Introduction
I.

Éduquer pour former un être équilibré

II.

La civilisation musulmane et l’éducation

III.

L’Homme universel

IV.

Éducation et raison

V.

La création d’institutions éducatives modernes

VI.

Éduquer à l’universel

VII.

Islam, modernité et méthode éducative

Conclusion : authenticité et progrès

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Introduction

La question de l’éducation préoccupe les sociétés. Chaque civilisation a sa version sur ce sujet majeur. Des convergences et des divergences existent. Cependant, tout un chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître que l’éducation détermine la qualité des citoyens, le niveau de développement et le projet de société.

La civilisation musulmane se veut celle de l’éducation à la médianité, la voie du juste milieu, aujourd’hui dévoyée par les extrémismes.Pour l’islam, l’éducation réussie est celle qui forme un citoyen équilibré, compétent et vertueux. Reste à expliciter ce modèle.

 

 

Note de l’éditeur : Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont extraites de l’édition : Le Coran. Essai de traduction, de Jacques Berque, Edition Albin Michel, Paris, 1995

 

Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg.

Mustapha Cherif,

Philosophe, professeur à l’université d’Alger et écrivain.

I Partie

Éduquer pour former un être équilibré

La civilisation musulmane considère qu’il ne suffit pas d’apprendre à lire, à écrire, à compter, à recevoir des informations pour être équilibré, efficace et heureux. Maîtriser les fondamentaux est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut former un être équilibré, complet, médian, car si une partie de celui-ci manque il peut sombrer. Cela signifie qu’en plus du savoir scientifique et technique, outils pour le développement, il faut cultiver, éduquer et donner à penser sur ce que sont l’humain et le but de l’existence, sans enfermer ni contraindre.

Au cœur de cette approche se situe l’éthique, l’humanisme, le respect de la vie, de l’altérité, de la diversité des opinions, des cultures et du monde, et les spiritualités, comprises comme richesses. Cela n’empêche pas d’enseigner l’unitaire, de mettre en valeur un récit national, des repères communs, des spécificités, en dialogue avec d’autres valeurs et l’universel. Certes, la foi est une affaire personnelle, intime et privée, mais étudier les religions et donner à penser sur cette dimension humaine est légitime.

La conjugaison de l’un et du multiple est incontournable pour diffuser la culture du vivre ensemble. L’éducation authentique se fonde sur le fait que nul n’a le monopole de la vérité et aucun aspect ne peut seul répondre aux besoins humains. L’éthique éducationnelle relève du respect des valeurs communes et plurielles, afin de dépasser l’égocentrisme  et  l’isolement. En outre, l’idéal est de conjuguer culture de l’autonomie de l’individu, en développant chez ce dernier le sens critique, et de l’autocritique, afin qu’il devienne libre et responsable, et en même temps se prépare à être une personne qui respecte l’être collectif, le bien commun.

Cet équilibre, comme celui entre l’un et le multiple, l’origine et le devenir, la liberté et la loi, le féminin et le masculin, l’efficacité et l’éthique, que l’islam vise dans le monde entier en ces temps modernes, nous n’avons pas réussi à le réaliser par l’éducation et l’exemplarité, à force d’excès des uns et des autres optant pour seulement l’une des dimensions. Aujourd’hui, face à la disjonction, aux dérèglements – perte des repères, crise d’autorité, crise du savoir, du lien social, absence d’éthique et crise économique –, il est judicieux de découvrir les spécificités de l’éducation selon la civilisation musulmane. Réussir le système éducatif est une responsabilité partagée par les pédagogues, les parents, la société civile, l’État, la classe politique et les élites. D’autant que l’école est menacée autant par les forces du repli que par celles de la marchandisation du monde. Sur le plan de l’évolution, les pédagogues des sociétés musulmanes sont confrontés à la problématique, ou tension, entre trop d’interdits, ou absence d’interdits, et à la séparation outrancière des savoirs, entre les humanités et la technoscience, entre la rentabilité et l’éthique.

Pour l’islam, une identité est plurielle et évolutive, articulant et traduisant sous des formes variées le sens du rapport au temps, à l’espace, à autrui et à l’au-delà du monde. Chacun a le droit de mettre l’accent sur tel ou tel aspect de ses racines, de son parcours et de son identité, mais à condition de ne pas nier ce droit aux autres, ni de marginaliser ou d’exclure les autres aspects qui constituent l’être humain. Nul n’est monolithique.

Dans ce sens, la question de l’éthique est décisive, au sens de repères et de normes pour la cité, le vivre ensemble. Si une nation veut accéder au degré de civilisation, l’islam répond : c’est par l’éducation complète, qui tient compte des besoins spirituels, éthiques, culturels, pas seulement techniques, matériels et économiques. Pour la construction d’un destin commun, la civilisation musulmane propose de ne pas opposer l’esprit scientifique et la spiritualité, ainsi que les valeurs locales à celles universelles, sans les confondre.

L’éducation selon le Prophète, qui a souligné être venu pour « éduquer », doit permettre la recherche libre, publique et commune du Bien, du Beau et du Juste, qui détermine tous les domaines de la société. S’interroger sur l’avenir de l’humanité en tant qu’être libre et responsable, c’est concourir à le préparer, à le préserver, à éliminer les risques. C’est ce combat pour les valeurs fondatrices d’une cité civilisée, d’une écologie humaine, que propose la civilisation musulmane, en transcendant les différences et les divergences. L’islam considère que le point de rassemblement des contraires, c’est l’individu lui-même, la pierre de touche, qui apprécie le réel, opère des choix, agit et produit telle pensée, telle valeur plutôt que telle autre. L’éducation réussie favorise une double tâche : d’une part, affirmer sa personnalité en vue d’étendre à l’infini la faculté de choix, de maîtriser ses besoins et ses penchants ; d’autre part, se former à des compétences scientifiques afin d’être utile à la société. Le citoyen est doublement éduqué : selon le savoir profane, rationnel, et d’après la parole coranique et les dires du Prophète, qui appellent à se connaître soi-même et à découvrir l’origine et le devenir du monde dans lequel on vit. L’éducation moderne diffère de celle de la civilisation musulmane du fait qu’elle met surtout l’accent sur la science et l’extériorité.

La civilisation musulmane non seulement vise la possibilité de librement faire fructifier le monde et d’avoir une mainmise sur les choses, mais aussi de ne pas devenir esclave des choses, de prendre du recul, par un effort d’intériorisation. Si l’aventure offerte au moderne est celle du choix libre, créateur, le destin à réaliser par le musulman est d’y adjoindre la possibilité de la libre consécration au culte, à la spiritualité, en tenant compte de l’éthique. La méthode est l’articulation entre raison et foi, sans confusion ni opposition.

L’éducation est incomplète si elle n’est pas expérience transformatrice de l’être total. Répondre au besoin d’efficacité, de rentabilité, de productivité est légitime, mais c’est insuffisant. L’éducation musulmane n’est pas seulement savoir scientifique, culturel et technique lié à l’efficacité et au civisme, prise de possession de l’objet par le sujet, mais aussi expérience transformatrice du sujet lui-même. L’éducation ne peut se limiter à la création d’idées, de formes, de produits et de valeurs, mais création d’être. Elle ne peut se réduire à la découverte du monde par le seul esprit scientifique, mais elle doit manifester une stature de l’homme, un style de vie, un sens du monde, ouvert et non point fermé. L’éducation musulmane vise à responsabiliser en proposant des réponses, symboliques mais significatives pour l’ensemble des besoins, psychiques, éthiques, économiques, culturels, subjectifs et objectifs. La vision se veut totale sans être totalitaire.

Le problème, dans le monde d’aujourd’hui, est celui de la connaissance divisée, séparée, opposée. Sont cloisonnées deux approches pourtant complémentaires : d’un côté, la voie de l’éducation aux valeurs de l’esprit, au fait religieux, à la culture spirituelle, à la théologie ; de l’autre, les méthodes rationalistes, de l’observation scientifique, du calcul et de la démonstration. Deux chemins de la connaissance que l’islam n’oppose pas mais qu’il articule. Ce qui a donné la culture gréco-arabe et la civilisation islamique universelle, à la fois proches et différentes du christianisme et du judaïsme. L’éducation musulmane a eu son humanisme classique et c’est par les Arabes que l’Europe a retrouvé Platon et Aristote.

