Vive l'automobilisme ! (1) Les conditions d'une mobilité conviviale
Introduction : Dépasser la crise des représentations de la route
Le tabou routier et automobile désormais en débat
Le retour de la route dans l’agenda politique : quand nécessité fait loi…
Mobilité et systèmes de transport : logiques personnelles et logiques publiques
Se déplacer est source d’utilité et implique principalement deux types de coûts pour l’usager
Temps et argent sont en partie substituables, mais en partie seulement…
Coûts privés, coûts publics, coûts sociaux : qui paie quoi dans les systèmes de transport ?
La mobilité en France : données de bas
L’automobile est le moyen de déplacement le plus utilisé, sur tous les créneaux
* Sauf mention contraire, toutes les données de ce paragraphe ont pour source l’Enquête nationale transport et déplacement (ENTD) réalisée en 2008 par le ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.
L’absence de voiture ou de permis est pénalisante, notamment sur le marché de l’emploi
Seule une minorité d’adultes utilisent les transports publics
L’explosion des circulations automobiles est derrière nous
Le poids des transports dans les ménages est stable ou légèrement décroissant
Aucun de ces phénomènes n’est propre à la France, qui se situe « dans la moyenne européenne »
À travers différentes taxes spécifiques, l’automobiliste paie beaucoup plus que ce que les pouvoirs publics dépensent pour les routes
Les transports publics nécessitent au contraire d’importants financements publics
Combien coûtent un kilomètre parcouru en voiture et un kilomètre en transport collectif ?
Conclusion
Résumé
Depuis plus d’un quart de siècle, le prêt-à-penser politique a rangé du côté du bien les transports collectifs et les transports ferrés, et du côté du mal la route, la voiture et les poids lourds. La route reste pourtant le support ultra majoritaire des flux de personnes et de marchandises, et est aussi aujourd’hui le berceau des mobilités collaboratives qui joueront un rôle essentiel dans la mobilité de demain. Cette contradiction pose un problème à ceux qui se reconnaissent dans les valeurs de la République et de la démocratie : comment nos élites ont-elles pu s’enfoncer dans un tel déni de réalité et s’éloigner à ce point du concret de la vie de nos concitoyens ?
À l’heure de la montée des populismes, notamment dans les territoires situés à l’écart des métropoles où l’automobile est incontournable, et au moment où la crise grecque démontre qu’un endettement excessif ne peut déboucher que sur une perte de souveraineté humiliante, il est urgent de refonder l’action publique en matière de mobilité en donnant la priorité aux réalités économiques, sociales et environnementales sur les fantasmes.
Les auteurs de ces notes n’ont pas la prétention de dire ce qu’il faut faire, mais de proposer une boîte à outils pour sortir des illusions en confrontant les croyances en cours aux faits et aux comportements des citoyens, et décider en toute connaissance de cause. Face à des citoyens de mieux en mieux formés et informés, il est en effet suicidaire de s’accrocher à des mythes, en continuant à entretenir des confusions, par exemple entre services publics de mobilité et service au public en matière de mobilité, ou encore en produisant des récits du futur qui ne pourront qu’être démentis, comme celui qui voudrait que la transition énergétique passe par l’envoi au cimetière des éléphants de la route et des véhicules dinosaures qui l’empruntent.
Tous les moyens de déplacements ont des vices et des vertus. Tous ne sont pas adaptés aux différents territoires de la République. La route est certes une infrastructure, mais elle est aussi et surtout un réseau social au service de la mobilité de la très grande majorité des citoyens et de la plupart des échanges économiques. Elle a su s’adapter à des enjeux très divers depuis des millénaires, elle pourra le faire encore demain, pour peu qu’on élabore une pédagogie renouvelée, persévérante, équilibrée et régulée de la transition écologique appliquée à la mobilité.
Repenser et réhabiliter la route, reconnaître son rôle essentiel aujourd’hui et demain, accompagner sa montée en qualité, mettre fin à un tabou routier d’autant plus absurde qu’on demande toujours plus de mobilité aux gens constituent des pas nécessaires si l’on veut contribuer à enrayer les dérives populistes. Il ne sera évidemment pas suffisant, tant ces dérives s’alimentent aussi à d’autres sources. Espérons que la démarche de sortie des illusions pare la porte républicaine sera proposée par d’autres dans d’autres domaines.
Mathieu Flonneau,
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po, chercheur à l’IRICE-CRHI, UMR 8138, universités Paris-I et Paris-IV, axe 1 du LabEx EHNE, et président du groupe de recherche Passé Présent Mobilité (P2M).
Jean-Pierre Orfeuil,
Professeur émérite à l’École d’urbanisme de Paris (université Paris-Est), chercheur à l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (Inrets), devenu Institut français des sciences et technologies des transports de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar), collaborateur de l’Institut pour la ville en mouvement depuis sa fondation, et spécialiste des mobilités et de leurs transformations, et des enjeux économiques, sociaux, environnementaux et urbains correspondants.
Introduction : Dépasser la crise des représentations de la route
« De l’égalité, de la liberté et de la fraternité ! Voilà sérieusement ce que l’on trouve en germe dans une ville, question de transport et d’abrègement des distances. »
Constantin Pecqueur,
Des améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté, 1843.
