Pour un nouvel ordre énergétique européen
Introduction
L’Europe dans la crise énergétique : vers une crise systémique ?
Une crise à multiples facettes qui s’inscrit dans la durée
Une crise, quatre risques pour l’Europe
Aux racines de la crise énergétique européenne : chronique d’un échec annoncé
Astigmatisme bruxellois
Aveuglement allemand
Myopie française
Reconstruire l’Europe de l’énergie
Quels principes, quels objectifs pour le nouvel ordre énergétique européen ?
Cinq propositions pour reconstruire l’Europe de l’énergie
Conclusion
Résumé
Révélée par la guerre en Ukraine, la crise énergétique européenne trouve son origine dans les choix qu’ont faits les Européens eux-mêmes depuis la libéralisation des marchés de l’énergie. Qu’ils s’appellent astigmatisme bruxellois, aveuglement allemand ou myopie française, ces choix plongent aujourd’hui l’Europe, pour plusieurs années, dans une crise profonde de la sécurité de son approvisionnement énergétique qui remet en cause sa capacité à maîtriser sa trajectoire de décarbonation et le nécessaire accroissement de son autonomie stratégique. Elle fait peser un danger mortel sur la compétitivité de son industrie et érode le pouvoir d’achat des ménages, déjà menacé par la reprise de l’inflation.
Afin d’éviter une crise systémique – économique, sociale, politique –, l’Europe de l’énergie doit au plus vite reconstruire un ordre de sécurité de long terme : celui qui la structurait, fondé sur un gaz russe bon marché, une politique commune déconnectée de la réalité géostratégique et une priorisation idéologique de la dénucléarisation sur la décarbonation, a disparu avec le conflit ukrainien.
Cette reconstruction implique de remettre la politique énergétique au fondement de la construction européenne, d’adopter une stratégie qui ouvre les options technologiques et géographiques, au lieu de les fermer, et d’intégrer la dimension géopolitique. Elle passe par une redéfinition des méthodes, outils et objectifs de la politique européenne de l’énergie afin de la centrer sur les enjeux du futur : maîtrise des chaînes de valeur et des briques technologiques clés, et construction de partenariats nouveaux.
À cet égard, il est urgent de mettre fin à la rivalité franco-allemande dans le domaine du nucléaire. L’Europe doit, comme ses rivaux stratégiques, s’engager clairement dans la relance du nucléaire, donner la priorité à la sécurité énergétique des pays d’Europe centrale et orientale et mener la bataille du découplage vis-à-vis de la Chine dans la chaîne de valeur des technologies bas carbone.
Cécile Maisonneuve,
Senior Fellow à l'Institut Montaigne, conseillère auprès du Centre Énergie et Climat de l'Institut français des relations internationales (Ifri).
Souveraineté, maîtrise industrielle et transition énergétique (1)
Souveraineté, maîtrise industrielle et transition énergétique (2)
Les déchets nucléaires : une approche globale (1)
Les déchets nucléaires : une approche globale (2)
Les déchets nucléaires : une approche globale (3)
Les déchets nucléaires : une approche globale (4)
Coffret « Les déchets nucléaires : une approche globale »
Glossaire, principaux acronymes, sigles et symboles utilisés dans l'étude - Les déchets nucléaires : une approche globale
Relocaliser la production après la pandémie ?
Relocaliser en France avec l'Europe
Europe : la transition bas carbone, un bon usage de la souveraineté
Relocalisations : laisser les entreprises décider et protéger leur actionnariat
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
Souveraineté économique : entre ambitions et réalités
Coffret de cinq études - Impératif climatique : le retour de la fée électricité
Introduction
« Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je prendrais cinquante-cinq minutes à réfléchir au problème et cinq minutes à penser aux solutions. »
« Nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même pensée que nous avions quand nous les avons créés. »
Citations attribuées à Albert Einstein
Commission européenne, « À la une : sécurité de l’approvisionnement énergétique de l’UE », 27 avril 2020.
Commission européenne, « Stratégie européenne pour la sécurité énergétique », Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, 25 mai 2014, p. 1.
Gilbert Mathieu, « Dans l’histoire de la C.E.C.A., du rose et du gris », Le Monde, 9 mai 1970, p. 6.
“The European Union and its 27 member states have invested more money, effort, and political capital in energy policy than any other region in the world” (Brenda Schaffer, “Europe’s Tiny Steps Won’t Resolve Its Disastrous Energy Crisis”, 13 juillet 2022).
« China urges Europe to take positive steps on climate change », reuters.com, 22 septembre 2022.
Le nucléaire reste le plus grand contributeur à l’électricité de l’Union européenne avec 22% (613 TWh) du mix. Viennent ensuite le gaz (20%, 557TWh) et le charbon (16%, 447TWh), suivis par l’éolien (15%, 420 TWh), l’hydraulique (10%, 283 TWh), le solaire (7,3%, 203 TWh), la bioénergie (6%, 167 TWh) et les autres énergies fossiles (3,6%, 100 TWh). Le reste est produit par d’autres énergies renouvelables (0,2%, 6,7 TWh). Source : European Network of Transmission System Operators for Electricity (ENTSO-E).
« Quel est le degré de sécurité de notre approvisionnement énergétique ? En clair, il n’existe actuellement aucune menace en termes de sécurité énergétique, et le système énergétique européen a montré sa résilience. L’électricité, le gaz et le pétrole parviennent là où ils sont nécessaires, et en particulier là où nous en avons le plus besoin 1. » Ce texte de la Direction générale de l’énergie de la Commission européenne date d’avril 2020, dans le contexte de la pandémie. Il laisse le lecteur, au choix, perplexe ou inquiet : perplexe, face à une affirmation aussi péremptoire alors que la pandémie ne faisait que commencer et que, à l’époque, nul n’avait idée de sa durée et de son ampleur ; inquiet, par ce qu’il révèle de manque d’anticipation et de compréhension du contexte géopolitique global.
Car, quand sont écrites ces lignes, une guerre, certes territorialement cantonnée au seul Donbass, se déroule depuis 2014 entre l’Ukraine et la Russie, deux États clés pour l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne. L’Ukraine est un pays de transit d’une partie importante du gaz russe, et jusqu’au 24 février 2022, l’Union européenne dépendait de la Russie à 50% pour ses importations de charbon, à 40% pour celles de gaz et à 30% s’agissant du pétrole. Et cette guerre était non pas un risque mais bel et bien une menace pesant sur l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne.
Le texte cité est représentatif de l’esprit qui prévalait jusqu’en février 2022 à Bruxelles et de la perception que l’Union européenne et certains États membres avaient de la crise russo-ukrainienne comme d’un phénomène étanche à sa relation énergétique avec la Russie. N’oublions pas qu’en janvier 2022, alors que les intentions belliqueuses de la Russie se clarifiaient jour après jour, à Berlin, le secrétaire général du SPD, Kevin Kühnert, prônait un « découplage » entre le problème de Nord Stream 2 et la question ukrainienne… La révolution de Maïdan s’était pourtant traduite en 2014 par un retour en grâce, à Bruxelles, de la sécurité d’approvisionnement, totalement laissée de côté sous la commission Barroso (2008-2014). Ainsi, la Commission européenne présentait-elle en mai 2014, trois mois après Maïdan, sa « stratégie européenne pour la sécurité énergétique », affirmant sans ambiguïté que « la prospérité et la sécurité de l’Union européenne reposent sur un approvisionnement énergétique stable et abondant 2 ». Il n’empêche, en septembre 2015, Gazprom annonçait le projet de gazoduc Nord Stream 2, reliant directement la Russie à l’Allemagne sans transiter par l’Ukraine, soutenu par la France et l’Allemagne, au grand dam de la Commission européenne et du président du Conseil européen. Le résultat est qu’entre 2014 et 2022 l’Union européenne a, dans les faits, accru sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie tout en affirmant, dans les discours, placer la sécurité énergétique au sommet de ses préoccupations.
Ce bref retour historique dit tout de la difficulté à dresser le bilan de la politique européenne de l’énergie et d’en proposer la réforme : parle-t-on de Bruxelles ou des États membres ? Et, derrière « Bruxelles », s’agit-il du Conseil européen, de la Commission européenne et, de plus en plus, du Parlement européen ? Cette incertitude est logique car consubstantielle au texte, remarquablement ambigu et confus sur cette compétence partagée qu’est la jeune politique commune de l’énergie consacrée en 2008 par le traité de Lisbonne. Plus encore qu’au traité, cette ambiguïté est consubstantielle au concept de politique énergétique commune, tant l’énergie est par nature un domaine de souveraineté qui se marie mal avec le qualificatif de « commune ». C’est ainsi que, même en 1970, bien avant qu’existent une politique, un marché ou des entreprises européennes de l’énergie, un constat désabusé était déjà porté sur la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) : « L’on en est encore, après dix-sept ans de supranationalité, à chercher comment définir une politique commune de l’énergie, et laquelle. […] Pouvait-on faire plus en une génération ? Ou les objectifs fixés l’étaient-ils seulement par soucis d’équilibre politique, équilibre qu’il était implicitement convenu de ne pas respecter une fois la machine mise en route ? Entre les ambitions excessives et les hypocrisies nationales, les historiens de la CECA auront bien du mal à faire le partage3. » Le même jugement peut être porté, plus de cinquante ans après : regretter les faibles avancées et les incohérences de la politique énergétique européenne est presque aussi vieux que la construction européenne elle-même.
En 2022, toutefois, l’heure n’est ni au énième rapport sur les difficultés à faire émerger une politique énergétique commune, ni aux recommandations pour l’améliorer à la marge. Alors que l’« Union européenne et ses 27 États membres ont investi plus d’argent, d’efforts et de capital politique dans la politique énergétique que toute autre région du monde4 », en cet automne 2022 elle affronte la pire crise énergétique depuis 1945 et se fait sermonner par la Chine pour réactiver ses centrales à charbon5. Le découplage énergétique entre l’Europe et la Russie implique de revoir totalement les objectifs et les outils de l’Europe de l’énergie, aujourd’hui dans une impasse.
Une politique énergétique crédible doit en effet s’efforcer de concilier au mieux ou, à défaut, d’arbitrer entre trois objectifs, a priori contradictoires dans le cas d’un État ou d’un territoire structurellement dépendant de l’extérieur, comme l’Europe : des prix maîtrisés, un approvisionnement assuré à court et long terme, et, au-delà de ces objectifs traditionnels, une limitation, autant que possible, des atteintes à l’environnement, à commencer par celles des émissions de gaz à effet de serre en vue de la neutralité carbone en 2050. Vingt-cinq ans après la libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité, achevée en 2014, et presque quinze ans après la naissance de l’Europe de l’énergie dans le traité de Lisbonne, le constat s’impose : l’Europe de l’énergie a totalement manqué deux de ses trois objectifs, tandis que le recours au charbon, voire au pétrole, pour compenser le manque de gaz et la construction de multiples terminaux de regazéification brouillent la lisibilité de la politique ambitieuse de décarbonation pourtant réaffirmée. Et cette faillite est en train d’entraîner l’industrie européenne vers le fond et pourrait, dans la durée, entraîner l’économie du continent dans la récession.
On peut se rassurer en rejetant l’intégralité de la responsabilité de la situation actuelle sur le président russe, en se convainquant que la situation est temporaire. Mais c’est notre aveuglement collectif et nos choix qui ont lié le destin énergétique de l’Europe à celui de la Russie. Le bref retour sur l’enchaînement des faits depuis 2014 montre que ce n’est pas à Moscou mais à Bruxelles, Berlin ou Paris qu’il faut rechercher les racines structurelles de la faillite énergétique européenne.
L’ordre de sécurité énergétique européen, qui reposait en grande partie sur la relation énergétique russo-européenne, est mort. L’Europe n’a toutefois d’autre choix que de faire de cette crise majeure le fondement d’une reconstruction totale de sa politique énergétique et de faire émerger une Europe plus forte et plus efficace, alors que, sur le front gazier comme sur celui de la production d’électricité, la crise, qui va se durcir en 2023, va durer jusqu’en 2026. La reconstruire prendra du temps du fait des inerties inhérentes au secteur énergétique, secteur du temps long. Mais les vraies inerties à combattre sont politiques et idéologiques. Pour les vaincre, il faut cesser de s’enferrer dans des débats technocratiques sur les modalités techniques du marché ou la proportion d’énergies renouvelables à 2030 pour se confronter aux questions de fond qui traversent de manière lancinante tous les débats énergétiques européens, dont les réponses ne peuvent plus être ajournées.
Quelle vision du système énergétique européen en 2050 avons-nous qui permette à l’Europe de respecter ses engagements climatiques tout en restant une puissance économique et commerciale sur la scène mondiale, c’est-à-dire qui aura maîtrisé sa sécurité d’approvisionnement ? Autre manière de dire que se projeter dans le système énergétique de 2050, ce n’est pas seulement un enjeu climatique mais un enjeu géopolitique et géoéconomique qu’il faut évaluer à l’aune de nos avantages comparatifs et de nos points forts, et non de dogmes ou de solutions magiques. C’est également évaluer notre capacité à articuler politique énergétique, politique industrielle, politique de recherche et développement et politique d’innovation.
Quels moyens et outils mettons-nous au service de cette vision ? Des marchés ou des outils de planification publics (étatiques ou régionaux) ? Comment faire en sorte que ces outils servent la sécurité d’approvisionnement tant à court terme qu’à long terme ? En creux sont posées les questions de la révision du traité de Lisbonne sur l’énergie, de la nature et de la crédibilité des objectifs que nous nous fixons, de la pertinence respective des niveaux d’intervention européens (système de marché) ou nationaux, de la prise en compte du long terme et de la coordination entre les politiques nationales.
Dans des systèmes énergétiques qui vont s’électrifier massivement et où la consommation d’électricité va fortement augmenter, il va falloir trancher la question du statut de l’énergie nucléaire en Europe, qui reste en 2022 la première source de production d’électricité en Europe6, émettant très peu de CO2 et pourtant totalement passée sous silence dans les discours et options de politique énergétique à Bruxelles. L’invisibilisation de l’énergie nucléaire peut-elle se poursuivre alors que nos partenaires et rivaux commerciaux, la Chine et les États-Unis, mènent ou relancent des politiques très ambitieuses et que dénucléarisation et décarbonation des systèmes énergétiques sont incompatibles, comme le rappellent régulièrement le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ? C’est d’abord à Paris puis entre Paris et Berlin que ce sujet doit être traité, qui intéresse également au premier chef la plupart des capitales des États membres d’Europe centrale et orientale. Cet irritant structurel de la relation franco-allemande épuise depuis vingt ans l’Europe de l’énergie. Il est temps de régler ce sujet politique afin de déployer en urgence les politiques et réglementations qui vont permettre à l’Europe de rester un acteur majeur du nucléaire civil.
