Résumé

Introduction

I.

L’histoire d’une scission

1.

La succession du Prophùte et les fondations de l’islam

2.

Le drame de Karbalñ’ et la formation du chiisme

3.

L’émergence du sunnisme

II.

Un livre, un prophĂšte, deux islams

1.

Corpus scripturaires sunnite et chiite

2.

Les dogmes

3.

Les pratiques cultuelles et les fondements du droit

III.

Les divisions internes du chiisme et du sunnisme

1.

Les divisions du chiisme

2.

Les divisions du sunnisme

3.

DĂ©signations et justifications de la guerre

4.

Du rapprochement (taqrĂźb) Ă  l’anathĂ©misation (takfĂźr)

5.

Les spectres de la « chiitisation » et de l’« arc chiite »

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Résumé

Il est devenu urgent de comprendre la scission interne Ă  l’islam, son origine et sa nature. Cette sĂ©paration remonte aux fondations de l’islam : la succession contestĂ©e du ProphĂšte et les guerres civiles successives ont dĂ©terminĂ© l’émergence d’une majoritĂ©, plus tard appelĂ©e sunnite, et de minoritĂ©s chiites. Un diffĂ©rend qui ne se rĂ©duit pas Ă  des questions de pouvoir et de personnes mais porte sur l’interprĂ©tation mĂȘme de la RĂ©vĂ©lation. Sunnites et chiites partagent le mĂȘme livre et le mĂȘme prophĂšte, mais leur foi en eux est profondĂ©ment diffĂ©rente. Ils partagent aussi les cinq grands rituels de l’islam, mais leurs pratiques diffĂšrent Ă©galement, tout comme leur droit religieux. Sunnisme et chiisme ne sont pas non plus deux blocs monolithiques opposĂ©s mais comprennent chacun une diversitĂ© interne. Si les Ă©coles juridiques sunnites restent proches, les courants chiites sont des confessions diffĂ©rentes.

Les traductions des versets du Coran proposĂ©es dans ce texte sont extraites de l’édition : Le Coran, trad. Denise Masson, Gallimard, 1967, rĂ©Ă©d.1980.

Le chiisme majoritaire, vĂ©nĂ©rant une lignĂ©e de douze imams, est la religion officielle de l’Iran depuis le XVIIe siĂšcle mais ne saurait ĂȘtre pris pour un islam iranien opposĂ© Ă  un islam sunnite arabe. Il a connu une Ă©volution complexe, d’une spiritualitĂ© apolitique Ă  une politisation encore discutĂ©e en son sein. VouĂ©s Ă  coexister depuis le dĂ©but de leur histoire, chiites et sunnites ont dĂ©veloppĂ© les uns envers les autres bien des discours de guerre et de paix avant que l’extrĂ©misme sunnite anti-chiite ne gagne rĂ©cemment une audience considĂ©rable et meurtriĂšre. La perspective d’une « paix obligĂ©e » n’en est pas moins rĂ©aliste, soutenue par les ressources d’un islam spirituel partagĂ© depuis toujours, souvent sous le nom de soufisme, par des chiites et des sunnites, comme par celles de l’intelligence politique.

Le conseil scientifique de cette note a Ă©tĂ© assurĂ© par Éric Geoffroy, islamologue Ă  l’UniversitĂ© de Strasbourg.

Mathieu Terrier,

Professeur de philosophie, docteur en sciences religieuses et chercheur associĂ© au Laboratoire d’études sur les monothĂ©ismes.

Notes

1.

Chiffres approximatifs en l’absence de statistiques fiables dans beaucoup de Les chiites duodĂ©cimains comptent entre 150 et 180 millions de fidĂšles, les ismaĂ©liens entre 15 et 20 millions, et les zaydites prĂšs de 5 millions.

+ -

AprĂšs avoir longtemps perçu l’islam comme un tout monolithique, l’opinion occidentale tend aujourd’hui Ă  le voir comme contradictoire, dĂ©chirĂ© par la « guerre fratricide » des chiites et des sunnites. Ce nouveau schĂ©ma tend autant Ă  conforter le prĂ©jugĂ© d’un islam fonciĂšrement violent qu’à occulter les autres lignes de partage traversant les mondes musulmans, qu’elles soient sociales ou politiques. Il est donc plus que jamais nĂ©cessaire d’éclairer ce qui sĂ©pare mais aussi ce qui rapproche les deux grands courants de l’islam que sont le chiisme et le sunnisme. Leur affrontement est-il inĂ©vitable ? La paix entre eux est-elle impossible ?

C’est avec la rĂ©volution islamique iranienne de 1979 que l’islam chiite est apparu sur la scĂšne politique internationale : considĂ©rĂ© jusque-lĂ  comme une secte hĂ©rĂ©tique Ă  l’influence nĂ©gligeable, le chiisme devint soudain le nom de l’islam le plus fanatique. Deux dĂ©cennies plus tard, l’organisation Al-QaĂŻda s’imposait par le terrorisme comme le principal ennemi de l’Occident au nom de l’islam, cette fois sunnite et wahhabite, radicalement hostile au chiisme. Le conflit entre sunnites et chiites s’est exacerbĂ© en 2003, aprĂšs l’invasion de l’Irak par l’OTAN. Il s’est imposĂ© comme une dimension de l’actuelle guerre en Syrie sans avoir Ă©tĂ© Ă  l’origine de la contestation du rĂ©gime. Il a motivĂ© l’émergence fulgurante de l’autoproclamĂ© « État islamique en Irak et en Syrie » (al-dawlat al-islĂąmiyya fĂź al-‘IrĂąq wa al-ShĂąm, abrĂ©gĂ© en arabe Da’ish), avatar d’Al-QaĂŻda. Il a pris rĂ©cemment un nouveau tour militaire au YĂ©men, avec l’engagement sans prĂ©cĂ©dent de l’Arabie saoudite wahhabite contre les houthis zaydites – d’une branche du chiisme – soutenus par l’Iran. Ce conflit est toujours latent en Arabie saoudite, oĂč vit une minoritĂ© chiite marginalisĂ©e (10%) Ă  l’est du pays, et plus encore au BahreĂŻn, oĂč la majoritĂ© chiite (70%) est marginalisĂ©e et rĂ©primĂ©e par la dynastie sunnite au pouvoir avec l’appui saoudien et dans l’indiffĂ©rence de l’Occident.

Comprendre la scission interne Ă  l’islam est donc devenu une urgence. Ce pourrait ĂȘtre chose faite depuis longtemps si l’islamologie occidentale n’avait pas eu tendance Ă  identifier l’islam dans son ensemble au courant majoritaire sunnite. Or l’influence des courants minoritaires dans l’histoire culturelle de l’islam est bien plus forte que leur poids dĂ©mographique respectif, et mĂȘme en s’en tenant aux donnĂ©es quantitatives, le vĂ©cu et les croyances de plus de 200 millions de chiites, entre 15 et 20% des musulmans du monde, ne peuvent ĂȘtre insignifiants1. Il importe donc de ne pas confondre l’islam et le sunnisme, ni le sunnisme et le wahhabisme, mais de comprendre le lien constitutif du sunnisme avec le chiisme, tout comme il importe de ne pas confondre le chiisme et le khomeynisme, l’idĂ©ologie du fondateur de la RĂ©publique islamique d’Iran, mais aussi de comprendre la diversitĂ© interne du chiisme et son lien constitutif avec le sunnisme. Aussi prĂ©senterons-nous les racines historiques de la scission, les diffĂ©rences dogmatiques entre sunnisme et chiisme, puis leurs divisions internes, afin d’aborder la question de la guerre ou de la paix entre les deux branches de l’islam.

I Partie

L’histoire d’une scission

1

La succession du Prophùte et les fondations de l’islam

Notes

2.

Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Éditions, 2011.

+ -

3.

Hichem DjaĂŻt, La Grande Discorde, Gallimard, 1989, 57-61.

+ -

4.

Mohammad Ali Amir-Moezzi, cit., p. 27-61.

+ -

5.

Lucia Veccia Vaglieri, « GhadĂźr Khumm », in EncyclopĂ©die de l’Islam 2, II, Brill, 1015-1017.

+ -

La cĂ©sure du sunnisme et du chiisme remonte Ă  la pĂ©riode des fondations de l’islam, Ă  des Ă©vĂ©nements sur lesquels les rĂ©cits des sunnites et des chiites divergent radicalement. Sur cette pĂ©riode, l’islamologie s’est longtemps confinĂ©e Ă  l’étude de la seule tradition majoritaire sunnite, l’histoire Ă©crite par les vainqueurs. Ce n’est que depuis peu que la recherche a pris en considĂ©ration les sources chiites anciennes, notamment grĂące aux travaux de Mohammad Ali Amir-Moezzi2.

