Scénarios du fil de l’eau

Scénarios de la disparition du nucléaire

Scénario de Négawatt

Conclusion

Références

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Doté des informations qui précèdent*, le lecteur est sans doute un peu mieux armé pour réfléchir sur les politiques de l’énergie possibles. On examinera successivement trois politiques, ou familles de politiques, incarnées par cinq scénarios couvrant la  période  2010-2030. Les quatre premiers ont plusieurs points en commun. Tout d’abord, ils prévoient pour 2030 la même consommation directe de pétrole et de gaz  (« directe » signifie ici « non utilisée pour la production d’électricité »). Ensuite, ils ont la même demande d’électricité en 2030 : celle qui correspond à la demande de 2010. On a vu que cette hypothèse était plausible et elle a, en outre, l’avantage pédagogique de la simplicité. L’hypothèse d’une augmentation modeste telle que celle des prévisions pour 2030 de RTE  (2011b), qui correspond à une augmentation de 15 % par rapport  à 2010, est également plausible. On s’interrogera sur la sensibilité des conclusions à cette seconde hypothèse. Mais le corps de l’analyse repose donc ici sur l’hypothèse d’un volume constant de production d’électricité. Les scénarios ne diffèrent donc qu’en ce qui concerne la structure  de la production d’électricité, qui est la variable sur laquelle la politique peut le plus facilement agir.

Dans le premier scénario, appelé le scénario du nucléaire, la contribution de toutes les filières reste en 2030 ce qu’elle est en 2010, en volume et en pourcentage. Dans le deuxième scénario, dit du Grenelle de l’envi- ronnement, la part du nucléaire diminue au profit des énergies éoliennes et solaires, le volume de l’hydraulique et du thermique restant constants. Ces deux scénarios constituent la famille des scénarios du fil de l’eau.

Une deuxième famille se rapporte au retrait du nucléaire. Le troisième scénario est celui du retrait total, qui correspond aux vœux exprimés par certains partis politiques et par de nombreuses ONG : la production d’électricité est tout entière assurée par les filières hydraulique, thermique, éolienne et solaire. Le quatrième scénario correspond à un retrait partiel, conforme aux promesses d’un grand parti de gouvernement.

La dernière famille, et le cinquième scénario, est le scénario de négaWatt, une ONG qui souhaite éliminer à la fois le nucléaire et le thermique, et préconise à cet effet une diminution drastique de la consommation et de la production d’électricité.

Ces différents scénarios sont examinés du point de vue des objectifs mentionnés dès l’introduction. Cet examen est soumis à la discipline des chiffres. Le tableau 1 ci-après décrit donc nos cinq scénarios d’une façon quantitative, ou plus exactement les quatre premiers, car le scénario NégaWatt se coule mal dans ce moule quantitatif.

Tableau 1 : Présentation des scénarios retenus pour 2030

Les scénarios ainsi définis sont bien contrastés du point de vue de la part de l’électricité nucléaire, qui va de 75% à 0%. Ils ne sont pas sans défauts. Dans un souci de simplification, on a ignoré la contribution réelle ou potentielle de filières qualitativement importantes mais quantitativement secondaires pour les deux décennies à venir, telles que la biomasse, les déchets ou le biogaz.

Ensuite, la répartition des filières dites renouvelables (hors hydraulique) est rarement explicite : on a supposé qu’elle se faisait à raison d’un tiers pour l’éolien terrestre, un tiers pour l’éolien maritime et un tiers pour le solaire. Il en va de même pour la répartition de l’électricité thermique : on a supposé qu’elle provenait, en 2030, intégralement du gaz.

Enfin, les scénarios retenus n’épuisent évidemment pas le champ des scénarios possibles. L’hypothèse d’une stagnation de la consommation d’électricité est discutable et il aurait été désirable de construire des jeux de scénarios basés sur une croissance effective. Mais on ne peut pas multiplier les scénarios à l’infini. Il faut penser que ces cinq scénarios et les calculs qu’ils engendrent produisent des ordres de grandeur assez significatifs pour asseoir la réflexion et guider les politiques, surtout si l’on garde en tête leurs limites et leurs insuffisances.

Scénarios du fil de l’eau

Notes

2.

On utilise pour le calculer la formule suivante :

t = 0,26*C+0,086*D/0,26*C+0,86*D+E+0,086*F

avec :

C = électricité nucléaire (en TWh)

D = électricité non nucléaire (en TWh)

E = pétrole et gazimporté (en Mtep)

F = solde exportateur d’électricité (en TWh)

Le ratio d’indépendance est mesuré comme le rapport de la production d’énergie primaire (principalement électrique) à laconsommation d’énergie primaire, elle-même égale à la production domestique augmentée des importations (de pétrole,de gaz, et d’électricité) et diminuée des exportations (d’électricité), le tout mesuré en tep. Les données relatives à l’électricité sont disponibles (et significatives) en TWh. Pour les traduire en tep, on utilise les coefficients de la formule, qui peuvent à juste titre sembler bizarres mais qui sont officiels. Les chiffres absolus obtenus sont certainement arbitraires et peu significatifs. Mais les variations de ces chiffres sont significatives.

