Refonder l'audiovisuel public
Introduction
Prologue
D’une consommation spécialisée à une consommation polymodale
Des médias fortement distincts aux médias « poreux »
D’une consommation linéaire à une consommation à la demande
De la rareté des fréquences à l’infinité des canaux
La fin de la ressource du filtre
Pourquoi faut-il un audiovisuel public ? Retour aux principes
Un principe essentiel de l’action publique : la subsidiarité
L’audiovisuel public
Les missions de l’audiovisuel public au tais du critère de subsidiarité
Le divertissement
L’information
La culture
Propositions pour une réforme profonde de l’audiovisuel public
Proposer aux gens « ce qu’ils désirent obscurément » : la fin de la logique commerciale
Liberté et indépendance absolue
Une source de financement élargie et rationalisée
Conclusion
Résumé
Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui, en 2016, et plus encore demain, que l’État entretienne lui-même une offre audiovisuelle ? Dans quelle mesure le libre jeu du marché, c’est-à-dire des initiatives privées, ne pourrait-il obtenir un résultat au moins égal, et à moindre coût pour la collectivité ? Cette note a pour objectif de décrire à quoi l’audiovisuel public devrait ressembler si, abstraction faite de l’existant, la seule question de son apport spécifique était posée.
Nous passons les trois justifications classiques de l’audiovisuel public — divertissement, information et culture — au crible du principe de subsidiarité. Il apparaît ainsi que l’intervention publique dans l’audiovisuel ne peut se justifier que pour les deux derniers piliers : l’information, au nom du pluralisme, et la diffusion de la culture, pour laquelle l’échec de la télévision publique est patent.
Nous proposons enfin de redéfinir profondément le périmètre et les modalités d’action de l’audiovisuel public :
- suppression de France 3, France 4 et France Ô, privatisation de France 2 ;
- établissement sur le canal 3 d’une chaîne culturelle libérée de toute contrainte d’audience, complémentaire avec France 5 et Arte ;
- refondation de la radio publique sur le même principe en limitant le portefeuille des stations ;
- regroupement de toute l’information publique, quel que soit le média ;
- établissement d’une gouvernance réellement indépendante du politique et idéologiquement ouverte ;
- maintien du niveau de financement actuel mais remplacement de la redevance par un prélèvement assis sur une assiette plus
Olivier Babeau,
Professeur des Universités en stratégie à l’Université de Bordeaux.
Introduction
Jean-Marie Djian, Politique culturelle : la fin d’un mythe, Gallimard, « Folio actuel », 2005, p. 149.
Démarche qui a aussi été proposée par le think tank Génération libre dans une note intitulée Pour un service public de l’audiovisuel efficace et légitime, octobre 2015.
« Comment […] faire en sorte qu’une politique culturelle soit pensée de nouveau sans que le poids de l’action, de l’Histoire, des dogmes et des référents idéologiques vienne à en tuer l’invention permanente ? »
Jean-Marie Djian1
Difficile de remettre en cause l’audiovisuel public ! Il fait partie en France de ces monuments, au même titre que la politique culturelle, dont il procède en partie, auxquels on ne touche jamais sans provoquer de vives réactions. L’histoire, l’importance symbolique, le poids politique : tout concourt à faire de nos radios et télévisions publiques des vaches sacrées.
Afin de préparer la présente étude, nous avons consulté de nombreux rapports et discours concernant l’audiovisuel public : aucun d’entre eux n’évoque sérieusement l’idée qu’il puisse ne pas (plus) exister. Il est toujours décrit comme allant de soi et désirable par essence. L’idée de sa légitimité est généralement expédiée en quelques mots dans le préambule des rapports ou justifiée à la hâte par la nécessité d’échapper « aux puissances de l’argent », de garantir le pluralisme de l’information ou d’éduquer. Les réformes proposées ne concernent jamais que le périmètre de l’intervention (quasiment toujours dans le sens d’un élargissement) et les façons d’utiliser plus rationnellement les moyens alloués, voire tout simplement d’augmenter ces moyens par quelque taxe nouvelle. L’audiovisuel public, dont la légitimité est une vérité apodictique, est toujours décrit comme devant « se réinventer », « faire face à des défis », etc. Les discussions sont alors essentiellement tournées vers la détermination de la structure idoine.
Partir des changements de structure ou des ajustements budgétaires, c’est pourtant prendre le problème par la fin ou, plus exactement, supposer réglée la question de la justification de cette intervention publique. Tout l’objet de cette étude est de poser cette question méthodiquement et d’y répondre. Dans un pays où la présence de l’État dans de nombreux domaines de l’économie et de la société est la plupart du temps le fruit d’une longue tradition, le risque de toute réflexion concernant les évolutions souhaitables de cette présence est de la considérer comme allant de soi. On s’interdit du même coup toute refondation d’envergure et on se condamne à des adaptations cosmétiques. C’est traiter le symptôme d’une maladie sans en éradiquer la cause. Nous adoptons donc ici, pourrions-nous dire, cette technique du « doute radical » chère à Descartes qui consiste, par méthode, à ne rien tenir pour acquis, même l’évidence, avant de l’avoir soumis à un sérieux examen.
Une autre erreur courante de la réflexion concernant l’État dans notre pays est de prendre la difficulté à réaliser concrètement des changements, avec les conflits inévitables qui surgissent lors des mutations, comme des bornes conditionnant les propositions. L’« acceptable » devient ainsi le cadre étroit du
« possible ». Nous proposons au contraire d’adopter la démarche rawlsienne du « voile d’ignorance » : abstraction faite de ce qui existe, de son histoire, des personnels en place et de la difficulté prévisible à faire évoluer la structure, que devrait-on faire en matière d’audiovisuel public s’il n’existait pas ? Osons, autrement dit, l’expérience de pensée d’un paysage audiovisuel vierge de toute action publique pour mieux nous demander ce qu’il y manquerait alors.
On ne posera d’ailleurs pas ici les questions de structure. Elles dépasseraient le cadre d’une note de longueur modeste et renvoient à des questions d’ordre pratique qui, nous y insistons, ne devraient pas être érigées en contraintes dirimantes, et encore moins confondues avec le problème à résoudre. Malgré tout, il est évident que notre étude ne se veut pas une simple expérience de pensée. Elle veut indiquer à des décideurs politiques le point d’arrivée d’une réforme de l’audiovisuel public que nous appelons de nos vœux.
Cette note, en somme, a pour objectif de décrire à quoi l’audiovisuel public devrait ressembler si, abstraction faite de l’existant, la seule question de sa légitimité était posée2. Qu’est-ce qui justifie qu’aujourd’hui, en 2016 (et non en 1945 ou en 1980…), et plus encore demain, l’État prélève de l’argent auprès des citoyens et des entreprises pour entretenir lui-même une offre audiovisuelle ? Quelles missions particulières cet audiovisuel public remplit-il ? On le verra, ces questions reviennent en réalité à celle-ci : dans quelle mesure le libre jeu du marché, c’est-à-dire des initiatives privées, ne pourrait-il pas obtenir un résultat au moins égal et à moindre coût pour la collectivité ?
