Islam et contrat social
Cinquième note de la série « Valeurs d’islam »L’initial
Le sens
Le lien
Les valeurs
Les responsabilités
L'islam et les valeurs de la République
Éducation et islam
Les femmes et l'islam : une vision réformiste
Islam et démocratie : les fondements
Islam et démocratie : face à la modernité
Chiites et sunnites : paix impossible ?
Le pluralisme religieux en islam, ou la conscience de l'altérité
Coran, clés de lecture
L'humanisme et l'humanité en islam
Le soufisme : spiritualité et citoyenneté
Valeurs d'islam
Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont l’oeuvre de l’auteur et ont été effectuées à partir de l’édition du Caire. |
Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg. |
Philippe Moulinet,
Magistrat et docteur en science politique.
L’initial
Coran 16 : 13.
Coran 6 : 75.
Coran 6 : 76.
Coran 6 : 79.
Coran 6 : 77.
Coran 96 : 1.
Coran 1 : 6.
Coran 41 : 53.
Sohravardî, L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques, traduit par Henry Corbin, Fayard, 1976, 172.
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, « Folio essais », 1995, p. 52.
Pour aller droit au cœur d’une religion, il faut être sensible au geste primitif qui la fonde. Tout se tient « au commencement ». Les religions parlent du même Dieu, mais chacune le fait à sa manière, pour s’adapter aux différences entre les peuples. Il n’y a pas d’uniformité, chacune possède sa couleur propre. La lumière divine est une, les couleurs qui la révèlent sont variées. Ce que Dieu « a créé pour vous sur la terre est de couleurs variées. Il y a là vraiment un signe pour ceux qui pensent1 ».
Quand Dieu décide de se révéler à Abraham, il commence par diriger sa perception vers les réalités du monde sensible. Il lui montre « le royaume des cieux et de la terre, afin qu’il fût de ceux qui croient avec certitude2 ». Abraham voit des choses dont la lumière croît en intensité : une étoile, la lune, le soleil. Mais, à chaque fois, ces astres, qui font l’objet d’un témoignage sensoriel, s’effacent. Abraham éprouve une déception : « Je n’aime pas les choses qui disparaissent3. » Finalement, il revient au sein de son propre esprit et trouve la présence de « Celui qui a créé les cieux et la terre4 ». Il parlera désormais de la conscience qui s’en va vers l’extérieur comme le fait « des gens égarés5 ».
La révélation qui touche le prophète Muhammad est d’un autre type. Elle lui vient dans une grotte, c’est-à-dire hors du monde, dans une situation que l’on pourrait dire acosmique. Quand l’ange Gabriel l’étreint, il lui donne une seule injonction : « Iqra’ » (« Lis !6 ») Il n’attire pas son attention sur des signes cosmiques mais sur des signes écrits. L’islam réalise une espèce de saut quantique. Il fait passer l’homme d’une position de perception à un acte de lecture. Le propre de l’homme, dans l’intimité la plus grande de lui-même, est d’être un lecteur. Nous croyons que notre esprit fonctionne sur un modèle terrestre, qu’il commerce avec des êtres, des choses, des événements qui sont en lui, sous forme de réplique des objets de perception sensibles. Ceci est le «chemin des égarés» dont parle la première sourate du Coran. Le « chemin droit7 » est celui qui nous révèle à nous-mêmes comme accomplissant, maintenant, un acte de lecture. Notre être intérieur n’est pas fait pour commercer avec des réalités objectives mais avec des signes et du sens. « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et dans leurs âmes afin qu’ils réalisent qu’Il est le Réel [l’Être réel]8. » En un mot, notre être intime ne perçoit pas, il lit.
Le Coran n’apporte pas un message, un sens extérieur. La révélation a pour seule vocation de nous révéler à nous-mêmes. « À toi incombe la tâche de lire le Coran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas9 », dit Sohravardî. La Révélation n’est pas un événement qui arriverait au Prophète du dehors. Ce n’est pas un message qu’il recevrait d’une source étrangère, comme la lumière d’un lampadaire, et qu’il serait chargé de répandre autour de lui. Il est lui-même le sens, le message. Ce qui faisait dire à son épouse Aïsha que le Coran est « tout son caractère ».
L’acte initial de la révélation muhammadienne est donc celui d’une intériorisation radicale. Dans la lecture, le tracé encré sur le livre, les signes graphiques, sont d’une importance quasiment nulle. L’essentiel tient à la présence d’esprit, au lecteur qui voit dans ces signes symboliques un sens qu’il investit lui-même de sa vie. C’est déjà un miracle de pouvoir convertir un signe inerte en sentiment, en action, en compréhension intelligente. Sartre nous dit que « l’objet littéraire n’a d’autre substance que la subjectivité du lecteur : l’attente de Raskolnikoff, c’est mon attente, que je lui prête ; sans cette impatience du lecteur il ne demeurerait que des signes languissants ; sa haine contre le juge d’instruction qui l’interroge, c’est ma haine sollicitée, captée par les signes, et le juge d’instruction lui-même, il n’existerait pas sans la haine que je lui porte à travers Raskolnikoff ; c’est elle qui l’anime, elle est sa chair10 ».
Quand nous lisons un roman, nous réalisons ce miracle de rentrer dans la peau du personnage tout en restant nous-mêmes. Nous nous identifions au héros pour vivre sa vie – sinon l’histoire ne serait pas intéressante –, mais nous ne nous réduisons pas à lui. Nous ne nous oublions pas comme lecteur. À aucun moment, ce personnage romanesque ne confisque notre identité. Dans la vie courante, il en est de même : nous pouvons penser à ceci ou cela, aller ici ou là pour faire notre vie, mais nous restons toujours nous-mêmes dans la diversité des circonstances. Nous lisons le livre de notre vie.
Cette manière divine de se révéler, par un acte de lecture, montre à quel point le livre est important en islam. Lire le Coran ne consiste pas à appréhender un sens extérieur, mais à « se » lire, à trouver son propre sens. Il y a une assimilation du sens qui se rapproche de l’assimilation des substances nutritives qui passent dans notre sang, qui deviennent nous. Il s’agit d’un sens existentiel, pas intellectuel. La lecture est l’acte fondateur de toute communauté. Voilà pourquoi les trois grandes religions monothéistes se fondent sur un Livre, et ceux qui s’y rattachent s’appellent Ahl al-Kitâb, les «Gens du Livre». Chaque communauté a son livre : la Torah pour les juifs, les Évangiles pour les chrétiens, le Coran pour les musulmans.