De même qu’il existe des rues de la République dans presque toutes les communes de France, les routes de la République devraient relever de l’évidence. Pourtant, si leur nécessité est connue de tous et ressentie au quotidien, leur utilité a été peu reconnue dans les débats et les propositions politiques. L’utilité de la route a-t-elle été ignorée par habitude, par aveuglement, ou parce qu’elle est présumée toute-puissante grâce au « lobby de la route, du pneu et du pétrole » ? Toujours est-il que, depuis les années 1980, les propositions ont surtout porté sur les alternatives à l’automobile et au transport routier de marchandises. Toutefois, en quelques années, on est passé de l’enthousiasme pour le fer (Schéma national des infrastructures de transport-SNIT, Grenelle 1, Grenelle 2…) aux révisions déchirantes sur les projets imprudemment mis en avant (commission Mobilité 21) et même à des révisions portant sur l’existant (le rapport Duron sur les trains d’équilibre du territoire). Bien plus, une start-up française, BlaBlaCar, est devenue leader mondial du covoiturage, et un mode routier collectif, l’autocar, est réintroduit dans le jeu. Parce que nécessité (budgétaire) fait loi, la question de la difficile gouvernance des transports s’est retrouvée inscrite au premier rang du débat public et les représentants de la nation ont nuancé de tous côtés certaines postures de principe en faveur des alternatives qui compromettaient l’intérêt général. C’est un premier pas. La question des mobilités ne tient toutefois pas qu’à des questions budgétaires ou de fonctionnalité des transports. Il y a une urgence économique à la reconnaissance des implications de l’écosystème de mobilité associé à l’automobilisme et à l’univers routier sur l’activité nationale, et une urgence politique à sortir du dénigrement et de la culpabilisation de l’automobilisme.
Le tabou routier et automobile désormais en débat
Les chiffres annuels communiqués par l’union routière de France montent que la proportion routière des déplacements de biens et de personnes en France est de l’ordre de neuf dixième du total des mouvements.
Signalons à ce sujet quelques références éclectiques : Hélène Reigner, Thierry Brenac et Frédérique Hernandez, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Thierry Dupont, « Voitures en ville : marche arrière toute », L’express, n°3328, 15 avril 2015, 76-79 ; Thomas Buhler, Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie. Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015 ; et Ariella Masboungi (dir.), Ville et voiture, Parenthèses, 2015 (que l’on me permette de rajouter ici le point d’interrogation – qui change radicalement le sens du texte !-, mal opportunément disparu à l’impression de ma contribution introductive : « l’automobilisme : d’une solution à un insoluble problème urbain ? » – M.F.).
Rencontre du 2 juillet 2015 du groupe de travail « mobilités et numérique, vers un nouvel intérêt collectif » sur le thème « comment traiter les défis environnementaux de la mobilité et notamment celui du retour de la voiture grâce au numérique ».
De la révolte des « bonnets rouges » bretons aux bagarres de rue entre taxis, d’un côté, et chauffeurs et clients Uberpop, de l’autre, le sujet ne manque pas de points de crispation. L’épilogue récent et peu glorieux de l’écotaxe est à prendre au sérieux dans la mesure où il a été révélateur d’une absence de vision suivie pour la route.
La condamnation indifférenciée des usages de l’automobile liée à la pression d’un activisme écologiste moralisant qui évolue parfois en apesanteur politique a pris du plomb dans l’aile, mais l’anti-automobilisme bon teint a occasionné des dégâts collatéraux à une filière routière présentée sans nuance comme archaïque.
Des débats-écrans, qui virent vite à l’ostracisme ou au dithyrambe, perdurent sur certaines thématiques médiatiques – songeons à la mise à l’index du diesel, à l’éloge immodéré de l’électrique ou aux mobilités connectées idéalisées. La part de la route1 dans la mobilité des Français, comme sa contribution à l’économie et à l’aménagement du territoire, demeure sous- estimée. Sur ce sujet, l’espace académique reste parfois saturé de douces fables immatures2 et l’univers médiatique ainsi que le monde politique bruissent d’un populisme latent : certaines postures, parfois accusatoires – sur le vote périurbain diesel, par exemple –, rendent incompréhensibles ce « retour à l’auto » que France Stratégie constatait dans une de ses rencontres du début de l’été 20153. La gestion calamiteuse du dossier de l’écotaxe poids lourds a abouti à un échec, et son remplacement annoncé à l’été 2015 demeure un dossier à hauts risques. Enfin, certains sujets internes à la route s’avèrent rugueux dans la vie réelle4.
Le retour de la route dans l’agenda politique : quand nécessité fait loi…
Un consensus est aussi possible et invite à ne pas désespérer puisque l’écotaxe avait été votée à l’unanimité en 2009.
Xavier Coudert, Marc Fontanès et Jean-Pierre Orfeuil, « Les difficultés de mobilité dans la France d’en bas : revue de détail », Transports, n°490, mars-avril 2015, 14-29.
Même le monde de l’automobile qui, traditionnellement, jouait très personnel s’y est mis : rappelons que l’existence de la Plateforme de la filière automobile (PFA) ne remonte qu’à 2009, après les premiers « états généraux de l’automobile ».
Jean-Pierre Orfeuil, Pour une approche laïque de la mobilité, Descartes & Cie, 2008.
Néanmoins, la mobilité s’inscrit aujourd’hui dans un champ où des lignes de force sont en train de réapparaître et d’ouvrir un débat sur des bases plus réalistes et moins partisanes, si l’on en juge par les équilibres qui s’établissent parfois à fronts renversés en termes d’étiquettes sur les bancs de l’Assemblée nationale5. L’invalidation en bloc d’un système cohérent qui a fait ses preuves perd du terrain chez les politiques en temps de crise économique et de concurrence mondiale exacerbée. Elle apparaît comme un luxe imprudent, désormais hors de portée et de toute façon refusé par la société civile. Les parties prenantes de l’écosystème routier de mobilité remobilisent dans toute leur diversité les acteurs humains, professionnels, culturels, économiques et patrimoniaux, en vue de leur revalorisation. Les analyses sur le « droit à la mobilité » et sur les difficultés de mobilité des segments les plus vulnérables de la population6 pointent les besoins d’aide à la mobilité en véhicule particulier hors des grandes agglomérations. La société française est en attente d’une stratégie responsable pour ce secteur désormais structuré7 et conscient de ses responsabilités, faute de quoi une intenable schizophrénie perdurera. Concilier réel et idéal est la seule posture réaliste durable susceptible d’assurer la poursuite non fictionnelle des objectifs affichés de la prochaine COP21.
