Valoriser les monuments historiques : de nouvelles stratégies
Introduction
Le patrimoine français : valeurs, valorisations, propriété
Le patrimoine, une notion évolutive qui fait l’objet d’un investissement symbolique croissant
Dépasser la question de la propriété
Valoriser les monuments historiques : la question de la valeur
Une étude de cas : l’hôtel de la marine
Un instrument juridique novateur pour les propriétés de l’État : le bail emphytéotique administratif de valorisation
Un processus de dévolution ouvert, bâti sur la sélection d’un projet de mise en valeur
Quel avenir pour l’Hôtel de la Marine ?
Faire de nos monuments historiques des sources de rayonnement pour la France
Résumé
Depuis un siècle, le patrimoine français connaît un enrichissement considérable. De plus en plus d’édifices et objets symboliques sont classés, inscrits ou protégés par l’État, signe d’un engouement certain pour le passé et ses témoignages. Les lieux de mémoire, vitrines de la fierté française, suscitent aujourd’hui des débats et des réformes du cadre administratif de protection du patrimoine.
Cette note pose la question de la valorisation du patrimoine à la lumière d’une analyse de la gestion des monuments historiques en France. Divers aspects de cette gestion sont évoqués. En premier lieu, le problème de la propriété des monuments historiques est abordé : entre partisans d’une dévolution de leur gestion aux collectivités territoriales, défenseurs d’un contrôle étatique complet et promoteurs de projets de mécénat, le débat fait rage. Le second enjeu est celui de la valeur des monuments historiques : pour les auteurs, il faut dépasser la simple évaluation économique et prendre en compte la valeur de modèle et de mémoire des édifices.
Pour finir, cette étude rappelle que pour que les monuments continuent à remplir leur rôle de facteurs d’attraction et d’éléments d’identification, les projets de revalorisation doivent les inscrire dans l’ère du temps et en faire des lieux vivants.
Dans la seconde partie, cette note met en application l’approche développée dans un premier temps sur le cas de l’Hôtel de la Marine. Le devenir de ce bâtiment fait depuis quelques années l’objet de vifs débats, l’appel à projet lancé par l’État pour sa restauration et sa valorisation en novembre 2010 et annulé en mai 2011 ayant provoqué de fortes réactions d’historiens et d’associations du patrimoine.
En définitive, la mise en valeur des monuments historiques et du patrimoine français nous amène à envisager l’enjeu plus global de la vitalité culturelle et du rayonnement de la France.
Wladimir Mitrofanoff,
Architecte, ancien Président de l'Académie d'Architecture.
Christiane Schmuckle-Mollard,
Architecte, membre du Conseil de l'Académie d'Architecture.
Introduction
« Il faut oser ou se résigner à tout perdre »
Tite-Live
Incarnation des canons esthétiques et des sociétés qui les ont fait naître, reflets de l’esprit de leurs temps, les monuments historiques occupent une place centrale dans notre imaginaire. Ils cristallisent en effet l’engouement contemporain manifesté pour le passé et le patrimoine bâti qui en est l’un des témoins. L’année 1980, « Année du patrimoine », marque un tournant dans l’attrait des citoyens pour leur héritage. Cette attraction se manifeste depuis chaque année lors des Journées du patrimoine, instituées en 1984, dont la dernière édition a vu près de 12 millions de personnes visiter les 15.000 lieux de patrimoine ouverts à cette occasion. La France est aujourd’hui confrontée à des interrogations quant au devenir de son patrimoine : que voulons-nous faire des lieux historiques ? Quels types de projets acceptent-ils et dans quel cadre peuvent-ils s’y déployer ? Comment favoriser le rayonnement de notre patrimoine national et lui faire pleinement jouer son rôle d’objet de la fierté française ?
Ces défis ne nous sont pas seulement lancés par des contraintes budgétaires pressantes, encore qu’elles s’expriment avec force : ils interrogent avant tout notre capacité à agir et à faire de ces témoins du passé non seulement des lieux de mémoire, mais également des lieux vivants, soutiens d’initiatives novatrices porteuses de sens et de rayonnement pour nos territoires et notre pays.
Aujourd’hui, l’extrême sensibilité qui entoure tous les sujets qui touchent à notre histoire et à notre identité impose un recul indispensable à un débat dépassionné. Il nous semble donc utile de rappeler l’extension du champ d’appellation de la notion de monuments historiques et les débats récents qui ont agité leur devenir, avant d’envisager les stratégies de valorisation possibles. Nous étudierons en guise d’exemple le cas de l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde, à Paris, dont l’avenir est aujourd’hui discuté.
