Maghreb : l'impact de l'islam sur l'Ă©volution sociale et politique
Introduction
Lâislam au Maghreb
La Nahda, une période de modernisation
Lâimpact de l’islam sur l’Ă©volution politique des trois pays du Maghreb
Des ambiguïtés et des incohérences
Des lois et des incohérences
Le domaine oĂč les incohĂ©rences sont les plus visibles
La démocratie mise à mal
Des révisions et des retours en arriÚre
De lâĂ©chec de la construction de lâĂtat moderne
Des arguments absurdes
Lâimpact de l’islam sur l’Ă©volution sociale des trois pays du Maghreb
Lâexhibitionnisme religieux
La superstition
LâĂ©cole et la mosquĂ©e
Le recul du droit
Le rejet des origines
Lâaffaiblissement du fĂ©minisme
« Le modernisme islamique »
Le passĂ© comme valeur suprĂȘme
Le malékisme et le soufisme, deux théories du passé
La rĂ©forme de lâislam, un projet de la Nahda
Les réformistes post-Nahda
Des rĂ©voltes qui nâengendrent pas des rĂ©formes
Le renoncement, jusqu’oĂč ?
Le retour en arriĂšre, lâOccident nâest pas Ă©pargnĂ©
Un travail au sein de l’islam
Résumé
Entre le dĂ©but du XIXe siĂšcle et la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, les sociĂ©tĂ©s musulmanes ont connu de profondes rĂ©formes sociales et politiques qui leur ont permis de faire un pas important vers la modernitĂ©. Les pays du Maghreb ne sont pas restĂ©s en retrait de ce mouvement de rĂ©formes appelĂ© « Nahda », mais lâinterruption de sa dynamique a provoquĂ© lâinversion du processus et le renoncement progressif Ă ses acquis, notamment dans le domaine de lâĂ©galitĂ© et de la libertĂ©.
LâĂ©volution sociale et politique des pays du Maghreb tĂ©moigne dâun renforcement du conservatisme religieux qui les empĂȘche de se libĂ©rer de pratiques et de valeurs traditionnelles pesantes. Les colĂšres populaires revendiquant le changement ne parviennent pas Ă moderniser des sociĂ©tĂ©s qui imposent finalement une rĂ©affirmation du poids de la religion et du passĂ©.
Dans ce renoncement Ă la modernisation, le rĂŽle de lâislam tel quâil est conçu et pratiquĂ© est incontestable. Il dĂ©termine la relation des musulmans Ă la vĂ©ritĂ©, Ă la pensĂ©e, Ă lâautre et au temps. Il est impĂ©ratif de sâinterroger sur les causes du renoncement aux acquis de la Nahda et aux valeurs de la modernitĂ©, et de savoir jusquâoĂč il peut aller. Les consĂ©quences de ce renoncement sont prĂ©occupantes, non seulement pour les pays du Maghreb mais aussi pour lâOccident, et plus encore pour les pays oĂč lâislam est une religion importante, tels la France et la Belgique.
Razika Adnani,
Philosophe, islamologue et conférenciÚre.
Valeurs d'islam
Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste
Libérer l'islam de l'islamisme
Crise de la conscience arabo-musulmane
Portrait des musulmans de France : une communauté plurielle
Portrait des musulmans dâEurope : unitĂ© dans la diversitĂ©
LibertĂ©s : lâĂ©preuve du siĂšcle
Introduction
Razika Adnani est lâauteure de plusieurs articles et dâouvrages dont le dernier sâintitule Pour ne pas cĂ©der, textes et pensĂ©es (UPblisher, 2021). Pour en savoir plus.
Ce texte est nĂ© dâune confĂ©rence que jâai donnĂ©e en septembre 2021 dans le cadre des sixiĂšmes Rencontres Internationales GĂ©opolitiques de Trouville-sur-mer. LâAlgĂ©rie venait alors de promulguer sa nouvelle Constitution (dĂ©cembre 2020) dans laquelle on renonçait, entre autres, Ă la libertĂ© de conscience afin de protĂ©ger davantage la religion. En juillet 2022, câest la Constitution tunisienne qui a fait un grand retour vers le passĂ©, dans le pays le plus moderne de lâAfrique du Nord. Ce phĂ©nomĂšne de retour en arriĂšre est la consĂ©quence de la montĂ©e de lâislamisme et du traditionalisme, qui concerne tous les pays oĂč lâislam est une religion majoritaire ou importante, y compris en Occident. Je voulais analyser lâimpact de lâislam sur lâĂ©volution politique et sociale des pays musulmans : pourquoi ceux-ci nâarrivent-ils pas Ă sortir des pratiques et des normes ancestrales, Ă crĂ©er le changement et Ă mener des rĂ©formes profondes ? Pourquoi les mouvements de colĂšre populaire dans les pays musulmans dĂ©bouchent-ils sur davantage de conservatisme religieux et de retour vers le passĂ© ?
Le choix de consacrer mon analyse Ă ces trois pays, lâAlgĂ©rie, le Maroc et la Tunisie, sâexplique en premier lieu par des raisons pratiques â la possibilitĂ© de donner des exemples concrets permettant de comprendre cet impact â mais aussi par les liens historiques, culturels, gĂ©ographiques et sentimentaux qui existent entre leurs populations et le souhait de les voir rĂ©aliser lâUnion maghrĂ©bine, nĂ©cessaire pour constituer la force politique et stratĂ©gique dont ces pays ont besoin. Câest Ă©galement parce quâune grande partie des musulmans de France, mais aussi de Belgique, dâEspagne et dâItalie, sont originaires de ces pays. Comprendre lâimpact de lâislam sur lâĂ©volution sociale et politique des sociĂ©tĂ©s maghrĂ©bines constitue aussi un Ă©lĂ©ment de comprĂ©hension important de son impact sur une bonne partie des sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes. Dans ce texte, je consacre mon analyse Ă la pĂ©riode qui commence au dĂ©but du XIXe siĂšcle. Lâobjectif est dâexpliquer les causes du retour aux traditions et au conservatisme religieux dans le domaine social et politique caractĂ©risant aujourdâhui les sociĂ©tĂ©s musulmanes, et par cette raison mĂȘme de plus en plus Ă©loignĂ©es, dans le domaine des normes et du comportement, de la modernisation voulue par la Nahda.
Dans cette Ă©tude, je fais rĂ©guliĂšrement rappel Ă des livres ou Ă des articles que jâai Ă©crits lorsque lâidĂ©e nĂ©cessite davantage dâanalyse. Aussi, je prĂ©cise souvent, quand jâĂ©voque lâislam, quâil sâagit de lâislam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, pour faire la distinction entre lâislam inscrit dans le Coran et celui qui existe sous diffĂ©rentes formes dans la rĂ©alitĂ© humaine et qui est devenu thĂ©ologie, droit et comportement. Si, selon la foi musulmane, le premier est rĂ©vĂ©lĂ©, le second est construit par les musulmans. Ă partir du Coran, certes, mais il nâest pas le Coran. Islam rĂ©vĂ©lĂ© et islam construit sont deux concepts que jâai forgĂ©s dans mes travaux afin de souligner la part humaine dans lâislam que les musulmans pratiquent, qui lâempĂȘche dâĂȘtre parfait ou sacrĂ©. Tout ensemble qui porte en lui une part qui nâest pas sacrĂ©e ne peut ĂȘtre sacrĂ©. Cette prĂ©cision est importante pour rappeler que, si les musulmans ont construit hier leur islam, ou leurs islams, correspondant Ă leur culture et Ă leur Ă©poque, pourquoi nâauraient-ils pas aujourdâhui le droit dâen construire un autre qui serait compatible avec lâĂ©poque et les valeurs de lâhumanisme indispensable Ă la rĂ©solution des problĂšmes que pose lâislam dans nos sociĂ©tĂ©s actuelles ?
Lâislam au Maghreb
Oulémas, terme arabe qui signifie savants, utilisé dans la pensée musulmane pour désigner les spécialistes de la religion.
Ibn KhaldĂ»n, El Muqqadima. Les ProlĂ©gomĂšnes Ă lâhistoire universelle, trad. William Mac-Guckin de Slane, Berti Ădition, 2003, p. 854.
Ibid., p. 857.
Ibn KhaldĂ»n, LâHistoire des BerbĂšres, trad. William Mac-Guckin de Slane, Berti Ădition, 2003, p. 151.
Ibid., p. 149.
Voir Razika Adnani, La nécessaire Réconciliation, UPblisher, France, 2014.
Lâislam est arrivĂ© au Maghreb au VIIe siĂšcle. Bien que lâislamisation se soit faite sur plusieurs siĂšcles, câest Ă partir de cette date que lâhistoire des pays du Maghreb, les pays de la berbĂ©ritĂ© ou de lâamazighitĂ©, est intimement liĂ©e Ă celle du monde musulman et du monde arabe, et que lâislam influence la vie sociale, politique mais aussi cultuelle des MaghrĂ©bins. Les deux doctrines, ou les deux islams les plus rĂ©pandus au Maghreb, puisque lâislam est multiple, sont le malĂ©kisme et le soufisme. Le malĂ©kisme, doctrine juridique fondĂ©e par le juriste Malek ibn Anas (708-796) Ă MĂ©dine, a fini par sâimposer vers la fin du VIIIe siĂšcle non seulement au Maghreb mais aussi dans tout lâouest du monde musulman. Il cohabite nĂ©anmoins avec le soufisme et cela depuis environ le XIIe siĂšcle, pĂ©riode oĂč les deux islams ont trouvĂ© un terrain dâentente. Le soufisme a reconnu la charia comme indissociable de lâislam et le malĂ©kisme a fermĂ© les yeux sur certaines pratiques soufies quâil considĂ©rait comme hĂ©rĂ©tiques. Il en a mĂȘme adoptĂ© certaines. Cela a donnĂ© au Maghreb un islam malĂ©kite Ă tendance soufie et un soufisme Ă tendance malĂ©kite. Ă partir de la fin du XXe siĂšcle, le wahhabisme sâest Ă©galement rĂ©pandu parmi les populations maghrĂ©bines, favorisĂ© par le fait quâil est fondĂ© sur les positions Ă©pistĂ©mologiques du malĂ©kisme et sa conception de lâislam. Le malĂ©kisme a influencĂ© pratiquement toutes autres les doctrines thĂ©ologiques et juridiques de lâislam.
Le malĂ©kisme est donc une doctrine juridique et prĂŽne un islam indissociable de sa dimension juridique. Quant Ă sa position Ă©pistĂ©mologique, son fondateur a voulu que les textes coraniques soient dâabord la source de la connaissance dans le domaine juridique, puis les hadiths (paroles) du prophĂšte. Si le juriste ne trouve pas de rĂ©ponses Ă ses questions dans ces deux sources, il doit se rĂ©fĂ©rer aux traditions des compagnons du prophĂšte ou aux habitudes des habitants de MĂ©dine. Selon Malek, ces habitudes reflĂštent fidĂšlement celles du prophĂšte. Ainsi, la pensĂ©e nâintervient quâen dernier recours et MĂ©dine du VIIe siĂšcle est un modĂšle de sociĂ©tĂ© pour tous les musulmans. La question de la pensĂ©e et de la place quâelle doit avoir ou pas comme source de connaissance face Ă la rĂ©vĂ©lation est fondamentale dans la pensĂ©e musulmane. Câest ce que lâanalyse des plus importantes questions de la pensĂ©e musulmane mâa permis de dĂ©duire. Cette question Ă©pistĂ©mologique a beaucoup divisĂ© les musulmans avant que ne sâimpose, vers le XIIIe siĂšcle, la position de ceux pour qui la vĂ©ritĂ© est rĂ©vĂ©lĂ©e et doit ĂȘtre transmise fidĂšlement.