+ -

3.

Les calculs ont été effectués avant la publication par l’Agence de Sécurité Nucléaire du rapport dans lequel elle évalue les dépenses de mise aux nouvelles normes à 10-15 milliards par Ce chiffre est particulièrement bas, bien plus bas que le chiffre de 12,5 euros par MWh que nous avons retenu ici par prudence. Il s’ensuit que nos estimation du coût du nucléaire sont fortement exagérées, et que les surcoûts de la fermeture de centrales sensiblement sous-estimés.

+ -

4.

Les chiffres du scénario no 2 relatifs à la production d’électricité éolienne et thermique sont empruntés au Bilan prévisionnel de RTE (2011b), où l’on trouve un scénario qui s’efforce de prendre en compte les objectifs et les mesures du Grenelle.

+ -

Les projections de la consommation directe de pétrole et de gaz, communes aux deux scénarios du fil de l’eau (ainsi d’ailleurs qu’aux scénarios du retrait du nucléaire), méritent quelques mots de justification.

Considérons d’abord la consommation de pétrole. Elle a en France fortement diminué au cours des trente années passées dans les secteurs industriel et résidentiel, du fait des économies d’énergies réalisées et du fait du remplacement du fioul par l’électricité ou le gaz. Dans le secteur des transports, le plus important, la consommation a augmenté jusqu’en 2000, et diminue légèrement mais régulièrement depuis cette date, du fait de l’introduction de véhicules moins gourmands et d’une stagnation du kilométrage effectué. Au total, la diminution de la consommation de pétrole au cours des dix dernières années a été de 11%. En l’absence de changements majeurs des politiques ou des contextes, ces évolutions et ce taux de diminution devraient perdurer. On supposera donc une diminution de 23% entre 2010 et 2030.

S’agissant du gaz, l’extrapolation est plus délicate,  parce  que  le  passé a été bien moins linéaire. La consommation a très fortement augmenté (+ 42%) dans les années 1990 et stagné (+ 2%) dans les années 2000. Ces évolutions globales viennent principalement des  évolutions du secteur tertiaire et résidentiel, où le chauffage au gaz s’est substitué au chauffage au charbon (totalement) et au fioul (largement). Dans les décennies à venir, la consommation de gaz par le secteur industriel ne peut guère que diminuer, sous le double effet de la stagnation de la production industrielle et des économies  d’énergie  dans  ce  secteur. Dans le secteur résidentiel, l’augmentation de la population (1% par an) poussera à la hausse, mais les économies d’énergie décidées et prescrites pousseront à la baisse (peut-être 2% par an). Au total, la consommation de gaz devrait stagner ou légèrement diminuer, en l’absence de décisions politiques majeures ou de brusques et importants changements de prix. On postulera une stagnation de la consommationau niveau actuel.

Scénario no 1

Ce scénario, dit du nucléaire, est le scénario de la continuité. La production d’électricité et sa structure sont en 2030 telles qu’elles étaient en 2010. Que penser d’un tel scénario ? Il témoigne tout d’abord d’une amélioration de l’efficacité énergétique du pays. Durant la période considérée, le PIB devrait selon des prévisions plausibles (utilisées notamment par RTE 2011b)augmenter d’environ 43%. La consommation totale d’énergie 1 devrait diminuer d’environ 5%. La France produirait donc  43%  de plus avec 5% d’énergie de moins, soit une augmentation de l’efficacité énergétique d’environ 50%. La plus grande partie de ce progrès provient de la diminution de la consommation de carburants automobiles, grâce à la réduction des consommations au kilomètre.

Du point de vue de la sécurité, le scénario no 1 représente une amé- lioration par rapport à la situation actuelle. La moindre consommation de pétrole diminue les risques – déjà très faibles – de pollution, d’explosion ou d’incendie liés à l’usage de cette énergie. Le risque nucléaire diminue également. Il est en effet déjà décidé que toutes les centrales vont être rénovées, c’est-à-dire que les pièces les plus fragiles (comme les systèmes de refroidissement, les valves ou les systèmes d’alertes) vont être remplacées par des pièces plus modernes et neuves. Cette rénovation va commencer par les réacteurs les plus anciens, qui vont ainsi paradoxalement devenir les plus performants et les plus sûrs. Fessenheim, où cette rénovation a déjà été faite, est probablement de ce fait la plus sûre des centrales françaises.

