Mouvements protestataires : le retour de la violence
Introduction*
Les mouvements protestataires face à la violence
La violence des mouvements sociaux
Les six types de violence des mouvements protestataires
Le retour de la violence politique en France
2006-2009 : la réémergence de la violence politique
2013-2018 : la période dominée par la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes et l’opposition à la loi Travail
2018-2019 : le moment Gilets jaunes
2022-2023 : les violences politiques du « monde d’après »
La « logique d’efficacité » de l’action violente
Violence et mouvements sociaux : un débat récurrent
La « prise de pouvoir » des éléments radicaux dans les principaux conflits sociaux récents
Ces français qui pensent que la violence paie
Les Français qui comprennent les violences
Les Français qui tolèrent les violences en ne les condamnant pas
Les Français qui approuvent pleinement les violences
Le profil des individus qui estiment que la violence paie
Les questions soulevées par le retour de la violence politique en France
Le piège de la violence
Le symptôme d’une crise de la démocratie française
Violence politique : les risques qui se profilent
Conclusion
Résumé
En France, depuis plusieurs années, les mobilisations sociales et la contestation, en particulier dans la sphère écologiste, s’accompagnent de plus en plus souvent d’actes violents. Si les décennies 1980-1990 ont été une période de basse intensité, la violence a fait un bond spectaculaire dans les années 2018-2019 avec, notamment, le mouvement des Gilets jaunes. Ce retour de la violence politique relève d’organisations plus ou moins structurées, de groupes informels ou de réseaux affinitaires, ayant généralement pour caractéristique commune d’être dans une logique anticapitaliste ou « antisystème ». Cette violence s’exprime diversement : violences verbales, obstructions, intrusions illégales, dégradations, vols de biens matériels, piratage de sites internet, usurpation d’identité, harcèlement, intimidation. Même s’il faut se montrer extrêmement prudent, on ne peut bien évidemment pas exclure une dérive de nature « écoterroriste » ou terroriste avec l’arrivée d’activistes qui chercheraient à blesser et à tuer intentionnellement des personnes.
Au sein du monde militant et même d’une partie de la population, il existe un sentiment selon lequel la violence paie, qu’elle constitue le moyen le plus efficace pour opérer les changements voulus tant sur le plan écologique qu’économique et social. Il faut se demander pourquoi un certain nombre de Français en viennent à penser que seule la violence est efficace. À tout le moins, on peut dire que cette violence est un symptôme supplémentaire de la crise de notre démocratie. Cette étude n’aborde pas le cas des groupes appartenant à l’ultradroite et à la mouvance identitaire.
Eddy Fougier,
Politologue, consultant indépendant, chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence et à l’Audencia Business School.
Covid-19 : la réponse des plateformes en ligne face à l'ultradroite
Les décroissants en France. Un essai de typologie
La contestation animaliste radicale
Notre-Dame-Des-Landes : L'État, Le Droit, La Démocratie empêchés
La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017)
Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme
Les zadistes (2) : la tentation de la violence
Contester les technosciences : leurs raisons
Contester les technosciences : leurs réseaux
Incendie de la prison de Newgate lors des émeutes anticatholiques de Gordon, Londres, 6-7 juin 1780
Introduction*
L’auteur tient à remercier Guillaume Tavera pour la relecture de ce texte et pour ses remarques.
Yaël Goosz, « Plus aucune manif sans violences… Pourquoi ? », franceinter.fr, 7 décembre 2020.
« Il y a une logique instrumentale de la violence », entretien accordé par Xavier Crettiez, nouvelobs.fr, 29 mars 2023.
Michel Wieviorka, « La légitimité de la violence politique et sociale », Millénaire 3, 31 mars 2021.
Ibid.
Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier, Violences politiques en France, Presses de Sciences Po, 2021.
« Il y a une logique instrumentale de la violence », entretien accordé par Xavier Crettiez, nouvelobs.fr, 29 mars 2023.
Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier, op. cit.
On peut y rajouter d’autres types de mouvements, comme, par exemple, les No Borders, ce réseau transnational d’activistes qui défendent les droits des migrants, ou bien les mouvements féministes ou écoféministes radicaux.
Les violents affrontements entre éléments radicaux et forces de l’ordre en marge de certaines manifestations – contre le projet de réforme des retraites, lors d’une manifestation non autorisée d’opposants aux projets de « mégabassines » le 25 mars 2023 à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres ou encore pour le 1er mai – ont montré qu’en France, depuis plusieurs années, les mobilisations sociales et diverses formes de contestation sont souvent émaillées d’actes violents. À l’instar du journaliste Yaël Goosz, qui se demandait le 7 décembre 2020 dans un éditorial politique sur France Inter : « Pourquoi aucune manifestation ne peut plus désormais, se dérouler sans violence ?1 », on peut constater en effet que, désormais, un grand nombre de manifestations ou de protestations se caractérisent par des dégradations et des destructions de biens, des affrontements avec des policiers et des gendarmes ainsi que d’autres faits de violence perpétrés par des activistes radicaux.
Cela peut sembler aller de soi dans « un pays à forte tradition contestataire qui peut confiner à la violence2 » comme le dit le politiste Xavier Crettiez. Le sociologue Michel Wieviorka rappelle également qu’« à la fin des années 60, et jusqu’au milieu des années 70, la violence politique ou sociale en France était loin d’être un tabou3 ». Mais celui-ci remarque également qu’à la fin des années 1970, « le rejet de la violence politique et sociale se généralisait, en même temps que s’étiolaient les idéologies révolutionnaires, tiers-mondistes, marxistes4 ». On a ainsi connu en France durant les décennies 1980-1990 une période de basse intensité en termes de violence politique. Si l’on se fonde sur la base Vioramil5, qui recense quelque 6000 épisodes ou événements de violences collectives de 1986 à 2020, on peut voir que, durant les années 1980, seules 5% des manifestations étaient violentes, alors que plus de 43% de celles des Gilets jaunes ont généré des violences durant la période 2018-2019.
Cela signifie, par conséquent, que l’on assiste depuis quelques années :
– à un retour de la violence politique en France, notamment avec la contestation de « la loi Travail de 2016 et les “Gilets jaune” [qui] ont été un vrai moment de basculement dans l’expression de la violence physique dans l’espace public6 » ;
– à un élargissement des types d’individus et de groupes qui recourent à une telle violence, avec en particulier l’émergence depuis les années 2000 d’une violence perpétrée par des mouvements animalistes radicaux et des groupes écologistes radicaux ;
– à la légitimation croissante du recours à celle-ci de la part d’une partie non négligeable de la population.
Les principaux mouvements qui vont nous intéresser ici sont des organisations structurées, des collectifs ou des « groupes informels et réseaux affinitaires7 » ayant généralement pour caractéristique commune d’être dans une logique anticapitaliste et des mouvements de protestation sociale se situant, eux, plutôt dans une optique « antisystème ». Dans cette étude ne sont pas pris en compte les groupes appartenant à l’« ultradroite » et à la mouvance identitaire.
Ces mouvements peuvent être classés dans cinq catégories8 aux frontières souvent poreuses :
– les courants néoluddites, qui rejettent les technologies et la « technocratie » ;
– les courants animalistes radicaux, qui se présentent comme antispécistes ;
– les courants écologistes radicaux, qui peuvent créer des zones à défendre (ZAD) ;
– les courants de l’ultra gauche incarnés par des anarchistes, des anarcho-syndicalistes, des autonomes, des antifascistes ou bien des communistes révolutionnaires ;
– des mouvements de contestation sociale, dont les composantes les plus radicales ont fréquemment recouru à la violence, à l’instar des « Bonnets rouges » et des « Gilets jaunes ».
Les mouvements protestataires face à la violence
Hans-Martin Uelinger, Politische Partizipation in der Bundesrepublik. Strukturen und Erklärungsmodelle, WestdeutscherVerlag, Opladen, 1988.
Dieter Fuchs, « The Normalization of the Unconventional Forms of Political Action and New Social Movements », dans Gerd Meyer et Franciszek Ryszka (dir.), Political Participation and Democracy in Poland and West Germany, Wydawca, Varsovie, 1991.
« Représentations et présentations de soi des militants altermondialistes », dans Éric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste. Le second Forum social européen, La Dispute, 2005.
Il existe une typologie sur les rapports des mouvements sociaux à la fois à la légalité et à la violence, formalisée par les chercheurs allemands Hans-Martin Uelinger9 et Dieter Fuchs10 au tournant des années 1980-1990, qui a été reprise en France en 2005 par les politistes Tangui Coulouarn et Ariane Jossin11. Les mouvements sociaux peuvent avoir ainsi recours à trois modes d’action :
– des actions légales et non violentes (par exemple syndicats et ONG) ;
– des actions illégales, mais non-violentes (par exemple L214, Extinction Rebellion ou Dernière rénovation) ;
– et des actions à la fois illégales et violentes. Ce sont ces dernières qui vont nous intéresser dans cette étude.