Le sociologue et historien ibn KhaldĂ»n (1332-1406) raconte dans sa Muqqadima que Malek ibn Anas voulait que le consensus â la troisiĂšme source juridique Ă laquelle participaient tous les oulĂ©mas1 â soit limitĂ© aux MĂ©dinois2. Pour Malek, cette pratique exercĂ©e par les habitants de MĂ©dine nâĂ©tait pas un simple consensus des oulĂ©mas, mais une imitation fidĂšle de la tradition prophĂ©tique3. Cette dĂ©cision vient du fait quâil voulait que les musulmans regardent constamment vers MĂ©dine. Il revendiquait ainsi pour les MĂ©dinois, donc pour les Arabes, une supĂ©rioritĂ© sur les autres musulmans. Cependant, derriĂšre cet argument religieux, il y avait un motif politique. MĂ©dine nâĂ©tait plus le centre du pouvoir politique aprĂšs le transfert de la capitale de lâempire musulman Ă Damas, puis Ă Bagdad. Pour les MĂ©dinois, il Ă©tait impĂ©ratif que les musulmans continuent de regarder vers MĂ©dine et quâelle ne perde pas son pouvoir.
Dans le domaine thĂ©ologique, le malĂ©kisme a adoptĂ© vers le Xe siĂšcle lâacharisme, fondĂ© par Abou al-Hassan al-Achari (873-935), qui prĂŽnait le littĂ©ralisme, le dĂ©terminisme et la thĂšse du Coran incrĂ©Ă©. Le soufisme, lui aussi, est fondĂ© sur des principes Ă©pistĂ©mologiques qui sâinscrivent dans la continuitĂ© de la vĂ©ritĂ© donnĂ©e ou rĂ©vĂ©lĂ©e, tels que le dĂ©voilement et la thĂ©orie des saints, ce qui nâencourage ni lâintelligence ni la pensĂ©e rationnelle. Dans le soufisme, la supĂ©rioritĂ© des Arabes est Ă©galement trĂšs affirmĂ©e. La vĂ©nĂ©ration de saints, qui tous prĂ©tendent avoir des liens de sang avec le prophĂšte, autrement dit ĂȘtre des Arabes, est trĂšs prĂ©sente.
Cette prĂ©sentation de lâislam maghrĂ©bin, quâon retrouve Ă©galement en Afrique subsaharienne, donne des Ă©lĂ©ments de comprĂ©hension concernant la pratique religieuse des MaghrĂ©bins et pourquoi cette pratique a Ă©tĂ© marquĂ©e par le rigorisme comme celui des Almoravides (1042-1147) et des Almohades (1125-1212). Ibn KhaldĂ»n dĂ©crivait les BerbĂšres comme un peuple qui Ă©tait dans une pratique exagĂ©rĂ©e de lâislam, un excĂšs de zĂšle 4. Il a Ă©galement soulignĂ© la prĂ©tention de beaucoup de BerbĂšres Ă avoir des origines arabes5. Dans mon analyse6 jâai Ă©tabli un lien entre ce dĂ©sir dâavoir des origines arabes, rĂ©pandu parmi les populations maghrĂ©bines encore aujourdâhui, et lâexcĂšs de zĂšle soulevĂ© par ibn KhaldĂ»n. Les deux phĂ©nomĂšnes rĂ©vĂšlent un sentiment dâinfĂ©rioritĂ©.
Entre le VIIe siĂšcle et le XIIe siĂšcle, le Maghreb a fait partie de la grande civilisation musulmane. Lorsque le monde musulman a sombrĂ© dans une longue pĂ©riode de dĂ©cadence, il a fait Ă©galement partie de cette histoire de sous-dĂ©veloppement, dont il ne se rĂ©veillera lui aussi quâau dĂ©but du XIXe siĂšcle, avec lâĂ©mergence de la Nahda, terme arabe souvent traduit par « renaissance » ou « rĂ©veil ».
La Nahda, une période de modernisation
Bernard Lewis, Islam, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 891.
La Nahda dĂ©signe un mouvement de modernisation que le monde musulman et prĂ©cisĂ©ment les pays arabes et ceux du Maghreb ont connu entre le dĂ©but du XIXe siĂšcle et la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. Ce mouvement de modernisation a concernĂ© tous les domaines : la littĂ©rature, la sociĂ©tĂ© et la politique. Il Ă©tait portĂ© par des intellectuels et des politiques chrĂ©tiens, juifs et musulmans qui avaient tous comme objectif de sortir leurs pays du sous-dĂ©veloppement et de leur permettre dâentrer dans lâĂšre de la modernitĂ©. Le terme Nahda doit ĂȘtre nĂ©anmoins pris avec prĂ©caution car il a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ© par les islamistes et les conservateurs. Pour la majoritĂ© des historiens, le point de dĂ©part du rĂ©veil du monde musulman est lâĂgypte, lâexpĂ©dition de NapolĂ©on Bonaparte de 1798 ayant permis aux Ăgyptiens de prendre conscience de leur retard. Pour Bernard Lewis, « la RĂ©volution française a Ă©tĂ© le premier grand mouvement dâidĂ©es de la chrĂ©tientĂ© occidentale Ă sâĂȘtre imposĂ© Ă lâislam7 » et câest son caractĂšre laĂŻque qui lui a confĂ©rĂ© une lĂ©gitimitĂ© aux yeux des musulmans. La Nahda Ă©tait une tentative des musulmans de sâĂ©manciper des traditions et des rĂšgles sociales et morales qui se voulaient divines, pour construire une sociĂ©tĂ© selon des rĂšgles diffĂ©rentes conçues par la pensĂ©e humaine capables dâĂ©pouser le dynamisme de la sociĂ©tĂ©, contrairement aux rĂšgles immobiles de la religion qui figent la sociĂ©tĂ©.
Les pays du Maghreb ne sont pas restĂ©s en retrait de la Nahda. Ils ont eux aussi entamĂ© des rĂ©formes politiques et sociales qui ont changĂ© leur visage en quelques annĂ©es, dâune maniĂšre extraordinaire et cela dans tous les domaines. Lâadoption du systĂšme constitutionnel a Ă©tĂ© le plus important, mais il faut aussi Ă©voquer la crĂ©ation de lâĂ©cole moderne, sĂ©parĂ©e de la mosquĂ©e, et lâĂ©mancipation de la femme par lâobtention de droits dont elle nâavait jamais rĂȘvĂ© auparavant : sortir seule de la maison, ne pas porter le voile, sâinstruire et travailler. Câest Ă©galement Ă cette Ă©poque et encouragĂ©e par les antiesclavagistes europĂ©ens que lâabolition de lâesclavage a eu lieu. La Tunisie est le premier pays musulman Ă avoir franchi le pas en 1846. Lâabolition de lâesclavage a Ă©tĂ© un progrĂšs considĂ©rable dans lâĂ©mancipation des musulmans des contraintes de la charia et de ceux qui veillaient jalousement Ă sa pĂ©rennisation. En mĂȘme temps, ce mouvement dĂ©montrait que les musulmans Ă©taient capables dâĂ©mancipation dĂšs lors quâune volontĂ© suffisante Ă©tait prĂ©sente. Cela aurait dĂ» ĂȘtre un argument convaincant pour lâabolition dâautres rĂšgles islamiques ancestrales et humiliantes pour lâĂȘtre humain, comme celles qui soumettent la femme Ă des rĂšgles discriminatoires, notamment la polygamie, les inĂ©galitĂ©s successorales et la rĂ©pudiation. Cela nâa pas Ă©tĂ© le cas. Ce sont des preuves des limites de la Nahda. Au milieu du XXe siĂšcle, câest son Ă©chec qui a Ă©tĂ© constatĂ©. Aujourdâhui, ce sont des renoncements Ă ses acquis qui sont une rĂ©alitĂ© et qui inquiĂštent.
Lâimpact de l’islam sur l’Ă©volution politique des trois pays du Maghreb
Depuis juillet 2022, la Tunisie nâĂ©voque plus la DĂ©claration des droits de lâHomme dans sa Constitution.
Dans les trois pays du Maghreb, le premier impact de lâislam dans le domaine politique a Ă©tĂ© lâinscription de la rĂ©fĂ©rence Ă lâislam comme religion dâĂtat dans leurs premiers textes constitutionnels. Cette inscription marque les limites de la modernisation de lâinstitution Ă©tatique et de son organisation. DĂšs leurs premiers textes constitutionnels (1959 pour la Tunisie, 1962 pour le Maroc), la Tunisie et le Maroc ont renforcĂ© cette rĂ©fĂ©rence Ă lâislam avec dâautres articles. « LâĂtat demeure fidĂšle aux enseignements de lâislam », affirme dans son prĂ©ambule la Constitution tunisienne, tandis que la Constitution marocaine souligne que « le royaume est un Ătat islamique ». Quant Ă lâAlgĂ©rie, si elle sâest contentĂ©e dans sa Constitution de 1963 de mentionner que « Lâislam est la religion de lâĂtat » (art. 4), elle a, entre 1976 et 2016, introduit progressivement des articles supplĂ©mentaires se voulant tous protecteurs de lâislam.
Ainsi, ces pays qui voulaient se moderniser nâont pas pu se libĂ©rer du systĂšme traditionnel et de ses normes. La Nahda nâa pas permis aux musulmans de changer la conception de lâislam voulue par les juristes : une religion inextricablement liĂ©e Ă lâorganisation sociale, donc Ă la politique. Cette rĂ©fĂ©rence Ă lâislam a Ă©tĂ© lâobstacle empĂȘchant la construction des systĂšmes constitutionnels dans ces pays et sâopposant Ă lâaccomplissement de lâĂtat moderne. Elle a ouvert la porte par laquelle la religion nâa cessĂ© de sâimmiscer au sein du systĂšme juridique et de lâorganisation de lâĂtat, conduisant Ă ce que lâĂ©volution politique et sociale soit de plus en plus profondĂ©ment imprĂ©gnĂ©e de religion et marquĂ©e par le renoncement aux rĂ©alisations de la Nahda.
Quand un Ătat dĂ©clare dans sa constitution appartenir Ă lâislam, qui est Ă©galement un systĂšme juridique, cela implique quâil a dâautres lois fondamentales. Dans ce cas, soit la constitution nâest pas la loi fondamentale de lâĂtat, celle qui est au fondement de toutes les lois, soit il existe deux lois fondamentales, la constitution et la religion. Dans les deux cas, il y a Ă©chec du systĂšme constitutionnel. Sauf Ă ce que la constitution, pour ne pas perdre son statut de loi fondamentale, reprenne les lois ou les principes auxquels elle se rĂ©fĂšre. Le problĂšme se pose davantage lorsque les principes de la constitution et les rĂšgles de lâislam sâopposent, comme câest le cas des Constitutions des trois pays du Maghreb. Elles affirment que lâislam est la religion de lâĂtat et en mĂȘme temps quâelles sont attachĂ©es Ă la DĂ©claration des droits de lâHomme que lâislam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaĂźt pas8. Par ailleurs, les rĂšgles de lâislam organisent la vie des musulmans de la plus petite chose Ă la plus grande, ce qui signifie que la constitution se rĂ©fĂšre Ă des lois ordinaires et non Ă des principes fondamentaux, lois que de surcroĂźt personne ne connaĂźt Ă©tant donnĂ© que ces Constitutions ne donnent aucune prĂ©cision sur les lois de cet islam qui est la religion de lâĂtat. Cela donne au lĂ©gislateur une trĂšs large libertĂ©. Il peut aller dâun islam rigoriste et fondamentaliste Ă un islam souple et modernisĂ©. Il dĂ©cide Ă©galement quels sont les domaines quâil soumet Ă la religion et ceux quâil soumet aux lois modernes de la constitution. Lâaffirmation « lâislam est religion de lâĂtat » a fait que les gouvernements de ces trois pays sont in fine rĂ©gis par la volontĂ© des hommes, des religieux et non par la loi, alors que le systĂšme constitutionnel est justement pensĂ© pour remĂ©dier Ă cela, câest-Ă -dire pour que les gouvernements soient rĂ©gis par la loi et non par la volontĂ© dâun homme ou dâun groupe dâhommes. La Constitution amĂ©ricaine de 1787 a ainsi Ă©tĂ© pensĂ©e dans lâobjectif de lutter contre lâarbitraire du parlement et afin quâil ne lĂ©gifĂšre pas Ă sa guise. En 2011, la Constitution marocaine a prĂ©cisĂ© quâil sâagissait dâun islam modĂ©rĂ© sans toujours donner de prĂ©cisions claires sur les principes de cet islam modĂ©rĂ© permettant rĂ©ellement de le diffĂ©rencier des autres islams. En 2022, la Tunisie Ă©voque les « maqassid [objectifs] de lâislam » (art. 5) ou « maqassid de la charia » que lâĂtat doit rĂ©aliser, mais ne dit pas non plus de quel islam il sâagit. En effet, lâislam est multiple sur le plan vertical : il y a un islam auprĂšs de Dieu, selon la foi musulmane, un islam inscrit dans le Coran et un islam que les musulmans ont compris Ă partir du Coran. Ce troisiĂšme niveau de lâislam est multiple Ă son tour sur le plan horizontal : il y a un islam sunnite, un islam chiite, un islam soufi et beaucoup dâautres.