Le conflit entre protochiites et protosunnites, comme on peut appeler les deux groupes politico-religieux dont l’évolution allait faire le chiisme et le sunnisme d’aujourd’hui, naĂźt avec la succession du prophĂšte Muhammad  Ă  la tĂȘte de la communautĂ© des croyants. D’aprĂšs les sources sunnites, gĂ©nĂ©ralement reprises par les historiens modernes, le ProphĂšte ne laissa aucune instruction Ă  ce sujet. AprĂšs sa mort, en 632, la dĂ©signation d’AbĂ» Bakr comme calife ou « successeur de l’EnvoyĂ© de Dieu » (khalĂźfa rasĂ»l AllĂąh) se serait faite par Ă©lection entre les anciens compagnons mecquois du ProphĂšte et leurs auxiliaires mĂ©dinois, sans opposition majeure3. Le premier calife s’illustra en rĂ©primant le mouvement d’apostasie d’une partie des musulmans. À sa mort, en 634, ‘Umar Ibn al-KhattĂąb, compagnon du ProphĂšte et artisan de l’élection d’AbĂ» Bakr, prit le titre de calife et initia les grandes conquĂȘtes musulmanes (futĂ»hĂąt) qui allaient constituer  en une vingtaine d’annĂ©es un vĂ©ritable empire. AprĂšs son assassinat, en 644, ‘UthmĂąn Ibn ‘AffĂąn fut dĂ©signĂ© comme calife et poursuivit l’Ɠuvre de son prĂ©dĂ©cesseur avant d’ĂȘtre lui aussi assassinĂ© Ă  l’issue d’un soulĂšvement, en 656. ‘AlĂź Ibn AbĂź TĂąlib, cousin et gendre du ProphĂšte pressenti dĂšs son vivant pour lui succĂ©der, accĂ©da alors au califat pour un rĂšgne marquĂ© par le combat contre des rĂ©bellions internes qui se solda par son assassinat en 661. Les sunnites voient dans ces quatre hommes les dignes successeurs du ProphĂšte et les vĂ©nĂšrent sous le titre de « califes bien guidĂ©s » (al-khulafñ’ al-rĂąshidĂ»n).

La  mĂ©moire  chiite  de  l’histoire  est  toute  diffĂ©rente.  Loin  d’ĂȘtre  une construction tardive, elle est consignĂ©e dĂšs le VIIIe siĂšcle dans des livres qui furent interdits par les autoritĂ©s sunnites, dissimulĂ©s par les savants chiites et ignorĂ©s par l’islamologie occidentale4. À la mort du ProphĂšte, des musulmans soutenaient le droit exclusif de ‘AlĂź Ă  sa succession, d’oĂč leur dĂ©signation comme ses « partisans » ou « chiites » (shü‘a). Pour eux, ‘AlĂź Ă©tait d’abord le premier homme Ă  avoir cru au message du ProphĂšte alors qu’il n’était qu’un enfant ; le ProphĂšte lui avait donnĂ© sa fille FĂątima en mariage et il avait donnĂ© au ProphĂšte deux petits-fils, Hasan et Husayn, qui Ă©taient sa seule descendance mĂąle ; enfin, Muhammad l’avait dĂ©signĂ© comme maĂźtre des croyants aprĂšs lui au retour de son « pĂšlerinage d’adieu » Ă  La Mecque, en 6315. Les chiites n’ont jamais reconnu la lĂ©gitimitĂ© des trois premiers califes et leur version de la succession du ProphĂšte contredit le rĂ©cit d’une transition consensuelle. Elle fait Ă©tat d’un vĂ©ritable complot de ‘Umar et d’AbĂ» Bakr pour Ă©vincer ‘AlĂź, mais aussi de violences mortelles commises contre la fille du ProphĂšte FĂątima pour obtenir l’allĂ©geance de ‘AlĂź Ă  AbĂ» Bakr. Le divorce mĂ©moriel touche ici Ă  son comble : pour les chiites, les premiers « califes bien guidĂ©s » des sunnites sont les auteurs de crimes majeurs contre la volontĂ© divine, tandis que la fille du ProphĂšte est la premiĂšre martyre de la vraie foi.

La personne de ‘AlĂź semble avoir toujours suscitĂ© autant d’hostilitĂ© que de vĂ©nĂ©ration, comme le rĂ©vĂšle la brĂšve pĂ©riode de son califat. La bataille de SiffĂźn (657), qui vit s’opposer ses armĂ©es et celles de Mu‘ñwiya, gouverneur rebelle de Syrie, fut la plus sanglante des dĂ©buts de l’islam. ‘AlĂź fut contraint d’accepter un arbitrage qui dĂ©boucha sur un apparent statu quo et un Ă©chec politique pour lui. Une faction de ses partisans se retourna contre lui, que l’on appela les khĂąridjites (littĂ©ralement « ceux qui sortent »), et l’un d’eux finit par l’assassiner. Mu‘ñwiya se proclama calife avec succĂšs, obtenant mĂȘme l’allĂ©geance de Hasan, fils aĂźnĂ© de ‘AlĂź et deuxiĂšme imĂąm (« guide ») des protochiites. Pour les sunnites, ‘AlĂź reste le quatriĂšme « calife bien guidĂ© » et les Omeyyades ont laissĂ© le souvenir d’un pouvoir corrompu sans ĂȘtre illĂ©gitime ; pour les chiites le rĂšgne de ‘AlĂź fut le seul pouvoir absolument juste que connut l’islam et la dynastie des Omeyyades reprĂ©sente son usurpation par les ennemis des amis de Dieu.

 

2

Le drame de Karbalñ’ et la formation du chiisme

AprĂšs la mort de Hasan et celle de Mu‘ñwiya en 680, Husayn, le troisiĂšme imĂąm des chiites, refusa de prĂȘter allĂ©geance Ă  YazĂźd, fils de Mu‘ñwiya. Sur la route de KĂ»fa, oĂč il espĂ©rait peut-ĂȘtre prendre la tĂȘte d’un soulĂšvement, lui, sa famille et ses compagnons – une centaine de personnes, probablement – furent encerclĂ©s par l’armĂ©e omeyyade dans la plaine de Karbalñ’ et tuĂ©s sans pitiĂ©. Ce massacre eut comme premiĂšre consĂ©quence l’émergence du chiisme comme mouvement politico-religieux dĂ©passant les frontiĂšres claniques.  Il est Ă  l’origine d’une martyrologie particuliĂšre au chiisme, s’exprimant chaque annĂ©e depuis le drame de Karbalñ’ dans l’impressionnant rituel de commĂ©moration de ‘ÂshĂ»rĂą.

Le chiisme s’est rapidement divisĂ© et nous ne suivrons pour l’instant que le courant devenu majoritaire, appelĂ© imĂąmite ou duodĂ©cimain, aux douze imĂąms. AprĂšs la mort de Husayn, son fils rĂ©chappĂ© du massacre perpĂ©tua la lignĂ©e des imĂąms, dĂ©sormais hĂ©rĂ©ditaire. Ces imĂąms successifs se dĂ©sistĂšrent de toute prĂ©tention politique pour se vouer Ă  l’enseignement spirituel, fondant la thĂ©ologie chiite. Ainsi le sixiĂšme imĂąm, Ja’far al-SĂądiq (m. 765), reconnu par les sunnites comme un grand savant de son temps, conserva le plus strict quiĂ©tisme quand la rĂ©volution abbĂąsside mobilisa les aspirations chiites pour renverser les Omeyyades. Les derniers imĂąms suivants vĂ©curent et enseignĂšrent sous la persĂ©cution. AprĂšs la disparition du onziĂšme, en 874, la thĂšse prĂ©valut que son fils unique s’était cachĂ© pour Ă©chapper aux ennemis. Le douziĂšme imĂąm aurait continuĂ© de communiquer Ă  ses fidĂšles par le biais de reprĂ©sentants jusqu’en 941, date Ă  laquelle il annonça qu’il entrait dĂ©sormais en occultation complĂšte et ne se manifesterait plus qu’à la fin des temps « pour remplir le monde de justice et d’équitĂ© comme il l’était d’injustice et d’oppression ». C’est le dogme, proprement axial en chiisme duodĂ©cimain, de l’occultation (ghayba) et du retour (zuhĂ»r) du douziĂšme imĂąm.

3

L’émergence du sunnisme

Notes

6.

Claude Gilliot, « La représentation arabo-musulmane des premiÚres fractures religieuses et politiques (Ier-IVe/VIIe-Xe siÚcles) et la théologie », in Thierry Bianquis, Pierre Guichard et Mathieu Tillier (dir.), Les Débuts du monde VIIe-Xe siÚcle, PUF, 2012, p. 137-159 (voir notamment p. 156).

+ -

7.

Josef van Ess, Prémices de la théologie musulmane, Albin Michel, 2002, 114.

+ -

8.

