Politique du handicap : pour une société inclusive
Introduction
À vouloir protéger, nous avons fini par exclure
Le choix de la mise à l’écart
L’influence des théories psychanalytiques américaines
L’universalisme français, rejet des singularités ?
Le recours systématique à la loi
Faire des personnes handicapées des citoyens à part entière, faire des singularités une richesse
Scolariser tous les enfants à l’école de la République en passant par la même porte
Permettre à tous de trouver sa dignité et son épanouissement dans le travail
Passer de l’invisible au visible dans toutes les sphères de la société : changer le regard !
S’appuyer sur les réussites du terrain plutôt que sur des lois spécifiques
S’inspirer de ce qui se pratique à l’étranger, notamment en Europe
Repenser le financement du handicap
Simplifier la vie en faisant confiance
S’appuyer sur les nouvelles technologies au service de tous
Instaurer le droit de vote pour tous et toutes
Élections européennes et responsabilité des partis politiques
Conclusion
Résumé
Aujourd’hui, en France, le handicap touche de manière directe ou indirecte 12 millions de citoyens. Dès lors, comment expliquer que la présence des personnes en situation de handicap dans le milieu professionnel, à l’école ou dans les médias soit encore anecdotique ?
C’est un paradoxe très français : à vouloir protéger des personnes jugées trop faibles, nous avons fini par les exclure de nos vies et les rendre invisibles en nous persuadant que nous faisions collectivement de notre mieux. La mise à l’écart des personnes handicapées de notre société procède de dogmes culturels, économiques et politiques, dogmes que nous devons sereinement analyser et remettre en question.
Et ce d’autant plus que la société française est prête à ce changement ; le sujet du handicap est désormais beaucoup moins tabou qu’il ne l’était auparavant. Il est temps pour la société d’évoluer et de se transformer afin d’offrir aux personnes en situation de handicap la considération et les réponses nécessaires à leur épanouissement. Si un Français sur cinq vit le handicap, tous sont néanmoins concernés.
Sophie Cluzel,
Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des Personnes handicapées.
« La Roulante »
La Fondation pour l’innovation politique remercie chaleureusement l’artiste Blaise Bang pour sa contribution à la publication de cette note.
Au gré de ses configurations, l’artiste Blaise Bang cherche à traduire les réalités quotidiennes qui l’environnent, comme une sorte de narration de plans visuels, sensibles et poétiques. L’artiste combine dans ses œuvres le figuratif et l’abstrait, à travers des compositions riches en couleurs, faites de diverses matières, de multiples fragments trouvés çà et là, coupures de presse ou autres objets. Ces fragments sont pour Blaise Bang des icônes imprégnées de nos histoires et de nos vies, qui parlent et nous transportent vers des imaginaires propres à chacun d’entre nous.
Blaise Bang
Introduction
Aujourd’hui, en France, le handicap touche de manière directe ou indirecte 12 millions de citoyens. Dès lors, comment expliquer que la présence des personnes en situation de handicap dans le milieu professionnel, à l’école ou dans les médias soit encore anecdotique ?
C’est un paradoxe très français : à vouloir protéger des personnes jugées trop faibles, nous avons fini par les exclure de nos vies et les rendre invisibles en nous persuadant que nous faisions collectivement de notre mieux. La mise à l’écart des personnes handicapées de notre société procède de dogmes culturels, économiques et politiques, dogmes que nous devons sereinement analyser et remettre en question. Et ce d’autant plus que la société française est prête à ce changement ; le sujet du handicap est désormais beaucoup moins tabou qu’il ne l’était auparavant.
Il est temps pour la société d’évoluer et de se transformer afin d’offrir aux personnes en situation de handicap la considération et les réponses nécessaires à leur épanouissement. Si un Français sur cinq vit le handicap, tous sont néanmoins concernés.
À vouloir protéger, nous avons fini par exclure
L’étude de la pensée philosophique nous éclaire quant à la construction de la représentation du handicap dans nos sociétés contemporaines. Elle contient en effet déjà les germes d’une mise à l’écart et d’une difficulté à appréhender et accepter la différence. Comme l’analyse le philosophe Bertrand Quentin dans La Philosophie face au handicap, dès l’Antiquité, les philosophes célébraient le perfectionnement de l’homme, qui doit être beau et bon (concept du kalos, idéal moral et esthétique)1. Platon faisait même demander à Socrate : « La vie vaut-elle d’être vécue avec un corps en loques et en ruines ?2 » Et, dans La République, le même philosophe précisait : « Dans tous les cas où naîtrait […] un enfant malformé, [ceux qui ont la responsabilité de veiller sur lui] le cacheront comme il convient dans un endroit secret et isolé3. » Et quand, plus tard, Pascal affirme que « toute notre dignité consiste en la pensée », considère- t-il dès lors comme un homme celui qui est porteur d’un handicap intellectuel lourd ?