Des ambiguïtés et des incohérences
Voir Razika Adnani, La nécessaire réconciliation, UPblisher, 2e éd., 2017, p. 43.
Cette situation constitutionnelle est Ă©galement Ă lâorigine de beaucoup dâambiguĂŻtĂ©s et dâincohĂ©rences au sein des textes fondamentaux de ces pays, qui concernent dans leur majoritĂ© deux principes de la modernitĂ© : lâĂ©galitĂ© et la libertĂ©. Ils sont fondamentaux dans la DĂ©claration des droits de lâHomme, alors que lâislam, tel que les musulmans lâon construit Ă partir du Coran, ne les reconnaĂźt pas. Il est fondĂ© sur deux autres principes : lâobĂ©issance et lâinĂ©galitĂ© entre hommes et femmes et entre musulmans et non-musulmans9.
Ces ambiguĂŻtĂ©s et ces contradictions sont observables dans la Constitution algĂ©rienne qui stipule son attachement aux droits de lâHomme et Ă lâĂ©galitĂ© entre les deux sexes, quâelle a inscrits dans son texte depuis 1963 (art. 11 et 12). Elle l’a consolidĂ© en 1976 en affirmant la proscription de toute discrimination fondĂ©e sur les prĂ©jugĂ©s de sexe (art. 39) en mĂȘme temps que les rĂ©fĂ©rences Ă lâislam. La Tunisie, elle aussi, affirmait, de 1959 Ă 2022, son respect des droits de lâHomme. Elle restait en revanche trĂšs ambiguĂ« au sujet de lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes, quâelle nâa clairement reconnue quâen 2014. Cependant, elle affirmait en mĂȘme temps son attachement aux enseignements de lâislam, dont les rĂšgles sont fondĂ©es sur le principe de lâinĂ©galitĂ©. La mĂȘme ambiguĂŻtĂ© caractĂ©risant le texte constitutionnel tunisien sâest accentuĂ©e en 2022 comme nous allons le voir. La Constitution marocaine nâĂ©voque la DĂ©claration des droits de lâHomme quâen 1992, ce qui, par comparaison avec ses voisines, montre son aspect plus conservateur. Quant Ă lâĂ©galitĂ© en droits et devoirs entre les hommes et les femmes, elle ne lâa attestĂ©e quâen 2011 (art. 19). Cependant, elle insiste toujours sur le fait que le Maroc est un Ă©tat islamique et que « Le Roi, Amir Al Mouminine (Commandant des croyants) veille au respect de lâislam » (art. 41).
Les Constitutions tunisienne et algĂ©rienne affirment que tous les citoyens sont Ă©gaux mais, en mĂȘme temps, que le prĂ©sident de la RĂ©publique doit ĂȘtre musulman. Cela revient Ă dire que les citoyens ne sont pas Ă©gaux, car les non-musulmans nâont pas le droit dâaccĂ©der Ă la fonction de prĂ©sident, ce qui constitue une autre contradiction au sein de la constitution.
Dâautres ambiguĂŻtĂ©s au sein de ces Constitutions concernent le principe de libertĂ©. Ce dernier est fondamental dans la DĂ©claration des droits de lâHomme et dans le systĂšme dĂ©mocratique, alors que lâislam ne le reconnaĂźt pas. DĂšs lors, ces Constitutions affirment un droit et lâinterdisent. En consĂ©quence, il est difficile de savoir clairement si la loi fondamentale de lâĂtat garantit la libertĂ©, notamment la libertĂ© de croyances, ou non.
En 1976, lâAlgĂ©rie sâest dĂ©marquĂ©e de ses deux voisins en affirmant dans son texte constitutionnel la libertĂ© de conscience (la libertĂ© de croyance dans la version arabe). Cependant, elle a progressivement ajoutĂ© des articles qui consolident la rĂ©fĂ©rence Ă lâislam qui, tel que les musulmans le conçoivent, ne reconnaĂźt pas la libertĂ© de conscience, pour finalement la supprimer en 2020, dĂ©montrant ainsi que pour le lĂ©gislateur elle n’est pas compatible avec lâislam.
L’Ăgypte a renoncĂ© Ă la libertĂ© absolue de croyance en 1971, aprĂšs lâavoir promulguĂ©e dans sa premiĂšre constitution de 1932 (art. 13). L’Irak l’a supprimĂ©e en 1958, aprĂšs l’avoir reconnue dans sa premiĂšre constitution de 1925 (art. 13). La Libye l’a abandonnĂ©e en 1969, alors quâelle lâavait reconnue en 1951 dans sa premiĂšre constitution (art. 21). La Syrie lâa Ă©galement supprimĂ©e aprĂšs lâavoir reconnue en 1930 (art. 15).
Câest en 2014 que la Tunisie a reconnu la libertĂ© de conscience dans lâarticle 6 de sa Constitution, dans lequel elle prĂ©cise Ă©galement que lâĂtat protĂšge la religion. Autrement dit, dans le mĂȘme article, elle la reconnaĂźt et ne la reconnaĂźt pas. La protection de la religion est lâun des arguments utilisĂ©s par les musulmans pour ne pas reconnaĂźtre la libertĂ© de conscience. La Constitution marocaine, quant Ă elle, nâa jamais reconnu la libertĂ© de conscience alors que, dans son prĂ©ambule, depuis 1992, elle affirme son attachement aux droits de lâHomme.
Câest au cours des tout premiers siĂšcles de lâislam, entre le VIIe et le Xe siĂšcle, que les juristes musulmans, chargĂ©s de mettre en place le droit pour administrer leur sociĂ©tĂ©, ont dĂ©cidĂ© de refuser Ă lâindividu sa libertĂ© de conscience. MalgrĂ© plusieurs versets coraniques qui la mentionnent et la reconnaissent, ils en ont trouvĂ© dâautres qui lĂ©gitiment leur dĂ©cision. Les juristes nâont pas lĂ©gifĂ©rĂ© parce que les lois existaient dans le Coran, mais ils ont crĂ©Ă© des lois dont leur sociĂ©tĂ© avait besoin, puis ils ont cherchĂ© une lĂ©gitimitĂ© Ă ces lois dans le Coran. Le lĂ©gislateur refusant aujourdâhui la libertĂ© de conscience ne fait en rĂ©alitĂ© que reprendre une loi mise en place par les musulmans il y a plusieurs siĂšcles. La loi reflĂšte la morale et lâĂąme du lĂ©gislateur qui la conçoit. Celui qui croit Ă la libertĂ© de conscience comme un droit humain aurait assurĂ©ment trouvĂ© dans le Coran ce qui lui aurait permis de ne pas voir de contradiction entre sa foi et cette libertĂ©.
Nombre dâambiguĂŻtĂ©s et de contradictions sont prĂ©sentes dans les Constitutions des trois pays du Maghreb, si bien quâaujourdâhui il est difficile de savoir quelles sont les lois fondamentales qui fixent le fonctionnement de lâĂtat et quels sont exactement les droits des individus que garantit la constitution. Le mĂȘme problĂšme caractĂ©rise la quasi-totalitĂ© des pays musulmans. LâĂgypte, par exemple, dĂ©clare son attachement Ă la DĂ©claration des droits de lâHomme et affirme dans le mĂȘme temps que les principes de la charia, qui ne reconnaĂźt ni la libertĂ© ni lâĂ©galitĂ©, sont la source principale du droit.
Des lois et des incohérences
Les incohĂ©rences dans les systĂšmes juridiques ne concernent pas uniquement les lois fondamentales entre elles mais Ă©galement les lois ordinaires par rapport aux lois fondamentales. Elles concernent principalement deux valeurs : la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©. Ainsi, la Constitution algĂ©rienne garantit les droits de lâHomme, lâĂ©galitĂ© des citoyens et des citoyennes en droits et devoirs, alors que le code de la famille est constituĂ© de lois discriminatoires, notamment Ă lâĂ©gard des femmes. De 1976 Ă 2020, la Constitution algĂ©rienne a affirmĂ© la libertĂ© de conscience, ce que les lois ordinaires ne reflĂštent pas. Cette contradiction sâest accentuĂ©e en 2001 lorsque le lĂ©gislateur a dĂ©cidĂ© dâajouter au Code pĂ©nal lâarticle 144 bis 2 qui prĂ©voit trois Ă cinq ans dâemprisonnement pour toute personne portant atteinte Ă lâislam. LâAlgĂ©rie applique Ă©galement Ă tous les couples le mĂȘme code de la famille qui est conforme Ă la charia et soumet les Ă©lĂšves Ă la mĂȘme Ă©ducation religieuse islamique sans tenir compte de la religion de leurs parents. Ceux qui sont derriĂšre cette dĂ©cision ont agi comme si tout AlgĂ©rien Ă©tait musulman, ce qui nâest pas la rĂ©alitĂ© sociale du pays.
En 1992, le Maroc soucieux de donner lâimage dâun pays qui nâest pas rĂ©trograde, a stipulĂ© le respect des droits de lâHomme tels quâils sont inscrits dans la DĂ©claration de 1948. Cependant, il maintient en mĂȘme temps des lois pĂ©nales qui ne reconnaissent pas la libertĂ© de conscience et les libertĂ©s individuelles, tels que les articles 222 et 490. En 2011, le pays a affirmĂ© interdire toute discrimination des femmes, mais il a maintenu le code de la famille qui est discriminatoire Ă lâĂ©gard des femmes, en accordant aux hommes des privilĂšges au dĂ©triment des femmes. La Tunisie nâest pas Ă©pargnĂ©e par ces contradictions entre lois fondamentales et lois ordinaires.
Le domaine oĂč les incohĂ©rences sont les plus visibles
Voir le dĂ©cret du 17 avril 1889 sur lâorganisation de la justice musulmane en AlgĂ©rie, Journal officiel de la RĂ©publique française, n° 114, 27 avril 1889, p. 1976-1980.