La violence des mouvements sociaux
H. L. Nieburg, Political Violence. The Behavioral Process, St Martin’s Press, 1969.
La violence dont il est question ici n’est pas une violence de prédation au sens strict – consistant, par exemple, à détruire une vitrine pour piller un magasin pour son bénéfice personnel – ou bien une violence pour la violence, de type hooligan. Il s’agit bien d’une violence de nature militante et donc d’une violence à proprement parler politique, qui est définie de façon classique par H. L. Nieburg dans son ouvrage Political Violence12 comme « Les actes se traduisant par des destructions, des atteintes physiques, dont le but, le choix des cibles ou des victimes, la mise en œuvre et/ou l’effet, ont une signification politique ». Cette violence militante ou politique peut se traduire par des pillages de magasins, mais ceux-ci sont alors justifiés d’un point de vue politique, les militants d’extrême gauche, autonomes ou anarchistes parlant ainsi d’« autoréductions ». Si les pics d’adrénaline provoqués par des affrontements avec les forces de l’ordre peuvent également motiver les activistes, leur motivation principale reste avant tout de nature politique.
Au-delà de cette définition générique, il paraît nécessaire de préciser ce que l’on entend par violence en en distinguant différentes formes en fonction du degré de gravité des actions susceptibles d’être perpétrées par des mouvements protestataires. Les autorités publiques et ces mouvements n’en ont, en effet, généralement pas la même définition. Ces derniers tendent ainsi à établir une distinction stricte entre une violence ciblant les personnes, qu’ils disent rejeter la plupart du temps, et une violence visant des biens, qu’ils tendent à tolérer et même, dans certaines circonstances, à prôner.
Les six types de violence des mouvements protestataires
Manifeste pour l’abolition de la boucherie [en ligne].
Fabrice Valery, « 7 mois de prison pour la militante vegan qui s’était réjouie de la mort du boucher de Trèbes », 29 mars 2018.
On peut identifier six types de violences militantes.
La violence verbale
Même s’il n’est pas toujours facile de savoir à partir de quand il est question de violence au sens strict, on peut néanmoins considérer que la violence verbale constitue une forme de violence.
Prenons, par exemple, le cas du mouvement animaliste radical Boucherie abolition, qui recourt à des termes et à des expressions volontairement extrêmes pour parler du sort des animaux et de ceux qui seraient leurs « bourreaux ». En atteste le contenu de son Manifeste pour l’abolition de la boucherie13 dans lequel il est question d’« holocauste » à propos des animaux, de « crime caractérisé » dans le fait de manger de la viande ou décrit les multinationales comme les « plus grands tortionnaires de tous les temps », le ministère de l’Agriculture comme « ministère de l’agritorture » et les éleveurs comme des « kapos ». On peut mentionner aussi le cas de cette militante végane de Haute-Garonne qui a été condamnée par le tribunal de Saint-Gaudens à sept mois de prison avec sursis pour apologie du terrorisme pour avoir posté le message suivant sur Facebook, avant de le retirer, trois jours après le décès de Christian Medves, le chef boucher du Super U de Trèbes dans l’Aude, lors de l’attentat islamistes perpétré le 23 mars 2018 : « Ben quoi, ça vous choque un assassin qui se fait tuer par un terroriste ? Pas moi, j’ai zéro compassion pour lui, il y a quand même une justice »14.
Des actions d’obstructions
Les actions d’obstructions visant à bloquer ou empêcher une action peuvent relever de la non-violence, mais elles peuvent aussi impliquer un recours à la force, occasionner des intrusions et/ou des occupations illégales. Y recourent notamment des individus qui souhaitent tout mettre en œuvre pour empêcher ou retarder au maximum le démarrage de travaux d’un projet auquel ils s’opposent et/ou empêcher ou, au moins, ralentir l’avancée des forces de l’ordre qui souhaitent défendre le chantier. C’est ce que l’on a pu voir, par exemple, à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens et à Bure. Cela peut se traduire, le cas échéant, par la mise en place d’une zone à défendre (ZAD).
Des actions d’intrusions illégales, de dégradation, de destruction ou de vol de biens matériels, de piratage de sites internet ou d’usurpation d’identité
Cela renvoie notamment à la notion de sabotage économique, qui consiste à provoquer délibérément des dommages économiques pour la cible visée et, par conséquent, à nuire à ses intérêts afin de l’inciter à revenir sur un projet ou sur une décision ou bien à renoncer à une activité spécifique.
Des actions de harcèlement et d’intimidation de personnes
Certains activistes peuvent s’en prendre aux personnes, et pas seulement aux biens, sous la forme d’un harcèlement et d’une intimidation. Cela se traduit concrètement par des menaces, y compris des menaces de mort et d’enlèvement d’enfants, ainsi qu’un harcèlement physique (harcèlement téléphonique, « visites au domicile », etc.). Les cibles de ces actions peuvent être des représentants de l’État (notamment des forces de l’ordre), des élus, des employés d’entreprises ou de sous-traitants, des riverains, etc.
Des affrontements ouverts à l’aide de différents moyens offensifs
Les éléments les plus radicaux peuvent prôner des affrontements directs en recourant en particulier à diverses armes par destination et en privilégiant la plupart du temps deux cibles : les représentants des forces de l’ordre lors de manifestations ou de l’évacuation d’un lieu occupé, et des militants d’extrême droite, en particulier pour les groupes antifascistes.
Des actions visant à blesser et a fortiori à tuer intentionnellement des personnes
Ces dernières décennies, ce dernier type de violence perpétrée à l’aide d’armes classiques, en particulier des armes à feu ou des explosifs, ou même d’armes par destination, ne concerne pas, fort heureusement, les mouvements protestataires en France. Mais, il est évident que certains activistes sont sur une ligne de crête en la matière si l’on s’en tient, par exemple, aux armes par destination auxquelles ils peuvent avoir recours (par exemple, les jets d’acide sur les forces de l’ordre) et à la façon dont ils les utilisent.
Le retour de la violence politique en France
Agence France Presse, « 1er mai : 540 interpellations et 406 policiers et gendarmes blessés en France », 2 mai 2023.
Les violences en marge des manifestations du 1er mai 2023 ont été l’incarnation d’une forme de nouvelle « normalité ». Elles étaient annoncées par le préfet de police de Paris Laurent Nunez. Elles se sont produites, comme prévu. Des black blocs se sont formés à Lyon et à Paris en tête de cortège. Des dégradations visant des agences bancaires, des fast-foods ou des agences immobilières ont été constatées, tout comme le pillage de magasins. Enfin, des affrontements avec les forces de l’ordre ont eu lieu dans certaines villes au moment de la dispersion de la manifestation. Le nombre de blessés chez les policiers a été élevé, tout comme celui des interpellations15. Mais, ce qui paraît aujourd’hui « normal » ne l’a pas toujours été ces dernières décennies. On oublie, par exemple, qu’il n’y a pas eu de violences en marge de l’important mouvement social de 1995 contre le plan Juppé. De même, en 2003, celles-ci ont été mineures lors des mobilisations contre la réforme des retraites Fillon, sans commune mesure avec ce que l’on peut observer ces dernières années.
On peut identifier quatre grandes « périodes » de violence émanant de mouvements protestataires ou de mouvements de contestation sociale depuis le début des années 2000 autour de quatre grands tournants, sans pour autant que les événements mentionnés ici, qui sont loin d’être exhaustifs, soient nécessairement reliés les uns aux autres.
2006-2009 : la réémergence de la violence politique
Le Monde avec AFP, « Violences après les manifestations anti-CPE : qui étaient les « casseurs » ? », 17 mars 2006.
Éric Aeschimann, « L’EHESS encore marquée par l’occupation de l’ultragauche », 31 mars 2006.
Hervé Kempf et Pierre Le Hir, « L’ouverture du pôle Minatec cristallise la critique des nanotechnologies », 2 juin 2006.
En décembre 2010, l’entreprise Biomatech à Chasse-sur-Rhône dans l’Isère sera également victime d’un incendie criminel revendiqué par des animalistes antivivisection avec un mode opératoire similaire.
La période s’étendant de 2006 à 2009 se caractérise par l’émergence ou la réémergence de plusieurs types de mouvements (ultragauche, animalistes ou écologistes radicaux, néoluddites, No Borders, black blocs) que l’on peut observer sur plusieurs « fronts » (lutte contre le contrat première embauche, Bure, projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, camp de migrants de Calais) et qui recourent à différents modes opératoires (affrontements avec les forces de l’ordre lors de manifestations, occupations de lieux, incendies volontaires, création de zones à défendre, parution d’ouvrages). Ils ont pour point commun de marquer le grand retour de la violence politique en France.