Gautier A. Juynboll, « Sunna », in EncyclopĂ©die de l’Islam 2, IX, Brill, p. 913-917.

+ -

Le sunnisme peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le dernier venu des groupes politico- religieux de l’islam6. Les partisans des trois premiers califes dĂ©fendaient surtout, Ă  l’encontre des vues lĂ©gitimistes et rĂ©formistes chiites, un certain pragmatisme politique et un attachement aux valeurs traditionnelles. L’expression ahl al-sunna wa al-jamñ‘a, « les gens de la tradition et de la communautĂ© », aurait d’abord Ă©tĂ© choisie par les partisans de Mu‘ñwiya contre ‘AlĂź Ă  la bataille de SiffĂźn, mais les sunnites donnĂšrent ensuite raison Ă  ‘AlĂź dans le conflit. Comme le prĂ©cise Josef van Ess, l’une des premiĂšres dĂ©finitions techniques des ahl al-sunna Ă  la fin du VIIIe siĂšcle Ă©tait « ceux qui rejettent toute insurrection et font la priĂšre derriĂšre le reprĂ©sentant du calife, qu’il soit juste ou injuste7 ». Mais c’est Ă  l’époque abbĂąsside et dans le cadre d’une querelle thĂ©ologique que se constitua le « parti de la tradition », tenant d’un strict respect des prescriptions du ProphĂšte conservĂ©es dans les hadĂźth, opposĂ© au rationalisme des mu‘tazilites. AprĂšs la brĂšve et violente domination de ceux-ci, les positions des traditionalistes triomphĂšrent au milieu du IXe siĂšcle et le parti majoritaire s’appropria l’expression d’ahl al-sunna wa l-jamñ‘a8. Tout comme l’appellation de « chiites » renvoie au « parti de ‘AlĂź », toujours minoritaire, celle de « sunnites » est donc liĂ©e Ă  la formation d’un courant majoritaire au sein de l’islam. Alors que les chiites ont Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s comme « ceux qui refusent » (al-rĂąfidĂ»n), les sunnites se dĂ©finissent comme ceux qui comptent, avec le Coran et la Sunna du ProphĂšte, le consensus de la communautĂ© (ijmñ‘) comme fondement de la loi religieuse.

II Partie

Un livre, un prophĂšte, deux islams

1

Corpus scripturaires sunnite et chiite

Notes

9.

RĂ©gis BlachĂšre, Introduction au Coran, Maisonneuve & Larose, 1959 ; Alfred-Louis de PrĂ©mare, Aux origines du Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, TĂ©raĂšdre, 2004.

+ -

10.

Mohammad Ali Amir-Moezzi, op.cit.

+ -

11.

Le plus important des recueils canoniques est le KitĂąb al-KĂąfĂź d’al-KulaynĂź (m. 940). Parmi les livres attribuĂ©s aux imĂąms, citons le Nahj al-balĂągha, ensemble de prĂŽnes et de maximes attribuĂ© Ă  l’imĂąm ‘AlĂź, trĂšs apprĂ©ciĂ© aussi en milieu Sur les sources chiites anciennes, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shü‘isme originel. Aux sources de l’Ă©sotĂ©risme en islam, Verdier, 1992, p. 48-58.

+ -

Sunnites et chiites fondent Ă©galement leur thĂ©ologie et leur jurisprudence sur le Coran et le HadĂźth. Mais leur relation au Coran et leur dĂ©finition mĂȘme du HadĂźth sont profondĂ©ment diffĂ©rentes.

On sait qu’à la mort de Muhammad, le Coran n’existait pas Ă  l’état de livre, mais que les diffĂ©rents fragments de la RĂ©vĂ©lation avaient Ă©tĂ© retenus par cƓur par les compagnons du ProphĂšte. Les sunnites attribuent au calife ‘UthmĂąn l’initiative d’avoir dĂ©signĂ© une commission pour rassembler ces fragments et constituer une version unique du Coran, aboutissant Ă  la vulgate que nous connaissons, divisĂ©e en cent quatorze sourates qui ne suivent pas l’ordre chronologique de la RĂ©vĂ©lation9. Pour comprendre le Livre, les sunnites constituĂšrent diffĂ©rentes « sciences coraniques » : la grammaire, l’exĂ©gĂšse, les « circonstances de la rĂ©vĂ©lation » (asbĂąb al-nuzĂ»l) et, surtout, la science du HadĂźth, l’ensemble des dires attribuĂ©s au ProphĂšte. En matiĂšre d’exĂ©gĂšse, les thĂ©ologiens sunnites s’attachĂšrent surtout Ă  une lecture littĂ©raliste du Coran, laissant Ă  Dieu seul l’interprĂ©tation des versets Ă©quivoques, tandis que les philosophes comme Ibn Rushd/AverroĂšs (m. 1198) et les mystiques comme Ibn ‘ArabĂź (m. 1240) en dĂ©veloppĂšrent une lecture allĂ©gorique ou Ă©sotĂ©rique. La seconde source scripturaire des sunnites est donc l’ensemble des actes et des dits du ProphĂšte rassemblĂ©s sous le nom de HadĂźth. Sous les premiers califes, ces traditions ne circulaient qu’à l’oral. Le besoin d’établir un code juridique et moral prĂ©cis, joint Ă  la vĂ©nĂ©ration du ProphĂšte comme modĂšle d’imitation, persuada de les collecter Ă  l’écrit. On s’aperçut vite de l’incertitude de nombreux tĂ©moignages ainsi que des inventions manifestes forgĂ©es dans le but de soutenir des intĂ©rĂȘts politiques. Les savants examinĂšrent les chaĂźnes de transmetteurs pour dĂ©terminer la valeur des traditions. Quelques grands recueils de hadĂźth tenus pour « sains » (sahĂźh) devinrent canoniques, comme ceux de BukhĂąrĂź (m. 870) et de Muslim (m. 875). MalgrĂ© la rigueur dont firent preuve les savants sunnites du HadĂźth, celui-ci ne peut ĂȘtre tenu pour une source historique probante sur les dĂ©buts de l’islam, surtout avec l’existence d’un HadĂźth chiite diffĂ©rent. C’est pourquoi il s’avĂšre impossible d’écrire une biographie scientifique du ProphĂšte et d’arbitrer scientifiquement le litige historique entre sunnites et chiites.

Les positions des chiites ont beaucoup Ă©voluĂ© vis-Ă -vis du Coran « officiel10 ». Les sources chiites les plus anciennes rapportent que ‘AlĂź, aprĂšs l’élection d’AbĂ» Bakr, avait rassemblĂ© tout le Coran dans un livre qu’il fut empĂȘchĂ© de produire devant la communautĂ©. Ce Coran « originel », trois fois plus volumineux que l’actuel, aurait Ă©tĂ© conservĂ© par les imĂąms et occultĂ© avec le douziĂšme. La vulgate imposĂ©e par les ennemis des imĂąms contiendrait de nombreuses omissions – des mentions de ‘AlĂź et de la sainte famille du ProphĂšte, mais aussi des adversaires de Muhammad – et peut-ĂȘtre mĂȘme des ajouts. Sous la persĂ©cution, l’immense majoritĂ© des chiites ont fini par abandonner la thĂšse de la falsification du Coran pour dĂ©velopper une conception Ă©sotĂ©rique du Livre. Mais ils tiennent toujours celui-ci pour « muet » sans une hermĂ©neutique qui en dĂ©voile le sens cachĂ© ou intĂ©rieur, laquelle ne peut ĂȘtre l’Ɠuvre que de l’imĂąm. L’idĂ©e que le texte coranique possĂšde une signification littĂ©rale exotĂ©rique et une signification spirituelle Ă©sotĂ©rique est partagĂ©e par le chiisme, la mystique soufie et la philosophie ; elle semble ĂȘtre nĂ©e dans le chiisme, puisque le plus ancien commentaire Ă©sotĂ©rique du Coran est attribuĂ© Ă  l’imĂąm Ja’far al-SĂądiq. L’exĂ©gĂšse chiite du Coran se distingue en mettant la saintetĂ© de l’imĂąm et la fonction de l’imĂąmat au centre du message divin.

Comme les sunnites, les chiites tiennent le HadĂźth pour l’autoritĂ© scripturaire aprĂšs le Coran. Mais ne reconnaissant que les dires du ProphĂšte transmis par les imĂąms et considĂ©rant toutes les paroles de ceux-ci comme Ă©galement sacrĂ©es, ils ont constituĂ© un corpus de hadĂźth tout autre que celui des sunnites. La mise Ă  l’écrit de ces hadĂźth commença dĂšs le VIIIe siĂšcle, sous la conduite mĂȘme des imĂąms, leur position minoritaire faisant de la conservation de leur enseignement une question de survie pour la communautĂ©. Les recueils de hadĂźth imĂąmites, contenant des milliers de pages, forment une immense exĂ©gĂšse spirituelle du Coran et de la vie du ProphĂšte, oĂč les donnĂ©es juridiques sont relativement rĂ©duites. Outre quatre recueils canoniques, plusieurs ouvrages attribuĂ©s aux imĂąms eux-mĂȘmes sont vĂ©nĂ©rĂ©s par les chiites presque Ă  l’égal du Coran11.