Le domaine oĂč les incohĂ©rences sont les plus visibles est celui de la famille. Lors de leur accession Ă lâindĂ©pendance, ces pays ont adoptĂ© un droit positif, trĂšs inspirĂ© du droit europĂ©en, malgrĂ© certaines lois du droit musulman alors reprises par le lĂ©gislateur. La charia nâest donc pas apparue comme une norme juridique explicite dans leurs systĂšmes juridiques, Ă lâexception du domaine de la famille qui lui a Ă©tĂ© explicitement soumis. Pour le lĂ©gislateur, quand il sâagit de la famille, les lois doivent ĂȘtre de source divine. Ainsi la modernisation du droit est largement acceptĂ©e sauf quand il sâagit de la famille. Une situation dont les origines remontent Ă lâĂ©poque de la colonisation, la France ayant imposĂ© la modernisation du droit pĂ©nal et commercial, mais abandonnĂ© le statut personnel aux traditions et Ă la religion10. Ă leur indĂ©pendance, ces pays ont continuĂ© sur la mĂȘme logique. Ils nâont pas vu dâinconvĂ©nient Ă moderniser le systĂšme juridique mais nâont pas voulu rĂ©viser le code de la famille, câest-Ă -dire le statut des femmes. Câest ainsi que les codes de la famille marocain de 1958 et algĂ©rien de 1984 soumettent les femmes aux rĂšgles ancestrales de la charia. La Constitution algĂ©rienne stipulait pourtant depuis 1963 que les AlgĂ©riens et les AlgĂ©riennes Ă©taient Ă©gaux devant la loi. Le lĂ©gislateur a donc promulguĂ© des lois qui ne sont pas en accord avec la Constitution, laquelle, en 1989, insistait dans son article 28 sur le fait quâelle nâacceptait aucune discrimination fondĂ©e sur la diffĂ©rence de sexe. La rĂ©vision de 2005 nâa pas mis fin Ă ces incohĂ©rences puisque le principe dâĂ©galitĂ© nâest toujours pas respectĂ©, dĂ©bouchant sur une situation oĂč une injustice sociale est permise par le droit qui est censĂ© la combattre. En 1996, le Maroc a stipulĂ© le respect des droits de lâHomme et, en 2011, il a reconnu lâĂ©galitĂ© en droits, sans restriction, entre les hommes et les femmes, ce que le lĂ©gislateur nâa pas pris en compte concernant la famille malgrĂ© la rĂ©vision du Code de la famille de 2004.
La Tunisie a Ă©tĂ© certes considĂ©rablement en avance dans le domaine du droit de la famille en comparaison de ses deux voisins. Toutefois, le PrĂ©sident Bourguiba, qui a promulguĂ© le code du statut personnel tunisien en 1957, nâa pas pu abolir toutes les inĂ©galitĂ©s dont Ă©taient victimes les femmes au nom de la charia et elles sont toujours en vigueur alors que la Constitution affirme depuis 2011 lâĂ©galitĂ© entre tous les citoyens et toutes les citoyennes.
Les religieux ne sont pas les seuls responsables de cette situation. Les modernistes ont aussi une grande part de responsabilitĂ© dans ces incohĂ©rences et ces discriminations logĂ©es au sein du systĂšme juridique permettant au lĂ©gislateur de se rĂ©fĂ©rer aux lois modernes de la constitution quand il le souhaite et aux lois traditionnelles de lâislam quand il le veut. Il dĂ©cide quels sont les secteurs du droit qui doivent ĂȘtre soumis Ă des lois issues de la raison et ceux qui doivent ĂȘtre soumis Ă la religion. Les modernistes Ă©taient imprĂ©gnĂ©s de traditions qui ont constituĂ© pour eux un Ă©norme obstacle psychologique et culturel, les empĂȘchant de concevoir une situation oĂč les femmes seraient leurs Ă©gales.
La démocratie mise à mal
Constitutives de la DĂ©claration des droits de lâHomme et au fondement du systĂšme dĂ©mocratique, la libertĂ© et lâĂ©galitĂ© sont les valeurs qui posent un problĂšme aux constitutions des trois pays du Maghreb, et câest aussi le cas pour la quasi-totalitĂ© des pays Ă majoritĂ© musulmane. Ces contradictions et ces ambiguĂŻtĂ©s tĂ©moignent du fait que ces peuples, notamment les AlgĂ©riens et les Tunisiens, au moment de leur indĂ©pendance, aspiraient Ă la dĂ©mocratie. Cependant, dans une culture oĂč lâobĂ©issance est une vertu, espĂ©rer de ceux qui prennent le pouvoir, et qui font partie de cette mĂȘme culture, une politique dĂ©mocratique oĂč le droit Ă lâexpression serait respectĂ© est pratiquement un paradoxe.
Selon des modalitĂ©s diffĂ©rentes, les constitutions de ces pays assurent toutes garantir lâĂ©galitĂ© et les libertĂ©s individuelles. Nâest-ce pas la preuve que lâĂtat est conscient que son rĂŽle est de garantir ces principes fondateurs de lâĂtat moderne ? Cependant, vouloir que lâĂtat respecte les rĂšgles de lâislam mises en place il y a des siĂšcles implique de renoncer Ă ces valeurs de la modernitĂ© que lâislam, tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaĂźt pas. DĂ©clarer lâislam comme religion dâĂtat empĂȘche lâĂtat de se rĂ©aliser en tant que tel. Pour se rĂ©aliser comme puissance publique, lâĂtat doit ĂȘtre celui de tous. Or, en dĂ©clarant relever de lâislam, ou de toute autre religion, lâĂtat admet ĂȘtre celui dâune partie de la population, celle qui appartient Ă cette religion. Il promeut et protĂšge la religion dâune partie de la population au dĂ©triment de celles des autres.
Des révisions et des retours en arriÚre
Toute loi fondamentale ou ordinaire peut ĂȘtre soumise Ă une rĂ©vision ou Ă un amendement. Elle est le produit de la pensĂ©e, qui nâest jamais parfaite, et ce qui semble aujourdâhui juste peut ne pas lâĂȘtre demain. Cependant, les constitutions dans les pays du Maghreb sont soumises Ă de trop nombreuses rĂ©visions ainsi quâĂ de multiples amendements, signifiant quâelles manquent de la stabilitĂ© que doit avoir toute loi fondamentale, et quâelles ne sont pas Ă lâabri des caprices des gouvernants. Bouteflika avait souhaitĂ© ĂȘtre prĂ©sident Ă vie, ce que la constitution ne lui permettait pas, et il a donc dĂ©cidĂ© de la changer. La Tunisie vient de promulguer une nouvelle constitution huit ans Ă peine aprĂšs la prĂ©cĂ©dente. Ces multiples rĂ©visions indiquent que ces pays nâont pas su encore fixer le socle de lâorganisation de leur Ătat.
LâĂ©volution de ces constitutions ne va pas cependant dans le sens qui leur permette de se rĂ©aliser. Contrairement au Maroc qui a reconnu en 1992 les droits de lâHomme puis, en 2011, lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes, mĂȘme sâil nâa pas pu les respecter ni en finir avec les ambiguĂŻtĂ©s et les contradictions au sein de ses textes juridiques, lâAlgĂ©rie et la Tunisie ont opĂ©rĂ© un retour en arriĂšre explicite en matiĂšre de libertĂ©s individuelles. Peu Ă peu, lâinfluence de la religion sur lâĂ©volution politique et juridique de ces pays conduit Ă un renoncement aux acquis de la Nahda et aux efforts des modernistes.
Lâanalyse de la Constitution algĂ©rienne de 1963 Ă 2020 montre que les AlgĂ©riens ont perdu des pans entiers des libertĂ©s qui sont aux fondements de la DĂ©claration des droits de lâHomme et de la dĂ©mocratie. En 2020, la Constitution supprime purement et simplement la libertĂ© de conscience. Dans le chapitre consacrĂ© aux droits et libertĂ©s, lâexpression « droits de lâHomme » est remplacĂ©e par « droits fondamentaux », expression vague et subjective. Aujourdâhui, la Constitution algĂ©rienne nâĂ©voque que dans le prĂ©ambule la DĂ©claration universelle des droits de lâHomme et ne garantit que la libertĂ© dâexercice des cultes. Elle maintient en revanche les articles qui font rĂ©fĂ©rence Ă lâislam et ceux qui limitent la libertĂ© dâopinion.
Ce renoncement de la Constitution aux libertĂ©s rĂ©vĂšle la mainmise des islamistes et une conception traditionaliste de lâislam sur la rĂ©daction de la loi fondamentale. Le rĂŽle dâun Ătat moderne nâest pas de protĂ©ger lâintĂ©rĂȘt de Dieu, mais les libertĂ©s des individus conditionnant la dignitĂ© humaine. Câest le sens mĂȘme de lâexistence de lâĂtat et lâobjectif du contrat social. Sâoccuper de la vie spirituelle des individus ou de lâintĂ©rĂȘt de Dieu nâest pas ce que les citoyens attendent de lâĂtat. Dieu est lâĂtre parfait. Il nâa nul besoin de lâĂtat pour le dĂ©fendre ou le protĂ©ger. La prĂ©tention dâun Ătat Ă sâoccuper des affaires de Dieu confine au blasphĂšme.
De toutes ces rĂ©visions constitutionnelles, celle qui a Ă©tĂ© engagĂ©e par la Tunisie en 2022 opĂšre le retour du religieux le plus marquant de toute lâhistoire constitutionnelle des trois pays du Maghreb, y compris sur le plan terminologique. Il sâagit de renoncer totalement Ă la rĂ©fĂ©rence aux droits de lâHomme tels quâils sont inscrits dans la DĂ©claration de 1948. En revanche, la Constitution affirme son attachement aux « valeurs humanistes de lâislam » et son objectif de rĂ©aliser les « maqassid [objectifs] de lâislam ». Cette expression est typique du droit musulman remontant au juriste andalou Ach-Chatibi du XIVe siĂšcle, qui Ă©voque en rĂ©alitĂ© des « maqassid [objectifs] de la charia ». Elle rejoint ainsi lâArabie Saoudite, qui dĂ©clare dans sa Constitution que « lâĂtat protĂšge les droits humains conformĂ©ment Ă la charia islamique » (art. 26). Le rĂ©dacteur du texte tunisien nâutilise pas le terme charia ni lâexpression « dĂ©claration des droits humains en islam ». Une taquiya peut-ĂȘtre, mais qui ne fera quâaccentuer lâambiguĂŻtĂ© et la confusion au sein de la loi fondamentale de ce pays. Il faut toutefois souligner que la Constitution tunisienne nâa pas supprimĂ© lâarticle qui garantit lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes, ni celui qui affirme le respect de la libertĂ© de conscience. Le problĂšme est que cette Ă©galitĂ© et cette libertĂ© ne sont pas reconnues par la charia et ses rĂšgles telles que les juristes les ont mises en place. La preuve en est quâaucun pays Ă majoritĂ© musulmane, hormis ceux qui ont sĂ©parĂ© la politique de la religion tels que la Turquie et lâAlbanie, ne reconnaĂźt lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes, ni la libertĂ© de conscience, ni la libertĂ© religieuse, ni mĂȘme la libertĂ© de penser.
En prĂ©tendant vouloir rĂ©aliser les objectifs de lâislam ou de ses principes gĂ©nĂ©raux, la Constitution tunisienne affirme le droit musulman, câest-Ă -dire celui de la charia. Si les principes dâun systĂšme juridique sont islamiques, les rĂšgles du droit doivent lâĂȘtre Ă©galement. Ainsi, la Tunisie, le pays le plus moderne de lâAfrique du Nord, est celui dont la Constitution renonce le plus nettement Ă la modernisation.