Le déclencheur de cette période est sans aucun doute le mouvement social anti-contrat première embauche (CPE) entre les mois de février et d’avril 2006, qui se caractérise par des manifestations d’étudiants et de lycéens, des grèves et des occupations d’universités, mais aussi par des violences et des affrontements. Ce fut notamment le cas le 16 mars 2006 où des affrontements se produisent sur le boulevard Saint-Michel et l’esplanade des Invalides à Paris entre certains manifestants et les forces de l’ordre au moment de la dispersion de la manifestation, ces dernières essuyant des jets de pavé et de cocktails molotov. Le Monde mentionnait alors dans son édition du 17 mars16 « quelque 500 militants d’extrême gauche souvent masqués ou portant des casques ». En marge de ce mouvement, du 20 au 24 mars, le bâtiment de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) boulevard Raspail à Paris a été occupé par plusieurs dizaines d’activistes. Un article paru dans Libération parlait « d’un groupe informel d’étudiants, chômeurs, précaires, intermittents, fonctionnaires et même retraités, tous d’ultragauche17 ». Ceux-ci ont saccagé les bureaux, détruit ou volé du matériel informatique, inscrit des graffitis sur les murs, etc. Cet épisode a semblé marquer la réémergence de l’ultragauche sur la scène publique en France.
Parallèlement, d’autres luttes apparaissent ou prennent un tour nouveau durant cette période. En juin 2006, des activistes de Pièces et main-d’œuvre (PMO) perturbent l’inauguration du pôle Minatec à Grenoble18. C’est l’une des premières actions spectaculaires organisées par ce collectif technocritique. En juillet, des opposants au projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure lancent des pierres contre des gendarmes alors qu’ils manifestent devant le laboratoire de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) en charge du projet. C’est la première fois que des violences se produisent en marge d’une manifestation contre l’Andra.
Quelques mois plus tard, en mars 2007, paraît le premier ouvrage du Comité invisible, L’insurrection qui vient, qui est un succès de librairie. Même si le livre a été rédigé par des auteurs qui souhaitent garder l’anonymat, il est tout de même attribué à cinq individus qui vivent à Tarnac sur le plateau de Millevaches dans le centre de la France. En mai, un incendie criminel visant des locaux lyonnais de l’entreprise Tecniplast, qui fabrique des cages et de l’équipement d’animalerie, est revendiqué par des activistes se réclamant du Front de libération des animaux (ALF). La première action attribuée à l’ALF en France a été la « libération » de 1000 visons d’une ferme d’élevage de Thionville en novembre 2002. L’ALF multiplie les actions sur le territoire français à partir de 2005. Enfin, en août 2007, de jeunes opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) s’installent dans la ferme du Rosier, un bâtiment abandonné au sein de la zone d’aménagement différée (ZAD). C’est le premier squat sur cette zone.
En juin 2008, le laboratoire Charles River, qui élève des animaux de laboratoire, est la cible d’un incendie volontaire dans le Rhône provoqué par une bouteille de gaz et un dispositif de mise à feu qui détruit une partie de ses locaux et qui est attribué à l’ALF19. En novembre 2008, les membres du groupe dit « de Tarnac » sont arrêtés. Ils sont accusés d’avoir saboté des caténaires de lignes TGV dans l’Oise, l’Yonne et la Seine-et-Marne. Ils seront relaxés par la justice en avril 2018.
En mars et mai 2009, deux actions sont attribuées à l’ALF : la première est un incendie criminel visant le marché aux bestiaux d’Ussel en Corrèze et la seconde est un autre incendie criminel qui cible, cette fois, un bâtiment du laboratoire pharmaceutique Novartis à Saint-Louis dans le Haut-Rhin. Au mois d’avril, des violences sont perpétrées par des individus recourant à la tactique dite du black bloc à l’occasion du sommet de l’OTAN à Strasbourg. C’est la première fois que ce type de violence se produit à une telle échelle sur le territoire français. Le réseau de défense des migrants No Borders apparaît à Calais à partir du mois de juin. Enfin, en août, de nombreux participants au premier camp Action climat organisé à Notre-Dame-des-Landes décident de rester sur place en occupant des bâtiments abandonnés et en construisant les premières cabanes. C’est à ce moment-là que les activistes décident de transformer l’expression « zone d’aménagement différé » en « zone à défendre » (ZAD).
2013-2018 : la période dominée par la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes et l’opposition à la loi Travail
Baptiste Cogitore, « Des défenseurs des animaux revendiquent l’incendie du marché au cadran de Lezay », 14 mars 2014.
Edouard de Mareschal, « Violences à Nantes : Manuel Valls met en cause l’ultra-gauche », 22 février 2014.
Inspection générale de la Gendarmerie nationale, Rapport d’enquête administrative relative à la conduite des opérations de maintien de l’ordre dans le cadre du projet de barrage de Sivens (Tarn), 2 décembre 2014.
Le Figaro, « Barrage de Sivens : des affrontements entre manifestants et gendarmes à Gaillac », 27 octobre 2014.
Le collectif VMC, comme Vladimir, Martine and co doit son nom à Vladimir Martinenko, le conducteur de la déneigeuse qui a percuté, le 20 octobre 2014, l’avion qui transportait Christophe de Margerie, le patron du groupe Total.
Eugénie Bastié, « COP21 : le saccage du mémorial place de la République suscite l’indignation », 29 novembre 2015.
Aziz Zemouri et Marc Leplongeon, « Voiture de police brûlée : « J’ai cru que j’allais mourir » », 29 novembre 2016.
Jean-Christophe Dupuis-Rémond, « CIGEO à Bure : évacuation des zadistes du Bois Lejuc », 22 février 2018.
Caroline Piquet, « Incendie de gendarmerie à Meylan : les enquêteurs sur la piste anarcho-libertaire », 8 novembre 2017.
Marie Roussel, « À Bure, des individus saccagent un hôtel-restaurant et tentent d’y mettre le feu », 21 juin 2017.
Caroline Jouret, « Cuiseaux (71) : opération coup de poing dans un abattoir », 15 juin 2017.
Yann Gonon, « Incendie à la Casemate de Grenoble, « sans doute un acte volontaire », 21 novembre 2017.
Julien Boudisseau, « Manifestation du 1er mai : les images des violences qui ont éclaté à Paris », 1er mai 2018.
Marie Boetti, « Le vandalisme contre les boucheries reprend avec de plus en plus de violences », 3 septembre 2018.
La seconde période se déroule de fin 2013 à 2018. On peut identifier deux tournants majeurs durant celle-ci : la montée en puissance des « zones à défendre » (ZAD), tant à Notre-Dame-des-Landes, qu’à Sivens et à Bure ; et les violences perpétrées lors des manifestations contre la loi El Khomri au premier semestre 2016 avec une forme de prise de pouvoir des activistes d’ultragauche qui instaurent le « cortège de tête ». C’est également durant cette période que la cause animaliste radicale fait l’objet d’une importante médiatisation.
À partir du mois d’octobre 2013, le mouvement breton des Bonnets rouges, porté notamment par des petits patrons et des agriculteurs, se traduit par un certain nombre d’actions violentes : dégradation, démontage ou destructions de portiques écotaxe et affrontements avec les forces de l’ordre lors de manifestations.
En janvier 2014, le marché aux bestiaux de Lezay20 dans les Deux-Sèvres, l’un des plus importants de France, est victime d’un incendie criminel provoqué par l’explosion d’une bouteille de gaz à l’aide d’un dispositif de mise à feu volontaire. Cette action est revendiquée par des animalistes radicaux (du groupe d’origine britannique « Justice Department »). Au mois de février, des violences se produisent à Nantes en marge d’une manifestation d’opposants au projet d’aéroport de NDDL. La préfecture de la Loire-Atlantique évoque la présence de 1000 radicaux et le ministre de l’Intérieur de l’époque, Manuel Valls, dénonce la présence de l’ultragauche, d’individus du black bloc qui « à l’évidence voulaient non seulement saccager la ville mais voulaient casser du policier et du gendarme21 ». C’est à partir du mois d’août qu’à Sivens dans le Tarn, d’après le rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, « les opposants [au projet de retenue d’eau] mettent dorénavant en œuvre une stratégie de harcèlement quotidien des forces de l’ordre, des élus locaux favorables au projet, des fonctionnaires du Conseil général et des entreprises participant aux travaux22 ». Dans la nuit du 25 au 26 octobre, alors que de violents affrontements y opposent des activistes aux forces de l’ordre, Rémi Fraisse, un botaniste de 21 ans, est tué par l’explosion d’une grenade lancée par un gendarme qui s’est coincée entre sa veste et son sac à dos. À Gaillac, près de Sivens, lors de la manifestation organisée en hommage à ce dernier, le monument aux morts de la ville est détérioré par les manifestants les plus violents et des drapeaux français sont brûlés sur la place de la Libération23.
