Introduction
I.

Le liberal Age et l’homologie démocratie / shûrâ

II.

Les controverses post-califales

III.

Le paradigme anti-démocratie libérale

Conclusion

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Notes

1.

Ibn Khaldûn, al-Muqaddima, éd. ‘Alî ‘Abd al-Wâhid, Lajnat al-bayân al-‘arabî, Le Caire, 2, p. 711-712. Ibn Khaldûn (m. 1406) est un historien et philosophe majeur. Sa Muqaddima a été traduite dans de très nombreuses langues. En France, elle a fait l’objet de trois traductions : Les Prolégomènes, trad. William Mac Guckin de Slane, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1934 [1863] ; Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqaddima, trad. Vincent Monteil, Actes Sud, 1997 [1967-1968] ; Le Livre des exemples, trad. Abdesselam Cheddadi, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 2002 et 2012.

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2.

Voir Itzchak Weismann et Fruma Zachs, Ottoman Reform and Muslim Studies in Honour of Butrus Abu-Manneb, éd. I.B. Tauris, Londres, 2005, p. 27-41, et Anne F. Broadbridge, Royal Authority, Justice, and Order in Society. The Influence of Ibn Khaldûn on the Writings of al-Maqrîzî and Ibn Taghrîbirdî, Middle East Documentation Center, The University of Chicago, 2012, p. 2.

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3.

Ibn Khaldûn, al-Muqaddima, 712.

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4.

Dans Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Cambridge University Press, 1983, Albert Hourani renvoie bien entendu à la période ainsi désignée dans le titre mais l’expression « Liberal Age » y est aussi entendue dans un sens bien plus Elle évoque les tendances réformistes et « libérales » dont l’arrière-plan remonte au début du XIXe siècle.

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5.

Voir Jean-François Legrain, L’Idée de califat universel et de congrès islamique face à la revendication de souveraineté nationale et aux menaces d’écrasement de l’Empire À propos du Traité sur le califat de Rashîd Ridâ, Maison de l’Orient et la Méditerranée, Lyon, 2006, p. 21-30.

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6.

Ibn Khaldûn, op. cit., p. 286-290.

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7.

Ibid.

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8.

Pour qu’un peuple recouvre son « intrépidité fondatrice » et sa « capacité primordiale de résistance », il faut, selon Ibn Khaldûn, qu’une nouvelle génération puisse émerger et s’éduquer en dehors de toute C’est le sens qu’il donne au passage des Hébreux par le Sinaï après la sortie d’Égypte (Ibn Khaldûn, op. cit., p. 293).

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9.

Ibn Khaldûn, op. cit., p. 288.

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10.

Entré dans l’usage avec les écrits de Malek Bennabi (m. 1973), le terme de « colonisabilité » veut dire chez cet auteur que le monde musulman est devenu en lui-même colonisable avant qu’il ait été réellement colonisé. L’expansion étrangère n’aurait fait que rendre effectif ce qui était déjà Voir, par exemple, Malek Bennabi, Vocation de l’islam, Seuil, 1954.

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Introduction

Quelles sont les raisons du déclin et comment y faire face ? La subjectivité politique générale des élites ottomanes et musulmanes n’a cessé d’être commandée par cette interrogation depuis les XVIe et XVIIe siècles, principalement depuis le traité de Karlowitz, en 1699, et la naissance de ce que l’on appellera la « question d’Orient ».

L’Europe  émergente semblait alors imposer à l’Empire ottoman comme    à l’ensemble du monde musulman des défis inédits. L’empire était-il voué fatalement au dépérissement, déclaré inexorable pour le monde sud- méditerranéen deux siècles plus tôt par Ibn Khaldûn1 ou bien pouvait-il aspirer à un nouveau volontarisme ou à une défatalisasion possible du cours de l’histoire ? C’est manifestement l’une des raisons pour lesquelles la pensée de l’auteur de la Muqaddima a exercé tant d’influence sur les élites politiques et intellectuelles ottomanes de l’époque2. Le paradigme du déclin tel qu’il est esquissé dans la Muqaddima pouvait en effet sembler être spectaculairement validé par le cours des événements. Le déplacement, par exemple, de l’épicentre politico-économique du monde vers les pays nord-méditerranéens, tel qu’Ibn Khaldûn l’avait annoncé avec insistance, paraissait déjà un fait observable3.

Serait-il anachronique de s’interroger sur ce que pouvait signifier la « démocratie » dans ce débat que l’on peut appeler néo-khaldûnien ? Certes, c’est au XIXe siècle, avec le  « Liberal Age4 » que cette question est formellement posée comme l’un des termes principaux du débat5. Néanmoins, les deux siècles précédents en annonçaient déjà les enjeux. Il s’agissait d’abord et surtout de la critique du despotisme. Dans le dispositif khaldûnien, l’arbitraire autocratique est jugé consubstantiel au dépérissement de l’État et de la société6. Pour cet auteur, les peuples disposent naturellement d’une intrépidité fondatrice et d’une capacité primordiale de résistance au despotisme ainsi qu’aux autres formes d’assujettissement. Cette faculté est indissociable d’un ensemble fondamental de facultés et  de dignités morales (créativité, esprit collectif et social, etc.). Lorsque le despotisme et l’assujettissement, internes ou externes, parviennent à briser la résistance d’un peuple, celui-ci est fatalement conduit à sa ruine et à celle de son État. Ibn Khaldûn en fait même une clef de compréhension de nombreux événements historiques, y compris ceux à caractère religieux7.

Mais si l’Europe s’impose irrésistiblement comme le nouvel épicentre politico- économique, pourquoi ne pas en faire un nouveau « Sinaï libératoire8», permettant ce qu’Ibn Khaldûn appelle « une régénération et une fondation adventice9» ? À bien des égards, le Liberal Age sera porteur de cette dernière vision auprès d’une partie significative des élites musulmanes. La critique du despotisme et de l’absolutisme sultanien trouve un argument commode dans l’invocation idéalisante du libéralisme émergeant en Europe occidentale.

Plus généralement, la problématique moderne de la démocratie dans le monde musulman est d’abord née d’un certain rapport à l’Europe, notamment au concept de démocratie libérale. Depuis la fin du XVIIIe siècle, le discours des élites en faveur de la modernisation des institutions, de l’abolition ou de la limitation du pouvoir absolu ne pouvait faire l’économie d’un débat parallèle sur la nature des relations avec l’Europe et sur leur polysémie.