Le patrimoine français : valeurs, valorisations, propriété
Une approche rigoureuse du patrimoine français est rendue difficile de par sa profusion et la plasticité de cette notion. On pourrait se borner à recenser les 14.500 monuments classés, les 28.500 monuments inscrits et les 300.000 objets protégés qui constituent notre patrimoine matériel. Fruit d’une accumulation séculaire, legs de la puissance de l’Église de France ou de la vanité de propriétaires désireux de manifester dans la pierre leurs réussites ou la grandeur de leur lignée, le patrimoine a connu depuis un siècle un enrichissement considérable.
Le patrimoine, une notion évolutive qui fait l’objet d’un investissement symbolique croissant
Le cadre législatif ayant permis la protection des lieux de patrimoine a ouvert la voie à cette extension en élargissant progressivement l’acception des structures et ensembles pouvant bénéficier d’un régime administratif protecteur. Alors que la loi du 31 décembre 1913 prévoyait le classement « d’immeubles dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public », celle du 2 mai 1930 étendait cette protection à « des monuments naturels et des sites dont la conservation ou la préservation présente, au point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque, un intérêt général ». Enfin, la loi Malraux du 4 août 1962 appréhendait le patrimoine bâti dans son ensemble, permettant de protéger un « secteur urbain caractéristique lorsqu’il présente un caractère historique, esthétique ou de nature à justifier la conservation, la restauration ou la mise en valeur de tout ou une partie d’un ensemble d’immeubles bâtis ».
Dans ce cadre élargi, les ministres successifs en charge de la Culture ont donné à ces lois sur le patrimoine une interprétation extensive, chacun d’eux contribuant à protéger de nouveaux sites au gré des centres d’intérêt d’actualité, des recommandations de ses services ou des menaces ponctuelles suscitées par la pression immobilière.
Le progrès technique et la mutation des structures de production ont par ailleurs érigé en objets historiques ce qui n’était jusqu’alors considéré que comme des lieux de production communs ou des objets usuels. Les sites industriels et le patrimoine architectural du XXe siècle se trouvent ainsi désormais protégés ou en voie de l’être, comme par exemple la Halle Freyssinet, à Paris, un temps menacée de démolition totale.
Notion construite mais mouvante, le patrimoine exprime une reconnaissance de l’intérêt public pour un immeuble ou un espace, pour des raisons historiques, artistiques ou architecturales. Identifié par la collectivité comme porteur de sens et objet de mémoire, il fait l’objet d’un investissement par le citoyen, qui bénéficie d’un droit de regard sur son existence et justifie les mesures de protection qui l’entourent.
Nourries par des exemples honteux de dégradations irrémédiables, les appréhensions dont le patrimoine fait l’objet trouvent un terrain de développement propice dans des périodes d’incertitude marquées par le repli et le conservatisme. Dans ce contexte, les débats relatifs à la propriété des monuments historiques ont contribué à exacerber la sensibilité des acteurs du monde patrimonial. Il faut à présent dépasser ces questions de propriété.
Dépasser la question de la propriété
rapport de la commission présidée par René Rémond, 17 novembre 2003, p. 2.
les collectivités candidates disposaient par ailleurs d’un délai limité à douze mois pour adresser leur demande et leur projet de conservation et de mise en valeur du monument au préfet de région, qui se chargeait de notifier cette demande à l’ensemble des collectivités territoriales concernées.
décision no 2009-599 du 29 décembre.
Proposition de loi disponible sur http://www.senat.fr/rap/l10-236/l10-236.html.
L’extension de la notion de monuments historiques a pour conséquence mécanique une augmentation des besoins de financement nécessaire à leur entretien. Cette tendance de fond se heurte actuellement aux contraintes croissantes qui pèsent sur les finances publiques et aux difficultés qu’éprouvent les propriétaires privés de monuments historiques à assurer l’entretien et la restauration de leur patrimoine en raison des surcoûts inhérents à l’intervention de spécialistes et à l’utilisation de techniques spécifiques.
L’une des solutions récemment envisagées par l’État pour faire face à ce défi consiste à transférer la propriété de certains monuments historiques aux collectivités territoriales concernées afin qu’elles en assurent la gestion, l’entretien et la valorisation. Cette logique décentralisatrice a pour objectif affiché de « confier aux collectivités la pleine responsabilité des monuments qui participent avant tout d’une logique territoriale, et d’améliorer leur mise en valeur dans le cadre d’une gestion de proximité1», l’État continuant « d’être chargé de la conservation et de la mise en valeur des monuments qui sont associés à des événements majeurs de notre histoire nationale, et de ceux dont la notoriété dépasse notre frontière et qui participent à l’image de la France dans le monde ».