Il n’y a pas de civilisation sans lecture. Si la lecture est désertée, l’esprit retombe dans le monde de la perception et s’ignore lui-même comme seul porteur de sens. La civilisation, c’est le « sens » : chacun veut que sa vie ait un sens. Sans lecture, la civilisation ne « fait » plus sens. Elle devient un phénomène insensé. Voilà pourquoi le Prophète encourageait l’enseignement de la lecture.
La substitution des images visuelles à la lecture, dans notre monde qui se caractérise lui-même comme celui de l’image, est un crime contre l’esprit. L’abandon de la lecture par une génération empêche tout simplement l’esprit de se retrouver dans sa nature propre.
Le sens
René Descartes, Méditations métaphysiques, Hatier, 1999, p. 30.
Cité par Gilbert Romeyer-Dherbey, dans son article « Michel Henry et l’hellénisme », in Michel Pensée de la vie et culture contemporaine. Colloque international de Montpellier, Beauchesne, 2006, p. 44.
Coran 112 : 1.
Coran 9 : 128.
Ibn Arabî, Le Livre des chatons des sagesses, vol. II, Albouraq, 1998, p. 688.
Coran 21 : 10.
René Descartes, op cit., p. 35
Coran 25 : 20.
Coran 58 : 7.
L’axe « pris dans son sens ascendant […] doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, “se lever”), être envisagé suivant la direction verticale » (René Guénon, Le Symbolisme de la croix, Éditions Vega, 1984, 134).
Évangile de Luc, 9, 60.
Cheikh al-‘Alâwî, Recherches philosophiques, Éditions Les Amis de l’islam, 16.
Le sens de notre vie est à trouver en nous, pas au dehors. Descartes accomplit un geste muhammadien en se retirant en lui-même : « Je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucun corps ; ne me suis-je pas persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose11. » Descartes découvre que la seule réalité donatrice de sens se résume en un seul mot : moi. Toute notre présence se concentre où nous sommes, ici, dans notre esprit. Nous sommes notre présence d’esprit. Chacun, quelles que soient les caractéristiques de son aventure psychologique, répond, quand on l’appelle, en disant « moi ». Il reconnaît immédiatement la présence du même moi dans l’autre, en lui disant « tu ». Ce sentiment de présence à soi-même est naturel à tous les hommes. Chacun montre son moi en mettant son doigt sur le cœur. « C’est ainsi que nous disons “moi”, dit Chrysippe, en nous montrant nous-mêmes dans le lieu où se trouve la pensée ; là se porte la désignation quand elle est faite de façon appropriée12. »
Toutes les religions et toutes les philosophies commencent par le vrai commencement, et ce commencement c’est moi. Que resterait-il du monde, de tout ce qui semble exister autour de nous, si nous ne nous savions pas directement par voie de conscience ? Rien. Notre présence à nous-mêmes est la seule garantie que quoi que ce soit existe. Même Dieu implique un moi à qui se révéler. « Dis : Lui, Dieu, est Un13. » Le verset ne se contente pas de poser l’affirmation que Dieu est Un, comme un principe abstrait. Il commence par « Dis ! », dis-le, toi. Cette affirmation s’enracine dans la subjectivité humaine. Elle n’existe pas en dehors d’elle, hors je. On dira que cette injonction s’adresse à un être d’élection, au Prophète en personne. Mais elle s’adresse à chacun de nous, à chaque je. Car le Prophète lui-même n’existe que pour une subjectivité vivante qui le reconnaît : « Un envoyé est venu à vous de vous-mêmes [de vos propres âmes]14. »
Voilà pourquoi le Prophète dit : « Qui connaît son âme connaît son Seigneur. » Ibn Arabî commente cette parole de manière très cartésienne : « La connaissance que l’homme a de lui-même précède la connaissance qu’il a de son Seigneur, car celle-ci est une conséquence de la première15. » La révélation nous ramène chez nous, dans la demeure de notre esprit. « Nous avons fait descendre vers vous un Livre où se trouve le Rappel à vous- mêmes16. »
Une grande question se pose alors : « Mais qu’est-ce donc que je suis ?17 » Le Coran répond à cette question primordiale au tout début de la sourate d’ouverture du Livre : « Louange à Dieu, Seigneur des mondes. » Le Prophète est appelé « une Miséricorde pour les mondes ». Cela signifie que nous vivons, dès maintenant, dans plusieurs mondes. Il y a le monde de la réalité physique, perçu par la voie sensorielle. C’est celui où nous menons les affaires de la vie courante. Il n’y a pas à mépriser cette vie, qui est sacrée. Le Prophète faisait son marché : « Nous n’avons envoyé avant toi que des messagers qui mangeaient et circulaient dans les marchés18. » C’est le monde des corps. Mais nous ne sommes pas enfermés en lui. Une pensée, un sentiment, une parole, le ressenti éprouvé dans l’accomplissement d’une action ne sont pas de ce monde. On dit parfois qu’il faut « tout mettre sur la table ». Mais personne n’a jamais vu une pensée ou un sentiment sur la table ou sous le tapis. Et on aura beau disséquer un cerveau, on ne trouvera pas trace d’une pensée ou d’un sentiment dans cette substance gélatineuse. En pensant, en éprouvant, nous ne sommes déjà plus sur terre. Nos oreilles sont peut-être capables de capter des sons mais elles ne sont pas habilitées à saisir du sens, à comprendre un discours. Entendre, intelliger un sens, est une prestation spirituelle. Il n’y a rien d’organique dans cet acte. La capacité miraculeuse de pouvoir comprendre ce qu’un autre me dit vient du monde spirituel. «Ils ne sont pas trois en communication sans qu’Il soit le Quatrième19. » Nos yeux peuvent bien percevoir des formes matérielles mais ne peuvent lire la présence des choses. Quand nous lisons un livre, ce ne sont pas nos yeux qui lisent, c’est nous, la présence vivante.
Nous vivons ainsi dans plusieurs mondes, qui dessinent en nous une espèce de verticale. Chacun sent en soi un axe, une direction qu’il doit suivre s’il veut « s’élever20 », faire l’ascension de lui-même. C’est de cet axe vertical dont parle la première sourate du Coran : al-sirât al-mustaqîm, « le chemin droit ». C’est le chemin qui nous met directement au contact de nous-mêmes.