Le scénario no 1 entraîne en France un recul des rejets de CO2. Les rejets liés à la consommation de gaz et de pétrole diminuent avec la consommation de ces produits, alors que les rejets associés à la production d’électricité restent constants, et même diminuent puisque le thermique devient principalement du thermique au gaz. Au total, les rejets de CO2 de la France diminuent de 55 millions de tonnes, soit d’environ 16%. Comme dans le même temps le PIB augmente de 43%, on peut dire que l’intensité carbone de la Frances’améliore de plus de 50%.

Ce scénario améliore l’indépendance énergétique de la France. Le taux d’indépendance2 était de 49% en 2010. Il s’élève à 57% en 2030 dans  le scénario no 1, principalement du fait de la diminution de la consommation de carburants pétroliers.

En termes de coûts, le scénario du fil de l’eau est un peu plus contrasté. En ce qui concerne le pétrole et le gaz, il n’implique aucun investissement, puisque les volumes de pétrole transportés diminuent et que les volumes de gaz transportés n’augmentent pas. Il implique en revanche desdépenses d’achats de ces combustibles, qui devraient augmenter (par rapport aux dépenses actuelles). Cette augmentation dépend des prix qui prévaudront en 2030, et que personne ne peut prédire avec certitude. Si l’on postule une hausse du prix du pétrole de 50%, et du gaz de 20%, on a des augmentations des dépenses d’achats de pétrole de 40%, et de gaz de 20%, qui sont donc inférieures à la hausse du PIB prévue de 40%.

En ce qui concerne l’électricité d’origine nucléaire, on pourrait se contenter de multiplier la production (en MWh) par les coûts de fonctionnement (en €/MWh) tels qu’ils sont estimés par l’AIE-OCDE (2010) et présentés dans le tableau 5. Cette façon de procéder ignorerait les dépenses importantes qui vont être engagées pour mettre les centrales aux nouvelles normes de sécurité. Personnes ne connaît exactement l’ampleur de ces dépenses et du coût normalisé qui leur correspond. Ce coût est certainement supérieur à zéro et inférieur au coût d’investissement du tableau 5, estimé par l’AIE-OCDE (2010) à 24,7 €/MWh. On prendra, un peu arbitrairement, mais très généreusement, la moitié dece dernier chiffre, soit 12,35 €/MWh3. Le coût de production de l’électri- cité nucléaire en 2030 dans le scénario no 1 est donc égal à la production en MWh multipliée par 17,1 + 12,4 = 29,5 €/MWh, soit 12 milliards d’euros. Le coût des autres formes d’électricité s’élève à 4 milliards. Soit au total 16 milliards. Il s’agit là de coûts annuels, pour la production de 2030 et des autresannées intermédiaires. Le coût des investissements de rénovation est bien plus élevé (80 milliards d’euros pour la rénovation de tout le parc), mais pas très significatif, car les centrales rénovéespour- ront produire pendant encore plusieurs décennies.

Du point de vue des finances publiques, ce scénario du nucléaire est  très économe. Les subventions aux énergies renouvelables, qui étaient égales à 0,6 milliard, restent à ce niveau, puisque la contribution de ces énergies reste constante.

Scénario no 2

Le scénario no 2, dit du Grenelle de l’environnement (ou  Grenelle), diffère du précédant en ce que l’importance du nucléaire est réduite au bénéfice d’une augmentation très forte (une multiplication par neuf) de l’importance de l’éolien et du solaire, conformément aux objectifs du Grenelle de l’environnement4. La part du nucléaire passe de 75 à 61%. Corrélativement, celle de l’éolien et du solaire passe de 2 à 16%. Cette diminution de 77 TWh de la production d’électricité nucléaire s’analyse comme la fermeture de treize centrales, ou plus exactement de treize réacteurs.

En matière de sécurité, de rejets de CO2 et d’indépendance  énergé-  tique, les caractéristiques du scénario no 2 sont très proches des caracté- ristiques du scénario no 1.

C’est en matière de coûts et de finances publiques que ces deux scénarios divergent. Le coût de la production de la même quantité d’électricité, obtenu en multipliant les quantités des divers types d’électricité par les coûts unitaires du tableau 5, qui était de 16 milliards d’euros dans le scénario no 1 passe à plus de 27 milliards dans ce scénario no 2. La différence (plus de 10 milliards d’euros) des coûts de production est pour partie à la charge des consommateurs, sous la forme de prix plus élevés, et pour partie à la charge des finances publiques, sous la forme de subventions. Elle est de toute façon à la charge des citoyens. Elle est une mesure du coût du Grenelle dans ce domaine, le prix à payer pour atteindre l’objectif affiché de « réduire la part du nucléaire dans le bouquet énergétique français ».

Scénarios de la disparition du nucléaire

Notes

5.

