lors qu’une volonté suffisante était présente. Cela aurait dû être un argument convaincant pour l’abolition d’autres règles islamiques ancestrales et humiliantes pour l’être humain, comme celles qui soumettent la femme à des règles discriminatoires, notamment la polygamie, les inégalités successorales et la répudiation. Cela n’a pas été le cas. Ce sont des preuves des limites de la Nahda. Au milieu du XXe siècle, c’est son échec qui a été constaté. Aujourd’hui, ce sont des renoncements à ses acquis qui sont une réalité et qui inquiètent.
L’impact de l’islam sur l’évolution politique des trois pays du Maghreb
Depuis juillet 2022, la Tunisie n’évoque plus la Déclaration des droits de l’Homme dans sa Constitution.
Dans les trois pays du Maghreb, le premier impact de l’islam dans le domaine politique a été l’inscription de la référence à l’islam comme religion d’État dans leurs premiers textes constitutionnels. Cette inscription marque les limites de la modernisation de l’institution étatique et de son organisation. Dès leurs premiers textes constitutionnels (1959 pour la Tunisie, 1962 pour le Maroc), la Tunisie et le Maroc ont renforcé cette référence à l’islam avec d’autres articles. « L’État demeure fidèle aux enseignements de l’islam », affirme dans son préambule la Constitution tunisienne, tandis que la Constitution marocaine souligne que « le royaume est un État islamique ». Quant à l’Algérie, si elle s’est contentée dans sa Constitution de 1963 de mentionner que « L’islam est la religion de l’État » (art. 4), elle a, entre 1976 et 2016, introduit progressivement des articles supplémentaires se voulant tous protecteurs de l’islam.
Ainsi, ces pays qui voulaient se moderniser n’ont pas pu se libérer du système traditionnel et de ses normes. La Nahda n’a pas permis aux musulmans de changer la conception de l’islam voulue par les juristes : une religion inextricablement liée à l’organisation sociale, donc à la politique. Cette référence à l’islam a été l’obstacle empêchant la construction des systèmes constitutionnels dans ces pays et s’opposant à l’accomplissement de l’État moderne. Elle a ouvert la porte par laquelle la religion n’a cessé de s’immiscer au sein du système juridique et de l’organisation de l’État, conduisant à ce que l’évolution politique et sociale soit de plus en plus profondément imprégnée de religion et marquée par le renoncement aux réalisations de la Nahda.
Quand un État déclare dans sa constitution appartenir à l’islam, qui est également un système juridique, cela implique qu’il a d’autres lois fondamentales. Dans ce cas, soit la constitution n’est pas la loi fondamentale de l’État, celle qui est au fondement de toutes les lois, soit il existe deux lois fondamentales, la constitution et la religion. Dans les deux cas, il y a échec du système constitutionnel. Sauf à ce que la constitution, pour ne pas perdre son statut de loi fondamentale, reprenne les lois ou les principes auxquels elle se réfère. Le problème se pose davantage lorsque les principes de la constitution et les règles de l’islam s’opposent, comme c’est le cas des Constitutions des trois pays du Maghreb. Elles affirment que l’islam est la religion de l’État et en même temps qu’elles sont attachées à la Déclaration des droits de l’Homme que l’islam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaît pas8. Par ailleurs, les règles de l’islam organisent la vie des musulmans de la plus petite chose à la plus grande, ce qui signifie que la constitution se réfère à des lois ordinaires et non à des principes fondamentaux, lois que de surcroît personne ne connaît étant donné que ces Constitutions ne donnent aucune précision sur les lois de cet islam qui est la religion de l’État. Cela donne au législateur une très large liberté. Il peut aller d’un islam rigoriste et fondamentaliste à un islam souple et modernisé. Il décide également quels sont les domaines qu’il soumet à la religion et ceux qu’il soumet aux lois modernes de la constitution. L’affirmation « l’islam est religion de l’État » a fait que les gouvernements de ces trois pays sont in fine régis par la volonté des hommes, des religieux et non par la loi, alors que le système constitutionnel est justement pensé pour remédier à cela, c’est-à-dire pour que les gouvernements soient régis par la loi et non par la volonté d’un homme ou d’un groupe d’hommes. La Constitution américaine de 1787 a ainsi été pensée dans l’objectif de lutter contre l’arbitraire du parlement et afin qu’il ne légifère pas à sa guise. En 2011, la Constitution marocaine a précisé qu’il s’agissait d’un islam modéré sans toujours donner de précisions claires sur les principes de cet islam modéré permettant réellement de le différencier des autres islams. En 2022, la Tunisie évoque les « maqassid [objectifs] de l’islam » (art. 5) ou « maqassid de la charia » que l’État doit réaliser, mais ne dit pas non plus de quel islam il s’agit. En effet, l’islam est multiple sur le plan vertical : il y a un islam auprès de Dieu, selon la foi musulmane, un islam inscrit dans le Coran et un islam que les musulmans ont compris à partir du Coran. Ce troisième niveau de l’islam est multiple à son tour sur le plan horizontal : il y a un islam sunnite, un islam chiite, un islam soufi et beaucoup d’autres.
Des ambiguïtés et des incohérences
Voir Razika Adnani, La nécessaire réconciliation, UPblisher, 2e éd., 2017, p. 43.
Cette situation constitutionnelle est également à l’origine de beaucoup d’ambiguïtés et d’incohérences au sein des textes fondamentaux de ces pays, qui concernent dans leur majorité deux principes de la modernité : l’égalité et la liberté. Ils sont fondamentaux dans la Déclaration des droits de l’Homme, alors que l’islam, tel que les musulmans l’on construit à partir du Coran, ne les reconnaît pas. Il est fondé sur deux autres principes : l’obéissance et l’inégalité entre hommes et femmes et entre musulmans et non-musulmans9.
Ces ambiguïtés et ces contradictions sont observables dans la Constitution algérienne qui stipule son attachement aux droits de l’Homme et à l’égalité entre les deux sexes, qu’elle a inscrits dans son texte depuis 1963 (art. 11 et 12). Elle l’a consolidé en 1976 en affirmant la proscription de toute discrimination fondée sur les préjugés de sexe (art. 39) en même temps que les références à l’islam. La Tunisie, elle aussi, affirmait, de 1959 à 2022, son respect des droits de l’Homme. Elle restait en revanche très ambiguë au sujet de l’égalité entre les hommes et les femmes, qu’elle n’a clairement reconnue qu’en 2014. Cependant, elle affirmait en même temps son attachement aux enseignements de l’islam, dont les règles sont fondées sur le principe de l’inégalité. La même ambiguïté caractérisant le texte constitutionnel tunisien s’est accentuée en 2022 comme nous allons le voir. La Constitution marocaine n’évoque la Déclaration des droits de l’Homme qu’en 1992, ce qui, par comparaison avec ses voisines, montre son aspect plus conservateur. Quant à l’égalité en droits et devoirs entre les hommes et les femmes, elle ne l’a attestée qu’en 2011 (art. 19). Cependant, elle insiste toujours sur le fait que le Maroc est un état islamique et que « Le Roi, Amir Al Mouminine (Commandant des croyants) veille au respect de l’islam » (art. 41).
Les Constitutions tunisienne et algérienne affirment que tous les citoyens sont égaux mais, en même temps, que le président de la République doit être musulman. Cela revient à dire que les citoyens ne sont pas égaux, car les non-musulmans n’ont pas le droit d’accéder à la fonction de président, ce qui constitue une autre contradiction au sein de la constitution.