Tant que nous croyons vivre dans le seul monde matériel, nous sommes voués à l’absence. Car le propre de la matière est d’être privée du sentiment de présence. Une chaise ne se sent pas présente à la table placée devant elle. Si je dors à côté de ma femme, qui est elle aussi endormie, et si nos deux corps sont transportés loin l’un de l’autre, nous ne souffrons pas de la séparation car les corps sont inconscients de ce qu’on fait d’eux. Ce monde physique, qui nous paraît si réel, qui semble être là avant notre naissance et qui devrait subsister après notre mort, est en fait un monde d’absence. Si nous voulons « vivre ensemble », cet accomplissement ne peut être réalisé dans le monde matériel qui est un monde « pour la mort ». « Laissez les morts enterrer les morts21 ».
Les traditions religieuses, les philosophies, les psychologies, de type matérialiste ou celles qui s’intéressent à l’esprit, s’entendent au moins sur un point : elles décrivent l’homme comme affligé d’un manque douloureux. Chacun le dit à sa manière. Les bouddhistes enseignent que la vie est souffrance ; les juifs parlent de la chute du premier couple humain expulsé du paradis par la consommation du fruit de la connaissance ; les chrétiens disent que l’homme porte en lui les stigmates du péché originel ; les hindous parlent de limitation, d’étroitesse et d’illusion ; les musulmans, d’infidélité, d’associationnisme. Les marxistes mettent l’accent sur l’aliénation du travail subjectif et voient dans l’avènement d’une société sans classe la seule issue possible. Nietzsche attribue la souffrance à la faiblesse de la volonté de puissance. Freud montre l’homme aliéné par son inconscient ; il cherche à le libérer du poids du passé par une technique d’auto-investigation.
L’homme ne manque que d’une seule chose : il manque de présence. Tout ce qui pourra lui être apporté du dehors ne le comblera jamais, car les choses du monde ne lui parlent pas, elles n’accroissent pas son sentiment de présence. Or c’est sa propre présence qu’il veut retrouver en toutes choses. Le cheikh al-‘Alâwî remarque que l’homme est « sensible à l’animalité quand elle est perturbée. Au contraire, il s’émeut moins à l’abattage des arbres, par exemple. De même, il s’émeut plus à la vue du monde végétal qu’à la vue du monde inerte. Sa sensibilité au monde animal est due à la force des liens qui le rattachent à lui […]. La force des émotions de l’homme dépend aussi de la part d’humanité qu’il a en lui. Il serait capable, s’il était dépourvu de toute humanité, de ne pas éprouver la moindre émotion à la vue de l’anéantissement de l’espèce humaine tout entière, et de s’émouvoir au contraire à la vue du moindre animal22 ». Nous sommes d’autant plus sensibles à une chose qu’elle est chargée de présence. Nous entrons en résonance avec elle parce que notre propre présence d’esprit se reconnaît en elle. Notre vie est orientée vers l’intensification de la présence.
Le lien
Coran 28 : 88.
Étienne Gilson, La Théologie mystique de Saint Bernard, Vrin, 1986, 62.
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, 1932, 224.
Coran 42 : 11.
Coran 20 : 114.
Coran 2 : 115.
Mullâ Sadrâ Shîrâzî, in Le Verset de la Lumière. Commentaire, traduit par Christian Jambet, Les Belles Lettres, 2009, p. 74.
Coran 21 : 30.
La vie humaine n’est pas du tout naturelle. Nous ne sommes pas une partie de la nature. On pourrait presque dire que notre je est contre-nature, il ne suit pas les lois communes. Nous plantons un arbre, il pousse. Les branches se déploient. Nous voyons apparaître des bourgeons, des feuilles, des fleurs, puis des fruits. Les fruits tombent à terre. Quand le fruit tombe, l’arbre a accompli sa destinée. Il se prolonge dans un autre arbre. La production du fruit, d’une certaine façon, est le but de la vie de l’arbre. C’est un processus cyclique qui montre que la vie naturelle tend à la répétition, à la reproduction, à l’expansion continue dans la multiplicité.
Qu’est-ce que la vie humaine ? Je dis que l’homme est contre-nature, ou au-dessus de la nature. Pourtant la nature naturelle est présente dans son corps : les bras, les jambes, le tronc poussent, les pensées bourgeonnent, les sentiments fleurissent, la procréation donne des fruits humains, ce qui permet de maintenir la vie. Tout est naturel. Qu’est-ce qui vient englober tout cela ? L’entendement rationnel : l’homme découvre les lois naturelles. Les êtres infra-humains ne le peuvent pas. Lorsque l’homme découvre ces lois, il les utilise à son profit pour devenir maître de la nature.
Mais nous ne nous arrêtons pas là. Si la vie était limitée à la raison, elle serait mortellement ennuyeuse. La vie est avant tout désir. Désir de croissance. Il y a d’abord le désir d’avoir. Je tente de m’accroître par l’extérieur. Mais aucune chose ne me donne l’impression de croissance, de grandir en présence. Alors « je » me tourne vers moi-même pour trouver la présence pure. Aucune chose extérieure ne peut nous combler parce que nous portons en nous le sens de l’infini. Dès qu’une chose se présente, nous l’évaluons, consciemment ou non, en la rapprochant de la valeur infinie dont nous sommes porteurs. Et cette chose s’évanouit. « Tout périt sauf Sa face23. »
L’homme n’est pas un être de raison, il est fait de désir. Quelle est la nature du désir ? Je désire. J’obtiens ceci. J’en veux davantage, encore et toujours. Aucun désir n’est limité. L’homme n’est jamais satisfait, quoi qu’il obtienne : « J’en veux toujours plus », et ceci dans tous les domaines : matériel, intellectuel ou spirituel. La nature du désir montre qu’il est infini. Il n’y a pas de limite au désir. Que le désir est infini, faut-il que quelqu’un nous l’enseigne ? Non. C’est inné. Nous avons le goût, la connaissance, l’expérience de cet infini. Autrement, pourquoi dirions-nous « encore » ? Saint Bernard disait que « la cupidité n’est qu’un amour de Dieu qui s’ignore24 ».