2

Les dogmes

Notes

12.

Ibid., p. 155-173.

+ -

13.

Henry Corbin, En Islam I, Gallimard, 1971, p. 219-284.

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14.

Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al- nubuwwa) », Journal asiatique, 302, no 2, 2014, p. 411-438.

+ -

15.

SouĂąd Ayada, L’Islam des thĂ©ophanies. Une religion Ă  l’épreuve de l’art, CNRS Éditions, 2010, 65-190.

+ -

16.

Christiane Gruber, « Between logos (kalima) and light (nûr) : representations of the prophet Muhammad in islamic paintings », An Annual on the Visual Culture of the Islamic World, vol. XXVI, octobre 2009, p. 229-262.

+ -

La diffĂ©rence originelle du chiisme et du sunnisme ne se rĂ©duit pas Ă  un conflit pour le pouvoir politique. Les divergences doctrinales sont considĂ©rables et pourraient remonter Ă  l’époque mĂȘme du ProphĂšte, dans les diffĂ©rentes perceptions et interprĂ©tations de ses paroles et de ses actes par ses compagnons. C’est d’abord sur la question de l’imĂąmat, la « guidance » de la communautĂ© aprĂšs le ProphĂšte, que la doctrine chiite se distingue, tant au sujet des personnes lĂ©gitimes pour l’exercer que de son fondement et de son Ă©tendue. Pour les sunnites, cette direction n’est pas spirituelle mais uniquement politique, nul n’étant infaillible en matiĂšre religieuse aprĂšs le ProphĂšte ; aussi le chef est-il dĂ©signĂ© ou lĂ©gitimĂ© par le consensus de la communautĂ©. Les sunnites emploient le terme de « calife » pour dĂ©signer le dĂ©tenteur du pouvoir politique et celui d’« imĂąm » pour qualifier un dirigeant religieux, puis un desservant de mosquĂ©e, sans sacralitĂ© particuliĂšre. Les chiites ont une tout autre conception de l’autoritĂ©. Ils tiennent d’abord que chaque prophĂšte lĂ©gislateur de l’histoire Ă©tait accompagnĂ© d’un imĂąm vouĂ© Ă  perpĂ©tuer la religion aprĂšs lui. Ils soutiennent que la direction de la communautĂ© musulmane aprĂšs Muhammad ne pouvait revenir qu’à un homme impeccable choisi par Dieu et dĂ©signĂ© par son ProphĂšte, et que cet homme Ă©tait ‘AlĂź. Ils ne reconnaissent pas un mais quatorze « impeccables » : le ProphĂšte, ‘AlĂź, FĂątima et onze mĂąles de leur descendance. Ils considĂšrent l’autoritĂ© de l’imĂąm comme Ă©tant en droit spirituelle et temporelle, religieuse et politique. Mais aprĂšs la dĂ©faite de Karbalñ’, les imĂąms chiites dĂ©veloppĂšrent une conception apolitique de l’imĂąmat comme autoritĂ© purement spirituelle, fondĂ©e sur une science infuse et distincte du califat temporel12.

La notion de walĂąya, dĂ©signant la saintetĂ© des imĂąms et leur Ă©lection divine, constitue le dogme spĂ©cifique du chiisme. Entendue comme l’amour des croyants dĂ» aux imĂąms, la walĂąya est pour les chiites l’un des « piliers de l’islam », en plus des cinq partagĂ©s avec les sunnites : la profession de foi, les cinq priĂšres quotidiennes, le jeĂ»ne du ramadan, l’aumĂŽne et le pĂšlerinage Ă  La Mecque. Cette notion de walĂąya comme intimitĂ© avec Dieu et autoritĂ© spirituelle sur les hommes se retrouve dans la mystique sunnite du soufisme. Les soufis attribuent la walĂąya Ă  de nombreux maĂźtres spirituels n’ayant pas de lien gĂ©nĂ©alogique avec ‘AlĂź et le ProphĂšte ; ils conçoivent la saintetĂ© non comme une prĂ©-Ă©lection hĂ©rĂ©ditaire mais comme une adoption par Dieu obtenue par la voie initiatique et l’effort personnel. Cette proximitĂ© entre chiisme et soufisme est Ă  l’origine d’une rivalitĂ© toujours vive autour de l’autoritĂ© spirituelle et de sa lĂ©gitimation, ce pourquoi les soufis ont subi des persĂ©cutions sur l’une de leurs terres d’origine, l’Iran, depuis que le chiisme y est devenu religion d’État au dĂ©but du XVIe siĂšcle.

Une autre diffĂ©rence doctrinale majeure entre chiisme et sunnisme concerne le statut du prophĂšte Muhammad et de son message. Le Coran disant de lui qu’il est « le sceau des prophĂštes » (33, 40), les thĂ©ologiens sunnites professent qu’il Ă©tait le dernier des prophĂštes et que la rĂ©vĂ©lation coranique constitue la fin de l’histoire de la prophĂ©tie. Les chiites ne nient pas que Muhammad soit le dernier prophĂšte lĂ©gislateur, mais soutiennent qu’au cycle de la prophĂ©tie lĂ©gislatrice succĂšde le cycle de l’imĂąmat qui en est le dĂ©voilement Ă©sotĂ©rique13. Des hadĂźth des imĂąms affirment que le dernier d’entre eux, Ă  son retour, restaurera toutes les Écritures antĂ©rieures falsifiĂ©es, nommĂ©ment la Torah, les Psaumes, l’Évangile et le Coran. Plus encore, ils attribuent aux imĂąms des puissances au moins Ă©gales Ă  celles des prophĂštes. La continuitĂ© de la prophĂ©tie dans l’imĂąmat est l’une des positions chiites les plus vilipendĂ©es par les hĂ©rĂ©siographes, juristes et prĂ©dicateurs sunnites. À l’heure oĂč la sacralitĂ© du ProphĂšte est devenue un repĂšre identitaire particuliĂšrement sensible des musulmans dans le monde, c’est une doctrine que les chiites tendent Ă  dissimuler14.

LiĂ©e aux prĂ©cĂ©dentes, une autre diffĂ©rence fondamentale touche Ă  la relation de Dieu aux hommes. La thĂ©ologie sunnite tient Dieu pour absolument transcendant, sans commune mesure avec sa crĂ©ation. Le  chiisme, tout  en situant l’Essence divine au-delĂ  des limites de la connaissance, conçoit l’imĂąm comme une manifestation humaine de Dieu, sans qu’il s’agisse d’une incarnation au sens chrĂ©tien, et la vĂ©ritable foi comme passant par l’amour et la connaissance des imĂąms. Le soufisme, notamment celui d’Ibn ‘ArabĂź, est encore proche du chiisme quand il pense « l’homme parfait » (al-insĂąn al-kĂąmil) comme une manifestation de Dieu en l’homme. Échappant Ă  la dichotomie du sunnisme et  du  chiisme,  une  autre  distinction  apparaĂźt lĂ  entre un islam abstrait, d’une part, refusant toute manifestation de la transcendance dans l’homme et sur terre, et un islam thĂ©ophanique, de l’autre15. Celui-ci est partagĂ© entre chiisme et sunnisme, et les wahhabites, fanatiquement attachĂ©s au monothĂ©isme abstrait et Ă  la dogmatisation de la figure du ProphĂšte, ne s’y trompent pas qui n’ont de cesse d’accuser ensemble chiisme et soufisme d’« associationnisme » (shirk). Soulignons, enfin, une attitude diffĂ©rente relativement Ă  l’image. Si en islam sunnite l’iconoclasme s’est gĂ©nĂ©ralement imposĂ©, les chiites, eux, n’ont cessĂ© de reprĂ©senter leurs « quatorze impeccables », y compris le prophĂšte Muhammad16.

Une derniĂšre diffĂ©rence des doctrines sunnite et chiite concerne l’apprĂ©hension de la fin des temps. La tradition sunnite annonce la venue finale d’un homme nommĂ© al-MahdĂź, Ă  l’identitĂ© inconnue, combattant « l’Imposteur » (al-dajjĂąl) et prĂ©parant le retour de JĂ©sus-Christ. Traditionnellement, l’attente du MahdĂź n’est pas au centre de la foi sunnite, mais on relĂšve une nette recrudescence du messianisme en milieu sunnite, notamment wahhabite, depuis quelques dĂ©cennies. Les chiites, eux, ont toujours identifiĂ© le MahdĂź Ă  leur douziĂšme imĂąm, dont JĂ©sus-Christ sera l’auxiliaire lors du jihĂąd final contre les forces de l’Imposteur. Depuis la grande occultation de l’imĂąm, l’attente de son retour comme Sauveur eschatologique est au cƓur de la foi chiite. Un messianisme aussi vivace chez les tenants d’un chiisme politique, cherchant Ă  prĂ©parer le retour de l’imĂąm, que chez les tenants d’un chiisme apolitique, se bornant Ă  l’attendre avec patience.