On notera que le Danemark a la chance d’être proche de la Suède et la Norvège et bien relié à ces deux pays, qui disposent d’importantes ressources hydrauliques. Lorsque le Danemark produit de l’électricité éolienne dont il n’a pas l’usage, il peut la vendre à la Norvège ou à la Suède qui la «stockent» en l’utilisant pour remplir les réservoirs de leurs barrages. Lorsque le Danemark utilise plus d’électricité que ses éoliennes n’en produisent, il se tourne vers la Suède ou la Norvège qui mettent en marche leurs turbines hydrauliques et lui vendent de l’électricité – à un prix plus élevé que le prix auquel ils ont acheté l’électricité du Danemark.

+ -

6.

Un peu moins importante en réalité, parce que l’essentiel du thermique considéré est un thermique au gaz, moins chargé en CO2 que le mélange de combustibles utilisé actuellement.

+ -

7.

Une augmentation d’impôt de 1 milliard d’euros produit le même Mais cette diminution d’emplois est contre-balancée par la création d’emplois qui résulte de la dépense de ce même milliard par les pouvoirs publics. L’effet net entermes d’emplois n’est pas nécessairement négatif.

+ -

Beaucoup d’ONG, de groupes ou de partis politiques prônent une disparition – partielle ou totale, immédiate ou programmée – de l’électricité d’origine nucléaire. Il est important d’examiner ce qu’impliquent ces préconisations.

Observons tout d’abord que la disparition totale est plus logique que la disparition partielle. Le risque nucléaire est défini par une probabilité très faible d’un dommage très grand. On pourrait même dire : une probabilité infinitésimale d’un dommage infini. Il ne s’accommode pas de demi-mesures. Le danger est le produit de la probabilité par le dommage. Réduire de moitié le parc nucléaire réduit de moitié la probabilité, mais pas le danger, car la moitié de l’infini reste l’infini. Si l’on pense qu’une catastrophe nucléaire est à la fois possible et absolument insupportable, il ne sert à rien de diminuer de 30%, de 50% ou même de 80% la production d’électricité d’origine nucléaire, et on doit penser que seule l’interdiction totale est acceptable. La logique du risque nucléaire est par nature dichotomique. On commencera donc par examiner le scénario de la disparition totale du nucléaire en 2030.

Scénario no 3, disparition totale du nucléaire

Le tableau 1 a présenté les données de ce scénario. La disparition des 409 TWh d’électricité nucléaire doit être compensée par une augmentation de l’électricité thermique et/ou de l’électricité éolienne et solaire. Il faut bien comprendre qu’elle ne peut pas l’être par la seule électricité éolienne et solaire. On pourrait bien entendu construire assez d’installations solaires et éoliennes pour produire 409 TWh d’électricité. Mais leur production ne remplacerait pas du tout les 409 TWh d’électricité nucléaire. Du fait de l’intermittence, et qui plus est de l’intermittence imprévisible, de l’électricité solaire et éolienne, cette électricité ne s’ajusterait pas aux variations de la demande dans le temps. Aux heures de grand vent ou de fort soleil, on aurait beaucoup d’électricité qui ne trouverait pas nécessairement preneur. Inversement, aux heures de  forte demande, l’électricité produite risquerait d’être dramatiquement insuffisante. Il suffit de penser aux heures de pointes des jours d’hiver (19 h 00-21 h 00), auxquelles la production d’électricité solaire serait bien évidemment toujours égale à zéro.

Pour ajuster en temps réel l’offre et la demande d’électricité, les gestionnaires du réseau peuvent jouer sur l’électricité hydraulique, sur les importations temporaires d’électricité, sur le fait que (parfois, pas toujours) le vent ne souffle pas au même moment dans toute la France. Mais leur habileté, qui est grande, a évidemment des limites. Il y a un pourcentage d’électricité solaire et éolienne au-delà duquel le système devient absolument ingérable. Ce pourcentage est mal connu. Certains le fixent à 20%, d’autres à 40%. On retiendra un chiffre de 35%. Aucun pays au monde n’a un ratio électricité intermittente/électricité totale aussi élevé. Le pays où ce ratio est le plus élevé est sans doute le Danemark, où il ne dépasse guère 22%5. Le chiffre de 35% est donc une estimation très généreuse. Il suppose un rôle accru des importations temporaires d’électricité, qui suppose à son tour : de nouvelles lignes à haute tension et des excédents d’électricité dans les pays voisins au moment de nos besoins de pointe. Ces deux hypothèses ne seront pas, ou ne seraient pas, nécessairement vérifiées.

Si l’on retient cependant ce chiffre de 35%, la production éolienne et solaire ne peut pas dépasser 191 TWh. On en déduit la production d’électricité thermique : 286 TWh. On pourrait imaginer d’autres combinaisons en augmentant la part du thermique et en diminuant celle de l’éolien et du solaire, mais ces combinaisons sont sans doute moins désirables, et nous nous en tiendrons à la combinaison définie ci-dessus.