Ce n’est qu’au XXe siècle que Michel Foucault énonce que la perception de la maladie mentale peut être conditionnée par une culture. Idée développée au même moment par le sociologue américain Erving Goffman, qui démontre que certaines situations sociales et certains environnements familiaux peuvent aggraver sinon créer du handicap intellectuel. Émerge alors l’idée que l’environnement a un impact très fort sur la vie, le comportement et le développement des personnes en situation de handicap et que l’intégration dans le milieu dit « ordinaire », au milieu des autres, peut leur être bénéfique.
Le choix de la mise à l’écart
Rm 15,1, trad. Marie Depussé et Alain Gignac, La Bible, Bayard, 2018, p. 2228.
Pourtant, la France a longtemps fait le choix d’isoler les personnes en situation de handicap par souci de protection, un bon sentiment qui s’est peu à peu transformé en une mise à l’écart confortable. Plusieurs raisons expliquent cette dérive progressive. Notre pays est tout d’abord fortement marqué par le fonds historico-culturel du christianisme qui amène à concevoir le handicap comme un objet de compassion, pris en charge par des œuvres de charité dédiées.
Les textes du Nouveau Testament rappellent en plusieurs endroits notre devoir vis-à-vis des plus faibles. « Nous nous devons, nous les forts, de prendre en charge les faiblesses de ceux qui n’ont pas notre force », écrit ainsi saint Paul4.
Ce devoir du plus fort nous a conduits naturellement à protéger les plus faibles mais nous a également conduits à porter sur eux un regard compassionnel. Consciemment ou inconsciemment, serions-nous passés du projet noble de protéger l’autre à celui, moins noble, de nous protéger de l’autre ?
Par inclination protectrice, notre pays a créé des structures éloignées, isolées, et des lieux spécialisés, confiés pour la plupart à des organisations cultuelles ou à des associations caritatives qui ont agi par délégation. La prise en charge des soldats blessés lors de la Première Guerre mondiale est un bon exemple de cette mécanique. À la fin de la Grande Guerre, les « gueules cassées » et les soldats mutilés sont accueillis dans des institutions spécialisées. En 1927, le président de la République Gaston Doumergue inaugure la Maison des Gueules cassées, dans un château situé en Seine-et-Marne. Les maisons de ce type se multiplient à travers le pays. Symboles de fraternité, elles deviennent alors rapidement des lieux d’exclusion, illustrations de la non-intégration d’après-guerre. Ce paradoxe se retrouve dans notre langage à travers le mot « asile » qui signifie à la fois un lieu où l’on se met à l’abri d’un danger extérieur, où l’on vient chercher refuge, mais également, dans une utilisation plus populaire, un lieu où l’on enferme des personnes souffrant de troubles mentaux : la « maison des fous ».
Le système scolaire français est un autre exemple de cette ségrégation. Dès le début du XXe siècle, des « classes spécialisées » sont créées pour réorienter les élèves qui présentent, dès leur plus jeune âge, des déficiences intellectuelles légères ou moyennes. Bien que l’obligation d’éducation soit inscrite dans la loi depuis 1975 et que des initiatives se multiplient pour intégrer les enfants en situation de handicap (les « classes soleil », par exemple), le système éducatif français est encore loin d’être inclusif. Aujourd’hui, la question de la scolarisation des enfants en situation de handicap reste entière. Elle bute sur des résistances culturelles et des considérations matérielles. Ce sont les résistances à la fois de certains acteurs de l’Éducation nationale et de parents, qui craignent que la présence d’enfants en situation de handicap ralentisse le rythme de la classe et qui redoutent que les aménagements mis en place pour ces élèves perturbent les autres ou les avantagent au détriment des autres.
L’influence des théories psychanalytiques américaines
Un autre courant de pensée a ensuite fortement influencé notre pays : les théories psychanalytiques développées aux États-Unis dans les années 1950-1960. Elles ont notamment conduit à préconiser l’éloignement des enfants autistes de leur famille. C’est d’abord le pédopsychiatre Leo Kanner, qui théorise le concept de « mères frigidaires », qui veut que l’autisme des enfants soit en grande partie causé par une froideur ou une indifférence des parents dans leur plus jeune âge. L’enfant doit donc être éloigné de sa mère qui est considérée comme son bourreau. Plus tard, le psychologue Bruno Bettelheim, écrit même que « le facteur qui précipite l’enfant dans l’autisme infantile est le désir de ses parents qu’il n’existe pas5 ». Se multiplient alors des expériences d’isolement des enfants, à l’image de celle de Fernand Deligny qui, dans les années 1960, décide de partir dans les Cévennes avec de jeunes autistes pour faire l’expérience de la vie en communauté en dehors de la société réelle, expérience qui aboutit à un véritable échec.