Prologue
L’audiovisuel à l’ère numérique : essai de prospective
Parler de l’avenir de l’audiovisuel public implique de commencer par donner une image de l’avenir de l’audiovisuel tout court. Aux transformations très profondes des formes de consommation de l’image et du son qui se dessinent répondent en effet de nouvelles modalités de production et de diffusion des contenus audiovisuels publics. En matière de consommation audiovisuelle, la prospective est particulièrement difficile. Ne cite-t-on pas encore à l’envi cette condamnation sans appel de la télévision prononcée en 1946 par Darryl Zanuck, le fondateur de la 20th Century Fox : « Les gens se lasseront vite de fixer une boîte en bois » ? Il n’y a pas si longtemps, certains dénonçaient l’absence d’intérêt qu’il y avait à pouvoir s’envoyer des photos ou à s’échanger des messages limités à 140 caractères… Les évolutions réelles seront le fruit d’une interaction complexe d’éléments qu’il n’est pas toujours possible de prévoir avec certitude, notamment les comportements sociaux.
À la lumière de nos sources, il nous semble que cinq certitudes peuvent malgré tout être dégagées quant aux grandes caractéristiques de l’audiovisuel pour les quinze ou vingt ans à venir. Elles font l’objet d’un large consensus parmi les spécialistes de l’audiovisuel.
D’une consommation spécialisée à une consommation polymodale
La première certitude est le caractère polymodal de la consommation, autrement dit l’utilisation de terminaux divers pour visionner les contenus. Les quatre écrans disponibles à domicile (téléviseur, ordinateur, tablette, smartphone) sont d’ores et déjà couramment utilisés simultanément, en particulier parmi les plus jeunes. Dans un premier temps, ces écrans restent fortement spécialisés : si le téléviseur, qui présente la meilleure qualité d’image, est utilisé pour regarder le programme principal, le smartphone sert par exemple en parallèle à interagir sur les réseaux sociaux (en rapport avec un contenu télévisuel ou non).
Si les écrans sont encore associés à des contenus spécifiques (on regarde des vidéos plus courtes sur un smartphone plutôt que sur un téléviseur, par exemple), ils devraient progressivement devenir plus interchangeables en fonction des situations de consommation. Tablettes ou smartphones sont ainsi déjà utilisés pour regarder des films dans le train, alors que le même contenu sera de préférence visionné sur un téléviseur à domicile. Un même contenu devra donc pouvoir être consommé indifféremment sur tous les supports.
Des médias fortement distincts aux médias « poreux »
C’est le cas par exemple de BFM Business, indifféremment écoutable comme radio ou visionnable comme chaîne La plupart des radios nationales ajoutent d’ailleurs aujourd’hui à leurs flux audio des flux vidéo captés en studio.
Le deuxième élément notable est la convergence des médias traditionnellement distincts (essentiellement radio et TV). L’interchangeabilité des terminaux aidant, les formats de contenus devraient devenir beaucoup plus poreux, radio et TV se confondant parfois3. À terme, on peut imaginer que tout contenu radio sera associé à une image, ne serait-ce que celle du studio. Le « flux » radio, néanmoins, devrait garder une certaine spécificité de consommation, puisque plutôt réservé à des moments de consommation où l’auditeur est concentré sur une tâche qui mobilise sa vision (bricoler, conduire, etc.).
D’une consommation linéaire à une consommation à la demande
La délinéarisation de la consommation est la troisième tendance notable en matière d’audiovisuel. La consommation de contenus audiovisuels sera à terme quasiment toujours choisie ; il ne s’agira pas seulement pour le spectateur de choisir le canal, mais aussi de choisir à quel moment regarder un contenu précis. Ce mode de consommation est en rupture nette avec la télévision traditionnelle, dont la grille impose des horaires fixes aux spectateurs. Dans les années 1980, l’apparition des magnétoscopes, avec la possibilité de programmer des enregistrements, avait donné un premier coup de canif à cette linéarité. Depuis, la possibilité de consommer des vidéos sur ce mode choisi s’est considérablement étendue. Elle peut prendre une forme limitée (comme avec la TV de rattrapage, qui ne laisse l’accès que durant un certain temps après la première diffusion en linéaire) ou absolue (vidéo à la demande). Dans ce dernier cas, la vidéo à la demande par abonnement constitue le modèle le plus radical : l’accès au catalogue est permanent et illimité.
L’évolution avec une consommation délinéarisée s’inscrit dans la logique de progression vers la consommation désignée sous l’acronyme ATAWAD (any time, anywhere, any device). Le consommateur n’accepte plus que sa consommation de contenus soit limitée ou conditionnée par le lieu, le moment et le terminal qu’il utilise. Il souhaite que tout soit mobilisable partout, en permanence et sur n’importe quelle machine.
La délinéarisation ne fait aussi que reproduire ce qui a eu lieu dans nombre de secteurs (énergie, ressources informatiques avec le cloud…) : la transformation des produits en « utilités » (par le biais d’un anglicisme traduisant le terme utility). Une traduction plus adaptée serait sans doute le terme « service » : ce qui était acheté hier à la pièce doit aujourd’hui être disponible en permanence et de façon très simple et immédiate. L’abonnement, la plateforme conviviale, l’algorithme de recommandation participent à cette valeur ajoutée du contenu. La vidéo n’est plus un produit physique (le recul du support physique chaque année est une constante qu’il semble impossible d’enrayer), mais une ressource à laquelle on veut pouvoir accéder à volonté, exactement comme l’eau courante. Le contenu souhaité doit pouvoir être mobilisé au moment voulu et dans la quantité désirée.
Comment se traduit concrètement cette progression de la consommation non linéaire ? Dans son bilan 2015, le CNC note la forte progression de la vidéo à la demande par abonnement (VàDA), également nommée Subscription Video On Demand (SVOD.) Selon une étude du CSA menée en octobre 2014, près de 71% des Français déclaraient avoir regardé des programmes en rattrapage au cours des douze derniers mois, proportion qui atteint 80,2% chez les 15-24 ans.
Paradoxalement, la durée moyenne de visionnage de la télévision classique ne connaît pas de recul. De 2 heures par jour en 1996, elle est passée en 2005 à 3 heures 26, s’est stabilisée jusqu’en 2010, puis a atteint un pic en 2012 à 3 heures 50, pour rester en 2015 à un niveau voisin (3 heures 44)4. Ces chiffres, il est vrai, incluent aussi la TV de rattrapage à partir de 2011, ce qui peut expliquer une partie du maintien. Quoi qu’il en soit, il est frappant de remarquer que la consommation linéaire ne connaît pas, si l’on considère la population dans son ensemble, le déclin brutal qu’on aurait pu prévoir.
Ce déclin, en revanche, est visible chez les plus jeunes : les 13-24 ans regardaient en 2015 1 heure 30 par jour « seulement5 » Cette même année, 80% des plus de 15 ans utilisaient encore quotidiennement le téléviseur.