Étant donné que l’Europe est et restera structurellement dépendante de l’extérieur, quand bien même l’augmentation de la part de l’électricité dans sa consommation finale lui donnerait une opportunité de réduire fortement sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur, construire une politique énergétique crédible signifie coopérer étroitement avec ses voisins et alliés hors Union européenne, qu’ils soient européens (Royaume-Uni, Norvège…) ou non (Algérie, Maroc, États des Balkans et du Caucase, États-Unis…). Cela signifie également s’interroger sur la possibilité d’une diplomatie énergétique européenne ou, à tout le moins, d’un partage des tâches et d’une coordination en la matière entre États membres. Comment organisons-nous des coopérations et dialogues ? La communauté politique européenne lancée par le Président de la République est-elle le cadre adéquat ?
L’Europe dans la crise énergétique : vers une crise systémique ?
Lorsqu’il évoquait la « solidarité de fait » que devait créer la CECA apparue en 1950 dans les décombres d’une Europe ruinée par la guerre, Robert Schuman n’aurait pas imaginé, plus de soixante-dix ans après, que cela signifierait un système énergétique européen qui affronte sa plus grave crise depuis 1945, mettant à risque cette solidarité même. Tels sont pourtant les termes du débat dans lesquels il nous faut envisager cette crise aujourd’hui.
Une crise à multiples facettes qui s’inscrit dans la durée
En 2023, l’Europe est plongée dans une crise énergétique profonde d’autant plus violente qu’elle est venue s’inscrire dans un paysage énergétique international perturbé par la crise sanitaire. En 2020, la pandémie de Covid-19 a provoqué une baisse rapide de la demande d’énergie et une réduction correspondante de la production de pétrole. En 2021, lorsque l’économie est repartie, les pays producteurs ont réagi lentement à la reprise de la demande, provoquant un déséquilibre entre offre et demande sur fond de crise mondiale de l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, touchant aussi les livraisons de pétrole. Si cette séquence est aujourd’hui terminée, la situation reste volatile sur les marchés pétroliers. Elle pourrait être ravivée par la fin des achats européens de pétrole russe intervenue en décembre 2022 puis, depuis février 2023, du gazole russe.
La crise pétrolière s’est doublée en 2021 d’une crise gazière, qui se poursuit aujourd’hui. À partir de l’été 2021, alors que la demande de gaz s’envolait, la Russie a réduit ses livraisons sur le marché spot au moment même où les livraisons en provenance de Norvège et des États-Unis se réduisaient ponctuellement. Le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a marqué le début d’une croissance constante des prix du gaz. Ceux-ci se sont envolés lorsque la Russie décida, en août 2022, de réduire massivement ses livraisons à l’Europe alors que l’ensemble des pays européens faisaient la course pour remplir leurs stocks stratégiques en vue de l’hiver 2022-2023.
Les marchés du charbon, mondiaux, ont également vu les prix s’envoler tant du fait de la crise gazière (l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie, l’Autriche, la France ont rallumé des centrales à charbon) que de la demande en Chine ou en Inde, sur fond de baisse de la production hydroélectrique dans le monde du fait de la sécheresse.
Évolution du prix du gaz naturel (en euros/MWh)
Source :
Sans surprise, le prix du gaz étant lié au prix de l’électricité, la situation s’est également tendue sur les marchés de l’électricité à partir du second semestre 2021.
L’envolée des prix de l’électricité trouve également sa source dans les niveaux de production réduits du nucléaire et de l’hydroélectricité en Europe. La disponibilité historiquement faible du parc nucléaire français, due, d’une part, à la maintenance des réacteurs planifiée de longue date dans le cadre de la prolongation de leur durée de vie et du renforcement de leur sûreté, et, d’autre part, à la découverte d’un phénomène de corrosion sous contrainte sur les modèles de réacteur les plus récents, conduit à une envolée des prix de l’électricité sur les marchés spot et à terme. La crise a été amplifiée par les conséquences de la sécheresse historique sur les centrales nucléaires, sur les centrales hydroélectriques dans l’Union européenne et en Norvège, et sur le niveau des fleuves, qui empêche le transport du charbon vers les centrales d’Allemagne et d’Europe centrale. Les prix sur les marchés à court terme comme à long terme atteignent des niveaux inouïs.
Évolution du prix de l’électricité baseload (en euros/MWh)
Source :
La formation des prix de l’électricité sur le marché européen
Depuis les années 1990, l’Union européenne a progressivement ouvert les marchés nationaux de l’électricité à la concurrence pour harmoniser et libéraliser le marché européen et mieux l’interconnecter. Le réseau de transport européen d’électricité assure aujourd’hui la sécurité d’approvisionnement et les échanges entre trente-cinq pays. Ce marché réunit producteurs, fournisseurs et négociants, qui achètent et vendent de l’électricité (nucléaire, renouvelable ou fossile), pour des livraisons immédiates ou différées. Sur cette place boursière européenne, Epex Spot SE, les mégawattheures (MWh) s’échangent, avec des cours qui varient selon les pays en fonction de l’offre et de la demande. Dans ce marché de gros, le prix est fixé non pas en fonction du coût moyen de production d’électricité en Europe, mais à partir du coût de production du dernier MWh injecté sur le réseau : la demande et l’offre devant s’équilibrer en permanence sur le réseau électrique, il faut pouvoir mobiliser, en cas de fort appel de puissance, à la pointe, des moyens de production peu utilisés. Or, pour en garantir la disponibilité à tout moment, ces outils de production, peu utilisés, doivent être rémunérés à des niveaux élevés pour couvrir leurs coûts. En cas de faible demande, selon la théorie dite de « l’ordre du mérite », ce sont d’abord les installations hydroélectriques, nucléaires ou renouvelables qui sont utilisées : leur coût marginal est faible ou nul, ces énergies ayant des coûts d’investissement initiaux élevés, mais des coûts de fonctionnement faibles, indépendants par définition des variations de prix d’un combustible comme le charbon ou le gaz, l’uranium ne comptant pour sa part qu’à hauteur de 5% dans les prix de la production nucléaire. Les prix de marché sont donc bas. Lorsque la demande est forte et/ou que ces moyens de production ne sont pas au rendez-vous pour les raisons évoquées ci-dessus et faute de vent ou de soleil dans le cas des énergies renouvelables, les centrales thermiques sont mises à contribution, charbon d’abord, gaz ensuite. Le coût de l’électricité est alors basé sur le cours du charbon ou du gaz. À cela s’ajoute le prix du CO2 fixé dans le cadre du marché carbone européen, qui a également fortement augmenté, pour atteindre 85 euros la tonne au début de l’automne 2022. |
Une crise, quatre risques pour l’Europe
International Energy Agency (IEA), Never Too Early to Prepare for Next Winter: Europe’s Gas Balance for 2023-2024, novembre 2022.
Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra, Cecilia Trasi et Georg Zachmann, National fiscal policy responses to the energy crisis, bruegel.org, 13 février 2023.
C’est une crise énergétique historique touchant l’ensemble des marchés de l’énergie qui frappe l’Europe. Cette situation inédite fait courir un risque à l’Europe à plusieurs titres.
Le premier risque, physique, est celui d’un effondrement d’une partie du réseau électrique européen cet hiver. L’enjeu, en matière d’électricité, est d’éviter le black-out, c’est-à-dire l’effondrement physique du réseau provoqué par un appel de puissance supérieur à ce que le système de production est capable de fournir, l’offre et la demande devant s’équilibrer à chaque instant sur le marché électrique. Ce scénario extrême a pu être évité au cours de l’hiver 2022-2023 du fait de températures clémentes, d’une forte baisse de la demande et d’une préparation coordonnée des gestionnaires de réseaux européens. Pour ces mêmes raisons, le scénario de pénuries physiques d’énergie, avec des rationnements non anticipés pour les entreprises et les ménages, n’a pas eu lieu. Le risque n’a pas disparu pour autant : l’hiver énergétique européen, c’est-à-dire la persistance de prix élevés de l’énergie et de risques de rationnement, va durer au moins jusqu’en 2025-2026, le temps que montent en puissance les infrastructures d’importation du gaz naturel liquéfié, que le parc nucléaire français revienne à un niveau de fonctionnement normal et que s’accélère l’adjonction de capacités de production solaire et éolienne. D’ores et déjà, il est clair que certains des facteurs qui ont aidé l’Europe en 2022 ne seront probablement pas aussi favorables en 2023 : en particulier, les livraisons russes devraient être considérablement plus faibles et une demande concurrentielle de la Chine pour les cargaisons de gaz naturel liquéfié disponibles considérablement plus élevée7.
Le deuxième risque concerne la situation budgétaire des États européens qui, tous, mettent en œuvre des dispositifs visant à réduire l’impact de la hausse des prix du gaz et de l’électricité – voire du pétrole pour certains – sur les ménages et les entreprises. Selon le think tank Bruegel, entre septembre 2021 et janvier 2023, les divers boucliers tarifaires mis en place dans l’Union européenne ainsi qu’au Royaume-Uni et en Norvège s’élèvent à 768 milliards d’euros, dont 265 milliards par la seule Allemagne8. Dit autrement, après avoir voté à la suite du Covid-19 un plan de relance de 750 milliards d’euros ciblé sur la transition énergétique, les États européens subventionnent les énergies fossiles dans des proportions au moins similaires.
Réponses politiques fiscales à la crise énergétique
Source :
Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra, Cecilia Trasi et Georg Zachmann, National fiscal policy responses to the energy crisis, bruegel.org, 13 février 2023.
L’impact de ces politiques sur la balance commerciale des États membres est massif. En France, la facture énergétique a plus que doublé en 2022 : 115,3 milliards d’euros, contre 44,8 milliards en 2021.
Le troisième risque concerne l’industrie européenne. Sachant que l’énergie représente 26% des coûts de l’industrie métallurgique, 19% pour la production chimique de base, 18% pour la fabrication du verre, 17% pour le papier et 15% pour les matériaux de construction, les industries énergo-intensives – acier, chimie, aluminium… – sont contraintes soit de réduire leur production au profit d’importations, soit de fermer temporairement. Plus de la moitié des fonderies d’aluminium européennes ont déjà été touchées, la production européenne d’aluminium ayant atteint en septembre 2022 son plus bas niveau depuis les années 1970. Selon Eurométaux, l’association des industriels du secteur, l’Union européenne a temporairement perdu 650.000 tonnes de capacité de production d’aluminium primaire, soit environ 30% de son total. L’association européenne de l’industrie des engrais affirme que plus de 70% de la production d’engrais du continent a été arrêtée ou ralentie en raison des prix exorbitants du gaz.
Les prix élevés du gaz frappent les produits chimiques et les engrais européens
Source :
ICIS, Natural Earth.
La crise énergétique européenne s’installant dans la durée, du fait du temps nécessaire à la construction de nouvelles infrastructures gazières et du calendrier de maintenance des centrales françaises, le risque est celui d’une érosion de la base industrielle de l’Europe et de son déclassement alors que s’amorce un mouvement de délocalisation vers les États-Unis, que risque d’accélérer l’Inflation Reduction Act adopté par l’administration Biden, qui accroît encore le différentiel de compétitivité euro-américain. L’affaiblissement de la puissance industrielle allemande est un problème pour l’Europe entière et dessine un scénario noir sur le plan économique global. Ce scénario d’une crise systémique – énergétique, industrielle, budgétaire, économique –, dont les conséquences sociales seraient massives, ne peut être exclu aujourd’hui.
Il fait peser in fine un quatrième risque, politique celui-ci, sur l’Europe, à savoir une menace sur le principe même de la solidarité européenne. Les réactions, à Bruxelles comme dans plusieurs capitales européennes, au plan d’aide à l’économie allemande de 200 milliards d’euros annoncé le 30 septembre 2022, à la veille d’une réunion entre les ministres de l’Énergie, marquent-elles les prémices d’une crise politique, alors même que le pire de la crise énergétique reste à venir ? Les batailles intra-européennes sur la réforme du marché de l’électricité et sur le contenu à donner à la nouvelle politique industrielle pour contrer les initiatives américaines portées dans l’Inflation Reduction Act font certes partie du fonctionnement de l’Union européenne, mais la gravité de la situation les exacerbe, mettant sur le devant de la scène des différends profonds et latents. La nature du bouquet énergétique européen pour 2050 en fait partie.
Aux racines de la crise énergétique européenne : chronique d’un échec annoncé
« Dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l’exigence de préserver et d’améliorer l’environnement, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres : a) à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie ; b) à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union ; c) à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ; et d) à promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques » (« Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (version consolidée) », Journal officiel de l’Union européenne, n° C 326, 26 octobre 2012, art.194§1,p.134.
Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), La sécurité d’approvisionnement énergétique et le rôle du nucléaire. Synthèse, OCDE, 2011, p.3.
Angélique Palle, «L’Union européenne de la transition à la sécurité énergétique ?», Revue internationale et stratégique, n°113, mars 2019, p. 155-165.
Cécile Maisonneuve, L’Europe de l’énergie : un contrat à refonder d’urgence, note de l’Ifri, avril 2014 et L’Union de la dernière chance : trois questions pour trois constats sur l’union de l’énergie, note de l’Ifri, janvier 2016. Voir également les travaux menés sous l’égide de France Stratégie en 2015.
« Europe’s crisis has been two decades in the making. Aiming to engineer a fast transition from fossil fuels and nuclear energy to renewable sources, European policymakers forced profound changes in the energy supply. At the same time, they ignored projections for continued demand for oil and natural gas, as well as the need for a reliable baseload fuel source to back up intermittent solar and wind » (Brenda Schaffer, « With Winter Coming, Europe Is Walking Off a Cliff », foreignpolicy.com, 29 septembre 2022).
Voir Cécile Maisonneuve, « Transition énergétique, qui seront les maîtres des horloges ? » L’Express, n° 3668, 21 octobre 2021.
Guerre en Ukraine, impact de la sécheresse sur l’hydroélectricité, défaillances du parc nucléaire français: une analyse superficielle pourrait s’en tenir à ces trois facteurs pour expliquer la crise énergétique européenne. Arguer de la conjonction malvenue entre crise géopolitique, épisode climatique extrême et aléa technico-industriel est tentant. Telle est d’ailleurs l’analyse que retiennent les responsables politiques français, allemands ou les autorités européennes, attribuant à la Russie la responsabilité quasi exclusive du désastre énergétique européen. Elle est pourtant insuffisante pour trois raisons au moins.