Aujourd’hui, notamment dans le champ du handicap intellectuel, les visions ont évolué grâce aux neurosciences et aux approches comportementales. Le concept de « neurodiversité » est apparu, apportant un nouvel éclairage sur l’autisme mais aussi sur le handicap intellectuel. Le journaliste américain Steve Silberman a publié un essai qui est une référence en la matière6 et qui met en évidence deux approches philosophiques opposées, celle selon laquelle les personnes autistes doivent s’adapter à la société et celle d’une société qui doit s’adapter aux personnes autistes. Il privilégie la seconde approche en remettant en cause la frontière tracée entre normalité et anormalité, et invite à repenser qui décide du comportement considéré comme « normal » dans la société. Autrement dit, ce sont finalement les individus dits « neurotypiques » qui présentent un manque d’empathie plus grand que les autistes.
L’universalisme français, rejet des singularités ?
Pour comprendre combien le rejet des singularités et le souci de la perfection sont enracinés dans nos esprits, il est également utile de se « promener » dans nos jardins dits « à la française » que notre pays a inventés. Or, dans cette expression du classicisme, dans cette quête de perfection formelle, des lois de composition délimitent, cadrent la nature, ambitionnant de donner un sentiment d’harmonie issu de la multiplication des identiques. L’universalisme radical « à la française » a un pendant négatif : celui d’aller jusqu’au rejet et à l’exclusion des singularités. Là où le système anglo-saxon la perçoit comme une richesse, la culture égalitariste française préfère la dissimuler.
D’autres cultures sont plus enclines à accepter les bigarrures de l’humain – et à mettre en œuvre l’universal design –, comme celles de la Grande-Bretagne et des pays nordiques. Les « jardins à l’anglaise » prennent le contre-pied esthétique et symbolique des « jardins à la française », jouant avec les irrégularités et les dénivelés. Ces différences esthétiques sont révélatrices des schémas mentaux qui définissent nos deux cultures : d’une part, nos sources républicaines et jacobines où nous puisons une certaine vision de l’universalité, de l’égalité, de l’identité, avec un objectif latent de dissoudre les singularités dans un creuset commun ; d’autre part, l’individualisme anglo-saxon qui privilégie l’individu au groupe, et selon lequel la différence est un atout.
Le recours systématique à la loi
Loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées
Enfin, nous pensons que la loi, héritage de la Révolution, peut tout. Or, dans le champ du handicap, le recours systématique à la loi ne fonctionne pas. Notre pays, spécialement dans le domaine du handicap, se satisfait assez logiquement et volontiers de principes incantatoires qui, relevant de la bien-pensance, nourrissent la frustration, voire la désespérance de nos concitoyens qui vivent le handicap au quotidien. Si la loi du 11 février 20057 a posé des fondamentaux en termes de principes et d’action publique, on constate, quinze ans après, que la réalité est en demi-teinte.
La réponse aux enfants ayant des besoins éducatifs particuliers a été centrée majoritairement sur un droit à l’accompagnement, et les auxiliaires de vie scolaire ont de ce fait pris le pas sur l’indispensable besoin de formation des enseignants à une pédagogie adaptée. Cette focalisation sur la seule réponse d’accompagnement toutes ces années durant a rendu délégataire à l’auxiliaire la responsabilité de la scolarisation, exonérant le système de sa nécessaire évolution.
De même, alors que la loi de 1987 instaure pour les entreprises de plus de vingt personnes un quota de 6% de personnes en situation de handicap, trente ans après le taux de travailleurs handicapés n’est toujours que de 3%, et ces personnes sont deux fois plus souvent au chômage que leurs concitoyens valides.
Les lois, aussi enthousiasmantes soient-elles, ne produisent pas forcément les effets escomptés dans le domaine du handicap. Aucune disposition législative, aucun dispositif et aucune décision ne doit plus occulter cette expression de la diversité humaine que constitue le handicap. Ce qui est pensé et conçu pour tous exige d’être voulu pour chacun. Une loi ne vaut que si elle est applicable et bénéfique à tous. Tel est le premier fondement d’une société inclusive. Tel est le changement que doit opérer notre société.
Faire des personnes handicapées des citoyens à part entière, faire des singularités une richesse
Nous avons longtemps pensé bien faire pour les personnes handicapées, mais nous nous sommes trompés. Nous devons donc aspirer à un nouveau modèle et remettre en question nos actions. Il est temps de passer de l’autre côté du miroir en construisant tous ensemble une société inclusive.