D’autres ambiguïtés au sein de ces Constitutions concernent le principe de liberté. Ce dernier est fondamental dans la Déclaration des droits de l’Homme et dans le système démocratique, alors que l’islam ne le reconnaît pas. Dès lors, ces Constitutions affirment un droit et l’interdisent. En conséquence, il est difficile de savoir clairement si la loi fondamentale de l’État garantit la liberté, notamment la liberté de croyances, ou non.
En 1976, l’Algérie s’est démarquée de ses deux voisins en affirmant dans son texte constitutionnel la liberté de conscience (la liberté de croyance dans la version arabe). Cependant, elle a progressivement ajouté des articles qui consolident la référence à l’islam qui, tel que les musulmans le conçoivent, ne reconnaît pas la liberté de conscience, pour finalement la supprimer en 2020, démontrant ainsi que pour le législateur elle n’est pas compatible avec l’islam.
L’Égypte a renoncé à la liberté absolue de croyance en 1971, après l’avoir promulguée dans sa première constitution de 1932 (art. 13). L’Irak l’a supprimée en 1958, après l’avoir reconnue dans sa première constitution de 1925 (art. 13). La Libye l’a abandonnée en 1969, alors qu’elle l’avait reconnue en 1951 dans sa première constitution (art. 21). La Syrie l’a également supprimée après l’avoir reconnue en 1930 (art. 15).
C’est en 2014 que la Tunisie a reconnu la liberté de conscience dans l’article 6 de sa Constitution, dans lequel elle précise également que l’État protège la religion. Autrement dit, dans le même article, elle la reconnaît et ne la reconnaît pas. La protection de la religion est l’un des arguments utilisés par les musulmans pour ne pas reconnaître la liberté de conscience. La Constitution marocaine, quant à elle, n’a jamais reconnu la liberté de conscience alors que, dans son préambule, depuis 1992, elle affirme son attachement aux droits de l’Homme.
C’est au cours des tout premiers siècles de l’islam, entre le VIIe et le Xe siècle, que les juristes musulmans, chargés de mettre en place le droit pour administrer leur société, ont décidé de refuser à l’individu sa liberté de conscience. Malgré plusieurs versets coraniques qui la mentionnent et la reconnaissent, ils en ont trouvé d’autres qui légitiment leur décision. Les juristes n’ont pas légiféré parce que les lois existaient dans le Coran, mais ils ont créé des lois dont leur société avait besoin, puis ils ont cherché une légitimité à ces lois dans le Coran. Le législateur refusant aujourd’hui la liberté de conscience ne fait en réalité que reprendre une loi mise en place par les musulmans il y a plusieurs siècles. La loi reflète la morale et l’âme du législateur qui la conçoit. Celui qui croit à la liberté de conscience comme un droit humain aurait assurément trouvé dans le Coran ce qui lui aurait permis de ne pas voir de contradiction entre sa foi et cette liberté.
Nombre d’ambiguïtés et de contradictions sont présentes dans les Constitutions des trois pays du Maghreb, si bien qu’aujourd’hui il est difficile de savoir quelles sont les lois fondamentales qui fixent le fonctionnement de l’État et quels sont exactement les droits des individus que garantit la constitution. Le même problème caractérise la quasi-totalité des pays musulmans. L’Égypte, par exemple, déclare son attachement à la Déclaration des droits de l’Homme et affirme dans le même temps que les principes de la charia, qui ne reconnaît ni la liberté ni l’égalité, sont la source principale du droit.
Des lois et des incohérences
Les incohérences dans les systèmes juridiques ne concernent pas uniquement les lois fondamentales entre elles mais également les lois ordinaires par rapport aux lois fondamentales. Elles concernent principalement deux valeurs : la liberté et l’égalité. Ainsi, la Constitution algérienne garantit les droits de l’Homme, l’égalité des citoyens et des citoyennes en droits et devoirs, alors que le code de la famille est constitué de lois discriminatoires, notamment à l’égard des femmes. De 1976 à 2020, la Constitution algérienne a affirmé la liberté de conscience, ce que les lois ordinaires ne reflètent pas. Cette contradiction s’est accentuée en 2001 lorsque le législateur a décidé d’ajouter au Code pénal l’article 144 bis 2 qui prévoit trois à cinq ans d’emprisonnement pour toute personne portant atteinte à l’islam. L’Algérie applique également à tous les couples le même code de la famille qui est conforme à la charia et soumet les élèves à la même éducation religieuse islamique sans tenir compte de la religion de leurs parents. Ceux qui sont derrière cette décision ont agi comme si tout Algérien était musulman, ce qui n’est pas la réalité sociale du pays.
En 1992, le Maroc soucieux de donner l’image d’un pays qui n’est pas rétrograde, a stipulé le respect des droits de l’Homme tels qu’ils sont inscrits dans la Déclaration de 1948. Cependant, il maintient en même temps des lois pénales qui ne reconnaissent pas la liberté de conscience et les libertés individuelles, tels que les articles 222 et 490. En 2011, le pays a affirmé interdire toute discrimination des femmes, mais il a maintenu le code de la famille qui est discriminatoire à l’égard des femmes, en accordant aux hommes des privilèges au détriment des femmes. La Tunisie n’est pas épargnée par ces contradictions entre lois fondamentales et lois ordinaires.
Le domaine où les incohérences sont les plus visibles
Voir le décret du 17 avril 1889 sur l’organisation de la justice musulmane en Algérie, Journal officiel de la République française, n° 114, 27 avril 1889, p. 1976-1980.
Le domaine où les incohérences sont les plus visibles est celui de la famille. Lors de leur accession à l’indépendance, ces pays ont adopté un droit positif, très inspiré du droit européen, malgré certaines lois du droit musulman alors reprises par le législateur. La charia n’est donc pas apparue comme une norme juridique explicite dans leurs systèmes juridiques, à l’exception du domaine de la famille qui lui a été explicitement soumis. Pour le législateur, quand il s’agit de la famille, les lois doivent être de source divine. Ainsi la modernisation du droit est largement acceptée sauf quand il s’agit de la famille. Une situation dont les origines remontent à l’époque de la colonisation, la France ayant imposé la modernisation du droit pénal et commercial, mais abandonné le statut personnel aux traditions et à la religion10. À leur indépendance, ces pays ont continué sur la même logique. Ils n’ont pas vu d’inconvénient à moderniser le système juridique mais n’ont pas voulu réviser le code de la famille, c’est-à-dire le statut des femmes. C’est ainsi que les codes de la famille marocain de 1958 et algérien de 1984 soumettent les femmes aux règles ancestrales de la charia. La Constitution algérienne stipulait pourtant depuis 1963 que les Algériens et les Algériennes étaient égaux devant la loi. Le législateur a donc promulgué des lois qui ne sont pas en accord avec la Constitution, laquelle, en 1989, insistait dans son article 28 sur le fait qu’elle n’acceptait aucune discrimination fondée sur la différence de sexe. La révision de 2005 n’a pas mis fin à ces incohérences puisque le principe d’égalité n’est toujours pas respecté, débouchant sur une situation où une injustice sociale est permise par le droit qui est censé la combattre. En 1996, le Maroc a stipulé le respect des droits de l’Homme et, en 2011, il a reconnu l’égalité en droits, sans restriction, entre les hommes et les femmes, ce que le législateur n’a pas pris en compte concernant la famille malgré la révision du Code de la famille de 2004.
La Tunisie a été certes considérablement en avance dans le domaine du droit de la famille en comparaison de ses deux voisins. Toutefois, le Président Bourguiba, qui a promulgué le code du statut personnel tunisien en 1957, n’a pas pu abolir toutes les inégalités dont étaient victimes les femmes au nom de la charia et elles sont toujours en vigueur alors que la Constitution affirme depuis 2011 l’égalité entre tous les citoyens et toutes les citoyennes.