Un premier transfert de 66 monuments historiques, ouvert par l’État aux collectivités candidates par la loi du 13 août 2004, a ainsi été réalisé sur la base d’une liste de 176 monuments historiques, dressée par une commission d’experts présidée par René Rémond. Accompagné d’une compensation des charges de personnels et de fonctionnement, ainsi que d’un programme d’investissement de 50 millions d’euros, ce transfert reposant sur le volontariat des collectivités n’a pas été perçu comme une volonté de l’État de se décharger de ses responsabilités2. Le travail préalable de la commission Rémond et l’accompagnement politique et médiatique de cette initiative en ont, il est vrai, favorisé la réception. En novembre 2010, l’examen du bilan des compensations attribuées par la commission d’évaluation des charges, présidée par le sénateur Ambroise Dupont, a présenté un tableau satisfaisant de ce transfert au plan administratif et financier.
Il en avait été tout autrement à l’automne 2009, lorsque le gouvernement avait introduit un amendement à la loi de finances pour 2010 qui élargissait à l’ensemble des monuments historiques de l’État, soit potentiellement 1.750 monuments, la possibilité d’être transférés aux collectivités territoriales. Les objectifs affichés de ce dispositif étaient de favoriser la conservation et la mise en valeur du patrimoine, et de le mettre au service du développement culturel territorial. Pourtant, l’absence de réflexion préalable et le caractère général des possibilités de transfert ont laissé penser que l’objectif masqué de cette manœuvre était de délester l’État d’un fardeau coûteux. Les lieux de la mémoire nationale ou d’anciens biens de la Couronne se sont ainsi trouvés potentiellement transférables de manière indifférenciée. La disposition relative au pouvoir d’appréciation du préfet sur tout transfert en lieu et place du ministre de la Culture a achevé de rendre inacceptable cette décision, qui a été censurée par le Conseil constitutionnel en raison de sa qualification de « cavalier » budgétaire3.
Cet épisode a eu pour conséquence d’accroître considérablement la sensibilité des associations du patrimoine et de renforcer leur perception d’un État incertain dans sa gestion des dossiers patrimoniaux. Cela a également conduit la sénatrice Françoise Férat à déposer une proposition de loi4, actuellement en cours d’examen au Parlement, visant à encadrer les transferts et cessions de monuments historiques propriétés de l’État par la création d’un Haut Conseil du patrimoine. Organe permanent, il serait composé d’élus, d’experts en architecture, d’historiens et d’historiens de l’art, et donnerait un avis consultatif préalable à toute cession ou transfert de monuments historiques détenus par l’État. Il évaluerait, par ailleurs, les contraintes spécifiques à chaque monument dans son utilisation future, ainsi que la qualité du projet culturel présenté à l’appui d’une demande de transfert gratuit.
Cette tentative d’encadrement, si elle est avant tout justifiée par la volonté de répondre à une polémique ayant embrasé le monde du patrimoine, a pour principale vertu de mettre au centre de la réflexion patrimoniale la notion de projet et les modalités de valorisation des monuments historiques.
Dépassant la question de la propriété, la valorisation des monuments historiques doit en effet pouvoir recourir à des modalités novatrices, associant notamment le secteur privé, à condition que leur encadrement, destiné à préserver l’intégrité des bâtiments concernés, garantisse un équilibre entre le respect nécessaire de l’histoire d’un lieu et les conditions de la pérennité du projet développé.
Valoriser les monuments historiques : la question de la valeur
un particulier peut déduire de ses impôts 66% (60% dans le cas d’une entreprise) du montant versé pour la restauration d’un monument depuis la loi de finances pour 2007, cette possibilité est étendue aux monuments historiques appartenant à un propriétaire privé si les fonds transitent par une association bénéficiant d’un agrément du ministère en charge des finances publiques.
la loi de finances pour 2007 autorise les propriétaires de monuments historiques à louer, sous certaines conditions, les bâches qui recouvrent les échafaudages comme espaces publicitaires si le produit de cette location est intégralement affecté à la restauration du monument.
Réduire la valeur d’un monument historique au prix d’acquisition du terrain et des matériaux de construction est évidemment dépourvu de sens. La notion de « valeur de reconstruction » à laquelle recourent les assureurs pour estimer un bien est d’ailleurs largement infondée en ce qui concerne l’estimation d’un monument historique. Si Versailles brûlait, il serait impossible d’en mesurer le coût, même si sa reconstruction pourrait être envisagée. De plus, les projets de reconstruction de monuments tel que celui des Tuileries – butent toujours sur les difficultés inhérentes à toute restitution : en particulier lacune de la documentation et manque des savoir-faire nécessaires à une reconstruction parfaitement fidèle.