La société inclusive est une société qui accueille chacun de ses membres sans distinction. Plutôt que de les nier ou de les exclure, elle prend en compte les singularités et fait en sorte d’offrir à chacun la possibilité de bénéficier des mêmes chances. Une société inclusive est une société qui appartient à tous, qui fait des singularités sa richesse, sans viser à la normalisation comme dans les politiques d’assimilation, ni en rejetant ces singularités dans les marges sous prétexte de protection.
L’harmonie se nourrit des différentes expressions de la diversité et, de cette manière, le collectif gagne en cohérence et en force. Ainsi, à l’image du corps humain qui compense souvent une faiblesse par le renforcement d’une capacité, le corps social de notre pays doit se renforcer des citoyens divers qui le composent. Au Canada ou au Danemark, l’immense majorité des personnes en situation de handicap consécutive à une déficience physique, cognitive ou intellectuelle vivent parmi les autres, de l’école à l’entreprise, et participent à la vie citoyenne. Comment construire enfin cette société de la diversité ?
Comme l’a observé Jacques Attali dans ses études sur différents pays, la richesse d’une nation est souvent née de sa prise de conscience de manques. Notre société se doit d’accompagner les personnes en situation de handicap pour faire de leur faiblesse personnelle des forces, y compris collectives.
Scolariser tous les enfants à l’école de la République en passant par la même porte
Avec le changement de regard, la scolarisation de tous est la mère de toutes les batailles. Cet enjeu est fondamental pour permettre aux enfants en situation de handicap de s’ancrer dans notre société en partageant les bases éducatives.
La scolarisation d’un enfant handicapé est essentielle parce qu’elle est la condition sine qua non pour qu’il ait les mêmes chances que les autres de construire son avenir. Mais elle est essentielle aussi à sa construction psychologique et, en premier lieu, à l’image qu’il aura de lui-même. On ne peut se sentir d’une valeur égale à celle des autres que si l’on a les mêmes droits qu’eux. Or, dans notre société, l’idée de handicap est souvent liée à celle de déficit (de capacités, de facultés…) et donc, qu’on le veuille ou non, à l’idée d’une moins grande valeur.
Mais un enfant handicapé ne peut construire son avenir que si la société ne le réduit pas à son handicap et le reconnaît en lui donnant les mêmes possibilités qu’aux autres, comme à une personne à part entière. Il ne faut pas ignorer qu’une des causes de la difficulté pour embaucher les personnes vient du faible niveau de leur qualification. Cette bataille ne se gagnera pas en quelques années, c’est l’enjeu d’une génération et c’est le meilleur investissement que nous puissions faire. Cette scolarisation harmonieuse répond aussi à un besoin impérieux d’éducation des autres enfants et de leur famille à la connaissance, à l’acceptation et à la reconnaissance de la différence. Les enfants ayant partagé leur scolarité avec un jeune camarade ayant des difficultés auront un regard à jamais changé et positif.
Pour réussir vraiment cette école inclusive, il nous faut changer de paradigme, déplacer le centre de gravité du médico-social au sein des murs de l’école, former et accompagner l’ensemble de la communauté éducative, mettre enfin en place les « plans inclinés du savoir », comme le dit si bien le professeur Charles Gardou.
Priver les enfants handicapés de scolarité revient donc à valider cette vision réductrice du handicap, qui pèse déjà lourdement sur eux et sur leurs familles, et qui est aussi destructrice que fausse. Si un enfant peut vivre malgré un handicap quel qu’il soit, mental, sensoriel ou moteur, c’est qu’il a réussi à développer des facultés spécifiques. Il n’est donc pas un être diminué. Il est un être aussi « complet » que les autres, mais « complet » d’une façon différente ; et il faut qu’il puisse déployer les facultés qu’il a développées.
Il est nécessaire de normaliser et de sécuriser son lieu d’apprentissage : l’école de tous. En premier lieu, cela rassure ses parents et les soulage d’une angoisse qui pèse toujours sur la vie familiale. Ensuite, cela lui permet d’apprendre à vivre avec les autres, ce qui est difficile pour tous les enfants mais plus encore pour ceux qui ont une différence à accepter et à faire accepter. Enfin, n’étant plus enfermé dans un univers protégé mais, au contraire, soumis aux mêmes obligations que les autres, il en tire des bénéfices structurants. Pour être égal, il faut avoir non seulement les mêmes droits, mais aussi les mêmes devoirs que les autres.
La scolarisation des enfants handicapés au milieu de tous est, en réalité, formatrice pour chacun. Parce qu’elle permet à tous d’apprendre in vivo des valeurs indispensables dans la vie : l’accueil de la différence, l’échange, la solidarité… La scolarisation des enfants handicapés est l’un des moyens qui peut permettre de faire de l’école une véritable école de la citoyenneté. C’est ainsi qu’on créera l’école de la confiance, confiance en soi et dans les autres, l’école de la bienveillance. Et les écoliers qui auront appris avec les autres enfants « autrement capables » seront les employeurs de demain, les collègues de demain.