II Partie

La civilisation musulmane et l’éducation

L’éducation musulmane non seulement vise toutes les dimensions de l’être humain, mais plus encore l’exige. L’attachement à la spiritualité, qui éduque au bel agir, à la rectitude, est perçu comme vital et nécessaire pour surmonter les épreuves de l’existence et s’élever, mais il s’appuie aussi sur la rationalité. La civilisation musulmane a jailli suite à la « descente » de la « Révélation » qui débute par l’injonction de lire, d’étudier, de réciter. Se cultiver, s’éduquer, raisonner, rechercher le savoir sont des devoirs cardinaux.

La Révélation fit progresser le sens du savoir, de la connaissance universelle, l’humanisme, la notion de cité, d’État, les sciences et l’art de vivre ensemble, de manière équilibrée, en pratiquant l’ouvert. La rapidité avec laquelle l’islam s’est propagé est une énigme pour les historiens, alors que cela est dû à la fois à la nature ouverte du message coranique qui éduque, responsabilise et libère, au comportement humain des musulmans et à la crise mondiale de l’époque. La civilisation musulmane a contribué à l’humanisme, à la Renaissance et à la modernité.

La science et l’éducation pour former un citoyen complet ne sont pas liées à une région en particulier ; elles ne sont ni arabes ni européennes, mais universelles. Elles progressent grâce aux échanges, aux interactions et aux critiques multiples. Le monde musulman classique recherchait la voie médiane, le projet de société du juste milieu, la synthèse entre esprit scientifique et éthique spirituelle, d’où les débats entre Ibn Rushd (Averroès, philosophe musulman aristotélicien) et al-Ghazâlî (penseur et mystique mohammadien), entre mutazilites (musulmans tenants du courant rationaliste) et hanbalites (tenants du courant traditionaliste). Tant l’influence de la philosophie grecque que celle de ce courant traditionnaliste n’ont empêché durant sept siècles d’atteindre le stade de civilisation médiane. Le souci était de tenir compte des apports d’où qu’ils viennent.

La synthèse, l’énumération et la classification des sciences constituaient un champ important des chercheurs Arabes. Kitâb ihsâ’ al-‘ulûm, le « Livre de l’inventaire des sciences », du philosophe al-Fârâbî (Xe siècle) est significatif à ce sujet. Contrairement aux préjugés, la pensée arabe ne se préoccupe pas que de la communauté, du collectif, de l’être commun et de la cosmologie, mais aussi de la cité juste, de l’individu éduqué, de la personne. La langue arabe recèle de multiples notions pour les désigner : la personne, shakhs ; l’individu, fard ; un être humain, insân ; l’être en soi, dhât ; un humain, bashar ; un être créé, ‘abd

L’islam éduque au sens du vivre ensemble, c’est-à-dire à l’ordre juste de la cité, mais se tient à distance des questions de pouvoirs. Il ne sépare pas, mais ne confond pas, ni ignore les dimensions fondamentales de l’existence. L’éducation se base sur cette singularité du Tout, sans confusion ni opposition. Elle tient compte de l’être commun et des besoins individuels, de pratiques qui dépassent les oppositions d’intérêts et inclut tous les membres de la cité. La connaissance du fait religieux et des valeurs de l’esprit se veut un catalyseur, qui donne du sens au commun. L’éducation réussie selon l’islam s’adresse à la totalité de l’être, respecte les racines, les histoires de chaque peuple et individu, les singularités, les contextes. Elle n’est pas extérieure à la vie et ne rend pas tout équivalent. Chacun selon sa singularité, son intention et sa sensibilité, se rapporte à lui-même sur la base d’une vision du monde. D’où l’éducation à la fois aux pratiques scientifiques et à celles de la spiritualité, liées à l’intime.

III Partie

L’Homme universel

Une des lignes de force de l’éducation musulmane repose sur ce modèle total et médian de l’homme. Médian au sens d’équilibré, ouvert et complet, ne négligeant aucun aspect. Le musulman doit témoigner d’un rapport au monde fondé sur la connaissance temporelle et spirituelle (‘ilm et ma‘rifa) des sciences et pratiques logiques pour maîtriser le monde et en même temps connaître la spiritualité, Loi et Réalité ultime (Sharî‘a et Haqîqa), les bonnes mœurs (akhlâq), les règles de bienséance (âdâb) et le souci de l’excellence (ihsân). Il doit raisonner, se soucier de l’être commun, du vivre ensemble, en se gardant à la fois de l’égocentrisme et du communautarisme, du scientisme et du formalisme.

L’éducation  a  pour  finalité  d’humaniser,  de  conduire  progressivement  le « cheminant » au degré de l’équilibre intériorisé, pour acquérir des compétences et accéder à un vivre ensemble juste avec autrui. La voie pour atteindre ce stade civilisé est celle de la médianité, par le suivi (mutâba‘a) du Prophète, l’ « Homme universel », en assumant nos responsabilités d’êtres doués de raison.

Il y a eu une pensée éducative islamique, avec ses spécificités, qui interpelle la philosophie et les autres cultures. Le musulman ne peut se contenter de théories, d’abstractions, de discours qui flottent au-dessus de l’aspérité du réel, de l’autonomie de l’individu et de ce qui console. Croire ne suffit pas, s’instruire non plus. Il doit s’éduquer, partager et parfaire son caractère en maîtrisant ses passions, sans tourner le dos au monde. Une éducation réussie est celle qui se garde de la démagogie, qui ne met l’accent que sur les droits de l’enfant, ou au contraire rigoriste, qui ne repose que sur les devoirs.

Articuler le droit de  l’enfant  à  s’exprimer  au  devoir  de  l’éducation est la méthode musulmane. La discipline imposée par l’enseignant pour l’accompagner, l’instruire, le cultiver, l’éduquer, permettra à l’enfant de maîtriser le pulsionnel, le mimétisme, et de s’inscrire dans l’effort comme valeur centrale pour progresser. Ce qui favorise l’émergence de la pensée et le souci de créativité. L’enfant se libère, sort de l’ignorance et de l’infantile grâce aux règles et aux méthodes fécondes que l’enseignant lui impose. Par la pédagogie de l’injonction et de l’écoute, l’éducateur stimule l’enfant, lui offre des ressources et lui exprime une attente, afin que l’exercice de la liberté et des droits soit responsable et vise tout à la fois la satisfaction personnelle et le bien commun.

Le message coranique éduque, car il s’adresse à la raison et au cœur. Il vise à responsabiliser tout l’être. Sur le fond, il appelle à l’engagement terrestre, sans se laisser distraire, pour ne pas perdre de vue les finalités. Il permet de lier, de ne pas oublier que la vie est un tout et qu’elle est éphémère. Du lien entre foi et raison, sans confusion, et de la conduite sur terre dépend le devenir final. En conséquence, l’islam oriente les modes d’occupation du temps, le rapport à l’autre, au monde, et au désir, tout en intégrant de nouvelles cultures et le contemporain. Malgré cinq siècles de recul politique, la culture de la dignité ne s’est pas tarie.

Cependant, pour des raisons multiples, liées à la faiblesse actuelle du système éducatif et de la pensée politique, aux despotismes, à la force du capitalisme, à celle de la technoscience, à la complexité de notre époque et à la démission d’une partie des élites, le musulman commence à voir ses bases et son équilibre se modifier. D’où l’importance, dans le contexte de notre temps, de réformer le système éducatif et de faire recroiser la pensée grecque et la pensée arabe si l’on veut éduquer avec une ouverture d’esprit et maîtriser l’époque qui est la nôtre. Cela signifie tenir compte de tous les versants de la pensée universelle et en particulier de la pensée arabe, du soufisme, de la théologie, etc.

Le citoyen doit être capable de penser et de raisonner librement, sans subjectivité ni sentimentalisme ou émotion et lecture idéologique. Il ne devrait ni fuir le réel, ni l’accepter tel quel. Il y a lieu de donner la priorité à la rationalité ouverte, de vérifier comment la civilisation appelle toujours à transformer scientifiquement, pacifiquement, le réel, le politique, le social, l’économique, le culturel, vers l’élévation de la condition humaine. L’être humain en islam est un être à la fois rationnel, naturel et spirituel. Ces trois dimensions doivent être prises en compte dans l’éducation.