Relevant de la sphère culturelle par leur intérêt architectural et décoratif ou par leur signification historique, les monuments historiques doivent échapper à toute forme d’évaluation économique. Au-delà de leur « valeur foncière », tous recèlent en effet une puissance de modèle et de référence (notamment sur le plan architectural), une valeur de mémoire et une dimension historique qui les dépassent et contribuent à leur caractère de biens publics. Il apparaît en conséquence souhaitable d’écarter toute notion d’évaluation de ces bâtiments, cheval de Troie d’une logique de rentabilité économique.
Toutefois, la notion de valorisation n’est pas réductible à sa dimension économique, voire financière. Concept protéiforme, elle pose comme condition sine qua non la conservation et la préservation de l’intégrité du monument historique. La triple valeur de modèle, de mémoire et d’intérêt historique est contenue dans cette intégrité. Cette notion permet par ailleurs d’inscrire le monument dans son environnement immédiat et, plus largement, dans le champ social en interrogeant sa capacité à favoriser la création d’emplois, le développement d’une ville ou d’un territoire, voire l’engagement citoyen et associatif que suscitera la recherche de sa sauvegarde. Cet engagement permet une appropriation qui contribue à faire de nombreux monuments historiques des éléments d’identification et de fierté.
Signes de reconnaissance et de ralliement, les monuments historiques tendent également à devenir des facteurs d’attraction et des vecteurs d’image. Cette réalité explique en partie l’attrait qu’exerce le financement de chantiers de restauration sur des mécènes privés. Outre l’attrait fiscal5 ou la satisfaction légitime ressentie par ceux qui participent à la sauvegarde de monuments historiques, mécènes et entreprises bienfaitrices trouvent dans des chantiers de restauration emblématiques un levier puissant pour leur image et leur communication institutionnelle. La restauration des peintures de la voûte de la galerie des Glaces au château de Versailles, de la galerie d’Apollon au Louvre ou des vitraux de la cathédrale de Strasbourg en sont des exemples récents. Mise au service du monument, cette contribution économique indispensable à son entretien illustre la capacité d’attraction et de rayonnement de notre patrimoine.
Cet investissement dans les monuments historiques n’est pas sans bénéfice, ni dépourvu de risques. Il a contribué à rendre possibles des chantiers de restauration majeurs, que le seul concours de fonds publics n’aurait pu rendre envisageables. Mais la multiplication des affichages publicitaires sur les échafaudages masquant les façades de monuments en cours de restauration6 fait débat. Les dispositifs d’incitation à la restauration de monuments historiques atteignent ici leurs limites et risquent de voir l’image d’un monument, et le respect qui lui est dû, pâtir de sa soumission aux stratégies marketing et publicitaires de ses mécènes. Les réflexions sur les stratégies de valorisation des monuments historiques doivent prendre en compte ce risque et ne pas sacrifier l’intérêt d’un monument à une recherche à court terme de sa mise en valeur.
Ces réflexions doivent dépasser la simple mesure d’une valeur foncière marchande et questionner la pertinence des projets qui peuvent être développés. Il existe en effet un écueil qui consiste à ne considérer un monument historique que pour sa nature physique et corporelle. Sa restauration se limite alors à redonner au bâtiment son état historique et sa fraîcheur originelle. Ce type d’intervention, qui est un préalable, ne peut pas être une fin, car un lieu dont l’architecture est restituée mais dépourvu d’usage est nécessairement dénué d’âme.
À défaut de connaître l’histoire d’un bâtiment ou d’avoir pu saisir l’enjeu que constitue sa projection dans le futur, on risque de manquer l’ambition ultime d’une restauration : restituer au lieu son énergie initiale.
Ainsi, au-delà de la restitution de la beauté originelle d’un monument, il faut renouer avec l’esprit de ses concepteurs, leur dessin premier, et concevoir un projet qui l’inscrive dans les temps présents, tout en respectant son histoire et son origine.
Les réflexions sur la potentielle valorisation d’un monument historique n’ont donc en aucun cas pour objectif d’identifier les voies et les moyens permettant de mettre le patrimoine au service de mécanismes économiques et d’en retirer des profits les plus élevés possibles en fonction de la valeur financière du bâtiment. Il s’agit au contraire d’imaginer dans quelle mesure et sous quelles conditions des projets peuvent être imaginés pour mettre en valeur un monument historique.
Toute initiative et tout projet de mise en valeur d’un monument propriété de l’État ou d’une collectivité territoriale doit être mesuré à l’aune de trois critères :
- la nature du projet pouvant voir le jour autour du monument, en prenant en compte son histoire et les contraintes patrimoniales qui s’y exercent ;
- le mode de sélection des partenaires éventuels, futurs concepteurs et développeurs du projet de mise en valeur ;
- les outils juridiques dont dispose la puissance publique pour assurer l’intégrité du bâtiment et la pérennité du projet sélectionné.