Soulignons,  enfin,  que  les  termes  d’« orthodoxie »  et  d’« hĂ©rĂ©sie »  n’ont jamais qu’un sens relatif en islam, qui ne connaĂźt pas de magistĂšre doctrinal analogue Ă  l’Église catholique. Des thĂšses aujourd’hui tenues pour « orthodoxes » par les savants sunnites comme par des islamologues semblent ainsi avoir Ă©tĂ© formulĂ©es Ă  l’encontre de doctrines plus anciennes, souvent chiites, tenues a posteriori pour « hĂ©tĂ©rodoxes ». Or les chiites sont tout aussi convaincus de reprĂ©senter la vĂ©ritable « orthodoxie ». Et si le sunnisme s’est construit en rĂ©action contre le chiisme, l’inverse est Ă©galement vrai : de l’imĂąmisme originel au chiisme actuel, l’évolution fut profonde et dĂ©terminĂ©e par la confrontation avec la majoritĂ© sunnite. Par pragmatisme ou par conviction, les doctrinaires chiites duodĂ©cimains ont progressivement adoptĂ© nombre de dogmes sunnites, comme l’intĂ©gritĂ© du Coran, le sceau de la prophĂ©tie et la supĂ©rioritĂ© du ProphĂšte sur l’ImĂąm, jusqu’à rejeter comme « extrĂ©mistes » les positions du chiisme originel, toujours conservĂ©es sous le manteau de nombreux mollahs. En dĂ©pit de ce rapprochement historique, la diffĂ©rence doctrinale entre sunnisme et chiisme reste bien plus profonde qu’entre catholicisme et protestantisme. Ces  deux  thĂ©ologies  diffĂšrent  au point que l’on pourrait parler de deux religions diffĂ©rentes si elles ne s’étaient pas dĂ©finies l’une par l’autre et ne se rĂ©fĂ©raient pas toujours, in fine, Ă  la mĂȘme RĂ©vĂ©lation.

3

Les pratiques cultuelles et les fondements du droit

Notes

17.

Yann Richard, L’Islam chi’ite ? Croyances et idĂ©ologies, Fayard, 1991, 189-212.

+ -

Par-delĂ  les diffĂ©rends historiques et thĂ©ologiques, sunnites et chiites partagent les grands rituels appelĂ©s « piliers de l’islam ». Mais, lĂ  encore, des diffĂ©rences sont notables. Les chiites attestent, dans leur profession de foi, la walĂąya de ‘AlĂź en plus de l’unicitĂ© de Dieu et de la prophĂ©tie de Muhammad. Dans la priĂšre, lors de la prosternation (sujĂ»d), ils posent leur front sur un cachet de terre de Karbalñ’. Au pĂšlerinage de La Mecque, ils tiennent pour une obligation l’exĂ©cration rituelle des premiers califes, ce qui gĂ©nĂšre bien des tensions avec les wahhabites, actuels « gardiens des lieux saints ». LĂ  oĂč les deux courants sont prĂ©sents, chiites et sunnites ont gĂ©nĂ©ralement des mosquĂ©es sĂ©parĂ©es.

Les chiites considĂšrent comme une obligation religieuse et une source de bĂ©nĂ©diction la visite rituelle (ziyĂąra) aux lieux de repos des imĂąms et de leurs familiers, notamment Ă  Najaf et Karbalñ’, en Irak, ou Ă  Mashhad, en Iran. Les pratiques dĂ©votionnelles autour des tombes et les demandes d’intercession (tawassul) adressĂ©es aux saints sont caractĂ©ristiques du chiisme. Elles se retrouvent aussi dans le soufisme, avec de nombreux mausolĂ©es de saints au Maghreb, en Égypte ou en Iran. Expression de la croyance en la walĂąya, le culte des saints est un autre point commun du chiisme et du soufisme sunnite, vilipendĂ© par les sunnites radicaux comme une hĂ©rĂ©sie contraire Ă  la tradition du ProphĂšte. Ainsi les wahhabites saoudiens ont-ils dĂ©truit, dans le cimetiĂšre al-Baqü’ de MĂ©dine, tous les mausolĂ©es de personnages vĂ©nĂ©rĂ©s par les chiites, dont ceux de FĂątima et de plusieurs imĂąms. L’opposition, une fois encore, n’est pas lĂ  entre sunnisme et chiisme, mais entre un courant sunnite minoritaire intĂ©griste, tenant d’un monothĂ©isme abstrait, et un islam spirituel et populaire, sunnite ou chiite, cultivant un rapport vivant Ă  la saintetĂ©.

Dans le domaine du droit musulman, la diffĂ©rence principale entre sunnisme et chiisme concerne la place donnĂ©e Ă  l’« effort personnel d’interprĂ©tation de la loi » (ijtihĂąd). Le droit religieux sunnite est fixĂ© dans ses grandes lignes depuis la constitution des quatre grandes Ă©coles juridiques au IXe siĂšcle, bien que de grands savants comme Ibn ‘ArabĂź (m. 1240), Ibn Taymiyya (m. 1328) ou Muhammad ‘Abduh (m.1905) aient revendiquĂ© l’ijtihĂąd Ă  travers les siĂšcles pour produire de nouveaux avis juridiques. Dans le chiisme rĂ©formĂ© aprĂšs la pĂ©riode des imĂąms historiques, l’effort personnel d’interprĂ©tation du savant reconnu par ses pairs, appelĂ© mujtahid, ne cesse de faire Ă©voluer le droit, y compris politique. Selon la doctrine du chiisme clĂ©rical, rĂ©cusĂ©e par certains savants chiites, tout croyant doit suivre, dans ses affaires religieuses et sociales, la direction religieuse d’un mujtahid de haut rang tenu pour « modĂšle d’imitation » (marja‘ al-taqlĂźd), qu’il est libre de choisir.

Le clergĂ© chiite se distingue donc de l’Église catholique, Ă  laquelle il est parfois comparĂ©, en ce qu’il y coexiste plusieurs autoritĂ©s souveraines dont le mode d’émergence dĂ©pend largement des croyants eux-mĂȘmes. Parmi les particularitĂ©s du droit chiite, jugĂ©e scandaleuse par d’aucuns, la possibilitĂ© de contracter un mariage dit « de plaisir » (mut’a) engageant l’homme et protĂ©geant la femme pour une durĂ©e dĂ©terminĂ©e17. En Iran, le droit chiite est devenu beaucoup plus favorable aux femmes grĂące aux efforts de l’avocate Shirin EbadĂź : une femme mariĂ©e est aujourd’hui en mesure de faire valoir son droit au travail, mais aussi au divorce et Ă  la garde des enfants.

III Partie

Les divisions internes du chiisme et du sunnisme

La grande coupure du sunnisme et du chiisme, Ă  l’origine d’une immense littĂ©rature polĂ©mique, masque des divisions internes Ă  chaque courant. Leur prise en compte est nĂ©cessaire au dĂ©passement d’une vision dichotomique et simplificatrice de l’islam.

1

Les divisions du chiisme

Notes

18.

Farhad Daftary, A History of Shi‘i Islam, B.Tauris, 2013, p. 145-174.

+ -

19.

Ibid., p. 105-144.

+ -

20.

Ibid, p. 175-190 ; Meir. M. Bar-Asher, « Le rapport de la religion nuáčŁayrite-‘alawite au shü‘isme imĂąmite », in Mohammad Ali Amir-Moezzi, Meir M. Bar-Asher et Simon Hopkins (dir.), Le Shü‘isme imĂąmite quarante ans aprĂšs. Hommage Ă  Etan Kohlberg, Turnhout, 2009, p. 73-93.

+ -

21.

Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shü’isme ?, Fayard, 2004, 181-283.

+ -

NĂ© autour de la personne de ‘AlĂź Ibn AbĂź TĂąlib, le chiisme commença Ă  se diviser aprĂšs la mort tragique du troisiĂšme imĂąm Husayn. Alors que les imĂąms du courant protoduodĂ©cimain, issus en ligne directe de Husayn, s’en tenaient Ă  un strict quiĂ©tisme, d’autres descendants de ‘AlĂź prĂ©tendant Ă  l’imĂąmat Ă©taient enclins au soulĂšvement politique.

