Pauvreté dans le monde : une baisse menacée par la crise sanitaire
Liste des principales abréviations et des principaux acronymes
Introduction
Une approche plurielle, avec cependant un indicateur central
Les vingt dernières années marquées par le progrès et l’optimisme
Avec la crise Covid, un renversement historique
Des prévisions préoccupantes
Une rupture sur tous les indicateurs de pauvreté et de développement
D’immenses enjeux, en termes d’aide au développement et au sein des pays pauvres
La France dans ce monde transformé de la pauvreté
Résumé
La crise Covid fait des victimes sanitaires, surtout parmi les plus âgés, notamment dans les pays riches, et elle fait et continuera à faire, même après la fin de la pandémie, des victimes économiques parmi les jeunes, notamment dans les pays pauvres. Pour la première fois depuis la fin des années 1990, la pauvreté dans le monde repart à la hausse. À l’échelle internationale, les progrès du passé récent en matière de développement s’effacent. Les perspectives préoccupent.
Globalement, on estime qu’il y a pauvreté quand le pouvoir d’achat est inférieur à 1,90 dollar par jour et par personne. Cette convention permet de suivre les évolutions du phénomène ainsi que les objectifs ambitieux que se fixe la communauté internationale.
À l’horizon 2030, la visée consiste à mettre fin à cette forme extrême de pauvreté et l’optimisme face à cet objectif prévalait depuis une vingtaine d’années. L’épidémie de coronavirus et ses conséquences économiques changent la donne. En 2020, jusqu’à 150 millions de personnes seraient venues grossir les rangs de la pauvreté. Et, selon d’autres approches, il pourrait même s’agir d’un demi-milliard d’individus. Plus que les données précises, ce sont les ordres de grandeur qui importent et alarment. Au-delà des interventions d’urgence, la situation et les perspectives appellent donc des révisions de l’aide publique au développement.
Julien Damon,
Enseignant à Sciences Po et à HEC Paris, rédacteur en chef de 'Constructif', membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté
Les chiffres de la pauvreté : le sens de la mesure
France : combattre la pauvreté des enfants
Faire cesser la mendicité avec enfants
Campement de migrants sans-abri : comparaisons européennes et recommandations
La nouvelle vague des émergents
Les classes moyennes dans les pays émergents
La classe moyenne américaine en voie d'effritement
Liste des principales abréviations et des principaux acronymes
AFD | Agence française de développement. |
APD | Aide publique au développement. |
CNUCED | Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. |
FAO | Food and Agriculture Organisation (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). |
FMI | Fonds monétaire international. ICH. Indice de capital humain. |
IDH | Indice de développement humain. |
IPM | Indice de pauvreté multidimensionnelle. |
OCDE | Organisation de coopération et de développement économiques. |
ODD | Objectifs de développement durable. |
OIT | Organisation internationale du travail. |
OMD | Objectifs du millénaire pour le développement. |
ONPES | Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. |
PMA | Pays les moins avancés. |
PNUD | Programme des Nations unies pour le développement. |
PPA | Parité de pouvoir d’achat. |
RSA | Revenu actif de solidarité. |
Introduction
En 2020, les Nations unies ont fêté leur 75e anniversaire, mais la crise Covid n’a pas permis une célébration trop fastueuse. L’épidémie a en effet déclenché une série de calamités qui ont eu un impact important sur les objectifs clés de la communauté internationale. C’est ainsi que la Banque mondiale a annoncé une nouvelle hausse très significative de la pauvreté, alors que celle-ci reculait depuis des décennies. L’institution, qui a pour mission de mettre fin à la pauvreté, produit, collecte et analyse les données afin d’évaluer les évolutions mondiales. Depuis bientôt un demi-siècle, elle a défini un seuil international de mesure de la pauvreté, qui s’établit aujourd’hui à 1,90 dollar par jour par personne en parité de pouvoir d’achat. Méthodologies et qualité des données peuvent être critiquées. Il n’empêche, les tendances sont claires. Les observations sont renforcées lorsque d’autres indicateurs, tels l’indice de développement humain (IDH), sont mobilisés. Celui-ci, pour la première fois depuis sa création en 1990, devrait baisser en 2020.
Cette note documente ce renversement de tendance, en revenant aux définitions et en relayant les projections préoccupantes pour l’avenir. Alors que les pays du Sud paraissent moins touchés par la crise sanitaire mais plus violemment affectés par la crise économique mondiale, les perspectives du développement sont sombres.
Une approche plurielle, avec cependant un indicateur central
Voir Julien Damon, Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2016.
Voir Julien Damon, Éliminer la pauvreté, PUF, 2010, et Anthony Atkison, Measuring Poverty Around the World, Princeton University Press, 2019.
Voir l’ensemble des rapports et statistiques sur le site Internet du PNUD.
Voir ATD Quart Monde-Université de Oxford, Les Dimensions cachées de la pauvreté, mai 2019, ainsi que les travaux de la conférence « S’attaquer aux dimensions cachées de la pauvreté » organisée par l’OCDE le 10 mai 2019.
Voir Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)-Initiative d’Oxford sur la pauvreté et le développement humain (OPHI), Tracer la voie hors de la pauvreté multidimensionnelle : réaliser les objectifs de développement durable, 2020.
Dans les textes de Martin Ravallion, chercheur de la Banque mondiale, pivot et pilier de tous ces travaux, l’extrême pauvreté est parfois définie comme ce que la pauvreté signifie dans les pays les plus pauvres. Sur les importants travaux de cet auteur, voir notamment le volumineux The Economics of Poverty. History, Measurement, and Policy, Cornell University Press, 2016.
Voir également son site Internet.
Voir Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1990. La Pauvreté, Oxford University Press, 1990 (téléchargeable). Signalons que ce rapport fixait déjà comme objectif de diviser par deux la pauvreté entre 1980 et 2000.
Pour donner corps à son ambition d’éradication de la pauvreté, la communauté internationale s’appuie sur une batterie d’indicateurs qui s’affinent et se complètent avec le temps. Concept multifacette, la pauvreté combine des dimensions absolues – le dénuement intégral – et des dimensions relatives – la situation des uns par rapport aux autres 1.
Un cadre général a été produit afin de déterminer l’orientation des programmes de lutte contre la pauvreté et d’évaluer leur efficacité. Ce cadre s’insère dans les grandes ambitions que sont les dix-sept objectifs du développement durable (ODD), conçus pour la période 2015-2030. Il s’agit en réalité d’une nouvelle feuille de route destinée à remplacer les huit objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui avaient été instaurés en 2000 pour la période 2000-2015.
Le premier OMD ambitionnait d’« éliminer l’extrême pauvreté et la faim », avec pour objectif de réduire de moitié d’ici à 2015 la proportion de la population dont le revenu était inférieur à 1 dollar par jour. Le premier ODD, lui, vise à éliminer complètement, à l’horizon 2030, l’extrême pauvreté dans le monde entier. Si les OMD ont accompagné une période d’optimisme et de forte réduction de la pauvreté, l’atteinte des ODD, en tout cas du premier d’entre eux, s’avère complètement remise en question par la crise Covid.