Le futur de l’Hôtel de la Marine, en raison de son intérêt architectural, patrimonial et historique, suscite aujourd’hui un important débat et concentre l’attention des amoureux du patrimoine et des décideurs publics. Il nous semble donc intéressant de faire de ce bâtiment un objet d’étude, d’évaluer, à l’aune des critères identifiés ci-dessus, le concours lancé par l’État pour sa mise en valeur, et d’évoquer quelques-uns des projets proposés dans ce cadre.
Une étude de cas : l’hôtel de la marine
L’état-major de la Marine nationale, actuel occupant de l’Hôtel de la Marine, quittera en 2014 le bâtiment qu’il occupe depuis 1789 pour rejoindre le nouveau ministère de la Défense en cours de construction à Balard. Légitimée par le souhait de renforcer l’intégration et l’interopérabilité des corps d’armée, la décision du président de la République, annoncée en décembre 2007, de regrouper en un lieu unique les états- majors des trois armées et le cabinet du ministre aura pour conséquence de profondément renouveler l’implantation géographique parisienne des armées.
Si le gouvernement a pris l’engagement de vendre les bâtiments actuellement occupés par le ministère de la Défense pour assurer la neutralité financière de son déménagement à Balard, il a souhaité réserver un traitement spécifique à deux bâtiments emblématiques : l’Hôtel de Brienne, siège du cabinet du ministre, et l’Hôtel de la Marine. Ces deux bâtiments resteront propriétés de l’État en raison de leur intérêt historique et patrimonial.
Un instrument juridique novateur pour les propriétés de l’État : le bail emphytéotique administratif de valorisation
la restauration conduite et financée par le groupe Bouygues entre 2006 et 2009 lors d’un des premiers mécénats de compétence n’a concerné que quatre salons (soit 350 mètres carrés sur les 24.000 du monu- ment) et une partie de la façade donnant sur la place de la Concorde, notamment son péristyle.
Philippe Yolka, « reconversion de l’hôtel de la Marine : le bateau ivre ? ». AJDA, mars 2011, no 8/2011, p. 429.
L’Hôtel de Brienne conservera de manière certaine un usage administratif, puisqu’il semble promis à accueillir les événements du ministère de la Défense et, occasionnellement, son ministre. L’engagement pris par le Gouvernement de financer la construction du nouveau ministère de la Défense par la cession ou la location des bâtiments qu’il occupait jusqu’alors et l’ampleur des travaux de restauration nécessaires7 à l’Hôtel de la Marine ont conduit en revanche à la création d’un dispositif nouveau pour déterminer son affectation future et le budget nécessaire. L’instauration d’un dispositif juridique équilibrant les prérogatives de l’État propriétaire et les garanties du locataire a constitué l’objectif du chantier législatif préalable à toute location. Les dispositifs existants, tels que le bail emphytéotique, apparaissaient en effet inadaptés dans la mesure où ils n’offrent pas à l’État la possibilité de contrôler la nature du projet développé et sa pérennité8. Aussi la loi du 23 juillet 2010 a-t-elle forgé un nouvel instrument juridique : le bail emphytéotique administratif de valorisation (BEA de valorisation).
Si le bien appartient au domaine public de l’État, ce dispositif lui permet désormais d’avoir la maîtrise d’une cession éventuelle de tout ou partie du bail, de contrôler l’activité du locataire et de lui accorder en contrepartie des droits réels, nécessaires à l’obtention de crédits bancaires indispensables à la conduite d’opérations de grande ampleur. Si l’immeuble appartient au domaine privé de l’État, celui-ci est libre de sélectionner tout ou partie de ces critères.
Entièrement classé depuis 1923, l’Hôtel de la Marine, s’il est loué par ce BEA de valorisation, se verra donc protégé par un double contrôle de l’État :
- l’État exercera ses fonctions de garant et de protecteur du patrimoine par le biais de la Commission nationale des monuments historiques, qui devra autoriser tous les travaux envisagés. De plus, l’architecte en chef des monuments historiques, désigné par l’État pour mener à bien les travaux, devra obligatoirement être présent ;
- en tant que propriétaire, l’État négociera avec le futur locataire la nature des activités du preneur en amont de la signature du bail. Celui-ci ne pourra ensuite les modifier unilatéralement et il sera contrôlé pendant toute la durée du bail. En outre, il ne pourra céder le droit au bail à un tiers, notamment afin d’éviter que des candidatures servent de faux nez à des activités moins recommandables mais plus lucratives, et que ce bail, obtenu à l’issue d’une compétition, soit ensuite revendu avec bénéfice au détriment du propriétaire.