Les religieux ne sont pas les seuls responsables de cette situation. Les modernistes ont aussi une grande part de responsabilité dans ces incohérences et ces discriminations logées au sein du système juridique permettant au législateur de se référer aux lois modernes de la constitution quand il le souhaite et aux lois traditionnelles de l’islam quand il le veut. Il décide quels sont les secteurs du droit qui doivent être soumis à des lois issues de la raison et ceux qui doivent être soumis à la religion. Les modernistes étaient imprégnés de traditions qui ont constitué pour eux un énorme obstacle psychologique et culturel, les empêchant de concevoir une situation où les femmes seraient leurs égales.
La démocratie mise à mal
Constitutives de la Déclaration des droits de l’Homme et au fondement du système démocratique, la liberté et l’égalité sont les valeurs qui posent un problème aux constitutions des trois pays du Maghreb, et c’est aussi le cas pour la quasi-totalité des pays à majorité musulmane. Ces contradictions et ces ambiguïtés témoignent du fait que ces peuples, notamment les Algériens et les Tunisiens, au moment de leur indépendance, aspiraient à la démocratie. Cependant, dans une culture où l’obéissance est une vertu, espérer de ceux qui prennent le pouvoir, et qui font partie de cette même culture, une politique démocratique où le droit à l’expression serait respecté est pratiquement un paradoxe.
Selon des modalités différentes, les constitutions de ces pays assurent toutes garantir l’égalité et les libertés individuelles. N’est-ce pas la preuve que l’État est conscient que son rôle est de garantir ces principes fondateurs de l’État moderne ? Cependant, vouloir que l’État respecte les règles de l’islam mises en place il y a des siècles implique de renoncer à ces valeurs de la modernité que l’islam, tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaît pas. Déclarer l’islam comme religion d’État empêche l’État de se réaliser en tant que tel. Pour se réaliser comme puissance publique, l’État doit être celui de tous. Or, en déclarant relever de l’islam, ou de toute autre religion, l’État admet être celui d’une partie de la population, celle qui appartient à cette religion. Il promeut et protège la religion d’une partie de la population au détriment de celles des autres.
Des révisions et des retours en arrière
Toute loi fondamentale ou ordinaire peut être soumise à une révision ou à un amendement. Elle est le produit de la pensée, qui n’est jamais parfaite, et ce qui semble aujourd’hui juste peut ne pas l’être demain. Cependant, les constitutions dans les pays du Maghreb sont soumises à de trop nombreuses révisions ainsi qu’à de multiples amendements, signifiant qu’elles manquent de la stabilité que doit avoir toute loi fondamentale, et qu’elles ne sont pas à l’abri des caprices des gouvernants. Bouteflika avait souhaité être président à vie, ce que la constitution ne lui permettait pas, et il a donc décidé de la changer. La Tunisie vient de promulguer une nouvelle constitution huit ans à peine après la précédente. Ces multiples révisions indiquent que ces pays n’ont pas su encore fixer le socle de l’organisation de leur État.
L’évolution de ces constitutions ne va pas cependant dans le sens qui leur permette de se réaliser. Contrairement au Maroc qui a reconnu en 1992 les droits de l’Homme puis, en 2011, l’égalité entre les hommes et les femmes, même s’il n’a pas pu les respecter ni en finir avec les ambiguïtés et les contradictions au sein de ses textes juridiques, l’Algérie et la Tunisie ont opéré un retour en arrière explicite en matière de libertés individuelles. Peu à peu, l’influence de la religion sur l’évolution politique et juridique de ces pays conduit à un renoncement aux acquis de la Nahda et aux efforts des modernistes.
L’analyse de la Constitution algérienne de 1963 à 2020 montre que les Algériens ont perdu des pans entiers des libertés qui sont aux fondements de la Déclaration des droits de l’Homme et de la démocratie. En 2020, la Constitution supprime purement et simplement la liberté de conscience. Dans le chapitre consacré aux droits et libertés, l’expression « droits de l’Homme » est remplacée par « droits fondamentaux », expression vague et subjective. Aujourd’hui, la Constitution algérienne n’évoque que dans le préambule la Déclaration universelle des droits de l’Homme et ne garantit que la liberté d’exercice des cultes. Elle maintient en revanche les articles qui font référence à l’islam et ceux qui limitent la liberté d’opinion.
Ce renoncement de la Constitution aux libertés révèle la mainmise des islamistes et une conception traditionaliste de l’islam sur la rédaction de la loi fondamentale. Le rôle d’un État moderne n’est pas de protéger l’intérêt de Dieu, mais les libertés des individus conditionnant la dignité humaine. C’est le sens même de l’existence de l’État et l’objectif du contrat social. S’occuper de la vie spirituelle des individus ou de l’intérêt de Dieu n’est pas ce que les citoyens attendent de l’État. Dieu est l’Être parfait. Il n’a nul besoin de l’État pour le défendre ou le protéger. La prétention d’un État à s’occuper des affaires de Dieu confine au blasphème.
De toutes ces révisions constitutionnelles, celle qui a été engagée par la Tunisie en 2022 opère le retour du religieux le plus marquant de toute l’histoire constitutionnelle des trois pays du Maghreb, y compris sur le plan terminologique. Il s’agit de renoncer totalement à la référence aux droits de l’Homme tels qu’ils sont inscrits dans la Déclaration de 1948. En revanche, la Constitution affirme son attachement aux « valeurs humanistes de l’islam » et son objectif de réaliser les « maqassid [objectifs] de l’islam ». Cette expression est typique du droit musulman remontant au juriste andalou Ach-Chatibi du XIVe siècle, qui évoque en réalité des « maqassid [objectifs] de la charia ». Elle rejoint ainsi l’Arabie Saoudite, qui déclare dans sa Constitution que « l’État protège les droits humains conformément à la charia islamique » (art. 26). Le rédacteur du texte tunisien n’utilise pas le terme charia ni l’expression « déclaration des droits humains en islam ». Une taquiya peut-être, mais qui ne fera qu’accentuer l’ambiguïté et la confusion au sein de la loi fondamentale de ce pays. Il faut toutefois souligner que la Constitution tunisienne n’a pas supprimé l’article qui garantit l’égalité entre les hommes et les femmes, ni celui qui affirme le respect de la liberté de conscience. Le problème est que cette égalité et cette liberté ne sont pas reconnues par la charia et ses règles telles que les juristes les ont mises en place. La preuve en est qu’aucun pays à majorité musulmane, hormis ceux qui ont séparé la politique de la religion tels que la Turquie et l’Albanie, ne reconnaît l’égalité entre les hommes et les femmes, ni la liberté de conscience, ni la liberté religieuse, ni même la liberté de penser.
En prétendant vouloir réaliser les objectifs de l’islam ou de ses principes généraux, la Constitution tunisienne affirme le droit musulman, c’est-à-dire celui de la charia. Si les principes d’un système juridique sont islamiques, les règles du droit doivent l’être également. Ainsi, la Tunisie, le pays le plus moderne de l’Afrique du Nord, est celui dont la Constitution renonce le plus nettement à la modernisation.