Mais avant toute observation sur les évolutions, il faut revenir aux définitions : de quoi parle-t-on ? À l’échelle internationale, les acceptions et conceptions de la pauvreté se classent en deux familles. D’une part, le phénomène peut être mesuré monétairement, par rapport au revenu disponible ou aux capacités de consommation. Un seuil monétaire est alors défini, en tant que niveau de revenu en deçà duquel les personnes et ménages sont comptés comme pauvres. D’autre part, la pauvreté ne se cantonne pas seulement à la faiblesse des revenus. C’est aussi un problème de besoins élémentaires, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation ou du logement. Tout ne se réduit pas à une approche monétaire figeant un seuil unique. Autrement dit, la pauvreté est affaire à la fois de niveau de vie, de condition de vie et de qualité de vie 2.
Du côté de la Banque mondiale et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’insistance porte traditionnellement sur les approches monétaires. Du côté du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’accent est habituellement mis sur les multiples privations vécues par les pauvres 3. À mesure de la reconnaissance croissante et consensuelle de la « multidimensionnalité » de la pauvreté 4, les approches et concepts se sont entremêlés. Les OMD puis les ODD formalisent à leur manière le rapprochement conceptuel et l’intégration technique de sillons intellectuels différents.
Coexistent donc à présent plusieurs approches pour définir la pauvreté. La première, la plus relayée, porte sur la pauvreté monétaire, avec comme seuil 1 dollar par jour et, est suivie principalement par la Banque mondiale, qui collecte et diffuse les données. La deuxième, également assez connue, traite de développement humain à partir d’un indicateur de développement humain (IDH) défini et calculé par le PNUD en tant qu’indicateur synthétique de trois dimensions : niveau de vie, état de santé et éducation. Le niveau de vie dit « décent » s’approche par le revenu disponible brut par habitant, l’état de santé par l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation par la durée moyenne de scolarisation. D’autres approches existent. Les institutions internationales s’appuient, par exemple, sur un autre indicateur élaboré par le PNUD : l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM). Au-delà de la pauvreté monétaire et de l’IDH, ce nouvel indicateur inclut, entre autres, l’accès à l’électricité, à l’assainissement, au logement et à l’eau potable 5. Auparavant définie exclusivement en termes monétaires, la pauvreté s’entend comme incluant les multiples privations auxquelles sont confrontées les personnes pauvres. L’indicateur le plus employé et le plus commenté reste néanmoins celui de la pauvreté monétaire.
Les OMD puis les ODD proposent une appréhension globale – donc multidimensionnelle – de la pauvreté. La fixation des OMD puis des ODD résulte d’une convergence entre les travaux sur le développement humain, nourris par le PNUD, et ceux sur la mesure de la pauvreté monétaire, développés par la Banque mondiale. Mais le premier objectif de chacune des deux séries (2000-2015 puis 2015-2030) se fonde sur la définition du seuil de pauvreté absolue de la Banque mondiale.
Relevons, par ailleurs, que, dans les documents du PNUD ou de la Banque mondiale, le seuil dit à 1 dollar par jour est alternativement présenté comme un seuil de pauvreté, de grande pauvreté, d’extrême pauvreté, ou de pauvreté absolue, sans précision de ce que peuvent signifier ces variations sémantiques 6.
La Banque mondiale fait de la réduction de la pauvreté son objectif majeur. Sa signature officielle, « œuvrer pour un monde sans pauvreté», le rappelle. Depuis 1978, elle publie annuellement un « rapport sur le développement dans le monde », dont les premières livraisons se consacraient déjà à la pauvreté et à son atténuation. Sa démarche statistique a été exposée en détail dès le rapport de 1990, où le seuil de pauvreté à 1 dollar par jour y apparaissait pour la première fois 7. Il signifie qu’une personne est pauvre lorsqu’elle ne peut pas consommer plus que ce que quelqu’un aux États-Unis pourrait acheter avec environ 1 dollar. Ce seuil est un étalon établi en 1990 pour tous les pays du monde. Il a été élaboré à partir des seuils nationaux de pauvreté dans une trentaine de pays parmi les plus pauvres. Ces seuils nationaux reflètent généralement les ressources nécessaires pour satisfaire des besoins essentiels sur les plans de l’alimentation, de l’habitat et de l’habillement. Cette trentaine de seuils nationaux ont été convertis en employant des taux de change en parité de pouvoir d’achat (PPA). Ceux-ci rendent équivalente une quantité identique de services et de biens dans les différents pays, où les coûts de la vie et les prix des produits varient. À l’occasion de ces calculs, le premier seuil international de pauvreté a été fixé à environ 1 dollar par jour (1,08 pour être précis) et par personne.
Ce seuil avait été établi pour la première fois en PPA en 1985 et a ensuite été révisé deux fois, afin de prendre en compte les évolutions du coût de la vie, s’établissant donc à 1,08 dollar en PPA de 1985, puis passant à 1,25 en PPA de 2005 et à 1,90 dollar en PPA de 2011. À chaque changement, les séries statistiques ont été actualisées de manière à pouvoir toujours suivre la pauvreté dans le temps, avec des séries chronologiques longues. Ces séries montrent on ne peut plus clairement une régression de la pauvreté, au moins sous cette forme monétaire.
Indicateur élémentaire, indicateur synthétique ou tableau de bord ?
Le problème est classique : comme la pauvreté présente de multiples facettes, elle s’apprécie selon de multiples dimensions. Associations expertes et institutions statistiques en conviennent pleinement. Comment, dès lors, rendre compte du phénomène ? Trois options principales se profilent, chacune avec ses atouts et ses inconvénients.
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Les vingt dernières années marquées par le progrès et l’optimisme
En décembre 2020, la Chine a officiellement annoncé qu’elle avait éradiqué l’extrême pauvreté (à ce seuil de 1,90 dollar). Cette ambition avait été annoncée depuis des années, pour être atteinte à l’occasion du centième anniversaire du Parti communiste chinois (qui sera célébré en juillet 2021). Les chiffrages sur la pauvreté ont toujours une certaine dimension politique. Pour une analyse sur les chiffres chinois de la pauvreté et sur l’impact désastreux de la période maoïste, voir Martin Ravallion, « Poverty in China since 1950: A Counterfactual Perspective », NBER Working Paper, n° 28370, janvier 2021.
Voir Angus Deaton, La Grande Évasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016.
Pour un travail actualisé de Deaton, sur les inégalités et la crise Covid, voir Angus Deaton, « Covid-19 and Global Income Inequality », NBER Working Paper, n° 28392, janvier 2021.
Voir Jean-Michel Severino et Olivier Ray, Le Grand Basculement. La question sociale à l’échelle mondiale, Odile Jacob, 2011.
Voir « PovcalNet: an online analysis tool for global poverty monitoring », mise à jour du 10 septembre 2020.
Pour une approche très critique, et fondée, sur les données du développement, voir Morten Jerven, Poor Numbers. How We Are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Cornell University Press, 2013. Cet ouvrage ne porte pas sur la pauvreté, mais sur le PIB, lui aussi toujours imparfaitement mais de mieux en mieux évalué.
Dotés de l’instrument statistique décrit dans le chapitre précédent, certes objet de possibles critiques, les institutions internationales et les experts ont produit de plus en plus de données et de commentaires. Ces dernières décennies ont été marquées par des progrès importants, à l’aune de cet indicateur singulier, dans la réduction de la pauvreté. Des chiffres plutôt flatteurs ont été couramment diffusés, notamment à partir des années 2000. En 1990, encore 1,9 milliard de personnes vivaient dans la pauvreté, mais ce n’était plus le cas « que » de 690 millions en 2017. En proportion, la pauvreté est passée, sur la même période, d’un tiers de la population mondiale en 1990 (et plus de 40% au début des années 1980) à moins de 10% en 2017.