Les zaydites se sĂ©parĂšrent de la lignĂ©e de Husayn aprĂšs la mort du quatriĂšme imĂąm Zayn al-‘ÂbidĂźn. RĂ©cusant le quiĂ©tisme et le dogme de l’impeccabilitĂ©, ils tiennent pour imĂąm lĂ©gitime tout descendant de ‘AlĂź capable de mener l’insurrection et de prendre le pouvoir. Leur thĂ©orie juridique (fiqh) est plus proche du sunnisme que du chiisme imĂąmite18. Ils n’existent plus aujourd’hui qu’au YĂ©men oĂč ils composent la moitiĂ© de la population.

L’ismaĂ©lisme se sĂ©para du tronc commun imĂąmite lors de la succession du sixiĂšme imĂąm Ja‘far.  Cette branche du chiisme ne connaĂźt pas le dogme   de l’occultation, mais professe un imĂąmat  hĂ©rĂ©ditaire  continu.  RamifiĂ© en courants rivaux, il a jouĂ© un rĂŽle politique et culturel considĂ©rable au Maghreb et en Égypte avec la dynastie des Fatimides (909-1171) et en Iran septentrional avec les nizarites de l’État d’Alamut (1090-1257), connus en Europe mĂ©diĂ©vale par la lĂ©gende noire des « Assassins19 ». AprĂšs avoir Ă©tĂ© la branche la plus politisĂ©e du chiisme, l’ismaĂ©lisme a renoncĂ© Ă  toute action violente et s’est profondĂ©ment modernisĂ©. Son quarante-neuviĂšme imĂąm est aujourd’hui le quatriĂšme Agha Khan (nĂ© en 1957), Ă  la tĂȘte d’une immense fortune, de nombreuses fondations et d’un important institut scientifique Ă  Londres.

Les nusayrites, qui prirent tardivement le nom d’alaouites, remontent Ă  un disciple dissident des derniers imĂąms. Leur doctrine conserve des croyances du chiisme le plus ancien, aujourd’hui tenues pour « hĂ©tĂ©rodoxes » en milieu duodĂ©cimain20. ImplantĂ©s en Syrie, ils cultivent une religiositĂ© discrĂšte et une discipline du secret sur leurs croyances. Leur puissance au sein de l’État syrien depuis 1970 ne doit rien au facteur religieux, mais Ă  leur promotion au sein de l’armĂ©e et du parti panarabe Ă  tendance laĂŻque Baath.

Les imĂąmites duodĂ©cimains, enfin, furent le dernier des nombreux groupes chiites Ă  Ă©merger. Ils ne devinrent majoritaires au sein du chiisme qu’aprĂšs l’échec politique de l’ismaĂ©lisme au Moyen Âge. D’une certaine façon, le chiisme duodĂ©cimain suivit une Ă©volution inverse de l’ismaĂ©lisme : d’une position  apolitique  à  l’époque  des  imĂąms  historiques  (VIIe-Xe  siĂšcles)  Ă  une politisation marquĂ©e Ă  partir de l’ùre safavide en Iran (XVIe-XVIIe siĂšcles), culminant au XXe siĂšcle dans la doctrine de la « souverainetĂ© du juriste-thĂ©ologien » (wilĂąyat al-faqĂźh) de l’ayatollah Khomeyni. Mais cette politisation a toujours suscitĂ© une forte opposition interne : pour nombre de savants imĂąmites jusqu’à nos jours, toute direction politico-religieuse de la communautĂ© demeure impossible, illĂ©gitime, en l’absence de l’imĂąm impeccable. Les Ă©tudes sur l’imĂąmisme ont souvent soulignĂ© le fait que les savants chiites, aprĂšs l’occultation, ont altĂ©rĂ© la doctrine initiale des imĂąms pour en faire une religion juridique et politique21. Mais il faut reconnaĂźtre que, sans une telle rĂ©forme, la communautĂ© chiite aurait eu peine Ă  survivre et nous ne saurions peut-ĂȘtre rien de ses doctrines originelles.

Le chiisme duodĂ©cimain est frĂ©quemment associĂ© Ă  un « islam iranien », que ce soit pour des motifs spirituels ou gĂ©opolitiques. C’est une erreur de perspective quand il ne s’agit pas d’une vue idĂ©ologique. Car tout le chiisme a son origine en Arabie et en Irak, et les imĂąms sont tous de lignĂ©e arabe, bien qu’une lĂ©gende fasse d’une princesse sassanide l’épouse de l’imĂąm Husayn et l’aĂŻeule des imĂąms  suivants. Quand, au  dĂ©but  du  XVIe  siĂšcle, les shĂąhs safavides firent du chiisme duodĂ©cimain la religion officielle de l’Iran, ils appelĂšrent des savants des grands foyers chiites arabes d’Irak et du Jabal Amil, le Sud-Liban actuel, pour former un clergĂ© et appliquer une politique d’uniformisation religieuse. Aussi certains nationalistes iraniens contemporains dĂ©noncent-ils la « chiitisation » de l’Iran comme un nouvel Ă©pisode de l’arabisation forcĂ©e de leur nation ; certains vont jusqu’à rĂ©pudier l’islam pour cultiver la nostalgie de la Perse achĂ©mĂ©nide et de la religion zoroastrienne, oubliant que ses prĂȘtres n’étaient pas moins intolĂ©rants que les mollahs chiites. Quant au sunnisme, il n’est pas plus spĂ©cifiquement arabe que le chiisme n’est iranien, et son Ă©laboration doit d’ailleurs beaucoup Ă  des Iraniens. La sĂ©paration du sunnisme et du chiisme ne recouvre donc pas une opposition, largement imaginaire, entre cultures arabe et perse. Les deux grandes branches de l’islam partagent un mĂȘme universalisme, une conception du lien de la foi comme transcendant les frontiĂšres ethniques et culturelles, ce qui est aussi Ă  l’origine de leur rivalitĂ©.

 

2

Les divisions du sunnisme

Notes

22.

John Spencer Trimingham, The Sufi Orders in Islam, Oxford University Press, 1973 ; Éric Geoffroy, « L’apparition des voies : les khirqa primitives », in A. Popovic et G. Veinstein (dir.), Les Voies d’AllĂąh. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines Ă  aujourd’hui, Fayard, 1996, p. 44-54, voir notamment p. 45.

+ -

23.

Voir la quatriÚme partie « Les ordres dans les espaces » du livre Alexandre Popovic et Gilles Veinstein (dir.), cit., p. 259-447..

+ -

D’un point de vue doctrinal et rituel, le sunnisme est beaucoup plus homogĂšne que le chiisme. Les quatre Ă©coles qui le partagent depuis les VIIIe-IXe siĂšcles ne sont pas thĂ©ologiques mais juridiques ; leurs diffĂ©rences portent sur les sources du droit religieux, couvrant les pratiques cultuelles comme les affaires sociales. Le chafiisme, se rĂ©clamant d’al-Shafi‘ü (m. 820 au Caire), donne la prĂ©sĂ©ance au HadĂźth prophĂ©tique ; le hanĂ©fisme, d’AbĂ» HanĂźfa (m. 767), admet l’autoritĂ© du raisonnement par analogie aprĂšs le Coran et le HadĂźth ; le malĂ©kisme, de MĂąlik Ibn Anas (m. 795), est plus ouvert Ă  l’adoption de normes locales ; le hanbalisme, d’Ibn Hanbal (m. 855), l’école la plus rigoriste, s’attache Ă  la lettre du Coran et refuse l’autoritĂ© de la raison. Ces quatre Ă©coles se partagent sans heurt le monde sunnite selon des frontiĂšres gĂ©ographiques et culturelles.

Le sunnisme comprend aussi, depuis ses origines, une dimension mystique portant le nom de soufisme (tasawwuf). D’abord individuel et ascĂ©tique, elle se structura matĂ©riellement dans des « voies initiatiques » (tarĂźqa, pluriel turuq) Ă  partir de la pĂ©riode seldjoukide (XIe-XIIIe siĂšcles), jouant un rĂŽle social et politique majeur dans la dĂ©fense du sunnisme contre les mouvements chiites et l’islamisation de certaines populations22. Cela fait du soufisme un courant pluriel de par la multiplicitĂ© de ses confrĂ©ries et son adaptation aux cultures du monde musulman, du Maghreb aux Balkans et du Caucase Ă  l’Inde23. Si la plupart des confrĂ©ries soufies sont sunnites, certaines sont chiites et presque toutes font remonter leur chaĂźne initiatique (silsila) Ă  ‘AlĂź Ibn AbĂź TĂąlib. Entre soufisme et chiisme, les frontiĂšres doctrinales et sociales ont toujours Ă©tĂ© poreuses. Ainsi la mystique et la philosophie chiites, trĂšs vivaces jusqu’à nos jours, sont-elles fortement influencĂ©es par le soufisme d’Ibn ‘ArabĂź.