De l’échec de la construction de l’État moderne
Pourquoi les démocrates et les modernistes qui ont eu le pouvoir lors de l’accession de ces pays à l’indépendance ont-ils introduit la référence à l’islam au sein de leur constitution alors que les règles juridiques de la religion, mises en place lors des premiers siècles de l’islam, constituaient une entrave à la modernisation de l’État et de la société ? Ils ont assurément subi la pression des religieux pour qui cette référence était une garantie que l’État ne serait pas séparé de l’islam. Cela leur permettait d’avoir la main sur les domaines du droit et de la société, ou de la reprendre en cas de nécessité. C’était un objectif politique lié au contrôle du pouvoir. Il y avait toutefois un autre objectif, également politique. Les chrétiens arabes du Proche-Orient étaient très actifs dans le mouvement de la Nahda. Pour les musulmans, y compris les plus démocrates, préciser que l’islam était la religion de l’État, c’est-à-dire que État était musulman et que le président devait être musulman était un moyen d’empêcher les non-musulmans d’accéder au pouvoir et de se retrouver avec un président de la République juif ou chrétien. Mais était-ce la vraie raison ? En effet, dans un système démocratique où la décision revient aux urnes, la chance des minorités religieuses de parvenir au pouvoir est minime. Il y avait donc un autre pouvoir à sauvegarder, celui des hommes sur les femmes, plus important que celui des musulmans sur les non-musulmans. Quelle que soit la fascination des modernistes pour la modernité, elle n’était pas éprouvée au point d’accepter l’égalité entre les femmes et les hommes. Les intellectuels et les politiques qui voulaient moderniser leurs sociétés ont décidé que la famille devait rester en dehors de ce processus. Ce sont les porteurs du changement et de l’évolution eux-mêmes qui ont refusé que la modernité concerne la famille. Il faut savoir qu’au début du XXe siècle, l’idée d’émancipation de la femme, présentée comme condition pour sortir du sous-développement, était acceptée mais que celle de l’égalité entre hommes et femmes n’était pas à l’ordre du jour.
Des arguments absurdes
Les arguments donnés pour maintenir la famille dans la sphère traditionnelle étaient toujours les mêmes : la famille est la cellule fondamentale de la société et, à ce titre, elle doit être la garante des traditions. Cependant, les traditions ne concernaient pas uniquement la famille, et les législateurs n’ont pas vu d’inconvénients à s’émanciper des traditions dans d’autres domaines. Par ailleurs, au milieu du XXe siècle, ces pays étaient dans un processus de modernisation et logiquement, il était difficile d’envisager la modernisation de la société si sa première cellule devait rester traditionnelle.
Un second argument concernait la religion : il s’agissait de sociétés musulmanes et il était donc normal que la famille soit organisée selon les lois divines, sacrées et immuables. Cet argument est injuste et absurde en même temps. En effet, d’une part, le droit musulman ne concerne pas uniquement le domaine de la famille et, d’autre part, le même législateur n’a pas repris d’autres lois du droit musulman. Au milieu du XXe siècle, lorsque les lois concernant la famille ont été promulguées, ces pays n’ont pas hésité à abandonner d’autres recommandations coraniques sans que cela leur pose beaucoup problème, comme celles relatives à l’esclavage, aux châtiments corporels, tel celui de la main coupée, ou de la dhimmitude. Pourquoi, quand il s’agit de la famille, refuse-t-on ce que l’on accepte dans les autres domaines ?
Il ne suffit pas qu’une règle soit inscrite dans le Coran pour qu’elle soit appliquée et applicable. Les musulmans ont toujours abrogé des recommandations de certains versets tandis qu’ils en conservaient d’autres. Ainsi, le verset 43 de la sourate 4, Les Femmes, qui permet la consommation du vin, ou le verset 173 de la sourate 2, La Vache, qui permet la consommation de porc en cas de nécessité, ne sont pas non plus pris en compte par les musulmans. Cependant, les choses deviennent compliquées et l’argument de la religion est brandi dès lors qu’il s’agit d’amender les discriminations à l’égard des femmes. La raison en est que les règles administrant la famille donnent aux hommes des privilèges au détriment des femmes. Ainsi la raison de soumettre la famille à la charia n’est pas la religion, mais la domination masculine et le désir de la préserver de la part des hommes qui disposent toujours du pouvoir.
Au milieu du XXe siècle, les femmes étaient très actives dans leur combat pour mettre fin aux discriminations dont elles souffraient. Ce fut le facteur le plus important poussant les hommes à introduire la référence à l’islam comme religion de l’État au sein de la constitution, pour protéger leurs privilèges et leur domination sur les femmes, et pour leur rappeler que l’État était musulman et qu’elles devaient se soumettre à la volonté divine. C’est un point commun aux modernistes, aux religieux et aux conservateurs. Ceux qui voulaient l’égalité n’étaient pas assez nombreux pour imposer leur voix.
L’impact de l’islam sur l’évolution sociale des trois pays du Maghreb
L’exhibitionnisme religieux
Le combat des islamistes pour faire oublier les acquis de la Nahda et « réislamiser » les musulmans n’a pas uniquement eu un impact sur l’évolution politique au Maghreb, mais aussi sur l’évolution sociale. L’exhibitionnisme religieux ou l’exagération dans la manière d’afficher sa religion est l’une des conséquences les plus importantes. On le note par exemple dans la diffusion du Coran dans l’espace public ou dans le fait de l’offrir comme cadeau pendant les cérémonies publiques. On le voit également dans le langage à travers un excès de zèle dans l’utilisation des formules et des expressions religieuses. Chaque phrase prononcée en est soigneusement ornée, y compris dans le domaine de la science. Par exemple, un ingénieur, pour faire démarrer une machine, commence par dire : « Au nom de Dieu, si Dieu le veut. » Or, en tant qu’ingénieur, il sait que la machine démarrera si les pièces qui la constituent fonctionnent bien et si entre elles il existe une bonne harmonie. Le sentiment religieux, s’il est important dans la vie des personnes, ne doit pas déborder sur tous les autres domaines de la société notamment sur celui de la science.
Le Coran est le livre sacré des musulmans, le diffuser dans l’espace public quand les gens sont concentrés sur leurs affaires quotidiennes ou l’offrir comme n’importe quel objet ne peut que lui nuire, d’autant plus que cela va à l’encontre de ses recommandations : « Et si le Coran est récité, prêtez-lui oreille attentivement et observez le silence. La miséricorde vous sera peut-être accordée », dit le verset 204 de la sourate 7, Les Murailles, ou encore l’affirmation : « Que seuls les gens en état de pureté peuvent [le] toucher », comme le dit le verset 79 de la sourate 56, L’Événement. L’exhibitionnisme religieux n’est donc pas un signe de piété ou de religiosité, mais davantage de l’utilisation de la religion dans l’objectif d’impressionner l’autre et de garantir un bon jugement de sa part pour réaliser un intérêt social ou atteindre un objectif personnel.
La superstition
Au Maghreb, les pratiques superstitieuses sont à leur apogée en ce début du XXIe siècle. Elles concernent toutes les couches de la société. Les chaînes de télévision qui proposent des pratiques superstitieuses et encouragent l’esprit magique prolifèrent. Des médecins qui conseillent à leurs patients la « médecine parallèle » comme la rokya ou la hidjama sont chose courante. L’éloge du soufisme et la réhabilitation des confréries soufies comme moyen pour contrer le fondamentalisme wahhabite et le terrorisme sont des facteurs non-négligeables de cette recrudescence du phénomène de la superstition. Le soufisme est fondé sur des principes épistémologiques tels que le dévoilement et la théorie des saints qui n’encouragent ni l’intelligence ni la pensée rationnelle, mais favorisent au contraire la pensée magique et la superstition. Beaucoup d’acteurs de la Nahda voulaient remplacer l’esprit magique par celui de la science et de la rationalité. Le retour à ces pratiques est une autre preuve de l’échec de leur mouvement.