Les tendances sont donc à une très forte diminution de cette pauvreté, diminution nourrie par la considérable baisse de la pauvreté chez des géants démographiques devenus des géants économiques. En 2017, la Chine ne comptait, officiellement, « presque » plus de pauvres sous ce seuil (environ 10 millions) 8, tandis que ce volume se réduisait rapidement en Inde (moins de 100 millions d’individus en 2017). En 2017, la pauvreté se concentrait en Afrique subsaharienne. Le continent, à cette date, abritait plus des trois quarts de la population mondiale vivant sous le seuil de 1,90 dollar par jour.
L’image globale est simple : celle d’une très forte régression de la pauvreté. C’est ce que le prix Nobel d’économie Angus Deaton, voulant « conter l’histoire du bien-être humain », a baptisé « la grande évasion de la pauvreté 9 ». Expert de ces questions, devenu critique à l’égard de la méthode de la Banque mondiale (à laquelle il a pourtant contribué), Deaton souligne que des centaines de millions de personnes ont pu échapper à la pauvreté et à la faim 10. Pour prendre une autre formule parlante, c’est ce qu’un ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD) a appelé le « désappauvrissement du monde 11 ».
La performance, pendant quasiment un demi-siècle, s’avère d’autant plus notable que la baisse de la pauvreté s’observe tandis que la vitalité démographique n’a jamais été aussi élevée, autrement dit la pauvreté n’a jamais autant baissé quand la population mondiale n’a jamais autant augmenté.
Les graphiques 1 et 2, établis pour la période 1981-2017, à partir de la base de données Povcal de la Banque mondiale, illustrent parfaitement ces tendances 12. On y voit que la baisse de la pauvreté est ininterrompue depuis 1998. Un regard sur quatre décennies montre que la baisse est très forte sur toute la période, malgré une trajectoire plus heurtée dans les deux décennies 1980 et 1990. Une autre façon de résumer cette évolution consiste à énoncer que la pauvreté a régressé, en moyenne, d’environ un point par an entre 1990et 2017.
Il importe néanmoins de faire une petite réserve sur la qualité des données. Elles se sont considérablement améliorées, mais des discussions légitimes portent sur la validité des informations et des séries avant la fin des années 1990. Toutes ces précisions ne changeraient cependant pas la tendance globale 13.
Graphique 1
Évolution du taux de pauvreté dans le monde, 1981-2017 (en %)
Source :
Note : La pauvreté est mesurée au seuil de 1,90 dollar par jour.
Graphique 2
Évolution du nombre de pauvres dans le monde, 1981-2017 (en millions)
Source :
Note : La pauvreté est mesurée au seuil de 1,90 dollar par jour.
La Brookings Institution a beaucoup travaillé dans ce domaine. Pour des estimations et projections pondérées par des analyses de haute tenue, voir Homi Kharas, Kristofer Hamel et Martin Hofer, « Rethinking global poverty reduction in 2019 », 13 décembre 2018. Cette note peut rétrospectivement se lire comme un bilan de la période optimiste qui a prévalu.
Signalons aussi que l’optimisme se nourrissait des vertus célébrées de certains instruments, comme le microcrédit. Voir les travaux du célèbre économiste prix Nobel de la paix, surnommé le « banquier des pauvres », Muhammad Yunus, Creating a World Without Poverty. Social Business and the Future of Capitalism, Public Affairs, 2008.
Voir Steven Pinker, La Part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Les Arènes, 2017, et Enlightenment Now. The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress, Viking, 2018.
Voir Hans Rosling, Factfulness, Sceptre, 2018. Rosling, disparu un an avant la publication de son ouvrage, fourmillait d’idées pour animer des graphiques et rendre vivantes des interventions sur des thèmes passablement ardus. Voir les vidéos de l’auteur sur Youtube et son site Internet.
Prolongeant ces tendances, des projections établies et largement commentées durant les années 2010 sont venues souligner la possible extinction de la pauvreté à l’horizon 2030, signant, avant leur terme, la réussite des ODD – au moins du premier d’entre eux. La Banque mondiale l’annonçait, des think tanks l’ont confirmé par d’autres calculs et publications 14. Nombre d’études fouillées et de best-sellers de sciences sociales ont relayé cet optimisme, nourri, entre autres, des données sur la pauvreté 15, même si les thèses et observations avaient du mal à passer dans le grand public. En effet, la tendance est plutôt à idéaliser le passé et à dramatiser l’actualité. Quant à l’avenir, il fait souvent frémir.
Pour documenter ces dynamiques positives sur le long terme et critiquer ceux qui n’acceptaient pas de les voir, le psychologue canado-américain Steven Pinker s’était alors dressé contre la « progressophobie », en réhabilitant la raison et l’esprit des Lumières 16, tandis que le médecin conférencier suédois Hans Rosling appelait à lutter contre l’« ignorance globale » relative aux évolutions de la pauvreté ou de l’espérance de vie dans le monde 17.
Dans leurs livres et leurs tribunes, ces auteurs ont rappelé que l’extrême pauvreté (c’est-à-dire la pauvreté telle que mesurée par la Banque mondiale) touchait 85% de la population mondiale en 1800, 50% en 1966 et 9% en 2017. Sur la même période, l’espérance de vie a augmenté de 31 à 72 ans, le nombre d’enfants par femme a baissé de 6 à 2,5 enfants, et la proportion des enfants décédés avant l’âge de 5 ans s’est réduite de 44 à 4%. Les esprits académiques trouvaient, ici ou là, à redire face à leurs thèses optimistes, notamment en discutant les indicateurs choisis, mais les tendances paraissaient bien difficiles à contredire.
En 2013, une couverture de The Economist annonçant un dossier sur ce thème relayait exactement et visuellement ces projections, bien avant la survenue du Covid-19.
La une du magazine The Economist du 1er juin 2013 : « Vers la fin de la pauvreté »
Source : The Economist, 1er juin 2013.
Dans leurs livres et leurs tribunes, ces auteurs ont rappelé que l’extrême pauvreté (c’est-à-dire la pauvreté telle que mesurée par la Banque mondiale) touchait 85% de la population mondiale en 1800, 50% en 1966 et 9% en 2017. Sur la même période, l’espérance de vie a augmenté de 31 à 72 ans, le nombre d’enfants par femme a baissé de 6 à 2,5 enfants, et la proportion des enfants décédés avant l’âge de 5 ans s’est réduite de 44 à 4%. Les esprits académiques trouvaient, ici ou là, à redire face à leurs thèses optimistes, notamment en discutant les indicateurs choisis, mais les tendances paraissaient bien difficiles à contredire.
En 2013, une couverture de The Economist annonçant un dossier sur ce thème relayait exactement et visuellement ces projections, bien avant la survenue du Covid-19.
Voir World Bank Group, Poverty and Shared Prosperity 2020. Reversals of Fortune, 2020.