En premier lieu, aussi brutale que soit la rupture de liens énergétiques pluridécennaux entre l’Europe et la Russie, c’est précisément pour parer à ce type de rupture que l’Union européenne a fait de la sécurité énergétique l’un des piliers de la politique commune de l’énergie9. Or, qu’est-ce que la sécurité d’approvisionnement énergétique sinon « la résilience d’un système énergétique à des événements exceptionnels et imprévus qui menacent l’intégrité physique de l’acheminement de l’énergie et peuvent entraîner des hausses irrégulières des prix de l’énergie, indépendamment des fondamentaux économiques10 » ?
En deuxième lieu, au-delà même de cette obligation légale qui place la sécurité énergétique au cœur des missions de l’Union européenne, celle-ci, on l’a vu, en a fait un objectif politique après la révolution de Maïdan en 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie. Les déclarations politiques actuelles des responsables européens rejetant l’intégralité de la responsabilité sur la Russie seraient audibles si Maïdan n’avait pas eu lieu. Mais, avec Maïdan, la réalité qui s’est imposée à l’Europe dès 2014 est celle du retour des ambitions impériales de la Russie. Dès lors, si l’Europe, à la différence des États-Unis, n’a jamais et ne sera jamais indépendante sur le plan énergétique, devait-elle pour autant mettre une grande partie de son destin énergétique dans les mains de son voisin russe ? L’Allemagne est la première concernée par cette question, avec un taux de dépendance au gaz russe de 55% à la veille de la guerre. Au plan européen, en misant sur le gaz russe à hauteur de 40% de notre approvisionnement gazier, c’est l’ensemble des marchés de l’électricité que nous avons fait dépendre des prix du gaz russe, du fait des mécanismes de fixation des prix sur les marchés électriques précédemment décrits.
Enfin, l’attribution exclusive de la crise à la Russie neutralise toute réflexion politique sur l’Europe de l’énergie alors même que les experts alertent de longue date sur ses insuffisances et sur les risques que ses modalités de fonctionnement font peser sur la sécurité d’approvisionnement11 et, au-delà, sur « le chaos énergétique » auquel elle risquait de conduire12, risque aujourd’hui réalisé : « La crise de l’Europe a été préparée pendant deux décennies. Soucieux d’assurer une transition rapide des combustibles fossiles et de l’énergie nucléaire vers les sources renouvelables, les décideurs européens ont imposé de profonds changements dans l’approvisionnement énergétique. Dans le même temps, ils n’ont pas tenu compte des prévisions concernant la demande continue de pétrole et de gaz naturel, ni de la nécessité de disposer d’une source de combustible de base fiable pour soutenir les énergies solaire et éolienne intermittentes13.» La pénurie actuelle est le fruit du processus suivant : suppression simultanée et brutale du nucléaire et du charbon sans accroissement du gaz, et installation massive de capacités renouvelables sans prise en compte suffisante de leur intermittence (via des centrales au gaz et la construction d’infrastructures de stockage et de transmission).
La crise actuelle marque l’effondrement de l’ordre de sécurité énergétique européen14. Contrairement à l’ordre de sécurité militaro-stratégique en Europe, qui est explicite et régulièrement débattu (rôle de l’OTAN, parapluie nucléaire américain, Europe de la défense), l’ordre de sécurité énergétique européen s’est construit au fil de l’eau, sans être explicité comme tel. Jusqu’au déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, il reposait sur trois piliers. Le premier, explicite, était la politique commune de l’énergie. Le deuxième, implicite, était le rôle clé de la Russie comme fournisseur d’un gaz bon marché pour l’industrie européenne, notamment allemande. Le troisième, également implicite mais qui plus est « invisibilisé » à Bruxelles, reposait sur l’énergie nucléaire, première source de production d’électricité par vecteur énergétique en Europe en 2022, avec la France comme grenier à électrons et exportateur structurel.
Au-delà de Bruxelles et de sa politique d’Union de l’énergie, c’est donc vers les politiques énergétiques allemande et française qu’il faut se tourner pour comprendre l’ampleur de la crise actuelle et prévenir sa répétition.
Astigmatisme bruxellois
La politique européenne de l’énergie souffre d’un douloureux paradoxe : elle est généralement critiquée sur ce qu’elle a le mieux réussi mais saluée sur ses faiblesses saillantes voire ses manquements patents.
Les marchés, des boucs émissaires pratiques
Que n’entend-on pas, aujourd’hui, sur le marché, à propos de ce fameux market design, terme qui fait référence à ses principes de conception et règles de fonctionnement ! Pourtant, que ce soit sur le gaz ou sur l’électricité, l’intégration européenne via les marchés de gros a renforcé, et non affaibli les systèmes énergétiques des États membres.
Ainsi, le marché gazier, confronté au scénario extrême d’une quasi-disparition du gaz russe (soit 40% du gaz consommé en Europe) en quelques mois, fait preuve d’une résilience remarquable, notamment en attirant une part croissante de gaz naturel liquéfié ainsi que des fournisseurs alternatifs. Cette stratégie de diversification à marche forcée se fait certes à prix d’or mais refléter par les prix l’offre et la demande est bel et bien le rôle d’un marché : le niveau des prix ne fait que refléter les tensions géopolitiques actuelles et le caractère inélastique d’une partie de la demande.
Évolution de l’origine des flux d’importations de gaz en Europe entre le premier semestre 2021 et le premier semestre 2022
Source :
Ben McWilliams, Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra et Georg Zachmann, « A grand bargain to steer through the European Union’s energy crisis« , Bruegel, Policy Contribution n° 14/22, septembre 2022, p. 3.
« Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (version consolidée) », art. 191 §1, p. 132, op. cit.
Michel Cruciani, Le Tournant énergétique allemand : année N + 2, note de l’Ifri, juillet 2013, p. 54. Le texte original auquel il est fait référence est le suivant : „Verschiedene Untersuchungen zeigen die Problematik der Nutzenbilanzierung. Zum einen sind eine Reihe von positiven Wirkungen eines EE-Ausbaus nicht bzw. kaum quantifizierbar. Dazu gehören u. a. die Verringerung oder Vermeidung von internationalen Spannungen wegen geringerer Konkurrenz um knappe fossile Energien, die nicht bzw. kaum vorhandenen Missbrauchsmöglichkeiten der EE-Techniken für kriegerische oder terroristische Zwecke und damit eine unproblematischere länderübergreifende Zusammenarbeit oder die vielfältigen dezentralen Nutzungsmöglichkeiten von EE-Techniken mit ihrer regionalen Wertschöpfung und den verstärkten (Mit-) Gestaltungsmöglichkeiten auf privater und kommunaler Ebene. Zum anderen sind die quantifizierbaren Nutzenbeträge bislang weitgehend theoretischer Natur, da sie in der Kostenkalkulation der Marktteilnehmer überwiegend nicht enthalten sind und somit auch Investitionsentscheidungen nicht „automatisch“ nach dem optimalen volkswirtschaftlichen Nutzen gefällt werden.“.
«Une conversation avec Frans Timmermans», interview par Ramona Bloj, geopolitique.eu, 19 septembre 2022.
Commission européenne, «Commission Staff Working Document Impact Assessment. Part 1. Accompanying the document “Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council amending Regulation (EU) 2019/631 as regards strengthening the CO2 emission performance standards for new passenger cars and new light commercial vehicles in line with the Union’s increased climate ambition” », 14 juillet 2021.
Cité in Alain Guillemoles, « Le gazoduc russo-allemand Nord Stream 2 divise les Européens », la-croix.com, 18 décembre 2015.
Marc Oliver Bettzüge, « Politique européenne de l’énergie : dogme ou stratégie ? » in L’Union de l’énergie, France Stratégie, août 2015, p. 114.
« The less energy we consume, the less generation capacity we need to install. The more electricity markets are interconnected and competitive, the better we will manage to deploy renewables across the Union and deliver their benefits to consumers » (Parlement Européen, Answers to the European Parliament questionnaire to the Commissionner-designate Kadri Simson, p. 10).
Sur le paysage de l’énergie nucléaire en Europe, voir Cécile Maisonneuve et Benjamin Fremaux, «Souveraineté énergétique européenne : en finir avec le nucléaire honteux», institutmontaigne.org, 17 mars 2022.
De même, les critiques contre les marchés de l’électricité ont beau jeu d’omettre que ces derniers ont été conçus pour servir le court terme et fonctionner dans un contexte normal, ce dont ils se sont acquittés à la satisfaction de tous depuis l’achèvement de la libéralisation au cours de la décennie précédente et jusqu’à la crise actuelle. Il est urgent d’en finir, en France notamment, avec ce procès permanent fait au marché : que la France ait raté sa libéralisation des marchés de l’électricité est une chose qui n’a rien à voir avec la qualité de la conception des marchés de l’électricité en Europe.
Aujourd’hui, ce marché est sous perfusion, situation appelée à perdurer plusieurs années. La crise énergétique actuelle impose des interventions politiques, qui doivent être aussi coordonnées que possible au niveau européen. Tels sont bien les objectifs visés par les propositions successives de la Commission européenne en 2022 – décorrélation entre les prix de l’électricité et du gaz, plafonnement des profits réalisés par les entreprises produisant de l’électricité par des moyens infra-marginaux, énergies renouvelables, nucléaire, hydraulique. De même, les dérogations accordées par Bruxelles aux règles de fonctionnement normales du marché en faveur de l’Espagne et du Portugal (plafonnement du prix du gaz), du fait de leur position géographique et de la spécificité de leur système de production d’électricité, sont pleinement justifiées. Ces interventions sont d’ailleurs sans doute appelées à s’amplifier : le « marché » de l’électricité européen va, durant quelques mois, voire quelques années, ressembler à un étrange marché, saturé de subventions publiques, de plafonnements imposés des prix, de dérogations diverses et variées, sous peine de voir consommateurs résidentiels, entreprises et collectivités écrasés sous le poids des prix du gaz et de l’électricité et, pour certains opérateurs du secteur des réseaux et de la production, de voir exploser leurs profits. Ce pragmatisme est nécessaire d’autant que, ce faisant, l’Union européenne en général, la Commission européenne en particulier, est pleinement dans le rôle que lui assigne le traité, consistant « dans un esprit de solidarité entre les États membres, à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie ». Elle est là au cœur de sa mission historique. Qu’il faille maintenant réfléchir à une transformation de ce marché au vu des leçons apprises en 2022 est une autre question, sur laquelle nous reviendrons par la suite.
De même, l’Union européenne s’acquitte scrupuleusement de remplir les autres obligations que lui assigne le traité, à savoir « promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables » et « promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques ». Elle est en cela aidée par une autre disposition du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui, en son article 191, l’autorise, en matière d’environnement, sur la base d’une compétence exclusive, à adopter des mesures « affectant sensiblement le choix d’un État membre entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique15 ». C’est à ce titre que sont menées les politiques ambitieuses que nous connaissons en matière d’efficacité énergétique ou d’énergies renouvelables.
Entre dogme anticoncurrence et environnementalisme : la sécurité d’approvisionnement dans l’impasse
S’agissant en revanche du deuxième objectif qu’assigne le traité, à savoir « assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union », l’heure est au constat d’échec. D’aucuns pourront être tentés, à Bruxelles, d’interpréter les termes du traité pour défendre leur bilan : faute d’une définition de la sécurité d’approvisionnement – s’agit-il de la garantir à court terme ou à long terme ? –, la Commission européenne pourra considérer qu’elle a rempli son mandat en trouvant un modèle de marché qui a fonctionné jusqu’à la crise russe pour assurer l’équilibre offre-demande à court terme. Nul ne niera, en revanche, que, s’agissant du long terme, l’échec de la politique commune de l’énergie est total.
Les racines d’un tel échec sont d’abord à chercher dans le traité lui-même. Ne pouvant exercer pleinement sa compétence dans le domaine de l’énergie, puisqu’elle est partagée avec les États membres, la Commission européenne a, pour agir dans le champ énergétique, contourné le problème en utilisant les domaines dans lesquels elle a la compétence exclusive. Jusqu’en 2007, ce fut via la politique de concurrence ; depuis le Conseil européen de 2007 et le traité de Lisbonne de 2008, c’est aussi à travers sa compétence en matière d’environnement qu’elle pousse son agenda. L’objectif de neutralité carbone assigné à l’Union européenne après l’Accord de Paris de 2015 n’a fait que renforcer cette « environnementalisation » de la politique énergétique européenne, la politique énergétique devenant un quasi-sous-produit de la politique climatique.
C’est dans cette combinaison entre une sacralisation du marché, donc du court terme, et une approche environnementale de la politique énergétique que réside une partie des causes de l’impasse durable dans laquelle l’Europe se trouve en matière de sécurité d’approvisionnement. Elle a largement contribué à marginaliser les préoccupations de sécurité énergétique à long terme, tant la culture environnementaliste est étrangère à la géopolitique et à la culture de sécurité. Les préoccupations de sécurité énergétique sont historiquement liées aux énergies fossiles et nucléaires : à l’inverse, les énergies renouvelables intermittentes ont, de longue date, été théorisées, en Allemagne notamment, comme porteuses par essence de proximité, donc de sécurité, et de « dégéopolitisation » des relations internationales. Ainsi, la « très officielle « Leitstudie 2011 » comporte par exemple une page d’arguments expliquant que le calcul économique est vain, car les bénéfices des énergies renouvelables ne peuvent être quantifiés : détente internationale par une moindre compétition pour les ressources fossiles, impossibilité de détournement de ces énergies à des fins militaires, mise en œuvre décentralisée propice à stimuler la démocratie locale16 ». Les propos récents du vice-président de la Commission en charge du pacte vert, Frank Timmermans, affirmant que « notre souveraineté ne peut se construire que sur l’énergie renouvelable17 », se situent dans la droite ligne de cette mythologie pacifiste des renouvelables. Étonnante déclaration au regard de la domination chinoise sur la plupart des chaînes de valeur des renouvelables, désormais largement documentée, et de l’incapacité des énergies intermittentes à fonctionner sans soutien de centrales fossiles. L’étude d’impact18 accompagnant le projet de loi, voté par le Parlement européen le 14 février 2023, sur l’interdiction de la vente de véhicules thermiques dans l’Union européenne à partir de 2035, témoigne d’ailleurs de cet aveuglement volontaire sur l’ampleur de la domination chinoise dans les technologies bas carbone. Aucune analyse n’est faite des conséquences géopolitiques de ce projet. Plus encore, ce document, publié en juillet 2021, n’a pas été actualisé au regard de la crise énergétique et de la montée en puissance très rapide des exportations chinoises de véhicules électriques. Certes, la présidente de la Commission européenne, dans son discours sur l’État de l’Union, en janvier 2023, a annoncé une stratégie de sécurisation des matières premières stratégiques de la transition énergétique, actant le caractère non soutenable et dangereux de la dépendance profonde de l’Europe dans ce domaine, mais l’absence de vision systémique sur la politique chinoise dans le bas carbone fait curieusement écho à celle sur la Russie en matière d’énergies fossiles.