Ainsi, une géographie des représentations était-elle en construction. L’Europe, en tant que défi politique et techno-économique, y occupait la place de l’Autre au moins à deux titres : elle permettait négativement de décrire le « retard » pris par le monde musulman, et donc sa « colonisabilité10», mais elle permettait aussi, aux yeux des réformistes et libéraux, de mettre en évidence les possibilités pratiques pour des réformes éducatives, institutionnelles et politiques. Cependant, la perception musulmane de l’Europe, notamment chez les élites politiques, avait déjà quelque chose de plus ambivalent. L’Europe était-elle fondamentalement libérale ou hégémonique ? Le périmètre de la tension que suscite cette dichotomie n’a cessé depuis lors de s’élargir. Les concepts de liberté, de démocratie, de parlementarisme, etc., n’ont ainsi pu échapper à des interprétations conflictuelles, qui procèdent principalement de cette dichotomie et des déploiements idéologiques qui lui sont liés.

Dans le présent texte, nous entendons examiner aussi bien les modes de légitimation que ceux de délégitimation de la démocratie qui sont à l’œuvre dans cette géographie des représentations et dans ses reconfigurations successives.

Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg

Mohamed Beddy Ebnou,

Directeur de l’Institut des études épistémologiques, Europe (IESE-Bruxelles).

I Partie

Le liberal Age et l’homologie démocratie / shûrâ

Notes

11.

Rifâ‘a al-Tahtâwî (m. 1873) a joué un rôle majeur dans les réformes éducatives en Égypte au XIXe siècle.

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12.

Medhat Pasha (m. 1883) est un leader politique et homme d’État Il est, entre autres, connu pour le rôle qu’il a joué dans les réformes constitutionnelles de 1876.

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13.

Syed Ahmad Khan (m. 1898) est un juriste réformiste. Il est le fondateur de l’université islamique d’Aligarh, en Inde.

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14.

Khayr al-Dîn al-Tûnsî, ou Kheireddine Pacha (m. 1890), est un auteur et homme d’État tunisien et ottoman. Son engagement réformiste se traduisait aussi bien dans ses écrits que dans les réformes administratives et éducatives qu’il a introduites en Tunisie et à Istanbul.

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15.

Jamâl al-Dîn al-Afghânî (m. 1897) est originaire d’Afghanistan. Il est connu en tant que maître à penser du courant néo-réformiste musulman.

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16.

Medhat Pasha, La Son passé, son avenir, Paris, A. Michalon, 1901, p. 6.

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17.

Littéralement « approuver ou désapprouver selon le jugement rationnel », cette expression désignait chez les théologiens et philosophes ceux pour qui les valeurs morales peuvent être établies objectivement par la raison. Étaient ainsi désignés des courants aussi bien philosophiques que théologiques, partiellement ou radicalement jusnaturalistes.

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18.

Al-Tahtâwî, Takhlîs al-ibrîz, Le Caire, Kalimât ‘arabiyya, s.d., p. 113

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19.

  1. Plusieurs institutions ont historiquement été investies de la charge de la shûrâ (« consultation »,

« délibération ») dont le conseil de shûrâ mis en place par le calife ‘Umar (m. 644) pour élire son successeur. Au sens strictement religieux, la shûrâ est fondée sur les versets coraniques 3 : 159, et 42 : 38. « Parmi les principes coraniques relatifs à l’exercice du pouvoir, figure celui de la “ délibération collective ” al-shûrâ. Ce principe est à la base du contrat politique qui lie les gouvernants aux gouvernés. L’islam n’ayant stipulé pour ses adeptes aucune forme particulière de pouvoir, toutes les formes sont alors possibles, à condition de respecter ce principe de base sans lequel tout pouvoir perd sa légitimité. » (Voir Abdulhamid Ahmad Abu Sulayman, Manifeste contre le despotisme et la corruption. Le printemps arabe et l’impératif de réforme, L’Harmattan, 2014, p. 11.).

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20.

Albert Hourani, cit., p. 114.

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21.

Muhammad ‘Abdû, al-A‘mâl al-kâmila, éd. Muhammad ‘Imâra, Dâr al-shurûq, Beyrouth, 1993, p.310.

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22.

Ibid

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23.

Ibid

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24.

Ibid

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25.

Ibid

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26.

Ibid., p. 311

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27.

Al-Kawâkibî, Tabâ’î‘ al-istibdâd, Kalimât ‘arabiya, Le Caire, d., p. 7.

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28.

Ibid

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29.

Ibid

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30.

Muhammad ‘Abdû, al-Islâm bayna al-‘ilm wa-l madaniyya, Mu’assasat hindâwî, Le Caire, 2012, 133-136.

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31.

Limâdhâ ta’akhkhara al-muslimûn wa taqaddama ghayruhum ? (« Pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard tandis que les autres se développent ? »), Kalimât ‘arabiyya, Le Caire, 2012, 29.

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32.

Cité par Nâzim Khayrî, in al-Ightirâb al-thaqâfî, Dâr al-‘âlam al-thâlith, Le Caire, 2006, 43.

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33.

Medhat Pasha, cit., p. 7.

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34.

Ibid.

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35.

Al-‘Urwa al-wuthqâ, no 1, 13 mars 1884, p.9.

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36.

Marcel Colombe, « Pages choisies de Djamal al-dîn al-Afghani », Orient, no 22, 2e 1962, p. 125-158.

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37.

Rashîd Ridâ (m. 1935) est le fondateur d’al-Manâr, sous l’égide de Muhammad ‘Abdû. Figure centrale des transformations post-califales du néo-réformisme, il consacre une bonne partie de son œuvre à montrer que la démocratie libérale est en son essence propre identique au concept de la shûrâ Voir notamment Jean-François Legrain, op. cit., p. 55.

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38.

Al-Manâr, 22 mars 1898, 1.