La cible véritablement fixée par la Banque mondiale n’était pas d’atteindre un taux de 0% de personnes pauvres en 2030 mais 3%. Toutes les projections et analyses s’opéraient par rapport à cette visée chiffrée. Mais les dernières données produites avant la crise Covid indiquaient déjà un ralentissement dans le rythme de diminution de la pauvreté à partir du milieu des années 2010, soulevant des questions sur la possibilité réelle d’atteindre cet objectif de 3%. L’année 2017 est la dernière année de chiffres observés. Pour la suite, il s’agit d’estimations. Pour 2017, les chiffres de la Banque mondiale indiquaient que 9,2% de la population planétaire vivait avec moins de 1,90 dollar par jour, ce qui représentait 689 millions de personnes. Dans son rapport sur le développement publié en octobre 2020, au moment de prendre en considération le choc de la crise sanitaire, la Banque mondiale estimait très peu vraisemblable la possibilité d’atteindre un taux de pauvreté globale inférieur à 3% en 2030 18.
Avec la crise Covid, un renversement historique
Voir, entre autres, les analyses de la Bill and Melinda Gates Foundation, notamment celles dédiées au suivi des ODD (« Leading Progress for the Global Goals »). Signalons que les données sont celles de la Banque mondiale.
Voir les rapports, données et alertes de l’OIT sur le site Internet de l’institution.
Voir Kirk Semple et Natalie Kitroeff, « “I Can’t Stop”: In Vast Informal Economy, Pandemic Adds to Pressure », nytimes.com, 30 mars 2020.
Pour les différentes données, voir « Poverty. Covid-19 (Coronavirus) Response », worldbank.org.
La pandémie de Covid-19 et ses conséquences économiques douchent définitivement l’optimisme des deux dernières décennies 19. La crise affecte puissamment les populations pauvres des pays en développement. Elles subissent les effets des confinements nationaux qui ont, en économie domestique, drastiquement limité l’activité et, en économie internationale, provoqué une déflagration.
Dans des systèmes économiques et de protection sociale fragiles, là où une majorité de la population exerce dans le secteur informel, les chocs sont rapides et puissants. Dès mai 2020, l’Organisation internationale du travail (OIT), qui avait fêté son centenaire l’année précédente, signalait que la pandémie de Covid-19 avait un impact dévastateur sur près de 1,6 milliard de travailleurs de l’économie informelle dont les revenus avaient, en quelques semaines, baissé des deux tiers 20. En parallèle, les destructions d’emploi, le déclin des envois de fonds des travailleurs émigrés, la désorganisation des services d’éducation et de santé heurtent eux aussi les niveaux de ressources des ménages les plus pauvres.
Cette pandémie a conduit les travailleurs de l’économie informelle à se demander si rester chez eux pour protéger leur santé valait la peine de perdre de l’argent, au risque d’accroître leurs difficultés à s’alimenter. Nombre d’entre eux ont ainsi continué à travailler, mettant leur santé en danger. En mars 2020, un vendeur mexicain de street food déclarait ainsi : « Je ne peux pas m’arrêter. Si je ne vends pas, je ne mange pas. C’est aussi simple que ça ». Au Pérou 21.000 travailleurs informels ont été arrêtés pour ne pas s’être conformés aux ordres du gouvernement de rester chez eux 21.
Sur le plan de la pauvreté, telle que mesurée à 1,90 dollar par jour, le constat de rupture est évident : les volumes et même les taux devraient repartir à la hausse, pour la première fois depuis la fin de la décennie 1990. Le conditionnel est d’usage ici, car les calculs réalisés sont bien plus des projections effectuées en fonction d’hypothèses de croissance que des observations à partir d’enquêtes sur les revenus ou la consommation. Avec la crise de 2020, pour la première fois depuis vingt ans, la pauvreté devrait en tout cas croître significativement. Si l’on doit se limiter à un ordre de grandeur, on peut l’énoncer sous une forme frappante : une augmentation de plus de 100 millions de personnes pauvres en 2020.
Lors d’une première estimation, en avril 2020, la Banque mondiale avait considéré que de 40 à 60 millions de personnes supplémentaires pourraient basculer dans la pauvreté en 2020 à la suite de la pandémie 22. Le taux mondial aurait ainsi augmenté à hauteur de 0,3 à 0,7%, pour se rapprocher à nouveau de la barre des 10%. En juin 2020, de nouvelles estimations ont pris acte d’un déplacement de l’épicentre de la pandémie, de l’Europe et de l’Amérique du Nord vers l’hémisphère Sud. Le nombre des décès a augmenté alors considérablement dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Les confinements se sont prolongés et le coût économique de la crise s’est alourdi. Les estimations de l’impact du coronavirus sur la pauvreté dans le monde ont en conséquence encore été revues à la hausse.
S’appuyant sur les prévisions de croissance en deux scénarios (l’un de base, l’autre pessimiste), les experts de la Banque mondiale retiennent deux hypothèses : celle d’une contraction de la croissance mondiale d’environ 5% en 2020 dans le cas du scénario de base, et de 8% dans l’hypothèse pessimiste caractérisée en particulier par une crise qui se prolongerait pendant longtemps. Dans le scénario de base, ce ne sont plus 40 millions de personnes, comme indiqué dans les estimations du mois d’avril 2020, mais 70 millions qui basculeraient en 2020 dans la pauvreté. Avec le scénario pessimiste, ce chiffre s’élèverait à 100 millions.
En octobre 2020, la Banque mondiale a fait une nouvelle estimation selon laquelle le nombre de personnes poussées dans la pauvreté cette même année se situerait entre 88 et 115 millions. En janvier 2021, s’appuyant sur de nouvelles projections de croissance, la fourchette d’estimation s’établissait plutôt entre 119 et 124 millions. En février 2021, dans des documents de communication, la Banque mondiale employait même l’expression « jusqu’à 150 millions ».
Les vagues successives du virus, à rapprocher de vagues de décisions très contraignantes pour les économies nationales et pour l’économie internationale, ont été accompagnées de vagues de révisions statistiques quant aux impacts de ces situations et décisions sur la croissance économique et sur la pauvreté. Ce cycle de révisions devrait encore se poursuivre en 2021.
Une géographie de la pauvreté modifiée
Les actualisations produites tout au long de l’année 2020 changent aussi assez radicalement la géographie des évolutions de la pauvreté. Avant la crise, l’Afrique subsaharienne concentrait, à très juste titre, toutes les inquiétudes, car la pauvreté n’y baissait pas. Dans les projections, la plupart des personnes demeurant pauvres se trouvaient dans ces pays d’Afrique, notamment ceux touchés par les conflits. À l’inverse, l’Asie faisait office de bonne élève. Mais c’est maintenant en Asie du Sud que les experts repèrent la plus forte augmentation potentielle du nombre de personnes pauvres, en raison, entre autres, de prévisions économiques particulièrement dégradées pour l’Inde. Avec les prévisions de croissance d’avril 2020, la Banque mondiale estimait que l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne allaient chacune contribuer pour deux cinquièmes à l’augmentation de la pauvreté. Les estimations globales ont été révisées avec les prévisions de croissance établies en juin 2020. À cette date, la moitié des nouvelles personnes pauvres étaient annoncées en Asie du Sud. Avec les prévisions de janvier 2021, 60% des pauvres supplémentaires vivraient en Asie du Sud. Autrement dit, cette zone géographique représentait 40% des nouvelles personnes pauvres dans les prévisions d’avril 2020, 50% dans les prévisions de juin 2020 et 60% dans celles de janvier 2021. Au sein même des pays, la géographie de la pauvreté pourrait également connaître des évolutions notables. Alors que dans les pays riches, très urbanisés, les pauvres se trouvent surtout dans les villes, à l’inverse, dans les pays pauvres, parfois encore à dominante rurale, les pauvres vivent d’abord dans les campagnes. Les confinements brusques et radicaux, en Afrique du Sud ou en Inde, ont poussé des millions de personnes en dehors de leurs emplois urbains, les forçant à migrer. Cette tendance peut augmenter la pauvreté rurale, avec un exode urbain dû à la pauvreté. Reste que le principal impact sera plutôt une augmentation de la pauvreté dans les villes et les bidonvilles des pays en développement avec les effondrements des économies urbaines informelles, sans possible mobilité de la majorité des personnes ainsi affectées. |
Les billets du blog de la Banque mondiale permettent de suivre ces actualisations avec leurs données et commentaires.