À l’heure actuelle, on constate donc plutôt que les modalités de consommation s’ajoutent plus qu’elles ne se substituent. L’usage multi-écrans qui se développe ne vient pas diminuer la consommation de télévision (ce qui n’empêche pas les chaînes historiques de connaître un fort recul, en passant de 82,9% de l’audience en 2007 à 62,9% en 2015). La télévision linéaire continuera probablement à exister comme modalité de consommation. En revanche, avec la montée en puissance des nouvelles générations, elle finira par perdre sa prééminence au profit des autres formes de consommation, plus diverses et interactives, et d’autres contenus.
Les internautes français passaient en 2015 en moyenne 3 heures 53 par jour connectés à Internet depuis un PC et 1 heure 17 depuis un mobile6, la présence totale sur Internet égalant grosso modo celle de la télévision (les deux pouvant d’ailleurs être réalisées en même temps du fait du multi-tasking).
L’importance du piratage7 trahit l’existence d’une consommation intensive de vidéos : 30% des internautes accèdent au moins une fois par mois à des sites de contrefaçon audiovisuelle. En 2015, 14 millions de Français ont eu recours au téléchargement illégal, soit 600.000 de plus qu’en 2014.
La consommation s’étend sur d’autres plateformes et d’autres canaux : Netflix revendique 600.000 abonnés en France, YouTube a permis en 2011 de visionner 1,043 milliard de vidéos par mois en France pour un temps total mensuel de 37 millions d’heures8. De façon générale, l’explosion de la consommation de vidéos est l’un des points les plus frappants des quinze dernières années : en 2016, les vidéos représentent 55% du trafic Internet mondial. La télévision n’est qu’une partie limitée de cette consommation.
La consommation de vidéos est aussi celle des jeux vidéo, certains d’entre eux étant aujourd’hui appelés « e-sport », tant ils sont devenus une activité importante ayant ses codes et ses communautés propres. Le jeu League of Legends, le plus suivi au monde, comptait en 2014 quelque 67 millions de joueurs mensuels, dont 27 millions de joueurs quotidiens.
Citons enfin la technologie émergente de la réalité virtuelle. On peut imaginer, notamment, qu’à terme l’intégration du virtuel dans le réel créera un genre audiovisuel hybride, puisque l’image y sortira de l’écran proprement dit pour être désormais plaquée sur le monde qui nous entoure. L’immersion dans une réalité entièrement virtuelle sera aussi probablement une modalité à part entière de ces nouvelles consommations audiovisuelles.
De façon générale, il fait assez peu de doute que la consommation audiovisuelle va donc évoluer vers de nouvelles formes, devenir beaucoup plus interactive (s’intégrant à des échanges sociaux) et rendre marginale la simple consommation linéaire.
De la rareté des fréquences à l’infinité des canaux
La structuration actuelle de l’audiovisuel français s’est faite dans un contexte de rareté des fréquences disponibles. La rareté initiale du hertzien avait déjà été dépassée en son temps par le câble et le satellite, qui avaient donné accès à des centaines de chaînes, mais sans remettre en cause la domination fondamentale du hertzien. Avec l’accès par DSL, le nombre de chaînes accessibles est virtuellement infini. Certes, la numérotation des chaînes influence encore notablement la consommation (on consomme plus facilement la 1, la 2 ou la 3), par un effet de visibilité dû à leur présence dans les premiers canaux. Mais si l’on fait l’hypothèse que la TV finira par se dissoudre, techniquement parlant, dans Internet, alors on peut penser que ce biais des canaux finira par disparaître. Les offres Over the Top (OTT) ou télévision en streaming (Apple TV, Androïd TV qui était anciennement Google TV, etc.) ont précisément l’ambition de proposer de nouveaux points de focalisation des consommations.
La fin de la ressource du filtre
Cependant, les services de la commission chargés de réviser la directive sur les services des médias audiovisuels (SMA) auraient l’intention d’imposer un quota de 20% d’œuvres européennes dans le portefeuille des services de vidéo à la demande comme Netflix ou Amazon Ce quota s’appliquerait aussi aux pages d’accueil (voir Les Échos, « VoD : l’UE veut imposer un quota de 20% d’œuvres européennes », Les Échos, 17 mai 2016, p. 21.
La conséquence des mutations décrites ci-dessus est fondamentale à comprendre pour notre sujet : avec le numérique, la consommation audiovisuelle se fera de plus en plus en mode « tiré », et non plus « poussé » : ce sont les téléspectateurs qui vont choisir les contenus qu’ils vont mobiliser. Par conséquent, tout mécanisme censé filtrer les contenus proposés aux gens (en particulier les quotas) pour influencer ce qu’ils choisissent de regarder ou écouter deviendra vain9. Or ces quotas ou mécanismes sont aujourd’hui nombreux, car les grilles de programmation obéissent à des règles strictes. Les programmations musicales des radios, en particulier, sont soumises depuis 1994 à un quota de 40% d’œuvres françaises (quota réaffirmé en juin 2016). Quel sens ces quotas peuvent-ils avoir quand chacun choisit d’écouter un flux vidéo ou audio entièrement personnalisé (comme sur Deezer, par exemple) ? Aucun. Cela a des conséquences fondamentales sur la façon dont on peut envisager le rôle culturel de l’audiovisuel, on le verra.
Pourquoi faut-il un audiovisuel public ? Retour aux principes
Dans cette première partie, nous allons rappeler deux éléments essentiels à une critique (au sens grec, et donc non péjoratif, de ce mot : jugement) de l’audiovisuel public : le principe de subsidiarité et la réalité historique du développement de la télévision publique.
Un principe essentiel de l’action publique : la subsidiarité
Voir François Foret, « Lectures critiques : État, libéralisme et christianisme. Critique de la subsidiarité européenne, de Julien Barroche », Politique européenne, n° 37, novembre 2012, p. 184-187.
Julien Barroche, État, libéralisme et christianisme, Dalloz, 2012, p. 550.
Chantal Delsol, « Un libéralisme maîtrisé », interview, La Nef, n° 265, décembre 2014.
Le concept de subsidiarité, quand il n’est pas tout simplement ignoré, n’a pas bonne presse dans une France baignant dans le culte de l’État. Il devrait pourtant, selon nous, être remis au cœur de nos choix publics.
Le concept étant complexe du fait de ses sens variables10, il faut préciser ici ce qu’il recouvre. Selon Julien Barroche, « la subsidiarité fait référence à un modèle de société dans lequel les capacités de chaque personne et de chaque cellule de la vie sociale sont conçues comme naturelles et à l’intérieur duquel, donc, l’attribution des compétences ne saurait constituer l’objet d’un quelconque débat11. » En vertu de ce principe, l’intervention publique ne doit pas être considérée comme une simple alternative au libre marché : son intervention, par le biais de prélèvements divers (taxes ou impôts), a toujours un effet dépressif sur le niveau des échanges, autrement dit un coût collectif, c’est pourquoi elle ne peut être justifiée que par une réelle valeur ajoutée. Le secteur public ne doit intervenir que lorsque cela s’impose véritablement.