« Lis » (« proclame », « récite » « apprends ») est donc le premier mot révélé. Ce mot initial a des implications, il renvoie à la notion d’éducation, de déchiffrement, de livre, de savoir et d’exercice de la raison éclairée par le cœur, dimension perdue de vue par la logique moderne. Le Coran s’adresse d’emblée à la raison, tout en touchant les « cœurs », l’esprit, l’âme. L’unité de la connaissance est primordiale en islam. Près d’une centaine de fois, il est fait appel à l’exercice de la raison comme acte fondamental de la foi, qui se doit d’être réfléchie. Raison et foi sont liées, sans confusion, afin qu’elles gardent la mesure. Séparées et opposées elles dérivent. L’islam ne contrarie pas l’ordre de la création et la condition humaine. Il les confirme, les éclaire et ouvre l’horizon. La Parole divine a pour but d’aider l’être humain, présenté comme créature privilégiée, doué de raison et du cœur, à assumer ses responsabilités pour connaître ses droits et ses devoirs, trouver le chemin de l’équilibre. L’humain,  aujourd’hui, sépare tout et ne sait plus qui il est et où il va, ou prétend tout expliquer et tout savoir. La « vérité » religieuse est définie comme une fiction. Certes, la vérité peut avoir une structure de fiction et un langage symbolique, mais respecter le mystère ce n’est point une fiction.

Le souci de cohérence et d’équilibre, conforme à la singularité de l’islam, religion totale et plénière qui éclaire la raison, la réactive et l’amende,  sans interférer avec elle, reste d’actualité. La civilisation musulmane non seulement permet mais exige l’exercice de la raison et le développement scientifique, sans perdre de vue le sens de l’éthique spirituelle. En ce sens, sur le plan économique, elle dispose d’une doctrine qui articule économie de marché et éthique, production de richesses et justice sociale.

La spiritualité suggère sa version et des indicateurs de richesse qui permettront de conduire des politiques éducatives à même de garantir le bien-être des populations, sans tomber ni dans le travers collectiviste, ni dans le libéralisme sauvage. L’islam enseigne qu’il ne faut pas renoncer à pacifier le monde et à maîtriser les pulsions de violence qui sommeillent en chacun de nous. Il n’y a pas de civilisation sans consentement commun sur les règles sociétales, les compromis, les sacrifices équitables, que nous devons accepter afin de renoncer à l’hostilité, à une partie de notre vie pulsionnelle, pour garantir l’ordre naturel, la coexistence et l’œuvre de civilisation.

IV Partie

Éducation et raison

Notes

1.

Ibn Khaldûn, Le Livre des I. Autobiographie, Muqadimma, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 941.

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2.

Al-Fârâbî, Aphorismes choisis, traduits par Mestiri et G. Dye, Fayard, 2003, p. 48.

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3.

Ibn Al Haytham, Kitâb al-manâzir (« Livre de l’optique »), livres I-III, éd. A .I. Sabra, Koweït, 1982, p. 62.

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4.

Coran 18 : 67-68.

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5.

Al-Jâhiz, « De la vie future et de la vie terrestre », in Traité de rhétorique, 1, Dar Al Jil, Beyrouth, p. 112.

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Articuler raison et éthique, esprit et corps, individu et société, local et universel, droit et devoir, sans les confondre, est au cœur de la culture éducative musulmane. La logique de la démonstration, de l’argumentation et de la preuve est dominante dans le Coran qui, par la rhétorique argumentée (al-bayinnât et al-burhân), s’adresse à la raison et appelle à la réflexion et à l’esprit critique. Le concept de « lieutenance » de l’homme sur terre signifie que tout être est responsable et digne de liberté. En fondant un rapport direct au Créateur et en mettant l’accent sur la liberté, il crée un type d’être responsable. De plus, en accueillant les savoirs hindou, perse, grec, romain dans leur culture, les Arabes ont traduit le principe central de l’éducation ouverte, de l’hospitalité, et assumé la fonction de créateurs et de passeurs universels. La raison étant le dénominateur commun.

Ibn Khaldûn précise : « Les sciences rationnelles sont naturelles à l’homme en tant qu’il est doué de la pensée. Elles ne sont pas l’apanage d’une religion particulière. Au contraire, elles sont étudiées par les adeptes de toutes les religions, lesquels sont également aptes à les apprendre et à entreprendre des recherches sur celles-ci. Elles existent dans l’espèce humaine depuis que la civilisation est apparue dans le monde1. » La recherche de la cité juste sur la base de l’éducation était au centre des préoccupations. La pensée arabe est riche de réflexions sur les questions éducatives et politiques de la souveraineté (al-mulk), du pouvoir (al-sultân), du gouvernement (siyâsa, tadbîr) et de l’art de gouverner (hukm râchid).

Dans La Cité vertueuse et L’Obtention du bonheur, Al Fârâbî cherche à cerner le profil idéal des citoyens à former. Il donne priorité au savoir, à la compétence scientifique : « La cité vertueuse a cinq parties, ceux qui sont vertueux, ceux qui maîtrisent l’éloquence, les experts, les combattants et ceux qui s’occupent des choses lucratives. Ceux qui sont compétents, les sages, les prudents, et ceux qui ont une opinion avisée sur les affaires importantes […], ceux qui maîtrisent l’éloquence, les orateurs, les poètes, les musiciens, les secrétaires administratifs. Les experts sont ceux qui pratiquent le calcul, les ingénieurs, les médecins, les astronomes et ceux qui se conduisent comme eux2. » S’instruire, s’éduquer, se cultiver, apprendre, sont des devoirs constitutifs de la foi, pour s’épanouir et assumer ses responsabilités. La civilisation arabo- musulmane a donné au monde un modèle éducatif, des interprétations des savoirs, des arts raffinés, des expressions singulières, tout en s’appropriant des héritages, des idées éthiques, des techniques et des styles de vie de ses voisins, notamment les Indiens, les Perses et les Grecs.

L’interaction est celle entre les sciences, la théologie et la philosophie, les trois dimensions de la connaissance humaine aujourd’hui malheureusement séparées. La civilisation musulmane, sans les confondre, les a liées. Les relations entre ces trois disciplines étaient vécues comme interdépendantes. Beaucoup de savants étaient à la fois philosophes, mathématiciens, médecins, juristes, théologiens, poètes, astronomes… Ils ont créé de nouvelles disciplines scientifiques comme l’algèbre et la trigonométrie.

La période qui s’étend du VIIIe au XVIe siècle correspond aux siècles les plus brillants, ceux d’Ibn Sinâ (Avicenne, m. 1037), d’Ibn al-Haytham (m. 1041), d’al-Ghazâlî (m. 1111), d’Al Khayâm (m. 1131) et al-Tûsî (m. 1274). Ces hommes font progresser les méthodes scientifiques et l’esprit cultivé afin de résoudre des problèmes pratiques et spéculatifs. La civilisation musulmane s’est intéressée à tous les savoirs anciens, les a fait circuler, les a exploités et fait fructifier en fonction d’une vision universelle. Cela a permis l’émergence, d’un type de savant pluridisciplinaire, maîtrisant et articulant des disciplines scientifiques variées. Ibn Haytham proclame ainsi : « Notre but sera l’objectivité et nous ne suivrons pas notre inclination. Et dans tout ce que nous jugerons et critiquerons, nous nous efforcerons de rechercher la vérité et non l’inclination vers les opinions3. » Le Coran rappelle la nécessité de la patience et de l’analyse de la réalité par-delà les apparences : « Avec moi tu ne pourrais faire preuve d’assez de patience, comment du reste en aurais-tu sur des choses dont tu n’embrasses pas entièrement la connaissance ?4 »

La civilisation musulmane a encouragé l’éducation et la circulation des savants et des œuvres, ce qui a permis l’édification d’écoles et d’universités, les madrasa, plus que toute autre région du monde, durant sept siècles, du IXe au XVIe siècle. Le rôle des éducateurs s’est alors accru au sein de la société. Au sommet de la pyramide sociale étaient les savants. La valorisation sociale de la connaissance se traduisait par des modes d’organisations élaborées de l’enseignement, une valorisation du livre et une bonne gouvernance à l’écoute des élites. Apprendre à lire et posséder des livres était recherché, comme le montre cette sentence du poète abbasside al-Jâhiz (m. 869) : « Plus tu lis un livre, plus ta joie augmente, plus ton caractère s’affine, plus ta langue se délie, plus ton style se perfectionne, plus ton vocabulaire s’enrichit, plus ton esprit est gagné par l’enthousiasme et le ravissement, plus ton cœur est comblé5. » Les savants de l’islam du temps classique sont connus pour avoir été des maîtres en matière d’enseignement. Ils dispensaient le savoir à travers     le monde musulman. Leurs livres étaient souvent mis par écrit par leurs disciples lors des séances de cours qu’ils professaient. Diffuser le savoir était fréquent depuis l’époque prophétique, les enseignants étaient appréciés et bien récompensés. Des espaces de transmission du savoir coranique et scientifique ont été mis en place dès l’aube de l’islam.