En février 2015, soit exactement un an après les violences de Nantes, de nouvelles actions violentes se produisent à Nantes et à Toulouse toujours lors de manifestations contre le projet d’aéroport de NDDL et en soutien aux ZAD. En août, le camp international antinucléaire et anti-autoritaire-VMC24 est organisé dans la Meuse par des opposants au projet de Bure. Certains de ses participants sont à l’origine d’une action d’intimidation visant un salarié de l’Andra et une dizaine de personnes qui participaient à ce camp décident de rester dans la région de Bure pour s’y installer. En novembre, à la veille de l’ouverture de la COP21 à Paris, des affrontements opposent des manifestants radicaux aux forces de l’ordre place de la République lors d’une manifestation non autorisée. Ils se traduisent notamment par le saccage du mémorial improvisé aux victimes des attentats du 13-Novembre qui s’étaient produits à peine deux semaines auparavant25.
Au premier semestre 2016, les manifestations contre la loi Travail, ou loi El Khomri, sont très souvent émaillées de violences, tandis que les éléments radicaux se positionnent le plus souvent en tête de cortège – ils parlent d’ailleurs du « cortège de tête ». D’habitude, ils se situaient en queue de cortège, ceux-ci attendant l’ordre de dispersion par les forces de l’ordre pour commencer à les harceler. En marge de ces manifestations, en mai, une voiture de police et ses occupants sont attaqués par des activistes, quai de Valmy à Paris, les policiers sont agressés et le véhicule est incendié26. À partir de juin-juillet 2016, les opposants radicaux au projet de Bure occupent pendant plusieurs mois une zone dans laquelle doivent se dérouler les travaux, le bois Lejuc, où se forme une sorte de ZAD. Celle-ci sera évacuée par les forces de l’ordre en février 201827. En décembre 2016, des bâtiments au sein de la ferme dite « des mille veaux » à Saint-Martial-le-Vieux dans la Creuse sont la cible d’incendies volontaires de la part d’animalistes.
Tout au long de l’année 2017, la société Enedis est victime de multiples actes de vandalisme et de sabotages dans différents départements de la part d’opposants au compteur Linky installés par l’entreprise. À plusieurs reprises cette année-là, des gendarmeries sont visées par des incendies volontaires à Limoges et à Grenoble en septembre, ainsi qu’à Meylan en Isère en octobre. Ces actions ont été perpétrées en réaction aux condamnations des activistes qui ont agressé des policiers quai de Valmy28. Le 1er mai, des violences se produisent en marge des manifestations syndicales. Au mois de juin 2017, les opposants radicaux au projet d’enfouissement des déchets radioactifs saccagent un hôtel-restaurant jouxtant le laboratoire de l’Andra à Bure29. Ce même mois, une soixantaine de militants du mouvement animaliste radical 269 Libération animale s’introduisent de nuit dans l’abattoir Bigard de Cuiseaux (Saône-et-Loire) et s’enchaînent avec des cadenas dans le couloir qui mène les animaux à la zone d’étourdissement30. En novembre, le centre de culture scientifique (CCSTI) à Grenoble, plus connu sous le nom de Casemate, est incendié et saccagé31.
Enfin, des violences se produisent lors de l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en avril 2018 ou lors du blocage des universités par des étudiants à partir du mois de mars. Le 1er mai 2018, un black bloc de quelque 1 200 éléments radicaux se forme près de la gare d’Austerlitz à Paris32. Il s’agit, à ce jour, du plus grand black bloc que l’on ait pu observer en France. C’est également au printemps 2018 que se multiplient sur tout le territoire français les actes de vandalisme et d’intimidation visant en particulier des boucheries et d’autres acteurs de la filière viande33. En outre, en septembre 2018, un abattoir dans l’Ain est partiellement détruit par un incendie criminel. Plus tard, en décembre 2018 et en avril 2019, des militants de Boucherie abolition s’introduiront dans trois exploitations de Normandie et d’Eure-et-Loir pour tenter d’y « libérer » des animaux d’élevage (poules, dindes, porcs).
2018-2019 : le moment Gilets jaunes
Xavier Crettiez, Nathalie Duclos, Violences politiques : théories, formes, dynamiques, Armand Colin, avril 2021, p. 197.
Kocila Makdeche, « Pourquoi « gilets jaunes » et black blocs ont fini par faire cause commune », 20 avril 2019.
Jacques Pezet, « 1er mai : les manifestants ont-ils applaudi les participants au black bloc », 3 mai 2019.
La troisième période est incarnée par les mobilisations du mouvement des Gilets jaunes qui, comme l’écrivent Xavier Crettiez et Nathalie Duclos, « constitue un moment inédit de la contestation sociale et politique en France par sa durée – un an – comme par l’intensité des violences34 ».
Ce mouvement se situe néanmoins quelque peu dans la lignée de celui des Bonnets rouges de 2013, avec un élément déclencheur commun (écotaxe sur les poids lourds pour les Bonnets rouges, hausse des taxes sur le carburant pour les Gilets jaunes), un même caractère à la fois spontané, populaire et violent et, au passage, un même résultat avec la suppression de l’écotaxe, d’un côté, et l’abandon de la taxe carbone, de l’autre.
Cette intensité des violences lors des mobilisations des Gilets jaunes a été particulièrement palpable le 1er décembre 2018 et le 16 mars 2019. Le 1er décembre 2018, l’« acte III » du mouvement se traduit par des scènes de guérilla urbaine à Paris, de violents affrontements avec les forces de l’ordre, des véhicules et des magasins et même des hôtels particuliers incendiés et, de façon très symbolique, des dégradations de l’Arc de triomphe place de l’Étoile. L’« acte XVIII », le 16 mars 2019, est marqué par des magasins pillés, des kiosques à journaux et voitures incendiés sur les Champs-Élysées, tout comme le restaurant Fouquet’s. Les violences sont perpétrées par des Gilets jaunes radicalisés, – le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner parlant d’ « ultra-jaunes » à leur propos –, mais aussi par des activistes de l’ultragauche. En effet, alors que l’on craignait au début du mouvement que celui-ci ne soit infiltré et manipulé par des activistes de l’ultradroite, ce sont plutôt ceux de l’ultragauche qui ont pris le dessus. À un point tel que, comme le rapporte le site de France Télévisions, ces derniers ont même été applaudis par des Gilets jaunes sur les Champs-Élysées le 16 mars 2019 : « Une haie d’honneur. C’est sous les applaudissements des « Gilets jaunes » que les militants du black bloc débarquent sur la place de l’Étoile, samedi 16 mars35 ». Ce sera également le cas lors de la manifestation du 1er mai 2019 à Paris36.
2022-2023 : les violences politiques du « monde d’après »
Christophe Cornevin, « Écologie radicale : plongée dans la France sabotée », 8 novembre 2022.
La Voix du Nord avec AFP, « Bretagne : un train bloqué, 1390 tonnes de blé déversées et gâchées, une enquête ouverte », 21 mars 2022.
Rémi Barroux, « Mégabassines : à Sainte-Soline, une mobilisation massive et marquée par de violents affrontements », 26 mars 2023.
LeHuffPost, « À Marseille, une usine Lafarge à l’arrêt après un sabotage par des militants écologistes », 11 décembre 2022.
Leila Mechaouri, « Leur serre détruite par des militants écologistes à Pont-Saint-Martin, les Maraîchers nantais portent plainte », 12 juin 2023.
Quentin Marshal, « Agriculture : 7 500 pommiers ravagés par un collectif dans le Tarn »,, 18 juillet 2023.
La dernière période correspond à la situation contemporaine post- Covid-19. Elle se caractérise en particulier par la montée en puissance des actes de sabotage et l’émergence des Soulèvements de la Terre. Elle est notamment incarnée par les violences commises en marge des manifestations d’opposition à la réforme des retraites en 2023, de Sainte- Soline en octobre 2022 et en mars 2023, du 1er mai 2023 ou, de façon moins visible des médias, par des actes de sabotage, notamment à l’instigation des Soulèvements de la terre, un collectif écologiste radical créé en 2021 par des activistes de la ZAD de NDDL.