Faut-il souligner que le concept ainsi compris est d’ascendance libérale ? « Le libéralisme économique signifie que la production et l’échange sont laissés à l’initiative des particuliers et des groupes (la définition du socialisme est à l’inverse : “étatisation des moyens de production et d’échange”)12. » Partir du principe de subsidiarité, c’est affirmer, pour paraphraser Montesquieu parlant de la loi, que là où l’État n’est pas nécessaire, il importe qu’il n’y ait pas d’État.
L’audiovisuel public
Vincent Dubois, La Politique Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Belin, 1999, p. 231.
Jean-Charles Paracuellos et Pierre-Jean Benghozi, Télévision, l’ère du numérique, La Documentation Française, 2011, p. 87.
Déjà évoqué à partir de 1953 par Jean d’Arcy, directeur des programmes à la Radiodiffusion-Télévision française de 1952 à 1959.
Ibid.
Michel Souchon, « Études et représentations du public à l’ORTF », Quarderni, n° 65, hiver 2007-2008, p. 60.
Cité in Jean-Charles Paracuellos et Pierre-Jean Benghozi, cit., p. 60.
Ibid., p. 88.
Ibid.
D’où vient l’audiovisuel public ? Comment sa création a-t-elle été justifiée ? Comment cette justification a-t-elle évolué ? Nous proposons ici une rapide archéologie des modalités de légitimation de notre audiovisuel public.
a) Une histoire marquée par des relations difficiles mais étroites avec le pouvoir
La véritable justification originelle de l’audiovisuel public, il faut le dire, n’est pas la démocratisation de la culture, mais le contrôle de l’information. La télévision a d’emblée été investie d’un poids politique considérable. Lorsque André Malraux crée le ministère de la Culture, la radio-télévision reste rattachée au ministère de l’Information, et même la TV est directement prise en charge par les services du chef de l’État13.
Même quand éclatera l’ORTF en 1974, et que la communication audiovisuelle sera déclarée libre en 1982, la question du pouvoir politique restera omniprésente. Les médias restent un lieu de pouvoir que les responsables politiques considèrent avec gourmandise quand ils les contrôlent et, avec crainte, lorsqu’ils leur échappent. Les hésitations récentes autour des modalités de nomination du président de France Télévision (par le président de la République à partir de 2009, puis par le CSA depuis 2013) et le changement quasi systématique du président de France Télévisions lors de chaque alternance montrent bien que l’affaire reste avant tout politique. Autrement dit l’audiovisuel public est aussi perçu, à tort ou à raison, comme un outil d’influence politique important que l’on doit s’efforcer de maîtriser.
b) Les missions de l’audiovisuel public d’hier à aujourd’hui
Au-delà d’un rôle politique qui ne veut plus s’exprimer officiellement, quelles sont les missions dévolues au service public de l’audiovisuel. Comme le notent Jean-Charles Paracuellos et Pierre-Jean Benghozi, « l’interprétation de ce que recouvraient ces missions a considérablement varié au cours des ans en fonction à la fois des politiques culturelles prônées par les ministères et de l’importance croissante de la place prise dans la société14 ». Si l’accord sur le triptyque « informer, cultiver, distraire15 » semble assez général et reste aujourd’hui encore une bonne description des missions que se donne l’audiovisuel public, il importe de comprendre comment ce triptyque a évolué. La hiérarchie de ces valeurs connaîtra en effet une inversion radicale au fur et à mesure de la démocratisation de la télévision.
Quand naît le ministère de la Culture, en 1959, la France compte 800.000 téléviseurs ; c’est peu encore, mais déjà beaucoup plus qu’en 1948 où ils n’étaient que quelques milliers. À cette époque, la télévision est, d’un point de vue culturel, d’abord perçue comme un outil de démultiplication du public du théâtre et, plus généralement, de diffusion de la culture « légitime ». La télévision fait alors partie du même projet culturel que le Théâtre national populaire de Jean Vilar, le livre de poche ou les Maisons des jeunes et de la culture16.
À partir des années 1960 et de la création de la deuxième chaîne (1964), les premières déceptions devant la réticence du grand public face à la culture provoquent une inflexion des objectifs : il va plus s’agir d’éduquer que de cultiver, et pour cela il faudra aussi distraire. « Dès lors, la culture va s’opposer de plus en plus au divertissement et la hiérarchie des missions s’inverser », analysent Paracuellos et Benghozi17. Puis l’objectif d’éducation va lui-même être gommé au profit du seul divertissement : les dirigeants vont acquérir « la conviction que le peuple refuse d’apprendre18 ». En 1972, le président de l’ORTF Arthur Conte déclare ainsi : « Ma mission pour assurer une information libre est importante. Je considère comme plus important encore de développer les forces de la joie et de la distraction, et, pour tout dire, les variétés vont entrer dans l’une de mes préoccupations fondamentales19. » On ne saurait être plus clair.
Les évolutions du triptyque « informer, cultiver, distraire » vont être à l’origine de la terrible ambiguïté, disons même de la contradiction, dont souffre aujourd’hui encore le service public. Il existe en effet une tension entre la mission de culture, à laquelle il n’a jamais été officiellement question de renoncer, et celle de divertissement, qui porte en elle une ouverture naturelle à un large public. Courant le risque d’attirer peu de monde, les contenus culturels exigeants s’opposent dans la pratique à des contenus de divertissement capables d’agréger un vaste public. La télévision publique se débat ainsi depuis quarante ans devant cette injonction contradictoire : elle est à la fois censée attirer un large public et maintenir des contenus élitistes. Cette injonction contradictoire se retrouve jusque dans le cahier des charges donné à France 2 par le président Sarkozy en 2008 : les chaînes du service public « aspirent à rassembler le public le plus large », mais « l’attention qu’elles portent à leur audience exprime plus une exigence vis-à-vis du public qu’une volonté de performance commerciale20 ». Une façon adroite de décrire la contradiction fondamentale d’une télévision dont, quoi qu’on en dise, les audiences sont un objectif prioritaire, mais qui doit dans le même temps, en vertu de son cahier des charges, « favoriser le débat démocratique, concourir au développement et à la diffusion de la création intellectuelle et artistique21 ». Une contradiction dont notre audiovisuel ne pouvait vraiment sortir qu’en sacrifiant l’un des deux éléments au profit de l’autre. Ce qu’il fit, comme nous allons le montrer.
Les missions de l’audiovisuel public au tais du critère de subsidiarité
Déclaration de Patrice Duhamel, alors directeur général de France Télévisions, cité par Ian Eschstruth, in « TF1 et France 2 : regarder les différences ? (1) – Premières comparaisons », acrimed.org, 8 octobre 2007.