Sécurité énergétique : qui décide ?
En plus de ce contexte juridique, institutionnel et idéologique qui a marginalisé les préoccupations de sécurité énergétique de long terme, le contexte politique n’a pas peu joué. Lorsque fut annoncée la signature du projet de gazoduc Nord Stream 2 reliant directement l’Allemagne à la Russie, à la fin de l’année 2015, la Commission accueillit le projet avec la plus grande réserve, soutenue en cela par une dizaine d’États membres de l’Europe centrale et orientale et par l’Italie, qui avait peu apprécié l’annulation, en 2013, du projet concurrent de gazoduc South Stream passant sous la mer Noire pour desservir la Bulgarie, la Grèce et l’Italie. Quant au président du conseil, le Polonais Donald Tusk, l’un des pionniers de l’union de l’énergie, il ne mâchait pas ses mots : « Si Nord Stream 2 devait être construit, 80% du gaz importé de Russie passera par une seule route ; 60% du gaz arrivant en Allemagne viendra de Gazprom. Nous sommes tous d’accord pour dire que toute nouvelle infrastructure énergétique doit répondre aux objectifs de la politique énergétique européenne : la réduction de notre dépendance et la diversification. Il est clair que le projet Nord Stream ne répond pas à ces objectifs19. »
Cependant, face à la détermination de l’Allemagne et au soutien de la France au projet, les institutions européennes n’ont pas eu gain de cause. Et personne ne s’est ému ni n’a voulu voir qu’au cours de la dernière décennie la production intérieure européenne de gaz naturel diminuait de moitié et que, aujourd’hui, les importations représentent 83% de la consommation européenne de gaz. Après tout, le traité, tout en assignant à l’Union européenne la responsabilité de la sécurité d’approvisionnement énergétique, ne réaffirme-t-il pas, comme on l’a vu plus haut, la compétence de chaque État membre à déterminer « la structure générale de son approvisionnement énergétique » ?
Des objectifs partiels et partiaux
Enfin, la méthodologie même de la politique commune de l’énergie est également en cause dans la faillite de sa sécurité énergétique. Non seulement, comme on l’a vu, la décarbonation n’implique nullement de facto la souveraineté ou la sécurité énergétique, mais, en outre, la méthodologie choisie pour mener la décarbonation de l’Union européenne n’en garantit pas le succès. Ainsi, les deux outils de suivi de la réduction des émissions de CO2 sont la proportion d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, assortis d’objectifs nationaux, et de baisse de la consommation d’énergie.
En premier lieu, rien ne justifie d’avoir retenu une technologie bas carbone, en l’occurrence les énergies renouvelables, plutôt que d’autres : le seul objectif pertinent eût été de fixer une proportion, dans le mix énergétique, de technologies bas carbone, incluant, outre les énergies renouvelables, l’hydroélectricité et le nucléaire. Ce choix devient plus problématique au fur et à mesure que s’accroissent les objectifs d’énergies renouvelables fixés: rappelons que le Parlement européen vient de relever à 45% l’objectif de la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique européen pour 2030. Ce vote, intervenu alors que fait rage la guerre en Ukraine et que l’Europe est en situation de précarité énergétique, est une fuite en avant idéologique qui repose, répétons-le, sur un postulat non démontré qui voudrait que les énergies renouvelables renforcent à elles seules la souveraineté énergétique. Le contre-exemple de la Californie, qui a fait le choix d’un mix renouvelables-gaz (34-50%) et d’une électrification massive des usages (mobilité, chauffage), et qui a été confrontée cet été à de graves difficultés d’approvisionnement électrique sous l’effet d’une vague de chaleur, devrait faire réfléchir une Europe qui s’engage exactement sur la même voie. Las, « les évolutions internationales, par exemple sur les marchés des carburants, en matière de technologies, de géopolitique ou de négociations sur le changement climatique, n’ont aucun ou peu d’impact sur la politique énergétique européenne. Tout se passe comme si, en matière d’énergie, l’Europe se voyait coupée du monde ou bien capable de dominer le monde20 ».
Le contre-exemple californien souligne par ailleurs la confusion qui s’est installée entre l’objectif de réduction de la consommation d’énergie et le double objectif de transition et de réindustrialisation qui va conduire à une augmentation massive de la consommation d’électricité. De fait, celle-ci va être portée par l’électrification des usages – mobilité et chauffage – et par la relocalisation en Europe d’activités industrielles liées à la transition, telles que les activités minières, la fabrication de batteries et la production d’hydrogène. Cette « recette pour le désastre » est résumée par les propos de la commissaire européenne à l’énergie Kadri Simson lors de son audition de confirmation devant le Parlement européen : « Moins nous consommons d’énergie, moins nous devons installer de capacité de production. Plus les marchés de l’électricité seront interconnectés et compétitifs, mieux nous parviendrons à déployer les énergies renouvelables dans toute l’Union et à en faire profiter les consommateurs21. »
Cette politique confuse et idéologique ne pouvait que mener à l’impasse que nous connaissons : de belles performances en matière de capacités renouvelables installées, mais une baisse des marges de sécurité électrique. L’équilibre du système électrique reposait largement sur le rôle implicite du nucléaire français, quand celui du système gazier reposait, tout aussi implicitement, sur le gaz russe, plébiscité par l’industrie allemande. Pour comprendre l’impasse de la politique énergétique européenne, il faut donc interroger les choix allemand et français en matière de politique énergétique. Le choix allemand parce qu’il a placé le gaz russe au cœur de son Energiewende et fait de la sortie du nucléaire non seulement un choix national mais une cause européenne ; le choix français parce qu’il a négligé le long terme, tant dans la gestion de son parc nucléaire que dans celle de ses marges de sécurité électrique hors nucléaire sans chercher à développer, à Bruxelles, une coalition efficace entre la douzaine d’États membres exploitant ou voulant construire des réacteurs22.
Aveuglement allemand
Joschka Fischer, „Sie betrachtet die EU nur als Mittel zum Zweck – um eigene Interessen durchzusetzen“, Süddeutsche Zeitung, 17 mai 2010. Pour une analyse plus détaillée des fondements de l’Energiewende, voir Cécile Maisonneuve, « Kandinsky et l’énergie », in Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, Transition(s) électrique(s). Ce que les marchés n’ont pas su vous dire, Paris, Odile Jacob, 2017, p. 178-196.
Olaf Scholz, discours à l’université Charles de Prague, 28 août 2022.
Ursula von der Leyen, « Discours sur l’état de l’Union 2022 », ec.europa.eu, 14 septembre 2022.
Cécile Maisonneuve, « Kandinsky et l’énergie », art. cit., p. 180.
“Germany wants to dissuade Vattenfall from selling lignite assets”, Reuters, 11 novembre 2014.
« L’Allemagne ne considère plus l’Union européenne comme un but mais comme un moyen pour imposer ses propres intérêts23 », déclarait Joschka Fischer peu après les élections européennes de 2009. Il est probable que l’ancien vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères de Gerhard Schröder porterait aujourd’hui le même jugement à l’écoute du passage du discours européen prononcé à Prague, le 29 août 2022, par le chancelier Olaf Scholz. La vision allemande du nouvel ordre de sécurité énergétique ouvert par le découplage énergétique euro-russe y est clairement présentée : « En ce qui concerne l’électricité, je pense à la mise en place d’un réseau et d’une infrastructure de stockage pour un véritable marché intérieur de l’énergie approvisionnant l’Europe en énergie hydraulique provenant du Nord, en énergie éolienne provenant des littoraux et en énergie solaire provenant du Sud, et ce de manière fiable, en été comme en hiver. Je pense à un réseau européen de l’hydrogène associant producteurs et consommateurs et entraînant un essor de l’électrolyse en Europe. Ce n’est en effet qu’en exploitant l’hydrogène que le secteur industriel atteindra la neutralité climatique », déclarait le chancelier allemand24.
À la différence de 2009, cependant, il semble qu’en 2022, l’Allemagne n’ait plus à imposer ses intérêts à Bruxelles tant les visions entre Berlin et la capitale européenne convergent en matière énergétique, après plus d’une décennie de promotion très active de ses intérêts énergétiques au sein de l’ensemble des institutions européennes. Lors de son discours sur l’état de l’Union du 14 septembre 2022, dans un écho parfait au chancelier allemand, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen déclarait ainsi : « La transformation [énergétique] nécessaire a déjà commencé. Elle a lieu en mer du Nord et en mer Baltique, où nos États membres ont massivement investi dans l’éolien en mer. Elle a lieu en Sicile, où la plus grande usine solaire d’Europe produira bientôt la toute dernière génération de panneaux solaires. Et elle a lieu dans le nord de l’Allemagne, où les trains régionaux roulent désormais à l’hydrogène vert. L’hydrogène peut changer la donne pour l’Europe25. »
Cette impressionnante convergence de vues est une bonne nouvelle pour l’Energiewende, ce tournant énergétique allemand conceptualisé dès les années 1970 dans les milieux antinucléaires et écologistes allemands, décidé par Gerhard Schroeder au tournant du siècle et confirmé par Angela Merkel après Fukushima, en 2011. Car, bien que l’Allemagne ait décidé de lancer sa révolution énergétique – sortie du nucléaire, accroissement massif des énergies renouvelables, baisse de sa consommation – sans consulter les autres pays européens, sa stratégie énergétique n’est possible que parce qu’elle a des voisins. Plus encore, ce projet « intéresse l’Europe entière : loin d’être une transition énergétique parmi d’autres sur notre continent, il occupe une place éminente, en raison de la centralité de l’Allemagne dans le domaine énergétique, centralité en un sens “subie” du fait de la position géographique du pays et de son poids démographique, mais centralité aussi choisie, l’Allemagne ayant décidé de placer la question énergétique au cœur de la transformation de son économie et d’en faire un outil de leadership industriel et commercial26 ».
Faute d’avoir réussi à construire chez elle ce qu’elle prône au plan européen, à savoir des réseaux de transmission d’électricité reliant les champs d’éoliennes en mer du Nord aux consommateurs du sud de l’Allemagne, où étaient situés la plupart des réacteurs fermés et où c’est l’électricité solaire qui prime, l’Allemagne a imposé son système aux gestionnaires des réseaux français, polonais, suisses ou tchèques grâce auxquels s’évacue cette électricité. Le coût marginal nul de cette dernière a réduit la rentabilité des moyens de production pilotables chez ses voisins, utilisables notamment pour gérer la pointe, et créé une illusion collective de sécurité d’approvisionnement. En outre, chaque pays européen développant ses énergies renouvelables, ce système n’est pas pérenne sans un développement massif des réseaux, de transport et de stockage, qu’appelle aujourd’hui sans surprise de ses vœux le chancelier allemand.
Non concertée, cette politique a en outre entraîné toute l’Europe dans une dépendance accrue au gaz russe dont elle doit aujourd’hui se sevrer en urgence et dans la douleur. Des centrales thermiques sont en effet nécessaires pour prendre la relève des énergies renouvelables dès lors qu’est fermée l’option nucléaire. Précisons que l’option gazière n’était pas celle privilégiée dans le projet initial qui visait une alliance entre énergies renouvelables et charbon, dont l’Allemagne est l’un des grands producteurs mondiaux. « Nous croyons fermement que nous ne pouvons pas abandonner en même temps l’énergie nucléaire et la production d’électricité à partir du charbon » : tel est ce qu’écrit, le 13 octobre 2014, Sigmar Gabriel, ministre fédéral de l’Économie et de l’Énergie d’Angela Merkel, au Premier ministre suédois, dans un courrier où il appelle l’énergéticien suédois Vattenfall à ne pas renoncer à ses investissements dans des mines de charbon à ciel ouvert27, explicitant comme rarement le double choix allemand.
Document de Sigmar Gabriel, ministre fédéral de l’Économie et de l’Énergie d’Angela Merkel, adressé à Stefan Löfven, alors Premier ministre suédois, le 13 octobre 2014
« Alliance entre Siemens et Rosatom », nuklearforum.ch, 4 mars 2009.
Cécile Maisonneuve, « Kandinsky et l’énergie », art. cit., p. 195.
Étienne Beeker, « Où va la transition énergétique allemande ? », telos.eu, 1er février 2023.
La signature de l’Accord de Paris en décembre 2015 et la mise au pilori quasi officielle du charbon ont cependant contraint l’Allemagne à revoir ses plans. C’est ainsi que s’est enclenchée, dans la foulée de Maïdan, la mécanique infernale qui a vu la Russie accroître ses parts de marché gazières en Europe, comme décrit précédemment. Mécanique certes infernale mais totalement rationnelle sur le plan de la politique intérieure allemande puisqu’elle permettait d’aligner l’ensemble des intérêts politiques, commerciaux et industriels : les sociaux-démocrates s’inscrivaient dans la longue histoire de l’Ostpolitik de Willy Brandt, les chrétiens-démocrates pouvaient constituer des alliances, locales ou nationales, avec les Verts de plus en plus puissants, tandis que la grande industrie disposait d’un gaz à bon marché pour produire et exporter dans des conditions compétitives.
Reste que ce choix n’a fait l’objet d’aucun débat explicite ni en Allemagne ni en Europe. Nombre d’observateurs, notamment français, n’ont voulu voir que la dimension antinucléaire de l’Energiewende, oubliant d’ailleurs un peu vite, qu’avant Fukushima, en mars 2009, les Allemands de Siemens avaient, avec la bénédiction d’Angela Merkel, quitté le capital de Framatome pour s’allier avec les Russes de Rosatom28.
On qualifie trop souvent d’idéologie ce qui fut tout autant une stratégie de leadership industrielle et commerciale que l’Allemagne poursuivait aussi dans l’industrie nucléaire. Pourtant, l’aspect le plus intéressant pour l’observateur attentif a toujours résidé non dans ce que l’Energiewende affichait mais dans ce qu’il taisait. Il y a quelques années, nous nous interrogions : « Où est le gaz et, question subsidiaire, où est le grand voisin russe ? Ce non-dit est révélateur : derrière les débats sur l’abandon de la houille et du lignite, se profile en effet l’ombre portée par l’ours russe29. » Nous avons aujourd’hui la réponse à notre question.