Ces dispositions (loi du 23 juillet 2010), qui permettent au propriétaire de contrôler l’activité du preneur et de s’assurer qu’elle est conforme au bail, constituent les principaux apports de ce BEA de valorisation par rapport à un bail emphytéotique classique. En effet, cet instrument juridique, par lequel le propriétaire se borne à sélectionner un locataire, n’offre aucun droit de regard au propriétaire sur l’activité du locataire une fois le bail signé.
Ces ajouts de capitaux offrent désormais de nouvelles possibilités de partenariat pour la valorisation des monuments historiques propriétés de l’État. De véritables appels à projets peuvent être lancés, l’État sélectionnant un projet qui sera ensuite mis en œuvre et qu’il contrôlera. Tout changement d’affectation ou d’occupant devra faire l’objet d’une autorisation préalable, garantissant la pérennité de l’engagement du porteur de projet sélectionné.
Un processus de dévolution ouvert, bâti sur la sélection d’un projet de mise en valeur
lettre de mission du président de la république à Valéry giscard d’estaing le nommant responsable de la Commission sur l’avenir de l’hôtel de la Marine, disponible sur http://www.elysee.fr/president/les-actualites/.
Une fois la décision de louer l’Hôtel de la Marine prise et le type de bail choisi, les modalités de sélection du preneur à bail restaient à déterminer. Malgré des finances publiques dégradées, l’État a écarté la procédure de l’appel d’offres. La sélection du locataire repose dans ce cas exclusivement sur le montant que celui-ci est disposé à verser. C’était prendre le risque de voir un haut lieu de l’histoire de France affecté à une activité qui n’en est pas digne.
Qu’un hôtel particulier occupé par une administration soit acquis par un riche particulier pour en faire sa résidence est concevable, bien qu’on puisse regretter qu’en sortant du patrimoine national il ne soit pas ouvert au public. Que l’ancien Garde-Meuble de la Couronne devienne une résidence privée, des bureaux ou une hôtellerie de prestige, à l’image de l’Hôtel de Coislin voisin, voilà qui aurait été considéré comme inacceptable et aurait suscité une polémique d’une ampleur bien supérieure au débat actuel.
Conscient de cet écueil, c’est un appel à projets qui a été lancé par l’État le 27 novembre 2010. Destiné à sélectionner un locataire sur la base d’un projet, c’est-à-dire d’une somme d’idées sur la destination future du bâtiment, ce dispositif permet d’instituer plusieurs critères de sélection. L’avis d’appel public à la concurrence publié par France Domaine, service en charge de la gestion du patrimoine immobilier de l’État, en recense trois :
- la qualité de l’approche architecturale et patrimoniale (programme de travaux initiaux, programme de travaux de gros entretien et de renouvellement) et le rayonnement du projet pour le patrimoine ;
- la pertinence du projet d’exploitation de l’immeuble au regard de l’intérêt historique ;
- le montant de la redevance.
Par ailleurs, ont été annexés à l’avis d’appel public à la concurrence une étude sur la valeur patrimoniale du bâtiment, réalisée par Étienne Poncelet, architecte en chef des monuments historiques, ainsi que le procès verbal de la réunion de la Commission nationale des monuments historiques consacrée à son examen. Chargés d’éclairer les candidats potentiels sur les contraintes patrimoniales s’exerçant sur le lieu, ces documents soulignent son caractère exceptionnel. Ils précisent par ailleurs l’ampleur des travaux de restauration qui attendent le repreneur et le rôle qu’exercera l’État quant au contrôle de la qualité de leur réalisation. Prolongeant la campagne de restauration conduite dans quatre salons et sur le péristyle donnant sur la place de la Concorde grâce à un mécénat de compétence signé en 2006, les travaux que le futur occupant du bâtiment devra prendre en charge seront « lourds, complexes et coûteux9 », et justifient que l’État ait cherché à en faire supporter le coût à un tiers sans pour autant se dessaisir de ses prérogatives de propriétaire et de conservateur du patrimoine national.
Quel avenir pour l’Hôtel de la Marine ?
Le Figaro et vous, 4 février 2011, p. 28 et 29.
lettre de mission disponible sur http://www.elysee.fr/president/les-actualites/communiques-de.
Le devenir de l’Hôtel de la Marine soulève les passions. Certains perçoivent dans sa location un symbole du reflux de la puissance publique et de son retrait au profit de la sphère privée à laquelle elle abandonnerait ses joyaux. D’autres jugent qu’en concéder temporairement l’usage à un acteur privé constitue une menace à son intégrité ou bien estiment qu’un bâtiment conçu pour le service de l’État ne doit pas voir son usage modifié. Enfin, quelques-uns y voient un combat qui ravivera une gloire passée et une exposition médiatique évanouie.