L’école et la mosquée
La création d’une école moderne séparée de la mosquée était un autre projet fondamental de la Nahda en vue d’édifier une société moderne. Un siècle après, en Algérie, au Maroc et en Tunisie, la religion est omniprésente à l’école. Elle est devenue si liée à la mosquée qu’il est souvent difficile de les distinguer. Il y a pourtant un grand nombre de mosquées où l’enfant peut se rendre pour apprendre la religion musulmane. Les nombreuses mosquées qui ont été construites ces dernières années dans ces pays fournissent un autre indice du renforcement du religieux. Le problème, c’est que plusieurs mosquées peuvent exister dans un quartier qui manque d’infrastructures hospitalières, de centres culturels, sportifs et de loisirs qui permettraient aux jeunes gens, filles et garçons, de s’épanouir dans leur pays au lieu de rêver de le quitter. Mais les gens semblent plus préoccupés à préserver leur âme dans une vie de l’au-delà qu’à soulager la souffrance d’autrui ici-bas.
Le recul du droit
Le recul du droit et du respect manifesté pour la loi à partir des années 1970 est une autre réalité qui marque l’échec de la modernisation des sociétés musulmanes. Selon Hannah Arendt, c’est lorsque le droit n’a plus aucune autorité que la société se tourne vers les traditions, afin de s’organiser. Dans les sociétés musulmanes, en un processus inverse, le retour aux traditions et le renforcement du discours religieux ont fait reculer le droit. Des individus de plus en plus nombreux prétendent imposer les règles de la religion et l’autorité des traditions, même quand elles vont à l’encontre de la loi, convaincus qu’elles sont plus légitimes et qu’il est de leur devoir de croyant de le faire conformément au principe islamique « ordonner le convenable et interdire le blâmable » rappelé constamment par le discours religieux.
Le rejet des origines
Concernant ce problème identitaire, voir Razika Adnani, La Nécessaire Réconciliation, op. cit., p. 50.
Le rejet des origines est un des phénomènes caractéristiques des populations maghrébines, qu’on retrouve également en Afrique subsaharienne. Une partie importante de ces populations rejette l’histoire ancienne de leur pays ainsi que leurs origines amazighs ou berbères. La dernière Constitution tunisienne ne fait aucune allusion à l’histoire berbère du pays. Ce problème identitaire a été soulevé par ibn Khaldûn dans son Histoire des Berbères, alors que lui-même n’a pas pu résister au désir de prétendre avoir des origines arabes.
D’une manière générale, plus la personne est dans la pratique rigoriste de la religion, plus elle revendique des origines arabes et même des liens de sang avec le prophète. Si les fondamentalistes berbérophones reconnaissent l’histoire ancienne de leur pays, ils se sentent mal à l’aise de l’évoquer, comme s’ils demeuraient rongés par la honte des ancêtres ayant combattu les Arabes porteurs de l’islam. Le lien entre le malékisme, adopté par les Berbères, qui revendique une supériorité pour les musulmans arabes, les habitants de Médine, sur les musulmans non arabes est facile à établir11. Mais il y a aussi le facteur du pouvoir social et politique. Avoir des origines arabes permettait, notamment lors des premiers siècles de l’islam, d’avoir la légitimité requise.
L’affaiblissement du féminisme
Les privilèges accordés aux hommes au détriment des femmes sont les premiers impacts de l’islam sur des sociétés musulmanes qui n’ont jamais franchi le pas pour devenir plus justes. Après les années 1970, c’est le féminisme qui s’est beaucoup affaibli. Aujourd’hui, le renforcement du conservatisme et le retour à des traditions qui n’ont pas épargné les femmes ont fait que celles-ci se battent de moins en moins pour leur droit à être traitées de manière égale aux hommes devant la loi et devant la société. Même quand elles sont universitaires et instruites, elles acceptent les discriminations dictées par la religion. Pour elles, les inégalités dont elles sont victimes sont inscrites dans le Coran et doivent donc être appliquées. En réalité, cet argument, nous l’avons vu, est absurde étant donné que les musulmans ne mettent pas en œuvre toutes les règles du Coran. Tout comme les règles concernant l’esclavage, les châtiments corporels, la dhimmitude et d’autres ne sont plus prises en compte par les législateurs bien qu’inscrites dans des versets coraniques, et celles discriminant les femmes ne devraient pas l’être non plus.
« Le modernisme islamique »
« Nous avons envoyé aucun messager qui n’ait parlé la langue de son peuple », verset 4 de la sourate 14, Abraham.
Voir Razika Adnani, « « Le féminisme islamique » : une imposture intellectuelle », marianne.net, 7 juin 2021.
Voir Razika Adnani, « Pourquoi la revendication du burkini au nom de l’égalité est un non-sens », marianne.net, 5 septembre 2019.
« Le modernisme islamique » est un nouveau mouvement que revendique aujourd’hui une grande majorité d’intellectuels musulmans qui veulent le changement et même la modernité, mais en affirmant que c’est un changement et une modernité qui sont inscrits dans le Coran. Pour eux, l’islam ne pose aucun problème, mais seulement les interprétations erronées des anciens des textes coraniques et de la tradition prophétique. Quant à la solution, selon eux, elle réside dans la réinterprétation. Les noms les plus connus de ce courant sont ceux de Muhammad Shahrour (1938-2019), de Margot Badran (née en 1938), de Zeina el-Tibi (née en 1954) et d’Asma Lamrabet (née en 1961). Ces trois dernières prétendent être des « féministes islamiques ».
En affirmant que le texte coranique ne pose aujourd’hui aucun problème alors qu’il s’est adressé à une société arabe du VIIe siècle et qu’il prend en compte sa culture comme le dit le Coran lui-même12, « les modernistes islamiques » nient, tout comme les fondamentalistes, la dimension historique du texte coranique. Si certaines règles coraniques ont une dimension universelle, beaucoup d’autres concernant la société et la politique ne possèdent pas cette dimension. Ainsi, les « modernistes islamiques » proposent-ils de nouvelles interprétations qui ne sont en réalité que des acrobaties rhétoriques qui n’arrivent pas à prouver le bien-fondé de leur discours, ni à convaincre les musulmans.
« Les féministes islamiques » ont beaucoup nui au combat des femmes pour leurs droits, et cela notamment à partir des années 1970. En revendiquant l’islam comme source de légitimité de leur combat et comme le cadre délimitant son champ13, elles affirment qu’elles ne réclament que ce qui est validé par l’islam. Cependant, elles n’ont jamais pu prouver, face aux conservateurs, que les inégalités qui existent dans le Coran ne sont pas des inégalités comme elles le prétendent. Cela explique pourquoi les femmes musulmanes qui se disent aujourd’hui féministes acceptent les inégalités juridiques qui les discriminent.
Actuellement, le voile est un moyen avec lequel on peut mesurer la réussite des islamistes et des fondamentalistes, un « voilomètre » permettant d’évaluer le renforcement de la religion telle que les anciens l’ont pensée et pratiquée, y compris en Occident. Les féministes islamiques ont participé amplement à ce phénomène du retour du voile. Elles ont encouragé nombre de femmes universitaires et cadres à le porter en en faisant leur signe d’émancipation : être féministe, mais en accord avec les recommandations du Coran. Or le voile est fondamentalement discriminatoire. Il discrimine les femmes par rapport aux hommes et les femmes non voilées par rapport aux femmes voilées14. Mais, il faut souligner que beaucoup de femmes portent le voile également dans une attitude d’exhibitionnisme religieux.