Ce que nous appelons moi n’est pas une identité figée. C’est un acte, un verbe. Nous sommes en situation de perpétuel autodébordement. Mon équation personnelle n’est pas une égalité : A = A. C’est un accomplissement, un dépassement : A > A. Je suis toujours plus que moi-même. En m’éprouvant sur terre, je sens immédiatement que je suis rattaché à une source que je suis mais qui me dépasse infiniment. La religion, c’est ce qui relie. Le sentiment religieux s’éveille quand j’éprouve le besoin qu’on me rende mon lien. Je veux nouer avec moi-même, avec ce moi qui coule de source. Henri Bergson le dit en des termes magnifiques : « Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n’en n’est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour25. »
Ce lien est patent dans nos expériences les plus prosaïques. Je mets la main sur un verre frais : c’est moi qui éprouve la fraîcheur. Personne ne peut la sentir à ma place. C’est un acte subjectif, une sensation qui m’appartient en propre. Mais ce n’est pas moi, le moi terrestre, qui peux créer le sentiment de fraîcheur. Il n’est pas extérieur à moi, mais je n’en suis pas le créateur. Il s’impose à moi, avant toute décision de ma part de l’accepter ou de le refuser. Même chose avec un sentiment. Un homme ou une femme qui « tombent » amoureux font l’expérience la plus personnelle qui soit. Il, elle, est seule à éprouver ce sentiment. Pourtant, personne ne peut créer le sentiment d’amour. Ce sentiment peut l’habiter, mais il n’en est pas propriétaire. C’est un don. Si nous nous élevons encore, nous réalisons que notre propre présence est nous, mais que nous ne pouvons pas la générer par nos propres forces. Nous sommes présents à nous-mêmes, mais nous sommes incapables de nous amener nous-mêmes dans ce sentiment. Nous sommes vivants dans une grande vie, qui est nous sans que nous soyons elle.
Les facultés dont nous faisons usage ne sont pas à nous. Ce sont des facultés divines : voir, penser, parler, entendre sont des actes divins. Ils appartiennent à la Présence qui nous permet d’en jouir sans que nous puissions les revendiquer comme des prestations personnelles, exercées à titre privé : « Rien n’est semblable à Lui et cependant Il est Celui qui entend et Celui qui voit26. »
Voilà pourquoi l’œil veut toujours voir davantage, l’oreille entendre des choses toujours nouvelles. Pas seulement dans le monde perceptif, mais dans l’âme. Nous sommes orientés vers un plus être, une volonté de croître en présence. « Dis : Mon Seigneur, fais moi croître en science27. »
Ce désir est celui d’une croissance intérieure. Nous cherchons à rejoindre la présence pure qui se manifeste en toutes choses. «Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu28.» Tant que nous sommes enfermés dans la condition subjective, c’est-à-dire dans une âme incluse dans un corps qui regarde le monde extérieur à travers ces fenêtres que sont les yeux, nous butons contre de l’extériorité, de l’autreté, de l’hostilité. Car il est bien connu que « l’enfer c’est les autres ». C’est ce que dit en peu de mots ‘Alî, le gendre du Prophète :
« Tu es le Livre clair qui, par ses versets, éclaire ce qui est caché Et tu dis que toi, tu serais un petit corps, Alors qu’en toi est enveloppé le monde le plus grand29. »
Dès que nous sommes liés à la Présence qui nous rend présents à nous-mêmes, nous retrouvons cette même présence dans tout ce que nous rencontrons. Nous entrons en résonance avec les êtres et les choses ; ils résonnent en nous, sans brisure. Nous vivons dans un monde d’impressions qualitatives, plutôt que de sensations perceptives.
Contrairement à ce que nous pensons, nous ne sommes pas attachés à la matière. Nous sommes attachés aux impressions qu’induisent en nous les choses dites matérielles. Ces impressions peuvent être paradisiaques ou infernales selon la manière dont nous nous y prenons avec nous-mêmes. Si nous croyons que nous sommes les auteurs de nos perceptions, nous chutons dans le monde sensoriel. Nous oublions que nous sommes lecteurs et nous nous réduisons au personnage du roman. Nous sommes aliénés à sa vie, coupés de nous.
Celui qui entend vibrer en lui l’impératif Iqra’, « Lis ! », se retrouve en présence de lui-même, dans la présence divine qui le révèle à lui-même, maintenant, immédiatement, tout de suite.
C’est à l’intensification de notre acte d’être que nous sommes appelés, jusqu’à embrasser, entourer de notre présence tout ce qui existe. C’est le symbole de l’arche de Noé. Le fils de Noé refuse de monter dans l’Arche et montre du doigt une montagne où il veut se réfugier pour échapper aux eaux du Déluge. Ce doigt, qui désigne une réalité extérieure, est celui de la pensée qui se croit enclavée dans le monde. Il se noie dans sa réflexion.
L’Arche est le symbole de notre personnalité psychologique, de nos différents pouvoirs de perception et d’action qui sont portés par l’eau de la vie. Nous sommes embarqués dans la vie. Les pouvoirs de l’embarcation sont à l’œuvre grâce au contact de l’eau qui porte tout. Le niveau de l’eau s’élève sans effort si nous acceptons d’être à l’intérieur de l’arche, dans le sein de notre esprit, si nous sommes conscients que chacun de nos pouvoirs est porté par une présence qui le vivifie. « Nous avons fait de l’eau toute chose vivante30. » Comment, sur cette base, fonder une communauté de vivants ?
Les valeurs
Coran 32 : 9.
Coran 36 : 77.
Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des souverains, Nord-Sud, 1948, p.280.
The Works of Meister Eckhart, Doctor Ecstaticus, I, John M. Watkins (Londres), 1952, p. 102, Traduction personnelle de l’auteur réalisée à partir de la traduction anglaise de C. de B. Evans.
Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, cit., p. 280.
Coran 32 : 9.
Coran 17 : 85.
Ananda Coomaraswamy, La Signification de la mort. « Meurs avant que tu ne meures ». Études de psychologie traditionnelle, Archè, 2001, p. 114.
La République française est fondée sur des valeurs que tout le monde connaît : Liberté, Égalité, Fraternité. Quand ces trois mots retentissent, nous sentons qu’il y a du sacré en eux. Un frisson nous parcourt, comme s’ils évoquaient quelque chose d’ultime.