De par ses implications politiques, la route exige une vision stratégique et systémique qui suppose des choix impérieux en ce qui concerne la rénovation et l’entretien, mais aussi le traitement d’inégalités environnementales et de précarités sociales potentiellement angoissantes. Dans ce secteur, qui a souffert de tenaces fausses représentations, il faudra aux politiques une agilité pragmatique qui sache jouer sur les échelles d’analyse et d’action.
Notre ambition est de nourrir cette démarche à partir d’éléments objectifs, publiés par les institutions officielles, mais néanmoins souvent ignorés en raison du manque de considération pour l’automobilisme et les services associés depuis de nombreuses années, dans un contexte où les questions routières, à force d’être tenues en lisière, étaient devenues hors cadre, voire hors sujet. Elle n’est pas de mener une « guerre modale » qui n’a plus lieu d’être. Les auteurs partagent l’idée qu’il existe un déficit acceptable pour les transports en commun et publics, notamment là où leur utilité est incontestable, que ce soit dans les zones congestionnées, à destination des publics précaires, ou encore plus simplement là où ils représentent l’alternative la plus efficace. Pour autant, ils ne croient pas que cette situation doive se transformer en une perpétuation de déséquilibres abyssaux, ni nourrir les vains espoirs liés au lancement chimérique de grands éléphants blancs aux délais et devis initiaux intenables – le « tout LGV » ou le Grand Paris Express exclusif pourraient être mis dans la liste.
Historiquement, la route proposait à l’avènement du nouveau régime républicain un idéal d’isonomie. À toute force et plus encore à l’heure de la réforme territoriale, il convient de s’en souvenir et de veiller à la perpétuation de cet idéal. La contestation de la disqualification a priori du patrimoine routier que les auteurs de cette note jugent injustifiée est ici argumentée sereinement par la production d’analyses chiffrées. La mise en transparence- résonance globale des données éclaire de façon pragmatique un débat souvent biaisé par des incantations qui se sont traduites par des dettes structurelles, des déficits publics chroniques et des insuffisances récurrentes de recettes, dont témoignent les situations de la SNCF, de Réseau ferré de France (RFF), des autorités organisatrices de transport et de l’Agence de financement des infrastructures de transports de France (AFITF). Quand le populisme guette et que les dettes se creusent, le recours à une approche « laïque » n’est pas une option, c’est une nécessité8.
Dans cette première note, nous entrons dans la question en confrontant le point de vue des citoyens, de leurs logiques de choix lorsqu’ils ont à se déplacer et les logiques des politiques publiques en matière de mobilité et d’organisation des systèmes de transport. Nous poursuivons en rappelant les principales données de base en matière de mobilité à l’échelle nationale : poids de la route dans la mobilité, risque d’exclusion lié à l’absence de moyens de déplacements, contribution positive des usagers de la route aux finances publiques, et à l’inverse besoins de financement importants et fortement croissants des transports collectifs.
La seconde note Vive l’automobilisme ! (2) Pourquoi il faut défendre la route abordera la question de la mobilité à partir des territoires de vie des gens, puis discutera le poids des nuisances et des effets négatifs de la route, effets qui ont fortement guidé les politiques publiques depuis une trentaine d’années.
Mobilité et systèmes de transport : logiques personnelles et logiques publiques
Se déplacer est source d’utilité et implique principalement deux types de coûts pour l’usager
À l’exception des déplacements effectués pour eux-mêmes (jogging, vélo de loisir, randonnée, ski…), d’importance marginale dans notre problématique.
Les gens se déplacent parce qu’ils font des choses qu’ils jugent utiles à destination : gagner leur vie, étudier, se soigner, se détendre, échanger avec des proches9… Cette utilité est contrebalancée par des coûts de déplacement. Pour l’usager, il y a deux types principaux de coûts : la dépense monétaire et le coût en temps (le temps passé, dit « perdu », à se déplacer). Ce dernier s’exprime en unités de temps (minutes, heures…), mais ces durées sont ressenties différemment selon que le déplacement suppose une ou plusieurs étapes (attentes, correspondances…) ou qu’il est perçu comme sûr ou non, confortable ou non (une minute dans le RER le matin est plus pénible qu’une minute assise en TGV). Les modèles de trafic se fondent sur un coût généralisé : on ajoute au coût monétaire la durée de déplacement multipliée par une « valeur du temps perçu », qui est le prix que l’on est prêt à payer pour gagner du temps ou réduire la pénibilité du temps passé en déplacement. Cette valeur varie selon les individus et les circonstances. Des moyennes de l’ordre de 10 à 15 euros de l’heure sont utilisées en France pour les déplacements personnels.
Temps et argent sont en partie substituables, mais en partie seulement…
La stabilité au fil du temps des durées quotidiennes de déplacement observée dans tous les pays, malgré les évolutions considérables (notamment de vitesse) des systèmes de transport, depuis que des systèmes d’observation fiables et homogènes existent est appelée « conjecture de Zahavi », du nom de cet expert de la banque mondiale qui l’a formulée dès la fin des années 1970.
