I.

Paradoxes de la fraternité

1.

Un fondement ou un horizon

2.

Déboires politiques

3.

Entre public et privé

II.

Le temps de la solidarité

III.

L’avenir de la fraternité

IV.

Conclusion

Voir le sommaire complet Replier le sommaire
Notes

1.

dans Les Métamorphoses de la cité (Paris, Flammarion, 2010), Pierre Manent insiste sur le caractère national du choix de la Réforme ou du catholicisme, donc sur ce qu’il y a de trompeur dans l’adage cujus regio hujus religio (« tel prince, telle religion »)…

+ -

2.

Ceci n’implique pas que les valeurs religieuses, chrétiennes en particulier, soient absentes de la vie publique aux États-unis, mais elles y pénètrent à partir de la société, comme le suggère l’idée de religion civile.

+ -

De la fraternité, on peut dire qu’elle est indissociable de l’avènement  de la démocratie, dans la mesure où celle-ci doit fonder le « commun » indépendamment des religions, faute de quoi il n’y a pas  de  vie  politique possible, surtout pas de débat ouvert. Mais il faut ajouter que l’affirmation explicite de la fraternité au cœur  de  la  vie  publique  est  une spécificité française. Pour inventer le « commun »  sans  s’inféoder aux Églises, les démocraties européennes n’ont pas toutes pris la même voie. Celles qui sont enracinées dans le  luthéranisme  ou  le  calvinisme, de Genève à Londres en passant par Amsterdam, ont dans la période de   la Réforme revendiqué fortement une identité religieuse. Cela n’avait en apparence rien de neuf à l’époque, puisque la situation dont on sortait était celle d’un empire chrétien et de royautés chrétiennes. Mais avec la Réforme, cette identité a cessé d’être une donnée a priori pour  devenir une identité choisie, choisie d’ailleurs par les peuples bien plus que par  les monarques1. De cela a résulté assez vite une tendance à la tolérance, combinant l’adhésion collective à une confession avec un certain degré d’acceptation des appartenances religieuses minoritaires qui  profitaient, malgré leur exclusion de la  vie  publique,  d’une  certaine  liberté de conscience. Dans ce système, dont Voltaire a fait l’éloge à propos de l’Angleterre au début du XVIIIe siècle, la religion est religion d’État et la référence chrétienne continue de caractériser le fonds commun national, mais la distance introduite dès le départ avec cette appartenance, du seul fait qu’elle est désormais choisie, entraîne une certaine sécularisation qui, à défaut d’être reconnue dans l’État, marque la société (cette société dont Mandeville puis Adam Smith donneront des analyses désenchantées).

Si l’on prend l’Angleterre comme modèle, on voit que la voie protestante vers la démocratie est celle d’une Église officielle (« établie ») qui est comme absorbée dans l’État et le politique, produisant avec eux, depuis Cromwell, l’alliage d’un nationalisme compact et affirmé, alors que le contenu de dogmes et de croyances tend à s’effacer. Sous cette carapace, la société civile peut développer et exprimer d’autres passions, celle de s’enrichir évidemment, mais aussi les passions religieuses des sectes et des revivals. On peut résumer ce modèle comme une sécularisation discrète, non avouée, au niveau du politique, qui ouvre à la société la possibilité d’initiatives.

Dans le cas de la France, le politique et le religieux ne sont pas parvenus à une entente stable. La Ligue s’opposant au catholicisme politique, le « parti dévot » au gallicanisme, ainsi que la longue crise janséniste ont montré la royauté et le catholicisme rivalisant pour la prépondérance, sans s’associer ou se combiner d’une manière consensuelle. L’autonomie d’un politique ayant ses propres buts et ses propres valeurs est devenue explicite avec Richelieu et l’affirmation d’une raison d’État. 1789 verra cette affirmation du politique devenir le pivot de l’identité  nationale.  Avec la Constitution civile du clergé, l’État, de légitimité démocratique, essaie même de faire de la religion une dépendance, un aspect du nouvel ordre public. Le Concordat consacrera l’échec de cette tentative en organisant un compromis entre un État dont le caractère religieux n’est rien moins qu’assuré et une Église de plus en plus ultramontaine. À la fin du XIXe siècle, l’État a-religieux affirmera  sa  prépondérance, consacrée  par la séparation de 1905 qui garantit au catholicisme des libertés et des moyens tout en limitant son influence. On arrive donc  à  une  situation très différente de celle des nations protestantes, une situation où l’État doit se donner seul, par ses propres moyens, une morale sociale. Ce  à  quoi les droits de l’homme ne suffisent pas.

Du besoin et de la difficulté d’énoncer politiquement le contenu moral de l’engagement civique, beaucoup sont conscients depuis longtemps, tel l’abbé Grégoire proposant en 1789 d’ajouter à la Déclaration des droits   de l’homme une déclaration des devoirs. Mais à cela, on a dû renoncer,      de peur en particulier qu’y figurent des devoirs envers Dieu : le besoin était ressenti, mais on ne pouvait envisager d’y répondre sans faire place au christianisme, ce qui eût été revenir à la situation avec laquelle  on avait rompu.

La solution n’a été trouvée qu’à tâtons. En 1848, les divers courants socialistes avaient suffisamment pénétré l’opinion pour que soit concevable une morale publique sans doute partiellement dérivée du christianisme mais sans référence explicitement religieuse. C’est alors que la fraternité s’est définitivement imposée à la fin du trinôme républicain. C’est donc une certaine obsession de se passer de la religion qui a conduit à ajouter aux principes de droit, que sont la liberté et l’égalité, un appel à la conscience des citoyens. C’est donc le mouvement, venu de loin, de séparation d’avec le religieux qui a obligé en France le politique à se donner son propre fondement moral, quitte à emprunter au christianisme, tout  en les transformant, certaines valeurs, comme la fraternité, proche de l’amour du prochain, mais séparée de l’amour de Dieu, revenu sur terre peut-on dire. Cette transplantation est un des aspects d’une laïcité qui     ne saurait être réduite à la séparation des domaines, qui est en même temps une appropriation partielle de l’héritage enlevé à une Église « privatisée ». Ceci contraste avec la Déclaration d’indépendance américaine qui, après avoir posé les nouvelles bases de la légitimité politique, ajoute pour décrire la dynamique de l’ensemble, « la poursuite du bonheur2».