La Liberté, c’est la capacité de faire usage, à volonté, de ses facultés d’agir, de penser, de sentir. Être libre, c’est pouvoir être à l’origine de ses pensées et de ses actes. L’homme est complètement libre de faire usage de ses facultés dans le sens qu’il veut. Dieu lui a fait don de ces facultés sans réserve ni condition.
Il est même libre d’en faire un usage abusif en commettant l’erreur mortelle de croire qu’il est lui-même celui qui se donne ces pouvoirs. « Il vous a donné l’ouïe et la vue, et le cœur. Que vous êtes peu reconnaissants31. » Le don de liberté est si inconditionnel qu’il va jusqu’à permettre à l’homme de nier le Donateur : « L’homme ne voit-il pas que Nous l’avons créé d’une goutte de sperme ? Et le voilà devenu un ennemi déclaré32. »
Cette illusion est comparable à celle qui s’empare d’un personnage apparaissant dans un rêve qui croit penser, agir, sentir dans le monde du rêve par ses propres moyens, en oubliant l’âme du rêveur. Quand nous croyons pouvoir ainsi procéder de nous-mêmes dans la vie courante, c’est-à-dire disposer de nos facultés comme si elles venaient de nous, nous sommes en état de rêve. Le Prophète disait que cette vie coupée de sa source est « un rêve dans un rêve ». C’est le rêve du personnage central qui me représente dans le rêve, à l’intérieur d’un monde, qui est aussi un cosmos onirique. L’homme éveillé à la réalité sait que seul Celui qui est à la source de son sentiment d’être est entièrement libre. « Le libre par excellence, c’est ce qui est illimité, infini ; et il n’y a que la Force Première, l’Esprit Universel qui porte ce caractère, et en soit le principe33. »
Je ne suis pas seulement libre pour agir et penser à ma guise. Je suis avant tout libre de toute forme de conditionnement, et surtout je suis libre de moi-même, de ma propre personne. Tout comme celui qui lit un roman, qui s’identifie au héros central pour jouir de sa lecture, est libre de la psychologie du personnage et de la situation dans laquelle celui-ci se trouve engagé. Il peut à tout moment fermer le livre, sauter un chapitre. Ou faire autre chose. Il touche à la vie du héros mais n’y adhère pas. Il ne se laisse pas enfermer dans ce personnage. Ceci se vérifie dans nos activités quotidiennes. Nous pouvons suivre avec passion un film à la télévision mais si on nous invite à passer à table, aussitôt nous quittons notre condition psychologique de spectateur pour devenir un père ou une mère de famille qui anime la conversation pendant le repas, sans qu’aucun rôle n’ait pu capturer notre identité. Nous sommes à chaque fois plus que le rôle que nous jouons dans le monde.
L’homme échappe à toutes les déterminations grâce à l’infini qui vit en lui. Je ne suis jamais enfermé dans des attributs physiques, des caractéristiques psychologiques. Ces éléments appartiennent au héros de l’aventure temporelle que je suis sur terre mais, en tant que lecteur, je ne suis jamais réductible à cela. Je ne peux être déterminé par rien d’extérieur. La société ou mon passé peuvent exercer une certaine influence sur mon caractère, mais en aucun cas ils ne sont responsables de mon être et, grâce à mon être, j’échappe au poids du passé et de la socialité.
C’est un sentiment très puissant en chacun de nous. Personne n’accepte d’être réduit aux caractéristiques figurant sur sa carte d’identité, à une pensée, à un état, à une étape de sa vie, etc. Chacun se sent, intimement, souverainement, libre à l’égard de ces conditionnements. Seul celui qui a abaissé le pavillon de la vie peut se définir comme cet homme ou cette femme que « la vie a fait de moi », comme le résultat de causes passées, comme un paquet de déterminations. Nous nous sentons plus que ce que nous pouvons penser, dire, faire à un moment donné. Le fait d’être soi, c’est-à-dire ce miracle qui fait que chacun s’apparaît à soi-même, n’est réductible à aucune forme d’apparition. La liberté tient à notre enracinement dans l’Esprit.
L’Esprit c’est le souffle de Dieu, la respiration de la vie. Les hommes spirituels sont les seuls hommes libres. Ils ne sont plus du monde. Ils rappellent aux hommes leur origine spirituelle. Ils portent en eux le souffle de la liberté. Leur présence au sein d’une société est vitale. Sans eux, l’oubli et la dispersion menacent, surtout à une époque où l’absorption par des processus impersonnels comme ceux de l’informatique s’imposent partout. Sans eux, la vie devient, au sens strict, irrespirable. Sans la conscience de l’unité de l’esprit, il n’y a plus de société, simplement l’agrégation d’individualités isolées qui ne se sentent plus aucun point commun. Un seul homme d’esprit régénère l’ensemble. Comme le disait Maître Eckhart : « Béni soit le royaume où l’un d’eux demeure ; dans un instant ils peuvent faire plus de bien durable que toutes les actions extérieures que l’on a jamais faites34. »
L’Égalité est aussi un don de l’esprit pur. « L’égalité des hommes a pour principe la Puissance essentielle d’où sortent et où rentrent les hommes ; et leur égalité n’existe que dans cette essence même, dont le caractère est l’identité35. » Chacun est porteur d’une identité. Chacun se sent lié à lui- même, d’un lien si fort que jamais il ne peut y échapper. Personne ne peut sortir de sa propre vie, du sentiment je, qui lui est donné comme l’intime de soi-même. Il peut sortir de ses pensées, de ses actes pour les contempler de l’extérieur et porter sur eux, rétrospectivement, une appréciation morale, par exemple. Mais cet acte introspectif ne touche que la personne psychologique.
Celui qui accomplit cet acte, au moment où il l’accomplit, ne peut se mettre à distance de lui-même. Le moi que je suis à chaque fois ne peut pas se désolidariser de lui-même. Il est lié à lui-même par un lien plus fort que lui, parce que la force qui le joint à lui-même est Dieu en personne. « Il lui a soufflé Son esprit36. »
Quelles que soient les différences psychologiques entre les hommes, ils sont tous d’un même esprit. C’est l’Esprit qui joint chaque esprit à lui-même.