De lâĂ©chec de la construction de lâĂtat moderne
Pourquoi les dĂ©mocrates et les modernistes qui ont eu le pouvoir lors de lâaccession de ces pays Ă lâindĂ©pendance ont-ils introduit la rĂ©fĂ©rence Ă lâislam au sein de leur constitution alors que les rĂšgles juridiques de la religion, mises en place lors des premiers siĂšcles de lâislam, constituaient une entrave Ă la modernisation de lâĂtat et de la sociĂ©tĂ© ? Ils ont assurĂ©ment subi la pression des religieux pour qui cette rĂ©fĂ©rence Ă©tait une garantie que lâĂtat ne serait pas sĂ©parĂ© de lâislam. Cela leur permettait dâavoir la main sur les domaines du droit et de la sociĂ©tĂ©, ou de la reprendre en cas de nĂ©cessitĂ©. CâĂ©tait un objectif politique liĂ© au contrĂŽle du pouvoir. Il y avait toutefois un autre objectif, Ă©galement politique. Les chrĂ©tiens arabes du Proche-Orient Ă©taient trĂšs actifs dans le mouvement de la Nahda. Pour les musulmans, y compris les plus dĂ©mocrates, prĂ©ciser que lâislam Ă©tait la religion de lâĂtat, câest-Ă -dire que Ătat Ă©tait musulman et que le prĂ©sident devait ĂȘtre musulman Ă©tait un moyen dâempĂȘcher les non-musulmans dâaccĂ©der au pouvoir et de se retrouver avec un prĂ©sident de la RĂ©publique juif ou chrĂ©tien. Mais Ă©tait-ce la vraie raison ? En effet, dans un systĂšme dĂ©mocratique oĂč la dĂ©cision revient aux urnes, la chance des minoritĂ©s religieuses de parvenir au pouvoir est minime. Il y avait donc un autre pouvoir Ă sauvegarder, celui des hommes sur les femmes, plus important que celui des musulmans sur les non-musulmans. Quelle que soit la fascination des modernistes pour la modernitĂ©, elle nâĂ©tait pas Ă©prouvĂ©e au point dâaccepter lâĂ©galitĂ© entre les femmes et les hommes. Les intellectuels et les politiques qui voulaient moderniser leurs sociĂ©tĂ©s ont dĂ©cidĂ© que la famille devait rester en dehors de ce processus. Ce sont les porteurs du changement et de lâĂ©volution eux-mĂȘmes qui ont refusĂ© que la modernitĂ© concerne la famille. Il faut savoir quâau dĂ©but du XXe siĂšcle, lâidĂ©e dâĂ©mancipation de la femme, prĂ©sentĂ©e comme condition pour sortir du sous-dĂ©veloppement, Ă©tait acceptĂ©e mais que celle de lâĂ©galitĂ© entre hommes et femmes nâĂ©tait pas Ă lâordre du jour.
Des arguments absurdes
Les arguments donnĂ©s pour maintenir la famille dans la sphĂšre traditionnelle Ă©taient toujours les mĂȘmes : la famille est la cellule fondamentale de la sociĂ©tĂ© et, Ă ce titre, elle doit ĂȘtre la garante des traditions. Cependant, les traditions ne concernaient pas uniquement la famille, et les lĂ©gislateurs nâont pas vu dâinconvĂ©nients Ă sâĂ©manciper des traditions dans dâautres domaines. Par ailleurs, au milieu du XXe siĂšcle, ces pays Ă©taient dans un processus de modernisation et logiquement, il Ă©tait difficile dâenvisager la modernisation de la sociĂ©tĂ© si sa premiĂšre cellule devait rester traditionnelle.
Un second argument concernait la religion : il sâagissait de sociĂ©tĂ©s musulmanes et il Ă©tait donc normal que la famille soit organisĂ©e selon les lois divines, sacrĂ©es et immuables. Cet argument est injuste et absurde en mĂȘme temps. En effet, dâune part, le droit musulman ne concerne pas uniquement le domaine de la famille et, dâautre part, le mĂȘme lĂ©gislateur nâa pas repris dâautres lois du droit musulman. Au milieu du XXe siĂšcle, lorsque les lois concernant la famille ont Ă©tĂ© promulguĂ©es, ces pays nâont pas hĂ©sitĂ© Ă abandonner dâautres recommandations coraniques sans que cela leur pose beaucoup problĂšme, comme celles relatives Ă lâesclavage, aux chĂątiments corporels, tel celui de la main coupĂ©e, ou de la dhimmitude. Pourquoi, quand il sâagit de la famille, refuse-t-on ce que lâon accepte dans les autres domaines ?
Il ne suffit pas quâune rĂšgle soit inscrite dans le Coran pour quâelle soit appliquĂ©e et applicable. Les musulmans ont toujours abrogĂ© des recommandations de certains versets tandis quâils en conservaient dâautres. Ainsi, le verset 43 de la sourate 4, Les Femmes, qui permet la consommation du vin, ou le verset 173 de la sourate 2, La Vache, qui permet la consommation de porc en cas de nĂ©cessitĂ©, ne sont pas non plus pris en compte par les musulmans. Cependant, les choses deviennent compliquĂ©es et lâargument de la religion est brandi dĂšs lors quâil sâagit dâamender les discriminations Ă lâĂ©gard des femmes. La raison en est que les rĂšgles administrant la famille donnent aux hommes des privilĂšges au dĂ©triment des femmes. Ainsi la raison de soumettre la famille Ă la charia nâest pas la religion, mais la domination masculine et le dĂ©sir de la prĂ©server de la part des hommes qui disposent toujours du pouvoir.
Au milieu du XXe siĂšcle, les femmes Ă©taient trĂšs actives dans leur combat pour mettre fin aux discriminations dont elles souffraient. Ce fut le facteur le plus important poussant les hommes Ă introduire la rĂ©fĂ©rence Ă lâislam comme religion de lâĂtat au sein de la constitution, pour protĂ©ger leurs privilĂšges et leur domination sur les femmes, et pour leur rappeler que lâĂtat Ă©tait musulman et quâelles devaient se soumettre Ă la volontĂ© divine. Câest un point commun aux modernistes, aux religieux et aux conservateurs. Ceux qui voulaient lâĂ©galitĂ© nâĂ©taient pas assez nombreux pour imposer leur voix.
Lâimpact de l’islam sur l’Ă©volution sociale des trois pays du Maghreb
Lâexhibitionnisme religieux
Le combat des islamistes pour faire oublier les acquis de la Nahda et « rĂ©islamiser » les musulmans nâa pas uniquement eu un impact sur lâĂ©volution politique au Maghreb, mais aussi sur lâĂ©volution sociale. Lâexhibitionnisme religieux ou lâexagĂ©ration dans la maniĂšre dâafficher sa religion est lâune des consĂ©quences les plus importantes. On le note par exemple dans la diffusion du Coran dans lâespace public ou dans le fait de lâoffrir comme cadeau pendant les cĂ©rĂ©monies publiques. On le voit Ă©galement dans le langage Ă travers un excĂšs de zĂšle dans lâutilisation des formules et des expressions religieuses. Chaque phrase prononcĂ©e en est soigneusement ornĂ©e, y compris dans le domaine de la science. Par exemple, un ingĂ©nieur, pour faire dĂ©marrer une machine, commence par dire : « Au nom de Dieu, si Dieu le veut. » Or, en tant quâingĂ©nieur, il sait que la machine dĂ©marrera si les piĂšces qui la constituent fonctionnent bien et si entre elles il existe une bonne harmonie. Le sentiment religieux, sâil est important dans la vie des personnes, ne doit pas dĂ©border sur tous les autres domaines de la sociĂ©tĂ© notamment sur celui de la science.
Le Coran est le livre sacrĂ© des musulmans, le diffuser dans lâespace public quand les gens sont concentrĂ©s sur leurs affaires quotidiennes ou lâoffrir comme nâimporte quel objet ne peut que lui nuire, dâautant plus que cela va Ă lâencontre de ses recommandations : « Et si le Coran est rĂ©citĂ©, prĂȘtez-lui oreille attentivement et observez le silence. La misĂ©ricorde vous sera peut-ĂȘtre accordĂ©e », dit le verset 204 de la sourate 7, Les Murailles, ou encore lâaffirmation : « Que seuls les gens en Ă©tat de puretĂ© peuvent [le] toucher », comme le dit le verset 79 de la sourate 56, LâĂvĂ©nement. Lâexhibitionnisme religieux nâest donc pas un signe de piĂ©tĂ© ou de religiositĂ©, mais davantage de lâutilisation de la religion dans lâobjectif dâimpressionner lâautre et de garantir un bon jugement de sa part pour rĂ©aliser un intĂ©rĂȘt social ou atteindre un objectif personnel.
La superstition
Au Maghreb, les pratiques superstitieuses sont Ă leur apogĂ©e en ce dĂ©but du XXIe siĂšcle. Elles concernent toutes les couches de la sociĂ©tĂ©. Les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision qui proposent des pratiques superstitieuses et encouragent lâesprit magique prolifĂšrent. Des mĂ©decins qui conseillent Ă leurs patients la « mĂ©decine parallĂšle » comme la rokya ou la hidjama sont chose courante. LâĂ©loge du soufisme et la rĂ©habilitation des confrĂ©ries soufies comme moyen pour contrer le fondamentalisme wahhabite et le terrorisme sont des facteurs non-nĂ©gligeables de cette recrudescence du phĂ©nomĂšne de la superstition. Le soufisme est fondĂ© sur des principes Ă©pistĂ©mologiques tels que le dĂ©voilement et la thĂ©orie des saints qui nâencouragent ni lâintelligence ni la pensĂ©e rationnelle, mais favorisent au contraire la pensĂ©e magique et la superstition. Beaucoup dâacteurs de la Nahda voulaient remplacer lâesprit magique par celui de la science et de la rationalitĂ©. Le retour Ă ces pratiques est une autre preuve de lâĂ©chec de leur mouvement.
LâĂ©cole et la mosquĂ©e
La crĂ©ation dâune Ă©cole moderne sĂ©parĂ©e de la mosquĂ©e Ă©tait un autre projet fondamental de la Nahda en vue dâĂ©difier une sociĂ©tĂ© moderne. Un siĂšcle aprĂšs, en AlgĂ©rie, au Maroc et en Tunisie, la religion est omniprĂ©sente Ă lâĂ©cole. Elle est devenue si liĂ©e Ă la mosquĂ©e quâil est souvent difficile de les distinguer. Il y a pourtant un grand nombre de mosquĂ©es oĂč lâenfant peut se rendre pour apprendre la religion musulmane. Les nombreuses mosquĂ©es qui ont Ă©tĂ© construites ces derniĂšres annĂ©es dans ces pays fournissent un autre indice du renforcement du religieux. Le problĂšme, câest que plusieurs mosquĂ©es peuvent exister dans un quartier qui manque dâinfrastructures hospitaliĂšres, de centres culturels, sportifs et de loisirs qui permettraient aux jeunes gens, filles et garçons, de sâĂ©panouir dans leur pays au lieu de rĂȘver de le quitter. Mais les gens semblent plus prĂ©occupĂ©s Ă prĂ©server leur Ăąme dans une vie de lâau-delĂ quâĂ soulager la souffrance dâautrui ici-bas.
Le recul du droit
Le recul du droit et du respect manifestĂ© pour la loi Ă partir des annĂ©es 1970 est une autre rĂ©alitĂ© qui marque lâĂ©chec de la modernisation des sociĂ©tĂ©s musulmanes. Selon Hannah Arendt, câest lorsque le droit nâa plus aucune autoritĂ© que la sociĂ©tĂ© se tourne vers les traditions, afin de sâorganiser. Dans les sociĂ©tĂ©s musulmanes, en un processus inverse, le retour aux traditions et le renforcement du discours religieux ont fait reculer le droit. Des individus de plus en plus nombreux prĂ©tendent imposer les rĂšgles de la religion et lâautoritĂ© des traditions, mĂȘme quand elles vont Ă lâencontre de la loi, convaincus quâelles sont plus lĂ©gitimes et quâil est de leur devoir de croyant de le faire conformĂ©ment au principe islamique « ordonner le convenable et interdire le blĂąmable » rappelĂ© constamment par le discours religieux.
Le rejet des origines
Concernant ce problĂšme identitaire, voir Razika Adnani, La NĂ©cessaire RĂ©conciliation, op. cit., p. 50.
Le rejet des origines est un des phĂ©nomĂšnes caractĂ©ristiques des populations maghrĂ©bines, quâon retrouve Ă©galement en Afrique subsaharienne. Une partie importante de ces populations rejette lâhistoire ancienne de leur pays ainsi que leurs origines amazighs ou berbĂšres. La derniĂšre Constitution tunisienne ne fait aucune allusion Ă lâhistoire berbĂšre du pays. Ce problĂšme identitaire a Ă©tĂ© soulevĂ© par ibn KhaldĂ»n dans son Histoire des BerbĂšres, alors que lui-mĂȘme nâa pas pu rĂ©sister au dĂ©sir de prĂ©tendre avoir des origines arabes.