Permettre à tous de trouver sa dignité et son épanouissement dans le travail
Les personnes en situation de handicap doivent également pouvoir intégrer les entreprises et travailler au même titre que les autres, car ce ne sont pas les allocations qui pourront les conduire à une véritable émancipation sociale. Comme le disait la philosophe Simone Weil, « le travail enracine l’homme dans la communauté et le valorise en donnant du sens à sa vie ».
Nous voulons aussi que le monde de l’entreprise passe de la défiance ou de la recherche du candidat « exceptionnel » à une présomption de compétences. Aux États-Unis, les entreprises, en particulier dans le secteur de l’informatique, recrutent volontiers des personnes avec un autisme de type Asperger, tandis qu’en France nous restons dubitatifs. Il existe bien sûr des progrès indéniables dans l’approche de l’obligation d’emploi, mais cela reste encore bien souvent l’implication de grandes entreprises qui ont mis les moyens dans une politique volontariste ou d’initiatives heureuses de chefs d’entreprise humanistes ou socialement engagés. Il nous reste encore un long chemin à parcourir pour assister à l’avènement d’une entreprise inclusive.
Nous devons, là aussi en nous appuyant sur des exemples concrets, montrer aux chefs d’entreprise mais aussi aux salariés, aux artisans, aux fonctionnaires, à tous, qu’embaucher une personne « autrement capable » ne répond pas à une obligation réglementaire mais ouvre une perspective de progrès. Dans notre monde en mouvement, où les produits et les services d’aujourd’hui ne seront plus ceux de demain, où chaque produit doit répondre à un usage personnalisé, des regards divers et des expériences multiples peuvent faire la différence !
Pour changer les mentalités, le 26 avril 2018, avec les associations, nous avions repris l’idée de nos amis irlandais en lançant le DuoDay. Ni un gadget, ni une action de bienfaisance, ni une quête de bonne conscience, cette initiative a donné lieu, partout en France, à près de 8.000 rencontres, aussi bien avec le président de la République qu’avec des chefs d’entreprise, des présentateurs et des journalistes de grandes chaînes de télévision. Ce DuoDay a donné l’occasion à certaines personnes en situation de handicap de prendre conscience que « c’est possible », qu’ils ont la capacité de s’exprimer, de se cultiver, de valoriser leurs compétences. Certains milieux professionnels ont, pour leur part, pu mesurer le possible et le souhaitable. Mais l’exception annuelle d’une expérience comme le DuoDay doit devenir la norme de chaque jour. Cela doit être notre ambition à tous.
Passer de l’invisible au visible dans toutes les sphères de la société : changer le regard !
« Handicap : une priorité du quinquennat », compte rendu du conseil des ministres, 7 juin 2017.
« Priorité du quinquennat », comme annoncé dans un des premiers conseils des ministres de ce gouvernement8, la politique du handicap revêt une ambition extrêmement forte : elle vise à initier une véritable révolution culturelle pour changer le regard. Le regard, c’est celui porté sur la différence, que nous ne voulons plus ignorer mais bien regarder en face. Et ce regard, c’est celui de l’attention, une attention bienveillante, solidaire ; mais c’est aussi celui de l’encouragement, de la compréhension, de l’étonnement : un regard de présomption de compétences. C’est un regard qui, au lieu d’enfermer dans une situation, dans une réalité physique, décloisonne, libère et affranchit.
Il va falloir opérer une véritable révolution culturelle pour construire une société réellement inclusive, c’est-à-dire à la fois accessible, fraternelle et solidaire, qui fait place à l’ensemble de ses membres, facilite le quotidien des personnes en situation de handicap et apporte une réponse effective aux besoins et aux attentes sans rupture de parcours.
Rendre visible les personnes en situation de handicap est une première étape essentielle vers la société inclusive. Rendre visible pour supprimer la gêne face à la différence, pour banaliser et normaliser. Des œuvres cinématographiques y ont déjà, peu ou prou, contribué, telles que Rain Man, Le Huitième Jour ou encore Intouchables, offrant, de façon originale, parfois percutante et sans faux-semblants, une autre vision du handicap, avec ses contraintes et ses apports, tant pour la personne concernée que pour les membres de la grande communauté des personnes handicapées. Des émissions ou des films récents sur TF1 ou France 2 ont également trouvé leur public. C’est pourquoi tous les directeurs de chaînes télévisées et les relais d’opinion doivent s’impliquer et prendre des initiatives. Le sport, le divertissement, la culture, l’information sont des vecteurs de changements de regard. Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris de 2024 auront un impact important. Mais nous partons de loin, puisque dans notre pays nous avons un taux de présence médiatique des personnes atteintes de handicap de 0,6% alors que cela concerne près de 12 millions de nos compatriotes.