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Ce dont atteste le Liberal Age est l’émergence, au sein des élites musulmanes du XIXe siècle, de la figure du réformiste ou du libéral comme celle d’un intellectuel passeur. C’est notamment le cas d’auteurs et de politiques réformistes tels que Tahtâwî 11, Medhat Pasha 12, Syed Ahmad Khan 13 ou Khayr al-Dîn al-Tûnsî 14. C’est aussi le cas des néo-réformistes tels que al-Afghânî 15, Muhammad ‘Abdû, Rashîd Ridâ et leurs disciples. Il s’agit d’auteurs engagés dans la vie publique, familiarisés aussi bien avec les cultures musulmanes religieuses et profanes qu’avec les cultures européennes. Certes, ils sont préoccupés, à divers degrés, par l’expansion coloniale, mais la dynamique technologique et intellectuelle de l’Europe occidentale est perçue par eux positivement, comme source d’inspiration et d’émulation. Leur idée fondamentale est que les nations d’Orient, en général, et les musulmans, en particulier, ont été victimes d’une longue phase de déclin. Il s’agit donc de retrouver l’essence et la vigueur de ces cultures. Dans le cas des musulmans, renouer avec un « islam authentique » ouvrirait la voie à l’adoption d’une éducation et d’institutions modernes. Il y a comme une évidence, pour eux, que l’islam est synonyme de valeurs émancipatrices. Les libertés et les réformes promues par la modernité ne peuvent à leurs yeux constituer une source d’aliénation culturelle. Elles leur apparaissaient plutôt comme l’outil par lesquels les musulmans peuvent se délivrer de ce qu’ils appellent les « siècles de décadence » (‘usûr al-inhitât). Le despotisme dominant dans l’Empire ottoman est interprété par eux comme la preuve que les valeurs de l’islam ont depuis longtemps été abandonnées. Aussi, un travail de désaliénation s’impose-t-il pour retrouver ces valeurs de liberté :

« Le peuple ottoman, argue le réformiste Medhat Pasha, est prêt pour un gouvernement constitutionnel. La démocratie n’est-elle pas la base de ses mœurs et de sa religion ? 16»

Déjà, dans le fameux Takhlîs, dans lequel Tahtâwî rend compte de son séjour parisien (1826-1831), la cartographie intellectuelle française est décrite au travers de concepts musulmans classiques. Les Français sont présentés comme majoritairement adeptes du tasdîq wa takdhîb al-‘aqliyayn 17, c’est- à-dire du rationalisme jusnaturaliste. Le lexique politique jouit du même traitement transculturel. Ainsi, dit Tahtâwî, « ce qu’ils appellent liberté (hurriya) est précisément ce que nous appelons l’équité et la justice (al-insâf wa-l-‘adl) 18 ».

Une sorte de procédé d’homologie conceptuelle est ainsi à l’œuvre. L’identification de la démocratie au concept de shûrâ 19 en fait partie. Aussi al-Afghânî voit-il dans celle-ci l’outil principal pour opérer un changement radical dans le monde musulman. Il faut transformer la shûrâ, exige-t-il, en un principe actif et pratique qui imprègne la vie collective et qui favorise  à ce titre l’émergence d’une vie démocratique constitutionnelle. L’auteur néo-réformiste ne cesse d’insister sur le fait que la rationalisation de la vie publique, le combat contre le despotisme, la promotion de la liberté et de la démocratie ne procèdent pas d’une influence européenne, mais d’une redécouverte de soi qui doit permettre de se libérer du poids de l’histoire. Comme le remarque Albert Hourani, il se donne pour objectif de mettre un terme à deux conceptions à ses yeux erronées de l’islam : celle des musulmans et celle des Européens 20. Ce combat annoncé comme visant une double aliénation a d’abord pour al-Afghânî un contenu positif : celui de l’« appropriation de soi », de la « repersonnalisation ».

Son disciple ‘Abdû définit le projet néo-réformiste suivant trois axes : le premier porte sur la réforme religieuse ; le deuxième, sur la modernisation de la langue arabe ; le troisième, enfin, porte sur la démocratie identifiée  à la shûrâ 21. La réforme religieuse entend libérer la religion du poids de l’histoire. Cela veut dire pour lui qu’il est nécessaire de « libérer la pensée des chaînes du mimétisme 22 » et « recourir pour comprendre la religion aux sources originaires 23 », c’est-à-dire « avant que les divergences apparaissent 24 ». Il tient de la sorte à « montrer que la religion est un allié de la science, qu’elle invite à méditer sur l’univers et ses énigmes […], qu’elle a une vocation éducative au service de la réforme des idées comme de celle des pratiques 25 ». En second lieu, il faut permettre à la langue arabe de s’affranchir des modes stylistiques anciens et la rendre en phase avec les nouvelles exigences de communication. Le troisième axe est celui de la question politique et il s’agit de faire prendre conscience aux peuples de leurs droits : « Il faut rompre avec cette conception archaïque qui réduit le rapport entre gouvernants et gouvernés au simple devoir d’obtempérer aux décisions gouvernementales 26. »

C’est dans ce dernier axe que réside la clef du changement, estime son contemporain al-Kawâkibî. Pour celui-ci,  « la  grande  question », à savoir celle des raisons du « retard pris par l’Orient et notamment par les musulmans 27 » a suscité un nombre trop considérable de réponses divergentes. Leur diversité témoigne surtout à ses yeux d’un désarroi symptomatique.  Dans  son  ouvrage  Tabâ’î‘  al-istibdâd  (« Les natures du despotisme »), il estime que sa tâche principale est de montrer à tous l’origine du « retard pris par l’Orient 28 », qu’il croit fermement avoir identifiée : « J’ai réalisé, affirme-t-il, de façon certaine que l’origine du mal est le despotisme politique. De même que j’ai réalisé que le remède n’est rien d’autre que la shûrâ constitutionnelle 29. »

Pour les réformistes et les néo-réformistes, l’islam dans son ensemble, en tant que système de valeurs, est à redécouvrir. Les musulmans ont cessé depuis des siècles d’incarner les valeurs de l’islam. Ils sont musulmans uniquement par tradition ou par filiation 30. « Ce ne sont des musulmans, dit Chekîb Arsalân, que nominalement ou au sens géographique 31. » Pour les réformistes et, surtout, pour les néo-réformistes, le système de valeurs islamiques a été petit à petit écarté et supplanté par des us et coutumes qui lui sont antinomiques. Les néo-réformistes iront même jusqu’à considérer que l’Europe libérale incarne bien davantage l’islam que ne le fait le monde musulman. ‘Abdû aurait ainsi déclaré à Paris : « J’ai trouvé ici un islam sans musulmans tandis que j’ai laissé des musulmans sans islam 32. »

Cette vision, qui assigne à l’Europe émergente un rôle quasi messianique pour les musulmans, se trouve confrontée à une suspicion croissante depuis la fin du XIXe siècle. Les nouveaux développements du fait colonial après la conférence de Berlin (1884-1885) et la désagrégation continue de l’Empire ottoman sont vraisemblablement parmi les principaux facteurs de cette reconfiguration idéologique. L’expansion des idées socialisantes, notamment après la Première Guerre mondiale, constituera sans doute un facteur supplémentaire non négligeable.