Dans le contexte de crise énergétique aiguë que traverse aujourd’hui l’Europe, l’Allemagne poursuit en cavalier seul, alors que la crise fait apparaître les impasses de l’Energiewende. Les nouveaux objectifs de déploiement d’énergies renouvelables apparaissent peu crédibles sans pour autant permettre d’accompagner l’électrification des usages (mobilité électrique, pompes à chaleur) : « Il implique de développer en douze ans 215 GW de solaire photovoltaïque et 145 GW d’éolien, soit un quasi-triplement des capacités installées depuis 20 ans. De nombreux experts pensent qu’il est tout simplement insurmontable, alors que ces quantités sont à peine suffisantes pour décarboner la production d’électricité, et que celle-ci compte pour moins de 20% de l’énergie primaire consommée dans le pays. Cela laisse entière la question de l’électrification du parc automobile ou du chauffage par des pompes à chaleur. Les investissements nécessaires sont presque hors de portée, dans les ENR d’abord, mais ensuite et surtout dans les moyens de stockage, alors que ces secteurs sont touchés de plein fouet par la conjoncture, avec une remontée du prix des matières premières et des taux d’intérêt30. »
Une fois encore, la faisabilité des décisions unilatérales de l’Allemagne n’est rendue possible que si ses voisins adoptent des politiques compatibles avec la sienne. L’insistance allemande sur le développement des interconnexions ne doit rien à ses convictions européennes mais tout à la nécessité de mener à bien ses projets nationaux, fruits de négociations compliquées au sein d’une coalition fragile. Sans compter enfin l’intensification de la dépendance à la Chine qu’implique cette politique, qui explique aussi la réticence de Bruxelles à définir une politique chinoise. À l’heure où la Chine se pose en acteur géopolitique global, allant jusqu’à proposer un plan de paix en Ukraine que Moscou ne renierait pas, cette fuite en avant et ce sentiment d’une histoire qui bégaie interrogent.
Myopie française
Quand l’Allemagne a placé sa politique énergétique sous le sceau du volontarisme, la politique française des quinze ou vingt dernières années frappe, quant à elle, par son attentisme. Car, au-delà de la raréfaction de la ressource gazière, si le système électrique européen ne produit plus assez d’électricité, c’est en partie du fait de la sécheresse qui affecte les centrales hydroélectriques dans tous les pays producteurs mais surtout à cause de l’insuffisante production d’électricité nucléaire française.
La moitié de l’électricité européenne produite à partir d’énergie nucléaire l’est en France, véritable grenier à électrons d’origine nucléaire en Europe. Or le calendrier des travaux sur les réacteurs dans le cadre de la prolongation de leur durée de vie et la découverte du phénomène de corrosion sous contrainte sur une partie du parc a conduit EDF à arrêter de nombreux réacteurs, privant la France et ses voisins, du fait des interconnexions, d’importantes quantités d’électricité. La France, traditionnellement exportatrice nette d’électricité, est devenue en 2022 importatrice nette, situation qui devrait se prolonger dans les années à venir. La crise électrique française est exacerbée par l’absence de marges de sécurité, la puissance du parc pilotable français – c’est-à-dire hors éolien et solaire – ayant été réduite de 117,7 MW installés en 2012 à 107,2 MW en 2021. Fermeture de centrales au fioul, au charbon, au gaz, puis de la centrale nucléaire de Fessenheim : la France va devoir compter sur un complément important d’importations pour faire face aux appels de puissance lors des pointes de consommation hivernales. Le rôle des importations d’électricité devient structurel dans l’approvisionnement de notre pays, comme l’illustrent l’ensemble des scénarios de RTE dans son rapport prospectif à 2050.
Évolution du parc électrique français (en GW)
Rappelons pourtant que, selon France Stratégie, les capacités électriques pilotables de la France et des pays européens limitrophes à 2035 deviendront, dès 2030, insuffisantes pour répondre à la demande de pointe moyenne.
Prévision de capacités électriques pilotables de la France et des pays européens limitrophes (2020-2035)
Source :
Étienne Beeker et Marie Dégrement, « Quelle sécurité d’approvisionnement électrique en Europe à horizon 2030 ? », Note d’analyse, n° 99, France Stratégie, janvier 2021, p. 1.
Lecture : La demande de pointe moyenne pour la France est celle évaluée par RTE dans son bilan
prévisionnel et pour les autres pays par les organismes accrédités correspondants.
Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Communiqué de presse, 19 janvier 2022.
À l’heure où le système électrique français aurait pu atténuer massivement les effets de la crise géopolitique et des choix allemands, l’attentisme et le court-termisme qui ont présidé à sa gestion ajoutent à la déstabilisation du système énergétique européen.
Les causes de ce rendez-vous manqué entre le nucléaire français et l’Europe sont multiples. Politiques d’abord, les socialistes français ayant décidé, en 1997 comme en 2012, d’un compromis électoral à l’allemande avec le parti écologiste, comme le firent le SPD puis la CDU avec les Verts : l’avance française en matière de quatrième génération de réacteur fut sacrifiée sur l’autel d’un tel accord en 1997. En 2012, ce sont quatorze réacteurs en parfait état de fonctionnement qu’il a été prévu de démanteler. Cette décision a été d’autant plus problématique qu’elle a repoussé l’arbitrage qu’il fallait avoir il y a dix ans, entre extension de durée de vie et augmentation de puissance des réacteurs existants et construction de nouveaux. Sans parler de la conception et du développement de modèles de réacteurs alternatifs à l’EPR, qui ont été abandonnés, comme l’ATMEA, réacteur de 1.000 MW franco-japonais dont la conception avait été approuvée par l’autorité de sûreté, ou ignorés, comme les petits réacteurs modulaires (SMR) sur lesquels la recherche s’est accélérée pourtant dans le monde au cours des années 2010. Ce n’est qu’à l’automne 2021, dans le cadre de l’annonce par le président de la République d’un plan d’investissements massifs dans l’innovation (plan France 2030), que la France s’est engagée, tardivement, dans la course aux SMR, et en février 2022, avec le discours du président de la République à Belfort, que s’est enclenchée une réorganisation de la filière et un cycle législatif.
Au-delà de ces arrangements électoraux qui ont fait du parc nucléaire français, fruit de décennies d’expérience, la variable d’ajustement d’alliances politiques court-termistes, cet échec s’analyse également comme une faillite de l’État stratège. Alors même que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’a cessé d’alerter, depuis 2007, sur la nécessité de maintenir des marges dans le dimensionnement du système électrique, ses préconisations sont restées lettre morte, alors même que l’enjeu n’était ni plus ni moins « d’éviter la concurrence des enjeux de sûreté et d’approvisionnement électrique31 ». Dans le même temps, alors qu’étaient prises des décisions structurantes d’électrification massive des usages, les besoins futurs en matière de consommation d’électricité ont été minorés afin d’éviter de rouvrir le débat nucléaire.
L’État actionnaire n’est pas en reste, dont la gestion financière et court- termiste d’EDF n’a pas aidé l’entreprise à se projeter dans un futur déjà peu engageant pour les raisons politiques évoquées ci-dessus.
Enfin, l’opérateur public est aussi responsable de la médiocre performance de la disponibilité de ses réacteurs, d’une exploitation par trop malthusienne de l’outil de production et, pour partie, de l’érosion de son savoir-faire industriel. Il n’est certes pas aisé de faire la part des responsabilités respectives de l’opérateur, du régulateur et du politique mais un certain nombre de faits doivent être rappelés qui nécessitent des réformes internes si l’on veut reconstruire l’excellence nucléaire française. Ainsi en est-il de l’allongement progressif de la durée des opérations de maintenance des réacteurs, de la difficulté chronique des dirigeants successifs d’EDF à atteindre les objectifs de disponibilité du parc qu’ils se fixaient eux-mêmes depuis de nombreuses années ou encore de la modulation de la production du parc qui semble autant justifiée par des raisons économiques (prix de l’électricité sur le marché européen) que par des considérations techniques (suivi de charge du fait des productions renouvelables intermittentes).
Faut-il également mettre en cause la doctrine de sûreté française, particulièrement exigeante par rapport à ses homologues étrangères ? C’est un terrain sur lequel il n’est pas souhaitable d’aller, d’abord parce que l’autorité de sûreté française est reconnue, même par les opposants, pour son indépendance, ensuite parce que l’acceptation du nucléaire en France est intimement liée à cette hyper-exigence de sûreté comme le montrent toutes les études d’opinion. En la matière, la question porte bien davantage sur la nécessité d’augmenter considérablement les ressources du régulateur pour accélérer des procédures aujourd’hui incompatibles avec l’urgence de la sécurité d’approvisionnement.
Reconstruire l’Europe de l’énergie
La politique européenne de l’énergie ne saurait faire l’objet de réformes à la marge : sa faillite justifie sa reconstruction, non sa simple rénovation, d’autant que les évolutions internationales en matière d’énergie, de climat et de géopolitique renforcent les risques d’instabilité. Parce qu’elle est particulièrement exposée à chacun de ces risques, l’Union européenne doit retrouver des marges de manœuvre, élargir ses options de politique énergétique et construire une politique énergétique résiliente aux chocs qui s’annoncent. Cette résilience vaut tant pour les infrastructures d’importation et de transport que pour la production énergétique et sa chaîne de valeur.
Le préalable à cette reconstruction impose de changer de cadre de pensée et d’abandonner les croyances et postures qui ont forgé la politique énergétique avant 2022. Des paroles comme « Même pendant la guerre froide, les Russes ont toujours livré le gaz », « Nord Stream 2 est un projet uniquement commercial », « l’énergie nucléaire est une énergie du passé », « les énergies renouvelables, c’est la paix et l’indépendance » trahissent autant de croyances qui sont aujourd’hui lettre morte. Si l’Union européenne veut améliorer de manière significative sa sécurité énergétique sans rien sacrifier à son ambition climatique, elle devra aller au-delà des simples ajustements politiques. Il s’agit plutôt d’opérer un changement de paradigme beaucoup plus large.
Quels principes, quels objectifs pour le nouvel ordre énergétique européen ?
Luuk Van Middelaar, « Un moment historique pour l’Ukraine et l’Europe », entretien avec Michel Duclos, Institut Montaigne, 16 septembre 2022.
Ibid.
Trois principes doivent guider une démarche pour un nouvel ordre énergétique européen.
a) La politique énergétique n’est pas un sous-produit de la politique climatique mais une politique en soi dont le socle est la sécurité d’approvisionnement et dont les objectifs sont la neutralité carbone et la préservation du pouvoir d’achat et de la compétitivité européens.
La crise actuelle en fournit le vivant exemple : sans maîtrise de ses approvisionnements énergétiques, l’Europe n’a plus la main ni sur les coûts de son énergie – vitaux pour sa compétitivité économique et le pouvoir d’achat des ménages –, ni sur sa trajectoire de décarbonation. L’accroissement présent de la part du charbon dans le mix électrique n’est pas un avatar temporaire mais l’expression du besoin fondamental pour les sociétés européennes d’avoir un socle d’approvisionnement énergétique garanti. C’est bien dans cette logique que l’Allemagne a gardé sous cocon les centrales au charbon qu’elle réactive aujourd’hui : le charbon reste, en Allemagne comme dans d’autres pays européens, le socle stratégique de sa sécurité d’approvisionnement. Dès lors, viser la neutralité carbone, donc d’abord faire sortir le charbon du mix énergétique européen, implique de définir une stratégie crédible de sécurisation de nos approvisionnements – crédible sur les plans géopolitique et économique.
b) Au risque de marteler une évidence, la sécurité énergétique a toujours été synonyme, aujourd’hui comme dans le passé, de diversification des sources d’approvisionnement, tant sur le plan géographique qu’au regard des composantes du mix énergétique et de ses vecteurs. Celle-ci implique une approche systémique des questions énergétiques.
L’approvisionnement de l’Europe en gaz russe est en train de disparaître et, si nul ne peut aujourd’hui savoir combien de temps durera ce découplage, il est probable qu’il ne faille rien attendre sur ce point avant cinq à dix ans au moins. Notamment, dans un certain nombre de capitales d’Europe de l’Est, l’idée même d’un retour au « business as usual » avec la Russie est aujourd’hui exclue des options de politique énergétique. Il faut maintenant s’attaquer vigoureusement à la dépendance européenne écrasante à la Chine en matière électrique, via les énergies renouvelables et le véhicule électrique, sans doute plus profonde et plus complexe que ne l’était la dépendance européenne à la Russie. Il importe également de surveiller l’éventuelle dépendance excessive au gaz de schiste américain ou qatari, quelque mondial que soit le marché du gaz naturel liquéfié. Cela signifie avoir une politique de gestion active sur la proportion de contrats spot ou de long terme ainsi que sur le type d’indexation retenu pour les contrats gaziers (Henry Hub, Brent, TTF…). Dans cette optique, il faut notamment rouvrir clairement le débat sur la part des contrats à long terme dans l’approvisionnement gazier de l’Europe, que la Commission européenne a largement combattus au cours des années passées.
S’agissant des composantes du mix énergétique et de ses vecteurs, là aussi, la diversification doit être le maître mot de la politique européenne. Contrairement à la politique qui a jusqu’alors prévalu, l’Union européenne doit élargir et non restreindre ses options de politique énergétique dans une approche prospective. À cet égard, il est urgent de clarifier le rôle du gaz dans la transition en Europe, de battre en brèche le postulat implicite selon lequel l’énergie nucléaire n’a pas d’avenir dans le mix européen et de tordre le cou au mythe du 100% renouvelables. Il s’agit d’un pari idéologique qui ne repose sur aucune réalité technologico-politique, économique et sociale. Il postule des hypothèses qui ne sont pas remplies – dont on voit mal comment elles pourraient l’être –, que ce soit en termes d’investissements dans le réseau électrique, de numérisation du secteur, de développement de capacités de stockage et de capacité politique des institutions européennes à mener de front et en cohérence ces différentes politiques. En termes d’infrastructures de réseaux, il implique un niveau d’acceptabilité sociale que même l’Allemagne, ardente militante du 100% renouvelables, ne parvient pas à obtenir au sein de ses propres frontières. Enfin, il suppose une baisse de la consommation totalement incompatible avec l’électrification de nos usages sans parler du niveau de vie des Européens. De même, s’agissant des vecteurs énergétiques que sont l’électricité et l’hydrogène, l’Union européenne doit veiller à la prudence de ses choix. Une politique ambitieuse en matière d’hydrogène ne signifie pas l’ériger en solution magique. Une réflexion sereine sur ses usages est à cet égard urgente : nécessaire pour décarboner l’industrie, l’hydrogène aura des usages limités en matière de mobilité et doit être exclu pour le chauffage.
La stratégie de sécurité énergétique s’applique également à la politique européenne en matière de recherche et développement dans ce domaine.
c) L’Europe étant condamnée, pour de longues années encore, à la dépendance énergétique et sa prospérité reposant sur sa puissance commerciale, la géopolitique et ses conséquences en termes d’avantages comparatifs doivent être au cœur de la politique énergétique européenne.
L’approche qui a prévalu depuis 2008 n’est plus pertinente. Comme le formule parfaitement l’historien Luuk van Meddelaar, l’heure n’est plus à cette « époque où l’Europe dans son ensemble raisonnait en termes “post- historiques”, comme si le triomphe du libéralisme avait aboli les lois de l’Histoire, et que tout se déroulait sur un plan universel et atemporel32 ».