Ce scénario no 3 représente un bouleversement complet du paysage électrique français. Par rapport à 2010,  il  implique une multiplication par cinq de l’électricité thermique, et par dix-neuf de l’électricité éolienne et solaire. On peut évaluer ce scénario du point de vue de nos cinq critères.

Il représente un gain en termes de sécurité, puisqu’il élimine le risque nucléaire. Il n’est pas facile d’évaluer ce gain. La référence constante à Fukushima est à double tranchant. On peut dire que le séisme et le tsunami survenus près de Fukushima ont montré que les centrales nucléaires étaient susceptibles d’être gravement endommagées et de répandre des matières radioactives dans l’air, l’eau ou la terre, apportant ainsi une « preuve » de la nocivité de l’électricité nucléaire. On peut également dire que des centrales anciennes et mal conçues ont bien résisté à un séisme d’une magnitude rare (9 sur l’échelle de Richter), qu’elles n’ont été endommagées que par un tsunami d’une violence encore plus rare qui a noyé environ 30.000 personnes, et que la radioactivité relâchée n’a encore causé aucune victime. Le fait est que l’attention internationale s’est portée sur les victimes virtuelles (et hélas ! probables) des centrales nucléaires bien plus que sur les 30.000 victimes réelles du tsunami. On pourrait aussi tirer de Fukushima la conclusion qu’il faut partout dans   le monde « sortir de l’habitat côtier » au moins autant que « sortir du nucléaire ». La raison n’est peut-être pas de mise ici, et le fait est que le risque nucléaire est généralement perçu comme très grave.

Le scénario de la disparition totale du nucléaire a un coût élevé en matière de rejets de CO2. Dans la mesure où il implique un recours accru aux centrales thermiques, il se traduit par une forte augmentation des rejets du système électrique, qui sont multipliés par cinq (comme la production d’électricité thermique6). Les rejets de la combustion de pétrole et de gaz restent, comme dans les scénarios au fil de l’eau, légèrement inférieurs aux rejets de 2010. Mais au total, les rejets de CO2 s’élèvent à 370 Mt. C’est une augmentation de 7% par rapport à 2010. On constate du reste que tous les pays, comme l’Allemagne ou l’Italie par exemple, où la part du nucléaire est faible sont des pays qui produisent une électricité très chargée en carbone et dont l’économie est bien plus carbonée que la nôtre.

Pour la même raison, ce scénario marque une détérioration de l’indépendance énergétique du pays. Les combustibles fossiles qui assurent l’essentiel de la production d’électricité thermique sont en effet tous importés. Le taux d’indépendance énergétique tombe à 26%, presque la moitié de ce qu’il était en 2010.

Mais c’est surtout en matière de coûts et de finances publiques que les implications du scénario de disparition du nucléaire sont les plus spectaculaires. Le coût de la production (toujours de la même quantité d’électricité : 545 TWh) atteint 48 milliards d’euros pour la seule année 2030. C’est cinq fois le coût de la production en 2010 et trois fois le coût de la production dans le scénario no 1, ou si l’on préfère un surcoût annuel de 32 milliards d’euros par rapport au scénario no 1. Le niveau très élevé de ce coût ne reflète pas seulement la différence entre le coût des différentes filières, mais bien la différence entre le coût de fonctionnement du nucléaire (augmenté des coûts de rénovation) et le coût total des autres filières. Abandonner le nucléaire, c’est abandonner des centrales en état de marche, qui produisent de l’électricité aux seuls coûts de fonctionnement et de rénovation, pour les remplacer par des centrales thermiques ou éoliennes ou solaires à créer. Sur vingt ans, le surcoût de production (par rapport au scénario no 1) atteint 315 milliards d’euros, dans l’hypothèse d’une montée en puissance linéaire de ce programme.

Ce surcoût se traduira soit par une augmentation du prix de l’électricité, soit par une contribution des finances publiques ou de l’endettement, soit plus vraisemblablement par une combinaison de ces deux effets. Il aura également un impact sur l’emploi. Le glissement du nucléaire vers  le thermique, l’éolien et le solaire a évidemment pour conséquence de détruire des emplois dans le nucléaire et d’en créer dans les autres formes d’électricité. Les 150.000 emplois des centrales nucléaires seront éliminés. Symétriquement, un nombre mal connu d’emplois sera créé dans le thermique, l’éolien ou le solaire. Compte tenu de la part considérable des importations dans ces formes d’électricité, on peut craindre qu’une grande partie de ces emplois soit créée en Chine ou en Allemagne, alors que les emplois nucléaires détruits sont presque totalement localisés en France. De plus, on ne transforme pas facilement un ingénieur nucléaire en un poseur de panneaux solaires. Il n’est toutefois pas impossible que le solde de ces deux mouvements symétriques soit faible.