Temps et argent sont partiellement substituables. Nous sommes souvent prêts à payer plus cher pour un système plus rapide, mais pas toujours. Si nous acceptons de payer 10 euros plutôt que 5 pour « gagner » 20 minutes, alors notre valeur du temps est de 15 euros par heure. Si nous cherchons un travail et que nous trouvons deux emplois, l’un à 20 minutes de chez nous, l’autre à 40 minutes, et que l’intérêt et les conditions de travail sont identiques, nous choisirons le premier si la différence de salaire est très faible, mais sans doute le second si le salaire proposé est nettement supérieur. Toutefois, chaque poste de coût a ses propres limites : personne (ou presque) ne serait prêt à passer 5 heures par jour en ne se déplaçant qu’à pied pour ne rien payer, ou à consacrer 40 ou 50% de son budget, voire plus, en ne se déplaçant qu’en taxi. C’est ce qui explique que les durées quotidiennes moyennes de déplacements se situent autour de 1 heure par jour et par personne10 et que les parts du budget des ménages affectées à la mobilité restent dans une fourchette assez réduite (entre 12 et 17% dans la plupart des pays développés).
Coûts privés, coûts publics, coûts sociaux : qui paie quoi dans les systèmes de transport ?
Voir, par exemple, european metropolitan transport authorities, eMTA Barometer of Public Transport in Euro- pean Metropolitan Areas 2012, décembre 2013.
On abordera plus loin le coût de cet impératif, notamment pour les villes de en Île-de-France, c’est le réseau de transport du Grand Paris, un projet d’un montant deux fois plus élevé que le tunnel sous la manche, qui occupe le devant de la scène. C’est un projet d’exception, qui a nécessité une loi et de nouvelles taxes sur les entreprises pour démarrer. Sa faible rentabilité au regard des évaluations socio-économiques classiques prévues par la loi et ses effets malheureusement faibles sur l’amélioration des conditions de déplacements des Franciliens sont dénoncés par les ingénieurs économistes rassemblés dans le cercle des transports (Réorienter les priorités du réseau du Grand Paris, 2014). ses promoteurs répliquent en mettant en avant de nouvelles méthodes d’évaluation (prise en compte des effets économiques élargis ; voir Émile Quinet, « Le projet de métro “Grand Paris” : une évaluation », Futuribles, no 402, septembre 2014, p. 23-36) qui ne font pas consensus chez les économistes et ne sont pas intégrées aux procédures publiques d’évaluation.
Financer les transports publics par une taxe dédiée sur les entreprises du périmètre est une spécificité française qui n’a pas d’équivalent dans le monde.
La Grèce, l’espagne et le Portugal sont les pays européens qui avaient investi le plus dans les infrastructures de transport au cours des quinze dernières années. ce ne sont pas les pays qui ont le mieux résisté à la crise. En France, la dette du système ferroviaire est de 45 milliards d’euros, pour des recettes commerciales (hors subventions) de l’ordre de 10 milliards d’euros. Les rapports d’audit (degest, 2015, puis secafi, 2015) se succèdent pour estimer la seule stabilisation de cette dette comme impossible.
À l’exception d’une partie (minoritaire) des habitants des très grandes villes, qui peuvent se dispenser de posséder une voiture.
L’existence d’infrastructures (routes, rails, aéroports…) et leur niveau de qualité de service résultent pour l’essentiel de décisions des pouvoirs publics qui les financent soit directement, soit par recours à des partenariats dits « public-privé », dont le plus utilisé en France est la concession, par exemple pour les autoroutes interurbaines. Ce sont aussi les pouvoirs publics (autorités organisatrices de transport urbain, départementales et régionales) qui décident de la consistance des services publics de transport et de leur tarification, notamment dans le domaine des mobilités quotidiennes. Les usagers paient l’accès à ces systèmes par des titres de transport (billets, abonnements…), des péages (autoroutes, stationnement…), des taxes (dont la principale est la taxe sur les carburants).
On nommera ci-dessous « coûts publics » les dépenses engagées par les pouvoirs publics pour l’investissement, la maintenance et l’exploitation des systèmes de transport, et « coûts privés » les coûts acquittés par les utilisateurs directs de ces systèmes (les personnes mobiles). La couverture des coûts de l’offre par les recettes issues de la demande peut être excédentaire. C’est le cas de la route, grâce notamment à la taxe sur les carburants. Elle peut être équilibrée (cas rare, mais de principe pour les transports à longue distance comme les TGV et le transport aérien). Elle peut être déficitaire ou très déficitaire, et c’est le cas des transports publics urbains, départementaux et régionaux, où les usagers ne paient que 20 à 30% des coûts (un « ticket modérateur » du même ordre que celui de la Sécurité sociale).
En principe, ces déséquilibres dans le bilan économique des différents moyens de transport peuvent être justifiés par deux éléments qui légitiment une action publique : la notion de service public universel accessible à tous et celle d’externalité.
Les transports collectifs urbains, départementaux et régionaux, sont considérés comme des services publics universels. Ils doivent être accessibles à tous. Cela justifie des tarifs adaptés aux capacités contributives de chacun (des réductions tarifaires sous condition de revenu). Cela ne justifie pas les subventions générales à l’offre que nous connaissons aujourd’hui et qui sont en France parmi les plus élevées d’Europe11. Cette sous-tarification généralisée résulte dans la croyance que l’on pourra ainsi « sortir les gens de leur voiture ». Trente ans d’expériences décevantes n’ont pas vacciné contre cette croyance. En outre, l’universalité de ces services est loin d’être acquise, dans la mesure où une part importante de la population (entre 40 et 50%), celle des périphéries de grandes villes, des petites villes et des territoires ruraux, n’est pas desservie.