Au fond, que sont les « Lumières » professées en Europe ? Sont-elles synonymes des réformes institutionnelles et constitutionnelles observées dans une partie des États européens, ou sont-elles, au contraire, synonymes pour le monde musulman de conquêtes coloniales et d’aliénation culturelle ?

Le discours réformiste et néo-réformiste semble atteint d’une équivoque ou d’un désarroi existentiel. On peut en mesurer le degré dans le manifeste rédigé en faveur du maintien de la Constitution ottomane par Medhat Pasha. Dans le même propos, l’Europe est tour à tour considérée comme alliée puis comme ennemie du processus de démocratisation de l’Empire ottoman. Aussi, défendant le maintien de la constitution ottomane de 1876, Pasha déclare :

« La Constitution était désirée, et souhaitée par le peuple, par l’Angleterre libérale et par la France républicaine 33. » Il ajoute, quelques lignes plus loin : « Je ne parle que comme un Ottoman, aimant la liberté, dévouée à l’indépendance, menacée par l’Europe civilisée, détestant le despotisme 34. » En même temps que se tenait la conférence de Berlin, les deux figures emblématiques du néo-réformisme, al-Afghânî et ‘Abdû, venaient de lancer à Paris leur revue al-‘Urwâ al-wuthqâ. Ils s’étaient exilés après avoir été chassés d’Égypte en raison de leur opposition à la conquête de ce pays par le Royaume-Uni. Ainsi ont-ils « choisi Paris comme ville libre pour diffuser [leurs] idées en Orient35 ». Si l’Europe occidentale a pu s’affranchir peu à peu du despotisme, dit al-Afghânî en substance dans la fameuse controverse qui l’a opposé à Ernest Renan, cela ne peut qu’être porteur d’espoir pour les musulmans 36. Mais comment les pays d’Orient peuvent-ils espérer se libérer du despotisme alors qu’il est maintenu et protégé par la domination coloniale ? Ne dissimulant pas leur enthousiasme pour les dialogues intellectuels qu’ils engageaient à Paris, ils ne cessaient en même temps de fustiger dans leur revue le colonialisme, notamment britannique.

La revue néo-réformiste al-Manâr, publiée  au  Caire  à  partir  de  1898  par Rashîd Ridâ 37, sera encore plus explicite dans cette forme de double orientation. Elle définit sa politique éditoriale à l’égard « de la civilisation occidentale » sous forme de deux impératifs : « 1/ Il faut que la terre musulmane puisse rattraper l’Europe sur le plan des sciences modernes, de l’industrie et de l’innovation technique. 2/ En contrepartie, il faut déclarer une guerre sans merci à tout ce qui a accompagné l’entrée des Européens en terre musulmane comme décadence morale et mauvaises mœurs 38. »

II Partie

Les controverses post-califales

Notes

39.

La Saqîfa des Banî Sâ‘ida est le lieu médinois où l’élection d’Abû Bakr comme premier calife (reconnue par les sunnites et contestée par une partie des shiites) eut lieu en Par extension, Saqîfa est couramment utilisée pour signifier les délibérations qui eurent lieu comme acte fondateur du califat.

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40.

Hasan al-Bannâ, al-Rasâ’il, Dâr al-tawzî‘ wa l-nashr, Le Caire, 1971, 146.

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41.

Ibid.

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42.

Ibid., p. 146.

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43.

Ibid.

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44.

Ibid.

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45.

Ibid.

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46.

Ibid.

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47.

Shahrastânî, al-Milal wa al-nihal, éd. Ahmad Fahmî, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, 1992, 13.

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48.

Ibid., p. 18.

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49.

‘Ali ‘Abd al-Râziq, al-Islâm wa usûl al-hukm, éd. Mi‘mâra, al-Mu’assasa al-‘arabiyya lil-dirâsât wa-l-nashr, Beyrouth, 1972 ; éd. : L’islam et les fondements du pouvoir, La Découverte, Paris, 1994.

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50.

‘Ali ‘Abd al-Râziq, cit., p. 37.

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51.

La Grande Discorde ou al-fitna al-kubrâ (litt. « grande épreuve/sédition ») désigne la guerre civile qui a opposé différentes factions musulmanes en Voir Hichem Djaït, La Grande Discorde. Religion et politique dans l’Islam des origines, Gallimard, 1989.

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52.

Al-Hilâl, juillet 1925, 13 (cité par Muhammad ‘Imâra, in Ma‘rakat al-islâm wa usûl al-hukm, Dâr al-shurûq, Le Caire, 1997, p. 61).

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53.

Al-Muqtataf, août, 1925, 332 (également cité par Muhammad ‘Imâra, op. cit. p. 62).

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54.

La veille de l’abolition, Rashîd Ridâ venait lui-même de composer un plaidoyer pour le maintien du califat (al-Khilâfa wa l-imâma, al-Manâr, Le Caire, 1922).

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55.

Voir M. ‘Imâra, op. cit., p. 14-22.

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Si l’image d’une Europe hégémonique et coloniale a pris de plus en plus le pas sur celle de l’Europe des Lumières, l’image positive dont jouissait la démocratie libérale a pu résister un certain temps auprès des disciples directs et indirects des néo-réformistes. Les Frères musulmans sont nés en 1929. Leur apparition est souvent interprétée comme une réaction aussi bien à l’occupation britannique de l’Égypte qu’à l’abolition du califat en 1924. Celle-ci a en effet été vécue dans le monde musulman sunnite en général comme un cataclysme. Depuis la Saqîfa 39, voici que l’unité symbolique était rompue.

Toujours est-il que Hasan al-Bannâ, le fondateur des Frères musulmans, est un disciple de Rashîd Ridâ et peut à ce titre être considéré comme un des héritiers du néo-réformisme. Il développe sur la question politique une vision assez analogue à celle de ses prédécesseurs al-Afghânî, ‘Abdû et, surtout, Rashîd Ridâ : « Le système politique en islam est, affirme-t-il, fondé sur la responsabilité du gouvernement, l’unité de la nation et le respect de la volonté de celle-ci 40. » S’agit-il alors de démocratie libérale ? Al-Bannâ s’empresse de préciser que « ces principes étant respectés, les termes et les formes adoptés sont indifférents 41 ». Pour lui, plusieurs formes de régime peuvent être envisagées au sein de ce cadre principiel général. À l’appui de ses affirmations, il expose ce qu’il considère comme étant les différentes formes de régime légitimes que l’histoire musulmane a connues. Elles sont pour lui irréductibles à un modèle unique, mais ont en partage le respect des principes tels que la volonté de la nation, la délibération collective (shûrâ), etc.