Les compagnons lettrés du Prophète avaient un rang éminent. Ils étaient une référence au sujet de l’éducation mohammadienne. Ils diffusaient un modèle éducatif conforme à la méthode de leur maître. Les historiens distinguent les « sciences reproduites » (‘ulûm naqliyya), les sciences traditionnelles, liées à la religion et ses supports comme la langue arabe, et les savoirs mondains, les « sciences rationnelles » (‘ulûm ‘aqliyya), avec comme particularité de ne pas les opposer.

Le monde arabo-musulman bénéficiait d’un large spectre d’écoles, d’universités et d’établissements liés à la recherche scientifique. Il était imprégné par une culture savante pluridisciplinaire, ouverte, pratique, puisant dans les autres cultures anciennes. Les savoirs spirituels et profanes se propagèrent de Médine et de La Mecque vers Damas, Bagdad, Basra et Kufa, Sanaa, Fustat, Kairouan, Fès, Alger, Tlemcen, Cordoue, Grenade et toutes les grandes villes de l’empire, autour de la Méditerranée et jusqu’en Afrique et en Asie centrale.

« Le savoir est dans les cœurs, et non dans les lignes » (al-‘ilm fî l-sudûr lâ fî l-sutûr), cette parole est restée célèbre. Elle est attribuée au savant égyptien Ibn al-Akfanî (m. 1348), cherchant à montrer que l’essentiel est la finalité et la méthode, celle d’améliorer les qualités intérieures intrinsèques des personnes par la communication directe et les échanges.

La circulation des étudiants entre différents pays était courante en vue d’acquérir éducation et formation plurielles et approfondies auprès de maîtres reconnus. La civilisation musulmane, sans prétendre tout épuiser et tout expliquer, a esquissé la première « société de la connaissance  universelle », en s’appuyant sur un vaste réseau de madrasa et une politique qui s’appuyait sur le livre et la compétence scientifique, sans rompre le lien avec les valeurs spirituelles.

La culture des masses était la recherche du savoir pour se souvenir du passé et se projeter dans l’avenir : « Le savoir est une des villes dont l’une des portes est la mémoire et l’autre la réflexion », énonce un proverbe arabe. Dans la nature, les organismes vivants complexes ne doivent pas seulement leur existence à la compétition, mais à la synergie, à la coopération, à l’interaction, pour, à partir de la pluralité, faire un. En ce sens, l’homme s’épanouit lorsqu’il est éduqué à la médianité, qu’il est équilibré, mesuré. Il assure sa bonne santé mentale et physique s’il n’oppose pas le corps et l’esprit, le dehors et le dedans de son être, l’un et le multiple, le même et le différent.

V Partie

La création d’institutions éducatives modernes

Alors qu’une grande partie du monde était plongé dans des formes d’ignorance ou de repli, dès le VIIIe siècle le monde musulman s’affirme par des activités d’enseignement scientifique et théologique de haut niveau et en langue arabe. L’enseignement de la philosophie, de la théologie et des sciences en terre d’islam n’était pas seulement un fait privé d’individualités, mais un enseignement institutionnalisé cohérent, de Bagdad à Bejaia, du Caire à Cordoue. La falsafa, philosophie arabe, se veut une science de l’éducation et elle est pratiquée très tôt. Al-Kindî (m. 866) inaugure la méthode analytique et propédeutique pour diffuser le savoir produit par la raison. Ce mouvement durera sept siècles.

Les musulmans développent la création d’instituts (madrasa) puis d’universités pour éduquer, diffuser et compiler le savoir universel au service du plus grand nombre. Cela ne fut pas seulement l’action de fondations pieuses et privées, mais aussi celle de l’État et de services publics. Des universités étaient spécialisées dans la traduction des œuvres scientifiques du monde entier et toutes les disciplines étaient enseignées. La philosophie, l’histoire, la géographie, le droit, l’astronomie, la médecine, les mathématiques, les langues, la traduction, l’agronomie, la rhétorique et la théologie étaient les matières les plus enseignées.

Les madrasa ont précédé l’apparition des universités occidentales, au sens où elles réunissaient toutes les disciplines et mirent en place des méthodes qui compilaient le savoir. La civilisation musulmane va faire éclore les universités classiques, tout comme l’Europe façonnera leur dimension moderne. L’université scientifique naissante, pluridisciplinaire, ouverte et indépendante (majma‘ ‘ilmî), est créée à Bagdad par le calife Harûn al-Rachîd, avec la Maison de la Sagesse Bayt al-Hikma, à la fin du VIIIe siècle, que son fils le calife al-Ma’mûn agrandit. Elle devint Dâr al-Hikma. À travers le monde musulman, elle se diversifie.

Avec un espace (riwâq) pour chaque domaine scientifique, ou adjacent à des mosquées, comme celle d’Al-Qarawiyyin à Fès (Maroc) au milieu du IXe siècle, celle de Cordoue (Espagne musulmane) à la fin du IXe siècle, d’Al- Azhar au Caire (Égypte) et Kairouan (Tunisie), Bejaia et Tlemcen (Algérie) dès le XIe siècle. Ces établissements du savoir prospèrent. Au-delà des sciences proprement religieuses, nombre de disciplines profanes étaient enseignées. Ils ne se contentent pas d’enseigner et de traduire les œuvres des autres civilisations. Ils instaurent le principe de la recherche scientifique. Les premières universités islamiques étaient libres, y compris pour celles initiées par les autorités publiques. Pour leur création, il n’était nécessaire d’obtenir ni l’autorisation de gouvernement, ni celle d’une autorité religieuse. La censure était rare et toutes les disciplines enseignées.

Ces universités n’établissaient pas une hiérarchie entre les disciplines enseignées, mais au contraire recherchaient la dimension transdisciplinaire. Les professeurs et les étudiants étaient de nationalités et de religions diverses. De la Grèce au monde arabe, puis à l’Europe de la Renaissance, la circulation des savoirs, des méthodes et des savants était une réalité qui démontre les liens et interactions entre les savoirs. En Occident musulman, au niveau des centres urbains du Maghreb et de l’Andalus, les savoirs, les sciences profanes et les arts sont sollicités pour répondre à des problèmes pratiques. Les sciences religieuses traditionnelles n’étaient pas les seules à se développer. La plupart des disciplines étaient enseignées, pour la première fois dans le monde, selon le modèle moderne, c’est-à-dire avec un cycle primaire (al-ta‘lîm al-awwal), secondaire (al-ta‘lîm al-thânî), et supérieur (‘alî), qu’Ibn Khaldûn décrit dans son Livre des Exemples.

Durant la période classique de la civilisation musulmane, notamment aux époques omeyyade et abbasside, la liberté de recherche scientifique était une réalité. Les débats, les controverses et le respect des pluralités d’opinions théologiques et scientifiques étaient courants. Les différentes écoles de pensée se côtoyaient et échangeaient, au point que surgit une science dite de la divergence (‘ilm al-ikhtilâf), étape qui marque le souci de la coexistence. Le savoir oral et celui de l’écrit se complétaient.

Préservation et transmission du patrimoine coranique et prophétique dominaient les esprits pour contribuer à la cohérence. Puis, très tôt, est venu se greffer le souci du patrimoine scientifique universel profane, revu et amélioré, ce qui a révolutionné les savoirs et l’organisation des disciplines scientifiques. En se confrontant aux legs grec, perse, indien et autres, les savants musulmans ont fait progresser la condition humaine.

Les savants musulmans furent des éducateurs « modernes », au sens où  ils ont conçu et développé des aspects décisifs de pédagogie pour le vivre ensemble civilisé. Dès le temps du Prophète, puis à grande échelle à compter du VIIIe siècle, avec la dynastie omeyyade (661-754) et en se généralisant sous la dynastie abbaside (754-1258) et l’expansion autour de la Méditerranée, les villes seront dotées d’écoles, y compris mixtes. Le savoir produit par la civilisation musulmane visait le tout de l’existence et du bien commun, et non pas une idéologie particulière ou la seule dimension biologique de l’humanité. La pensée occidentale, au moins depuis la Renaissance, a opéré une triple rupture, dont les effets ambivalents sont visibles aujourd’hui : séparation des sciences exactes, sociales et humaines ; séparation entre sciences et éthique ; exclusion de la théologie, de l’étude des religions et du fait religieux du champ académique. La civilisation musulmane, au contraire, a lié et articulé tout cela. La crise dans laquelle se trouve le monde exige de revoir ces rapports pour réapprendre à vivre ensemble. Comment pourrait se dérouler l’éducation musulmane aujourd’hui ?