Ces actes de sabotage semblent désormais relativement courants. Un article publié par Le Figaro le 8 novembre 202237 indiquait ainsi que, d’après des données du ministère de l’Intérieur, 104 actions violentes avaient été recensées en France entre le 1er janvier et le 30 octobre 2022. Les principales infrastructures ciblées étaient les antennes-relais et les installations de fibres optiques. Parmi les actes de sabotage économique récemment commis en France, on peut mentionner le blocage en mars 2022 d’un train transportant des céréales destinées à la fabrication d’aliments pour bétail près d’une usine Sanders dans le Morbihan avec le déversement sur les voies de 1500 tonnes de blé38 ; les actions de destruction de canalisations par des activistes à Sainte-Soline en octobre 2022 et en mars 202339 ; les actions de sabotage visant une usine Lafarge dans les Bouches-du-Rhône en décembre 2022, où quelque 200 activistes ont incendié des véhicules, détruit des équipements et souillé des murs40 ; la dégradation en juin 2023 de serres expérimentales des Maraîchers nantais41 ; ou encore le saccage en juillet de trois hectares de pommiers dans le Tarn42.
La « logique d’efficacité » de l’action violente
Le débat sur la violence est un facteur récurrent de désaccord, et même de clivage, au sein des mouvements sociaux. On a pu l’observer dans la période contemporaine, des altermondialistes aux Gilets jaunes.
Violence et mouvements sociaux : un débat récurrent
Éric de la Chesnais, « Ces agriculteurs qui « s’acoquinent » avec les écologistes les plus radicaux », 16 avril 2023.
Erwan Seznec et Géraldine Woessner, « Militants antibassines : le choix de la violence », 16 mars 2023.
Xavier Crettiez, « Réforme des retraites : « L’idée, sans cesse reprise depuis le mouvement des ‘gilets jaunes’, est que la violence paye » », 29 mars 2023.
Émission « Calvi 3D » présentée par Yves Calvi, BFMTV, 6 avril 2023.
C’est le cas ces derniers temps, par exemple, au sein du syndicat agricole la Confédération paysanne, qui a été l’un des fers de lance des mobilisations à Sainte-Soline en octobre 2022 et en mars 2023 et qui est, par ailleurs, connu pour ses actions de désobéissance civile. Nicolas Girod, son porte-parole national, explique ainsi dans Le Figaro qu’à Sainte-Soline le 25 mars 2023, on a assisté « à des modes d’actions qui ne sont pas les nôtres. Quelque chose de violent et difficile. On ne se sentait pas toujours à notre place » en reconnaissant que « cela nous a desservis43 ». Il constate également dans Le Point qu’« il y a des méthodes d’actions, chez les Soulèvements de la terre, qui ne sont pas les nôtres. On est sur un fil, y compris, chez nous, en interne. Nous avons choisi d’en faire nos alliés momentanés », tout en admettant, au final, que « C’est catastrophique de dire cela, mais la violence paie. Regardez les Gilets jaunes…44 ».
Les syndicalistes ou les militants associatifs critiquent ainsi souvent le court-circuitage de leurs mobilisations par des éléments radicaux, ce qui conduit les médias à couvrir ces événements en parlant davantage des violences que des doléances et des revendications ; le gouvernement à chercher à instrumentaliser ces violences à des fins politiques et à plus ou moins « criminaliser » la contestation ; et, en définitive, l’opinion publique à prendre progressivement ses distances avec les mouvements sociaux en question.
En même temps, nombre d’entre eux tendent, au mieux, à tolérer les actes violents et, au pire, à les soutenir dans une logique pragmatique d’efficacité en ayant le sentiment qu’en définitive, il n’y a que par la violence et la création d’un rapport de force, auquel celle-ci contribue grandement, qu’ils peuvent se faire entendre et que les lignes peuvent bouger. Cela correspond à ce que Xavier Crettiez qualifie de « logique instrumentale » de la violence politique : « L’idée, sans cesse reprise depuis le mouvement des « Gilets jaunes », est que la violence paye. Elle permet à la fois de faire réagir le pouvoir qui craint un désordre remettant en cause sa fonction première (assurer le contrat social et la paix civile) et d’obtenir une visibilité dans l’espace public puisque le feu et les cris attirent les caméras de télévision […]. L’idée s’installe progressivement qu’une manifestation traditionnelle sans heurts ne serait finalement que très peu utile45 ». Certains, à l’instar d’Hélène Fauvel, la secrétaire confédérale de Force ouvrière, parlent même à ce propos d’une véritable « jurisprudence Gilets jaunes »46, à partir du moment où le président de la République a fait un certain nombre d’annonces le 10 décembre 2018, soit quelques jours à peine après les violences du 1er décembre, annonces dont le coût était alors estimé à 8-10 milliards d’euros.
La « prise de pouvoir » des éléments radicaux dans les principaux conflits sociaux récents
Alban de Montigny, « La conquête de la tête de cortège », 25 mai 2016.
Gaspard d’Allens et Andrea Fuori, Bure, la bataille du nucléaire, Seuil / Reporterre, 2017.
Brochure du collectif les Bure à cuire, octobre 2016.
Aline Leclerc, « La violence, un « mal nécessaire » pour les « gilets jaunes » », 20 mars 2019.
Fabien Paillot et Aymeric Renou, « Rassemblement contre les mégabassines : à Sainte-Soline, un deuxième acte d’une violence extrême », 25 mars 2023.
Repris dans un tweet du Monde du 1er mai 2023 [en ligne].
Ce n’est donc pas un hasard si, dans nombre de conflits sociaux récents, les éléments radicaux ont pris le dessus sur les autres composantes des mouvements sociaux, au moins en termes de visibilité médiatique et politique. Cela a été le cas sur les ZAD de Notre-Dame-des-Landes et de Sivens (notamment à partir du décès de Rémi Fraisse en octobre 2014) ; lors d’importantes mobilisations sociales, comme celles contre la loi Travail en 2016 (avec l’instauration du « cortège de tête » alors qu’auparavant les services d’ordre des syndicats les en empêchaient47) ou bien celle des Gilets jaunes en 2018-2019 ; lors des manifestations des 1er mai en 2018, en 2019, en 2022 et en 2023 ; dans la lutte contre le projet de Bure en 2016-2017 ; ou encore dans la nébuleuse écologiste à partir de 2022-2023 avec les Soulèvements de la Terre.
En effet, on a pu voir que, dans ces différentes luttes récentes, des militants pacifiques, notamment membres d’associations légalistes, ont été dans un premier temps pris au dépourvu face aux actions violentes portées par des éléments radicaux, avant de considérer, pour nombre d’entre eux, que c’était finalement sans doute le meilleur moyen de faire avancer la cause qu’ils défendaient.
C’est ce que l’on a pu observer, par exemple, à Bure durant la période 2016-2017. Une militante historique, citée dans l’ouvrage de Gaspard d’Allens et d’Andrea Fuori, Bure, la bataille du nucléaire48, affirmait ainsi après une action commise par des éléments radicaux en juillet 2016 que « si on avait fait ça il y a vingt-cinq ans, on n’en serait pas là. Voir toute cette détermination, ça donne envie de descendre au fond du labo pour aller y mettre une bouteille de gaz ! ». Ces mêmes éléments radicaux avaient d’ailleurs noté, de leur côté, qu’« en quelques mois, la frange citoyenne a bien évolué, elle nous a suivi dans nos actions alors que début juin [2016], elle y était plutôt hostile49 ».
La même évolution semble s’être produite durant les mobilisations des Gilets jaunes. La journaliste du Monde Aline Leclerc notait ainsi à propos de la mobilisation du 16 mars 2019 que la « différence se lisait dans les regards. Le 24 novembre [2018], les « gilets jaunes » observaient les violences avec stupeur, si ce n’est avec effroi. Ce samedi [16 mars 2019], c’était plutôt avec bienveillance. Quand un groupe de black blocs remonta l’avenue [des Champs Élysées] dans la matinée pour aller charger les forces de l’ordre place de l’Étoile, il fut salué par les applaudissements de la foule50 ». Les témoignages de Gilets jaunes recueillis par la journaliste tendent à confirmer cette impression : « Avant, les black blocs faisaient peur à tout le monde, maintenant on trouve que c’est un plus. C’est eux qui font avancer les choses, nous, on est trop pacifistes » (John, animateur à Nancy) ; « Jusqu’ici, je m’interposais pour éviter la casse. Maintenant, je me dis : « Tant pis ». Quand j’ai vu casser le Fouquet’s, ce symbole de l’oligarchie, je ne dis pas que j’étais satisfaite mais je ne suis plus contre » (Jennifer, cariste) ; « Quand j’ai vu brûler la boutique Longchamp, j’ai pensé : « Ce n’est que justice ». C’est génial que ça casse parce que la bourgeoisie est tellement à l’abri dans sa bulle qu’il faut qu’elle ait peur physiquement, pour sa sécurité, pour qu’ils lâchent » (Ana, factrice à Toulouse) ; « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu » (Johnny, directeur de centre de loisirs dans les Ardennes).