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, plus la personne est dans la pratique rigoriste de la religion, plus elle revendique des origines arabes et mĂȘme des liens de sang avec le prophĂšte. Si les fondamentalistes berbĂ©rophones reconnaissent lâhistoire ancienne de leur pays, ils se sentent mal Ă lâaise de lâĂ©voquer, comme sâils demeuraient rongĂ©s par la honte des ancĂȘtres ayant combattu les Arabes porteurs de lâislam. Le lien entre le malĂ©kisme, adoptĂ© par les BerbĂšres, qui revendique une supĂ©rioritĂ© pour les musulmans arabes, les habitants de MĂ©dine, sur les musulmans non arabes est facile Ă Ă©tablir11. Mais il y a aussi le facteur du pouvoir social et politique. Avoir des origines arabes permettait, notamment lors des premiers siĂšcles de lâislam, dâavoir la lĂ©gitimitĂ© requise.
Lâaffaiblissement du fĂ©minisme
Les privilĂšges accordĂ©s aux hommes au dĂ©triment des femmes sont les premiers impacts de lâislam sur des sociĂ©tĂ©s musulmanes qui nâont jamais franchi le pas pour devenir plus justes. AprĂšs les annĂ©es 1970, câest le fĂ©minisme qui sâest beaucoup affaibli. Aujourdâhui, le renforcement du conservatisme et le retour Ă des traditions qui nâont pas Ă©pargnĂ© les femmes ont fait que celles-ci se battent de moins en moins pour leur droit Ă ĂȘtre traitĂ©es de maniĂšre Ă©gale aux hommes devant la loi et devant la sociĂ©tĂ©. MĂȘme quand elles sont universitaires et instruites, elles acceptent les discriminations dictĂ©es par la religion. Pour elles, les inĂ©galitĂ©s dont elles sont victimes sont inscrites dans le Coran et doivent donc ĂȘtre appliquĂ©es. En rĂ©alitĂ©, cet argument, nous lâavons vu, est absurde Ă©tant donnĂ© que les musulmans ne mettent pas en Ćuvre toutes les rĂšgles du Coran. Tout comme les rĂšgles concernant lâesclavage, les chĂątiments corporels, la dhimmitude et dâautres ne sont plus prises en compte par les lĂ©gislateurs bien quâinscrites dans des versets coraniques, et celles discriminant les femmes ne devraient pas lâĂȘtre non plus.
« Le modernisme islamique »
« Nous avons envoyĂ© aucun messager qui nâait parlĂ© la langue de son peuple », verset 4 de la sourate 14, Abraham.
Voir Razika Adnani, « « Le féminisme islamique » : une imposture intellectuelle », marianne.net, 7 juin 2021.
Voir Razika Adnani, « Pourquoi la revendication du burkini au nom de l’Ă©galitĂ© est un non-sens », marianne.net, 5 septembre 2019.
« Le modernisme islamique » est un nouveau mouvement que revendique aujourd’hui une grande majoritĂ© dâintellectuels musulmans qui veulent le changement et mĂȘme la modernitĂ©, mais en affirmant que câest un changement et une modernitĂ© qui sont inscrits dans le Coran. Pour eux, lâislam ne pose aucun problĂšme, mais seulement les interprĂ©tations erronĂ©es des anciens des textes coraniques et de la tradition prophĂ©tique. Quant Ă la solution, selon eux, elle rĂ©side dans la rĂ©interprĂ©tation. Les noms les plus connus de ce courant sont ceux de Muhammad Shahrour (1938-2019), de Margot Badran (nĂ©e en 1938), de Zeina el-Tibi (nĂ©e en 1954) et dâAsma Lamrabet (nĂ©e en 1961). Ces trois derniĂšres prĂ©tendent ĂȘtre des « fĂ©ministes islamiques ».
En affirmant que le texte coranique ne pose aujourdâhui aucun problĂšme alors quâil sâest adressĂ© Ă une sociĂ©tĂ© arabe du VIIe siĂšcle et quâil prend en compte sa culture comme le dit le Coran lui-mĂȘme12, « les modernistes islamiques » nient, tout comme les fondamentalistes, la dimension historique du texte coranique. Si certaines rĂšgles coraniques ont une dimension universelle, beaucoup dâautres concernant la sociĂ©tĂ© et la politique ne possĂšdent pas cette dimension. Ainsi, les « modernistes islamiques » proposent-ils de nouvelles interprĂ©tations qui ne sont en rĂ©alitĂ© que des acrobaties rhĂ©toriques qui nâarrivent pas Ă prouver le bien-fondĂ© de leur discours, ni Ă convaincre les musulmans.
« Les fĂ©ministes islamiques » ont beaucoup nui au combat des femmes pour leurs droits, et cela notamment Ă partir des annĂ©es 1970. En revendiquant lâislam comme source de lĂ©gitimitĂ© de leur combat et comme le cadre dĂ©limitant son champ13, elles affirment quâelles ne rĂ©clament que ce qui est validĂ© par lâislam. Cependant, elles nâont jamais pu prouver, face aux conservateurs, que les inĂ©galitĂ©s qui existent dans le Coran ne sont pas des inĂ©galitĂ©s comme elles le prĂ©tendent. Cela explique pourquoi les femmes musulmanes qui se disent aujourdâhui fĂ©ministes acceptent les inĂ©galitĂ©s juridiques qui les discriminent.
Actuellement, le voile est un moyen avec lequel on peut mesurer la rĂ©ussite des islamistes et des fondamentalistes, un « voilomĂštre » permettant dâĂ©valuer le renforcement de la religion telle que les anciens lâont pensĂ©e et pratiquĂ©e, y compris en Occident. Les fĂ©ministes islamiques ont participĂ© amplement Ă ce phĂ©nomĂšne du retour du voile. Elles ont encouragĂ© nombre de femmes universitaires et cadres Ă le porter en en faisant leur signe dâĂ©mancipation : ĂȘtre fĂ©ministe, mais en accord avec les recommandations du Coran. Or le voile est fondamentalement discriminatoire. Il discrimine les femmes par rapport aux hommes et les femmes non voilĂ©es par rapport aux femmes voilĂ©es14. Mais, il faut souligner que beaucoup de femmes portent le voile Ă©galement dans une attitude dâexhibitionnisme religieux.
Le passĂ© comme valeur suprĂȘme
Mohammad Abd Al-Jabiri, Nahnu wa al-turÄth. QirÄâÄt muâÄsira f turÄthinÄ al-falsafÄ« (« Face Ă notre patrimoine. Lectures contemporaines de notre tradition philosophique », Beyrouth-Casablanca. Al-Markaz At-taqÄfi al-ArabÄ«, 1981, p. 12.
Lâhistoire des musulmans est marquĂ©e par des retours en arriĂšre. Telle une rĂšgle : Ă chaque Ă©volution ou Ă chaque pas fait vers lâavenir, les conservateurs sâactivent Ă faire revenir en arriĂšre les musulmans afin quâils ne sâĂ©loignent jamais du passĂ©, les empĂȘchant dâĂ©voluer sur le plan des valeurs, de la morale et du comportement. Pour le penseur marocain Mohammad Abed al-Jabri (1935-2010), le passĂ© fascine tant les musulmans que mĂȘme quand ils pensent le prĂ©sent et lâavenir, ils le font Ă travers le passĂ©15. Le passĂ© du VIIe siĂšcle, celui du discours religieux qui le magnifie, l’exalte et le prĂ©sente comme il veut quâil soit, et non celui de la rĂ©alitĂ© historique.
Daech, le FIS, Boko Haram, Aqmi et les talibans ont eux aussi rĂȘvĂ© de ce passĂ© fantasmĂ© et ont voulu rĂ©aliser leur rĂȘve. Ils ont rĂ©tabli lâesclavage, la lapidation et dâautres chĂątiments corporels car inscrits dans le Coran. Ils ont voulu effacer quatorze siĂšcles dâĂ©volution humaine. Ils ont choquĂ© le monde, y compris les musulmans. Un choc qui nâa pas Ă©tĂ© assez fort en tout cas pour la majoritĂ© dâentre eux, pour les pousser Ă faire leur autocritique, Ă interroger leur maniĂšre de concevoir la religion et la sociĂ©tĂ© ainsi que leur relation Ă lâautre et pour se poser des questions sur les causes qui les ont poussĂ©s au XXIe siĂšcle Ă vouloir vivre selon les normes sociales, politiques et morales du VIIe siĂšcle et comprendre pourquoi, aprĂšs tant dâefforts pour Ă©voluer humainement, ils sont retournĂ©s Ă lâĂąge de la barbarie. Ce qui les a empĂȘchĂ©s de faire cette autocritique, câest la peur que suscite chez eux la pensĂ©e crĂ©atrice et rationnelle. Ils nâont pas pu sâĂ©manciper de toutes les thĂ©ories et concepts mis en place vers le IXe siĂšcle Ă©laborĂ©s dans lâobjectif dâempĂȘcher la pensĂ©e de sâexprimer et de bloquer lâactivitĂ© de la raison afin de protĂ©ger lâislam tel que les anciens lâavaient voulu.
Le malékisme et le soufisme, deux théories du passé
Sur ce sujet, voir Razika Adnani, Islam : quel problÚme ? Les défis de la réforme, UPblisher, 2017.
AbĂ»-HĂąmid Al-GhazĂąlĂź, ĂpĂźtre de la tolĂ©rance, trad. Hassan Boualeb, Albouraq, 2017, p. 45.
Ăric Geoffroy, Lâislam sera spirituel ou ne sera plus, Seuil, 2009, p. 110.
Lâune des habitudes des MaghrĂ©bins consiste Ă prĂ©senter le malĂ©kisme, mais aussi le soufisme, comme la solution Ă tous les problĂšmes qui se posent au sein de la religion, notamment lâislamisme et le fondamentalisme. Cela sâinscrit parfaitement dans cet esprit salafiste considĂ©rant que la vĂ©ritĂ© et le salut ne peuvent venir que des anciens, notamment de lâArabie, Ă©tant donnĂ© que les deux doctrines remontent au VIIIe siĂšcle. Il est Ă©vident quâil ne suffit pas quâune idĂ©e soit ancienne pour quâelle soit mauvaise ou quâelle soit nouvelle pour quâelle soit juste ou bonne. Cependant, le malĂ©kisme, nous lâavons dit, est une doctrine juridique et donc politique. Si lâislamisme est lâislam politique, le malĂ©kisme est un islamisme, et un islamisme ne peut pas ĂȘtre un remĂšde contre lâislamisme. Le malĂ©kisme ne revendique pas seulement la dimension juridique de lâislam, il veut que ses rĂšgles soient celles qui ont organisĂ© MĂ©dine au VIIe siĂšcle. Il est en ce sens un salafisme et il est paradoxal de croire quâun salafisme puisse ĂȘtre une solution contre le salafisme. Alors que la position nĂ©gative des musulmans envers la pensĂ©e comme source de connaissance est au fondement de tous les problĂšmes qui se posent au sein de lâislam, le malĂ©kisme non seulement ne valorise pas la pensĂ©e, mais il est aussi la premiĂšre doctrine Ă avoir pris position contre la pensĂ©e dans lâhistoire de lâislam.
Le soufisme nâest pas non plus la solution contre le fondamentalisme et lâislamisme Ă©tant donnĂ© quâil ne valorise pas la pensĂ©e qui fait la noblesse de lâĂȘtre humain16 mais aussi quâil a fini par reconnaĂźtre la dimension juridique de lâislam. Al-Ghazali (1058-1111) est le meilleur reprĂ©sentant du compromis entre le soufisme et les juristes. Soufi et juriste, dâobĂ©dience chafiite et acharite en mĂȘme temps, il Ă©crit au sujet du littĂ©ralisme : « La licĂ©itĂ© de se livrer Ă une interprĂ©tation est subordonnĂ©e Ă lâimpossibilitĂ© logique dâune explication littĂ©rale dâun texte17. » Quant Ă Ăric Geoffroy, il fait remarquer au sujet dâibn Taymiyya, qui Ă©tait un thĂ©ologien mais aussi un jurisconsulte : « Ce cheikh syrien, qui, ne lâoublions pas, Ă©tait soufi18. »
LâĂ©chec des musulmans Ă sâĂ©manciper du passĂ© est dĂ» au fait que la rĂ©forme de lâislam, alors quâil contrĂŽle la sociĂ©tĂ©, la politique et la pensĂ©e, nâa pas Ă©tĂ© faite. Tout travail dans le domaine de la sociĂ©tĂ© et de la politique qui nâest pas prĂ©cĂ©dĂ© ou tout au moins accompagnĂ© d’une rĂ©forme de l’islam est vouĂ© Ă lâĂ©chec.