Cette dimension morale laïquement affirmée de notre vie politique a posé dans les faits de nombreuses questions. La fraternité, en effet, a connu plusieurs interprétations et plusieurs essais de mise en œuvre, souvent décevantes. L’interprétation maximaliste a été liée à la vertu robes-pierriste, qui de l’affirmation d’une morale sociale intransigeante a tiré le moyen d’une dictature sur les comportements et les consciences. À quoi s’est opposée, plus tard, une interprétation conciliatrice de la fraternité comme souhait partagé et engagement de modération. Du même principe, il y a eu aussi une interprétation froide, calculatrice, qui en a tiré un système d’assurance, l’organisation d’une réciprocité stricte entre concitoyens. Pour analyser ces ambiguïtés et ces flottements, on procédera ici en trois étapes : une analyse du concept, des tensions qui le traversent manifestées par les péripéties de son incarnation, dans le contexte d’une culture révolutionnaire qui a longtemps accompagné l’histoire de la démocratie  en France ; la substitution partielle dans la république stabilisée de la solidarité à la fraternité ; la crise actuelle de la solidarité qui peut redonner à la fraternité une certaine pertinence pratique.

I Partie

Paradoxes de la fraternité

1

Un fondement ou un horizon

Notes

3.

Commentée par François Furet dans La Révolution. 1770-1880, hachette, 1988.

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On peut soutenir que la fraternité est dans la démocratie, en France particulièrement, de fondation, incluse dans le geste inaugural qui a consisté à défier l’autorité sacrée antérieure. De cela, on trouve une illustration saisissante dans la grande esquisse que David3  a faite pour le tableau  qu’il projetait du serment du Jeu de paume. Un  souffle  puissant  traverse la scène, dont le sens est donné non seulement par les bras levés    ou tendus en signe d’engagement, mais par plusieurs « fraternisations » représentées au premier plan, celle d’un curé de province avec le futur jacobin Jean-François Reubell et, surtout, celle qui réunit le  chartreux dom Gerle avec l’abbé Grégoire et le pasteur Rabaut Saint-Étienne. Le serment, action risquée accomplie en commun, rapproche les nouveaux constituants, leur permet de transcender leurs différences en une sorte de fraternité de courage qui fait litière des contentieux antérieurs, en particulier religieux. Au premier degré, c’est le  rapprochement  d’hommes qui ont dépassé ensemble leur peur et les attachements où les enfermait leur statut. Mais il s’agit aussi d’une solennelle fondation où le religieux apparaît comme ce dont on se sépare, comme le montrent non seulement les embrassades entre clercs, mais aussi, devant les fenêtres hautes, l’ample mouvement des rideaux agités par le souffle des temps nouveaux, laissant apparaître au loin, figure de ce qui est dépassé et menacé, la chapelle de Versailles frappée par la foudre. Il s’agit, en affirmant la légitimité constituante, de fonder un peuple au-delà des sentiments hostiles  et des désirs de revanche dont la Grande Peur va bientôt montrer qu’ils sont à vif. D’ailleurs, la scène de fraternisation du Jeu de paume a été le point de départ d’une chaîne de fraternisations et – mot de sens équivalent à l’époque – de fédérations, comme celles qui pouvaient réunir les habitants de deux localités voisines sur le pont de la rivière séparative.   Ce mouvement connaîtra son accomplissement le 14 juillet 1790, quand Lafayette, au nom de la Garde nationale, fera le serment de « rester uni      à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité ».

La fraternisation se déploie donc entre le foyer de haute intensité qu’est la salle où sont rassemblés (avec d’autres) les députés du Tiers, et l’universel qu’elle vise, dans la mesure où elle est un mouvement pour échapper à des appartenances closes. Ce mouvement, qui sera décrit par Lamartine comme « un prosélytisme de l’estime et de la sympathie », n’a pas de limites a priori. La vague d’intérêt et même d’adhésion qu’il suscite dans toute l’Europe le montre immédiatement. Cet engagement dans l’universalisme continue de marquer notre République où les avatars de  la mondialisation et même l’ouverture mercantile des frontières sont, devant l’opinion, nimbés de la gloire associée à une fraternité destinée  par principe à s’étendre.

On peut donc opposer la fraternité comme sentiment et même comme passion, qui surgit en 1789, à l’origine du corps politique, et la fraternité comme idéal moral, d’extension potentiellement infinie, projet utopique et même eschatologique. D’une autre manière, on dira que le mode d’apparition, mode politique, auto-affirmation d’un groupe particulier, peut entrer en conflit avec la substance morale alors réactivée qui peut aller jusqu’à évoquer le royaume de Dieu. Lamartine décrira la tension sous-jacente à la fraternisation en disant qu’il s’agit « d’élever sa propre subjectivité au niveau de l’universel ».

Cette dernière expression, plus religieuse que politique, essaie de conjurer le danger, au cœur même de la Révolution, d’une  fraternité  close, au fond mal dégagée, quoi qu’elle veuille, malgré la passion d’activité qui l’accompagne, des affiliations traditionnelles et de la fraternité ouverte sur le monde. De manière analogue, Régis Debray refuse d’opposer de manière statique l’activation du sentiment de soi et l’expansion vers l’autre. Il soutient, s’appuyant sur son expérience  bolivienne, qu’il  n’y a pas contradiction mais complémentarité entre la fierté d’un groupe particulier et la poursuite d’un objectif de signification universelle. Pour lui, le « moment fraternité » est celui où un groupe devient  plus  compact parce qu’il s’identifie à une visée plus large. Cette conscience de soi particulière est nécessaire, dit-il, pour que la fraternité ne reste pas une bonne intention subjective. On ne contestera pas que la dialectique entre le sentiment de groupe et la cause qui le dépasse puisse être positive et même nécessaire, mais la Révolution française montre que ce n’a pas toujours été le cas.