« Si la télévision publique fait ce que font les télévisions commerciales à travers le monde, ce n’est pas la peine que ce soient des télévisions publiques. »
Patrice Duhamel22
Il existe une confusion courante (et volontairement entretenue) en France entre service public et fonction publique. Le premier ne pourrait alors être rempli que par la seconde. Certaines missions de service public peuvent pourtant être parfaitement remplies par des salariés de droit privé, employés dans des organismes privés. C’est ce que font des milliers d’associations médico-sociales en France par exemple. Si nous prenons les missions dévolues au service public de l’audiovisuel, l’application du principe de subsidiarité doit nous conduire à nous demander dans quelle mesure elles ne pourraient pas être aussi bien (ou mieux) remplies par des acteurs privés.
Le divertissement
« Informer et distraire, cela n’est plus de mise23 », écrit Jean Cluzel, qui évoque du coup la possibilité d’« un service public sans mission », si ce n’était un troisième rôle, celui d’éduquer. Nous parlerons de l’information plus loin. En ce qui concerne le divertissement, force est de constater qu’il paraît assez clair que le marché peut fort bien y pourvoir sans intervention publique.
a) Le sport : des exclusivités en voie de disparition
L’audiovisuel public s’enorgueillit d’une vraie tradition de retransmission de grands événements sportifs : Tour de France, Roland-Garros, Jeux olympiques, matchs de rugby importants, etc. Mais l’importance de ces événements indique qu’ils pourraient être aussi bien pris en charge par des chaînes privées (Roland- Garros est déjà codiffusé avec Eurosport). L’acquisition des droits est une coûteuse opération qui donne là encore lieu à une surenchère inutile. Le coût global des droits et de la production du sport sur France Télévisions est ainsi de 120 millions d’euros environ. La concurrence lors de chaque appel d’offres est de plus en plus forte, ce qui a conduit des acteurs historiques tels que Canal+ à perdre plusieurs droits importants au profit de BeIN Sports, par exemple. On peut donc craindre que les droits sportifs, traditionnellement détenus par France Télévisions, coûtent à terme de plus en cher ou soient même tout simplement perdus.
b) Qui a besoin de l’État pour se divertir en 2016 ?
Le syndicat des producteurs professionnels du secteur estime que le divertissement pèse en moyenne un tiers des grilles des chaînes françaises. Il s’agit des jeux d’antenne, de talk-shows, d’émissions de téléréalité, etc. Dans le cas d’un audiovisuel public qui fait déjà produire 71% de ses contenus, qu’il s’agisse du flux ou du stock, par des producteurs privés24, on peut légitimement se demander si un cadre réglementaire ad hoc ne permettrait pas à une entité entièrement privée de parvenir aux mêmes résultats à moindre coût. Plus belle la vie, la série à succès de France 3, est par exemple produite par Newen, propriété du groupe TF1.
Comme le soulignent les professionnels du secteur que nous avons pu rencontrer, les chaînes publiques et privées sont en concurrence frontale sur le créneau du divertissement. Cela mène à des situations absurdes où un secteur public, financé par les Français, renchérit face à des acteurs privés français pour emporter l’exclusivité de certains contenus. Un contenu payé donc plus cher par les Français, parce qu’existe un service public audiovisuel.
Deux exemples peuvent être mentionnés. En 2015, France TV a conclu un accord important avec Universal pour posséder l’exclusivité des films et séries de la firme américaine sur la durée. Pour remporter l’accord, France TV a surenchéri sur les propositions des acteurs privés TF1 et M6, pour des contenus qui ne se distinguent pas particulièrement par leur valeur, du point de vue de notre fameuse exception culturelle !
Second exemple : le mercato des animateurs. Attirer les animateurs les plus demandés par le public oppose les chaînes publiques et privées contraintes à la surenchère. Se crée ainsi une absurde bulle aux frais du contribuable.
L’événementiel est un volet complémentaire du divertissement proprement dit. Or les grands événements (couronnements, 14-Juillet, Fête de la musique, etc.) sont déjà en pratique très souvent coproduits avec des chaînes privées. Le 14-Juillet est alternativement produit par TF1 et France Télévisions, afin de partager les coûts, chaque chaîne ajoutant son propre commentaire.
Enfin, les variétés sont certes encore l’apanage des grandes chaînes historiques, mais leur importance relative décroît au profit des « petites » chaînes de la TNT, qui en ont fait un produit de prime time : talent shows, Disques d’or (TMC), Quand la musique est bonne, Génération Goldman et Nouvelle Star (D8), On danse chez Disney (D8), Star Academy (NRJ 12), NRJ Awards (diffusé sur… TF1 !), Home concerts (W9)…
L’information
Voir, par exemple, « La concentration des médias va s’accélérer », interview de Jean-Clément Texier réalisé par Guillaume Galpin, fr, 30 novembre 2015.
La nécessité du pluralisme est l’argument invariablement invoqué, lorsqu’il s’agit de justifier l’existence d’organes publics d’information. Pourtant, la relation est-elle si évidente ? Avançons deux remarques, avant de proposer notre vision de l’information publique.
Une première remarque est qu’à l’ère de l’infinité des blogs et des sites d’information, de la multiplicité des réseaux sociaux dont la réactivité est telle que l’AFP elle-même y prend souvent sa source, la crainte d’un contrôle de l’information par quelques intérêts privés paraît largement infondée. On pouvait museler les médias, il y a trente ans. Aujourd’hui, c’est impossible.
Seconde remarque : certains commentateurs25 ajoutent que les acteurs privés peuvent avoir un intérêt commercial à créer une grande diversité des offres pour mieux toucher toutes les demandes. L’audience restant la priorité des acteurs privés (car elle est le ressort essentiel de la profitabilité), l’approche marketing de la segmentation appliquée aux médias conduirait théoriquement à créer une offre naturellement variée d’angles évitant toute uniformisation. Malgré ces deux arguments, nous soutenons l’idée de la nécessité d’un organe public d’information. L’importance relative des grands médias, en particulier télévisuels, est encore trop grande pour qu’un pluralisme sur Internet puisse trouver un écho suffisamment large. Tant qu’un grand nombre de Français feront des informations télévisées leur principale (voire unique) source d’information, il sera nécessaire de maintenir un pluralisme de façon volontariste sur ce média. Il ne s’agit pas tant de relayer le mythe de l’information « neutre » (elle ne l’est jamais, dans le public moins qu’ailleurs), que de maintenir une voix qui soit, par construction, suffisamment libre de tout intérêt économique pour disposer, sur certains sujets, d’une liberté de parole qui risque de ne pas être présente dans des organes possédés par des intérêts privés. Ces derniers, symétriquement, disposent d’ailleurs aussi d’une liberté de parole précieuse sur d’autres sujets, regardant l’État et le fonctionnement politique, qui n’est pas moins précieuse.
La culture
Les Maisons de la culture avaient par exemple vocation, comme le souligne le ministère de la Culture sur son site, à « démultiplier l’offre culturelle d’excellence » pour « rendre accessible au plus grand nombre les œuvres majeures ». Voir : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Ministere/Histoire-du-ministere/Les-ministres/
Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Le(s) public(s) de la culture, Presses de Sciences Po, 2003.