Le passé comme valeur suprême
Mohammad Abd Al-Jabiri, Nahnu wa al-turāth. Qirā’āt mu’āsira f turāthinā al-falsafī (« Face à notre patrimoine. Lectures contemporaines de notre tradition philosophique », Beyrouth-Casablanca. Al-Markaz At-taqāfi al-Arabī, 1981, p. 12.
L’histoire des musulmans est marquée par des retours en arrière. Telle une règle : à chaque évolution ou à chaque pas fait vers l’avenir, les conservateurs s’activent à faire revenir en arrière les musulmans afin qu’ils ne s’éloignent jamais du passé, les empêchant d’évoluer sur le plan des valeurs, de la morale et du comportement. Pour le penseur marocain Mohammad Abed al-Jabri (1935-2010), le passé fascine tant les musulmans que même quand ils pensent le présent et l’avenir, ils le font à travers le passé15. Le passé du VIIe siècle, celui du discours religieux qui le magnifie, l’exalte et le présente comme il veut qu’il soit, et non celui de la réalité historique.
Daech, le FIS, Boko Haram, Aqmi et les talibans ont eux aussi rêvé de ce passé fantasmé et ont voulu réaliser leur rêve. Ils ont rétabli l’esclavage, la lapidation et d’autres châtiments corporels car inscrits dans le Coran. Ils ont voulu effacer quatorze siècles d’évolution humaine. Ils ont choqué le monde, y compris les musulmans. Un choc qui n’a pas été assez fort en tout cas pour la majorité d’entre eux, pour les pousser à faire leur autocritique, à interroger leur manière de concevoir la religion et la société ainsi que leur relation à l’autre et pour se poser des questions sur les causes qui les ont poussés au XXIe siècle à vouloir vivre selon les normes sociales, politiques et morales du VIIe siècle et comprendre pourquoi, après tant d’efforts pour évoluer humainement, ils sont retournés à l’âge de la barbarie. Ce qui les a empêchés de faire cette autocritique, c’est la peur que suscite chez eux la pensée créatrice et rationnelle. Ils n’ont pas pu s’émanciper de toutes les théories et concepts mis en place vers le IXe siècle élaborés dans l’objectif d’empêcher la pensée de s’exprimer et de bloquer l’activité de la raison afin de protéger l’islam tel que les anciens l’avaient voulu.
Le malékisme et le soufisme, deux théories du passé
L’une des habitudes des Maghrébins consiste à présenter le malékisme, mais aussi le soufisme, comme la solution à tous les problèmes qui se posent au sein de la religion, notamment l’islamisme et le fondamentalisme. Cela s’inscrit parfaitement dans cet esprit salafiste considérant que la vérité et le salut ne peuvent venir que des anciens, notamment de l’Arabie, étant donné que les deux doctrines remontent au VIIIe siècle. Il est évident qu’il ne suffit pas qu’une idée soit ancienne pour qu’elle soit mauvaise ou qu’elle soit nouvelle pour qu’elle soit juste ou bonne. Cependant, le malékisme, nous l’avons dit, est une doctrine juridique et donc politique. Si l’islamisme est l’islam politique, le malékisme est un islamisme, et un islamisme ne peut pas être un remède contre l’islamisme. Le malékisme ne revendique pas seulement la dimension juridique de l’islam, il veut que ses règles soient celles qui ont organisé Médine au VIIe siècle. Il est en ce sens un salafisme et il est paradoxal de croire qu’un salafisme puisse être une solution contre le salafisme. Alors que la position négative des musulmans envers la pensée comme source de connaissance est au fondement de tous les problèmes qui se posent au sein de l’islam, le malékisme non seulement ne valorise pas la pensée, mais il est aussi la première doctrine à avoir pris position contre la pensée dans l’histoire de l’islam.
Le soufisme n’est pas non plus la solution contre le fondamentalisme et l’islamisme étant donné qu’il ne valorise pas la pensée qui fait la noblesse de l’être humain16 mais aussi qu’il a fini par reconnaître la dimension juridique de l’islam. Al-Ghazali (1058-1111) est le meilleur représentant du compromis entre le soufisme et les juristes. Soufi et juriste, d’obédience chafiite et acharite en même temps, il écrit au sujet du littéralisme : « La licéité de se livrer à une interprétation est subordonnée à l’impossibilité logique d’une explication littérale d’un texte17. » Quant à Éric Geoffroy, il fait remarquer au sujet d’ibn Taymiyya, qui était un théologien mais aussi un jurisconsulte : « Ce cheikh syrien, qui, ne l’oublions pas, était soufi18. »
L’échec des musulmans à s’émanciper du passé est dû au fait que la réforme de l’islam, alors qu’il contrôle la société, la politique et la pensée, n’a pas été faite. Tout travail dans le domaine de la société et de la politique qui n’est pas précédé ou tout au moins accompagné d’une réforme de l’islam est voué à l’échec.
La réforme de l’islam, un projet de la Nahda
Dans la pensée musulmane, l’idée de réformer l’islam s’est imposée dès le XXe siècle, lorsque les politiques et les intellectuels ont pris conscience qu’aucune sortie de l’archaïsme et du sous-développement pour leurs sociétés n’était possible sans moderniser l’islam, le rendre plus compatible avec les nouvelles valeurs. Cependant, malgré de multiples tentatives, la Nahda n’a pas réussi à réformer l’islam. Si les conservateurs ont une grande responsabilité dans cet échec, les réformistes n’en sont pas moins responsables. Leur plus grande erreur a été de ne pas comprendre que, pour réformer l’islam, il fallait commencer par réformer la représentation de la pensée dans leur propre pensée. Ils n’ont pas réhabilité la pensée libre, créatrice et rationnelle après sa défaite face à la révélation vers le XIIe siècle. Leur réforme était sous conditions posées constamment à la pensée. Ils voulaient s’assurer qu’elle ne nuisait pas à la révélation. Ils excluaient de l’idjtihad, auquel ils appelaient, ce qu’ils considéraient comme des versets explicites et des règles immuables. Or ce sont justement ceux qui posaient problème et qui nécessitaient une réforme. Les limites imposées au travail de la pensée formaient des obstacles empêchant la réforme de se concrétiser. Les réformistes n’ont pas non plus pu changer la conception de l’islam imposée par les juristes, alors que la modernisation de la politique n’était pas possible sans une nouvelle représentation de l’islam qui serait une religion et non une politique.
La Nahda n’a pas pu proposer d’autres réponses aux deux questions principales de la pensée musulmane : celle de la pensée comme source de connaissance et la place qu’elle doit avoir ou non face à la révélation, et celle de la nature de l’islam : est-ce uniquement une spiritualité ou à la fois une spiritualité et une organisation sociale ? La Nahda a réitéré les mêmes positions que celles pour lesquelles les musulmans ont opté vers le XIIIe siècle et qui ont fini par provoquer le déclin de la civilisation musulmane.
Les facteurs politiques et géopolitiques du XXe siècle, tels que la colonisation, la création de l’État d’Israël en 1948 et la défaite militaire des pays arabes en 1967, ne sont pas les causes de l’échec de la Nahda. Cependant, ils ont fourni des arguments inespérés que les islamistes et les conservateurs ont utilisés dans leur bataille contre les modernistes.
Les réformistes post-Nahda
Sur ce sujet, voir Razika Adnani, Islam : quel problème ?…, op. cit., p. 178.