2

Déboires politiques

La Révolution de 1789 a vu se combiner dangereusement une aspiration universaliste et une fraternité combattante, la cause universelle étant appropriée par le groupe qui s’en estime porteur et met en demeure les autres de se rallier à lui : « La fraternité ou la mort !  », ou bien  : «  Chez  un peuple libre il n’y a que des frères ou des ennemis. » Dans ces conditions, la fraternité cesse d’être un idéal commun pour devenir une vertu, dont certains se croient autorisés à imposer la pratique selon l’idée qu’ils s’en font. C’est le danger qu’une valeur morale soit appropriée politiquement.

Quant à l’usage politique de la fraternité, 1848 offre, par rapport à 1793, un contre-exemple. Au lieu d’être un moyen  d’accuser  l’opposition entre les tenants du régime dont on veut se détacher et les acteurs   du neuf, l’exaltation de la fraternité sert en 1848 à pallier les  redoutables effets d’une opposition que l’on voudrait dépasser pour légitimer  et stabiliser une république d’autant plus précaire qu’elle est issue d’une révolte victorieuse. Séduisante vertu sociale, la  fraternité  est  agrégée  à la devise républicaine, non seulement à cause d’une provisoire convergence entre certains courants du catholicisme et la République, mais surtout pour conjurer le danger que reprenne la violente radicalisation qui a égaré la Ire République. La fraternité, après avoir été associée aux rigueurs de la vertu, l’est aux douceurs de la concorde. Le parti pris de

« passer l’éponge » inspire alors des formules naïves et rusées, comme la déclaration du gouvernement provisoire absolvant l’armée qui, défendant Louis-Philippe, avait tiré sur la foule : « Le peuple oublie tout en serrant la main de ses frères qui portent l’épée de la France. ». Mais cette fraternité unanimiste fut surtout l’argument supposé convaincre les ouvriers parisiens de modérer leurs demandes et d’éviter les dérapages des enragés de 1790 à 1794. On sait que ce fut un échec. Les ouvriers entendirent la rhétorique fraternitaire comme une promesse de réforme sociale, de partage entre les classes, promesse que les gouvernements ne sauront pas honorer autrement que par des Ateliers nationaux contestés, qui ne furent même pas durables. La fraternité unanimiste fut donc à la source d’un malentendu qui éclata en juin, quand on vit les bourgeois républicains applaudir à la répression (parfois y participer) au motif que les ouvriers avaient rompu le pacte de fraternité. D’où Flaubert tira ce bilan grinçant : la fraternité est « une des plus belles inventions de l’hypocrisie sociale ».

En 1849, dans Les Confessions d’un révolutionnaire, Proudhon essaie de distinguer ce que l’on peut attendre de la fraternité et ce à quoi elle n’est pas apte : « La fraternité ne saurait être un principe de perfectionnement de la société, même si elle est le but ultime », elle peut favoriser les réformes « si elle s’appuie sur la justice et qu’elle laisse à l’égalité le temps de produire ses effets ». Et il insiste : « Les utopies fraternitaires sont incapables de progresser par la vertu de leur principe. ». La fraternité ne produit pas par elle-même ce qu’elle promet à bon droit. Pour arriver au but, il faut des instruments qu’elle ne fournit pas, la lutte des classes selon Marx, la justice incarnée dans le « principe contractuel » selon Proudhon.

3

Entre public et privé

Notes

4.

Sur ce moment, voir le chapitre Vii du Livre premier des Considérations sur la Révolution d’alexis de Tocqueville : « Comment les cœurs se rapprochèrent un moment et les âmes s’élevèrent quand on fut sur le point de se réunir en assemblée nationale », in Œuvres, iii, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2004, 503-506.

+ -

5.

« Souvenirs de 1848 », ouvrage de 1880 qui contient un volume intitulé « La Journée du 20 avril 1848 »

+ -

Comme le patriotisme, la fraternité suggère des obligations dont on ne peut pas tirer un programme politique ; elle fait espérer une manière de vivre ensemble sans proposer un type d’organisation. On ne peut même pas distinguer ceux qui ont droit à la fraternité des autres. Mais sa force est de n’être pas seulement une utopie et de faire appel à l’engagement moral. Chacun voit que le « projet de société » qu’elle fait entrevoir ne se réalisera pas sans qu’on y mette du sien, elle exige plus qu’une bonne organisation. Ceux qui la promeuvent sont donc amenés à y voir aussi une manière d’orienter leur propre vie. C’est ce qu’a dit le protestant Edgar Quinet dans sa méditation sur la Révolution de 1789 : « On ne peut pas désirer la réalisation de l’Évangile social seulement pour en jouir », on n’arrivera pas à « l’âge d’or de la fraternité universelle sans passer par le dévouement, par le sacrifice, par le travail intérieur, par la mort peut-être ». Même si elle se déploie dans la société, c’est à chacun de répondre à l’appel que son invocation entraîne. Régis Debray cite à ce propos une formule, une devise de la communauté San Egidio : « Arrêter de vivre pour soi-même », et il ajoute que la fraternité « n’est pas une catégorie juridique mais une joie de l’existence ».