« Lettre de mission du président de la République à Christine Albanel », 1er août 2007, reproduite in Philippe Poirrier, Les Politiques de la culture en France, La Documentation française, 2016, p. 800.
Ibid., p. 802.
Voir notamment Jean-Louis Missika, Les Entreprises publiques de télévision et les missions de service public : rapport de mission au ministre de la culture et de la communication, 1997, ou Catherine Clément, La Culture à la télévision, Pour une liste complète de ces rapports, voir Serge Regourd, Vers la fin de la télévision publique ? Traité de savoir-vivre du service public audiovisuel, Éditions de l’attribut, 2008, p. 170.
Jacques Rigaud, « Pour une refondation de la politique culturelle », 18 octobre 1996, extrait reproduit in Philippe Poirrier, cit., La Documentation française, 2016, p. 667.
Neil Postman, Se distraire à en mourir [1985], Nova Éditions, 2010.
Ce qui a inspiré le titre du rapport de Catherine Clément, La Nuit et l’Été. Rapport sur la culture à la télévision, Seuil/La Documentation française, 2002.
Serge Regourd, cit., p. 175.
Jean-Marie Djian, cit., p. 110.
Le terme « culture » est particulièrement redoutable. Formidablement flou, son rôle de marqueur idéologique en France rend extrêmement difficile tout débat dépassionné concernant tout ce qui est assimilé à du « culturel ». Nous sommes pourtant là au cœur du vrai enjeu de l’audiovisuel public.
a) Les deux cultures
Il existe, pour simplifier, deux acceptions du mot culture. La première, inspirée de l’ethnologie, qualifie ainsi l’ensemble des productions humaines qui témoignent de la façon particulière d’être au monde d’une société humaine. Cette culture est par essence populaire, dans le double sens du terme : elle est largement répandue et trouve généralement une faveur auprès d’une grande partie de la population. C’est notamment celle qui s’exprime à travers les chansons de variété.
L’autre acception est plus restrictive, faisant écho à la phrase de Hannah Arendt, dans La Crise de la culture, selon laquelle « seul ce qui dure à travers les siècles peut revendiquer d’être une création culturelle ». La culture est alors plus élitiste, au sens où elle a souvent besoin d’une certaine formation pour être appréciée (mais pas toujours : on peut être touché par une pièce de musique classique sans aucune connaissance a priori) et fait partie d’un corpus d’œuvres que le temps a généralement consacré comme étant particulièrement remarquables. On peut aussi placer dans cette catégorie les cultures « savantes », telles que la musique contemporaine.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’exprimer un quelconque jugement de valeur ou de hiérarchiser certaines productions par rapport à d’autres. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il existe des points de convergence entre les deux types de culture, qui parfois se confondent. Le propos est de catégoriser simplement des types d’expression culturelle du point de vue de leur diffusion naturelle auprès du public (une diffusion qui peut, d’ailleurs, évoluer dans le temps). Une chanson de variété est par nature plus aisément adoptable par le grand public qu’une œuvre telle que la Turangalîla-Symphonie d’Olivier Messiaen. Nous ne nous risquerions d’ailleurs pas à proposer nous-mêmes une classification des deux types de culture : il suffit pour les classer de voir les œuvres qui sont proposées aux heures de grande écoute par les chaînes généralistes et, symétriquement, celles qui sont, au mieux, reléguées dans les profondeurs de la nuit ou, au pire, tout simplement absentes.
La distinction a un intérêt majeur pour notre problème : elle permet de séparer la partie culturelle dont la promotion peut être laissée à l’initiative privée de celle qui ne le peut guère. La musique populaire est ainsi largement présente sur TF1, M6 ou W9, par exemple. Elle jouit de tous les podiums et relais possibles. Dont acte. La musique classique, en revanche, est réservée aux spectateurs noctambules.
La culture populaire n’a aucun besoin d’un acteur public pour être largement produite et diffusée. La culture élitiste, en revanche, a grand besoin d’une intervention publique. C’est donc à partir de cette distinction que nous proposons de focaliser l’intervention publique.
b) L’échec patent de la politique culturelle en général
Le rêve de Malraux, on le sait, était de créer les conditions d’une démocratisation de la culture savante26, cantonnée dans les cercles élitistes. Un dessein qui n’est (hélas !) jamais devenu réalité. Une enquête réalisée dans les années 1970 sur les pratiques culturelles avait révélé l’échec de la démocratisation culturelle et le maintien des barrières matérielles, sociales et symboliques qui limitent l’accès à la culture27. Ce constat a aussi été relayé en 2007 par la lettre de mission de la nouvelle ministre de la Culture, Christine Albanel, qui déplore « l’échec de la politique de démocratisation culturelle28 ». Cet échec, souligne le document, a eu lieu car la politique culturelle ne s’est appuyée « ni sur l’école ni sur les médias, et [parce] que la politique culturelle s’est davantage attachée à augmenter l’offre qu’à élargir les publics ». La lettre en conclut que « la culture doit être davantage présente dans les programmes29 ». Mais c’est ne pas vouloir comprendre pour quelle raison la culture n’est finalement que peu présente dans l’audiovisuel public : tiraillé entre l’obligation d’élargir les publics et celle de maintenir l’exigence culturelle des contenus, l’audiovisuel public, surtout en ce qui concerne les canaux généralistes, a le plus souvent sacrifié la seconde au profit de la première.
c) Une culture savante quasiment absente des chaînes généralistes
À l’image des objectifs de démocratisation de la politique culturelle dans son ensemble, les ambitions culturelles de la télévision ont fait long feu. Tous les rapports, études et avis de professionnels semblent converger sur ce constat30 : les chaînes généralistes de la télévision publique ont abandonné leur rôle de proposition culturelle.
« Les rapports entre culture et audiovisuel depuis une vingtaine d’années marquent une des limites, pour ne pas dire l’un des échecs de la politique culturelle31 », note Jacques Rigaud, qui souligne de surcroît le « déclin régulier du contenu proprement culturel des programmes audiovisuels ». Parmi les causes de ce déclin, cet auteur identifie notamment l’action d’influence des producteurs audiovisuels qui ont réussi à orienter les critères de décompte de l’action culturelle, afin que toutes les fictions en fassent partie.
On pourrait même aller plus loin dans l’accusation, en soulignant, comme Neil Postman32, que la structure du média télévisuel (linéarité, donc temporalité imposée, contrairement à la lecture) a produit un nivellement par le bas : le débat politique, par exemple, s’est appauvri, substituant une hypersimplification à des débats qui auparavant pouvaient durer deux heures et inclure des argumentations structurées.