Plus récemment, Christian et Marilyne, deux militants anti-bassines de « la première heure » cités dans Le Parisien-Aujourd’hui en France le 25 mars 2023 défendaient le même type de raisonnement : « C’est regrettable, mais sans la force, pas de résultats51 ». Il en était de même pour un manifestant à Nantes le 1er mai 2023 mentionné dans un live du Monde : « Je n’encourage pas la violence, mais je la comprends52 ».
Ces français qui pensent que la violence paie
Jérôme Fourquet, « Gilets jaunes : « une étincelle peut mettre le feu aux poudres », prévient Jérôme Fourquet », 18 août 2019.
« « Gilets jaunes » – Note n°3 : Usage et rapport à la violence du mouvement des « gilets jaunes », Ifop Focus, n° 192 », février 2019.
Le politologue Jérôme Fourquet expliquait dans un entretien accordé au Parisien en août 2019, dans lequel il établissait une sorte de bilan du mouvement des Gilets jaunes, que « la violence n’est plus disqualifiée d’emblée. Pour une partie de la population, cela fait partie des modes d’action recevables53 ». Même si, comme l’écrit le même Jérôme Fourquet dans une autre publication54, « La violence éclatant dans le cadre de conflits sociaux a toujours bénéficié d’un certain degré de compréhension en France », le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019 a représenté un tournant dans la perception de la violence des mouvements sociaux.
En témoigne notamment le fait qu’avant l’irruption de ce mouvement, les enquêtes d’opinion posaient rarement aux personnes interrogées la question de leur positionnement vis-à-vis de ces violences.
Dans les enquêtes réalisées à chaud au moment de mobilisations sociales ayant entraîné des violences ou bien à froid en dehors de périodes de conflits sociaux, les journaux ou les médias commanditaires et les commentateurs notent à juste titre qu’à chaque fois une très large majorité des individus interrogés condamnent les actes violents. Néanmoins, si l’on a la curiosité de s’intéresser aux autres, on s’aperçoit que leur proportion est loin d’être négligeable. C’est à ces individus que l’on va s’intéresser ici.
Même si les intitulés des questions ne sont pas toujours identiques selon les instituts de sondage, on peut globalement identifier trois catégories d’individus qui ont une vision plutôt positive des violences commises lors de mobilisations sociales.
Les Français qui comprennent les violences
Enquête Ipsos / Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof, « Fractures françaises 2022 – 10e édition », septembre 2022.
Enquête Harris Interactive pour challenges.fr, « Le rapport des Français à la démocratie. Quel regard les Français portent-ils sur la démocratie en 2021 ? », novembre 2021.
Enquête Harris Interactive pour challenges.fr, « Le cœur des Français 2022. Trajectoires et perspectives partagées par les Français en 2022 », juillet 2022.
Enquête Ipsos / Sopra Steria pour lemonde.fr, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof, « Fractures françaises 2022 – 10e édition », op.cit.
Sondage Elabe pour BFMTV, 7 octobre 2015.
Enquête Harris Interactive pour RMC et Atlantico, janvier 2018.
La première catégorie est celle des individus qui comprennent le fait de recourir à la violence lors de mobilisations sociales, sans pour autant les justifier ou a fortiori les approuver. Selon les enquêtes, la nature des questions posées et les mouvements sociaux, leur proportion peut varier de 20 à 40% de la population interrogée.
On le voit bien dans les enquêtes menées à froid. Ainsi, dans une enquête Ipsos de septembre 202255, 26% des individus interrogés trouvent normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts. La violence jugée la plus compréhensible semble être celle qui s’exprime en opposition à des décisions gouvernementales, à l’égard des élus, dans le cadre de conflits sociaux ou bien celle de nature militante. En revanche, c’est semble-t-il beaucoup moins le cas pour la violence des quartiers sensibles et celle des supporters de football.
C’est ce que montrent les résultats de deux enquêtes Harris Interactive respectivement publiées en novembre 202156 et en juillet 202257. Dans la première, 31% des personnes interrogées trouvent le fait que certains aient recours à des actes violents pour manifester leur opposition à des décisions prises par le gouvernement et les élus comme un moyen compréhensible de se faire entendre. Ils étaient 24% dans la seconde. En 2021, dans une enquête consacrée au rapport des Français à la politique et à la démocratie, de fortes minorités comprennent ainsi, sans les soutenir, les personnes qui interpellent certains élus avec des mots grossiers (37%), qui dégradent les permanences de certains parlementaires (24%), qui envoient des menaces aux élus par courrier ou sur les réseaux sociaux (22%), et même qui agressent certains élus (20%). En 2022, les actes violents jugés les plus compréhensibles sont les actes pour défendre les droits des femmes (26%), contre une fermeture d’usine (26%), contre la guerre (25%), contre un projet de loi du gouvernement (25%), pour défendre le climat (24%), pour défendre l’école (23%), contre le racisme (23%), ou contre les violences policières (23%). Enfin, dans l’enquête Ipsos de 202258 sur les « fractures françaises », les violences jugées « pas justifiées mais compréhensibles » sont tout d’abord les violences « de certains policiers lors de manifestations ou d’interpellations » (42%), mais aussi les violences de certains salariés à l’égard de leur patron (34%), les destructions ou taggages de permanences électorales d’élus (24%), les violences de certains manifestants lors de grèves ou de manifestations (24%), les violences de certains militants écologistes lors de manifestations ou d’actions militantes (23%), les menaces par courrier ou sur les réseaux sociaux contre des élus locaux ou nationaux (20%) ou encore les intrusions au domicile d’élus (14%).
On peut voir une même compréhension des actes violents dans une partie de l’opinion dans les résultats d’enquêtes réalisées à chaud lors de conflits sociaux récents : mobilisations des Gilets jaunes contre la réforme des retraites de 2023 ou à Sainte-Soline en mars 2023.
Sur d’autres conflits sociaux, on peut remarquer, par exemple, que 25% des individus sondés n’étaient pas choqués par les violences commises contre les cadres d’Air France en 201559. En outre, 27% souhaitaient que les « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes ne soient pas évacués après l’annonce par le gouvernement de l’abandon du projet d’aéroport en janvier 201860.
Un tiers des personnes interrogées indiquent comprendre les violences commises lors des manifestations (en %)
Source :
Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, décembre 2018 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 5 décembre 2018 ; Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, janvier 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 9 janvier 2019 ; Enquête Ipsos pour Le Nouveau Magazine littéraire, janvier 2019 ; Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, mars 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 20 mars 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023 ; Enquête Ifop pour Paris Première, mars 2023 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023.
Grille de lecture : 37% des personnes interrogées par Elabe en décembre 2018 indiquent comprendre les violences commises par les Gilets jaunes pendant les manifestations.
Les Français qui tolèrent les violences en ne les condamnant pas
Sondage Elabe pour BFMTV, 5 décembre 2018.
Sondage Elabe pour BFMTV, 9 janvier 2019.
Sondage Elabe pour BFMTV, 20 mars 2019.
Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023.
Sondage CSA pour CNews, 27 mars 2023, repris dans Tanguy Hamon, « Sondage : 85% des Français condamnent les violences contre les forces de l’ordre lors des récentes manifestations », c-news.fr, 28 mars 2023.
Sondage CSA pour CNews, 2-3 mai 2023, repris dans Tanguy Hamon, « Sondage : 82% des Français souhaitent durcir les sanctions contre les black blocs », c-news.fr, 3 mai 2023.
Certains individus vont un peu plus loin. Ils ne se cantonnent pas au fait de comprendre la colère et l’exaspération d’individus qui recourent à la violence lors de manifestations. Ils refusent de la condamner.
Entre 14% et 25% des personnes interrogées ne condamnaient pas les violences constatées lors du mouvement des Gilets jaunes – 18% en décembre 201861, 22% en janvier 201962 et 15% en mars 201963 – ; lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2023 (20%) et à Sainte-Soline également en 2023 (21%)64. De même, dans une enquête CSA65 réalisée deux jours après les affrontements dans les Deux-Sèvres, 14% des sondés ne condamnent pas les violences contre les forces de l’ordre lors des récentes manifestations. Enfin, une autre enquête CSA, en mai 2023, indique que 18% ne souhaitent pas durcir les sanctions contre les black blocs66.
Les Français qui approuvent pleinement les violences
La troisième catégorie de personnes interrogées est celle des individus qui vont jusqu’à approuver pleinement le fait de recourir à des actes violents. Dans la plupart des cas, ils sont moins de 10%.