Parce que sa mise en œuvre dépend de la bonne volonté sinon de chacun, du moins de  beaucoup,  il  y  a  eu  au  XIXe  siècle,  quand  l’espoir d’une réforme sociale générale travaillait les esprits, une tendance à mettre la fraternité au-dessous de la solidarité, de la même manière que  la charité, qui ne donne pas de droits, était considérée, au mieux, comme une esquisse de la justice. De cet état d’esprit,  on  trouve  un  témoignage chez un auteur proche du traditionalisme comme Pierre-Simon Ballanche, opposant « l’homme collectif de la solidarité » à « l’homme individuel de la fraternité ». Ce dont Victor Hugo tire une conséquence logique : « La solidarité est au-delà de la fraternité comme une idée est au-delà d’un sentiment, comme le collectif est au-delà de l’individuel. »    De manière plus subtile, Pierre  Leroux, après  avoir  affirmé  que  « seule la solidarité est organisable », propose une osmose entre les deux principes, ou du moins une interpénétration « qui épargne à la fraternité son ineffectivité et à la solidarité sa sclérose ».

En ce milieu du XIXe siècle où beaucoup cherchent le passage de la démocratie au socialisme, de l’émancipation des individus à une nouvelle « positivité » sociale, c’est une opinion courante de croire, comme Philippe Buchez, que les constituants de 1789 n’ont pas achevé leur tâche puisque, après avoir déclaré les droits de l’homme, ils n’ont pas posé de « principe socialisateur ». Nul doute que la fraternité ne soit souvent apparue comme ce complément indispensable à l’émancipation. Mais on a vu qu’en même temps que de proclamer la fraternité, en faire un objet politique conduisait à l’impasse, soit qu’on veuille l’utiliser comme impératif pratique, soit qu’on en donne une interprétation superficiellement concordiste, celle du « baiser Lamourette ». Pour cette raison, la solidarité, le solidarisme même, va imposer sous la IIIe République sa modeste mais « organisable » efficacité.

On peut conclure ces réflexions sur la première période de la fraternité dans la vie politique française en pointant ce paradoxe de la permanence d’un principe qu’on ne trouve pas le moyen d’appliquer mais auquel on ne renonce pas. S’il en est ainsi, si la fixation de la devise républicaine s’avère définitive, c’est parce que la fraternité a des liens profonds avec deux aspects de l’expérience politique de la nation française. Comme sentiment, elle est le rappel de « l’union des cœurs » au début de la Révolution française4. Comme idée, sa présence maintenue rappelle qu’en France, le politique n’est pas séparable d’un socle de principes moraux, ce qui lui permet une compétence dont la laïcité est la mise en œuvre, puisqu’elle le situe d’une manière à la fois autonome (voire hostile) et proche par rapport au religieux. Si les difficultés se multiplient quand on essaie de faire de la fraternité un programme, c’est que la fraternité, si elle est au fondement de la communauté politique et parce qu’elle l’est, ne se décrète pas et échappe à la prise de l’institution, donc que le regret de Buchez quant à l’œuvre des constituants apparaît déplacé. La fraternité n’est pas le fruit d’une politique, elle en est plutôt    le socle, ce qui est nécessaire, ce qu’il faut supposer pour qu’un certain type de vie politique soit possible. La fraternité se manifeste sous l’aspect d’une croyance, à la fois posée a priori et dépendante des convictions de chacun.

Ancrée et incernable, la fraternité a surtout brillé dans les grandes fêtes civiques, comme celle du 20 avril 1848, décrite dans une lettre de George Sand5 : « Le culte entraîne dans ses fêtes fraternelles une foule d’amis improvisés qui ne s’aimaient pas, ne se connaissaient pas hier mais qui, à l’appel du plus beau des sentiments, s’élancent, se rejoignent, vivent ensemble tout un jour et oublient dans le transport commun, l’inévitable mais triste notion de l’individualisme. ». C’était quelques semaines avant l’émeute ouvrière. Et pourtant, malgré les déceptions, la fraternité a continué d’être fêtée, d’habiter les grands rendez-vous civiques comme celui du 20 juin 1879, dont Monet a laissé des peintures éblouissantes, ou les bals de rue du 14 juillet il y a peu. C’est dans la fête, donc, que s’est perpétué un sentiment, celui de l’instauration, et auquel est lié le rappel de l’horizon moral nécessaire.

 

II Partie

Le temps de la solidarité

Notes

6.

Sur la Grande Guerre comme expérience non seulement des combattants mais de l’ensemble du peuple, on peut lire le premier chapitre du dernier ouvrage de Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, Paris, Gallimard, 2010.

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Si on a vu Proudhon, Hugo, Leroux (sans parler de Marx) avertis des évanescences de la fraternité, les fondateurs de la IIIe République s’en sont méfiés pour d’autres raisons, parce qu’ils la jugeaient dangereuse, comme  une  fausse  route.  Encore  jeunes  (plus  ou  moins)  pendant  le « printemps de la fraternité  »,  les  Renouvier,  Ferry,  Gambetta  avaient  vu l’utopie susciter la méfiance, butter sur la réaction de la France bourgeoise et paysanne, puis faire le lit de la dictature. De l’histoire du siècle qui avait précédé leur arrivée au pouvoir, ils tiraient la leçon que la République avait échoué par deux fois pour avoir, d’une manière ou     de l’autre, versé dans un utopisme que la fraternité avait accompagné,    ou du moins à quoi elle n’avait pas su parer. Leur choix était donc de limiter les ambitions républicaines au politique, au suffrage universel (adopté souvent sans enthousiasme) et au gouvernement représentatif.  Ils revendiquaient d’être « opportunistes ». C’était pour  eux  d’autant  plus indispensable que 1870-1871 avait montré, dans la guerre, que la France ne dominait plus le continent et, dans la Commune, que le radicalisme postjacobin restait ancré dans certaines parties du peuple. Plus question donc de faire des folies ou même d’en parler : ni la fraternité ni  la réforme sociale ne sont à l’ordre du jour. La République, pour s’installer, doit procéder patiemment, accepter de se déclarer conservatrice, bien qu’elle pose les bases de développements ultérieurs (puisqu’elle est, selon Gambetta, « une forme qui entraîne le fond »). Elle doit surtout se garder de susciter des espoirs excessifs. Ce changement de pied du parti républicain permettra de réduire la réaction traditionaliste à une frange, alors qu’elle était majoritaire à la sortie du second Empire, mais au prix d’un écart creusé entre « la sociale » et « la marianne ». Dans la France républicaine, malgré le suffrage universel, les réformes sociales seront pour cette raison bien plus lentes que dans l’Allemagne bismarckienne et l’Angleterre de Gladstone.