Aussi al-Bannâ se propose-t-il d’examiner dans cette perspective le régime parlementaire et la Constitution en vigueur en Égypte, à l’époque sous mandat britannique : « Ce régime parlementaire, comme le gouvernement qui en est issu, nous l’avons emprunté à l’Europe. À quel point est-il conforme à l’islam ? 42 » Al-Bannâ mène son examen et l’amorce par la convocation d’une définition d’ordre constitutionnaliste général : « Le régime parlementaire est fondé sur la responsabilité du gouvernement, le pouvoir de la nation et le respect de sa volonté 43. » Il peut alors en conclure « qu’il n’y a rien dans les règles de ce régime parlementaire qui soit en contradiction avec les règles fixées par l’islam en matière de régime politique 44 ». Quant à la Constitution égyptienne de l’époque, il estime avec enthousiasme qu’elle est « fondée sur les plus modernes et les plus élevés des principes et choix constitutionnels 45 », sans pour autant « être en opposition en aucune de ses clauses avec les normes islamiques 46 ».

Si l’islam est alors indifférent aux modèles et formes de régimes politiques, le califat aboli en 1924 a-t-il une signification proprement religieuse ou est-il un simple produit des contingences de l’histoire musulmane ? Autrement dit, qu’est-ce que le califat ? A-t-il une forme politique normative ? Les réformistes comme les néo-réformistes n’ont cessé d’exprimer leur attachement à cette institution en tant que principe d’unité face à la désagrégation de l’Empire ottoman et aux menaces extérieures. Mais la question du contenu proprement politique ou religieux n’était que rarement posée de façon explicite. Néanmoins, l’une des conséquences de cette abolition a été la résurgence des controverses anciennes sur la question du pouvoir. Déjà, au début du XIIe siècle, le doxographe Shahrastânî (m. 1153), par exemple, soulignait qu’aucune question n’a suscité autant de conflits fratricides intermusulmans que celle du pouvoir 47. Pour lui, les dissensions entre musulmans sont de deux sortes : celles qui procèdent de questions théologiques (usûliya) et celles qui procèdent de questions politiques (imâma). Pour ces dernières, il distingue, d’une part, ceux pour qui le pouvoir est une question religieuse et dont les dépositaires sont scripturairement désignés, et, d’autre part, ceux pour qui la question du pouvoir relève de choix « profanes 48 ».

C’est dans cette dernière perspective que tente de s’inscrire ‘Alî ‘Abd al-Râziq, un savant de l’université traditionnelle de l’Azhar, dans son ouvrage L’islam et les fondements du pouvoir 49, paru quelques mois après l’abolition du califat. Son objectif est de montrer que l’institution califale ne procédait pas d’un cadre normatif islamique défini et qu’elle était simplement le fruit de contingences de l’histoire. La thèse fondamentale est ici que l’islam, en tant que religion, n’institue aucune forme spécifique de pouvoir politique et ne se donne aucune mission dans ce sens. Pour ‘Abd al-Râziq, la vie du Prophète montre dans son ensemble qu’il ne s’est pas comporté comme un chef politique et n’avait pas cette vocation. Ses engagements auprès de la communauté des fidèles, à La Mecque comme à Médine, sont restés dans les limites de sa mission apostolique. Il faut, ajoute l’auteur, examiner la vie du Prophète de près pour la délivrer des représentations tardives qui l’ont obscurcie ou qui ont cru y voir une dimension politique proprement dite. Les califats d’Abû Bakr et de ‘Umar relevaient de circonstances historiques spécifiques, non d’une exigence religieuse. Il s’agissait d’un règne proprement politique dicté par des considérations pratiques légitimes, mais sans aucun contenu religieux. C’est un règne, dit-il, a-religieux ou non religieux (lâdînî) 50. Reprenant l’opinion musulmane traditionnelle majoritairement défavorable aux Omeyyades et à la transformation du pouvoir califal en un pouvoir dynastique, ‘Alî ‘Abd al-Râziq juge que l’invocation du califat n’a, depuis la Grande Discorde 51, servi qu’à légitimer le despotisme et l’absolutisme. À ce titre, l’abolition de cette institution est un acte salvateur. Elle permet d’enlever toute légitimation d’ordre religieux aux pratiques de gouvernement chez les musulmans.

En Égypte et dans une large partie du monde musulman, les thèses de ‘Alî ‘Abd al-Râziq suscitèrent un retentissement et des polémiques sans précédent. Le traumatisme de l’abolition du Califat semblait y être pour beaucoup. Les cercles dits libéraux, y compris une partie des néo-réformistes musulmans, prirent fait et cause pour lui, tandis que les journaux libéraux rivalisèrent en compliments. Pour al-Hilâl, « que Monsieur ‘Abd al-Râziq ait réussi à fonder sa théorie sur la religion – comme nous le pensons – ou non, sa théorie est en accord avec les principes du pouvoir au XXe siècle, qui confère la souveraineté à la nation, à l’exclusion de toute personne quelle que soit sa filiation ou ses autres qualités 52 ». Al-Muqtataf estime que l’auteur de L’islam et les fondements du pouvoir est comparable à Martin Luther : « Le tollé provoqué autour de son ouvrage nous rappelle celui qu’a provoqué Luther, le leader de la réforme chrétienne dont le savoir a eu l’influence la plus décisive sur ce que nous voyons comme évolution religieuse, littéraire et matérielle dans les royaumes européens 53. »

Rashîd Ridâ et l’aile néo-réformiste dont il est la figure de proue sont cependant violemment opposés à cette vision anticalifale. Aussitôt que al-Islâm wa usûl al-hukm est publié, ‘Alî ‘Abd al-Râziq est pris à partie sans ménagement par Rashîd Ridâ 54. Pour ce dernier, le plus scandaleux est qu’un tel ouvrage puisse être écrit par un cadi, un juriste et un théologien respecté de l’Azhar. Il appelle formellement les membres de cette institution à prendre leur distance à l’égard de leur collègue. La charge est féroce. ‘Abd al-Râziq est accusé par Ridâ de vouloir saper aussi bien les fondements de l’islam, de sa loi, que ceux de l’unité des musulmans. Son ouvrage est considéré comme procédant de la propagande coloniale et de celle de ses alliés locaux, etc.