L’Europe de l’énergie sera géopolitique ou ne sera pas. Construire cette approche géopolitique est un défi pour l’Europe. Et Luuk van Meddelaar de préciser : « Trois concepts clé permettent de comprendre le rendez- vous manqué entre l’Europe et la géopolitique. La puissance d’abord, la géographie ensuite, le récit enfin. Sur cette dernière notion, qui manque tout particulièrement aux Européens, disons qu’un acteur géopolitique doit faire appel à une communauté en jouant sur la dimension narrative, en proposant un récit à même d’étayer des choix souverains et un certain nombre de politiques. Si nous n’avons pas cette combinaison de puissance, de géographie (une vraie interrogation sur l’espace et les frontières) et de récit, on ne peut pas être un acteur géopolitique33. »
L’Europe a la puissance industrielle et technologique qui lui permet de construire la politique énergétique de l’ère du changement climatique. En revanche, la réflexion géopolitique est largement inexistante. Car si concevoir et conduire une politique énergétique à l’échelle continentale dans le contexte géopolitique des années 2020 passe par un diagnostic lucide sur les risques et menaces qui pèsent sur l’Europe, cela signifie aussi prendre conscience des opportunités que représente sa position géographique, au voisinage de pays (Norvège) et de régions structurellement exportatrices, telles que l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et le Caucase, d’un continent riche en matières premières, l’Afrique, d’un Royaume-Uni qui a su innover sur les modèles de marché.
S’agissant du récit, il est à reconstruire : le « lead by example » qui a soutenu le virage de 2008 est mort, et avec lui la méthode qui consiste à définir des objectifs internes et, ex post, à se pencher sur leur faisabilité et leur crédibilité à l’aune de la réalité internationale. Poursuivre sur cette illusion du leadership et de l’exemplarité expose l’Europe à un risque. On peut même considérer que le volontarisme interne de l’Europe mine la crédibilité externe de sa politique énergétique. À ce titre, l’adoption, par le Parlement européen, de la fin de la vente de véhicules thermiques en 2035, sans qu’ait été considérée la capacité du système électrique à supporter, partout en Europe, la montée en puissance de ce nouvel usage, massif, d’électricité, ni qu’ait été proposée une stratégie crédible de sécurisation de la chaîne de valeur du véhicule électrique, pas plus qu’ont été considérées ses conséquences sur l’emploi, relève plus de la fuite en avant que d’une démarche cohérente et réfléchie. De même, le renforcement des objectifs d’énergie renouvelable pour 2030 dans le contexte de la guerre en Ukraine, au moment même où la réalité d’une crise énergétique durable s’impose, qui va nécessiter le recours au charbon et au gaz pour plusieurs années, s’apparente presque à un déni du réel. Les engagements et objectifs que se fixe l’Europe doivent refléter autant la crédibilité de son engagement climatique que celle de sa politique énergétique. Il est plus que temps que les objectifs que l’Europe assigne à sa politique énergétique reflètent autant la crédibilité de son engagement climatique que celle de sa stratégie de sécurité énergétique.
Cinq propositions pour reconstruire l’Europe de l’énergie
Ibid.
Cité in Cécile Maisonneuve, « Si tu veux la paix climatique, prépare la guerre énergétique », L’Express, n° 3707, 21 juillet 2022, p. 52.
Marc Oliver Bettzüge, art. cit., p. 148.
Ibid., p. 148, note 1.
Ibid.
Ivan Kratsev, « Guerre en Ukraine : un test de résilience pour l’UE ? », entretien avec Michel Duclos, Institut Montaigne, 30 septembre 2022.
Ibid.
« Europe’s next energy crush », The Economist, 21 octobre 2022.
Reconstruire le nouvel ordre énergétique européen signifie trouver un équilibre entre les objectifs climatiques, les forces du marché, les technologies, les politiques nationales et la géopolitique, ce qui ne correspond pas à un modèle idéologique.
Les dix pistes d’action que nous indiquons plus loin esquissent ce que pourraient être la méthodologie, les outils et le contenu technologique et industriel d’une nouvelle politique énergétique commune dont la reconstruction doit être entamée dès aujourd’hui. Même si la gestion de la crise actuelle implique des mesures d’urgence, il est nécessaire de préparer l’avenir dans ces domaines très inertiels que sont l’énergie et la négociation du changement en Europe. Sont en jeu la préservation de la cohésion européenne, sa crédibilité et son affirmation sur la scène internationale.
a) En termes méthodologiques, la priorité est double : d’abord, injecter une culture de sécurité dans les instances de décision européennes (proposition 1) ; ensuite, appuyer les décisions de politique énergétique en Europe sur une expertise de prospective et de scénarisation énergétiques, des études d’impact solides et redéfinir les objectifs et indicateurs pour mieux cibler la décarbonation (proposition 2).
Proposition 1 : Construire une culture de sécurité qui irrigue les instances de décision européennes compétentes en matière d’énergie.
Si au second semestre 2022 la République tchèque a fait de la sécurité énergétique l’un des cinq axes de sa présidence, il importe d’inscrire cette priorité dans le temps long. L’injection d’une culture de sécurité dans les instances de décision européenne passe par une meilleure prise en compte du temps long et des réalités internationales, deux domaines dans lesquels l’expertise des forces armées est incontestable. Comment « “repondérer la sécurité” dans toutes les politiques de l’UE34 », en particulier dans l’énergie ?
À cet égard, la signature, le 10 janvier 2023, d’un accord de coopération général entre l’Union européenne et l’OTAN est bienvenue. Il pourrait se traduire par la tenue d’un séminaire annuel conjoint sur les enjeux de sécurité énergétique et climatique qui permettrait un partage de points de vue et une meilleure hybridation des cultures, nécessaires dans un contexte d’hybridation des menaces. L’actualité récente – en l’occurrence le sabotage en mer Baltique des deux gazoducs Nordstream 1 et 2 en septembre 2022 – est là pour rappeler que ces menaces ont quitté le domaine des scénarios prospectifs pour entrer dans la réalité.
Un tel exercice serait d’autant plus fructueux que l’OTAN travaille également sur ces enjeux pour son propre fonctionnement. C’est ainsi que le sommet sur le concept stratégique de l’OTAN, tenu à Madrid le 28 juin 2022, s’est ouvert, en pleine guerre en Ukraine, sur la crise climatique. L’organisation de sécurité collective a d’ailleurs créé un fonds « multi-souverain » de capital-risque doté de 1 milliard d’euros destiné aux technologies duales dans les secteurs numérique et énergétique. Les propos du secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, selon qui le « risque [est] de créer un patchwork de systèmes incompatibles [si] les trente Alliés de l’OTAN suivent leurs propres voies vers la sécurité énergétique et l’adoption de nouvelles technologies35 », font d’ailleurs fortement écho aux préoccupations de l’Union européenne : l’interopérabilité des systèmes de défense et des systèmes énergétiques sera, pour l’une et l’autre de ces deux organisations internationales, une condition sine qua non de sa résilience face aux chocs à venir, qu’ils soient géopolitiques ou climatiques. À cet égard, nous n’en sommes qu’aux prémices de la compréhension des effets du dérèglement climatique sur la robustesse des systèmes énergétiques et, partant, de la sécurité d’approvisionnement. Nul doute qu’une coopération entre des organisations civiles et militaires accélérerait la courbe d’apprentissage sur le sujet.
Proposition 2 : Appuyer les décisions de politique énergétique en Europe sur une expertise de prospective et de scénarisation énergétiques, des études d’impact solides et redéfinir les objectifs et indicateurs pour mieux cibler la décarbonation.
Tant la question climatique que le durcissement des relations internationales imposent à l’Union européenne de développer des outils prospectifs et de scénarisation de ses besoins énergétiques et des risques pesant sur sa sécurité d’approvisionnement. Il est temps de remédier à un paradoxe : alors que le pilotage des politiques énergétiques devient critique au regard des objectifs de décarbonation sur lesquels l’Union européenne et ses États membres se sont engagés, les démarches prospectives ont été de plus en plus déléguées soit à des entreprises, soit à des instances internationales comme l’Agence internationale de l’énergie. Quelles que soient les qualités des documents de prospective qui émanent de ces différentes entités, l’Union européenne doit disposer de ses propres analyses, intégrant sa vision et ses contraintes géopolitiques, par définition absentes ou pondérées d’une manière différente par une entité nationale ou internationale.
Plus encore, la méthodologie prospective elle-même est à revoir à la lumière du contexte ouvert par la pandémie, la guerre en Ukraine et la crise climatique. Cela signifie « penser à partir du présent en se projetant vers un avenir nécessairement ouvert, au lieu de revenir de façon rétrospective au présent à partir de visions étroites de ce que sera l’avenir36 ». En termes pratiques, cela signifierait par exemple « calculer la demande énergétique optimale par rapport au PIB en Europe pour un scénario spécifique ou des évolutions futures37 ». De fait, au regard du caractère évolutif, selon des logiques non linéaires, des technologies, des prix de l’énergie et des matières premières et de la santé de l’économie, « fixer la demande totale en énergie calculée pour une année future donnée, par exemple 2030, comme un objectif quantitatif pour l’économie européenne, de surcroît contraignant, ne semble pas très pertinent d’un point de vue économique38 ». Outre ces scénarios et outils prospectifs, l’Union européenne doit également enrichir ses objectifs et indicateurs afin que ses dirigeants soient en mesure de travailler sur des options diverses de politique énergétique. Plutôt que des objectifs étroits et obligatoires comme le sont aujourd’hui l’efficacité énergétique et la part des renouvelables, il serait préférable d’avoir un objectif obligatoire de technologies bas carbone et d’efficacité, doublé d’une batterie d’indicateurs sur la compétitivité, la sécurité d’approvisionnement, etc.
Ce travail est d’autant plus nécessaire que, dans le domaine énergétique, l’Union européenne est en rivalité avec la Chine qui, comme elle, est structurellement dépendante de l’extérieur en matière d’énergie fossile dès lors qu’elle doit abandonner le recours au charbon et doit construire sa propre souveraineté. Si les États-Unis s’imposent comme une hyperpuissance énergétique, présente, voire dominante, sur chacun des modes de production d’énergie et structurellement exportatrice, la Chine a choisi pour sa part de devenir la grande puissance de l’électricité, comme l’illustrent ses objectifs en matière d’énergies bas carbone (nucléaire, hydroélectrique, solaire, éolien), de réseaux électriques et de chaînes de valeur des technologies de la transition.
La décision européenne, en février 2023, de se doter d’une véritable politique industrielle plaide également pour ce changement méthodologique. Développer, sur le sol européen, la nouvelle industrie des technologies bas carbone va requérir des quantités massives d’électricité.
b) S’agissant des outils – juridiques, économiques et diplomatiques – de la politique commune de l’énergie, les trois propositions suivantes portent sur la nécessaire clarification du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (proposition 3), l’intégration du long terme et de la transition dans les marchés du gaz et de l’électricité (proposition 4) et le renforcement de liens structurants avec les voisins de l’Europe (proposition 5).
Proposition 3 : Clarifier les objectifs de la politique commune de l’énergie et les compétences entre l’Union et les États membres dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Jusqu’à une époque récente, évoquer l’idée même de modifier les traités européens était tabou. Souvenons-nous comme l’Europe s’est réjouie d’avoir géré la pandémie, notamment par l’achat commun de vaccins, sans avoir à modifier les traités dans un domaine qui lui était pourtant largement étranger, faute de compétence en la matière. Ce tabou est tombé avec le discours historique du chancelier allemand Olaf Scholz, prononcé à Prague le 29 août 2022, qui plaide pour une révision profonde des traités sur maints aspects, qui ne concerne toutefois pas l’énergie.
La rédaction actuelle des traités porte la marque d’un ordre qui a disparu, antérieur au retour de la géopolitique et aux engagements climatiques. Le traité doit refléter le nouvel ordre énergétique et climatique, c’est-à-dire la prise en compte du long terme et de l’échelle d’action et d’efficacité pertinente : l’échelle européenne.
Pour qu’un renforcement des pouvoirs de l’Union européenne soit accepté par tous les États membres, il est nécessaire d’accentuer l’importance de la sécurité d’approvisionnement dans le traité, question que les États membres d’Europe centrale et orientale ont constamment mise en avant, sans toujours être écoutés. Or, « l’invasion russe a redéfini la géographie politique de l’Europe, déplaçant son centre de gravité vers l’Est. L’Europe centrale a retrouvé un poids certain et le clivage Est/Ouest a opéré une nouvelle mue. Somme toute, c’est essentiellement la légitimité morale du couple franco-allemand qui est remise en cause. Les propos du Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki sont éloquents : “Nous avions raison et vous vous êtes fourvoyés sur la Russie” et “Croyez-vous que l’Europe se porterait mieux si nous avions suivi les recommandations de l’Allemagne toutes ces années durant ?”39 ».
Par ailleurs, afin de conforter l’objectif de décarbonation de la politique énergétique de l’Union européenne, qui doit être explicitement mentionné, le traité doit en revenir à la notion générique de technologie bas carbone plutôt qu’en rester à sa formulation actuelle, à la fois restrictive et floue, mentionnant « énergies renouvelables » et « énergies nouvelles » qui n’a pas de portée opérationnelle. Mentionner les « énergies bas carbone » éviterait en outre à la Commission européenne d’avoir à se positionner dans l’opposition stérile et datée entre nucléaire et renouvelables et de remplir sa mission d’intérêt général sur des bases scientifiques et non pas idéologiques. Cette formulation est en outre la seule à même de lui permettre d’assurer sa mission de gardienne de la sécurité énergétique du continent et donc de trouver le soutien des États membres d’Europe centrale et orientale qui, devant accélérer leur sortie du charbon, avec des perspectives gazières totalement remises en cause, vont accroître leurs ambitions nucléaires.
L’enjeu de sécurité énergétique implique par ailleurs de faire référence, dans le traité, aux chaînes de valeur liées aux technologies bas carbone, de manière à renforcer également la stratégie industrielle de l’Union. De même, la dimension extérieure et de voisinage de la politique énergétique commune doit être mentionnée. Comme le rappelle le politiste Ivan Kratsev, « face à l’offensive russe dans l’ancien espace soviétique, Bruxelles doit s’atteler d’urgence à consolider la sphère d’influence occidentale ; en d’autres termes, l’Ukraine, la Moldavie et les Balkans occidentaux doivent être intégrés à la politique commune de l’UE en matière de sécurité et d’énergie, et ce, dans les meilleurs délais40 ». Il s’agit bien de cette Realpolitik évoquée par le chancelier Scholz dans son discours de Prague, celle qui doit signifier impliquer alliés et partenaires partageant des valeurs communes et les soutenir afin de pouvoir être forts, grâce à cette coopération, dans la compétition mondiale. Il rejoint ce faisant la proposition pionnière du président Emmanuel Macron, d’une communauté politique. À l’évidence, le Royaume-Uni fait partie au premier chef d’une telle communauté, les Britanniques ayant été aux avant-postes des réformes de marché dans l’Union européenne. La politique énergétique européenne ne peut se concevoir sans le Royaume-Uni, pas plus d’ailleurs que sa politique de défense et de sécurité.