Mais l’essentiel de l’impact sur l’emploi n’est pas là. Il est à chercher du côté de la diminutionde la demande engendrée par l’augmentation du coût de l’électricité. Le surcoût annuel de 32 milliards d’euros va diminuer d’autant le revenu des ménages ou des entreprises. C’est de l’argent qui ne sera pas dépensé ailleurs, par exemple dans l’achat de livres ou de repas au restaurant, et qui détruira des emplois dans l’industrie du livre et de la restauration. Combien ? On en aura une idée en rapportant le nombre d’emplois dans le secteur marchand à la consommation des ménages. Pour chaque milliard dépensé, 17.000 emplois. Ce chiffre n’est qu’une première approximation. Il conviendrait de le diminuer en prenant en compte le poids des importations dans la consommation des ménages, estimé à 14% dans un très crédible rapport du Sénat (Angels 2009), ce qui réduirait cette perte d’emplois à 14.600. Mais, à côté de cet effet-revenu, il faudrait également prendre en compte un effet-prix pour les entreprises, notamment celles qui sont grosses consommatrices d’électricité et/ou exportatrices. L’augmentation du prix de l’électricité ne peut que réduire la compétitivité des entreprises françaises et diminuer, au moins à la marge, leur activité et leur emploi. En l’absence d’études plus approfondies, on se contentera de cette première approximation de 17.000 emplois perdus par milliard de dépenses éliminées7 : 32 milliards d’euros en moins font donc 544.000 emplois en moins. C’est un ordre de grandeur du coût en emplois de ce scénario no 3.

Le scénario de la disparition du nucléaire a évidemment aussi un coût en termes de politique industrielle. La France est un leader mondial dans toute la filière nucléaire, de l’extraction du minerai au retraitement des déchets. Elle dispose dans cette industrie de très haute technologie d’un savoir-faire et d’une expérience inégalés, largement reconnus comme tels dans le monde entier. Les formes alternatives de production d’électricité sont des activités à valeur ajoutée bien moindre. Du point de vue de la politique industrielle de la France, l’abandon du nucléaire revient à lâcher la proie pour l’ombre.

Scénario no 4, retrait partiel du nucléaire

Le tableau 1 a présenté les données d’un tel scénario. On a imaginé pour 2030 une réduction à 50% de la part du nucléaire dans la production d’électricité. Ce objectif correspond à la proposition de François Hollande, qui vise à atteindre cet objectif en 2025, pas en 2030, mais comme nous avons supposé une production constante et que nous rai- sonnons en coûts annuels, cette différence d’horizon n’a pas d’importance. Dans son scénario de retrait partiel, le candidat du Parti socialiste ne dit pas comment il répartit l’électricité abandonnée entre thermique, éolien terrestre et solaire. On a fait l’hypothèse que le thermique restait à son niveau actuel et que le solde était également réparti entre les trois autres formes de renouvelables. Que penser d’un tel scénario ?

En matière de sécurité, le gain par rapport à la situation actuelle est faible. Certes, le poids du nucléaire a diminué. Mais, comme on l’a dit, pour ceux qui considèrent le risque nucléaire comme absolument intolérable, ce scénario n’est pas satisfaisant car il n’élimine pas totalement ce risque. Il peut tout au plus être considéré comme un pas dans la bonne direction.

En matière de CO2 et d’indépendance  énergétique,  et  avec  l’hypothèse de maintien de la part du thermique, le scénario no 3 est identique au scénario no 1.

Les coûts associés à ce scénario restent élevés. Le coût de production des 545 TWh en 2030 s’élève à 34 milliards d’euros, trois fois le coût actuel, plus que le double du coût calculé pour le scénario no 1. Le surcoût annuel de ce scénario (par rapport au scénario no 1) s’élève à plus de 17 milliards d’euros par an, qui seront répercutés intégralement dans une augmentation des prix de l’électricité ou dans une augmentation de subventions à la production d’électricité. Le coût en emplois peut être estimé (avec la méthodologie utilisée pour le scénario no 3) à 290.000 emplois détruits.

On note que le scénario du retrait partiel (no 4) est finalement assez voisin du scénario du Grenelle (no 2). Il élimine un peu plus de centrales nucléaires et investit davantage dans les renouvelables, et a un coût de production plus élevé d’environ 7 milliards par an, détruisant 120.000 emplois de plus. Mais les impacts en termes de CO2 ou d’indépendance énergétique sont pratiquement identiques.

Le scénario du retrait partiel peut se décliner d’une autre façon : avec moins de renouvelables et davantage de thermique. Dans ce cas, le coût économique est moins élevé et le coût en CO2 plus important.