Cette mutation historique de la gauche de gouvernement a entraîné une rupture non seulement avec les activistes révolutionnaires mais aussi avec ce que Renouvier stigmatise comme « socialisme de sacristie », c’est-à-dire la culture idéaliste qui considère la société à partir  des  grands principes. Il ne s’agit donc pas seulement d’être prudent, mais d’appréhender la société d’une tout autre manière que ceux qui partent  de proclamations. L’idée de concevoir une nouvelle société fait place à l’intention de soigner les maux qui affectent celle qui est en place.

Ce tournant post-révolutionnaire a été le fait non seulement des chefs de partis, mais aussi des penseurs qui les ont accompagnés, le  sociologue Émile Durkheim, le philosophe Charles Renouvier, le juriste Léon Duguit. Tous essaient de penser la société moderne à partir de la division du travail. Dans les sociétés traditionnelles, les participants sont essentiellement des semblables, entre lesquels règne une « solidarité mécanique », celle de gens qui sont  côte  à  côte, cultivant  tous  la  terre de la même manière. Les sociétés modernes, au contraire, spécialisent leurs membres, qui ont donc besoin constamment les uns des autres, que l’échange réunit en une « solidarité organique », une complémentarité plus ou moins distante.  C’est  pourquoi  l’intégration  sociale  moderne  est moins ressentie que l’intégration traditionnelle. L’intégration traditionnelle impose le spectacle de sa  « compacité », alors  que  la  division du travail met en œuvre une solidarité à distance, invisible à première vue. Le « solidarisme » de Léon Bourgeois est donc d’abord une manière d’enseigner aux modernes ce qu’ils vivent sans le savoir : la complémentarité solidaire, non seulement entre métiers mais aussi entre générations, comme entre patrons et ouvriers. La lecture des faits sociaux se fait donc dans ce cadre moins à partir des différences sociales qu’à travers la considération de l’ensemble, ce qui permet de réduire les antagonismes, donc de démentir une certaine dramatisation des antagonismes, à quoi l’idéalisme « fraternitaire » prétend répondre. Ainsi la loi de 1884 sur les accidents de travail éludera la question de la responsabilité du patron ou de l’ouvrier pour se concentrer sur la source principale du risque qu’est l’organisation productive à laquelle, chacun à leur place, participent le patron et l’ouvrier.

Les réformes sociales dans la République stabilisée ne sont pas envisagées à partir d’idées ou d’utopies, mais en référence au fonctionnement  du corps civique et social, lequel est tissé de contrats souvent implicites (entre jeunes et vieux, entre malades et bien portants…) qu’il s’agit de rendre plus conscients, de formaliser  et  d’honorer  systématiquement.  Le bien commun n’a donc rien de sublime, c’est la protection mutuelle contre les aléas de l’existence, aussi bien naturelle que sociale. La connaissance de ce qui menace le bien-être humain (la faim, la maladie,   la vieillesse…) suffit à fonder une solidarité effective. Vérité et justice deviennent affaire de savoir.

L’hypothèse qui assure la prépondérance de la solidarité sur la fraternité est donc celle d’une rationalisation progressive des rapports sociaux, dont la manifestation la plus claire est le développement d’une culture de l’assurance (chacun à son tour jeune et vieux, bien portant et malade, chômeur et actif, tous réunis par le calcul des probabilités) qui reste, en principe, la nôtre. Cet utilitarisme collectif rompt clairement avec l’idéalisme inactif et christianisant de 1848, alors qu’il est plus ambigu vis-à-vis de l’héritage jacobin. S’il ne proclame pas la régénération de l’humanité, il reste lié à la ferveur républicaine, à la lutte contre une tradition refoulée et remplacée. Si l’on refuse l’utopie concordiste, on fait écho au sentiment qui a marqué le moment fondateur de 1789. Mais ce qu’il reste de volontarisme chez les fondateurs de la nouvelle République et chez leurs successeurs comme Waldeck-Rousseau est enveloppé dans

un sentiment d’époque, la confiance tranquille dans le progrès général    de la civilisation, que la guerre de 1914 viendra démentir d’une manière aussi tragique qu’imprévue.

Dans ce contexte de diminution des ambitions de réforme sociale, compensée par le progrès de la  triviale  sûreté, la  fraternité, cantonnée au terrain politique, conserve une certaine aura. À cause de la devise. À cause surtout d’un inévitable recouvrement entre la technique de la solidarité et le romantisme de la fraternité. Surtout, ce qu’il y a de sublime dans la fraternité trouve un point d’application dans la religion de la patrie, alors à son apogée. La solidarité, en effet, si l’on peut en rendre compte par un calcul rationnel, est indissociable du cadre du calcul, du cadre national à quoi la fraternité ajoute l’élan qui reste indispensable. Cette fraternité s’est d’ailleurs manifestée dans l’Union sacrée, avant de devenir terriblement concrète dans la « fraternité d’armes » des tranchées, dont on ne doit pas oublier qu’elle fut non seulement l’expérience de millions d’hommes mais qu’elle a été partagée en  imagination  par  tous les autres pendant quatre ans6. Que la triviale solidarité et la séduisante fraternité n’aient jamais pu renier la proximité qu’assure entre elles le truchement du sentiment national, la preuve en est que les principaux développements du solidarisme qui ont abouti à notre État de bien-être doivent beaucoup au fraternalisme patriotique des deux guerres (rappelons le succès de librairie du plan Beveridge dans l’Angleterre mobilisée de 1942). A contrario, le recul de ce sentiment n’est pas pour rien dans    les difficultés actuelles de notre système social.