Pourtant, il semble improbable de croire qu’une location attribuée sur la base d’un projet de restauration et de mise en valeur soit une vente. De même, on imagine mal que des destructions patrimoniales soient entreprises dans un monument intégralement classé, alors que toute prévision de travaux devra recevoir l’aval de la Commission nationale des monuments historiques et que ces travaux seront ensuite obligatoirement conduits par un architecte en chef des monuments historiques désigné par l’État. Enfin, il n’est pas avéré que le maintien d’une administration soit le meilleur mode de valorisation du bâtiment, le garant de sa restauration et de son ouverture au public.
Le lancement de l’appel à projet a ouvert un formidable champ d’expression, nourri par de nombreux projets dont la presse s’est fait l’écho, depuis les plus fous, tels l’« immeuble des possibles » de Matali Crasset ou le « palais pour les enfants » de Didier Fusillier10 , jusqu’aux projets les plus traditionnels : résidence de chefs d’État en complément de l’Hôtel de Marigny voisin ou sièges d’administration, chacun voyant l’opportunité d’agrandir des bureaux trop étroits et de bénéficier de la vue sur la place de la Concorde.
Les doutes sur l’impartialité du cadre juridique adopté pour le choix du preneur à bail sont désormais levés grâce à la nomination en février 2011 d’une commission de réflexion sur l’avenir de l’Hôtel de la Marine, présidée par Valéry Giscard d’Estaing. L’ancien président de la République, qui a notamment occupé la fonction de ministre des Finances, s’était publiquement exprimé en avril 2010 contre une possible vente de l’Hôtel de la Marine, désirant que l’État conserve l’usage exclusif du bâtiment. La mission de la commission est de « formuler des propositions concrètes destinées à guider l’État dans la définition de sa politique11 ». Composée de personnalités du monde institutionnel de la culture, cette commission va pouvoir aborder sereinement les défis que lance le devenir de ce monument et mesurer concrètement le coût des recommandations pour les finances publiques. En mai 2011, elle a mis fin à l’appel à projets lancé en novembre 2010 pour pouvoir diversifier ses auditions de candidats. Un rapport devrait être rendu au président de la République dans le courant du mois de juillet 2011.
Les craintes que peuvent susciter certaines propositions ne doivent pas conduire à écarter d’un revers de manche des projets crédibles qui contribueraient à la restauration nécessaire mais coûteuse de ce monument insigne de l’histoire de France. Pour affronter le défi que le devenir du patrimoine lance à l’État, il nous faut réfléchir aux possibilités offertes par l’Hôtel de la Marine et aux chances et risques que peuvent représenter les projets proposés.
Faire de nos monuments historiques des sources de rayonnement pour la France
étude disponible sur http://www.developpementculturel.culture.gouv.fr/etude_eco_patrimoine.pdf.
Paul Léon est un ancien directeur général honoraire des Beaux-arts, auteur de Les Monuments historiques : conservation, restauration (1917) et La Vie des monuments français : destruction, restauration (1951).
« La place de la Concorde n’est pas une place, c’est une idée. », Curzio Malaparte (écrivain italien).
Le débat public est bien souvent structuré par des mots. Porteurs de sens, ils peuvent favoriser l’éclosion d’initiatives comme les dissuader. Longtemps perçus comme représentant une charge, les monuments historiques tendent progressivement à être appréciés pour ce qu’ils sont : créateurs d’emplois, symboles, facteurs d’identité, ils constituent des centres d’attractivité et de développement.
L’étude nationale des retombées économiques et sociales du patrimoine12, réalisée par la Direction de l’architecture et du patrimoine et publiée en 2009, a permis de chiffrer l’impact, jusqu’alors pressenti mais jamais mesuré, du patrimoine sur l’économie nationale et l’emploi.
Cette étude estime que les 3.396 monuments historiques français, publics ou privés, génèrent 30.000 emplois directs et 280.000 emplois indirects, dont 165.000 emplois liés au tourisme patrimonial. Au total, en incluant les emplois induits, notamment ceux liés à la restauration de ces monuments et à l’artisanat d’excellence, les monuments historiques créent ou induisent l’existence de 500.000 emplois.
Ces effets économiques ont conduit de nombreuses communes et territoires disposant de richesses patrimoniales à miser sur ces atouts pour en faire de véritables facteurs d’attractivité. Avec 27 millions de visiteurs en 2009, Paris bénéficie largement de son statut de capitale administrative et économique, mais également d’un patrimoine monumental considérable et d’une unité urbanistique qui en fait l’un des exemples les plus évidents de l’attraction touristique exercée par le patrimoine. Depuis les exemples anciens de Versailles ou de Carcassonne, les stratégies offensives de certaines villes dans le domaine patrimonial ne manquent pas : Arles met ainsi en scène ses « Rencontres de la photographie » au sein de ses principaux monuments (théâtre antique, palais de l’Archevêque, cloître Saint-Trophime, etc.) afin de les faire découvrir aux 72.000 visiteurs qu’attire cet événement. Avignon adopte une approche similaire lors de son festival annuel.