A contrario de ce qu’affirme Ridâ, les autorités britanniques et égyptiennes paraissent également outrées par le contenu de l’ouvrage. Il est considéré, en raison notamment de sa véhémence antidespotique, comme indirectement adressé à elles. Mais il y a vraisemblablement plus. Au lendemain de l’abolition du califat, les autorités égyptiennes avaient favorisé différentes rencontres « panislamiques » visant à restaurer le califat et, peut-être, à faire du roi d’Égypte le nouveau calife. Les autorités britanniques semblaient enthousiastes pour ces démarches qui pouvaient faire d’un pays encore sous leur tutelle la nouvelle métropole califale. L’ouvrage de ‘Abd al-Râziq ne pouvait que susciter leur méfiance et apparaître comme opposé à l’ambition qu’ils nourrissaient 55.

III Partie

Le paradigme anti-démocratie libérale

Notes

56.

Sayyid Qutb (m. 1966) est un essayiste et critique littéraire. Il rejoint les Frères musulmans au milieu des années 1950 et devient le théoricien de leur aile radicale.

+ -

57.

Abû al-‘Alâ al-Mawdûdî (m. 1979) est le fondateur du parti pakistanais Jamaat-e-Islami.

+ -

58.

Sayyid Qutb, Ma‘âlim fî al-tarîq, Dâr al-shurûq, Le Caire, 1979, 97-98.

+ -

59.

Ibid., p. 100.

+ -

60.

Olivier Carré, Mystique et Politique, Cerf, 1984, p. 196.

+ -

61.

Ibid.

+ -

62.

Sayyid Qutb, cit., p. 3.

+ -

63.

Ibid., p. 4

+ -

64.

Ibid

+ -

65.

Ibid

+ -

66.

Ibid., p.5.

+ -

67.

Ibid., p.6.

+ -

68.

Olivier Carré, cit., p. 197.

+ -

69.

Sayyid Qutb, Ma‘âlim fî al-tarîq, cit., p. 6.

+ -

70.

Ibid, p. 8.

+ -

71.

Ibid.

+ -

72.

Ibrahim Nûr, al-Haraka il-islâhiyya mâdhâ baqiya minhâ, al-ma‘had al-‘âlamî li-l-fikr al-islâmî, Amman, 1999, p. 20.

+ -

73.

Ibid, p. 21.

+ -

74.

Ibid.

+ -

75.

Ibid.

+ -

76.

1st Earl of Cromer (m. 1917) a été le consul général britannique en Égypte après la conquête de celle-ci en 1882 par la Grande-Bretagne.

+ -

77.

Ibrahim Nûr, cit., p. 22.

+ -

78.

On a souvent souligné le caractère paradoxal de la « fusion » entre le néo-qutbisme (ou post-qutbisme) et le néo-wahhâbisme. Rappelons, d’une part, que très tôt, dès les années 1930, les relations entre l’Arabie saoudite et les Frères musulmans furent complexes et parfois D’autre part, ce qui était interprété dans les années 1950 comme des rivalités entre « gauche panarabe » et « droite panislamique » correspondait en partie aux rivalités prosaïques entre l’Égypte de Nasser et l’Arabie des Saoud (traduites à la fin des années 1960 par les hostilités opposant Nasser, président de l’Égypte, et Fayçal, roi de l’Arabie saoudite). L’accueil en nombre important par l’Arabie saoudite de militants Frères musulmans radicalisés dans les prisons nassériennes, notamment après la mort de Nasser en 1970, a été décisif sur le plan des évolutions idéologiques. Pour les néo-qutbites et néo-wahhâbites, le terrain militaire afghan des années 1980 a été la seconde étape, favorisant aussi bien les frictions que les convergences. Les dissensions internes en Arabie saoudite, auxquelles les « Arabes afghans » ont activement pris parti, au sujet de l’arrivée massive de troupes américaines en préparation de la guerre du Golfe de 1991 a accéléré le processus. On connaît la suite et les terrains se sont multipliés depuis, notamment au gré de la prolifération des interventions étrangères et des foyers de tension.

+ -

79.

Parmi les littératures abondantes sur cette question, voir notamment l’ouvrage de Burhan Ghalioun, Le Malaise L’État contre la nation, La Découverte, Paris, 1991, qui présente une vue synthétique encore édifiante.

+ -

80.

Mohamed Abed Al-Jabri (m. 2010) était un philosophe et politologue marocain.

+ -

81.

Al-Jabri, al-Ittihâd, no 7, juin 2008, 14.

+ -

82.

Ibid.

+ -

83.

Ibid.

+ -

84.

Ibid.

+ -

Une nouvelle reconfiguration idéologique se dessine entre les deux guerres. L’idée d’un monde musulman unifié au moins en principe est de plus en plus mise à mal après l’abolition du califat. Les mouvements de libération structurent de plus en plus la vie publique et politique à partir de cadres, de paradigmes coloniaux et aussi à partir des découpages territoriaux qui leur sont liés. Les nationalismes d’inspiration libérale ou marxisante sont en expansion. Ceux d’inspiration libérale sont de plus en plus adeptes de la figure du despote éclairé, notamment en raison du triomphe du kémalisme. Les seconds sont naturellement enclins à reprendre à leur compte la critique communiste de la démocratie libérale. Mais l’opposition antilibérale  se fait entendre à grande échelle, essentiellement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La démocratie libérale est de plus en plus présentée dans le discours de mouvements de libération comme un simple argument de propagande impérialiste.
Cependant, la critique la moins prévisible et la plus véhémente du libéralisme vient de Sayyid Qutb 56. Évoluant auparavant dans les milieux littéraires libéraux du Caire, il se rallie aux Frères musulmans au milieu des années 1950. Sur la question de la démocratie, il reprend en principe les mêmes idées néo-réformistes : respect de la liberté de conscience et de la volonté de la nation, le peuple doit disposer de l’autorité de désigner ses gouvernants selon des modalités qui peuvent varier d’une époque à l’autre et d’une société à l’autre, etc. Cependant, Qutb opère une distinction radicale entre la souveraineté en tant que telle et la légitimité de désigner son gouvernement. La légitimité a pour lui un caractère procédural et pratique. Elle correspond au droit « positif » de désigner ses gouvernants. Reprenant l’idée de la souveraineté divine telle que développée par Abû al-‘Alâ al-Mawdûdî 57, Qutb entend par souveraineté ce qu’il considère comme l’autorité intangible dont émane la norme. Au-delà de son inscription dans un corpus concret ou historique, la norme s’origine dans le transcendant, dans le Révélé. Elle est ontologiquement divine, et c’est ce qui lui donne son caractère objectif 58. Dans son principe même, la norme ne peut être simplement une question d’opinion majoritaire ou de subjectivités individuelles erratiques 59. Pour lui, la shûrâ ou la démocratie présuppose en dernière analyse un certain rapport à la transcendance : « C’est que Dieu y tient, à cette shûrâ, autant qu’à la prohibition du ribâ. Elle est une inspiration, une pratique de tous les secteurs de la vie sociale, pas seulement du régime politique 60. » La shûrâ ou la délibération collective a donc pour mission d’imprégner l’ensemble des normes. C’est, d’après lui, le seul moyen de sauver une humanité au bord du gouffre moral : « La liberté européenne n’est humaniste que de nom, elle consiste dans la préservation des intérêts individuels. Voilà l’unique but des institutions parlementaires, des constitutions démocratiques, de la presse libre, de la garantie de la loi, etc. En fait, l’aboutissement réel en est la tyrannie d’une minorité de capitalistes sur l’écrasante majorité des non-privilégiés 61. » Les musulmans, à ses yeux, ont un devoir moral à l’égard de l’humanité, menacée selon lui par le relativisme nihiliste 62. « Seul l’islam est en mesure de fournir le modèle d’une société démocratique 63 » qui met à contribution « les progrès matériels accomplis en Europe 64 », tout en délivrant l’humanité du relativisme moral dominant 65. « Mais l’islam ne peut jouer son rôle que s’il se matérialise dans une société 66 ». L’humanité ne peut écouter – surtout à notre époque – un credo abstrait dont on ne voit pas l’attestation factuelle dans une vie observée. Or l’« existence » de la nation musulmane a cessé depuis de nombreux siècles. La nation musulmane n’est pas une « terre » sur laquelle l’islam se serait développé 67. Elle n’est pas un « peuple » dont les ancêtres vivraient à une époque historique donnée selon le système islamique.