VI Partie

Éduquer à l’universel

Notes

6.

Coran 5 : 48.

+ -

7.

Abd el-Kader, Lettre aux Français, Rahma, 1982, 80.

+ -

Conformément à ses principes, il s’agit aujourd’hui pour l’éducation musulmane d’enseigner comment se connaître soi-même, découvrir, honorer la vie et conjuguer l’efficacité et le souci scientifique avec l’éthique, pas seulement être compétitif. Pour l’islam, le savoir lié à l’éthique et au dialogue avec d’autres cultures est la condition de l’humanisation, de l’éducation réussie.

Apprendre pour notre temps les sagesses universelles, les écrits vénérables qui interpellent, qui rappellent que rien n’est donné d’avance, et les nouveaux textes ouverts réactivera notre raison pour exercer notre intelligence. La culture universelle tisse les fils de notre humanité. Transmettre la culture de la paix par les échanges et la culture scientifique, dimensions indissociables, est une responsabilité commune. Cela implique le dialogue, le discernement et le partage, afin que chacun puisse sortir de ses points d’aveuglement et se libère. C’est cette éthique éducative du vivre ensemble qui fait défaut et qu’il y a lieu d’enseigner. Le Coran rappelle que « si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique, mais Il a voulu vous éprouver en Ses dons. Faites assaut de bonnes actions, vers Dieu. En Lui, pour vous tous, est le retour. Il vous informera de ce qu’il en est de vos divergences6 ». Différences et ressemblances entre les traditions religieuses et culturelles conçues comme richesses. La mondialisation modifie les formes, les contenus et les méthodes d’enseignement et d’exercice du métier d’éducateur. Ne pas en tenir compte, c’est risquer l’impasse.

L’interculturel, l’enseignement du fait religieux  et  l’éthique  constituent  un triptyque, devenu l’une des priorités de notre temps, en complément de la culture scientifique. Il s’agit de favoriser l’interconnaissance. La religion ou des questions modernes comme la « laïcité » sont déformées et instrumentalisées. Les problèmes du monde ne sont pas directement un enjeu religieux : la question est politique et économique. Cependant, l’ignorance et l’inculture compliquent la situation et déforment la réalité. L’ignorance est souvent la cause des problèmes. Les programmes éducatifs ne parlent pas de l’éthique et des autres religions, des autres cultures et des autres civilisations. Lorsqu’ils le font, c’est réducteur et déformant.

Éduquer la jeunesse à l’interconnaissance, à la culture du dialogue, au respect du droit à la différence, de l’autocritique et au vivre ensemble est un impératif qui contribuera à la paix dans le monde. Le respect de la pluralité, de la diversité et de la dignité humaine est une des bases de cette pédagogie. L’un des buts essentiels de l’éducation est de combler le manque de connaissance sur soi et les autres cultures et sociétés, de jeter les bases d’une culture fondée sur des valeurs communes et de mettre en place des activités concrètes issues des échanges.

Les buts de l’éducation musulmane idéale sont pluriels, liés à la profession de foi condition pour être musulman (il n’y a pas de dieu sauf Dieu et Muhammad est l’envoyé de Dieu), aux cinq piliers de l’exercice du culte qui sont censés responsabiliser et à l’ordre coranique d’étudier, de raisonner, de réfléchir, afin d’élever la condition humaine et de la libérer de toutes les illusions, fictions et prétentions démesurées :

  1.  Apprendre à connaître, pour acquérir les instruments de la compréhension du monde, de la société, de sa propre culture et celles des autres, ce qui signifie apprendre à apprendre et à écouter, afin que la capacité à acquérir des connaissances objectives et nouvelles puisse se maintenir tout au long de la vie.
  2.  Apprendre à faire lien, à articuler l’un et le multiple, l’individu et la société, le rationnel et le spirituel, l’ancien et le nouveau, pour que chacun puisse être acteur et porteur de Au-delà des bienfaits de l’éducation, il s’agit de partager des points de vue et expériences, afin de découvrir que l’autre a une part de vérité dans tous les aspects de l’existence.
  3.  Apprendre à vivre ensemble, afin de participer et de coopérer  avec les autres à toutes les activités humaines. Il s’agit de promouvoir l’apprentissage du « vouloir vivre ensemble », en développant la connaissance des autres, de leur histoire, de leurs traditions.
  4.  Apprendre à être, c’est-à-dire avoir une plus grande capacité d’autonomie et de jugement, ce qui va de pair avec le renforcement de la responsabilité personnelle dans les choix individuels et le destin En mettant l’accent à la fois sur l’éthique et l’efficacité, l’éducation réussie en islam responsabilise les personnes et les incite à toujours faire leur examen de conscience, à revisiter leur manière d’être et d’agir envers ceux qui les entourent. Il s’agit d’acquérir des repères fiables sur la culture ambiante pour choisir et agir de façon éthique, identifier les valeurs clés à prendre en compte, renforcer la capacité à agir en « porteur de sens », capable de rassembler et de mobiliser autour d’un projet, de renforcer sa capacité à communiquer et à construire une pensée autonome et responsable.

La religion ne se veut pas un discours coupé du monde, qui ne tient pas compte des questions concrètes de l’existence, notamment économiques et sociales. Par l’éducation, il s’agit non pas de dicter une conduite préétablie, mais d’aider à formuler et diffuser des concepts ouverts et novateurs pour favoriser la créativité, la culture de la négociation et des accommodements raisonnables et permettre leur mise en œuvre aisée. Éducateur hors pair, l’émir Abd el-Kader visait l’excellence : « Je ne vois rien, parmi les défauts des hommes, qui soit plus grave que l’imperfection chez ceux qui ont le pouvoir d’acquérir la perfection7. »

VII Partie

Islam, modernité et méthode éducative

Notes

8.

Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Éducation pour L’exigence de la qualité. Rapport mondial de suivi sur l’éducation pour tous 2005. Résumé, Unesco, 2004, p. 2.

+ -

Une éducation réussie tient compte des aspirations éthiques (le sens) et ceux liés à l’efficacité (la logique scientifique). En islam, c’est ce double objectif qu’il faut atteindre, et non point se limiter à des ajustements techniques pour répondre aux seules exigences soit de la logique du marché, soit des traditions religieuses. Il ne s’agit pas de les superposer, mais de les harmoniser. La qualité, l’excellence, l’élévation du niveau dépendent de la vision et de la méthode pour éduquer à la conjugaison de ces dimensions complémentaires, afin notamment de répondre aux questions telles que celles de savoir quelle éducation nous devons fonder et de quelles compétences nous avons besoin. Le courant conservateur dans les sociétés craint la pluralité et la mondialité, qui sont des richesses. La civilisation musulmane explique qu’il est impérieux de s’ouvrir et d’assumer le métissage.

Si on évite des changements de surface, la refonte de l’école et de l’université ne pourra que répondre à une attente légitime de la société qui aspire en ce XXIe siècle à une modernité conforme à des valeurs humaines et à une culture spirituelle. Une réforme implique de provoquer des changements chez l’ensemble des acteurs du système.

Les fondements de l’ancien système de formation sont en partie obsolètes, qu’ils soient liés au seul rationalisme ou à la seule tradition religieuse. Étymologiquement, éduquer (educere) signifie « conduire hors de », « faire sortir de ». Il s’agit de sortir des impasses de l’ignorance, de l’endoctrinement et de la désorientation. Les dysfonctionnements font que l’école et l’université ont des difficultés d’adéquation avec les besoins de la société humaine.

Aujourd’hui, pour les pays d’islam, se posent des questions d’évolution : comment participer au passage à une économie de marché, à la modernité, à l’universel, tout en veillant à la justice sociale, à l’éthique propre, à la religion et à la culture du pays ? Toutes les questions se posent : la démocratisation, la formation des enseignants, le contenu, l’organisation et la répartition des enseignements, l’accueil et l’orientation des étudiants, les conditions de progression, d’équivalence et la mobilité, la formation continue, le partage des compétences entre les universités, les grandes écoles et la tutelle, le montant des ressources que la nation est disposée à consacrer à ce secteur d’avenir et, enfin, la part du secteur privé. La formation qualitative des élites dépend de facteurs politiques, culturels et scientifiques.