Quelles que soient les estimations successivement établies 23, d’avril 2020 à janvier 2021, l’augmentation de la pauvreté extrapolée pour 2020 est vraiment sans précédent depuis près d’un demi-siècle. Notre graphique 3 montre l’évolution annuelle du nombre de personnes pauvres entre 1992 et 2020. Durant les trente dernières années, la seule crise qui a eu un impact à la hausse sur la pauvreté est la crise financière asiatique, qui a vu la pauvreté croître de 18 millions d’individus en 1997, puis de 47 millions en 1998.
Graphique 3
Variation annuelle du nombre de personnes pauvres, 1992-2020 (en millions)
Source :
Note : La pauvreté est mesurée au seuil de 1,90 dollar par jour.
Des prévisions préoccupantes
Sur le court terme, les premières projections, en avril 2020, suggéraient que le nombre de personnes vivant dans la pauvreté resterait plutôt inchangé entre 2020 et 2021. Pourquoi ? En partie en raison des taux de croissance des pays qui comptent le plus grand nombre de pauvres. Le Nigeria, l’Inde et la République démocratique du Congo, qui concentrent, selon les données 2017, plus du tiers des personnes pauvres du monde entier, auraient dû enregistrer des taux de croissance plus favorables en 2021 qu’en 2020. Mais, en l’espèce, rien n’est jamais écrit. En l’occurrence, les projections qui ont suivi ont invalidé cette hypothèse, indiquant plutôt une nouvelle augmentation du nombre de personnes pauvres pour 2021.
Par rapport à l’estimation du nombre de personnes pauvres en 2020, l’année 2021 verrait encore une augmentation de près de 20 millions de personnes. Mais si l’on fait le calcul, plus intéressant, de la différence entre ce qui en 2017 était projeté pour 2021 (588 millions de pauvres) et la nouvelle projection (752 millions), la différence est de plus de 160 millions.
Graphique 4
Projections d’évolutions de la pauvreté globale, 2011-2021 (en millions d’individus)
Source :
Note : La pauvreté est mesurée au seuil de 1,90 dollar par jour. Ces prévisions datent de janvier 2021.
Il est acquis qu’une rupture de tendance s’est produite. Avec une lecture et des prévisions optimistes, on peut y voir un simple ralentissement dans la réalisation du dessein de quasi-éradication de la pauvreté dans le monde vers 2030. Avec une lecture plus pessimiste, on peut déjà voir l’effacement d’une demi-décennie de progrès. De toute évidence, le coronavirus a assurément marqué un coup d’arrêt. Selon le contenu et l’intensité de la reprise économique, il s’agira de voir si cette nouvelle crise n’aura alimenté qu’un à-coup ponctuel ou si, au contraire, elle aura enclenché un revirement intégral.
Quant aux prévisions d’une quasi-éradication de la pauvreté à l’horizon 2030, elles ne sont plus à l’ordre du jour. À l’automne 2020, des experts de la Banque mondiale les ont actualisées. L’objectif consiste à estimer le nombre d’années de décalage dans l’atteinte de l’objectif non pas de totale éradication mais d’un taux global de pauvreté à 3%. En réalité, le taux de 3% n’aurait pas été atteint en 2030. Avec les prévisions pré-Covid, le taux de pauvreté se serait établi à 6% en 2030, ce qui représente un peu plus de 500 millions de personnes. Les prévisions d’octobre 2020, en contexte de crise Covid, font état d’une projection à 7% en 2030, soit près de 600 millions de personnes. Les scénarios pré-Covid prévoyaient l’atteinte de tels niveaux en 2023, ce qui amène donc à conclure sur un retard de sept années.
Une rupture sur tous les indicateurs de pauvreté et de développement
Voir Banque mondiale, Poverty and Shared Prosperity 2018. Piecing Together the Poverty Puzzle, Banque mondiale, 2018 (téléchargeable).
Voir Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)-Initiative d’Oxford sur la pauvreté et le développement humain, Tracer la voie hors de la pauvreté multidimensionnelle. Réaliser les Objectifs de développement durable, 2020.
Pour une synthèse, voir « The pandemic is plunging millions back into extreme poverty » (en accès réservé), economist.com, 26 septembre 2020 .
L’analyse de la pauvreté ne saurait, comme nous y invitent sempiternellement le secteur associatif et une partie des experts, se limiter à l’unique approche monétaire. Celle-ci ne circonscrit qu’imparfaitement le dénuement. Le seuil de 1,90 dollar ne permet pas de saisir toute la population confrontée à de grandes difficultés pour satisfaire ses besoins élémentaires. En 2018, la Banque mondiale a donc proposé deux nouveaux seuils de pauvreté : le premier, à 3,20 dollars par jour, conduit à compter alors 25% de pauvres sur la planète, et le second, à 5,50 dollars, implique près de 50% de pauvres 24.
Avec ces deux approches additionnelles, l’impact du Covid-19 apparaît très nettement. Selon les estimations de janvier 2021, à un seuil de 3,20 dollars par jour, le nombre de personnes pauvres supplémentaires serait pour la seule année 2020 de 228 millions. Au seuil de 5,50 dollars par jour, 177 millions de personnes basculeraient dans la pauvreté. Précision : si un individu bascule de 3 dollars à moins de 1,90 dollar, il sera compté comme un nouveau pauvre au seuil le plus souvent utilisé ; en revanche, il ne sera pas compté comme « nouveau pauvre » à 3,20 dollars et encore moins à 5,50 dollars par jour dans la mesure où il se situait sous ces seuils avant la pandémie.
On peut de toutes les manières relativiser l’importance de ces discussions à partir d’une critique qui circule dans les milieux du développement à l’égard d’une approche uniquement focalisée sur ces seuils, qui peut être formulée de la manière suivante : une personne pauvre qui passe de 1,80 dollar par jour à 2 dollars n’est plus pauvre, mais ce n’est pas une nouvelle personne riche. Bref, les mesures de la pauvreté monétaire importent toujours, bien qu’elles doivent être complétées par les autres approches.
Les spécialistes ont également estimé les conséquences de la crise Covid sur l’indice de pauvreté multidimensionnelle du PNUD. Prenant en compte des scénarios d’impacts de la crise sur la nutrition, la fréquentation des écoles, les ressources des ménages, l’IPM pour 2020 se ramène au niveau de celui de 2011. Cela donne près de 500 millions de pauvres en plus, en une seule année, en lien avec la crise Covid 25. Ce chiffre, en pauvreté multidimensionnelle, peut correspondre, en ordre de grandeur, à l’addition de l’augmentation du nombre de personnes pauvres sous le seuil de 1,90 dollar (119 millions), sous celui à 3,20 dollars (228 millions), et sous celui à 5,50 dollars (177 millions), soit un total de 524 millions. Ce ne sont pas exactement les mêmes personnes, même si les chevauchements sont évidents.