Enfin, le traité ne doit pas remettre en cause le rôle du marché, quand bien même les modalités de fonctionnement de ce dernier devraient être redéfinies à la lumière des enseignements de la crise actuelle.
Proposition 4 : Renforcer le rôle du marché en y intégrant la sécurité d’approvisionnement à long terme et les impératifs de la décarbonation.
Deux écueils, qui procèdent du même biais cognitif, sont à éviter lorsqu’on évoque les marchés énergétiques européens : d’une part, croire qu’ils peuvent tout, et notamment résoudre, aujourd’hui et demain, le fameux trilemme « énergie sûre, abordable et propre » ; d’autre part, leur reprocher d’être responsables de tous les maux. Même si les idéologues du « marché pour le marché » sont nombreux à Bruxelles, il n’en reste pas moins que les marchés ne sont que le reflet d’objectifs politiques, des outils au service d’un projet. Les multiples interventions politiques dont ils font l’objet actuellement devraient suffire à en faire la démonstration. C’est pourquoi il convient d’emblée de poser le principe suivant comme préalable à toute réflexion sur la réforme de ces marchés : celle-ci sera la conséquence d’un accord politique, idéalement reflété par un nouveau traité, et non l’inverse. Les marchés sont des outils, pas des objectifs en soi. Les réformer en profondeur implique de prendre le temps de la discussion. Comme pour les lois, « il n’y faut toucher que d’une main tremblante » (Montesquieu). Reste que, politiquement, il n’est pas soutenable de considérer que rien ne doive changer après les sommets atteints par les prix de l’électricité en 2022, moins encore alors que se profilent les élections européennes en 2024. Tel est aujourd’hui le dilemme européen.
Répétons-le : la crise énergétique actuelle n’est pas le résultat d’une faillite des marchés mais de la situation internationale, d’erreurs de politique énergétique, d’une gouvernance énergétique confuse, de considérations idéologiques non fondées sur les réalités scientifiques, économiques et géopolitiques, et d’une absence de prise en compte du long terme et, incidemment, d’événements climatiques. Tels sont les faits qui expliquent les prix astronomiques observés aujourd’hui sur lesdits marchés, du gaz comme de l’électricité, qui reflètent la pénurie d’offre par rapport à la demande. Répétons également qu’il existe à cet égard une situation franco-française particulière, liée à la spécificité de son mix énergétique par rapport aux autres pays, qui se retourne contre elle en ce moment, largement de son fait. En outre, il serait peu raisonnable de dépenser un capital politique important sur ce sujet au lieu de se concentrer sur les sujets qui sont au cœur de ses intérêts : réduire la dépendance européenne à la Chine dans les technologies bas carbone, travailler aux conditions de l’expansion de l’énergie et de l’industrie nucléaires en Europe, renforcer la culture géopolitique et de sécurité, renforcer les liens énergétiques avec les pays partenaires au nord, au sud et à l’est de l’Europe, et outre-Atlantique, favoriser les conditions des investissements dans les réseaux et le stockage d’énergie.
Stigmatiser les marchés, c’est-à-dire confondre le thermomètre et la température, a d’autant moins de sens que cela laisserait supposer qu’ils sont exempts de toute intervention politique. Or toute la complexité du débat en ce domaine vient à l’inverse de ce que, tout en faisant constamment l’apologie du marché, l’Union européenne n’a cessé d’en subordonner le fonctionnement à des objectifs politiques. Avoir une part croissante d’énergies renouvelables ayant priorité d’accès sur le réseau électrique est le fruit d’une décision politique, non le résultat du fonctionnement spontané des marchés. De même, sur le marché gazier, l’Union européenne a encouragé les États membres à passer des contrats de livraison de gaz basés sur le prix quotidien au comptant au lieu de négocier des prix fixes à long terme avec les fournisseurs, comme Gazprom en Russie. Ce point de vue était fondé sur l’idéologie de la concurrence qui a longtemps donné le ton à l’ensemble de la politique énergétique européenne et non sur des considérations relevant de la sécurité de l’approvisionnement.
Il est certes difficile, en ce printemps 2023, de se projeter dans l’après-crise alors que les interventions politiques sur les marchés vont se poursuivre, voire s’amplifier, dans les mois qui viennent, alors que la situation sur les marchés énergétiques demeure incertaine et volatile, que la fin de la politique du « zéro Covid » en Chine va relancer la demande mondiale en énergies fossiles et que le conflit en Ukraine semble s’installer dans la durée. Quelle que soit l’évolution des prix du gaz en 2023, ils ne retrouveront pas les niveaux prépandémie (20 euros) : c’est à un prix élevé, notamment par rapport à ses concurrents européens, que les Européens devront à la fois acheter leur gaz pour leur consommation immédiate et pour reconstituer les stocks de l’hiver 2023-2024.
Par ailleurs, les contrats à terme pour l’électricité allemande s’échangent, pour le quatrième trimestre de 2023, à des prix plus élevés que les prix déjà très élevés du quatrième trimestre de cette année41. L’année 2023 reste difficile sur le plan énergétique, difficile sur le plan économique et difficile pour la politique européenne, plus encore dans le contexte préélectoral déjà mentionné. La cohésion entre États membres reste à risque, chacun étant toujours tenté d’éteindre l’incendie chez lui.
Plusieurs positions sont aujourd’hui sur la table, parmi lesquelles il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses entre considérations techniques et vision politique. L’équation posée par la réforme du marché doit résoudre deux problèmes :
– en premier lieu, il s’agit de « faire baisser les prix, sans briser nos objectifs de transition énergétique », comme l’a souligné le 12 janvier dernier Laurence Boone, la ministre française en charge des Affaires européennes, par ailleurs économiste. Tout l’enjeu consiste pour ce faire à décorréler prix et coûts, alors que l’Agence internationale de l’énergie estime que les prix du gaz ont été multipliés par trois au début de l’année 2022 tandis que les coûts de production de l’électricité n’augmentaient que de 40%, créant un transfert massif de richesse vers les producteurs au détriment des consommateurs. Tel est le problème structurel du modèle de marché européen qui ne permet plus un alignement des prix sur les coûts en période de crise, alors même que cet alignement correspond à l’optimum économique. C’est ce non-alignement qui a déclenché de très nombreuses actions des États pour s’efforcer de limiter les conséquences sur les entreprises et le pouvoir d’achat – actions assez diverses dans leur nature mais ayant toutes comme conséquence des dépenses publiques accrues, laissant planer la menace d’inégalités accentuées en fonction des capacités budgétaires des différents États.
Augmentation annuelle des coûts moyens de production d’électricité, 2022
Source :
Agence internationale de l’énergie, World Energy Outlook 2022, p. 37-38.
L’augmentation des coûts de l’électricité est due aux prix plus élevés du fuel et a été particulièrement aiguë pour les pays importateurs de gaz.
Marché du gaz naturel en milliers de milliards, 2005-2022
Source :
Agence internationale de l’énergie, World Energy Outlook 2022, p. 37-38.
Il n’y a pas de précédent à l’augmentation énorme des paiements sur le marché du gaz.
“The problem, in other words, is not that the countries now experiencing energy crises have invested considerable effort in scaling renewable energy. It is that they have done so largely to the exclusion of all other low-carbon energy technologies—and exacerbated this problem by simultaneously shutting down nuclear power plants.” (Ted Nordhaus, « In Global Energy Crisis, Anti-Nuclear Chickens Come Home to Roost », foreignpolicy.com, 8 octobre 2021).
« Règlement sur les matières premières critiques : sécuriser le nouvel “or noir” au cœur de notre économie. Blog du Commissaire Thierry Breton », ec.europa.eu, 14 septembre 2022.
Cécile Maisonneuve et Benjamin Fremaux, art. cit.
– en second lieu, l’objectif est de faire en sorte que les mécanismes de marché permettent à la fois le fonctionnement optimal à court terme des échanges transfrontaliers mais en outre envoient aux investisseurs les signaux les encourageant à investir dans des moyens de production d’électricité décarbonés.
À ce titre, plusieurs propositions sont sur la table, qui vont du maintien des règles de fonctionnement du marché actuel, qui a fait ses preuves, complétées par des mécanismes à long terme, permettant de préserver la sécurité d’approvisionnement à cette échéance, à des transformations plus radicales, consistant à créer deux marchés distincts, regroupant peu ou prou les moyens de production bas carbone d’un côté, fossiles de l’autre. La difficulté vient de ce qu’un certain nombre d’États membres estiment urgent… de ne rien faire, ou du moins de mettre le sujet sur la table après les élections européennes. Telle était notamment la position initiale de l’Allemagne, suivie par six autres pays : le Danemark, l’Estonie, la Finlande, le Luxembourg, la Lettonie et les Pays-Bas. Ils seraient prêts en revanche à accepter une réforme limitée, telle qu’elle se dessine aujourd’hui.
Ces divergences tant sur le principe que sur le calendrier de la réforme tiennent à des considérations non pas techniques mais politiques. Le débat réel est celui entre les tenants d’une politique énergétique fondée, d’un côté, sur un mélange entre renouvelables et gaz, avec de l’hydrogène à la fois pour stabiliser le système électrique et décarboner l’industrie (modèle allemand) et, de l’autre, sur un bouquet composé d’énergie nucléaire, de renouvelables et d’hydroélectricité (modèle français) si les conditions géographiques le permettent. Les premiers craignent de voir leur compétitivité s’éroder, les prix de leur électricité étant indexés sur les prix du gaz faute de production suffisante et suffisamment constante d’électricité renouvelable. Les seconds font valoir qu’ayant investi – ou se préparant à le faire – dans des moyens faiblement carbonés mais intensément capitalistiques, ils n’ont pas à payer une électricité dont le prix est fondé sur une énergie qu’ils n’utilisent pas ou seulement marginalement.
Si l’on illustre ces positions de principe en revenant sur la crise actuelle, la France, dont près de 90% de la production électrique, nucléaire, hydraulique et renouvelables, a un coût de production qui ne dépend pas du prix des énergies fossiles, est deux fois moins sensible que l’Allemagne à la crise gazière. Son coût de production a augmenté deux fois moins vite que celui de l’Allemagne. Ainsi, la France est « deux fois plus » intéressée par une réforme du market design que l’Allemagne.
Les débats actuels ne doivent pas masquer les vraies questions que la crise et la transition font émerger, qui ne pourront rester sans réponse :
– comment réduire l’impact de coûts de l’énergie élevés sur les plus vulnérables, ménages ou entreprises ?
– comment concilier efficacement politiques énergétique, climatique, industrielle et d’innovation ? Cette question, comme la précédente, est celle que pose un Bill Gates lorsqu’il pointe la nécessité de réduire la green premium (« prime de risque verte »), en mettant l’accent sur la nécessité de politiques de recherche et développement et d’innovation beaucoup plus ambitieuses. La question sous-jacente est celle de la réduction de la dépendance énergétique de l’Europe (79% de consommation), via la gestion de ses coopérations et partenariats pour ce qu’elle ne pourra produire elle-même, plus cruciale que jamais dans le nouveau contexte géopolitique.
Remarquons, pour conclure, qu’aucune proposition de réforme à long terme des marchés gaziers n’est sur la table alors que se pose de manière aiguë, dans le contexte d’une Europe durablement privée du gaz russe, la question de revenir à des contrats de long terme. La question sous-jacente est en réalité celle du gaz dans la transition énergétique européenne, jusqu’alors restée implicite mais qui ne peut plus le rester. La position européenne de principe contre les contrats long terme doit être abandonnée.
c) La dernière proposition porte d’ailleurs sur le rôle respectif des différentes technologies et vise à élargir les options de politique énergétique dans le nouvel ordre énergétique européen.
Proposition 5 : Construire l’Europe de toutes les technologies bas carbone sur le plan énergétique, industriel et de la recherche et de l’innovation.
L’Union européenne veut devenir le leader des énergies renouvelables et de l’hydrogène vert. Cette approche est ambitieuse mais limitative, sans compter qu’elle ne permet pas de tirer profit des atouts existants de l’Union européenne. Il convient donc de lui substituer une vision large, intégrant l’ensemble des technologies bas carbone, vision qui doit s’incarner dans la politique énergétique, industrielle, de recherche et d’innovation.
Comme le souligne Ted Nordhaus, directeur de recherche au Breakthrough Institute, « le problème n’est pas que les pays qui connaissent aujourd’hui des crises énergétiques ont investi des efforts considérables dans le développement des énergies renouvelables. C’est qu’ils l’ont fait en grande partie à l’exclusion de toutes les autres technologies énergétiques à faible émission de carbone – et qu’ils ont exacerbé ce problème en fermant simultanément les centrales nucléaires42 ». La stratégie ambitieuse de l’Union européenne en faveur des énergies renouvelables n’est, en elle-même, pas en cause. En revanche, faire des énergies renouvelables solaires et éoliennes la clé de voûte du nouveau système énergétique européen, en l’associant à une dénucléarisation du système électrique, fragilise la sécurité d’approvisionnement et ralentit le rythme de la décarbonation du système électrique, l’intermittence de ces sources d’énergie impliquant un recours à des centrales fossiles faute de vent ou de soleil.
Qui plus est, cette sacralisation du rôle des énergies renouvelables empêche de travailler efficacement à la résolution de leurs faiblesses. Lorsque Ursula von der Leyen, dans son discours sur l’état de l’Union de septembre 2022, présente les énergies renouvelables comme « bon marché », « locales », ajoutant qu’elles « nous rendent indépendants », elle met a contrario en lumière les trois points de faiblesse majeurs des énergies renouvelables. Si le coût de ces énergies a fortement baissé au cours des années récentes – sachant que la crise sur les marchés de matières premières voit le coût de l’éolien remonter depuis l’an passé –, il est pour autant excessif de les déclarer « bon marché ». Du fait des investissements qu’elles impliquent en matière de stockage et de réseaux, elles restent des énergies chères, sachant en outre qu’en la matière l’Europe a pris beaucoup de retard. Le chancelier Scholz l’a d’ailleurs rappelé à Prague, dans son grand discours sur l’Europe, comme souligné précédemment. Au-delà du plaidoyer pro domo, la réussite de la stratégie allemande reposant, on l’a vu, sur ses connexions avec ses voisins, et du pari technologique que suggère cette vision qui porte sur la théorie non démontrée du foisonnement, le dirigeant allemand met cependant l’accent sur un vrai problème, qu’il expérimente d’ailleurs dans son pays : la mauvaise coordination entre l’accroissement des capacités installées en matière d’énergies renouvelables et le déploiement des infrastructures permettant de stocker et de faire circuler l’électricité qu’elles produisent, c’est-à-dire de tirer pleinement parti de leur énorme potentiel de décarbonation des systèmes énergétiques.