« Il ne suffit évidemment pas qu’il y ait un État peuplé de musulmans pour qu’il soit islamique 68. » La nation musulmane « est composée de personnes dont la vie, les conceptions, les positions, les systèmes, les valeurs et les critères de jugement procèdent de la méthode islamique 69». Il n’y a sur terre, parmi les musulmans comme ailleurs, que « paganisme » (jâhiliyya) nihiliste, où les êtres humains sont dans leur totalité victimes d’une atteinte à leur dignité : « L’injustice commise à l’égard des individus et des peuples par la domination du capital et du colonialisme n’est qu’un effet parmi d’autres de cette agression à l’égard de la souveraineté divine et de la négation de la dignité conférée par Dieu à l’homme 70. » Il faut donc faire exister pour ainsi dire ex nihilo une nation qui constituera un modèle. Aucune liberté et aucune démocratie ne sont selon lui concevables dans aucune des sociétés humaines en l’état actuel des choses : « Dans tout système autre qu’islamique, les êtres humains sont esclaves les uns des autres – sous une forme ou une autre. Seule la méthode islamique permet aux hommes de se libérer de l’esclavage qu’ils subissent les uns de la part des autres 71. »
Qutb entend amputer les Frères musulmans de leurs racines néo-réformistes :
« Cette école, dit-il, est dans son ensemble sous l’influence des méthodes de pensée et des idées étrangères à la méthode de la pensée islamique pure 72. » Al-Afghânî, ‘Abdû et leur mouvance sont pour lui clairement victimes de cette influence qui les conduit « à admirer les auteurs européens anticléricaux et à les qualifier de libres penseurs 73». De la même manière, il prend à partie les auteurs qui, dit-il, « affectionnent d’écrire sur la démocratie et la liberté occidentales 74». En se rapprochant des Frères musulmans, Qutb ne peut se satisfaire de leur vision néo-réformiste pour laquelle la démocratie parlementaire est une voie acceptable pour la réalisation de la shûrâ islamique. Si, en la matière, les Frères musulmans sont héritiers de la vision d’al-Afghânî et de ‘Abdû, il faut, aux yeux de Qutb, commencer par une critique systématique du paradigme réformiste lui-même. Les réformistes et néo-réformistes sont décrits comme victimes d’une fausse vision de l’Europe : « ils appelaient à adopter les bonnes idées et pratiques 75» que l’on peut trouver chez celle-ci. C’est d’ailleurs, affirme Qutb, le colonisateur lui- même – en la personne 1st Earl of Cromer 76 – qui soutenait cette démarche.
« Il y a besoin d’une vision plus profonde et plus large, d’une indépendance et d’une autosuffisance de la méthode islamique 77. »
Du point de vue de l’évolution idéologique globale, les thèses de Qutb imposeront aux Frères musulmans et aux mouvements qui en sont issus un débat interne qui demeurera toujours difficile à trancher. Qu’est-ce qui incarnerait véritablement la position du mouvement sur la question de l’État et de la démocratie ? Les années de prison nassériennes de Qutb ainsi que son exécution n’ont en tout cas pas été pour rien dans l’écho que ses thèses rencontreront auprès du « jihâdisme radical ». Celui-ci sera travaillé par de très nombreux facteurs supplémentaires. Le radicalisme révolutionnaire de Sayyid Qutb y connaîtra des formes de fusion inattendues 78 avec des influences d’ordre multiple, notamment puritanistes d’inspiration néo- wahhâbite.

Durant la guerre froide, l’évolution géopolitique  dans  les  pays  à  majorité musulmane a globalement été favorable à différentes figures de l’autoritarisme. La problématique politique devient celle de l’État et des reconfigurations étatiques nés du découpage colonial. Les États postcoloniaux apparaissent d’abord comme la traduction d’un ordre exogène, porteur d’une contradiction constitutive entre la société et l’État 79. Celui-ci peine à s’imposer autrement que par la violence policière. Ce fut particulièrement le cas en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe. Pour ce dernier, une nouvelle phase d’autoritarisme postcolonial s’amorce spectaculairement dès la fin des années 1960. D’une part, il y a, au lendemain de la guerre des Six- Jours, l’arrivée au pouvoir et l’installation durable dans plusieurs pays de régimes autocratiques se revendiquant du socialisme arabe, parfois qualifiés de semi-staliniens ; d’autre part, la transmutation pétrolière donne aux monarchies ultraconservatrices et proaméricaines du Golfe une influence politique croissante.