Le salafisme, du mot salaf dĂ©signant les musulmans des premiĂšres gĂ©nĂ©rations, est un mouvement sunnite prĂŽnant le retour Ă  l’islam pur des origines, issu du rĂ©formisme de la fin du XIXe siĂšcle. Apparu pour sa part au XVIIIe siĂšcle, le wahhabisme est une forme politique de cet intĂ©grisme, devenue la doctrine officielle du royaume d’Arabie saoudite. Ces courants, modernes malgrĂ© eux, s’inspirent particuliĂšrement du nĂ©o-hanbalite Ibn Taymiyya, qui condamnait les chiites comme impies (kuffĂąr) en raison de leurs thĂšses sur le Coran et les compagnons du ProphĂšte, et dĂ©nonçait aussi certaines pratiques soufies. Le wahhabisme reprit et durcit encore ces positions. Encore minoritaire dans le monde sunnite, il dĂ©veloppe un prosĂ©lytisme de plus en plus efficace dans le monde entier, bĂ©nĂ©ficiant des deux grands moyens de la puissance saoudienne : les revenus pĂ©troliers et la mainmise sur les lieux saints de La Mecque et de MĂ©dine. S’il se distingue du djihadisme rĂ©volutionnaire par sa stratĂ©gie « quiĂ©tiste » de prĂ©dication, le projet de sociĂ©tĂ©, fondĂ© sur une interprĂ©tation Ă©troite et sĂ©lective du Coran et de la Sunna, est fonciĂšrement le mĂȘme. Le wahhabisme a fait du chiisme son ennemi jurĂ© Ă  l’intĂ©rieur de l’islam et se montre aussi hostile Ă  l’égard du soufisme, comme l’ont illustrĂ© les Ă©vĂ©nements rĂ©cents au Mali.

3

DĂ©signations et justifications de la guerre

Notes

24.

Éric Geoffroy, Le pluralisme religieux en islam, ou la conscience de l’altĂ©ritĂ©, Valeurs d’islam 1, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2015, 25-26.

+ -

25.

Alfred Morabia, Le ĞihĂąd dans l’Islam mĂ©diĂ©val, Albin Michel, 1993, 298-308.

+ -

26.

Hichem DjaĂŻt, op.cit.

+ -

27.

Meir Litvak, « “More harmful than the Jews”: ani-Shi’I polemics in modern radical Sunni discourse », in A. Amir-Moezzi, M.M. Bar-Asher et S. Hopkins (dir.), op. cit., p. 293-314.

+ -

28.

Etan Kohlberg, “The Development of the Imñmü Shü‘ü Doctrine of Jihñd”, in Etan Kohlberg, Belief and Law in Imñmü Shü‘üsm, Variorum, 1991, 69 et 81-82.

+ -

La notion de jihĂąd en islam, loin de se rĂ©duire Ă  un combat militaire, a d’abord un sens spirituel24 que l’on rencontre autant dans le soufisme que dans le chiisme. Mais au vu de l’histoire et des enjeux actuels, c’est le jihĂąd au sens du combat armĂ© « sur la voie de Dieu » (fĂź sabĂźl AllĂąh) qui nous retiendra ici. Sunnites et chiites l’ont pensĂ© et pratiquĂ© de maniĂšre trĂšs diffĂ©rente, ce qui tient d’abord Ă  leur situation. Pour les sunnites majoritaires, l’adversaire dĂ©signĂ© pour le jihĂąd fut gĂ©nĂ©ralement une puissance non musulmane. Les chiites reprĂ©sentent l’autre de l’intĂ©rieur,  contre  lequel un combat coercitif peut ĂȘtre lĂ©gitime, voire obligatoire, pour dĂ©fendre l’intĂ©gritĂ© de la religion. Ce combat, ils l’ont gĂ©nĂ©ralement appelĂ© harb ou « guerre », sans connotation sacrale, plutĂŽt que jihĂąd25. Pour les chiites minoritaires, en revanche, la puissance sunnite a Ă©tĂ© l’adversaire de toutes les confrontations, l’antagoniste par excellence, et contre elle le combat, rĂ©el ou fantasmĂ©, a toujours Ă©tĂ© appelĂ© jihĂąd. Ainsi les violences politiques du dĂ©but de l’islam sont-elles qualifiĂ©es de « discorde » (fitna) dans les sources sunnites, gĂ©nĂ©ralement suivies par les historiens critiques modernes26. Mais d’aprĂšs les sources chiites anciennes, ‘AlĂź et ses partisans considĂ©raient pour leur part la bataille de SiffĂźn comme un jihĂąd, une « guerre sainte » opposant les vrais croyants aux « hypocrites » dĂ©noncĂ©s par le Coran ; une « guerre sainte » que les chiites savent avoir perdue sur le terrain de l’histoire.

Dans le droit musulman, le jihĂąd peut ĂȘtre dirigĂ© contre les polythĂ©istes, les apostats, les « gens du Livre » (ahl al-kitĂąb) et les « hommes de la rĂ©bellion » (ahl al-baghy). C’est en dĂ©signant les chiites par ce dernier terme que les juristes sunnites ont pu appeler au jihĂąd contre eux, s’appuyant sur le verset :

« Si deux groupes de croyants se combattent, rĂ©tablissez la paix entre eux. Si l’un des deux se rebelle encore contre l’autre, luttez contre celui qui se rebelle, jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’Ordre de Dieu
 » (49, 9). La guerre Ă  outrance ne se justifiait qu’à l’époque du ProphĂšte Ă  l’encontre des mĂ©crĂ©ants qui lui Ă©taient hostiles (kuffĂąr), mais le souverain est fondĂ© Ă  conduire un jihĂąd coercitif contre des musulmans dissidents pour maintenir l’unitĂ© de la communautĂ©. Cette thĂ©orie fut appliquĂ©e par l’ayyoubide Saladin au XIIe siĂšcle, qui fit de la rĂ©pression des chiites le prĂ©alable au jihĂąd dĂ©fensif contre les croisades. Sous la domination mongole, assez favorable aux chiites, Ibn Taymiyya qualifia les diffĂ©rents groupes chiites de kuffĂąr contre lesquels le jihĂąd Ă©tait lĂ©gitime. À sa suite, Muhammad b. Abd al-Wahhab (m. 1792), Ă  l’origine du mot wahhabite, dĂ©signa les chiites comme « le plus grand mal de la religion, pire que celui des juifs et des chrĂ©tiens », ce que ses partisans s’empressĂšrent de traduire en acte en massacrant plusieurs milliers de chiites Ă  Karbalñ’, en 1801 dĂ©jĂ 27.

Les chiites considĂšrent originellement que seul l’imĂąm impeccable peut conduire le combat sacrĂ© et que le seul combat sacrĂ© est pour la cause de l’imĂąm. Mais aprĂšs le martyre de Husayn, leurs imĂąms ont renoncĂ© Ă  toute action politique et renvoyĂ© le jihĂąd Ă  la venue finale du Sauveur, identifiĂ© par la suite au douziĂšme imĂąm occultĂ©. Les hadĂźth chiites sont nombreux qui dĂ©crivent le combat eschatologique du MahdĂź et de son armĂ©e, terrassant les ennemis de Dieu qui ne sont autres que les protosunnites et « remplissant le monde de justice comme il l’était d’injustice ». ThĂ©oriquement, l’application de l’obligation du jihĂąd est donc suspendue jusqu’à la fin des temps, mais les docteurs de la loi chiites s’avisĂšrent qu’une telle suspension des prĂ©rogatives de l’imĂąm Ă©tait en pratique intenable. Ils Ă©tablirent qu’en pĂ©riode d’occultation, le jihĂąd dĂ©fensif pouvait ĂȘtre proclamĂ© par un mandataire  de l’imĂąm. L’Iran safavide (XVIe-XVIIe siĂšcles), État chiite revendiquĂ©, put ainsi lĂ©gitimer religieusement la guerre quasi permanente contre l’Empire ottoman voisin, champion du sunnisme. À partir du XIXe siĂšcle, les plus grands mujtahids chiites s’attribuĂšrent la prĂ©rogative de la dĂ©claration du jihĂąd. Ce fut un succĂšs idĂ©ologique mais le plus souvent un Ă©chec militaire, depuis les guerres perso-russes au XIXe siĂšcle jusqu’à la guerre Iran-Irak de 1980 Ă  1988, soldĂ©e par un arbitrage que l’ayatollah Khomeyni accepta Ă  contrecƓur28.

4

Du rapprochement (taqrĂźb) Ă  l’anathĂ©misation (takfĂźr)

Notes

29.

Rainer Brunner, « Interesting Times : Egypt and Shi’ism at the Beginning of the Twenty-First Century », in Ofra Bengio et Meir Litvak (dir.), The Sunna and Shi’a in Division and Ecumenism in the Muslim Middle East, Tel-Aviv, 2011, p. 223-241.