« Dis : L’Esprit procède de l’impératif de mon Seigneur37. » Un impératif est une «injonction» ; l’acte par lequel chacun est joint à lui-même, avant toute décision de sa part, est un impératif divin. Je suis tenu d’être moi, que je le veuille ou non. Personne, par exemple, lorsqu’il vit ce miraculeux retour à la conscience en sortant du sommeil, ne peut refuser l’irruption du sentiment je qui palpite au fond de lui. Nous sommes doués de personnalité par une Personne qui nous joint et nous enjoint d’être nous-mêmes.
C’est cette communauté d’esprit qui nous permet de nous comprendre. Jamais quelqu’un ne pourrait comprendre ce que lui dit un autre s’il était enfermé dans les caractéristiques personnelles de son moi pensant. La compréhension réciproque ou même la mésentente supposent une base commune. Nous ne pouvons nous entendre ou au contraire nous opposer qu’au sujet d’une « même » chose. Et si cette chose est vécue comme «même» dans deux esprits différents, c’est qu’elle vient d’un Esprit commun qui s’active dans les esprits apparemment séparés. Il faut un point commun pour pouvoir communiquer. « Quelle est la “réciprocité des esprits” ou le “bien commun” rendant le “contact” possible ? Une sorte d’explication transcendantale, méta-empirique du “dénominateur commun” est inéluctable. Si une expérience commune peut être partagée par deux esprits “individuels”, si tous les deux peuvent “reconnaître” le même objet ou la même idée, cela peut seulement vouloir dire que les esprits en question, par exemple ceux d’un Chinois et d’un Américain, ne sont pas si distincts l’un de l’autre, du point de vue individuel, qu’on pourrait le supposer d’après la distinction spatiale des corps chinois et américain, “en lesquels” nous les considérons comme œuvrant. Si la compréhension mutuelle a été seulement partielle, nous pouvons parler d’une similitude d’esprit, mais dans la mesure où subsiste une compréhension complète, la notion d’une sorte d’unanimité, ou unité d’esprit, s’impose à nous38. »
Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?, Christian Bourgois, 1986, p. 151 et 152.
Coran 15 : 29.
Évangile de Jean, 17, 21.
Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, op cit., p. 281.
Coran 49 : 13.
Coran 5 : 32.
Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, op cit., p. 281.
Dans l’épilogue de son célèbre ouvrage Qu’est-ce que la vie ?, le physicien Erwin Schrödinger donne un très bon exemple de cette unanimité spirituelle : « En rêve nous jouons plusieurs rôles en même temps, mais il y a une différence bien marquée. Nous sommes l’un d’entre eux ; en lui nous agissons et parlons directement, tandis que nous attendons, souvent avec anxiété, la réponse ou la réaction d’une autre personne, inconscients que c’est nous qui dirigeons ses mouvements et ses paroles tout autant que les nôtres39. »
Nos vies se déroulent ainsi comme des rêves éveillés tant que nous « attendons » des autres une réponse à nos actions et à nos paroles, en oubliant que moi et l’autre sommes d’un même esprit. « J’ai insufflé en lui de Mon Esprit40. » Comme l’Esprit de Dieu est Un, il se multiplie sans se diviser dans la pluralité de nos esprits. L’esprit de Dieu est insécable. Dans le rêve, nous sommes le seul esprit à prendre les formes de tous les personnages avec leurs conversations, celles du monde avec ses montagnes, ses cours d’eaux, ses villes etc. Et s’il peut y avoir une vie commune entre tous ces personnages, c’est qu’ils tirent tous leur identité d’un même esprit qui est celui du rêveur. Ce qui fait l’illusion du rêve, c’est l’oubli de l’unicité de l’esprit de celui qui fait le rêve, et sa dispersion dans les âmes qui se croient seules au monde du rêve.
L’unité de l’esprit qui s’investit en chaque âme est d’une extrême importance. Car si l’on peut établir des différences de dons, d’aptitudes, de qualités entre les hommes, et construire à partir de là une distribution hiérarchique des tâches et des statuts, il est impossible de hiérarchiser les esprits. L’esprit est un en chacun. C’est le même Esprit qui joint chacun à lui-même, qui le met en relation avec lui-même. Dans le monde spirituel pur, il n’y a pas de hiérarchie. Toutes les âmes pèsent le même poids. Il y a, dans l’acte d’être, une déhiérarchisation massive. C’est une démocratie plus que participative. Car le moi de chacun ne se contente pas de dériver ou de participer du Moi divin, il est Son souffle. C’est le même Moi qui s’incarne en chaque moi. Il est un avec lui. D’où la parole du Christ : « Qu’ils soient un comme le Père et moi sommes Un41. »
C’est cette identité foncière qui génère le sentiment de Fraternité : « Le frère par excellence, le frère universel n’existe pas, comme idée radicale ; en dehors de la Paternité, qui le constitue frère de frère42. » Le sentiment de fraternité naît de l’impression de couler de la même source.
L’établissement d’une communauté entre les hommes ne peut se faire qu’à travers la compréhension d’une origine commune. Il faut que chacun sente que le je vibrant en lui vient de la même impulsion qui inspire à l’autre le sentiment je. Ceci permet de résoudre radicalement le problème de l’« intersubjectivité ». Il n’y a pas de distance à franchir pour rejoindre l’autre. Chacun, à partir de l’ici qu’il est lui-même, et sans besoin de se déplacer pour aller là-bas, sait immédiatement que le moi qu’il est lui-même est en même temps l’autre. Il n’y a pas de séparation, donc pas de «démarche» à faire pour rejoindre l’autre. Il y a bien différence, mais pas séparation. « Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez43. » Faire connaissance avec quelqu’un, c’est apprendre à se connaître soi-même. La différence de l’autre m’empêche de m’enfermer dans mes caractéristiques individuelles et me permet de me dépasser dans une autre forme du même Esprit. Si je ne m’entends pas avec l’autre, c’est que je ne m’entends plus moi-même, je suis devenu sourd à la musique de la naissance de mon propre esprit dans l’Esprit.
Le moi divin existe à chaque fois intégralement, complètement en chaque être humain. Nous n’existons pas un peu, beaucoup, ni même passionnément. Nous sommes absolument. Chacun est un absolu. Voilà pourquoi « celui qui tue un homme c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes44 ». Le rôle d’une civilisation, d’une société organisée dans le sens d’une verticalité, est de donner à chacun la possibilité de se rejoindre et de rejoindre les autres dans l’unité de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’islam bien compris, bien vécu, peut être pour les sociétés républicaines un facteur de croissance. « C’est ainsi que la Révolution française fit exactement, sans le savoir, de la politique sur la Religion45. »
Les responsabilités
René Guénon, La Crise du monde moderne, Gallimard, 1973, p.104.