III Partie

L’avenir de la fraternité

Notes

7.

Alain Supiot, L’Esprit de Philadelphie, Paris, Seuil, 2010.

+ -

8.

Voir à ce propos Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie, Paris, Seuil, 2009.

+ -

9.

Sur l’innovation anthropologique que fut la cité antique, voir la première partie du livre de Pierre Manent, op. cit.

+ -

10.

Jürgen habermas, Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, 2008.

+ -

11.

au contraire de la démocratie réduite au droit, qui nous suggère de « ne plus être un peuple pour devenir enfin une démocratie », selon une expression de Vincent descombes dans Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Seuil, 2008.

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Ce que nous vivons en ce moment, c’est la crise de ce que l’on a cru être  un succès acquis : le rationalisme de la solidarité, l’idée, ne correspondant nullement à son fonctionnement réel, qu’un échange de services étalé dans le temps pourrait assurer l’harmonie et la concorde dans la société. L’État de solidarité s’attachait à des objectifs subsidiaires par rapport au fonctionnement social « de droit commun », assuré notamment par les familles, les voisinages, les entreprises. Une fois assuré ce fond de vie ordinaire, il n’y avait qu’à compenser les accidents et anomalies secondaires, ponctuels, dont la maladie était le type. Dans ce système, les aides dont on bénéficie à un certain moment ont été achetées, ou le seront bientôt, par des cotisations. Dans les faits, nous nous sommes de plus en plus éloignés de ce schéma, du principe assuranciel. Les prestations sociales sont appelées à couvrir des besoins qui n’entrent pas dans le cadre classique d’où elles tirent leur légitimité, par exemple ceux qui tiennent à l’incapacité foncière à participer à la production et à la vie sociale, à cause d’un handicap, des effets de la crise économique prolongée ou de la défaillance des instruments classiques de socialisation. On a de plus en plus souvent affaire à des personnes « en fin de droits » ou qui n’ont pas acquis de droits, pour lesquels on a dû créer des « minimaux » et des « allocations spéciales ». D’autres prestations sont des aides à l’insertion ou à la réinsertion, c’est-à-dire des paris (incertains) sur la possibilité, pour certains qui l’ont quitté, de rejoindre le convoi de la normalité. Il ne s’agit donc plus de prestations proportionnelles aux droits acquis, mais  de réponses au dysfonctionnement général de la société. La persistance  du chômage, l’emploi précaire, la nécessité d’adapter la main-d’œuvre à  de nouveaux métiers, celle d’« insérer » certaines populations issues de l’immigration, ont déstabilisé les instruments mêmes de la stabilité que nous croyions avoir assurée. Cette déstabilisation n’est pas seulement financière, ce sont les fondements de nos institutions qui sont en cause.

On accorde désormais des droits qu’on peut dire « humanitaires », dérivés des droits de l’homme. Cela veut dire que le mot « droit », qui désignait ce que l’on avait acquis soi-même, désigne désormais également ce que l’on ne peut refuser à personne. Cette extension tend à rendre confuse la notion même de droit. Le droit renvoie de moins en moins à   un dispositif précis orienté à une fin déterminée. De plus, il en vient à manifester l’intention, formelle mais imprécise, d’en finir avec certains maux, même si la mondialisation des échanges et la mise en concurrence des systèmes fiscaux et sociaux dans l’Union européenne réduisent les moyens des États pour organiser leur propre espace. On compense, on masque l’impossibilité d’agir par la formalisation des droits personnels. Un juriste peut ainsi résumer assez bien, par un exemple, la situation à quoi l’on est arrivé : il y a de moins en moins de droit du logement et de plus en plus de droit au logement7. Étant entendu que le second droit n’est guère honoré.

La base politique des droits sociaux n’est pas plus assurée désormais que leur base juridique. Elle est nationale, mais l’usage de cette référence est brouillé. On oscille entre deux manières opposées de s’y reporter. Selon les circonstances, on dira que la France, étant donné son histoire,   sa richesse…, doit, se doit, certains gestes de générosité, ou bien qu’elle  est dépassée et doit se fondre  (pour  le  moins)  dans  l’Europe.  On  ne  sait pas exactement ce qu’il en est, mais il est clair qu’un patriotisme désormais flottant et incertain ne peut fonder aucun élan de générosité, comme ce fut le cas naguère.

En fait, il y a une grande confusion quant à la base des droits à la solidarité nationale où se mêlent droits acquis, besoins évidents, contraintes juridiques complexes, dans un ensemble qu’il devient difficile de réformer parce qu’on n’en a plus de vision claire. Nous participons d’une société qui, ne s’appréhendant plus elle-même, ne sait plus s’orienter. Harcelé par les urgences, les sommations comminatoires, l’évidence des droits non honorés, l’État solidariste, est chez nous – pour reprendre une expression qui ne fait pas florès par hasard – devant une « crise humanitaire », même s’il s’agit dans notre cas d’une crise larvée : notre État ne sait pas où donner de la tête. D’autant moins qu’il ne peut plus parier sur un avenir meilleur assuré. Au contraire, les espérances qu’on mettait dans le progrès (scientifique, technique, économique) se sont inversées, les actions les plus courantes (produire, se déplacer…) peuvent se révéler des nuisances graves. La montée des demandes d’indemnisation, pour préjudices matériels et moraux, illustre cette situation où l’on n’est plus sûr ni de ce que l’on doit ni de ce à quoi on a droit, aux antipodes donc du monde libéré de la peur qui fut promis à la fin de la dernière guerre. L’État solidariste paraît en désarroi devant la tâche impossible de répondre à une demande de stabilité, alors que lui manquent les appuis sur lesquels il faisait fond, dans l’économie comme dans la société. On s’était organisé pour boucher les éventuelles lézardes d’un mur, mais c’est le mur qui s’éboule ; on pensait devoir compenser des défaillances accidentelles, on s’aperçoit que c’est la société dans son ensemble qui est à reconstruire.