En tout état de cause, il s’avère tout à fait possible et tout à fait rigoureux, de dire que la crise Covid aura eu comme conséquences sur la pauvreté une augmentation comprise entre 100 millions (selon une approche restreinte au seuil classique de la Banque mondiale) et 500 millions de personnes (selon les deux approches élargies de la Banque mondiale et du PNUD) 26.
Les personnes pauvres sont majoritairement des enfants
Avec les chiffres pré-Covid, un enfant sur six dans le monde était compté comme pauvre (au seuil de 1,90 dollar) en 2017, avec plus de 350 millions d’individus. Selon les analyses menées conjointement par la Banque mondiale et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), les enfants représentent plus de 50% des pauvres *. Les deux tiers de ces enfants pauvres se situaient alors en Afrique subsaharienne et un cinquième en Asie du Sud. Ce nombre d’enfants pauvres a diminué de près de 30 millions entre 2013 et 2017. Toujours pour donner un ordre d’idées, en 2017, près de 20% des enfants dans le monde vivaient dans des ménages pauvres. Pour les adultes, le taux était alors de 8%. Si on prend les seuils à 3,20 dollars et à 5,50 dollars, les taux de pauvreté infantile s’établissaient respectivement à 42 et 67%. Pour prendre une autre méthode, sur 1,3 milliard de personnes comptées en 2017 comme étant en situation de pauvreté multidimensionnelle (IPM), la moitié n’avaient pas encore 18 ans, tandis que 107 millions avaient 60 ans ou plus. Si des projections précises n’ont pas été établies pour estimer l’impact spécifique du Covid-19 sur la pauvreté des enfants, la Banque mondiale et l’Unicef soutiennent que le problème s’est fortement aggravé, une grande partie des « nouveaux pauvres » liés à la crise étant des enfants. * Pour toutes les données de cet encadré, voir la base de données mise à disposition conjointement par la Banque mondiale et l’Unicef. |
Voir PNUD, Covid-19 and Human Development. Assessing the Crisis, Envisioning the Recovery, 2020. Voir également Louis-Charles Viossat,
«Covid-19 et développement. Le scénario du pire est-il évitable ?», Futuribles, n° 439, novembre-décembre 2020, p. 73-83 (où il apparaît que, sur différents scénarios pouvant être élaborés, ce n’est pas le plus optimiste qui prévaut).
Un autre indicateur classique du développement, l’IDH, ne porte pas sur le nombre de pauvres mais sur le niveau de développement humain des pays. Cet indice se calcule pour chacun des pays du monde et permet la comparaison entre pays. Il se calcule aussi à l’échelle globale. En 2020, sa dégradation, telle que prévue, est l’une des conséquences les plus notables de la crise Covid.
Dès mai 2020, le PNUD a averti que son IDH global – agrégeant les trois dimensions de la santé, de l’éducation et du niveau de vie – déclinerait pour la première fois depuis sa création, en 1990 27. Calculé à 0,598 en 1990, l’IDH a régulièrement augmenté, presque systématiquement chaque année, de quelque 0,005, pour atteindre 0,697 au début des années 2010. Le retournement de situation est radical. Il s’explique, comme pour l’IPM, par la fermeture des écoles – limitant de fait le temps de scolarisation –, par l’augmentation de la pauvreté monétaire et par l’impact sanitaire du coronavirus. Les trois dimensions interreliées de l’IDH sont toutes affectées par la pandémie et ses conséquences.
Graphique 5
Évolution annuelle de la valeur de l’IDH global, 1990-2020
Source :
Voir Banque mondiale, « Projet pour le capital humain », banquemondiale.org.
Sur ce sujet, voir les travaux du Programme alimentaire mondial (PAM), qui s’est par ailleurs vu décerner le prix Nobel de la paix en 2020.
Par ailleurs, depuis 2018, la Banque mondiale développe son propre indice de capital humain (ICH). Renseigné à partir de données d’éducation et de santé, il concerne particulièrement les enfants. Son utilisation montre, rétrospectivement, des progrès très sensibles dans tous les pays et dans tous les groupes de revenu, sur la décennie 2010. Ces avancées sont remises en cause par la crise Covid, qui ramènerait cet indicateur à ses niveaux dix ans en arrière 28.
Les progrès étaient notables sur le plan sanitaire, mais ils sont bousculés par l’augmentation de la mortalité et la baisse d’espérance de vie. Du côté éducatif, la fermeture des écoles, qui aura privé plus de 1 milliard d’enfants d’une partie de leur scolarité, explique le recul de ce nouvel indice du développement.
Cependant, tous ces indicateurs synthétiques livrent une information passablement désincarnée. De façon plus concrète, les chiffes sur la faim, eux, parlent davantage. En l’occurrence, les institutions internationales, guidées par le deuxième des ODD (dit « faim zéro » en 2030), traitent principalement de sous-alimentation, c’est-à-dire d’une consommation alimentaire insuffisante pour fournir l’apport nécessaire à une vie normale. Selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 690 millions de personnes étaient comptées comme sous-alimentées en 2019, soit 9% de la population mondiale. Cette proportion était de 12,5% en 2005. Sans prendre en compte les conséquences de la pandémie, les projections estimaient à 840 millions le nombre de sous-alimentés en 2030, soit alors 10% de la population globale. La faim avait en effet déjà repris sa progression au cours de la décennie 2010.
La dynamique, inquiétante, sera aggravée par les conséquences de la crise Covid. Des premières projections font état, pour la seule année 2020, de plus de 100 millions de personnes supplémentaires concernées par la faim 29. Le constat est simple : plus d’une personne sur dix, dans le monde, souffre de faim chronique dans une ère d’abondance et de gaspillage. Cet état d’insécurité alimentaire est amené à augmenter avec la crise Covid, en raison des perturbations des marchés et des approvisionnements liées aux restrictions à la liberté de circuler. Tout ceci entraîne des pénuries et un renchérissement des prix au niveau local, particulièrement de denrées périssables. L’aggravation de la faim est l’une des manifestations les plus tangibles des conséquences sanitaires et économiques.
Certes, les données rassemblées ici, pour 2020 en particulier, ne sont que des projections et des extrapolations susceptibles d’actualisations à mesure que de nouvelles informations seront disponibles et que la pandémie évoluera, mais le tableau d’ensemble est néanmoins alarmant, sans précédent dans l’histoire moderne.
D’immenses enjeux, en termes d’aide au développement et au sein des pays pauvres
CNUCED, The Least Developped Countries Report 2020. Productive capacities for the new decade, novembre 2020.
Sur les progrès et les projets de développement de la protection sociale, en particulier à partir de ce qui fonde l’initiative de l’OIT sur les socles de protection sociale, voir Martin Hirsch, Sécu : objectif monde. Le défi universel de la protection sociale, Stock, 2011.
Sur le suivi des ODD, voir « 17 Goals to Transform Our World », un.org.
Sur l’histoire, les controverses, les montants et les perspectives de cette action publique internationale, parfois instrumentalisée, souvent décriée, voir Najat Vallaud-Belkacem, Objectif 2030 : un monde sans extrême pauvreté, Librio, 2021. L’ancienne ministre plaide pour une APD rehaussée, au moins au niveau des engagements internationaux jamais atteints, et mieux ciblée, sur les pays les moins avancés (PMA). Elle souligne la nécessité de s’extraire d’une vision trop hexagonale de la crise Covid.