S’appuyer sur les réussites du terrain plutôt que sur des lois spécifiques
Appuyons-nous sur des initiatives privées ou publiques qui nous montrent le chemin, puis essaimons. L’évolution de notre société ne passe pas nécessairement par de nouvelles lois, le support législatif a été posé par la loi de 2005. Il n’y aura pas de « loi Cluzel » en faveur des personnes handicapées mais, dans chaque texte législatif, nous devons infuser les conditions de son application pour tous. Tel est d’ailleurs le sens profond du positionnement du secrétariat d’État auprès du Premier ministre : le handicap n’est plus considéré sous le seul angle de la santé mais comme un mouvement sociétal global.
S’inspirer de ce qui se pratique à l’étranger, notamment en Europe
L’Europe, dans ce domaine aussi, doit nous ouvrir les yeux sur la participation de quelque 80 millions concitoyens européens en situation de handicap. Inspirons-nous des nombreux pays ayant pris, il y a parfois plus de trente ans, le virage des bonnes pratiques inclusives avec des mesures radicales, en fermant des établissements spécialisés au profit d’un accueil des élèves handicapés au sein des écoles publiques, avec des services d’accompagnement à l’insertion au plus près des personnes et leurs attentes.
Repenser le financement du handicap
Notre société peut s’honorer de consacrer un budget de 46 milliards d’euros au handicap via des prestations financières directes ou par délégation, soit 2,2% de notre PIB. Ce montant est égal, soulignons-le, à la somme cumulée des budgets des ministères de la Culture, des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Intérieur. S’il n’est pas question de remettre en cause ce montant, situé d’ailleurs dans la moyenne des pays européens, il nous appartient de nous interroger sur son utilisation et son efficacité. Car le compte n’y est pas !
En maints domaines, les « bénéficiaires » des aides ou des soutiens sont légitimement toujours en attente de résultats. Dans le domaine de l’école ou de la formation, seulement 1% de jeunes en situation de handicap sont en apprentissage ; dans celui de l’emploi, le taux de chômage demeure deux fois plus élevé que la moyenne nationale ; et, plus grave encore, seulement 500.000 personnes en situation de handicap sont employées, avec un taux de respect des engagements d’emploi près de deux fois inférieur aux objectifs fixés il y a trente ans.
Il serait déraisonnable de continuer à différer les décisions qui s’imposent, de cacher la poussière sous le tapis, en augmentant les aides pour pallier leur inefficacité. Nous devons nous extraire d’un système de financements en silos, sachant qu’une part significative des aides provient des départements dont les moyens sont variables. L’État et la Sécurité sociale versent, dans des tuyaux sinueux, des aides qui arrivent tardivement aux bénéficiaires. Sans dogmatisme, il nous faut questionner nos conceptions et manières d’agir, et ne pas esquiver la dimension économique. Une telle évolution ne pourra se réaliser que par une préparation et un accompagnement des professionnels amenés à exercer dans un nouvel environnement : le milieu ordinaire.
Penser global, je l’ai souligné, est une nécessité pour les personnes dont nous devons faciliter les parcours, plutôt que nous préoccuper de dessiner de manière suffisamment précise des cases dans lesquelles bon nombre d’entre elles n’arriveront jamais à entrer. Le cadre législatif et réglementaire français est posé, mais il est d’une redoutable complexité et génère de nombreux blocages et des fonctionnements en silos qui perturbent la fluidité des parcours – je pense en particulier à l’arrivée à l’âge adulte ou au vieillissement. L’action du gouvernement, la mienne particulièrement, suit la même boussole depuis mon entrée en fonction : partir des besoins individuels des personnes en situation de handicap pour bâtir des solutions collectives, en décloisonnant et en simplifiant.
Cela suppose de travailler en concertation avec l’ensemble des acteurs, en particulier avec les collectivités territoriales et les départements, avec lesquels je veux construire une étroite relation de confiance. Mon secrétariat d’État irrigue les politiques publiques, il incite, challenge les partenaires sociaux, les départements, les collectivités locales et les entreprises, mais ne peut décider à leur place. Les tribunes signées par l’ensemble des syndicats, les soutiens reçus d’une trentaine de patrons de grandes entreprises, les relations confiantes établies avec l’Association des départements de France (ADF) me confortent dans le sentiment que la situation évolue positivement. Mais comme je pense aux personnes et à leurs familles, je veux tout mettre en œuvre, naturellement, pour que le mouvement soit plus rapide.