Coran 8 : 63.
Coran 50 : 16.
Coran 16 : 2.
Coran 86 : 50.
Coran 11 : 56.
Coran 57 : 4.
Genèse 4 : 9.
Coran 2 : 186.
Cité in Michel Henry, Le Socialisme selon Marx, Sulliver, 2008, 14-16.
Coran 8 : 53.
Coran 2 : 156.
Coran 2 : 152.
Ibn Arabî, La Niche des Lumières, Les Éditions de l’Œuvre, 1983, p. 36.
Cité in Michel Henry, op cit., p. 25.
Charles Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1102.
Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes, X (1952-1959), Éditions universitaires Fribourg-Éditions Saint-Paul, 1985, p. 337.
Jules Michelet, Histoire de la révolution française, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 609.
Il est temps de tirer les conclusions de ce qui précède. Il n’y a pas de communauté naturelle, fondée sur la multiplicité des besoins à satisfaire ; ce qu’on appelle souvent une « communauté d’intérêt ». Attendre de la « mondialisation » un rapprochement des présences est un leurre. « La matière est essentiellement multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ; aussi, qu’il s’agisse de peuples ou des individus, le domaine économique n’est-il et ne peut-il être que celui des rivalités d’intérêt46. »
Ce ne sont pas les besoins qui rapprochent les hommes, c’est leur esprit. « Il a uni leurs cœurs par la foi. Aurais-tu dépensé tout ce qui est sur terre, tu n’aurais pu unir leurs cœurs, mais c’est Dieu qui les a unis47. » L’homme est spirituellement social. Ce qui le pousse à se rapprocher de son prochain, c’est le sentiment qu’il partage le même Être. « Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire48. » Les hommes se sentent proches les uns des autres à mesure qu’ils se rapprochent d’eux-mêmes, de la réalité de leur propre esprit. Ils se divisent et se séparent à mesure qu’ils s’éloignent de leur fond commun. Je peux parler de mon corps comme différent et séparé spatialement du tien. Je peux parler de ma psychologie comme tout à fait opposée à la tienne. La raison même est impuissante à rapprocher les cœurs. Deux personnes qui s’entendent sur la même vérité scientifique, 2 + 2 = 4 par exemple, ne s’entendront pas forcément en un sens profond et affectif. Mais je ne peux pas parler de mon esprit comme radicalement coupé du tien. Chacun est son esprit mais son esprit vient de l’Esprit, du Même. Et ce Même se vit différemment en chacun. C’est le même Soi qui est éprouvé, mais par chaque moi. « Annoncez qu’il n’y a pas de Dieu si ce n’est Moi49. »
C’est pourquoi la première sourate du Coran ne dit pas « Guide-moi dans le chemin droit », mais « Guide-nous ». Différence ne veut pas dire séparation. « Il n’y a pas une seule âme qui n’ait un témoin veillant sur elle50 » ; « Il n’existe pas une seule créature qu’Il ne tienne par le bout de sa chevelure51 ». C’est aussi le sens du verset : « Où que vous soyez, Il est avec vous52. » Où que vous en soyez avec vous-même, physiquement, psychologiquement, dans tout ce qui détermine votre personne terrestre, Dieu est avec vous, de manière égale, comme Celui qui donne à chacun le sens je.
Le Prophète attachait une importance vitale à sa communauté. Cette communauté repose sur la communion de nos esprits en Un seul. On a l’habitude de penser qu’il y a un seul monde et plusieurs milliards d’esprits. Mais c’est le contraire qui est vrai : il y a un esprit, un Moi œuvrant en toutes les ipséités, et plusieurs milliards de mondes.
C’est ce qui engendre en nous la notion de responsabilité. Je ne suis pas seul. Le moi que je suis, qui m’est révélé par un Moi profond qui se reconnaît en moi, est celui-là même qui rend l’autre présent à lui-même. Je suis responsable de moi comme de cet autre qui est moi aussi. « Responsable » vient de « répondre ». Répondre « à » et surtout « de ». «L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ?53 » Oui, je dois répondre de lui comme de moi-même, tout comme Dieu répond pour moi : « Et quand Mes serviteurs t’interrogent sur Moi. Alors Je suis tout proche : Je réponds à l’appel de celui qui Me prie quand il Me prie54. » Et cette réponse est toujours singulière, concrète, appropriée.
Le Moi qui génère en nous le sentiment je ou je suis n’engendre pas un être abstrait. C’est à chaque fois un moi concret, singulier. Et l’« autre » n’est pas l’humanité en général, mais toi, le prochain. « Moi en général » ou « moi ces derniers temps » sont de simples pensées, des abstractions, des vues de l’esprit dépourvues d’existence charnelle. Moi, c’est moi maintenant, immédiatement, tout de suite, dans la pointe la plus aiguë de mon propre présent, habité par telle pensée, animé par telle volonté, ému par tel sentiment. Moi je ne peux être « en général ». Je suis toujours un je, un verbe qui se conjugue à la première personne du singulier. Moi n’est pas un il. « Le » moi, comme entité abstraite est comparable au « Français moyen ». Personne n’a jamais rencontré, ni serré la main du «Français moyen».
C’est pour cela que « la » société n’existe pas, il n’existe que des individus vivants. On n’a jamais vu la société creuser un trou ou construire une école. Il faut des individus pour faire cela. La société n’existe que pour chacun de nous. Marx est d’accord avec cette réalité. Dans L’Idéologie allemande, il écrit ceci : « Les conditions d’après lesquelles les individus sont en relation les uns avec les autres sont des conditions faisant partie de leur individualité, elles ne sont rien qui leur soit extérieur. […] Ce sont les conditions de leur propre activité et elles sont produites par cette propre activité. »55. Que resterait-il de « la société » si je cessais de m’apparaître à moi-même ? C’est le miracle par lequel mon être le plus profond s’apparaît à lui-même qui est au fondement de la société. C’est pour cela qu’aucun changement de fond ne peut se produire dans la société si la personne, l’individu, n’en prend pas l’initiative, s’il n’en donne pas l’impulsion. « Dieu ne modifie pas un bienfait dont il a gratifié un peuple avant que celui-ci change ce qui est en lui-même56. »
Il n’y a pas de paix tant que nous ne sommes pas revenus à la source où puisent tous les esprits. « Certes nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui57. » Et Dieu non plus n’est pas en paix tant que l’âme humaine erre hors de lui. Il ne peut se sentir Un qu’à l’instant où nous Le reconnaissons comme notre révélateur. « Souvenez-vous de Moi et Je me souviendrai de vous58. » Cette parole évoque une forme de réciprocité. L’initiative vient de l’homme, mais elle rétroagit sur Dieu. Dieu ne peut pas Se connaître si l’homme ne se tourne pas vers Lui. Comme une main qui ne prend conscience de son unité que lorsque deux doigts se touchent. Cette rencontre est un acte de lecture. Dieu se lit en nous. Mais il a besoin aussi que nous lisions Ses signes au sein de nos esprits pour se reconnaître en nous. C’est le sens de ce hadîth qudsî, une parole où Dieu s’exprime à la première personne : « Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi59. » Dieu devient ce que nous pensons de Lui.