Quant au caractère « local » ou au rôle des énergies renouvelables en matière d’indépendance, ils n’existent pas du fait de la maîtrise, par la Chine, d’une grande partie de la chaîne de valeur associée aux métaux critiques et terres rares nécessaires à la fabrication des matériaux des panneaux solaires. Qui plus est, la chaîne de valeur industrielle des éoliennes, jusqu’alors moins concernée par cette dépendance à la Chine, montre depuis peu des signes de faiblesse dont profitent des groupes chinois. Ce sujet, que le commissaire à l’industrie Thierry Breton a mis depuis deux ans à l’agenda européen, fait désormais l’objet d’une proposition législative de la Commission, annoncée par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’État de l’Union43.
Quand bien même l’Europe améliorerait sa stratégie en matière de renouvelables, en faire l’unique pilier bas carbone de sa stratégie énergétique n’a pas de sens, moins encore alors que sa production d’électricité doit doubler pour faire face à l’électrification des transports et du chauffage. En outre, cette stratégie fait table rase de l’existant : l’énergie nucléaire, qui fournit le quart de la production d’électricité en Europe et un peu moins de la moitié de sa production décarbonée, fait de l’Europe le continent le plus nucléarisé au monde. Ce sont ainsi treize des vingt-sept pays de l’Union européenne qui abritent aujourd’hui 103 réacteurs nucléaires opérationnels, représentant une puissance de 100 GWh : l’Allemagne, la Belgique, la Bulgarie, l’Espagne, la Finlande, la France, la Hongrie, les Pays-Bas, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et la Suède.
L’Europe maîtrise l’intégralité de la chaîne de valeur du nucléaire en matière de combustible et de technologies de réacteurs. Pour atteindre les deux objectifs de sécurité énergétique et de neutralité carbone, elle doit donc non seulement préserver mais surtout développer sa production d’électricité nucléaire : « Prioriser la dénucléarisation – ou l’absence de nucléaire dans le mix énergétique – signifie mettre au second plan la décarbonation et la non-dépendance au gaz et au charbon russes. À l’inverse, progresser rapidement et de manière crédible dans la décarbonation n’est pas compatible avec l’effacement de la solution nucléaire à long terme. En outre, l’énergie nucléaire n’entraînant pas de dépendance à la Russie, il ne saurait exister de souveraineté énergétique européenne sans énergie nucléaire44. » Et si l’on prend au sérieux les données du Giec et de l’AIE montrant, d’une part, que le nucléaire est indispensable pour atteindre l’objectif global de neutralité carbone et, d’autre part, qu’il faut accélérer les investissements bas carbone, cela signifie que les États maîtrisant tout ou partie de leur chaîne de valeur nucléaire ont le devoir de développer leur parc et d’apporter leur savoir-faire aux nouveaux entrants. C’est à ce titre que la décision de l’Allemagne, qui était un grand pays du nucléaire, est difficilement explicable, aussi bien du point de vue de l’intérêt général européen que de la solidarité internationale.
Ajoutons que, dans les pays d’Europe centrale et orientale qui vont devoir sortir du charbon, l’option nucléaire est celle qui permet de décarboner beaucoup plus massivement le mix, comparé au gaz.
Émissions directes annuelles de CO2 évitées par gigawatt installé selon la technologie utilisée et le combustible remplacé
Source :
L’énergie nucléaire permet d’éviter davantage d’émissions de CO2 que les autres carburants
Note : Mt CO2 = million de tonnes de dioxide de carbone. Le thermique renvoie aux centrales à gaz à cycle combiné. Les facteurs de capacité appliqués ici sont les moyennes mondiales actuelles du parc nucléaire, de l’hydroélectrique et du thermique et les moyennes mondiales des nouveaux projets achevés en 2019 pour l’éolien en mer, l’éolien terrestre et le photovoltaïque.
“US study assesses potential for coal-to-nuclear conversion”, world-nuclear-news.org, 14 septembre 2022.
Cécile Maisonneuve et Benjamin Frémaux, art. cit.
Pour plus de détails, voir Cécile Maisonneuve et Benjamin Fremaux, art. cit.
Pour une présentation de cette technologie, voir Greg De Temmerman et François de Rochette, Élimination du carbone atmosphérique. Introduction aux procédés à émissions négatives, Zenon Research, juillet 2022.
C’est d’ailleurs dans cette optique que le Department of Energy (DOE) américain vient de lancer un grand programme de transition des sites miniers vers le nucléaire45. Cette nouvelle politique du « coal-to-nuclear » permettrait de développer des coopérations intereuropéennes très fructueuses et de réduire la ligne de fracture entre les pays d’Europe occidentale et des pays d’Europe centrale et orientale qui ont, à juste titre, le sentiment que leur spécificité géographique et énergétique est insuffisamment prise en compte.
Ajoutons qu’à long terme un effacement européen de l’industrie du nucléaire civil réduirait notre capacité à peser sur les règles régissant la non-prolifération. Dans un contexte international durablement fragmenté et alors que la Chine et la Russie dominent le marché des réacteurs à l’international, l’affaiblissement de l’Europe dans ce domaine fera peser un risque sur sa propre sécurité.
Au-delà de la prolongation des réacteurs existants, de l’augmentation de leur puissance et de la construction de nouveaux réacteurs, l’Europe doit également intensifier son effort en matière de recherche et d’innovation, publiques et privées, dans le domaine nucléaire. Cinq pays européens (Royaume-Uni inclus) développent des projets de SMR, sept souhaitant s’en équiper. L’Europe est toutefois encore trop timide dans ses projets, notamment en comparaison des États-Unis dont le réacteur NuScale a vu sa conception approuvée par le régulateur nucléaire.
Le retour de l’ambition nucléaire en Europe ne sera effectif qu’à quatre conditions :
a) La condition première est politique. Il est urgent de mettre fin à la ligne de fracture entre États membres désireux de sortir du nucléaire et ceux qui veulent le développer : un accord politique de neutralité sur le nucléaire s’impose d’urgence, « dont les termes seraient les suivants : chacun est libre de ses choix – telle est d’ailleurs la lettre du traité : le choix de son mix énergétique appartient aux États membres – et il ne saurait être question de bloquer les projets de ceux des États membres qui souhaitent développer ou simplement préserver leur capacité nucléaire46 ». La guerre de tranchées constante entre ces deux lignes ralentit la prise de décision sur des politiques clés pour l’atteinte des objectifs de neutralité carbone, éminent paradoxe dès lors que ce sont des débats entre deux technologies qui ont en commun de permettre de sortir des énergies fossiles.
b) La deuxième condition est industrielle. Des alliances européennes voire transatlantiques sont nécessaires afin d’accélérer le déploiement des nouveaux projets nucléaires et le développement des petits réacteurs. En dehors de la France, centre de gravité de l’industrie nucléaire en Europe, les compétences industrielles en Europe sont multiples et solides, y compris dans des pays qui ne produisent pas d’énergie nucléaire, comme l’Italie, dotée de solides compétences. L’industrie française, affaiblie aujourd’hui, doit se renforcer en s’ouvrant à des alliances européennes : comme évoqué, les pays d’Europe centrale et orientale seraient des partenaires naturels. Le Royaume-Uni doit aussi être inclus dans cette approche industrielle. De même, en matière de SMR, des coopérations transatlantiques, portées politiquement, permettraient d’accélérer les projets européens : recourir à des technologies américaines sur le modèle de Framatome exploitant le brevet de Westinghouse dans les années 1970 doit faire partie des options, de même que la mise en concurrence des technologies et modèles de réacteurs. Les États membres comme les industriels qui aujourd’hui sont nombreux à se tourner vers le nucléaire doivent disposer d’un éventail de choix de réacteurs dès lors que ceux-ci sont fabriqués sur le sol européen, voire font l’objet de rachats de licences sur le modèle de ce que la France a fait dans les années 1960-1970 en francisant la technologie de réacteurs de Westinghouse. L’Europe étant un marché très attractif pour les vendeurs de technologies nucléaires, français, européens ou extra-européens, elle doit utiliser ce pouvoir de marché. Alliances et partenariats sont d’autant plus nécessaires que EDF se voit aujourd’hui limité dans ses ambitions à l’export par son actionnaire, l’État.
c) La troisième condition est financière. La position des Verts allemands, selon laquelle aucun financement européen ne doit aller au nucléaire, ne saurait être imposée à l’ensemble des États européens désireux de développer l’énergie nucléaire. Le bras de fer à Bruxelles autour des politiques de soutien à l’hydrogène bas carbone relève d’un autre temps. Plus largement, le financement des nouveaux projets de réacteurs doit être examiné dans une perspective européenne, et non au cas par cas, bilatéralement entre l’État membre concerné et la Commission européenne. Plusieurs modèles de financement du nouveau nucléaire ont été testés au Royaume-Uni et en Finlande, ou sont en cours d’examen par la Commission européenne s’agissant de la République tchèque. La Commission européenne pourrait mettre en place une politique de soutien aux États membres en matière d’ingénierie financière des projets. Par ailleurs, les conditions restrictives inscrites dans la taxonomie européenne des investissements durables dans le domaine nucléaire doivent être levées, car elles procèdent d’une vision extrêmement conservatrice de l’avenir de l’énergie nucléaire en Europe47.
d) La quatrième condition est réglementaire : pour des raisons de temps et de coût, il est urgent de travailler à une certification européenne des modèles les plus prometteurs de SMR actuellement développés en Europe et dans le monde, dès lors qu’ils seront fabriqués en Europe. L’Europe doit, dans ce domaine, se considérer comme un seul marché.
Dans la perspective d’une démarche plus ambitieuse en matière de technologies bas carbone, et notamment de décarbonation de son industrie, l’Union européenne met en place une stratégie ambitieuse en matière d’hydrogène. La lisibilité de cette stratégie doit être renforcée en promouvant non seulement l’hydrogène renouvelable mais également l’hydrogène produit à partir d’énergie nucléaire. Cette approche en termes d’hydrogène bas carbone permettra de mettre en concurrence les différents modes de production et de faciliter la réduction des coûts de production de l’hydrogène, clé de son développement. Elle contribue aussi à renforcer la crédibilité d’une stratégie sur laquelle l’Union européenne s’apprête à dépenser des milliards d’euros.
Enfin, en matière de recherche, l’Union européenne gagnerait à développer une approche plus ouverte et plus agressive dans le domaine des technologies encore balbutiantes mais prometteuses. Notamment, l’atteinte de la neutralité carbone étant impossible sans l’élimination des émissions résiduelles pour lesquelles n’existeront pas de technologies capables de les supprimer, l’Europe doit se positionner, outre sur la capture et la séquestration du CO2 (carbon capture and storage ou CCS), sur les projets de recherche en matière d’élimination du carbone atmosphérique (carbon dioxide removal ou CDR), également connus sous le terme d’émissions négatives48. En matière nucléaire, elle ne saurait rester à l’écart de la vague d’investissements dans le domaine de la fusion.
Conclusion
Cette proposition est avancée par Ben McWilliams, Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra et Georg Zachmann, in « A grand bargain to steer through the European Union’s energy crisis », Policy Contribution (Bruegel), n° 14/22, septembre 2022.
Olaf Scholtz, art. cit.
Emmanuel Macron, Conférence de presse sur l’énergie, 5 décembre 2022, youtube.fr, 30’39”-30’53”.
Ne nous le cachons pas : reconstruire l’Europe de l’énergie va être une tâche ardue. La mue vers l’Europe-puissance, puisque c’est de cela qu’il s’agit, ne va pas de soi, moins encore dans le contexte d’une crise énergétique dont les conséquences économiques et industrielles vont, à court et moyen terme, affaiblir l’Europe. Avant qu’émerge un nouvel ordre de sécurité énergétique européen, l’Europe va substituer le parapluie gazier américain au parapluie gazier russe. Faut-il aller jusqu’à imaginer un accord transatlantique entre l’Europe et les États-Unis49, notamment si la situation se dégradait excessivement en 2023, alors qu’on peine à voir comment l’Europe pourrait remplir ses stocks si la Russie stoppait l’intégralité de ses livraisons de gaz ? Dans une telle hypothèse, il serait pertinent d’y adjoindre les éléments d’un partenariat dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Au-delà, c’est entre Européens et sur les sujets de transition énergétique que les discussions seront les plus difficiles tant s’opposent des visions différentes de l’avenir énergétique européen, qui ne sont pas solubles dans le seul engagement collectif des États membres en faveur de la neutralité carbone. La négociation la plus ardue sera franco-allemande alors que la divergence énergétique des deux pays sur le nucléaire depuis vingt ans, jamais abordée de front, épuise depuis longtemps l’Europe de l’énergie.
Outre cette divergence traditionnelle, un nouveau différend existe désormais sur la question de l’hydrogène. La vision allemande en la matière a été clairement exprimée à Prague par le chancelier Scholz dans son discours européen de Prague : « Je pense à un réseau européen de l’hydrogène associant producteurs et consommateurs et entraînant un essor de l’électrolyse en Europe. Ce n’est en effet qu’en exploitant l’hydrogène que le secteur industriel atteindra la neutralité climatique50.» La réponse directe du président Emmanuel Macron, faite quelques jours plus tard, révèle la divergence de vision entre les deux dirigeants : « Tous les experts aujourd’hui me disent : “Il est faux de dire qu’un gazoduc pourra demain transporter de l’hydrogène.” Ça supposera des nouveaux travaux, très lourds, parce qu’il se trouve que les caractéristiques de l’hydrogène ne sont pas du tout les mêmes, et ce n’est pas vrai qu’un gazoduc d’aujourd’hui transportera de l’hydrogène51. »
Les pessimistes y verront l’émergence d’un irritant supplémentaire ; les optimistes – et les diplomates –, la matière à un compromis franco-allemand qui permettra d’avancer même s’il émerge aujourd’hui dans la douleur. Les réalistes se contenteront de rappeler que, pour des raisons différentes, la France et l’Allemagne partagent aujourd’hui l’expérience d’une crise énergétique historique qu’elles n’ont pas peu contribué à forger à cause de politiques énergétiques peu visionnaires. Et, après tout, dans un monde énergétique où l’Allemagne va exporter de l’électricité vers la France et cette dernière, du gaz vers l’Allemagne, tout est possible, même l’inattendu.
Pylône électrique, Ax-les-Thermes, France
Copyright :
Cristina Olivé [photo retouchée par la Fondation pour l’innovation politique]
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