Cela nous incite à une nouvelle réflexion sur la valeur que la solidarité  a en son temps éclipsée : la fraternité. L’histoire de la France post-révolutionnaire a montré que la fraternité pouvait justifier une terreur moraliste ou favoriser des attentes excessives. Le premier danger, le jacobinisme, tenait à l’association de la fraternité avec un messianisme national qui n’est vraiment pas de saison, le national-populisme actuel apparaissant comme foncièrement dénué d’ambition, et même rétractif. Le second danger, celui de 1848, était la croyance utopique qu’un élan de générosité pouvait changer la société et même la face du monde, retourner d’un coup l’égoïsme dominant : il ne nous menace pas davantage.

Comme aux premiers temps du solidarisme, il nous faut comprendre que nos intentions de réforme sociale ne peuvent ni être déduites de principes utopiques ni être inspirées par une grande passion politique, mais aussi, c’est notre nouveauté, que le réalisme doit désormais affronter des conditions qui sont à l’opposé de ce qu’ont connu les vieux républicains. D’une certaine manière, on peut dire, en empruntant au vocabulaire trotskiste, que « la situation est révolutionnaire », non pas  pour  suggérer qu’il n’y a qu’une dernière poussée à donner avant que le nouveau surgisse, mais pour dire que, de fait, nous sommes devant une désorganisation profonde et que, faute de grande alternative, nous avons besoin d’une méthode et d’une éthique (re)constructives. Dans ces conditions, la fraternité peut se présenter sous un jour nouveau. Délié du volontarisme de 1793 et des utopies globalisantes de 1848, le mot peut avoir d’autres résonances. Toujours  liée au civisme, mais étant un intermédiaire entre   le privé et le public, la fraternité en vient à désigner moins une vision sociale qu’une attitude : sortie de soi, imagination, curiosité qui vous rapproche d’autrui.

La difficulté, la perversion peut-être, de la démocratie « postmoderne », c’est d’oublier qu’elle est une entreprise collective, de ne se considérer qu’en fonction des garanties et des droits qu’elle peut (doit) apporter aux individus. De nombreuses associations et lobbys pensent ainsi faire vivre et perfectionner la démocratie en la tenant sous surveillance de plus en plus serrée8, en lui opposant les droits des individus, les doléances des minorités et les principes inscrits dans de nombreuses chartes, que les gouvernements ne peuvent faire autrement que de signer et de ratifier. La fraternité, au contraire, ne peut inspirer ni appels aux cours internationales ni « questions prioritaires » au Conseil constitutionnel, elle incite plutôt chacun à sortir de son privé pour participer à la mise en œuvre dans la société des objectifs d’une démocratie incomplète. À une époque de grande politisation, elle a pu échauffer excessivement   les imaginations ; aujourd’hui, elle peut contribuer à réchauffer  des  cœurs refroidis.

Bien que d’orientation très différente, la fraternité est un analogue de ce que fut la citoyenneté totale (englobant le privé dans le public) pour la cité antique9. Elle n’est ni une orientation politique ni un moyen d’analyser les rapports sociaux (à la manière d’Adam Smith). C’est, contrairement à l’idée sentimentale, psychologique, qu’on s’en est faite parfois  au XXe siècle, une entrée dans le civisme et une proposition anthropologique ; elle fait intérioriser et explicite le pari qui est immanent à la vie démocratique que nous menons ensemble, par rapport à quoi elle désigne un tréfonds à la fois indispensable et difficilement saisissable. Comme elle est – et c’est son paradoxe – à la fois un donné et un inaccompli, il n’y a pas de fraternité sans une action (collective) pour la faire advenir. Mais cette action collective est une intention ouverte qui, même  si elle a besoin d’un cadre, ne saurait être ni enfermée dans ce cadre (fût-ce celui de la nation) ni appropriée par un acteur (même un parti révolutionnaire). Il reste que, maintenant, l’occurrence principale de la fraternité intervient dans le cadre de la nation. Elle est le choix que nous formons d’être un peuple, pour que nos démocraties ne « déraillent » pas, comme le craint Habermas10, emportées par leur pente vers l’individualisme radical, s’abandonnant à la pure mécanique des demandes individuelles additionnées11. La fraternité a été en France une modalité  du patriotisme (une valeur qui lui était en principe attachée), elle peut être sans doute désormais la mise en œuvre d’une volonté collective de se prendre en mains, une manière d’aider le patriotisme à surmonter ses doutes.

Parce qu’elle est le nom d’une relation, la fraternité suggère au démocrate contemporain de se placer non du point de vue de l’individu (fût-il une victime), mais en fonction de l’ensemble social à faire vivre et à réformer. Mais cette éthique constructive, holiste d’une certaine manière, n’a pas pour référence une « compacité » perdue de la société. Elle suppose l’émancipation moderne, mais, dépassant « l’indétermination démocratique », elle ne s’y arrête pas, elle suggère que nous sommes réunis pour une œuvre qui concerne la relation entre personnes, dont la désorganisation actuelle montre le besoin pressant.

Depuis 1789, notre histoire montre la fraternité constamment  liée  au cadre national, auquel elle associe une certaine qualité. Mais, par rapport à ce cadre, la fraternité, à cause de sa nature morale et non juridique, n’est pas dans une dépendance aussi étroite que la solidarité. On peut même dire qu’elle peut qualifier toutes sortes d’appartenances12, de la famille à l’humanité, orientant chacune de celles-ci vers le bien qu’elle désigne. Elle le peut d’autant mieux que ce bien n’est pas, comme  le courage ou même la générosité, la qualité d’une personne ou d’un groupe, mais une relation entre les personnes et les groupes. Le caractère « épidémique » de la fraternité, à certains moments, est un signe  probant de cette possibilité de migrer. Puisqu’elle ouvre les appartenances sans les inclure, qu’elle n’est pas un dépassement mais une circulation, la fraternité est le meilleur moyen que nous ayons d’approcher l’idée de l’humanité qui manque tragiquement à notre temps.