Chacun est au fond un Coran vivant. Ce qui arrive dans nos vies est un texte, une narration, une histoire que notre âme aime à se raconter. Réciter le Coran, c’est s’entendre soi-même au lieu où nous naissons à nous-mêmes. Tout acte de connaissance vraie est une naissance.
Le rôle d’une société civilisée est d’apprendre à l’homme à se lire. Il est de mettre chacun en capacité d’atteindre à la réalisation des possibilités les plus élevées de son être. Ce que Marx appelle « le libre jeu des forces du corps et de l’esprit », ou encore « l’épanouissement entier de l’intériorité humaine60 ». C’est à travers les formes de haute culture qu’il peut réellement rejoindre les autres. C’est dans son intériorité radicale qu’il peut faire un avec les autres. C’est cela la grande politique. C’est reconnaître en chaque homme une espèce d’artiste et non plus regarder l’artiste comme un homme spécial. Il y a alors un souffle qui traverse la société, et c’est celui de la croissance de chaque individu.
Parmi les formes de la grande culture il y a la religion, l’art et la science. Il n’y a pas de civilisation en l’absence de la conjonction de ces trois.
L’islam de France se trouve en situation difficile. La plupart des musulmans vivent dans la pensée de la grandeur de l’islam à l’époque de son apogée ; ils ont la nostalgie de son hégémonie incarnée par ses penseurs et ses saints. Mais la civilisation européenne, avec sa science notamment, vient invalider les schémas de pensée les plus sacrés à travers lesquels ils voudraient comprendre leur héritage. Déjà, en 1913, notre cher Péguy disait que « le monde a moins changé depuis Jésus Christ qu’il n’a changé depuis trente ans61 ». Vouloir comprendre aujourd’hui les textes sacrés avec les outils intellectuels dont se servaient les hommes du XIe au XVIIe siècle, ce serait comme faire de la physique en restant figés sur les principes de Newton, de Copernic ou de Galilée.
Pour faire bref, disons qu’il y a deux courants vitaux qui traversent la modernité : la phénoménologie dans le domaine de la pensée et la physique quantique dans le monde des sciences. Les musulmans doivent s’ouvrir à ces sciences pour approcher l’esprit d’une manière toute nouvelle et découvrir de nouveaux sens aux textes qui leur tiennent à cœur. Nul ne peut vivre en dehors de son époque. Le propre de « moi », c’est d’être « maintenant ». Il faut donc que, conjointement aux enseignements traditionnels, les responsables religieux prennent l’initiative d’une ouverture aux grands acquis occidentaux. On peut discerner par là le rôle moteur que pourrait jouer une institution comme l’Institut du monde arabe dans ces matières.
Le rôle des pouvoirs publics est aussi déterminant. Il est vain de demander aux hommes un comportement civilisé si on leur barre la route aux manifestations de la grande culture. Un homme n’est pas autre chose que ce à quoi il pense et si sa pensée est envahie par le flux des images diffusées par les téléviseurs, il ne sera que le produit des images qu’il consomme. Pensons par exemple au projet d’André Malraux d’utiliser la télévision comme instrument de diffusion de la culture.
Notre civilisation est en grand danger. Deux mille cinq cents ans de culture se sont écrasés au sol sans faire de bruit. Les jeunes générations peuvent vivre sans avoir jamais croisé le chemin de pensée de Montaigne ou de Shakespeare. Jacques Maritain faisait ce diagnostic très juste du monde moderne : « L’une des orientations vicieuses qui avilissent notre civilisation industrielle moderne est une sorte d’ascétisme au service de l’utile, une sorte de mortification impie qui ne tend à aucune vie supérieure. Les hommes sont encore capables d’excitation et de délassement, mais ils sont presque complètement privés de tout plaisir et repos de l’âme – vie qui paraîtrait insensée même aux grands matérialistes de l’antiquité. Ils se flagellent, ils renoncent à la douceur du monde et à tous les ornements du terrestre séjour, omnem ornatum saeculi, avec la seule stimulation de travailler, travailler, travailler, et d’acquérir un empire technologique sur la matière. Leur vie quotidienne ne manque de rien autant que des délectations du sens intelligencié […]. Alors, puisqu’on ne peut pas vivre sans délectation, il ne leur reste d’autre ressource que ces arts et plaisirs qui satisfont “la curiosité brute d’un regard béant d’animal” (Allen Tate) – d’autant meilleurs qu’ils produisent la stupeur et l’oubli, comme un substitut de l’ataraxie épicurienne. Rien d’étonnant que d’autres sortes de drogues, depuis l’alcool ou la marijuana jusqu’au culte de la Vénus charnelle, occupent une place croissante dans le processus de compensation62. »
Le premier plan social à mettre en œuvre est une restauration de l’intelligence par l’accès aux œuvres de la haute intelligence et de la haute sensibilité. Les choses se remettent en ordre de l’intérieur. Toute forme de détresse est liée à l’incompréhension de la valeur de l’esprit. Le seul moyen de n’être pas un nostalgique des grandes époques mais un résurrecteur est de se sentir capable de comprendre et de créer du sens suivant des intuitions modernes. « S’il y a du bon dans les hommes du passé, c’est là où ils n’imitent point. Ressemblez-leur par le côté inventif et créateur ; et que faut-il pour cela ? Imiter ? Non, créer comme eux63. »
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