Voir Jeffrey Sachs, The End of Poverty. How we Can Make it Happen in our Lifetime, Penguin Books, 2005 (voir aussi son site Internet).
Voir William Easterly, Le Fardeau de l’homme blanc. L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres, Éditions Markus Haller, 2009, et id., The Tyranny of Experts. Economists, Dictators, and the Forgotten Rights of the Poor, Basic Book, 2015. Voir aussi son site Internet et son compte Twitter (@bill_easterly).
Voir Angus Deaton, op. cit.
La crise Covid fait donc des victimes sanitaires, surtout parmi les plus âgés, notamment dans les pays riches, et elle fait et continuera à faire, même après la fin de la pandémie, des victimes économiques parmi les jeunes, notamment dans les pays pauvres. En conséquence se profilent de puissantes recompositions entre les générations au sein des nations et entre les nations à l’échelle géopolitique.
Les pays les moins avancés (PMA), c’est-à-dire les quarante-sept États les plus pauvres de la planète, sont moins frappés par la pandémie sur le plan sanitaire que sur le plan économique, constate par exemple la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) 30. Plus globalement, les récessions des économies domestiques et l’effondrement des flux mondiaux d’investissement et des transferts d’argent des diasporas ont des conséquences très élevées dans tous les pays pauvres. Les effets sociaux de la crise sanitaire mondiale y sont plus immédiats car peu compensés par des États-providence balbutiants 31, surtout quand les activités économiques restent largement informelles.
Alors que la réalisation des ODD – en tout cas des deux premiers d’entre eux (éradication de la pauvreté et de la faim) – semble hors de portée 32, de gigantesques chantiers s’ouvrent. Les institutions internationales impliquées depuis des décennies dans la lutte contre la pauvreté – Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), PNUD et OCDE en tête – multiplient les rencontres, les rapports et les alertes. Elles débloquent des fonds et réalignent des prêts. Leurs inquiétudes portent sur les situations nationales, en particulier dans les zones les plus fragiles économiquement, sur une situation internationale déstabilisée et sur de nouveaux déséquilibres qui pointent. Les pays riches, concentrés sur leurs propres difficultés et nécessités de relance, pourront avoir tendance à canaliser la totalité de leurs efforts sur leurs problématiques intérieures. Ils seront tentés de réduire leurs aides directes aux pays pauvres, ce que les augmentations de volumes d’aides par le FMI et la Banque mondiale ne compenseraient certainement pas.
L’avenir de l’aide publique au développement (APD), dans son contenu et ses priorités, apparaît donc incertain 33. Certains pays, particulièrement touchés par les périodes de confinement et de limitation des mobilités, s’engageront dans un mouvement de renfermement. D’autres, plus épargnés, conserveront des marges de manœuvre et de la volonté pour se tourner vers l’extérieur afin d’aider mais aussi de conquérir des marchés.
Les controverses traditionnelles sur l’APD sont certainement appelées à reprendre de la vigueur. Deux visions s’opposent classiquement, nourrissant de vives polémiques. Elles portent sur les politiques de développement et sur les fondements de la lutte contre la pauvreté. Dans un camp se trouvent les experts favorables à des investissements massifs ; dans l’autre se situent des experts très critiques à l’égard de ce type de programmes, aujourd’hui assemblés dans les ODD, et soutenant davantage la nécessité de laisser opérer le marché. Parmi les partisans d’une forte intervention, l’économiste et consultant globe-trotter Jeffrey Sachs soutient que les visées d’éradication de la pauvreté peuvent s’atteindre à condition d’y consacrer des sommes importantes. En 2005, il pensait que l’objectif pouvait être atteint en 2025 34. Face à la crise Covid, il plaide pour un renforcement des ODD. À l’opposé de Sachs, William Easterly, passé un temps par la Banque mondiale, considère depuis des années que l’aide au développement est un échec retentissant tandis que les programmes de type ODD ne sont que de la bureaucratie improductive 35. Il estime que rien n’a jamais démontré de liens entre croissance économique et aide publique. Selon lui, l’aide à grande échelle ne sert à rien. Il relève que les pays qui ont connu le plus puissant développement sont ceux qui ont reçu le moins d’aides. Blâmant les politiques planifiées et le philantropisme médiatisé de personnalités – notamment Bill Gates –, il insiste sur l’impossibilité de résoudre les dilemmes de la pauvreté dans des dictatures corrompues. D’autres auteurs, et pas des moindres, tels Angus Deaton, critiquent aussi une aide publique mal affectée et détournée 36. Si Easterly ne s’est pas trop exprimé sur la crise Covid, il y a fort à parier que ses appréciations sur les effets pervers de l’APD n’ont pas changé.
Voir Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Seuil, 2012.
Voir l’article Julien Bouissou, « Esther Duflo appelle à un plan Marshall pour les pays pauvres », lemonde.fr, 7 décembre 2020, ainsi que Abhijit V. Banerjee, Hervé Berville et Esther Duflo, « Pour surmonter de manière globale la crise causée par la pandémie, il faut une aide massive aux pays pauvres », lemonde.fr, 16 décembre 2020.
Voir « Covid-19 has reversed years of gains in the war on poverty », economist.com, 26 septembre 2020.
C’est également la position de Najat Vallaud-Belkacem, op. cit.
Pour des propositions visant à réduire ce fossé, voir Organisation mondiale de la santé (OMS), « Dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la Covid-19 ».
L’opposition entre Jeffrey Sachs (l’aide est nécessaire et efficace) et William Easterly (le marché doit s’imposer) compose le prisme sur lequel peuvent être signalées la plupart des opinions et démonstrations sur la lutte contre la pauvreté. Voulant se situer au carrefour de ces deux perspectives, l’école incarnée par le prix Nobel Ester Duflo plaide d’abord pour les expérimentations rigoureuses, en s’appuyant sur les comportements et les motivations des pauvres eux-mêmes 37. Face à la crise Covid, elle n’appelle pas tant à un renforcement des expérimentations, mais plutôt à une sorte de « plan Marshall » international 38. Jugeant que la solidarité internationale aurait été prise totalement à défaut par la crise, l’économiste estime que les problèmes des pays pauvres sont mis de côté par les pays riches. Or, les pays pauvres pâtissent du ralentissement économique mondial sans avoir, répétons-le, les moyens d’amortisseur ou de relance dont bénéficient les pays riches. Populations et pays sont de fait très inégaux face aux conséquences économiques de la crise. Les gouvernements des pays riches ont pu débloquer, en 2020, parfois plus de 10% de leur PIB pour amortir les conséquences de la crise. D’autres États ne sont pas aussi ambitieux car ils ne peuvent aussi aisément s’endetter. Les économies émergentes n’ont pu dégager que 3% de PIB et les nations les plus pauvres moins de 1% 39.
Aussi Duflo plaide-t-elle pour un nouvel élan, avec forte mobilisation de la coopération internationale 40. Alors que la vaccination s’étend dans les pays riches, elle devrait aussi être accélérée dans les pays pauvres. En effet, se profile, de fait, une nouvelle partition du monde : d’un côté, des pays avec accès aux vaccins et immunisation d’une partie de la population ; de l’autre, des pays à bas et même à moyens revenus laissés sur le carreau. Un véritable fossé vaccinal se creuse 41. Duflo propose, concrètement, sur le plan financier, que les capacités d’endettement des pays riches soient aussi mises au service de la relance de leurs programmes d’APD avec des aides d’urgence. Enfin, elle soutient que la période doit être l’occasion d’une refonte d’ensemble de ces politiques.