Parmi les tâches de l’école et de l’université, la première est de repenser les messages pédagogiques que celles-ci transmettent en fonction de l’âge des apprenants. La deuxième a trait à la méthode d’enseignement inclusive. La troisième concerne les relations avec l’environnement social et économique. Elles sont confrontées à des dilemmes qu’il faut dépasser : doivent-elles, dit-on, se soumettre aux impératifs du système économique dominant, former des professionnels adaptés aux nouveaux besoins économiques et techniques, à l’évolution des métiers et écouter les seules entreprises, avec comme risque de limiter l’horizon de ses autres missions et celui des besoins culturels des étudiants ? Ou bien, doivent-elles, au contraire, mettre surtout l’accent sur la formation de l’esprit, sur la recherche libre, l’accès à une culture universelle et nationale et à une plus grande liberté, pour assumer sa fonction critique, avec comme risque de se couper de la vie réelle et des besoins de la société ? Tenir compte de l’avenir professionnel des étudiants est légitime, mais il s’agit aussi de former des citoyens équilibrés, dotés d’une culture, d’un savoir et d’un savoir-faire qui les rendent capables de penser, d’évoluer et de s’adapter. Une éducation réussie en termes d’interaction doit guider la société et non point la subir.

Le niveau d’efficacité des systèmes d’enseignement, d’éducation et de formation est au centre des enjeux politiques, culturels, sociaux et économiques du XXIe siècle. La question de la qualité et celle de la quantité sont liées, comme le signale l’Unesco : « Dans de nombreuses régions du monde, un énorme écart subsiste entre le nombre des élèves qui terminent l’école et le nombre de ceux qui, parmi eux, maîtrisent un minimum de compétences cognitives8. »

La démocratisation de l’enseignement n’exclut ni des conditions sélectives d’accès aux filières et établissements, notamment pour les plus demandés, ni le souci de l’excellence. Théoriquement, une université ne peut recruter au-delà de ses capacités d’accueil et d’encadrement, mais l’enseignement est un service public et tout bachelier et étudiant doit être accueilli. L’élite peut être innombrable, l’accès au savoir ne doit jamais être limité, parce que la société y perd des compétences auxquelles elle refuse le moyen de se révéler ou de s’améliorer.

La marchandisation du savoir et de l’éducation aggravent les fossés économiques, culturels, et sociaux entre les peuples. Le Cadre d’action de Dakar, adopté en 2000 par l’Unesco en faveur de l’exception culturelle, et d’autres mesures préconisées depuis présentent des éléments explicites d’une stratégie de riposte. La démocratisation n’empêche pas des conditions d’accès aux filières et établissements, notamment pour les plus demandés. Les grandes écoles et instituts spécialisés admettent les candidats à suivre leurs études s’ils ont des notes élevées ou s’ils passent avec succès un examen, qui prend la forme d’un concours pour un nombre de places fixé à l’avance. C’est la sélection selon le mérite. Il est difficile de contester cette logique lorsqu’on donne des chances égales à tous, notamment lors des cycles précédents. L’objectif est la qualité de l’enseignement, dimension qui, selon le Rapport mondial de suivi de l’éducation pour tous, établi en 2005 par l’Unesco, est basée sur cinq critères :

  1. Les acquis des apprentissages, capacités à lire, écrire et compter, respect de la diversité et de la cohésion
  2. Le processus d’enseignement, la pédagogie, le temps effectif d’apprentissage, les méthodes d’évaluation, la taille des classes, les langues d’instruction, les stratégies de gestion de la
  3. Les caractéristiques des apprenants, aptitudes, connaissances préalables, difficultés familiales et socio-économiques.
  4. Les apports facilitateurs, les équipements, les programmes, les manuels, la qualification des enseignants et gestionnaire, les modalités des établissements.
  5. Le contexte social et économique de l’éducation, nature du marché du travail, mondialisation, valeurs socioculturelles et religieuses, attentes de la population, modes de gouvernance, ressources publiques allouées à l’éducation.

Le savoir cohérent et efficient, le sens de la citoyenneté et la culture scientifique passent par un système éducatif rénové. Le redressement du niveau culturel, de l’incivisme, des comportements déviants et des dysfonctionnements ne peut que résulter de la réorientation des pratiques sociétales et de la priorité accordée au savoir, en impliquant tous les concernés. L’université par le lointain passé, en rive sud de la Méditerranée, a été au centre du grand apport de la civilisation musulmane au monde entier dès le VIIIe siècle. Il n’y avait ni confusion ni opposition entre le savoir spirituel et temporel, entre les connaissances profanes et sacrées, entre les dimensions spécifiques et universelles.

La notion de réforme des programmes, centrale, a évolué. Dans les systèmes éducatifs modernes, elle a cédé la place à celle plus large du concept de « curriculum », en relation avec tous les aspects du système éducatif. Le curriculum comprend les conditions et profils d’entrée et de sortie des élèves, les parcours, les programmes, les méthodes pédagogiques, les modalités d’évaluation, les enseignants, les supports didactiques et logistiques. Réformer le système éducatif, c’est mettre tous ces facteurs en cohérence pour corriger les dysfonctionnements et atteindre les objectifs que se fixe la nation.

Toutes les sciences et connaissances sont nécessaires. Reste à articuler les matières selon des normes universelles et spécifiques et les différents paliers et âges. Les institutions culturelles, politiques, sociales et économiques ne peuvent fonctionner correctement que si la mémoire est vivante, la politique

équilibrée et les fondements culturels bien ancrés. Humanités et scientificité doivent se compléter. L’enseignement de l’histoire, de l’éducation civique, des arts, de la philosophie, des sciences humaines et sociales en général, matières liées à la citoyenneté et la sociabilité, a pour but la formation d’un citoyen responsable, équilibré, à la fois autonome et sociable, doté d’une mémoire vivante et d’un horizon d’avenir.

Mettre l’accent sur le vivre ensemble, la culture de la paix et du dialogue, faire connaître le patrimoine du peuple et de l’humanité et forger un esprit scientifique, créatif, ouvert, attaché au respect du droit à la différence sont des obligations de tous les temps. Les programmes doivent inclure un enseignement de la mémoire, de la connaissance des valeurs du peuple, des symboles de l’État et de la société. Ils concernent l’étude des règles élémentaires d’organisation de la vie publique, la connaissance des traits constitutifs de la nation et celle de ses valeurs culturelles, spirituelles, pour la formation de la citoyenneté et de la sociabilité.

Il est nécessaire de traduire la pluralité des cultures et les changements économiques, sociaux et culturels dans les programmes de l’école, afin de permettre à celle-ci de véhiculer les valeurs contemporaines de la personnalité humaine, et de préparer les élèves et étudiants à exercer leur citoyenneté dans une société démocratique et équilibrée. Le savoir a pour but d’éveiller et de responsabiliser les jeunes selon les phases de leur apprentissage, pour se garder de toutes formes d’extrémismes que rien ne peut justifier et de favoriser l’équilibre de la personnalité à l’âge de l’étonnement, du questionnement, de la créativité et des découvertes.

Il est naturel que les jeunes apprennent à se poser les questions vitales qui les interpellent. Le but est de construire des personnalités ouvertes au raisonnement. L’enseignement est confronté au défi de conjuguer humanité et scientificité, démocratisation et qualité pédagogique, éthique et efficience. Il s’agit pour chaque enseignant et parent, de savoir exactement ce que les élèves doivent avoir acquis au terme de chaque année scolaire. Ils doivent intégrer les objectifs du socle commun, les connaissances de base que l’élève doit maîtriser pour son épanouissement humain et l’avenir de sa formation future. La méthode se fonde sur le fait qu’il faut faire participer l’élève, être à son écoute et le respecter. L’éducation musulmane considère que rien ne doit être négligé, mais l’accent doit être mis sur l’esprit de synthèse, de critique et la mémoire. Sur le plan de la forme sont concernés les critères de la qualité de la langue et la présentation du travail ; sur le plan du fond, la méthode utilisée, le raisonnement, la précision des résultats ou des énoncés et l’originalité. En sachant, qu’il n’y a pas de liste idéale de critères, ni de grille de corrections et de modèle valables pour toutes les disciplines.

L’éducation réussie en pays d’islam consiste à aider chaque enfant à réussir progressivement les apprentissages fondamentaux, principalement la lecture, l’écriture et le calcul, et à avoir des repères en ce qui concerne la finalité de l’existence et de la vie en société, pour forger sa personnalité et affronter des situations concrètes. L’école doit aider l’enfant à devenir un élève, un jour un citoyen, et à acquérir les bases d’un comportement fondé sur les règles de la citoyenneté responsable. La méthode éducative musulmane évite de s’enfermer dans une seule méthode et laisse ouverte cette dimension pour respecter le goût des élèves.