Pour quelle raison la télévision publique a-t-elle peu à peu banni la culture savante, la repoussant dans ces zones marginales que sont la nuit et l’été33, affichant ainsi un bilan hypocrite en matière d’exposition culturelle ? Les chaînes sont confrontées à un ensemble de contraintes contradictoires : inclure une offre culturelle, notamment financer la création, tout en assurant un certain niveau de rentabilité, dans la mesure où les revenus publicitaires lui sont accessibles, et maintenir une audience élevée. La course à l’audience, parce qu’elle implique des techniques de réduction des risques qui finissent immanquablement par formater les œuvres, a presque toujours pour effet de sacrifier la qualité culturelle. En effet, « les principes de programmation inhérents à la télévision commerciale [sont] fondés sur la fidélisation des publics et le formatage des différentes catégories de programmes, tendances lourdes dont les télévisions publiques n’ont jamais été épargnées dans un contexte global régulé par l’Audimat et la concurrence34 ». Le formatage implique d’évincer la culture élitiste. « Plus que d’autres médias, la télévision cristallise les contradictions entretenues autour de cette question de la démocratie culturelle. La loi de l’Audimat constituant le socle de sa légitimité, le média télévision est condamné à répondre à une demande de satisfaction immédiate », constate Jean-Michel Djian35. La conséquence est que la programmation de France 2 est très proche de celle de TF1, comme l’avait montré une étude menée par Médiamétrie sur une année de programmes en 2007.
Propositions pour une réforme profonde de l’audiovisuel public
Tirons les conséquences logiques de notre analyse. Il est apparu que, parmi les missions dévolues à l’audiovisuel public, toutes pouvaient raisonnablement être conçues comme pouvant être remplies par le secteur privé. En réalité, toutes sauf deux : d’une part, l’information ; d’autre part, la production et la diffusion d’œuvres culturelles « élitistes » (encore une fois, avec le caveat nécessaire pour expliquer ce terme). Nos propositions vont donc fondamentalement dans le sens d’une redéfinition radicale du périmètre et des modalités d’action de l’audiovisuel public.
Proposer aux gens « ce qu’ils désirent obscurément » : la fin de la logique commerciale
Qu’il s’agisse de la comparaison proposée par Benoît Danard et Rémy Le Champion, Les Programmes audiovisuels, La Découverte, 2005, 61, ou le CSA, Bilan de la société privée TF1. Année 2005, décembre 2006, p. 9, et Bilan de la société nationale de programme France 2. Année 2005, novembre 2006, p. 11 et 12 (cette analyse est empruntée à Ian Eschstruth, art. cit.).
Anciennement Audiovisuel extérieur de la Cette entité réunit RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya.
« Il s’agit aussi de savoir si nous aurons assez de clairvoyance et d’opiniâtreté pour imposer au public ce qu’il désire obscurément » (cité in Serge Regourd, cit., p. 175).
Nous proposons de refonder l’audiovisuel public autour de quelques canaux pour la télévision et la radio. Ils seront rendus entièrement indépendants de l’audience et leurs revenus garantis d’une année sur l’autre.
Des comparaisons réalisées en 2004 mettaient en évidence la grande proximité des programmations de TF1 et de France 236 : beaucoup de fictions et d’émissions de divertissement sur les deux chaînes (56 et 44%), plus d’« information et émissions de service » sur France 2 (22% contre 12%) et un peu plus de « documentaires-magazines » sur la chaîne de Bouygues (19% contre 15%). Il serait donc logique de faire de France 2 ce qu’elle est, à savoir une chaîne généraliste grand public financée par la publicité, au même titre que TF1. Nous proposons dès lors la privatisation pure et simple de cette chaîne. Par ailleurs, France 3, France 4 et France Ô devraient être supprimées. La justification originelle de France 3 était de livrer une information régionale. Cette dernière, notons-le, existe déjà sous des formes variées : le journal de 13 heures de TF1 est à sa manière un journal régional. Quant à des décrochages locaux, Il n’y a à notre sens aucune raison pour que des chaînes locales ne puissent pas se développer en l’absence de relais publics. Le besoin d’information « concernante », c’est-à-dire de proximité, existera toujours. Il suffit de voir la vitalité de la presse régionale pour s’en convaincre. France 4 elle, se définit comme « une chaîne consacrée au divertissement », elle est donc absolument inutile, comme nous l’avons montré plus haut. Quant à la chaîne France Ô, son public en métropole est à peu près nul et les territoires ultramarins reçoivent la TNT. Rien, mis à part des lobbies très puissants, ne justifie que l’on maintienne cette chaîne.
Nous ne nous prononçons pas ici sur l’éventuelle suppression ou évolution de France Média Monde37. Ce groupe est la traduction d’une volonté d’influence qui ressortit à des objectifs diplomatiques. À partir du moment où l’on considère qu’il doit exister quelque chose comme « la voix de la France » dans le concert médiatique international, alors l’existence de cette entité est justifiée. C’est dans ce cadre qu’il convient de juger son action et d’évaluer son efficacité. Encore une fois, nous ne discutons pas ici les principes de l’audiovisuel public fixés par les politiques, mais jugeons la pertinence de l’audiovisuel public par rapport à ces principes.
Le canal numéro 3 (chiffre symbolique s’il en est, idéal pour une chaîne du savoir) présente une valeur à exploiter. C’est sur lui que nous proposons d’établir une chaîne culturelle absolument libérée de toute contrainte d’audience, financée de la façon que nous détaillons plus loin. Cette chaîne organiserait ses programmes en complémentarité avec Arte et France 5.
Les chaînes publiques ainsi créées ou conservées excluraient tous les contenus proposés par les chaînes privées. Elles s’attacheraient alors, en vertu d’un choix libre et collégial opéré par des décideurs indépendants (nous y reviendrons), à proposer toutes les œuvres et toutes les formes culturelles qui, par nature, ont peu de chance d’être proposées par une chaîne commerciale. Cela pourrait inclure naturellement des pièces de théâtre, des concerts de musique, mais aussi des talk-shows, des documentaires, des magazines de politique, de culture, d’information, etc.
Ces chaînes n’auraient absolument aucun objectif d’audience, afin d’éviter l’injonction contradictoire qui a mené, nous l’avons rappelé, à l’abandon hypocrite de la culture « élitiste ». Il ne s’agirait pas d’ignorer la demande du public, ou plus encore de s’inscrire systématiquement contre elle, mais plutôt, selon l’expression de Jean Vilar à André Malraux en 1971, de proposer au public « ce qu’il désire obscurément38 ». C’est toute la différence entre la TV commerciale et celle qui ne l’est pas : la première doit par définition déterminer ce que veut le spectateur, formater les contenus en conséquence, comme on adapte un produit à la demande ; la seconde doit ouvrir à l’altérité, autrement dit à cet infini de connaissances que nous n’avons pas, et dont le contact nous enrichit. Une connaissance que nous voulions sans pouvoir la demander, car nous en étions dépourvus. Autrement dit, la télévision publique doit cesser d’être une version publique de la télévision commerciale, pour devenir une télévision pleinement et uniquement culturelle.
Nous proposons également, comme nous l’avons expliqué plus haut, de maintenir une chaîne d’information publique qui devrait rapidement être mise en commun avec la radio (en exploitant toutes les synergies possibles entre les deux rédactions). Il ne devrait rapidement exister qu’une seule rédaction de l’information publique.