Les effets appelés externes ou sociaux traduisent l’impact des activités de transport sur l’environnement ou sur le bien-être des populations. Pendant les Trente Glorieuses, on a beaucoup évoqué une externalité positive, la contribution des routes au développement régional et au désenclavement des territoires ruraux. À partir des années 1970, on a légitimement fait beaucoup d’efforts pour évaluer les effets négatifs (nuisances, accidents, congestion, effet de serre…) et les intégrer aux analyses de rentabilité sociale des systèmes de transport (analyses confrontant les coûts, y compris sociaux, et les bénéfices des systèmes). On a la plupart du temps constaté que l’intégration de ces coûts externes à l’analyse ne changeait qu’à la marge les rentabilités sociales des différents systèmes. Les décideurs publics ont alors adopté, cette fois de façon injustifiée, une logique d’impératif catégorique12. Ils ont choisi d’ignorer les externalités positives de la route et cherché à faire sortir à tout prix les gens de leur voiture et les marchandises des poids lourds, tantôt au nom de la pollution locale (notamment en ville), tantôt au nom du changement climatique (pour les grandes infrastructures notamment). Ainsi, bien que la voiture achemine trois quarts des actifs vers le travail, soit un vecteur important de la redynamisation du milieu rural (notamment avec le tourisme), bien que les poids lourds assurent plus de 90% de l’approvisionnement des villes, on ne reconnaît à la route que sa production d’externalités négatives (accidents, bruit, pollution, contribution au réchauffement climatique…). L’imaginaire politique de la mobilité réserve les externalités positives aux transports collectifs, qu’il s’agisse des dessertes TGV dont rêvent tous les maires, ou des transports publics urbains, justifiant au passage le principe et le montant élevé du versement transport, une taxe perçue sur les employeurs ayant au moins neuf salariés13 dans les villes françaises de toutes les tailles dotées d’un réseau de transports urbain. Cet imaginaire politique témoigne du besoin d’inscrire les projets de transport dans un récit plus vaste. Sous des allures de conte de fées (des transports collectifs pour tous, efficaces et à prix cassé), le rêve peut aussi se transformer en cauchemar14. Cet imaginaire est en décalage complet avec la perception par la très grande majorité des citoyens15 de l’utilité et de la nécessité de disposer d’une voiture, et ce décalage contribue à creuser le fossé entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter. Il est donc temps de présenter quelques faits avérés, qu’on gagnerait à ne pas ignorer.
La mobilité en France : données de bas
L’automobile est le moyen de déplacement le plus utilisé, sur tous les créneaux
* Sauf mention contraire, toutes les données de ce paragraphe ont pour source l’Enquête nationale transport et déplacement (ENTD) réalisée en 2008 par le ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.
Source : INSEE, enquête « budget de familles », 2011.
Source : Commission des comptes transport de la nation, statistiques 2013. Le transport aérien dans son ensemble joue un rôle beaucoup plus important, mais les déplacements internationaux et ceux concernant les Dom-Tom ne sont pas pris en compte ici.
81% des ménages en France, rassemblant 87% des individus, ont au moins une voiture à disposition ; 83% des adultes ont le permis (90% chez les hommes, 76% chez les femmes, avec un écart plus faible chez les jeunes). La détention de voiture s’est diffusée à tous les niveaux de l’échelle sociale : en 2011, 63% des ménages du premier quintile (les 20% de ménage disposant des revenus les plus modestes) en disposent, contre 90% des ménages du quintile supérieur 17.
La voiture (et les scooters et les motos) assure 75,2% des déplacements vers le travail (11,4% pour la marche et le vélo, 13,3% pour les transports collectifs), 66,5% des déplacements des jours de semaine (25% à pied et 8,3% en transports collectifs), et 74,7% des déplacements à plus de 100 kilomètres. Globalement, sur 100 kilomètres parcourus en moyens de déplacements motorisés en métropole, 82,9% le sont en voiture et deux- roues, 5,3% en bus ou car, 10,4% en modes ferrés, 1,5% en avion18. Cette suprématie tient à trois éléments.
L’automobile permet de se déplacer sur les liaisons où il n’y a pas d’alternative (et, dans la plupart des cas, où il ne peut y avoir d’alternative crédible en transport public). Ainsi, sur 100 kilomètres parcourus en voiture un jour de semaine, seuls 21% concernent des liaisons internes à la ville centre d’une agglomération ou aux échanges entre cette ville et sa banlieue, les créneaux où les transports publics urbains sont les plus performants.
Pour les déplacements quotidiens, et sur les liaisons où il y a des alternatives, elle est la plupart du temps plus rapide. Ainsi le déplacement moyen en automobile dure-t-il 17 minutes pour 10 kilomètres, quand le déplacement en transport public prend 38 minutes pour 11 kilomètres. Les cas (qui existent en région Île-de-France) où les transports publics sont plus rapides que la voiture sont très rares dans l’ensemble du pays.
Malgré un coût monétaire pour l’usager plus élevé, la voiture est alors choisie pour maintenir le budget temps quotidien dans une limite acceptable. Si l’on n’a pas accès à la voiture, on restreint l’espace des possibles pour maintenir les durées dans des limites acceptables. C’est ainsi que les actifs sans permis ou sans voiture n’occupent que des emplois situés respectivement à 8,5 et 9 kilomètres en moyenne de chez eux, pour des durées de migration de 26 et 29 minutes, quand les actifs avec permis ou appartenant à des ménages motorisés occupent des emplois situés en moyenne à 16 et 15 kilomètres pour une durée de 22 minutes. Le choix de l’emploi et de ses caractéristiques (salaires, conditions de travail, intérêt…) est nettement plus élevé pour les seconds.
Ces trois éléments expliquent pourquoi le « transfert modal » (le nombre d’anciens automobilistes qui deviennent usagers des transports collectifs) tant attendu par les élus lors des mises en service de tramways, ou même de métros, reste aussi faible, et invisible dans les statistiques. En revanche, ces nouveaux services permettent d’améliorer les conditions de transport des usagers existants, ce qui n’est pas négligeable.