Les « réformistes », femmes et hommes, post-Nahda ou ceux qui se présentent comme tels n’ont pas fait mieux que ceux de la Nahda. Ils abordent la réforme avec la même épistémologie salafiste et avec les mêmes conditions auxquelles ils soumettent la pensée. Certains, que j’appelle les « modernistes salafistes », défendent des idées nouvelles comme la démocratie, l’égalité et même la séparation entre politique et religion, tel que le Jordanien Chaker al-Naboulci (1940-2014), tout en s’efforçant de prouver que ces idées étaient connues par les premiers musulmans. Leur principe est toujours salafiste : une idée n’est vraie que si elle était connue par les anciens19. D’autres, que je désigne comme des « modernistes islamiques », se veulent des réformistes, car ils luttent pour une réforme de l’islam et de la société, et défendent certaines idées appartenant à la modernité, comme l’égalité. Ils ne cherchent pas les preuves de leur légitimité dans les livres des anciens, mais seulement dans le Coran et par là même dans la société prophétique. Ils imputent la responsabilité des problèmes qui se posent aux seuls commentateurs qui ont fait de mauvaises interprétations du Coran. Le changement et même la modernité qu’ils revendiquent sont, selon eux, islamiques car issus de l’islam et précisément des textes coraniques. Ce mouvement, auquel appartient le « féminisme islamique », que j’ai évoqué plus haut, pour qui la réinterprétation réglerait tous les problèmes, a créé de longues querelles d’interprétations où chacun veut prouver que son interprétation est la plus juste mais n’a jamais pu apporter des réponses fiables aux problèmes que pose l’islam dans nos sociétés actuelles pour la simple raison qu’il les nie.
Des révoltes qui n’engendrent pas des réformes
Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 2005, p. 54.
Lors de la Nahda, la modernisation des sociétés musulmanes a été extraordinaire à bien des égards, mais elle a fini par échouer et ses réalisations sont à présent en recul. La raison est due au fait que l’islam, tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, est resté dans sa version traditionnelle, élaborée entre le VIIe siècle et le Xe siècle. Il n’a pas suivi le changement profond des sociétés alors qu’il contrôle toutes les sphères de la société et façonne la pensée des individus et leur manière de réfléchir.
Cette absence de réforme de la religion est également la raison qui fait que les révoltes populaires n’arrivent pas à révolutionner les sociétés musulmanes, que ce soit dans le domaine social, dans le domaine politique ou sur le plan humain. À chaque protestation populaire, on annonce une révolution et on s’émerveille devant un monde nouveau naissant. Cependant, très vite le terme « révolution » s’estompe et disparaît du langage. Non seulement les colères populaires n’engendrent pas de progrès, mais elles débouchent sur une réaffirmation du religieux et des traditions, et davantage de retours en arrière.
Si « la réforme est le véritable esprit de la révolution20 », la réforme qui révolutionne a besoin d’idées nouvelles pour exister. Or c’est justement à ce niveau que la situation est bloquée dans les sociétés musulmanes. Regarder vers l’avenir fait encore peur, sauf s’il s’agit d’un avenir qui est envisagé comme une continuité de l’ancien ou un retour au passé. Un principe hante les esprits : celui qui veut que toute innovation soit un égarement. Les fondamentalistes ont fini par l’imposer vers le Xe siècle et beaucoup l’attribuent au prophète. Il fait de la créativité un péché. Le changement que veulent les populations n’engendre pas des idées nouvelles, nécessaires pour le concrétiser. Les musulmans s’interdisent de concevoir le changement en dehors des sentiers tracés par les anciens. Ils investissent les rues, crient même leur désir d’égalité et de liberté, mais ils craignent de se projeter dans un avenir qui n’est pas conforme au passé ou concevoir des normes sociales et politiques nouvelles. Ils ne sont porteurs d’aucun projet de société. Seuls les islamistes et les conservateurs conçoivent des projets de société, mais tous s’inscrivent dans le passé. Ils imposent à chaque fois plus de religion dans le domaine juridique et politique et, par conséquent, davantage de renoncement aux acquis de la Nahda, à la modernité et à ses valeurs, l’égalité et la liberté, autrement dit plus de retour au passé.
En réalité, aucune société ne fait un retour complet et absolu dans le passé. L’être humain ne peut se soustraire totalement à son époque. Les sociétés maghrébines d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier, et encore moins celles du VIIe siècle. Le retour en arrière concerne les normes et les valeurs morales et sociales se reflétant sur les comportements individuels et collectifs. Aujourd’hui, si dans les sociétés musulmanes les femmes travaillent et vont à l’université, si les couples vont au restaurant et si l’utilisation des réseaux sociaux s’est généralisée, rien n’a changé concernant l’égalité en droit entre les hommes et les femmes, le respect de l’espace privé de l’autre ou encore de sa liberté de conscience.
Dans une vidéo tournée au Maroc, des jeunes, avec des apparences très branchées, soutiennent qu’un apostat doit être tué. Le résultat du discours religieux est que même si les musulmans évoluent matériellement et économiquement, ils demeurent dans le passé lorsqu’il s’agit des valeurs et des normes. Les plus émancipés, notamment en Occident, revendiquent la liberté et l’égalité, mais ces termes ont pris dans leur discours un autre sens, celui que les islamistes leur ont donné. Ainsi, l’égalité entre les hommes et les femmes serait une égalité spirituelle, autrement dit devant Dieu, mais ni sociale ni juridique. Les islamistes défendent la liberté qui leur permet d’imposer leurs normes dans l’espace public même quand ces mêmes normes ne reconnaissent pas cette liberté.
Le renoncement, jusqu’où ?
Ahmed Aroua, Islam et Démocratie, Éditions Maison des livres, 2003, p. 16.
Jusqu’où ira le renoncement à la modernité ? La question mérite d’être posée vu que le renoncement aux acquis de la Nahda est constant et persistant. Demain, que restera-t-il de l’égalité et des libertés gagnées sur l’archaïsme ? Ce sont les deux valeurs que les musulmans rejettent alors qu’elles sont les fondements de la modernité. Dès le départ, la position des musulmans à leur égard a oscillé entre la réticence des modernistes et le refus catégorique des fondamentalistes et des islamistes. Les premiers voulaient une modernité qui n’aille pas, précisément dans le domaine de la famille, à l’encontre de leurs valeurs traditionnelles ; quant aux seconds, qui étaient aussi bien des religieux, des médecins, des ingénieurs ou des écrivains, ils l’ont purement et simplement diabolisée. Ainsi, le médecin algérien Ahmed Aroua (1926-1992) affirme que les démocraties modernes ne sont pas « superposables à l’idéal islamique, pour l’évidente raison qu’elles sont le produit d’une civilisation dominée par les valeurs matérielles21 ». Il est étonnant que le respect des libertés individuelles et le fait de considérer que les êtres humains sont égaux en humanité et en droits soient vus comme l’expression de valeurs matérielles…
S’inquiéter au sujet de ce retour en arrière est légitime, car renoncer à la modernité signifie retourner à l’époque où le côté primitif de l’être humain l’emportait. L’époque de l’esclavage, de la dhimmitude, de l’enfermement à vie des femmes et de leur assignation à un statut inférieur humiliant. Quand il s’agit du comportement humain, la modernité n’est pas liée au temps ni assimilée au « maintenant » ou au « récent ». Elle est l’âge adulte de l’humanité. En effet, ne pense les principes de la modernité, la liberté et l’égalité, que celui qui a atteint un certain niveau de maturité, et ne les prend comme règles de son comportement individuel et social que celui qui arrive à contrôler ses instincts. Ne peut considérer l’autre comme égal à lui-même en dignité et en droits que celui qui arrive à mater son égoïsme, son désir de domination et son penchant pour la barbarie.