Prévisions* du nombre de pays dans lesquels on atteindra
une large couverture vaccinale à horizon fin 2021, mi- et fin 2022 et à partir de 2023
Source :
Economist Intelligence Unit.
* Prévision au 22 janvier 2021.
Voir, par exemple, Julien Damon, « Soutenir et orienter la consommation : un « chèque déconfinement » de 200 euros pour chaque français », Fondation pour l’innovation politique, 8 juillet 2020.
Voir Julien Damon, « Tour du monde du revenu universel », Droit social, n° 10, octobre 2020, p. 811-815.
Voir PNUD, Temporary Basic Income. Protecting Poor and Vulnerable People in Developing Countries, 2020.
Sur la nécessité de la paix civile pour pouvoir efficacement lutter contre la pauvreté, voir l’analyse classique de Paul Collier, The Bottom Billion. Why the Poorest Countries Are Failing and What Can be Done About it, Oxford University Press, 2007, à completer par la vision historique panoramique de Daron Acemoğlu, James Robinson, The Narrow Corridor. States, Societies, and the Fate of Liberty, Penguin Press, 2019.
Sur les ravages de la corruption, voir Angus Deaton, op. cit., Martin Hirsch, op. cit.
L’aide au développement doit-elle d’abord passer par des allocations supplémentaires venant des pays riches, par des réformes fondamentales du statut juridique des personnes pauvres ou par des expérimentations menées et évaluées localement ? La question fera toujours l’objet de publications savantes et de colloques. Reste l’incontestable singularité de la situation actuelle, faite de catastrophes dans des pays pauvres dont n’ont pas forcément encore conscience les pays riches empêtrés dans leurs propres difficultés.
À court terme, de nouvelles convergences vont s’opérer entre aide humanitaire d’urgence et aide au développement sur horizons longs. À moyen terme, incertitudes et inquiétudes prévalent. La période sera certainement au tohu-bohu, à la confusion mais aussi aux innovations. Sur ce dernier point, de nouvelles idées vont poindre, d’autres vont être réactivées. À ce titre, le serpent de mer des solutions de type « revenu universel » refait surface. Il est vrai qu’un bon moyen de porter secours aux pays pauvres consiste à aider directement les personnes pauvres, en leur versant l’argent ou en leur fournissant des chèques consommation fléchés sur des secteurs prioritaires 42. De telles stratégies limitent les possibilités de corruption et assurent un soutien à la consommation. Avec ces sommes ou ces titres de paiement, les ménages peuvent continuer à nourrir leurs enfants et à les envoyer à l’école. Ils peuvent ne pas avoir à vendre leurs peu d’actifs.
Dans la famille des propositions sur le revenu universel 43, le PNUD a innové en suggérant, en juillet 2020, la création d’un revenu minimum temporaire 44 afin d’amortir immédiatement les conséquences de la crise pour les ménages pauvres et modestes. Il s’agit de permettre à 3 milliards de personnes de demeurer chez elles. La proposition se défend d’abord pour permettre économiquement la survie en période de confinement et d’incapacités de travailler. Elle se défend aussi en tant que confinement monétaire autorisant les personnes à rester chez elles, même si elles n’y étaient pas obligées, ceci afin de limiter la propagation du virus. Dans ce rapport, il aurait fallu débloquer 200 milliards de dollars par mois. Ce « revenu temporaire de base » aurait pu permettre aux personnes vulnérables de rester à domicile, en leur garantissant donc les moyens de subvenir à leurs besoins basiques en alimentation mais aussi en santé et en éducation. Lancé pendant six mois, ce programme était estimé à environ 1 000 milliards d’euros, soit l’équivalent d’un demi-PIB français et de 1 % du PIB mondial. Pas vraiment universel, car ponctuel et ciblé sur les personnes sous le seuil de pauvreté de la Banque mondiale à 5,50 dollars par jour, ce projet incarnait ce type d’idées volontaristes dont la communauté internationale gagnerait à discuter. Comme sur bien des sujets, les idées ne manquent pas. Mais, en l’espèce, la volonté ne semble pas être là. Demeure un problème grave, qu’il faudra bien traiter.
Dans tous les cas, une réflexion sur les conditions d’une lutte contre la pauvreté dans le monde plus efficace ne saurait faire l’économie d’une interrogation sur la situation politique des pays pauvres eux-mêmes. Ainsi, le règlement des conflits armés peut relever d’une implication internationale mais ne peut aboutir sans l’engagement ferme et durable des États concernés 45. De même, il appartient aux États particulièrement confrontés à la pauvreté d’agir contre des causes internes qui procèdent d’un défaut politique national. Il s’agit de maîtriser la croissance démographique. Il s’agit de lutter contre la corruption, qui atteint des niveaux dramatiques, où l’on voit des parts gigantesques de richesses nationales s’évader vers l’étranger, pour aboutir sur les comptes privés de certains dirigeants 46. Il y a trop de pauvres dans des pays pourtant richement dotés en ressources naturelles. Trop souvent encore, les gouvernants de ces pays n’ont pas su ou n’ont pas voulu mettre en valeur les richesses en développant une industrie nationale, se contentant de vendre les matières premières brutes, quitte à importer ensuite à grands frais les produits finis.
La France dans ce monde transformé de la pauvreté
Dans ce contexte d’un monde de la pauvreté transformé et d’une APD profondément bouleversée, la France va avoir son rôle à jouer. Elle devra faire valoir des valeurs et des idées. Il ne faut pas qu’elle rate certaines opportunités. Elle pourrait débuter par une démarche simple, sur son propre territoire : réviser et compléter ses propres indicateurs de pauvreté. Il s’agit de ne pas uniquement se focaliser sur les indicateurs de pauvreté relative. Ceux-ci établissaient la pauvreté à environ 14,5% de la population et 9 millions de personnes en 2019.
Ces indicateurs présentent un défaut technique : puisqu’ils sont fonction du niveau de vie médian, si ce niveau de vie médian baisse – ce qui pourrait être le cas en 2020 –, les chiffres risquent de baisser. Alors que le pays vit de fortes secousses (avec, par exemple près de 10% d’allocataires du RSA en plus sur un an), l’indicateur le plus habituel signalerait une baisse de la pauvreté. En ayant cette incongruité statistique à l’esprit, il est permis d’avancer et de proposer.
Sur un plan purement technique, mais qui n’est pas que symbolique, la France pourrait intégrer dans ses batteries de données l’approche de pauvreté absolue de la Banque mondiale. Concrètement, il faudrait enquêter pour calculer le nombre d’individus sous les seuils quotidiens de 1,90, 3,20 et 5,50 dollars. Ces seuils représentent, respectivement, environ 11, 19 et 33% du montant net de RSA pour une personne seule. Nombre de jeunes, de sans-abri et de sans-papiers peuvent se trouver dans ces zones de très faibles ressources. Cela pourrait être particulièrement le cas avec la crise Covid qui a vu la chute des revenus tirés du secteur informel. Les résultats français ne bouleverseraient ni les savoirs ni les ordres de grandeur sur les volumes de la pauvreté. Ils permettraient de voir que le sujet d’un dénuement intégral ne concerne pas uniquement les pays pauvres.
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