L’absence de voiture ou de permis est pénalisante, notamment sur le marché de l’emploi
Les moyens de déplacements individuels offrent la possibilité de se déplacer dans toutes les directions à partir d’un domicile, quand les transports collectifs permettent surtout de rejoindre un centre, et de le faire à toutes les heures, même lorsque les transports publics ne fonctionnent pas. Depuis des décennies, l’emploi s’est diffusé sur les territoires, notamment en banlieue. De nombreux emplois fonctionnent en horaires décalés. Cela laisse supposer que la disposition d’un moyen de déplacement individuel est utile pour bien se positionner sur le marché de l’emploi. Les tableaux ci-dessous montrent que la présence d’une voiture dans un ménage et la disposition personnelle du permis offrent une aire de recrutement potentiel plus étendue. De même, l’absence de permis est associée, à l’échelle de l’ensemble des actifs, à une probabilité de chômage beaucoup plus importante : 8,2% de chômeurs dans la population active salariée disposant du permis, 27,6% (trois fois plus) dans la population active salariée ne disposant pas du permis. On peut penser que cette corrélation est liée à la faiblesse du niveau d’éducation des personnes sans permis. C’est sans doute exact, mais il est tout aussi exact qu’une forte différence de probabilité d’emploi persiste à chaque niveau de diplôme et dans tous les types de territoire, avec toutefois un effet beaucoup plus marqué hors des grandes agglomérations (voir tableau 2).
Tableau 1 : Les déplacements vers le travail des actifs ayant un lieu de travail fixe hors domicile
Source :
ENTD, 2008.
Tableau 2 : Taux de chômage selon le niveau d’études, la détention du permis et la résidence (en %)
Source :
Xavier Coudert, Marc Fontanès et Jean-Pierre Orfeuil, « Les difficultés de mobilité dans la France d’en bas : revue de détail », Transports, n°490, mars-avril 2015, p. 14-29.
Champ : personnes vivant dans des ménages dont la personne de référence a de 25 à 65 ans.
Seule une minorité d’adultes utilisent les transports publics
Sofres pour Keolis, « Les Français et les transports en commun », 2007. Nous sortons ici de notre engagement de n’utiliser que des statistiques publiques, mais ce sondage n’a pas été réalisé pour une institution hostile aux transports publics, mais pour Keolis, principal opérateur de transport public après la RATP.
Le total est supérieur à 17, puisque les usages sont souvent combinés, bus + métro par exemple.
Le Stif, autorité organisatrice des transports en Île-de-France, est présidé par le président de la région.
C’est ce qu’indique un sondage réalisé en 2007 par la Sofres pour Keolis19, qui définit comme « usager régulier des transports publics » une personne qui s’en est servi au moins une fois dans la semaine. Seuls 17% des adultes sont dans cette situation. Mode par mode, on compte 12% d’usagers du bus, 8% pour les métros, 5% pour le RER, et moins de 3% pour les tramways, autocars et trains20.
La situation est différente en Île-de-France, mais réserve néanmoins des surprises : selon le Syndicat des transports d’Île-de-France (Stif)21, 27% des Franciliens de 5 ans et plus n’utilisent jamais les transports publics, 28% les utilisent moins d’une fois par semaine, 45% au moins une fois par semaine.
L’explosion des circulations automobiles est derrière nous
Le rythme annuel moyen de croissance des circulations automobiles n’a cessé de baisser au fil des décennies. Les circulations augmentaient chaque année de 12% dans les années 1960, de 5% dans les années 1970, de 3% dans les années 1980, de 2% dans les années 1990. Elles n’ont crû que de 6% entre 2000 et 2013. Des phénomènes structurels (approche de la saturation des parcs, vieillissement de la population…) expliquent la « décroissance de la croissance », tandis que la très faible croissance économique depuis le début du millénaire, jointe à la hausse significative des prix du pétrole, explique l’accélération de l’atterrissage au cours des dernières années. Le fait majeur est qu’aujourd’hui, dans les pays où le parc automobile est arrivé à maturité (Europe, États-Unis), on observe une stagnation ou une légère baisse des circulations automobiles rapportées aux populations, si bien que la perspective de trafics toujours croissants engorgeant irrémédiablement les réseaux n’est plus de mise.
Le poids des transports dans les ménages est stable ou légèrement décroissant
La voiture est l’un des rares, sinon le seul, des produits de grande consommation à avoir vu sa durée de vie la voiture moyenne en circulation aujourd’hui a 8,3 ans, contre 5,8 pendant toutes les années 1980, et 103.000 kilomètres au compteur, soit 33.000 de plus qu’en 1990. On pourrait imputer ce phénomène à la diésélisation du parc, mais le même phénomène s’observe aux États-Unis, où les voitures diesel ne sont pas commercialisées.
La part des transports dans le budget des ménages est orientée à la baisse. C’est pour partie dû à un artefact statistique (le champ de la consommation des ménages a été étendu), pour une autre partie dû à une réalité méconnue : la baisse du rythme d’achat des voitures neuves liée, d’une part, à l’augmentation de la durée de vie technique des voitures22 et, d’autre part, à la dévalorisation symbolique de la voiture qui rend acceptable l’usage d’un véhicule ancien.
Tableau 3 : Part du budget des ménages consacrée à leurs déplacements (en %)
Source :
Rapports annuels de la commission des comptes transport de la nation, éditions successives.
X. Coudert, M. Fontanès et J.-P. Orfeuil, art. cit.
La présence d’une voiture ou de plusieurs voitures au sein d’un ménage occasionne une dépense, mais permet aussi, on l’a vu, un meilleur accès au marché de l’emploi, et peut être source d’économies sur d’autres postes. Par exemple, lorsqu’on s’intéresse aux dépenses de logement (limitées aux loyers et aux remboursements d’emprunt, supposées nulles pour les propriétaires n’ayant plus de remboursements) et de voiture au quotidien, la dépense sur l’ensemble de ces deux postes représente 24% des revenus, que les ménages disposent ou non d’une voiture23.