La jeunesse, qui a une certaine maturité de la vie, de par les épreuves vécues par la société depuis des siècles, peut atteindre un bon niveau, afin que la tête soit « bien faite », plutôt que « bien pleine ». Pour devenir compétents et équilibrés, les élèves doivent apprendre à aborder la complexité et l’évolution. À tous les niveaux de l’enseignement, l’étudiant doit maîtriser une compétence terminale, en sachant traiter des  informations,  poser  des questions pertinentes et des hypothèses, évaluer, construire son sujet, résoudre une situation problèmatique et proposer une ou des solutions argumentées. Cette compétence, en fin de parcours, signifie que l’apprenant sait coordonner les différentes connaissances et acquis.

L’élève éduqué sait rapprocher des éléments, mettre en évidence leurs points communs, différences ou complémentarités. Il sait lier des éléments disparates, les articuler, les assembler, les comparer, créer un réseau, sans les confondre, pour rechercher la synergie et un fonctionnement harmonieux, pour notamment produire du sens. Pour cela, l’ensemble des composantes du système éducatif doit être réorienté de façon à placer l’élève au centre des apprentissages.

Pour les éducateurs musulmans, la révolution scientifique et technique, et la sécularité sont logiques et peuvent êtres non seulement assumées, mais refaçonnées à leurs propres fins. Nous devons pouvoir nous affirmer tels que nous nous sentons et nous voulons, tout en nous ouvrant au monde. D’autant que l’essence de la modernité et, partant, de la mondialisation, impose, de la part d’un savoir dominant, trois contradictions :

  • la tension forte entre science et conscience, car le  concept  d’infinité  de    la recherche est dictatorial, alors qu’il est légitime de chercher à poser des limites éthiques au déchaînement de toutes les exploitations. Il ne faut pas avoir peur de la Nul ne peut, ni ne doit, arrêter le progrès scientifique. Mais pour quelles finalités ? Plus que jamais s’impose la maxime : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ;
  • l’individu et le vivre ensemble : le monde moderne est caractérisé par l’individualité. Le monde est moderne parce qu’il a atteint un niveau élevé dans sa recherche d’un individu autodéterminé. L’individu au centre, considéré comme la marque propre de l’Occident, prétend montrer au monde la seule voie possible de l’émancipation. Pourtant, l’enjeu n’est pas seulement l’autonomie de l’individu mais aussi le commun, le vivre ensemble ;
  • la raison et le sensible : l’une des dimensions du monde moderne est la disjonction entre la logique et le sens.

Ces trois caractéristiques – infinité de la recherche, individualisme et raison coupée du sens – posent problème pour les peuples qui recherchent la cohérence. Des questions de fond méritent d’êtres traités par les universitaires. Sur le plan du sens de la vie, le premier point inquiétant est d’ordre éthique. Qui adhère à une grille de lecture faisant place aux valeurs de l’esprit et/ ou au sens religieux voit marginaliser le champ de la vie. Il n’y a pas de lien entre la mondialisation et le sens de la vie auquel les peuples, notamment monothéistes ou liés à des sagesses ancestrales, sont attachés. C’est la fin d’un monde ; il nous faut le comprendre pour tenter d’en inventer un autre qui échappe à toute fermeture. Aujourd’hui, la réalité, ce n’est pas simplement la sécularisation comme mouvement positif, mais son corollaire, la « désignification » éthique du monde. Cela suscite les extrémismes.

Sur le plan politique, la confiscation et la dépolitisation de la vie remettent en cause la possibilité d’être un peuple responsable, capable de décider, de résister au nom de la liberté, d’avoir ses raisons et d’avoir raison, de donner réalité à un projet de société choisi après débat. En dépit du progrès de la science, de la légitimité des institutions, de la libre entreprise, des normes juridiques, la possibilité d’exister en tant que peuple responsable, participant à la recherche collective et publique du juste, du beau et du vrai, est hypothéquée.

Sur le plan du savoir, l’aspect inquiétant est la remise en cause de la possibilité de penser et de penser autrement. Le cloisonnement et la technicité l’emportent sur la transversalité, la diversité et le partage. La mondialisation vise à maîtriser toutes les choses de la vie par l’exploitation des résultats des sciences exactes, appréhendées comme les seules qui soient pertinentes pour la logique du développement. En dépit du travail des sciences humaines et sociales, le savoir moderne privilégie les sciences dites exactes et leurs applications, soumises à la logique du marché.

Il y a risque de détruire l’école et l’université, lieux du savoir libre et gratuit pour permettre à tous d’articuler authenticité et modernité. Le principe d’un accès gratuit à l’éducation tout au long de la vie est l’un des fondements de la société musulmane classique. Son système éducatif se veut porté par les valeurs de solidarité et d’égalité entre les citoyens. La réussite tient aussi à ce critère.

Conclusion : authenticité et progrès

Notes

9.

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, livre IV, in Œuvres complètes IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, 525.

+ -

10.

Ibid., livre III, 430.

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11.

Ibid., livre II, 363.

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12.

Abu Hamid Ghazâlî, La Revivification des sciences de la religion, cité par Ibn Qudâma, in Revivification de la spiritualité musulmane, par Mohamed Al-Farih, Iqra, 1999, p. 2.

+ -

13.

Ibid., p. 4.

+ -

Une éducation réussie selon l’islam conjugue authenticité et progrès. Le modèle islamique vise à conjuguer une culture scientifique et éthique, pour apprendre aux jeunes à vivre, afin que la compétition ne déshumanise pas. L’école a pour but de former un citoyen compétent et équilibré, capable d’assumer ses responsabilités ; civique, créatif et porteur de valeurs communes, nationales et universelles, pour articuler l’authenticité et la modernité.

Il est peu aisé de lier ces concepts différents, leur sens et réalité sont encore à venir, c’est-à-dire peu compris dans l’état actuel. L’idéal est de les lier sans les opposer. Aux trois dimensions de culture générale, de compétence scientifique et d’éducation civique s’ajoute la nécessité d’une pensée spirituelle réfléchie, présente dans la vie pour compléter l’éducation. Il ne suffit pas de se former aux sciences et aux arts, il faut produire de l’éthique et savoir vivre. L’éducation doit permettre l’épanouissement de tout l’être afin que chacun trouve sa voie. Une éducation réussie est aussi celle qui donne plusieurs chances aux apprenants, avec la possibilité de passerelles.

L’évolution constante des situations, des métiers et la complexité de la réalité oblige à acquérir des méthodes, plus que des contenus. En ce sens, dans le monde, si la crise est morale, c’est qu’il n’y a pas assez d’écoles      et d’universités qui répondent pleinement à tous les besoins : culturels, économiques, spirituels et sociaux. Il y a dans le monde d’aujourd’hui une crise des valeurs et des sciences, notamment sociales et humaines, à cause de leur cloisonnement excessif vis-à-vis de l’humain et du sens de l’existence. Pour affronter les difficultés du monde moderne, il y a lieu d’apprendre aux jeunes à être à la fois capables d’interdisciplinarité et de maîtrise des besoins, afin de ne pas sombrer dans la consommation à outrance et la dépendance. Le programme d’instruction civique inclut en général un enseignement de la morale, la connaissance des symboles de l’État et des symboles clés de la société. Il comprend l’étude des règles élémentaires d’organisation de la vie publique et de la démocratie, la connaissance des traits constitutifs de la nation et celle de ses valeurs culturelles. Il prévoit la découverte de la morale moderne séculière et de l’importance de la règle de droit dans l’organisation des relations sociales, au travers de principes comme « la liberté de l’un s’arrête où commence celle d’autrui ». C’est la formation à la sociabilité. Autonomie de l’individu et lien social sont les buts, pour s’adapter à la vie collective. L’être humain n’est pas programmé pour assouvir sans conditions tous ses besoins, mais pour les maîtriser, grâce à sa capacité à s’éduquer.

L’éducation scientifique et civique est nécessaire mais pas suffisante. L’enseignement du fait religieux, de l’éthique et des civilisations est indispensable. La sécularisation n’empêche pas cette approche. Par-delà des progrès prodigieux sur le plan de la technoscience, des bienfaits de la liberté pour favoriser l’autonomie de l’individu, un malaise profond traverse notre temps. Se pose alors la question : quelles sont les finalités ? La majorité des citoyens du monde recherche un monde juste qui a du sens. L’idée de progrès s’est imposée à la pensée moderne en vertu d’un travail opposé à l’éthique et à la spiritualité. La rupture entre raison et éthique aboutie au relâchement du lien social. La nature et la société sont perturbées, tant sur le plan écologique qu’au niveau de la biologie et du psychisme humains.