La rĂ©forme de lâislam, un projet de la Nahda
Dans la pensĂ©e musulmane, lâidĂ©e de rĂ©former lâislam sâest imposĂ©e dĂšs le XXe siĂšcle, lorsque les politiques et les intellectuels ont pris conscience quâaucune sortie de lâarchaĂŻsme et du sous-dĂ©veloppement pour leurs sociĂ©tĂ©s nâĂ©tait possible sans moderniser lâislam, le rendre plus compatible avec les nouvelles valeurs. Cependant, malgrĂ© de multiples tentatives, la Nahda nâa pas rĂ©ussi Ă rĂ©former lâislam. Si les conservateurs ont une grande responsabilitĂ© dans cet Ă©chec, les rĂ©formistes nâen sont pas moins responsables. Leur plus grande erreur a Ă©tĂ© de ne pas comprendre que, pour rĂ©former lâislam, il fallait commencer par rĂ©former la reprĂ©sentation de la pensĂ©e dans leur propre pensĂ©e. Ils nâont pas rĂ©habilitĂ© la pensĂ©e libre, crĂ©atrice et rationnelle aprĂšs sa dĂ©faite face Ă la rĂ©vĂ©lation vers le XIIe siĂšcle. Leur rĂ©forme Ă©tait sous conditions posĂ©es constamment Ă la pensĂ©e. Ils voulaient sâassurer quâelle ne nuisait pas Ă la rĂ©vĂ©lation. Ils excluaient de lâidjtihad, auquel ils appelaient, ce quâils considĂ©raient comme des versets explicites et des rĂšgles immuables. Or ce sont justement ceux qui posaient problĂšme et qui nĂ©cessitaient une rĂ©forme. Les limites imposĂ©es au travail de la pensĂ©e formaient des obstacles empĂȘchant la rĂ©forme de se concrĂ©tiser. Les rĂ©formistes nâont pas non plus pu changer la conception de lâislam imposĂ©e par les juristes, alors que la modernisation de la politique nâĂ©tait pas possible sans une nouvelle reprĂ©sentation de lâislam qui serait une religion et non une politique.
La Nahda nâa pas pu proposer dâautres rĂ©ponses aux deux questions principales de la pensĂ©e musulmane : celle de la pensĂ©e comme source de connaissance et la place quâelle doit avoir ou non face Ă la rĂ©vĂ©lation, et celle de la nature de lâislam : est-ce uniquement une spiritualitĂ© ou Ă la fois une spiritualitĂ© et une organisation sociale ? La Nahda a rĂ©itĂ©rĂ© les mĂȘmes positions que celles pour lesquelles les musulmans ont optĂ© vers le XIIIe siĂšcle et qui ont fini par provoquer le dĂ©clin de la civilisation musulmane.
Les facteurs politiques et gĂ©opolitiques du XXe siĂšcle, tels que la colonisation, la crĂ©ation de lâĂtat dâIsraĂ«l en 1948 et la dĂ©faite militaire des pays arabes en 1967, ne sont pas les causes de lâĂ©chec de la Nahda. Cependant, ils ont fourni des arguments inespĂ©rĂ©s que les islamistes et les conservateurs ont utilisĂ©s dans leur bataille contre les modernistes.
Les réformistes post-Nahda
Sur ce sujet, voir Razika Adnani, Islam : quel problĂšme ?…, op. cit., p. 178.
Les « rĂ©formistes », femmes et hommes, post-Nahda ou ceux qui se prĂ©sentent comme tels nâont pas fait mieux que ceux de la Nahda. Ils abordent la rĂ©forme avec la mĂȘme Ă©pistĂ©mologie salafiste et avec les mĂȘmes conditions auxquelles ils soumettent la pensĂ©e. Certains, que jâappelle les « modernistes salafistes », dĂ©fendent des idĂ©es nouvelles comme la dĂ©mocratie, lâĂ©galitĂ© et mĂȘme la sĂ©paration entre politique et religion, tel que le Jordanien Chaker al-Naboulci (1940-2014), tout en sâefforçant de prouver que ces idĂ©es Ă©taient connues par les premiers musulmans. Leur principe est toujours salafiste : une idĂ©e nâest vraie que si elle Ă©tait connue par les anciens19. Dâautres, que je dĂ©signe comme des « modernistes islamiques », se veulent des rĂ©formistes, car ils luttent pour une rĂ©forme de lâislam et de la sociĂ©tĂ©, et dĂ©fendent certaines idĂ©es appartenant Ă la modernitĂ©, comme lâĂ©galitĂ©. Ils ne cherchent pas les preuves de leur lĂ©gitimitĂ© dans les livres des anciens, mais seulement dans le Coran et par lĂ mĂȘme dans la sociĂ©tĂ© prophĂ©tique. Ils imputent la responsabilitĂ© des problĂšmes qui se posent aux seuls commentateurs qui ont fait de mauvaises interprĂ©tations du Coran. Le changement et mĂȘme la modernitĂ© quâils revendiquent sont, selon eux, islamiques car issus de lâislam et prĂ©cisĂ©ment des textes coraniques. Ce mouvement, auquel appartient le « fĂ©minisme islamique », que jâai Ă©voquĂ© plus haut, pour qui la rĂ©interprĂ©tation rĂ©glerait tous les problĂšmes, a crĂ©Ă© de longues querelles dâinterprĂ©tations oĂč chacun veut prouver que son interprĂ©tation est la plus juste mais nâa jamais pu apporter des rĂ©ponses fiables aux problĂšmes que pose lâislam dans nos sociĂ©tĂ©s actuelles pour la simple raison quâil les nie.
Des rĂ©voltes qui nâengendrent pas des rĂ©formes
Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 2005, p. 54.
Lors de la Nahda, la modernisation des sociĂ©tĂ©s musulmanes a Ă©tĂ© extraordinaire Ă bien des Ă©gards, mais elle a fini par Ă©chouer et ses rĂ©alisations sont Ă prĂ©sent en recul. La raison est due au fait que lâislam, tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, est restĂ© dans sa version traditionnelle, Ă©laborĂ©e entre le VIIe siĂšcle et le Xe siĂšcle. Il nâa pas suivi le changement profond des sociĂ©tĂ©s alors quâil contrĂŽle toutes les sphĂšres de la sociĂ©tĂ© et façonne la pensĂ©e des individus et leur maniĂšre de rĂ©flĂ©chir.
Cette absence de rĂ©forme de la religion est Ă©galement la raison qui fait que les rĂ©voltes populaires nâarrivent pas Ă rĂ©volutionner les sociĂ©tĂ©s musulmanes, que ce soit dans le domaine social, dans le domaine politique ou sur le plan humain. Ă chaque protestation populaire, on annonce une rĂ©volution et on sâĂ©merveille devant un monde nouveau naissant. Cependant, trĂšs vite le terme « rĂ©volution » sâestompe et disparaĂźt du langage. Non seulement les colĂšres populaires nâengendrent pas de progrĂšs, mais elles dĂ©bouchent sur une rĂ©affirmation du religieux et des traditions, et davantage de retours en arriĂšre.
Si « la rĂ©forme est le vĂ©ritable esprit de la rĂ©volution20 », la rĂ©forme qui rĂ©volutionne a besoin dâidĂ©es nouvelles pour exister. Or câest justement Ă ce niveau que la situation est bloquĂ©e dans les sociĂ©tĂ©s musulmanes. Regarder vers lâavenir fait encore peur, sauf sâil sâagit dâun avenir qui est envisagĂ© comme une continuitĂ© de lâancien ou un retour au passĂ©. Un principe hante les esprits : celui qui veut que toute innovation soit un Ă©garement. Les fondamentalistes ont fini par lâimposer vers le Xe siĂšcle et beaucoup lâattribuent au prophĂšte. Il fait de la crĂ©ativitĂ© un pĂ©chĂ©. Le changement que veulent les populations nâengendre pas des idĂ©es nouvelles, nĂ©cessaires pour le concrĂ©tiser. Les musulmans sâinterdisent de concevoir le changement en dehors des sentiers tracĂ©s par les anciens. Ils investissent les rues, crient mĂȘme leur dĂ©sir dâĂ©galitĂ© et de libertĂ©, mais ils craignent de se projeter dans un avenir qui nâest pas conforme au passĂ© ou concevoir des normes sociales et politiques nouvelles. Ils ne sont porteurs dâaucun projet de sociĂ©tĂ©. Seuls les islamistes et les conservateurs conçoivent des projets de sociĂ©tĂ©, mais tous sâinscrivent dans le passĂ©. Ils imposent Ă chaque fois plus de religion dans le domaine juridique et politique et, par consĂ©quent, davantage de renoncement aux acquis de la Nahda, Ă la modernitĂ© et Ă ses valeurs, lâĂ©galitĂ© et la libertĂ©, autrement dit plus de retour au passĂ©.
En rĂ©alitĂ©, aucune sociĂ©tĂ© ne fait un retour complet et absolu dans le passĂ©. LâĂȘtre humain ne peut se soustraire totalement Ă son Ă©poque. Les sociĂ©tĂ©s maghrĂ©bines dâaujourdâhui ne sont pas celles dâhier, et encore moins celles du VIIe siĂšcle. Le retour en arriĂšre concerne les normes et les valeurs morales et sociales se reflĂ©tant sur les comportements individuels et collectifs. Aujourdâhui, si dans les sociĂ©tĂ©s musulmanes les femmes travaillent et vont Ă lâuniversitĂ©, si les couples vont au restaurant et si lâutilisation des rĂ©seaux sociaux sâest gĂ©nĂ©ralisĂ©e, rien nâa changĂ© concernant lâĂ©galitĂ© en droit entre les hommes et les femmes, le respect de lâespace privĂ© de lâautre ou encore de sa libertĂ© de conscience.
Dans une vidĂ©o tournĂ©e au Maroc, des jeunes, avec des apparences trĂšs branchĂ©es, soutiennent quâun apostat doit ĂȘtre tuĂ©. Le rĂ©sultat du discours religieux est que mĂȘme si les musulmans Ă©voluent matĂ©riellement et Ă©conomiquement, ils demeurent dans le passĂ© lorsquâil sâagit des valeurs et des normes. Les plus Ă©mancipĂ©s, notamment en Occident, revendiquent la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©, mais ces termes ont pris dans leur discours un autre sens, celui que les islamistes leur ont donnĂ©. Ainsi, lâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes serait une Ă©galitĂ© spirituelle, autrement dit devant Dieu, mais ni sociale ni juridique. Les islamistes dĂ©fendent la libertĂ© qui leur permet dâimposer leurs normes dans lâespace public mĂȘme quand ces mĂȘmes normes ne reconnaissent pas cette libertĂ©.
Le renoncement, jusqu’oĂč ?
Ahmed Aroua, Islam et DĂ©mocratie, Ăditions Maison des livres, 2003, p. 16.