Au sein du budget de transport, les achats de véhicules neufs comptent pour 26%, les dépenses de carburant pour 26%, les autres dépenses liées aux véhicules individuels (entretien, réparations, assurance, péages…) pour 31%, l’usage des services de transport pour 17% (dont 7% pour le transport aérien). On retiendra de ce décompte que la dépense de carburant, très médiatisée à chaque hausse, ne représente en moyenne qu’un quart du budget transport et moins d’un tiers du budget automobile.
Aucun de ces phénomènes n’est propre à la France, qui se situe « dans la moyenne européenne »
Le tableau 4 ci-dessous compare la France aux quinze pays qui constituaient l’Union européenne avant l’élargissement (UE 15). Les similitudes l’emportent sur les différences. Les taux de motorisation sont comparables. La part des transports dans le budget des ménages est assez similaire. La part des services de transport dans ce budget est légèrement inférieure en France, où ils sont nettement plus subventionnés. Les distances parcourues par les Français apparaissent nettement supérieures, mais c’est pour l’essentiel lié à un effet de champ : seule est considérée ici la mobilité terrestre sur le territoire national, et les Européens du Nord et les résidents du Royaume-Uni voyagent plus hors de leurs frontières, et plus en avion, pour rejoindre les destinations ensoleillées. L’importance de la voiture dans la mobilité est très comparable, seuls changent, au sein des services de transport, les poids respectifs du rail (plus développé en France) et des autocars (plus développés ailleurs).
Tableau 4 : Comparaison synthétique entre la France et les pays européens
Source :
Commission européenne, EU Transport in Figures, 2013 (données relatives à 2011).
À travers différentes taxes spécifiques, l’automobiliste paie beaucoup plus que ce que les pouvoirs publics dépensent pour les routes
On ignore ici les péages d’autoroutes, qui ne sont pas des taxes, et les dépenses d’investissement et de fonctionnement des sociétés d’autoroutes. les montants sont issus du rapport de la commission des comptes transports de la nation de 2013.
Les usagers de la route (automobilistes et poids lourds) s’acquittent de taxes spécifiques24 (on ne prend pas ici en compte la TVA) qu’on peut comparer à la dépense des pouvoirs publics pour la route. Le produit des taxes sur les véhicules (certificats d’immatriculation, taxe à l’essieu, taxe sur les véhicules de société), sur leur assurance (taxe spécifique versée à la Sécurité sociale) et des redevances domaniales des sociétés d’autoroutes s’élève à 6,6 milliards d’euros en 2013. Le produit des amendes de la circulation s’élève à 1,7 milliard d’euros. Ce sont toutefois les taxes sur les carburants (anciennement TIPP, aujourd’hui TICPE et TGAP) qui fournissent le gros des recettes spécifiques : 25 milliards d’euros pour ces taxes spécifiques, elles-mêmes soumises à TVA, ce qui fait dans ce cas précis de la TVA une taxe spécifique qui porte la recette fiscale sur les carburants à 30 milliards d’euros. Sans compter les amendes, la route fait donc rentrer dans les caisses des pouvoirs publics 37 milliards d’euros de recettes spécifiques. Les pouvoirs publics ont, quant à eux, dépensé 18 milliards d’euros pour la route, dont 11 en investissements.
On retiendra, à titre d’ordre de grandeur, que la fiscalité spécifique générée par l’usage des routes rapporte aux pouvoirs publics deux fois plus que les dépenses qu’ils consacrent à la route.
Les transports publics nécessitent au contraire d’importants financements publics
Commissariat général au développement durable, « Le compte satellite des transports », Études & documents, n°111, août 2014. Les données sont relatives à 2011.
Jean-Pierre Orfeuil, « Les coûts des déplacements urbains : la durabilité du modèle en question », Revue d’économie financière, n°86, novembre 2006, 65-79.
« Le vrai coût des transports de la vie quotidienne », Infrastructure & Mobilité, n°111, septembre 2011, 11-18.
Deux personnes transportées sur 50 kilomètres font 100 passagers-kilomètres, comme 10 personnes transportées sur 10 kilomètres.
On se limite ici aux transports collectifs proposés par des autorités organisatrices (transport urbain, départemental et régional).
Les ménages dépensent pour ces transports25 6,8 milliards d’euros (2,9 en Île-de-France, 1,1 pour les transports urbains en région, 1,6 pour le transport départemental, 1,2 pour les trains régionaux). Les seules administrations publiques locales financent quant à elles à hauteur de 19,3 milliards d’euros ces transports de la vie quotidienne (dont 16 pour le seul fonctionnement), pour partie grâce à leur propre fiscalité, et pour partie grâce au versement transport, une taxe prélevée sur les entreprises situées dans un périmètre de transport urbain. Il conviendrait, pour être complet sur le montant des dépenses publiques, d’y ajouter quelques financements d’État, des dotations à RFF qui concernent les transports de la vie quotidienne et d’affecter aux trains régionaux et à Transilien la part des charges de retraite (4,6 milliards d’euros de dotation d’État aux régimes spéciaux) qui leur revient.
On peut retenir à ce stade que les presque 7 milliards d’euros dépensés par les ménages dans ces systèmes ne sont que la partie immergée d’un iceberg d’au moins 27 milliards, c’est-à-dire que les usagers ne paient au plus que le quart du coût global. La part de la dépense effectivement payée par les usagers du transport public est du même ordre de grandeur que le « ticket modérateur » relatif aux dépenses de santé.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que l’évolution de la dépense publique dans ce domaine semble hors de contrôle depuis longtemps. Une première étude26, sur la période 1985-2002, a ainsi établi que la dépense publique pour les transports urbains était passée de 0,48% du PIB au début des années 1980 à 0,65% du PIB au début des années 2000, alors que la part de ces transports dans la consommation des ménages ne progressait pas. Pour les transports urbains de province, sur une période plus récente (2000-2009), les déficits d’exploitation des réseaux ont augmenté de 5% par an en monnaie constante, pour une augmentation annuelle de l’offre limitée à 2%, et pour une richesse nationale (PIB) en croissance de 1,2% seulement27. On peut douter du caractère durable, et souhaitable, de ces dynamiques.