C’est ce que l’on observe dans les enquêtes à froid, comme celles menées par Ipsos en 2022 sur les « fractures françaises », 8% des individus interrogés trouvent tout à fait normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts. Y sont jugés justifiées les intrusions au domicile d’élus (4%), les menaces par courrier ou sur les réseaux sociaux contre des élus locaux ou nationaux (3%), et les destructions ou taggages de permanences électorales d’élus (4%).
Dans les enquêtes Harris Interactive de 2021 et de 2022 mentionnées plus haut, respectivement 9% et 6% trouvent le fait que certains aient recours à des actes violents pour manifester leur opposition à des décisions prises par le gouvernement et les élus comme un moyen « tout à fait compréhensible » de se faire entendre. Dans la première enquête, 8% soutiennent les personnes qui interpellent certains élus avec des mots grossiers, 6% celles qui dégradent les permanences de certains parlementaires, celles qui envoient des menaces aux élus par courrier ou sur les réseaux sociaux et celles qui agressent certains élus. De même, un sondage CSA de 202167 indique que 13% des personnes interrogées disent approuver les comportements violents à l’égard des députés, de leurs collaborateurs, dans leur permanence ou à leur domicile, ainsi que les insultes adressées aux députés sur les réseaux sociaux. Une enquête Odoxa de 202368 indique également que 13% des sondés approuvent les sabotages d’infrastructures et d’exploitations agricoles (cimenteries dégradées, tuyaux de bassines percés, serres détruites…).
On peut observer une même approbation, à chaud, de la violence en période de conflits sociaux. Cela a été particulièrement perceptible lors du mouvement des Gilets jaunes.
L’approbation des violences manifestantes lors des conflits sociaux est globalement minoritaire, mais en 2009, la séquestration des patrons était soutenue par un quart des personnes interrogés (en %)
Source :
Enquête Ifop, juillet 2009 ; Enquête Ifop, octobre 2015 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 7 octobre 2015 ; Sondage BVA pour Orange et iTELE, 22 mai 2016 ; Enquête Harris Interactive pour RMC et Atlantico, janvier 2018 ; Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, décembre 2018 ; Enquête Ipsos pour Le Nouveau Magazine littéraire, janvier 2019 ; Enquête Ipsos pour Le Nouveau Magazine littéraire, janvier 2019 ; Sondage Ifop pour Atlantico, 8 au 9 janvier 2019 ; Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, mars 2019 ; Enquête Ifop pour Paris Première, mars 2023.
Grille de lecture : 23% des personnes interrogées par l’Ifop en juillet 2009 indiquent approuver la séquestration des patrons.
Le profil des individus qui estiment que la violence paie
Les enquêtes d’opinion qui abordent la question de la violence lors des mobilisations sociales ne donnent pas toujours de détails sur le genre, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle ou les sympathies politiques des personnes interrogées. Mais, sur la base des informations disponibles, on peut tout de même avoir des indications sur le profil de celles et de ceux qui comprennent les actes violents, qui ne les condamnent pas ou même qui les approuvent.
Ainsi, on s’aperçoit que, dans la plupart des enquêtes, plus les individus interrogés sont jeunes et plus ils tendent à se montrer sensibles aux actes violents commis lors de manifestations.
Les jeunes (18-24 ans) sont plus nombreux à comprendre les violences manifestantes (en %)
Source :
Sondage Elabe pour BFMTV, 5 décembre 2018 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 9 janvier 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 20 mars 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023.
Grille de lecture : Interrogés par Elabe sur les violences manifestantes lors des mouvements contre la réforme des retraites, en mars 2023, près de la moitié (46%) des 18-24 ans répondent comprendre ces violences, contre 20% des plus de 65 ans.
Il en est de même en ce qui concerne le positionnement sur l’échelle sociale : plus on s’élève sur celle-ci et moins on soutient les actes violents.
Ouvriers et employés sont plus nombreux à comprendre les violences manifestantes (en %)
Source :
Sondage Elabe pour BFMTV, 5 décembre 2018 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 9 janvier 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 20 mars 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023.
Grille de lecture : Interrogés par Elabe sur les violences manifestantes commises lors des mouvements contre la réforme des retraites en mars 2023, 43% des ouvriers répondent comprendre ces violences, contre 30% des cadres supérieurs.
On peut observer également un net clivage en fonction des sympathies politiques entre, d’un côté, des sympathisants de partis modérés, en l’occurrence Renaissance (le parti de la majorité présidentielle) et LR, et, de l’autre, des sympathisants de partis radicaux, LFI et RN.
Les personnes proches de La France insoumise, du Rassemblement national, d’Europe Écologie les Verts et du Parti socialiste sont plus nombreuses à répondre comprendre les violences manifestantes (en %)
Source :
Sondage Elabe pour BFMTV, 5 décembre 2018 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 9 janvier 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 20 mars 2019 ; Sondage Elabe pour BFMTV, 29 mars 2023.
Note : Les sympathisants du parti Europe Écologie Les Verts ne figurent dans les sondages Elabe qu’en 2023.
Grille de lecture : Interrogés par Elabe sur les violences manifestantes qui ont eu lieu lors des manifestations contre la réforme des retraites en mars 2023, 55% des personnes proches de La France insoumise répondent comprendre de tels actes.
On peut remarquer à ce propos que ce sont à peu près les mêmes catégories qui expriment la plus forte défiance vis-à-vis du système et des élites en général en s’abstenant ou en votant en grand nombre en faveur de partis périphériques (LFI, RN), en rejetant la mondialisation, l’Union européenne, la science ou les vaccins, en adhérant assez communément aux thèses complotistes, ou en apportant leur soutien aux Gilets jaunes. Ce sont semble-t-il d’abord des jeunes, des personnes appartenant aux catégories populaires, en particulier des ouvriers, des individus peu ou pas diplômés, des sympathisants de LFI et, dans une moindre mesure, du RN.
Portrait de la culture antisystème : les jeunes, les catégories populaires, les non diplômés et les sympathisants de La France insoumises (en %)
Source :
Enquête Ifop pour TF1, LCI, Paris Match et Sud-Radio, 10 avril 2022 ; Enquête Ifop pour Génération Frexit, février 2022 ; Enquête Ifop pour Le Journal du Dimanche, novembre 2021 ; Enquête Ifop pour Lemon.fr, janvier 2021 ; Enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, décembre 2017 ; Enquête Ifop-Fiducial pour Cnews et Sud-Radio, novembre 2019 ; Enquête Ifop-Fiducial pour Sud-Radio, juin 2023.
Note : La catégorie des non diplômés ne figure pas dans le sondage Ifop de janvier 2021 ni dans le sondage Ifop de février 2022. La catégorie des moins de 35 ans ne figure pas dans le sondage Ifop de janvier 2021.
Les questions soulevées par le retour de la violence politique en France
L’objet de cette étude n’est en aucun cas de condamner les mouvements sociaux en soi ou de décrédibiliser les causes qu’ils soutiennent. En revanche, elle vise à souligner le fait que l’on assiste à l’évidence ces dernières années à un retour de la violence politique en France caractérisant un certain nombre de mouvements protestataires, via des actions violentes qui sont à la fois plus fréquentes et plus intenses. On a pu observer également une augmentation des activistes qui y recourent et des causes qui les suscitent. Cette violence politique tend aussi à générer une forme de tolérance, si ce n’est de soutien, de la part de militants pacifiques et d’une partie de la population française.
Le piège de la violence
Cela soulève trois questions importantes. La première est celle du piège de la violence pour les mouvements sociaux. Ces derniers se rendent bien compte du fait que, dans un premier temps, pour attirer l’attention des médias, puis, dans un second temps, pour espérer pouvoir peser sur les débats et éventuellement faire bouger les lignes, notamment du côté du gouvernement, il est nécessaire d’établir un rapport de force. C’est tout l’enjeu de la « logique instrumentale » de la violence théorisée par Xavier Crettiez. Certains mouvements ont été très largement médiatisés en raison des actes violents qui ont été perpétrés par les éléments les plus radicaux (à Gênes, à Notre-Dame-des-Landes, sur les Champs-Elysées, à Sainte-Soline…). La difficulté réside néanmoins dans le fait qu’à partir d’un certain moment – l’énième manifestation altermondialiste en marge des sommets internationaux, l’énième samedi de mobilisation des Gilets jaunes –, la routine médiatique s’installe et les médias ne parlent quasiment plus que des violences. Les autorités publiques vont alors chercher à discréditer ces mouvements en les considérant comme extrémistes et violents, tout en jouant sur la lassitude des manifestants et de l’opinion. Le public va petit à petit s’en désintéresser et/ou s’en détacher. Dans un tel contexte, certains militants peuvent être tentés par une forme de surenchère en matière de violence. En définitive, la violence qui permettait initialement d’attirer l’attention des médias, du public et des gouvernements sur une cause spécifique se retourne contre les mouvements sociaux en devenant un élément repoussant.