Les quatre scénarios précédents ont été construits avec l’hypothèse d’une demande et d’une production d’électricité constante (de 545 TWh). On a également calculé ce qui se passait dans le cas d’une aug- mentation modérée de 15% (627 TWh), en ligne avec les prévisions de RTE (2011b). Ce changement augmente évidemment le coût de production de tous les scénarios, mais il le fait d’une manière qui est assez proportionnelle et qui ne change guère les ordres de grandeurs obtenus.

Nombreuses sont les propositions qui prétendent régler tous les problèmes énergétiques d’un coup d’un seul. Ces propositions en restent souvent au stade du concept et sont rarement chiffrées. Les études de négaWatt, une ONG antinucléaire française, se distinguent par la présence de données quantitatives, par un réel effort de cohérence et par la qualité de leur présentation (l’agence de communication qui a préparé leurs récents rap- ports a notamment fait un travail remarquable). Le scénario élaboré par négaWatt (2011) présente en particulier un bilan énergétique pour 2050, sur le modèle des bilans annuels préparés par le ministère de l’Énergie. On en a déduit un « scénario négaWatt » pour 2030, comparable aux scénarios examinés plus haut, que présente le tableau 3.

Cette traduction soulève deux difficultés. La première est que les données relatives à l’énergie non électrique données en TWh dans les documents de négaWatt doivent être traduites en Mtep afin d’être com- parables aux chiffres des autres scénarios. On utilisera l’équivalence classique : 1 TWh =  0,086  Mtep.  La  seconde  est  que  les  documents  de négaWatt donnent des chiffres pour 2050 et que nous voulons des chiffres pour 2030 à des fins de comparaison. On a fait l’hypothèse que les données par habitant seraient les mêmes en 2030 et en 2050, et que la population de la France augmenterait de 1% par an durant la période considérée. On diminue donc les chiffres de 2050 de 19% pour obtenir des chiffres pour 2030. Cette intrapolation est arbitraire, et discutable, mais elle fournit une base de discussion acceptable (le tableau 3 donne également au lecteur les données proposées par négaWatt pour 2050).

Le scénario de négaWatt se présente comme un bouleversement total, copernicien, du paysage énergétique français. Des pans entiers des autres scénarios sont éliminés. Des montagnes nouvelles les remplacent. Ce scénario apparaît extrêmement séduisant. Il offre toutes  les  garanties de sécurité, puisqu’il élimine complètement le nucléaire (au moins en 2050) et presquetotalement les importations de combustibles fossiles.

Il réduit à peu de chose les rejets de CO2, puisqu’il supprime complètement l’électricité thermique ainsi que l’usage direct de combustibles fossiles. Il est également parfait du point de l’indépendance énergétique, qui s’approche de 100% du fait de la réduction (de plus de 90%) des importations de combustibles.

La question est de savoir si ce scénario est bien plausible, du point de vue technique et économique. Il repose essentiellement sur trois piliers : pour les consommations d’énergie, une réduction de moitié ; pour les usages non électriques, un recours massif (83 %) à la biomasse et au biogaz ; et pour l’électricité, un recours également massif à l’éolien et au solaire. Examinons donc ces trois composantes.

Réduction de moitié des consommations

Comme le montre le tableau 2, le scénario négaWatt prévoit sur la période 2010-2030 une réduction d’environ 50% des consommations d’énergie non électrique et électrique. Les chiffres du tableau se rapportent à la consommation de l’ensemble de la France, dont la population va croître d’environ 20% d’ici à 2030 (et de plus de 40% d’ici à 2050) ; par habitant, les diminutions prévues sont donc encore plus importantes que les chiffres présentés. De telles réductions seraient bien entendues très désirables, mais sont-elles plausibles ? Le scénario les décline selon les grands secteurs consommateurs : il prévoit – 63% (entre 2010 et 2050) pour les résidences et le tertiaire, – 67% pour les transports, –  50% pour l’industrie, pour l’ensemble des Français, et bien davantage encore par habitant.

Des diminutions de la consommation d’énergie de cette ampleur sont très improbables en l’absence d’une diminution forte du niveau de vie. L’énergie est en France vendue, et vendue à son coût ou au-dessus de son coût (dans le cas important des carburants automobiles). Ménages et industries sont donc déjà soumis à de constantes et fortes incitations à réduire leurs consommations. Lorsqu’une nouvelle technologie permettant de réduire la consommation d’énergie apparaît, ménages et indus- tries ont de bonnes raisons de l’adopter – sauf si l’investissement requis est plus élevé que le montant cumulé des bénéfices de cette nouvelle technologie. Que ces mécanismes de marché fonctionnent est attesté par cent exemples. Le plus connu est peut-être l’impact que les taxes sur les carburants ont sur la consommation des véhicules : aux États-Unis, taxes faibles, voitures grosses consommatrices ; en Europe, taxes élevées, voiture bien plus économes. En particulier, les entreprises, soumises à de fortes pressions concurrentielles, sont à l’affût de tout ce qui peut réduire leurs coûts, y compris évidemment leurs coûts d’énergie. De puissants mécanismes de réduction des consommations d’énergie sont donc déjà à l’œuvre dans un pays comme la France.