Combien coûtent un kilomètre parcouru en voiture et un kilomètre en transport collectif ?
Les ménages ont dépensé environ 135 milliards d’euros pour leurs déplacements en voiture en 2011. Leurs véhicules ont roulé environ 430 milliards de kilomètres et ont assuré 813 milliards de passagers-kilomètres 28. Le coût du kilomètre parcouru par un véhicule est donc de l’ordre de 31 centimes, et le coût du passager-kilomètre est de 17 centimes en moyenne. Le montant des taxes spécifiques incluses dans ce coût payé par l’usager excède, on l’a vu, la dépense routière des pouvoirs publics.
Les transports collectifs de la vie quotidienne assurent 63 milliards de passagers-kilomètres. Avec un coût global d’au moins 27 milliards, le coût par voyageur-kilomètre est en moyenne de 43 centimes, le coût supporté par les usagers de 11 centimes. Bien que ces systèmes aient parfois, notamment en province, l’image de « transports des pauvres », leur coût global au passager transporté est plus de deux fois supérieur au coût en voiture. Pour chaque kilomètre parcouru dans ces transports, les pouvoirs publics doivent mobiliser des impôts à hauteur de 32 centimes. Au sein de ces systèmes, c’est le transport urbain de province qui est le plus cher : la seule dépense des pouvoirs publics au voyageur-kilomètre est supérieure au coût kilométrique du taxi. Le système francilien, avec ses taux de remplissages élevés, voire excessifs, est le moins cher au voyageur-kilomètre transporté, au prix de médiocres conditions de confort.
Conclusion
La route, comme infrastructure, et l’automobile, comme moyen de déplacement, sont très majoritaires, et depuis longtemps, dans la mobilité des Français comme des Européens. Elles jouent un rôle essentiel dans l’accès à l’emploi, ce que montrent, a contrario, les difficultés de ceux qui n’ont pas accès à la voiture. Malgré les hausses répétées du prix du pétrole, notamment depuis le début du millénaire, la part de l’automobile dans le budget des ménages décroît légèrement. Comme dans la plupart des pays développés, les circulations automobiles sont stabilisées : l’explosion des trafics est derrière nous. En outre, les développements attendus du covoiturage et de l’autocar permettent d’accroître la résilience du système et d’envisager des baisses des circulations les plus coûteuses en termes économiques et environnementaux, celles où l’on est seul au volant. Enfin, les automobilistes paient en taxes (notamment en taxes sur le carburant) environ deux fois plus que ce qu’ils coûtent aux administrations en charge de la maintenance et de l’exploitation routière, ce qui contraste avec les besoins lourds et croissants de financement public des systèmes de transport collectif.
Malgré tous ces éléments positifs, il est probable que la condamnation de l’automobilisme (on parle de dépendance automobile comme on parle de dépendance à l’alcool et aux drogues) et la culpabilisation des automobilistes par la majorité des politiques et des médias perdure. Est-ce seulement parce qu’il est difficile de se défaire de ses habitudes et de sortir d’un « politiquement correct » rassurant ? Est-ce parce que la vision politique de l’automobile repose principalement sur les problèmes posés par les véhicules individuels dans les grandes villes, où effectivement des alternatives existent ? Est-ce parce que les effets négatifs de l’automobile, notamment sur le climat, sont trop importants et ingérables ? Ces questions sont abordées dans la seconde note Vive l’automobilisme ! (2) Pourquoi il faut défendre la route.
Ces éléments renvoient aux travaux des auteurs. D’autres éléments bibliographiques figurent dans le corps du texte.
Mathieu Flonneau, Défense et illustration d’un automobilisme républicain, Descartes & Cie, 2014.
—, L’Autorefoulement et ses limites, Descartes & Cie, 2010.
—, Les Cultures du volant, xxe–xxie siècles. Essai sur les mondes de l’automobilisme, Paris, Autrement, 2008.
Mathieu Flonneau (dir.), Automobile. Les cartes du désamour, Descartes & Cie, 2009.
Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ?, Presses universitaires de Rennes, 2009.
Mathieu Flonneau, Léonard Laborie et Arnaud Passalacqua (dir.), Les Transports de la démocratie. Approche historique des enjeux politiques de la mobilité, Presses universitaires de Rennes, 2014.
Mathieu Flonneau et Arnaud Passalacqua (dir.), Utilités de l’utilitaire, Descartes & Cie, 2010.
Jean-Pierre Orfeuil, Une approche laïque de la mobilité, Descartes & Cie, 2008.
—, Mobilités urbaines, l’âge des possibles, Les Carnets de l’info, 2008.
—, « Les coûts des déplacements urbains : la durabilité du modèle en question », Revue d’économie financière, n°86, novembre 2006, p. 65-79.
—, Les Coûts externes de la circulation routière. Essai d’évaluation et étude
de stratégies de minimisation, rapport Inrets, n°216, juin 1997.
—, Je suis l’automobile, Éditions de l’Aube, 1994.
Jean-Pierre Orfeuil (dir.), Transports, pauvretés, exclusions. Pouvoir bouger pour s’en sortir, Éditions de l’Aube, 2004.
Jean-Pierre Orfeuil et Fabrice Ripoll, Accès et mobilité. Les nouvelles inégalités, Infolio, 2015.
Jean-Pierre Orfeuil et Marc Wiel, Grand Paris. Sortir des illusions, approfondir les ambitions, Scrineo, 2012.
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