Simplifier la vie en faisant confiance
La simplification est au cœur de notre politique car les contraintes et les lourdeurs administratives sont vécues, à juste raison, comme vexatoires. Sur ce point, le dialogue avec les différents départements est essentiel car, en tout domaine, le secrétariat d’État est force de propositions, à partir de valeurs et d’orientations clairement affichées. Nous devons instaurer une relation de confiance entre les personnes handicapées et l’administration en cessant d’imposer aux personnes l’obligation de faire constamment des preuves du handicap. Pour cela, j’ai instauré des droits à vie pour les personnes dont le handicap est stabilisé, voire ne peut que s’aggraver. Plus besoin de refaire son dossier médical et d’y joindre moult pièces. C’était un parcours humiliant que de devoir repasser chez le médecin jusqu’à dix fois dans sa vie pour prouver sa cécité, une double amputation, une trisomie ou un autisme sévère… bref, que vous avez un handicap qui impacte votre vie quotidienne de façon écrasante. Enfin, les droits à vie – dites-le nous « une fois pour toutes » –, ce sont les droits à l’allocation adulte handicapé et la reconnaissance de travailleur handicapé (sésame de notre politique de quota pour les entreprises). C’est ainsi qu’on redonne de la dignité aux personnes en situation de handicap et que l’on rétablit la confiance entre les citoyens et l’administration. L’octroi de ces droits à vie est une réponse puissante au mouvement de défiance que nous observons en ce moment vis-à-vis de la classe politique et des administrations.
S’appuyer sur les nouvelles technologies au service de tous
Le handicap doit être l’accélérateur de l’innovation pour le bien commun. Ainsi les avancées high tech, déjà opérationnelles – les exosquelettes, les applications sur smartphones, etc. –, permettent aux personnes de gagner en autonomie. Ces technologies doivent permettre de répondre à l’immense défi du « bien vieillir chez soi » grâce au développement de la domotique, par les aides techniques qui compensent la perte d’autonomie. Nous devons accélérer les recherches scientifiques, notamment sur les causes et les conséquences des troubles du spectre de l’autisme. En trente ans, le nombre de naissances d’enfants avec de tels troubles est passé de 1 naissance pour 5.000 à 1 pour 100 en France, et il est de 1 pour 59 aux États-Unis.
Mais, aussi indispensables soient-ils, les moyens investis dans l’accompagnement ne suffisent pas. Aussi, dans la stratégie nationale en faveur de l’autisme telle que nous l’avons initiée, des moyens spécifiques ont pour la première fois été investis, et des équipes dédiées avec des indicateurs précis sur les diagnostics et l’intervention précoce ont été mises en place.
Instaurer le droit de vote pour tous et toutes
Une société inclusive, c’est une société où tout le monde est citoyen. La capacité à jouir pleinement de ses droits en représente la clé de voûte. Un des droits fondamentaux qui permet à chacun de participer à la vie de la cité est le droit de vote. Aucun accident de la naissance ou de la vie ne saurait remettre en cause ce droit. Pourtant, en France, près de 300.000 personnes en situation de handicap lié à une déficience intellectuelle ou à des troubles psychiques, considérées inaptes à donner leur avis, se sont vu retirer leur droit de vote par un juge des tutelles, en vertu de l’article L5 du code électoral.
Il s’agit sans aucun doute d’un héritage de penseurs français qui, à la fin du XVIIIe siècle, estimaient que seuls les « citoyens actifs » pouvaient participer aux choix politiques et au destin de la République, via le suffrage censitaire inscrit dans la Constitution de 1791, dans lequel seuls les citoyens atteignant un seuil d’impôt, appelé cens, étaient électeurs. C’était notamment la théorie d’Emmanuel-Joseph Sieyès, qui a activement participé à la rédaction de cette Constitution. Il voulait que la « fonction d’électeur » soit réservée aux individus ayant les capacités, en termes d’intelligence et de niveau économique, de l’exercer. Il qualifiait les autres de « citoyens passifs ».
Pourtant, la démocratie ne s’appuie-t-elle pas justement sur l’influençabilité des citoyens susceptibles de changer d’avis, de position, d’évoluer ? Le droit d’exprimer ses choix ne peut dépendre ni d’un niveau d’indépendance économique, culturelle ou sociale, ni d’un niveau de connaissances. Il relève de la dignité et de la liberté de tout membre de la communauté humaine. Le combat pour le droit de vote des personnes handicapées sous tutelle, soutenu à la fois par la plupart des associations, par le Défenseur des droits et par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, a enfin trouvé sa pleine reconnaissance le 9 juillet 2018, lorsque le président de la République a affirmé devant la nation, lors du Congrès à Versailles, sa volonté de remettre toute personne handicapée dans sa pleine dignité et citoyenneté et, en conséquence, de lui permettre d’exercer son droit de vote de façon inaliénable et inconditionnelle.