Cette information « publique », dont nous avons reconnu l’importance, doit se distinguer par une façon de traiter l’actualité particulièrement soucieuse d’objectivité, de prise en compte de tous les points de vue et de prise de recul. La chaîne devra remettre les événements en perspective, se démarquant ainsi de chaînes d’information, qui ont trop souvent tendance à se placer dans l’immédiateté.
La radio publique devrait être refondée sur la même logique que celle qui présiderait au nouveau France Télévisions. Il conviendrait sans doute de repenser le portefeuille de stations, afin d’en limiter le nombre (à trois par exemple) et de les distinguer de stations privées.
Enfin, la proposition de Terra Nova de concentrer de tous les médias publics (y compris l’INA) sur un site unifié afin de rendre leur offre plus visible et efficace nous semble de bon sens. Dans le monde des médias de demain, où toute consommation d’images et de sons sera l’objet d’un choix volontaire, le devoir de l’État sera de rendre accessible en permanence les œuvres culturelles, à défaut de pouvoir filtrer les contenus ou de les réguler par quotas (espoir vain et liberticide).
Public Sénat et La Chaîne parlementaire dépendent directement du pouvoir législatif. Leur utilité est réelle, mais nous ne saurions trop insister, comme l’ont fait maints commentateurs, sur la nécessité de les fusionner en une seule et même chaîne, afin de créer la chaîne du Parlement, dépassant ainsi les éventuelles querelles entre les chambres.
Liberté et indépendance absolue
La mise en place d’une gouvernance indépendante de toute pression excluant tout phagocytage idéologique serait la condition nécessaire de l’efficacité du nouvel audiovisuel public. Comme une grosse part des dépenses serait consacrée à faire travailler des producteurs privés, il conviendrait de mettre en place un système de sélection interdisant absolument tout favoritisme et biais idéologique. Outre des instances collégiales suffisamment larges (et évitant le travers classique d’une sélection biaisée et pilotée par l’État), on pourrait utiliser des outils innovants. Pourquoi pas, par exemple, ne pas mettre en place une sélection des sujets et formats par crowdsourcing, ce qui permettrait à tous les acteurs et amateurs de la culture d’influencer le choix ? Il ne s’agirait pas d’un processus démocratique, au sens où aucune représentativité ne serait recherchée, mais le grand nombre devrait garantir tout développement d’un clientélisme culturel.
Le nouveau management de l’audiovisuel public, ainsi libéré de toute contrainte, pourra expérimenter des nouveaux formats et de nouvelles façons de promouvoir la culture. Il faut insister sur le fait que le management de l’audiovisuel public doit enfin bénéficier d’une réelle stabilité, avec des mandats longs. Le fait de changer tous les cinq ans, au rythme des alternances politiques, est un immense gâchis, empêchant le développement d’une stratégie de long terme.
Une source de financement élargie et rationalisée
L’indépendance de l’audiovisuel public reposera sur un financement exclusivement public. Nous proposons de substituer à la redevance, dont l’assiette est trop étroite, un pourcentage des recettes de la TVA. La culture, ainsi principalement relayée par l’audiovisuel, étant un bien dont tout le monde bénéficie, il nous semble logique d’asseoir son financement sur la taxe à l’assiette la plus large. Cela reviendrait à faire du financement de l’audiovisuel une quote-part de la consommation.
Chaque année, les moyens disponibles pour financer le fonctionnement des chaînes (y compris pour la production) seraient garantis car prélevés sur les recettes de l’année N – 1. Il serait rigoureusement impossible pour l’audiovisuel public de présenter un déficit, les sommes engagées étant strictement limitées au budget dégagé par les recettes réalisées et connues.
La vente de France 2 permettrait a minima, on peut l’espérer, de rembourser toutes les dettes de France Télévisions et de Radio France. TF1 avait rapporté 4,5 milliards de francs à l’époque, mais cela ne préjuge évidemment pas de la somme qu’un offreur serait prêt à mettre pour France 2 en 2017.
En conservant l’ordre de grandeur des montants actuels, on pourrait fixer un budget global pour l’ensemble de l’audiovisuel public de 3 milliards d’euros par an (fonctionnement et financement de production), soit 2% environ des recettes de TVA. Cela correspondrait à une dépense de 0,1% du PIB, mais naturellement cela ne constituerait pas, et de loin, l’intégralité des dépenses en faveur de la culture (musée, théâtres, entretien du patrimoine…). Un tel budget réalloué sur des productions exclusivement culturelles permettrait de produire et de diffuser des contenus d’une qualité jamais égalée. Les dépenses actuellement consacrées aux droits sportifs, à la production d’événements ou aux jeux et productions grand public, très lourdes, seraient désormais allouées à des productions culturelles exigeantes : captation de concerts, de représentations théâtrales, visites virtuelles de musée, production de documentaires, etc. Un formidable printemps de la production culturelle en résulterait, comparable aux époques où, comme dans la Florence des Médicis, la promotion de l’art était une préoccupation centrale du pouvoir.
Conclusion
Voir par exemple le diagnostic sévère dressé dans le rapport du groupe de travail sur l’avenir de France Télévisions, coordonné par Marc Schwartz, France Télévisions 2020 : le chemin de l’ambition, février 2015.
La remise en cause réelle du périmètre d’intervention de la puissance publique est le point aveugle de la plupart des réflexions sur l’État en France. Dans le domaine audiovisuel, comme dans bien d’autres, la question mérite pourtant d’être reposée. La refondation de l’audiovisuel public doit passer par des actes courageux ne prenant pas l’existant comme intouchable. Nos propositions montrent assez, nous l’espérons, combien nous sommes plus que quiconque attaché à ce que vivent et se diffusent les formes culturelles les moins populaires. Ce sont elles qu’il faut le plus aider, au contraire des autres qui n’ont besoin que d’un terreau technologique fertile et de libertés.
C’est ensuite, dans un second temps, que se pose la question de l’efficience de l’action : affranchir de l’audience ne signifie pas que n’importe quel coût de grille soit légitime.
Un efficace garde-fou en la matière serait que le budget alloué, dans notre proposition, soit fixé d’une année sur l’autre, à charge ensuite aux responsables de produire avec cette enveloppe des contenus ayant le meilleur ratio quantité/qualité. Mais cela ne serait pas suffisant et il serait nécessaire qu’une instance de contrôle s’assure en permanence que la dérive d’embauche de personnels inutiles ne se produit pas. Il n’est pas admissible que les comparaisons, à production égale, entre France Télévisions et les chaînes privées comme TF1 et M6, fassent systématiquement apparaître des rapports de 1 à 3 (voire de 1 à 4) dans les coûts de la filière de production 39.
Le personnel employé pour cette production doit être adapté à des nouveaux modes de fabrication beaucoup plus légers en main-d’œuvre. La structure de permanents de l’entité publique aurait d’ailleurs vocation à rester très légère, puisque les contenus seraient essentiellement produits par des structures privées sélectionnées.
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