Les questions de l’éthique, du sens et du fait religieux se posent pour toutes les activités humaines. Pour qui adhère aux valeurs de l’esprit, il est clair qu’il y a de moins en moins de liens possibles entre la conception hégémonique et le sens de la vie auquel les peuples sont attachés. Ce ne sont plus des références éthiques qui gouvernent le monde, comme l’a fait durant des siècles le monothéisme, mais une logique coupée du sens. La modernité unilatérale a permis de l’émancipation et en même temps a produit des inégalités, des injustices et de la déshumanisation.

La mal-vie des jeunes, le malaise des enseignants et de toute la société devraient obliger chacun à écouter, à revoir sa pédagogie. Le pédagogue, théoriquement, est un adulte instruit qui accompagne l’enfant et toutes les personnes en formation dans leur découverte, dans l’acquisition du savoir et la maîtrise des méthodes, pour se connaître, analyser, résoudre les problèmes de la vie en société et apprendre un métier. Chaque civilisation et époque dispose de sa propre pédagogie, qui tient compte à la fois des valeurs, des principes qui la régissent et des objectifs fixés.

La réussite éducative pour l’islam se joue dans la capacité à articuler l’efficient et le symbolique, la science et l’éthique, le droit de s’exprimer   et le devoir d’apprendre, le spécifique et le général. Il s’agit de former des êtres humains, aptes à développer leur humanité, pas seulement à former un corps productif. C’est une approche universelle perdue de vue. Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, dans Émile ou De l’éducation, précisait qu’il s’agissait de l’art de former les hommes. Il énonçait ce principe : « Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même9. » Il parlait de tenir compte de deux exigences : « Qu’il [l’élève] ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris lui-même10 » – la vocation de l’éducateur et la mission de l’élève sont inséparables – et « Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire11 » – l’enfant ne peut décider ce qu’il doit apprendre, mais il doit l’apprendre par lui-même pour que cet apprentissage fasse de lui un être responsable.

En précurseur, al-Ghazâlî écrit : « Sache que l’enfant est un dépôt pour ses parents. Son cœur est une pierre précieuse encore brute qui accepte toute imprégnation. Si on l’accoutume au bien, il grandira dans son respect […] et si on l’accoutume au mal il grandira avec cette tare. […] Voilà pourquoi  il convient de le préserver, de l’éduquer, de l’améliorer, de lui apprendre le bon caractère12. »

Pour la méthode pédagogique il prône l’écoute et la rigueur : « Que le professeur prenne en considération le niveau intellectuel de ses élèves, qu’il leur tienne des discours en harmonie avec leur intelligence ; il ne doit pas leur enseigner des sujets qui dépassent leur compréhension afin qu’ils ne prennent pas l’instruction en aversion […]. Il doit mettre à la portée de l’élève des choses claires qui conviennent et ne pas lui faire sentir sa faiblesse, car cela attiédira son désir de s’instruire et mettrait de la confusion dans son esprit. Il faut lui choisir des sujets abordables qui conviennent afin de ne pas lui fier une mauvaise impression13. »

En ces temps modernes se sont forgées les sciences de l’éducation, dont nul ne peut faire l’économie, mais l’utilitarisme, qui ne garantit point de surcroît l’employabilité, l’emporte. Même les arts et la culture sont les parents pauvres, que dire alors des spiritualités ? Reste à engager le dialogue afin d’assurer une éducation universelle. Le point commun entre l’approche moderne et l’approche musulmane tient au principe que tout enfant se forme progressivement. L’éducation musulmane fait appel à l’activité constructrice de l’enfant, à sa mémoire, selon l’âge, sans nier les rôles formateurs de la transmission culturelle de la famille et de l’interaction sociale. La culture éducative musulmane tient compte de l’influence des différents facteurs.

En ce XXIe siècle, la pédagogie devient un ensemble de méthodes pour aider l’enfant et l’adulte en formation à s’adapter à l’évolution rapide du monde, des métiers et des connaissances. Les pédagogues musulmans utilisent des éléments de psychologie motivante, afin d’aider chacun à s’épanouir et réaliser l’équilibre entre l’ancien et le nouveau, entre la liberté et le respect de la loi. L’éducation est perçue comme un acte global de construction de la personne et non comme une simple transmission de connaissances. L’éducation est à même de faire évoluer les représentations collectives sur le vivre ensemble.

La pédagogie musulmane vise par des voies différentes à la socialisation  et à la libéralisation des capacités humaines. Il s’agit d’établir un climat de confiance et de compréhension réciproques, entre l’émetteur et le récepteur, en recherchant l’interactivité. Ce sens de la pédagogie renvoie à la manière dont va se faire la formation qualitative d’un enfant, plutôt qu’au contenu de cette formation. Un des aspects clés est de combiner ce que l’on veut transmettre et ce que sait déjà l’enfant, ou ce qu’il est capable de découvrir lui-même.

Il y a lieu d’harmoniser progressivement les savoirs instruits reliés à la notion d’enseignement aux savoirs construits et à déconstruire, qui font confiance à l’autonomie de l’enfant. Pour la civilisation musulmane, qui met l’accent sur l’être plus que l’avoir et sur le savoir-vivre autant que le savoir-faire,  les jeunes doivent participer à la définition des conditions d’une éducation réussie. En conséquence, l’idée que le monde actuel se fait de la « réussite » doit être revue. Dans un monde où les savoirs sont accessibles à tous, nous devons aider les jeunes à se frayer un chemin, à inventer leur parcours, à innover de manière responsable.

Les questions sur le sens de la vie, l’éducation, l’« apprendre à vivre », la théologie et la philosophie « arabes » les ont approfondies pour leur temps. L’école et l’université doivent y revenir, en fonction des interrogations de notre époque. En pays d’islam, par le passé, des études concernaient le rapport au « Tout Autre », c’est-à-dire comment adorer Dieu ; cependant, la réflexion sur la meilleure façon de bâtir une société juste et le développement scientifique était tout aussi fondamentale. Les musulmans pensent que leur modèle éducatif offre une possibilité de faire face à une double exigence : celle du sens et de la justice, de l’efficacité et de l’éthique, ceci afin de dépasser les difficultés de l’existence, notamment psychiques.

Les pédagogues ont pour responsabilité de concrétiser au quotidien des politiques au profit des jeunes. Un système éducatif réussi se base sur l’interaction entre les dimensions essentielles de l’existence, ce qui permet à l’enfant d’accéder au sens des savoirs, au goût de la pensée et à la passion de participer de manière collective à un monde nouveau. Se limiter à apprendre à lire, écrire et compter, c’est réduire l’éducation à l’utilitarisme.

L’islam considère que les besoins de sens, de culture et d’éthique doivent être suscités, construits et accompagnés, pris en charge dès l’école et ne pas être renvoyé au seul champ de la vie privée.

Ce qui fait sens ce n’est pas seulement l’utilitaire, mais ce qui relève du symbolique, le rapport à l’intériorité, les préoccupations spirituelles, anthropologiques et éthiques, le psychique et l’« apprendre à vivre ensemble » pour ne pas être désarmé face aux questions fondamentales et dominé par des pulsions archaïques. Le souci de l’excellence guide la vision musulmane. L’ihsân, le bel agir, tel est le but de l’éducation réussie : permettre au plus grand nombre d’acquérir et de parfaire ses connaissances, pas seulement pour se former à un métier mais pour devenir pleinement humain, capable d’articuler la singularité et l’être commun, savoir être.

Cela suppose que soit reconnu le caractère vital de l’égalité des chances, les bienfaits du multiculturel et de l’universalité, comme forces de toute nation. Le système éducatif musulman réussi se veut équilibré. Il se tient à distance des extrêmes : autoritarisme ou laxisme, opposition ou confusion entre les différents savoirs. Les préjugés qui circulent au détriment de l’islam sont sans fondement. Il est parfaitement possible d’articuler l’islam et son modèle éducatif médian avec le système de valeurs modernes, par-delà des différences. Conjuguer connaissances préétablies et innovation, liberté et loi, authenticité et progrès, individualité et collectivité, raison et spiritualité, telle est la voie d’une éducation réussie.

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