Accorder le droit de vote aux personnes fragilisées par le handicap répond à ce devoir d’équité. Voter, c’est leur permettre de prendre directement part à l’élaboration des politiques publiques où, trop souvent, elles apparaissent comme des variables d’ajustement, ou même sont oubliées. Comment le pouvoir exécutif et législatif pourrait-il comprendre leurs réalités existentielles, leurs attentes et leurs besoins sans entendre leur voix ? Cela étant, ce droit ne sera effectif qu’accompagné des outils et supports facilitant la participation de chacun et la compréhension des choix qui s’offrent à lui. Tous également citoyens, c’est une autre condition sine qua non de la société inclusive.
Élections européennes et responsabilité des partis politiques
La crise que nous avons connue et connaissons avec les manifestations des Gilets jaunes confirme que notre démocratie souffre d’un déficit de représentation de la société française dans toute sa diversité. Notre ambition est de construire une démocratie plus représentative, plus efficace et plus responsable, dans laquelle chacun puisse participer à la vie de la cité.
Le déficit de représentation concerne aussi les élus, dont trop souvent les Français disent qu’ils ne leur ressemblent pas assez. Parmi les 12 millions de personnes en situation de handicap en France (et quelque 80 millions en Europe), il n’y a quasiment aucun élu. Pourtant, ils sont prêts à s’engager en tant que citoyens pour apporter leur compétence et leur expérience. Leur implication, les actions et les idées que chacun peut proposer apportent une dimension humaine à la construction de l’Europe et à la vie de nos communes. La politique du handicap n’est pas seulement une politique pour les personnes en situation de handicap ; c’est aussi très souvent la possibilité de faciliter la vie de tous, personnes vieillissantes, fragiles ou différentes.
Les responsables des courants importants de la vie politique peuvent et doivent faciliter l’expression des attentes et des besoins des personnes en situation de handicap. Tout d’abord, en faisant un appel à candidatures de tous les citoyens en situation de handicap pour qu’ils soient investis sur les listes des élections européennes en mai prochain et sur celles des municipales en 2020. Mais aussi en concevant leurs professions de foi, programmes et tracts de manière accessible (langage simplifié, audiodescription et sous-titrage des vidéos) conformément à la loi du 11 février 2005.
La prise en compte du handicap est un levier puissant de transformation au bénéfice de toutes et de tous. C’est ensemble et avec tous nos concitoyens que nous construirons une société réellement solidaire et fraternelle, une société inclusive qui fait sa place à chacun et qui s’enrichit de la différence.
Conclusion
« Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté », Paris, 13 septembre 2018.
Pour conclure, je voudrais reprendre des éléments d’un discours prononcé à Paris le 13 septembre 2018 par le président de la République, non pas pour en faire l’hagiographie mais pour souligner quelques fondements de ce qui doit nous interroger dans notre politique du handicap en particulier, et dans notre politique sociale en général : « Il y a au cœur, de ce dont nous parlons, un projet productif qui permet seul l’émancipation de chacun, et […] un projet éducatif sur lequel nous nous battons depuis quinze mois, qui seul permet à chaque enfant de la République de construire son autonomie, et ensuite, à chaque adulte de retrouver sa place dans les accidents de la vie. […] Ce que nous avons à faire, ce que notre génération a à faire, n’est plus d’ajuster le formidable État-providence que la génération de la fin du XIXe siècle, puis celle de 1945, suivies par les autres, avaient progressivement construit, c’est de refonder un État-providence contemporain qui réponde aux risques nouveaux, aux instabilités de la société. […] Nous ne réglons pas un problème, nous ne portons pas une stratégie pour une catégorie de population, nous parlons juste de nous et de la République, et parfois celles et ceux qui sont passés par ces chemins ont plus à nous dire de la République, que celles et ceux qui parlent le plus souvent d’elles9. »
Nos concitoyens demandent à vivre dans une société où chacun peut s’épanouir et être représenté, car permettre à chacun de grandir dans « la » société, c’est en même temps faire grandir notre cité commune. Les personnes en situation de handicap, plus largement nos concitoyens les plus fragiles, nos aînés, nos jeunes en quête de sens sont des sources de motivation, de dépassement et d’innovation. Mon rôle de ministre de la République est de l’affirmer, de mobiliser les énergies pour amplifier le mouvement inclusif, de faire tomber les murs et de construire des passerelles. La société inclusive que nous voulons est bien une société qui contribue, au bénéfice de tous, à l’autonomie de chacun, à l’acceptation de toutes les formes de diversité et de fragilité.
La société inclusive n’est pas une société contrainte ; c’est une société qui puise sa force dans les richesses de la diversité. « Le handicap nous dit qu’il y a des manières différentes d’être humain », affirme le philosophe Bertrand Quentin. Nous devons enfin être « tous concernés, tous mobilisés ».
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