Jusqu’où ira le renoncement à l’évolution de notre humanité ? La question mérite d’être posée compte tenu de l’allure à laquelle à lieu le retour en arrière. Les femmes au Maghreb seront-elles à nouveau enfermées ? Auront-elles interdiction de sortir, de voyager ou même de s’instruire ? Les esclaves seront-ils vendus à nouveau sur les marchés d’Alger, de Tunis ou de Rabat ? Les châtiments corporels et la dhimmitude seront-ils rétablis ? Ces inquiétudes ne sont pas injustifiées après que Daech, les talibans et les mollahs ont pu imposer leurs pratiques et que l’Occident lui-même n’est pas épargné par le retour en arrière.
Le retour en arrière, l’Occident n’est pas épargné
Voir Razika Adnani, « Le voile : l’Occident ne sait plus défendre ses valeurs », publié par Fildmédia, razika-adnani.com, 19 novembre 2021.
Depuis Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1880-1936), livre publié en 1918, beaucoup ont annoncé la décadence de l’Occident. Aujourd’hui, la réalité révèle de plus en plus un Occident incapable de défendre ses valeurs22, un Occident affaibli par la guerre en Ukraine, les problèmes économiques, les nouvelles idéologies déviantes arrivant des États-Unis, la corruption, l’immigration incontrôlée, le manque d’intégration, la montée de l’islamisme, etc. Un bon exemple nous est donné avec la campagne de promotion du voile lancée en 2021 par le Conseil de l’Europe, alors qu’il constitue la pratique visible la plus opprimante et la plus discriminatoire pour les femmes. L’Occident, qui a été longtemps la locomotive dans le domaine de la protection des libertés et des droits des femmes, piétine ses propres valeurs.
Hier, le rôle de la civilisation occidentale dans l’émergence de la Nahda et la modernisation des sociétés musulmanes a été indiscutable ; aujourd’hui, des pays pratiquant un islam très rétrograde prennent de plus en plus d’influence et imposent de plus en plus leurs normes en usant de leur puissance financière, dans les pays musulmans mais aussi en Occident. La Fédération internationale de football association (Fifa), qui a confié au Qatar l’organisation du Mondial 2022, ferme ainsi les yeux sur les discriminations des femmes exercées dans ce pays au nom de la charia ainsi que sur le non-respect des libertés individuelles. Des pays, tels que l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui pratiquent des discriminations à l’égard des femmes, siègent dans des institutions onusiennes pour la défense des droits de l’Homme. Les talibans, dès leur retour au pouvoir en Afghanistan, ont à nouveau imposé leurs règles ancestrales qui portent atteinte à la dignité humaine, sans se soucier de ce que pouvaient dire la communauté internationale ni la Commission pour les droits de l’Homme de l’ONU.
L’égalité entre tous les êtres humains, notamment entre les femmes et les hommes, est ce que la civilisation occidentale a offert de plus noble et de plus précieux à l’humanité. Aujourd’hui, des pays exportant un islam radical multiplient les efforts pour convaincre que les hommes sont par nature supérieurs aux femmes. Quand ils évoquent l’égalité, dont ils se disent les défenseurs, ils affirment que les femmes auront tous leurs droits, selon ce que la charia leur accorde et selon ce qu’elles méritent et qui correspond à leur nature, comme le précise l’article 25 de la charte de La Mecque, signée en mai 2019 par 1 200 participants, représentants de pays musulmans, tous masculins, lors d’un colloque organisé par la Ligue islamique mondiale en Arabie Saoudite. Si l’humanité renonce à l’égalité en droit et dignité de tous les êtres humains, c’est à un pan entier de son évolution vers sa maturité qu’elle renoncera.
Cependant, l’Occident n’est pas tiré vers le passé par le seul fait des islamistes, qui s’y sont, il est vrai, bien installés, mais aussi par ses propres intégrismes. En juin 2022, aux États-Unis, sous la pression de la droite chrétienne la plus conservatrice, la Cour suprême a annoncé l’annulation de l’arrêt « Roe vs Wade », qui garantissait depuis 1973 l’avortement comme un droit constitutionnel.
Un travail au sein de l’islam
Voir Razika Adnani, « Les musulmans ne mettent pas en pratique toutes les recommandations coraniques », Algérie Culture, 22 mars 2022.
L’histoire nous apprend qu’aucune réforme ni aucune évolution n’est à l’abri d’un retour en arrière. Voilà pourquoi la vigilance doit être grande et permanente. Cependant, quand une civilisation est fondée sur un élément aussi important que la religion et que celle-ci contrôle tous les domaines, l’évolution est encore plus difficile et le retour en arrière plus menaçant si la religion elle-même n’évolue pas. Concernant l’islam, mener un travail en son sein est nécessaire pour stopper le retour en arrière et le renoncement aux réalisations d’un siècle et demi d’efforts et de luttes des acteurs de la Nahda, pour éviter la dégringolade de l’être humain.
On ne peut pas dire à plus d’un milliard et demi de personnes dans le monde de n’être plus musulmans, on a en revanche le devoir de leur dire qu’une autre manière d’être musulmans est possible. Les musulmans ne mettent jamais en pratique toutes les recommandations coraniques et ils ne pourraient pas le faire même s’ils le voulaient, car beaucoup s’opposent entre elles23 . Dans toute leur histoire, ils ont négligé celles qui ne correspondaient pas à leur culture, à leur besoin et leurs intérêts politiques et en ont retenu d’autres. Pourquoi ceux d’aujourd’hui ne feraient-ils pas la même chose ? Ils négligeraient les versets qui leur posent problème et qui ne s’accordent pas avec les valeurs actuelles et mettraient en avant ceux qui ont une portée universelle. Si les musulmans n’ont pas pu mener cette réforme véritable de leur religion, ce n’est pas parce que cela était infaisable, mais parce que la volonté de le faire leur faisait défaut.
Réformer l’islam consiste donc à construire, à partir du Coran, un islam nouveau adapté aux valeurs de l’humanisme : l’égalité et la liberté, qui sont les conditions d’accomplissement de la dignité humaine. Pour cela, il faut libérer la pensée de l’emprise des anciens, de leur épistémologie et de leur théologie. L’objectif de cette réforme n’est pas de permettre à la charia de continuer à administrer la société, mais que les croyants puissent vivre leur religion sans se trouver en conflit avec les lois de leur pays issues de la raison. C’est pour cela que cette réforme doit en premier lieu faire en sorte que l’islam soit une religion et non une politique. C’est la condition sine qua non si l’on veut permettre à l’État moderne de se construire, c’est-à-dire être un État qui réponde aux besoins des individus et non à ceux du divin. C’est le sens même de l’existence de l’État et l’objectif du contrat social. La réforme politique, c’est l’émancipation de l’État de l’emprise de la religion. La confusion entre religion et politique empêche également la religion d’évoluer et de prospérer ; le principe selon lequel « l’islam est la religion de l’État » n’est bénéfique ni pour l’État ni pour l’islam24.
Les Algériens, les Marocains et les Tunisiens, hommes et femmes, qui demeurent attachés aux valeurs de la modernité et aux droits humains doivent compter sur eux-mêmes. Non seulement parce que l’Occident est lui-même menacé par le retour en arrière, mais parce qu’ils doivent être porteurs de nouvelles idées capables de porter des réformes qui seront à leur tour capables de révolutionner la société, la politique et l’humain. Pour les sociétés musulmanes, la réforme de l’islam est le fondement de toutes les autres réformes.
Afin que les musulmans puissent entamer des réformes sociales et politiques, changer leur réalité et leur destin, il est important que la réforme de l’islam en tant que religion accompagne l’évolution de la société et de la politique.
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