L’humanité, en effet, nous la construisons négativement, en détruisant les différences, les barrières, les frontières, par nivellement. Mais comment lier cet ensemble, nous ne le savons pas, et nos principes y échouent. Le libre-échange (le « doux commerce ! ») est une guerre économique destructrice. On voulait célébrer à Durban13 le consensus autour des droits de l’homme, et cela a dégénéré en échanges de griefs. À Copenhague, la peur climatique n’a pas suffi pour qu’on surmonte  les défiances. La peur de mourir, en effet, réunit moins bien que ne le ferait une raison de vivre. Les peuples, peut-on croire, seraient plus sensibles aux avertissements écologiques s’ils apercevaient en arrière-fond ne serait-ce que l’idée d’une humanité échappant à la forme intenable de mondialisation que nous pratiquons.

La fraternité est sans doute ce que l’on peut opposer de plus convaincant au nihilisme planétaire en développement, celui qui,  en  ouvrant  sans cesse davantage l’espace, nous approche de l’utopie où tout serait sans aucune restriction, choisi, à disposition : la manière de consommer,  le lieu où vivre, la manière d’élever les enfants et de les faire (de les sélectionner, même), l’appartenance sexuelle. Malheureusement, une humanité ainsi déréglée (au sens étymologique), une telle humanité de cocagne, incapable de se donner un avenir, tend à ne se vouer qu’à l’accroissement de ses moyens de vivre, à être donc instrumentalisée par la technique et l’industrie, devenues ses derniers impératifs.

La fraternité, quant à elle, désigne à l’humanité un tout autre horizon, puisqu’elle la caractérise non comme une quantité d’individus mais comme une manière d’être ensemble, un intérêt, une attention mutuels qui supposent la diversité et la font vivre. On ne peut pas non plus imaginer qu’elle prenne la forme d’un régime, parce qu’elle est à la fois ce    qui est préalable à toute institutionnalisation et ce qui s’éprouve comme une question : que sommes-nous les uns pour les autres, que  devons- nous les uns aux autres ?

Notes

14.

Lire dans Courrier international (no 1069, 28 avril 2011) la traduction d’un article de Polly Toynbee parue dans The Guardian et intitulé « Ce magnifique pays d’assistés ».

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Que la fraternité soit la démocratie mise en œuvre, du moins la démocratie moderne, cela éclate au moment de sa fondation. D’une manière moins exaltante, elle est aussi l’exigence qui s’impose quand, comme actuellement, la démocratie semble épuisée  et  énervée, près de passer la main au régime de la nécessité, que le droit et l’économie paraissent qualifiés pour imposer universellement. Cette mise en œuvre de la démocratie qualifie les relations sociales qu’elle suppose et appelle en même temps le style d’implication civique qui y correspond. Il est logique que   ce soit dans la France d’après 1789 que cette idée s’est implantée, non sans hésitations mais de manière tenace : la nouveauté démocratique y a été reçue de front, sans la transition qu’ont constitué ailleurs les régimes où l’identité confessionnelle de l’État a été conservée tout en s’effaçant progressivement. Aujourd’hui, les démocraties post-protestantes, dont l’Angleterre est l’archétype, voient s’affaiblir les appuis dont elles bénéficiaient, aussi bien le nationalisme que le consensus moral hérité. Comme le montrent aussi bien la crise de leurs systèmes « multiculturalistes » que l’explosion des inégalités et l’acceptation publique de tous les moyens de s’enrichir, ces nations sont en manque d’une éthique sociale et même d’un langage commun. Les difficultés des Français sont différentes. Depuis une bonne vingtaine d’années, on les voit régulièrement manifester leur refus d’un système aussi  cynique que celui dont la City est le centre, en Europe. Leur  État dispense tant de garanties et de compensations que la montée de l’inégalité y est mieux maîtrisée qu’ailleurs14 . Il est pourtant évident que s’il y a dans notre comportement collectif une part d’attachement obstiné à la fraternité, c’est un attachement nostalgique qui se manifeste plus par des refus que par des engagements.

Cela s’explique par le fait qu’affirmée en principe, la fraternité est souvent restée à l’arrière-plan de notre éthique collective, en fait relayée par des visions sociales plus actives qui ont contribué aussi à l’occulter : le patriotisme rationalisé en solidarisme et le sentiment de classe chargé de ferveur et d’utopie qu’on a célébré en 1936 et même, à contre temps, en 1981. L’effacement de ces relais fait aujourd’hui apparaître la fraternité comme une question qui fait retour sans qu’on puisse pour autant l’identifier comme une entreprise actuelle.

Que l’on considère sa branche française ou sa branche anglaise, la démocratie en Europe apparaît incontestée et seule, devant désormais assurer son incarnation sans aide extérieure. Seule, mais aussi déchirée entre son programme  égalitaire et son anthropologie individualiste qui fait exploser la concurrence des droits, les inégalités, le cynisme du gagnant. De ces effets mal anticipés de 1989, on se plaint beaucoup, du moins en France, mais sur un mode déresponsabilisant, puisque la démocratie est pour nous non pas une tâche commune mais un droit absolu, ce qui devrait être, ce qu’on exige d’un État qui n’en peut mais. Ainsi dogmatisée et idéologisée, la démocratie est une manière de culpabiliser les citoyens qui fuient l’espace public ou bien renvoient les reproches qu’on leur adresse aux censeurs et aux victimes qu’ils disent défendre. Dans ce drame de la démocratie encensée et ébranlée, la fraternité, rappelant que la démocratie est une tâche commune, n’est qu’une idée, mais une idée indispensable pour activer et rapprocher les ressources civiques, morales et spirituelles d’un peuple, de la même manière qu’elle peut, particularité non close, l’ouvrir à l’humanité.

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