Abed Al-Jabri 80 tente de résumer cette situation en affirmant d’emblée qu’il n’y pas stricto sensu une question spécifique au rapport de l’islam à  la démocratie. La question centrale, pour lui, est le fait qu’il y a un déficit démocratique lié aux États du tiers-monde. Ce dernier terme, dit-il, a été créé durant la guerre froide pour désigner l’espace dans lequel il y avait une lutte acharnée entre l’Occident capitaliste et le bloc communiste. Le bloc occidental avait principalement pour politique d’organiser des coups d’État et d’installer des régimes dictatoriaux en Amérique latine, en Asie ou en Afrique. Il s’agit, ajoute-t-il, de régimes qui se revendiquent ouvertement de ce bloc ou qui tiennent leur force de son soutien de manière moins affichée :

« De cet état de fait, les victimes ont été la démocratie et les libertés, que celles-ci aient préexisté d’une manière ou d’une autre ou qu’elles n’aient eu d’existence qu’en tant que projet 81. » Pour le bloc communiste, « la stratégie à l’égard du tiers-monde a été celle de créer des partis communistes ou de soutenir des partis existants […]. La dénonciation de la “démocratie bourgeoise” a été particulièrement nourrie 82 ». À cet égard, rappelle-t-il, la réputation « de la démocratie et des libertés n’était guère positive dans les pays du tiers-monde, dont les pays musulmans, jusqu’à il y a trente ans 83 ». À ses yeux, c’est la guerre froide « qui est responsable à grande échelle de l’absence de la démocratie dans les pays du tiers-monde 84 ».

Notes

85.

Ibid.

+ -

86.

Hanafî est probablement le seul à avoir formellement revendiqué cette étiquette de « gauche islamique » (al-yasâr al-islâmî). Les tendances incarnées par le Soudanais Hasan al-Tûrabî et le Tunisien Râshid al-Ghannûshî sont souvent considérées comme faisant partie de cette « gauche ».

+ -

87.

Hasan Hanafî, al-Yamîn wa l-yasâr fî l-fikr al-dînî, Manshûrât dâr ‘alâ al-dîn, Damas, 1996, 7.

+ -

88.

Pour al-Turâbî, « la démocratie – pas la démocratie occidentale, mais la démocratie en tant que telle dans son concept » est incluse dans le concept de la shûrâ. Mais l’usage des termes modernes ne doit pas selon lui être considéré comme problématique. Il semble adopter sur cette question une position sinon plus libérale du moins sensiblement identique à celle du néo-réformisme. Mais son engament politique effectif sur le terrain soudanais et régional parait évidemment beaucoup plus difficile à interpréter. Voir al-Turâbî, al-Islâm, al-dîmuqrâtiyya, al-dawla, al-gharb, Dâr al-jadîd, Beyrouth, 1995, 15-28.

+ -

En réaction manifeste à l’autoritarisme triomphant, on observe depuis les années 1970 un regain d’intérêt aussi bien pour les sources normatives religieuses de l’islam que pour les littératures politiques classiques. Un certain nombre de textes tels que la charte de Médine (Sahîfa/Constitution médinoise), les délibérations de la Saqîfa, etc., sont remobilisés pour donner une légitimité proprement religieuse à la nécessité de la mise en place d’institutions démocratiques. S’agit-il de refonder le concept de la démocratie à partir de sources religieuses et profanes islamiques ou de s’inscrire simplement dans une logique de surenchère politique apologétique face à l’autoritarisme dominant ? La « gauche islamique 85 » incarne à bien des égards cette nouvelle tendance. Pour l’universitaire Hassan Hanafî 86, il faut passer d’une foi théologale à une foi pratique permettant « à la majorité opprimée de réinterpréter le Texte en sa faveur pour désarmer la minorité dominante 87 ». Dans ses deux ouvrages, Min al-‘aqîdâ ilâ al-thawra (« Du dogme à la révolution ») et Al-yamîn wa l-yasâr fî l-fikr al-dînî (« La droite et la gauche dans la pensée religieuse »), il passe en revue le corpus théologique traditionnel dans toute sa diversité, pour mettre en cause ce qu’il considère comme son enfermement dans des catégories herméneutiques spéculatives. L’arrière-plan marxisant transparaît bien entendu dans l’idée qu’il faut remplacer cette préoccupation interprétative par le souci de la transformation révolutionnaire des sociétés musulmanes. Pour Hanafî, la question des libertés relève de la question plus générale de la libération. Il renoue ainsi avec le concept classique de la double émancipation, contre « la réaction locale et contre le capitalisme impérial », chère au communisme et aux nationalismes arabes ou tiers-mondistes. Les tentatives se multiplient pour que la légitimation, dans et par le Texte, des libertés fondamentales, de l’égalité homme-femme, de la liberté de conscience, des droits des minorités, etc., ait un caractère radicalement massif et nécessaire. L’émergence du concept de l’« État civil » (al-dawla al-madaniyya), tel qu’il apparaît sous la plume des leaders soudanais  Hasan al-Tûrabî 88 et tunisien Râshid al-Ghannûshî, permet de voir qu’un certain corpus – libertés fondamentales, suffrage universel, etc. – emporte une adhésion de plus en plus large.

Les modes de légitimation de celle-ci et leur lexique conceptuel sont naturellement variés et relèvent à ce titre de ce que John Rawls appelle « an overlapping consensus » (« un consensus par recoupement »). Le consensus antidémocratique dans  une  partie  du  monde  musulman, et singulièrement dans le monde arabe, est encore plus hétéroclite. Il y a d’abord l’idéal jihadiste post-qutbien, pour qui l’invocation de la démocratie n’a d’objectif que de masquer l’usurpation matérialiste et obscène de la souveraineté intangible. À gauche, bien qu’affaiblie, la critique traditionnelle de la démocratie capitaliste et bourgeoise ou des visées impérialistes qui

se cacheraient derrière le discours démocratique est encore présente sous des formes multiples. Par ailleurs, il va de soi que les bureaucraties d’État, militaires ou civiles, aussi bien que les institutions religieuses traditionnelles et les élites occidentalisées nourrissent encore une grande méfiance à l’égard des masses populaires. Le Printemps arabe n’a pu entamer significativement cette méfiance. Il l’a même renforcée à certains égards, notamment après le tournant violent qu’ont pris les événements, par exemple en Libye, en Syrie ou au Yémen. Ceux-ci semblent offrir de nouveaux terrains aux ingérences étrangères et aux jihâdismes post-qutbiens. Certes, dans plusieurs pays à majorité musulmane, comme l’Indonésie ou la Turquie, l’option démocratique semble désormais assez solide. Mais il en va autrement dans le monde arabe. Les événements révolutionnaires amorcés en 2010 ont d’abord été accueillis comme ouvrant de nouvelles options, notamment en matière démocratique, mais l’enthousiasme ainsi suscité est désormais assez tempéré. Il s’avère en tout cas que la réponse que ces événements peuvent apporter est encore incertaine. Et les dynamiques profondes dont ils témoignent n’ont évidemment pas encore dit leur dernier mot.

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