+ -

30.

Meir Litvak, art.cit.

+ -

31.

Mentionnons, de l’actuel prĂ©sident Hasan RĂ»hĂąnĂź, Moqaddeme-i bar tĂąrix-e emĂąmĂąn-e shü’e (« Introduction Ă  l’histoire des imĂąms chiites »), TĂ©hĂ©ran, 2012, p. 203-213.

+ -

Les affrontements actuels l’ont fait oublier, mais le XXe siĂšcle vit une entreprise de rapprochement officiel entre les reprĂ©sentants des deux grands courants de l’islam. D’éminents clercs chiites comme l’Irakien KĂąshif al-Ghitñ’ (m. 1954) s’employĂšrent Ă  rĂ©futer les accusations des hĂ©rĂ©siographes sunnites en reniant explicitement de nombreuses thĂšses du chiisme originel. Ces efforts aboutirent en 1959 Ă  une fatwa du doyen de l’universitĂ© al-Azhar du Caire reconnaissant la doctrine juridique chiite duodĂ©cimaine ou ja‘farite (du nom du sixiĂšme imĂąm) comme la cinquiĂšme Ă©cole juridique de l’islam aprĂšs les quatre Ă©coles sunnites mentionnĂ©es plus haut29. Aujourd’hui encore, les muftis d’al-Azhar intĂšgrent le rite ja‘farite avec les quatre rites sunnites dans leurs procĂ©dures juridiques. Un autre rapprochement, idĂ©ologique celui-lĂ , s’opĂ©ra entre le sunnisme politique des FrĂšres musulmans et le chiisme politique de l’ayatollah Khomeyni. Avec des emprunts et des retours : Khomeyni s’inspira de l’idĂ©ologue des FrĂšres musulmans SaĂŻd Qotb pour thĂ©oriser le « gouvernement islamique », et Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste sunnite de Tunisie Ennahdha et membre important de l’organisation internationale des FrĂšres musulmans, vanta l’exemple du mouvement rĂ©volutionnaire de Khomeyni.

Mais la rĂ©volution islamique de 1979 en Iran et le rayonnement de l’ayatollah Khomeyni ont eu aussi pour effet d’exacerber la crainte des oulĂ©mas sunnites devant une possible expansion du chiisme et de rĂ©veiller l’antichiisme viscĂ©ral des wahhabites. AprĂšs la chute de Saddam Hussein en 2003 et le transfert du pouvoir de la minoritĂ© sunnite Ă  la majoritĂ© chiite en Irak, le chef d’Al-QaĂŻda en Irak, al-ZarkawĂź, dĂ©clarait la guerre Ă  mort Ă  tous les chiites du monde. Sans aller toujours jusque-lĂ , les prĂ©dicateurs salafistes et wahhabites ne cessent d’accuser les chiites de vĂ©nĂ©rer un autre Coran, de rabaisser le ProphĂšte et de pratiquer la dissimulation (taqiyya) ; certains vont jusqu’à prononcer contre eux l’anathĂšme valant excommunication,    le takfĂźr, justifiant le jihĂąd Ă  outrance. Ces discours bĂ©nĂ©ficient d’une formidable diffusion sur Internet, vers un public souvent dĂ©pourvu de culture religieuse30. Car il est bien certain que nulle autoritĂ© en islam n’est en mesure de prononcer une excommunication et que de telles dĂ©clarations n’ont aucune validitĂ©, comme l’a rappelĂ© le cheikh d’al-Azhar Ahmed al-Tayyeb en 2010. Mais l’efficacitĂ© mortelle du takfĂźr antichiite en Irak, en Syrie ou au Pakistan, dĂ©montre tragiquement que le droit religieux (fiqh) a perdu de son autoritĂ© contre la puissance de la prĂ©dication.

En Iran chiite, le rapprochement doctrinal avec le sunnisme « orthodoxe » des quatre Ă©coles juridiques, excluant le wahhabisme, est toujours d’actualitĂ© dans les fondations et Ă©coles religieuses de Qom. AprĂšs des annĂ©es d’exaltation du martyre et de la guerre sainte, fondĂ©e sur la mĂ©moire du combat de l’imĂąm Husayn, les autoritĂ©s religieuses et politiques avancent de plus en plus le thĂšme de la « paix obligĂ©e » (al-sulh al-mafrĂ»d), en rĂ©fĂ©rence au choix douloureux du deuxiĂšme imĂąm Hasan de renoncer au combat pour sauvegarder sa vie, celle de ses fidĂšles et l’avenir de la communautĂ©31.

5

Les spectres de la « chiitisation » et de l’« arc chiite »

En ayant Ă  l’esprit les divisions internes du chiisme et l’idĂ©ologie antichiite des wahhabites, on peut mieux comprendre la nature et les enjeux des alliances actuelles. Si l’Iran chiite duodĂ©cimain soutient le rĂ©gime syrien tenu par des alaouites et les rebelles zaydites au YĂ©men, c’est bien sĂ»r pour avoir une zone d’influence dans le monde arabe et contrer la puissance saoudienne qui, de son cĂŽtĂ©, ne cesse d’Ɠuvrer Ă  l’isolement diplomatique de l’Iran. Mais on ne peut pas sĂ©rieusement croire Ă  un projet de « chiitisation » du monde musulman, pas plus qu’au spectre d’un « arc chiite », expressions forgĂ©es par des chefs d’État sunnites nourrissant la rhĂ©torique des prĂ©dicateurs wahhabites. Les diffĂ©rences dogmatiques et juridiques entre les courants du chiisme rendent ces expressions dĂ©nuĂ©es de sens et les clercs chiites imĂąmites d’Iran ou d’Irak sont trop pragmatiques pour forger de telles chimĂšres. Que le prĂ©sident syrien Bachar el-Assad en appelle Ă  la solidaritĂ© chiite pour sauver son rĂ©gime est un fait, mais entre le projet de sociĂ©tĂ© baathiste et la « gouvernance islamique » de l’Iran, il n’y a pas grand-chose en commun, sinon, il faut le reconnaĂźtre, un certain respect du pluralisme religieux. Le Hezbollah libanais, lui, adhĂšre Ă  la wilĂąyat al-faqĂźh de l’ayatollah Khomeyni et de son successeur Khamenei, mais ne peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un simple instrument de l’Iran. Ses objectifs politiques sont au Liban, oĂč il est un parti lĂ©gal, et c’est pourquoi il intervient en Syrie. Car avec la montĂ©e en puissance de l’extrĂ©misme sunnite antichiite, les chiites du Sud-Liban se trouveraient directement menacĂ©s si la Syrie chutait aux mains de wahhabites.

La scission de l’islam entre chiisme et sunnisme n’est donc pas une vue de l’esprit mais une rĂ©alitĂ© structurelle et dynamique. Elle doit ĂȘtre abordĂ©e en tenant compte aussi d’une autre ligne de partage qui la traverse, entre un islam juridico-politique, volontiers intolĂ©rant et coercitif, et un islam spirituel, quiĂ©tiste, voire apolitique. L’islam politique sunnite et son rĂ©pondant chiite tendent aussi bien Ă  se rapprocher qu’à s’affronter ; l’islam spirituel sunnite et son rĂ©pondant chiite tendent aussi bien Ă  se disputer qu’à se confondre. Le paradoxe de la division interne de l’islam est que les diffĂ©rences doctrinales fondamentales se rĂ©sorbent dans des pratiques cultuelles semblables. Tant que la mĂ©moire historique et les dĂ©bats thĂ©ologiques ne sont pas instrumentalisĂ©s Ă  des fins politiques, ces diffĂ©rences n’empĂȘchent pas sunnites et chiites de vivre, de travailler et de croire ensemble. À l’heure oĂč les discours de haine, les armes et les combattants circulent Ă  travers le monde Ă  la vitesse des capitaux, il serait cependant naĂŻf de croire que la spiritualitĂ© et la convivialitĂ© (ta‘ayyush), deux valeurs au cƓur de l’islam, l’emporteront seules. Dans le monde sunnite, il est sans doute urgent que s’allument de vĂ©ritables contre- feux politiques et intellectuels au wahhabisme et aux courants encore plus extrĂȘmes qui ne cessent de gagner du terrain dans les rues et les esprits. Dans le monde chiite, et d’abord en Iran, la tĂąche des rĂ©formateurs modĂ©rĂ©s est de tourner la page du messianisme politique incarnĂ© dans un passĂ© rĂ©cent par le prĂ©sident Mahmud AhmadinejĂąd. De chaque cĂŽtĂ©, ces efforts existent dĂ©jĂ  et doivent ĂȘtre soutenus par les sphĂšres politiques et intellectuelles du monde non musulman. Car de cette « paix obligĂ©e » entre les deux courants de l’islam dĂ©pend aujourd’hui la paix dans le monde.

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