Le symptôme d’une crise de la démocratie française
Cette violence militante semble être aussi le symptôme de la crise de la démocratie française. Il faut se demander, en effet, pourquoi un certain nombre de Français en viennent à penser que seule la violence paie. Par-delà leur radicalité, les mouvements protestataires paraissent, pour nombre d’entre eux, recourir à des actes violents lorsque certaines circonstances spécifiques semblent s’y prêter. C’est notamment le cas lorsque les manifestants ont le sentiment de ne plus avoir rien à perdre (on a pu le voir à de nombreuses reprises lors de fermetures d’usines, notamment d’usines sidérurgiques) ; lorsque le gouvernement paraît être sourd aux revendications ; lorsque la démocratie sociale et la démocratie politique, notamment au Parlement, ne paraissent pas très bien fonctionner, comme cela a pu être le cas à propos de la réforme récente de la retraite ; ou lorsque le maintien de l’ordre est compliqué (manifestations non autorisées, utilisation de certaines armes par les forces de l’ordre, recours à des policiers qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre, etc.). Même si cela ne justifie bien évidemment en aucun cas les violences, celles-ci apparaissent aussi comme un révélateur de certains dysfonctionnements de la démocratie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme nous l’avons vu plus haut, les catégories qui se montrent les plus critiques vis-à-vis du fonctionnement de la démocratie en France sont aussi celles qui sont les plus enclines à tolérer, voire à soutenir, les violences lors de conflits sociaux.
Violence politique : les risques qui se profilent
« Andreas Malm : « Cibler les SUV ou jets privés peut aider les luttes » », reporterre.fr, 28 mars 2023.
Léna Lazare, « Il faut surprendre les dirigeants, être créatifs, les fatiguer », 24 mars 2023.
« « Il est temps d’expérimenter un léninisme écologique ». Entretien avec Andreas Malm », 6 octobre 2019.
Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La fabrique éditions, 2020.
Enfin, cela pose un certain nombre de questions sur le devenir de cette violence politique qui paraît largement lié aux enjeux climatiques.
(1) Il y a tout d’abord un risque assez évident de multiplication des actes de sabotage, notamment à l’instigation du collectif des Soulèvements de la Terre, à mesure que le sentiment d’urgence climatique progresse chez les militants et dans une partie de la population face à ce qui est perçu comme une inaction climatique de la part des gouvernements et des acteurs économiques. En atteste la popularité dans les milieux écologistes des thèses de l’universitaire et militant suédois Andreas Malm, d’ailleurs présent à Sainte-Soline le 25 mars 2023 et invité par les Soulèvements de la terre dans une conférence organisée à Paris le 27 mars. Celui-ci remet en cause la notion même de non-violence en expliquant que « si l’on observe les mobilisations importantes qui ont eu lieu depuis 2019, presque toutes celles qui ont fait changer les choses ont intégré une composante de violence69 », notamment des actes de sabotage.
(2) Il existe également un risque de passage en force, notamment sous la forme d’une obstruction, à l’instar de ce qui s’est produit en France pour les OGM ou pour le projet d’aéroport de NDDL, au nom de la défense de l’intérêt général dans un contexte où les militants ne vont pas vouloir chercher à convaincre parce qu’ils considèrent que l’on n’a plus le temps. Léna Lazare, l’une des figures des Soulèvements de la Terre, déclarait ainsi à propos des décideurs économiques et politiques que « ces élites ne sont pas à convaincre, mais à contraindre70 ».
(3) Or, tout cela peut inciter les cibles des mouvements protestataires – gouvernement, acteurs économiques –, à justifier un statu quo en matière de transition écologique en dénonçant la radicalité et la violence de ces derniers, ce qui ne pourrait que conduire à renforcer, en réaction, les actions de sabotages et les passages en force dans un engrenage dangereux.
(4) Enfin, même s’il faut se montrer extrêmement prudent sur le sujet, on ne peut bien évidemment pas exclure une dérive de nature « écoterroriste » ou terroriste avec des activistes qui chercheraient à blesser et à tuer intentionnellement des personnes, d’autant que certains penseurs semblent cultiver une certaine ambiguïté en la matière. Ainsi, Andreas Malm, qui revendique un « léninisme écologique71 », explique, par exemple, dans son livre Comment saboter un pipeline72 qu’« il est étrange et frappant que les militants pour le climat n’aient pas commis d’actes de terrorisme. Après tout, le terrorisme est de loin la forme d’action politique individuelle la plus efficace du monde moderne et le changement climatique est un sujet qui tient au cœur des gens ».
Conclusion
Cette étude a notamment tenté de mettre en évidence trois évolutions qui ont pu être observées en France depuis environ deux décennies :
1) On assiste à l’évidence au retour de la violence politique depuis la seconde moitié des années 2000, même si, à ce stade, celle-ci n’atteint pas par son intensité ce qui s’était produit durant les années 1970-1980, avec, par exemple, un terrorisme d’extrême-gauche incarné à l’époque par le groupe Action directe.
2) Il existe un sentiment semble-t-il croissant au sein du monde militant et même d’une partie de la population selon lequel la violence paie, qu’elle constitue le moyen le plus efficace pour faire bouger les lignes et pour opérer les changements qu’ils jugent nécessaires tant sur le plan écologique qu’économique et social.
3) Dans un tel contexte, on peut voir que les éléments radicaux ont pris le dessus sur les autres composantes dans de nombreuses luttes, avec comme grand symbole récent, l’« OPA » de l’ultragauche sur l’écologie avec les Soulèvements de la Terre.
L’Express, « Sainte-Soline : pourquoi Darmanin souhaite dissoudre le mouvement « Soulèvement de la Terre » ? », 28 mars 2023.
Antoine Albertini, Rémi Barroux, Arthur Carpentier, Sandra Favier, Samuel Laurent, Stéphane Mandard et Abel Mestre, « Sainte-Soline : retour sur un affrontement et ses zones d’ombres », 1er avril 2023.
L’Express, op. cit.
Conseil d’État, 9 novembre 2023, n°476384, publié au Recueil Lebon.
Ibid.
Voir le communiqué « On ne dissout pas (vraiment) un collectif » sur le site des Soulèvements de la Terre [en ligne].
Le 28 mars 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonçait engager la dissolution du collectif écologiste radical les Soulèvements de la Terre, après les violences survenues lors de la manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline contre les mégabassines73.
Le collectif avait été l’un des principaux organisateurs du rassemblement, pourtant interdit par la préfecture des Deux-Sèvres. La manifestation avait été le théâtre de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les militants écologistes, parmi lesquels la police avait dénombré entre 400 et 500 black blocs74. À la suite de cet évènement, le ministre de l’Intérieur avait affirmé considérer les actions des membres des Soulèvements de la Terre comme relevant de « l’écoterrorisme »75. Le 11 août dernier, le Conseil d’État a suspendu le décret de dissolution du gouvernement après avoir été saisi en référé par les Soulèvements de la Terre, considérant que la dissolution portait atteinte à la liberté d’association, ce que ni les pièces versées au dossier ni les échanges lors de l’audience ne pouvaient alors justifier, dans la mesure où ces éléments ne permettaient pas de déterminer que le collectif cautionnait les agissements violents envers des personnes. Le 9 novembre 2023, le Conseil d’État a annulé le décret de dissolution, rejetant le motif invoqué par le gouvernement selon lequel les Soulèvements de la Terre légitimeraient des modes d’action violents et l’incitation aux dégradations matérielles. Le Conseil d’État considère que les pièces du dossier ne permettent pas d’imputer aux Soulèvements de la Terre des provocations explicites à la violence contre les personnes76. Le Conseil d’État juge que le collectif a relayé « avec une certaine complaisance » des images et des vidéos d’affrontements de manifestants avec les forces de l’ordre, ainsi que des provocations explicites ou implicites à la violence contre les biens. Il considère cependant que la dissolution du collectif ne constitue pas une réponse adaptée, nécessaire et proportionnée. Néanmoins, le Conseil d’État rejette la demande du mouvement d’annulation des mesures de surveillance le concernant77. Le communiqué du groupe écologiste radical qualifie la décision du Conseil d’État de « concession faite aux Soulèvements de la Terre », considérant que la décision est « porteuse d’espoirs » et que, « en utilisant l’argument de l’absence de proportionnalité entre les actions du mouvement et la violence d’une dissolution, le Conseil d’État confirme […] l’idée que face au ravage des acteurs privés, de l’agriculture intensive, de l’accaparement de l’eau, nos modes d’actions puissent et doivent être considérés comme légitimes »78. |
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