L’extension de la notion de patrimoine favorise par ailleurs une diversification des stratégies destinées à en assurer la reconnaissance et la promotion. Troyes a ainsi entrepris une démarche de labellisation patrimoniale, culturelle et touristique auprès de l’Unesco pour la reconnaissance de sa contribution historique au patrimoine immatériel lorsqu’elle constituait un foyer de la pensée occidentale aux XIe et XIIe siècles. La ville espère que cette reconnaissance constituera le prélude à un accroissement de sa visibilité et de son attractivité.
Si les stratégies d’attraction touristique et de visibilité d’une ville ou d’un territoire, à partir de la mise en valeur de monuments historiques, sont connues et mises en œuvre depuis de nombreuses années, le devenir de l’Hôtel de la Marine peut initier une nouvelle forme de valorisation des monuments historiques. Au-delà de leur contribution au rayonnement et à l’attractivité économiques d’un territoire, ces monuments doivent être ces symboles vivants « des traits éternels de la France13 » que Paul Léon voyait dans leur image. Au cœur de la capitale, ce monument phare pourrait être mis au service du rayonnement de la France et constituer une vitrine de ses talents pour le reste du monde. À l’heure où les débats sur l’identité et l’avenir du pays sont marqués par des craintes et des divisions, le devoir des décideurs politiques est d’indiquer une direction et d’insuffler un espoir. Paris, et, au-delà, l’ensemble de la France, n’est pas condamnée à devenir une ville-musée et un centre monumental dans lequel se rendraient des touristes enclins à retrouver hors de leurs frontières le parfum d’époques révolues, comme ce nouvel Orient où Nerval cherchait les ombres d’une Antiquité évanouie.
Si la nécessité de créer un nouveau musée se faisait sentir, ce dont il est permis de douter au regard de l’extraordinaire concentration des musées parisiens dédiés à tant d’époques, de cultures et de civilisations, faudrait-il le voir siéger sur une place qui est déjà un élément notable de l’urbanisme parisien et dans laquelle Curzio Malaparte voyait une idée14? Ne serait-ce pas encore un signal que la France, face à une opportunité, privilégie une nouvelle fois la célébration de son passé à sa projection dans le futur ?
L’extraordinaire vitalité de villes européennes telles que Londres, Berlin ou Barcelone, aux côtés desquelles Paris semble s’endormir – et cela sans même aborder le débat relatif à sa perte d’habitants ou à la disparition de sa vie nocturne –, devrait nous alerter sur l’inexistence d’une position acquise à la France et sur le renouvellement constant des centres d’impulsion et de vitalité. Après avoir perdu le rôle de ferment et de centre de création artistique et culturelle qu’elle occupait jusque dans les années 1930, le risque existe pour Paris de prendre le même chemin que Venise : devenir une ville-musée splendide, admirée et visitée par des touristes provenant du monde entier, mais dépourvue de l’énergie et de la vie qui la firent naître et rayonner.
Reconnue pour son art de vivre et sa culture, la France se voit aujourd’hui proposer, parmi plusieurs projets en compétition, deux programmes qui devraient retenir notre attention car ils reposent sur ce que notre pays offre de plus beau et sur ce pour quoi il est internationalement apprécié. S’il devenait une vitrine de la gastronomie française ou de la création artistique et artisanale – comme le prévoient ces programmes –, l’Hôtel de la Marine retrouverait sa fonction originelle. Conçu par Louis XV et érigé par Jacques Ange Gabriel et Germain Soufflot pour abriter le Garde-Meuble de la Couronne et les trésors d’artisanat mobilier et d’orfèvrerie dont il avait la garde, l’Hôtel de la Marine a toujours été davantage qu’un simple bâtiment. Plus qu’un entrepôt de prestige, il a été conçu comme un manifeste de la grandeur de la monarchie et du talent des créateurs à son service. Il était une étape obligée des monarques étrangers lors de leurs passages à Paris. Cette fonction de manifeste, ce rôle de promotion des talents nationaux, qu’ils soient gastronomiques, artistiques ou artisanaux, et donc de l’art de vivre français au sens large, peuvent être restitués. Cette synthèse du patrimoine français ne pourrait trouver un plus bel écrin et une filiation historique plus cohérente que l’Hôtel de la Marine.
À l’heure où les positions de repli sont privilégiées et où les solutions consensuelles semblent sur le point de l’emporter, nous devons oser des solutions innovantes pour mettre en valeur le patrimoine français.
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