JusquâoĂč ira le renoncement Ă la modernitĂ© ? La question mĂ©rite dâĂȘtre posĂ©e vu que le renoncement aux acquis de la Nahda est constant et persistant. Demain, que restera-t-il de lâĂ©galitĂ© et des libertĂ©s gagnĂ©es sur lâarchaĂŻsme ? Ce sont les deux valeurs que les musulmans rejettent alors quâelles sont les fondements de la modernitĂ©. DĂšs le dĂ©part, la position des musulmans Ă leur Ă©gard a oscillĂ© entre la rĂ©ticence des modernistes et le refus catĂ©gorique des fondamentalistes et des islamistes. Les premiers voulaient une modernitĂ© qui nâaille pas, prĂ©cisĂ©ment dans le domaine de la famille, Ă lâencontre de leurs valeurs traditionnelles ; quant aux seconds, qui Ă©taient aussi bien des religieux, des mĂ©decins, des ingĂ©nieurs ou des Ă©crivains, ils lâont purement et simplement diabolisĂ©e. Ainsi, le mĂ©decin algĂ©rien Ahmed Aroua (1926-1992) affirme que les dĂ©mocraties modernes ne sont pas « superposables Ă lâidĂ©al islamique, pour lâĂ©vidente raison quâelles sont le produit dâune civilisation dominĂ©e par les valeurs matĂ©rielles21 ». Il est Ă©tonnant que le respect des libertĂ©s individuelles et le fait de considĂ©rer que les ĂȘtres humains sont Ă©gaux en humanitĂ© et en droits soient vus comme lâexpression de valeurs matĂ©rielles…
SâinquiĂ©ter au sujet de ce retour en arriĂšre est lĂ©gitime, car renoncer Ă la modernitĂ© signifie retourner Ă lâĂ©poque oĂč le cĂŽtĂ© primitif de lâĂȘtre humain lâemportait. LâĂ©poque de lâesclavage, de la dhimmitude, de lâenfermement Ă vie des femmes et de leur assignation Ă un statut infĂ©rieur humiliant. Quand il sâagit du comportement humain, la modernitĂ© nâest pas liĂ©e au temps ni assimilĂ©e au « maintenant » ou au « rĂ©cent ». Elle est lâĂąge adulte de lâhumanitĂ©. En effet, ne pense les principes de la modernitĂ©, la libertĂ© et lâĂ©galitĂ©, que celui qui a atteint un certain niveau de maturitĂ©, et ne les prend comme rĂšgles de son comportement individuel et social que celui qui arrive Ă contrĂŽler ses instincts. Ne peut considĂ©rer lâautre comme Ă©gal Ă lui-mĂȘme en dignitĂ© et en droits que celui qui arrive Ă mater son Ă©goĂŻsme, son dĂ©sir de domination et son penchant pour la barbarie.
JusquâoĂč ira le renoncement Ă lâĂ©volution de notre humanitĂ© ? La question mĂ©rite dâĂȘtre posĂ©e compte tenu de lâallure Ă laquelle Ă lieu le retour en arriĂšre. Les femmes au Maghreb seront-elles Ă nouveau enfermĂ©es ? Auront-elles interdiction de sortir, de voyager ou mĂȘme de sâinstruire ? Les esclaves seront-ils vendus Ă nouveau sur les marchĂ©s dâAlger, de Tunis ou de Rabat ? Les chĂątiments corporels et la dhimmitude seront-ils rĂ©tablis ? Ces inquiĂ©tudes ne sont pas injustifiĂ©es aprĂšs que Daech, les talibans et les mollahs ont pu imposer leurs pratiques et que lâOccident lui-mĂȘme nâest pas Ă©pargnĂ© par le retour en arriĂšre.
Le retour en arriĂšre, lâOccident nâest pas Ă©pargnĂ©
Voir Razika Adnani, « Le voile : lâOccident ne sait plus dĂ©fendre ses valeurs », publiĂ© par FildmĂ©dia, razika-adnani.com, 19 novembre 2021.
Depuis Le DĂ©clin de lâOccident dâOswald Spengler (1880-1936), livre publiĂ© en 1918, beaucoup ont annoncĂ© la dĂ©cadence de lâOccident. Aujourdâhui, la rĂ©alitĂ© rĂ©vĂšle de plus en plus un Occident incapable de dĂ©fendre ses valeurs22, un Occident affaibli par la guerre en Ukraine, les problĂšmes Ă©conomiques, les nouvelles idĂ©ologies dĂ©viantes arrivant des Ătats-Unis, la corruption, lâimmigration incontrĂŽlĂ©e, le manque dâintĂ©gration, la montĂ©e de lâislamisme, etc. Un bon exemple nous est donnĂ© avec la campagne de promotion du voile lancĂ©e en 2021 par le Conseil de lâEurope, alors quâil constitue la pratique visible la plus opprimante et la plus discriminatoire pour les femmes. LâOccident, qui a Ă©tĂ© longtemps la locomotive dans le domaine de la protection des libertĂ©s et des droits des femmes, piĂ©tine ses propres valeurs.
Hier, le rĂŽle de la civilisation occidentale dans lâĂ©mergence de la Nahda et la modernisation des sociĂ©tĂ©s musulmanes a Ă©tĂ© indiscutable ; aujourdâhui, des pays pratiquant un islam trĂšs rĂ©trograde prennent de plus en plus dâinfluence et imposent de plus en plus leurs normes en usant de leur puissance financiĂšre, dans les pays musulmans mais aussi en Occident. La FĂ©dĂ©ration internationale de football association (Fifa), qui a confiĂ© au Qatar lâorganisation du Mondial 2022, ferme ainsi les yeux sur les discriminations des femmes exercĂ©es dans ce pays au nom de la charia ainsi que sur le non-respect des libertĂ©s individuelles. Des pays, tels que l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui pratiquent des discriminations Ă lâĂ©gard des femmes, siĂšgent dans des institutions onusiennes pour la dĂ©fense des droits de lâHomme. Les talibans, dĂšs leur retour au pouvoir en Afghanistan, ont Ă nouveau imposĂ© leurs rĂšgles ancestrales qui portent atteinte Ă la dignitĂ© humaine, sans se soucier de ce que pouvaient dire la communautĂ© internationale ni la Commission pour les droits de lâHomme de lâONU.
LâĂ©galitĂ© entre tous les ĂȘtres humains, notamment entre les femmes et les hommes, est ce que la civilisation occidentale a offert de plus noble et de plus prĂ©cieux Ă lâhumanitĂ©. Aujourdâhui, des pays exportant un islam radical multiplient les efforts pour convaincre que les hommes sont par nature supĂ©rieurs aux femmes. Quand ils Ă©voquent lâĂ©galitĂ©, dont ils se disent les dĂ©fenseurs, ils affirment que les femmes auront tous leurs droits, selon ce que la charia leur accorde et selon ce quâelles mĂ©ritent et qui correspond Ă leur nature, comme le prĂ©cise lâarticle 25 de la charte de La Mecque, signĂ©e en mai 2019 par 1 200 participants, reprĂ©sentants de pays musulmans, tous masculins, lors dâun colloque organisĂ© par la Ligue islamique mondiale en Arabie Saoudite. Si lâhumanitĂ© renonce Ă lâĂ©galitĂ© en droit et dignitĂ© de tous les ĂȘtres humains, câest Ă un pan entier de son Ă©volution vers sa maturitĂ© quâelle renoncera.
Cependant, lâOccident nâest pas tirĂ© vers le passĂ© par le seul fait des islamistes, qui sây sont, il est vrai, bien installĂ©s, mais aussi par ses propres intĂ©grismes. En juin 2022, aux Ătats-Unis, sous la pression de la droite chrĂ©tienne la plus conservatrice, la Cour suprĂȘme a annoncĂ© lâannulation de lâarrĂȘt « Roe vs Wade », qui garantissait depuis 1973 lâavortement comme un droit constitutionnel.
Un travail au sein de l’islam
Voir Razika Adnani, « Les musulmans ne mettent pas en pratique toutes les recommandations coraniques », Algérie Culture, 22 mars 2022.
Lâhistoire nous apprend quâaucune rĂ©forme ni aucune Ă©volution n’est Ă lâabri dâun retour en arriĂšre. VoilĂ pourquoi la vigilance doit ĂȘtre grande et permanente. Cependant, quand une civilisation est fondĂ©e sur un Ă©lĂ©ment aussi important que la religion et que celle-ci contrĂŽle tous les domaines, lâĂ©volution est encore plus difficile et le retour en arriĂšre plus menaçant si la religion elle-mĂȘme nâĂ©volue pas. Concernant lâislam, mener un travail en son sein est nĂ©cessaire pour stopper le retour en arriĂšre et le renoncement aux rĂ©alisations dâun siĂšcle et demi dâefforts et de luttes des acteurs de la Nahda, pour Ă©viter la dĂ©gringolade de lâĂȘtre humain.
On ne peut pas dire Ă plus d’un milliard et demi de personnes dans le monde de nâĂȘtre plus musulmans, on a en revanche le devoir de leur dire quâune autre maniĂšre dâĂȘtre musulmans est possible. Les musulmans ne mettent jamais en pratique toutes les recommandations coraniques et ils ne pourraient pas le faire mĂȘme sâils le voulaient, car beaucoup sâopposent entre elles23 . Dans toute leur histoire, ils ont nĂ©gligĂ© celles qui ne correspondaient pas Ă leur culture, Ă leur besoin et leurs intĂ©rĂȘts politiques et en ont retenu dâautres. Pourquoi ceux dâaujourdâhui ne feraient-ils pas la mĂȘme chose ? Ils nĂ©gligeraient les versets qui leur posent problĂšme et qui ne sâaccordent pas avec les valeurs actuelles et mettraient en avant ceux qui ont une portĂ©e universelle. Si les musulmans nâont pas pu mener cette rĂ©forme vĂ©ritable de leur religion, ce nâest pas parce que cela Ă©tait infaisable, mais parce que la volontĂ© de le faire leur faisait dĂ©faut.
RĂ©former lâislam consiste donc Ă construire, Ă partir du Coran, un islam nouveau adaptĂ© aux valeurs de lâhumanisme : lâĂ©galitĂ© et la libertĂ©, qui sont les conditions dâaccomplissement de la dignitĂ© humaine. Pour cela, il faut libĂ©rer la pensĂ©e de lâemprise des anciens, de leur Ă©pistĂ©mologie et de leur thĂ©ologie. Lâobjectif de cette rĂ©forme nâest pas de permettre Ă la charia de continuer Ă administrer la sociĂ©tĂ©, mais que les croyants puissent vivre leur religion sans se trouver en conflit avec les lois de leur pays issues de la raison. Câest pour cela que cette rĂ©forme doit en premier lieu faire en sorte que lâislam soit une religion et non une politique. Câest la condition sine qua non si lâon veut permettre Ă lâĂtat moderne de se construire, câest-Ă -dire ĂȘtre un Ătat qui rĂ©ponde aux besoins des individus et non Ă ceux du divin. Câest le sens mĂȘme de lâexistence de lâĂtat et lâobjectif du contrat social. La rĂ©forme politique, câest lâĂ©mancipation de lâĂtat de lâemprise de la religion. La confusion entre religion et politique empĂȘche Ă©galement la religion dâĂ©voluer et de prospĂ©rer ; le principe selon lequel « lâislam est la religion de lâĂtat » nâest bĂ©nĂ©fique ni pour lâĂtat ni pour lâislam24.
Les AlgĂ©riens, les Marocains et les Tunisiens, hommes et femmes, qui demeurent attachĂ©s aux valeurs de la modernitĂ© et aux droits humains doivent compter sur eux-mĂȘmes. Non seulement parce que lâOccident est lui-mĂȘme menacĂ© par le retour en arriĂšre, mais parce quâils doivent ĂȘtre porteurs de nouvelles idĂ©es capables de porter des rĂ©formes qui seront Ă leur tour capables de rĂ©volutionner la sociĂ©tĂ©, la politique et lâhumain. Pour les sociĂ©tĂ©s musulmanes, la rĂ©forme de lâislam est le fondement de toutes les autres rĂ©formes.
Afin que les musulmans puissent entamer des rĂ©formes sociales et politiques, changer leur rĂ©alitĂ© et leur destin, il est important que la rĂ©forme de lâislam en tant que religion accompagne lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© et de la politique.
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