Tableau 2 : Scénario de négaWatt, 2010 2030 et 2050

Source :

Les données de 2010 sont reprises du tableau 9 de la note intitulée Politique énergétique française (1): les enjeux du même auteur Rémy Prud’homme, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2012. Les données de la colonne 3 (pour 2050) proviennent du bilan de négaWatt 2011. Les chiffres relatifs à l’énergie non électrique donnés en TWh sont transformées en Mtep avec l’équivalence : 1 TWh=0,086 Mtep. Les chiffres relatifs à 2030 sont intrapolés en multipliant les chiffres de 2050 par 0,81.

Cette intrapolation sous-estime les chiffres relatifs à l’électricité puisque négaWatt prévoit un déclin de la demande entre 2030 et 2050 ; ils sont cependant proches des chiffres du graphique du bilan de négaWatt 2011, p. 21, qui montrent une consommation totale d’électricité un peu supérieure à 300TWh.

Notes

8.

On vend actuellement en France 40 millions de stères ; une multiplication par vingt-cinq donnerait 1 milliard de stères.

+ -

9.

Les forêts représentent actuellement 36% de la superficie de la France.

+ -

On peut bien entendu penser que ces mécanismes de prix sont imparfaits, et doivent être renforcés par des décisions politiques. Ils ne prennent pas spontanément en compte le coût des externalités, et en particulier des externalités de CO2. En matière de logement, les bénéfices de certains investissements créateurs d’économies ne sont pas toujours alignés avec les coûts : les coûts pèsent sur les propriétaires, les gains profitent aux locataires. Des actions politiques spécifiques supplémentaires sont donc justifiées. On en trouve dans les trois grands secteurs consommateurs d’énergie. Dans le logement, de nombreuses et contraignantes normes ont été adoptées. Dans les transports, les taxes doublent le coût des carburants. Dans les entreprises, des quotas négociables de CO2 sont imposés, qui renchérissent le coût de l’énergie et accélèrent encore les processus d’économies d’énergie. Le Grenelle de l’environnement compte des douzaines de mécanismes de ce type.

Ces mécanismes de prix et ces décisions politiques qui les renforcent ont déjà été déjà été pris en compte dans les prévisions de nos scénarios au fil de l’eau, en particulier par RTE dans ses prévisions de la demande d’électricité. Les prévisions d’augmentation de la population et des revenus qui jouent, eux, dans le sens d’une augmentation de la demande, ont également été pris en compte. Pour l’électricité, par exemple, RTE prévoit une augmentation de 14% et nos scénarios de base une stagna- tion là où négaWatt prescrit une diminution de 47%.

Il est très difficile, pour ne pas dire impossible, d’imaginer un monde, le monde de négaWatt, qui comblerait un tel fossé. Quelles mesures de politiques permettraient de l’atteindre ? À quel coût ?

Limitons-nous au domaine des transports. NégaWatt propose une diminution de la mobilité : « Le scénario prévoit ainsi globalement un gain [c’est-à-dire une réduction] de 25% sur le total des kilomètres parcourus par personne ». Cela revient à empêcher les Français de partir en vacances : comment va-t-on s’y prendre ? NégaWatt prévoit une réduction de 65% des déplacements aériens et affirme qu’ils seront « réduits au strict nécessaire » (sans préciser quelle administration appréciera le degré de nécessité de tel ou tel voyage). Pour les transports de marchandises, le scénario de négaWatt titre : « Réduire les imports exports [sic]. Économie de transport. » Il y a quelque légèreté à proposer sérieusement de réduire drastiquement le commerce extérieur de la France en ignorant le coût d’une telle proposition. Ailleurs, négaWatt propose d’augmenter de 300% la part modale du transport ferroviaire de marchandises, qui passerait ainsi (en tonnes*km) de 12 à 48%. Depuis vingt ans, une demi- douzaine de « plans fret » ont prétendu, à coup de dizaines de milliards d’euros, stimuler le fret ferroviaire, sans parvenir à enrayer une baisse continue, en part modale et même en valeur absolue, de ce même fret. Le fret ferroviaire est actuellement subventionné à près de 70% : on n’ose imaginer à quel taux il faudrait subventionner le fret pour le multiplier par quatre ; la gratuité n’y parviendrait probablement pas.

Recours massif à la biomasse

Pour la production de chaleur et la mobilité (réduites),  négaWatt compte principalement sur la biomasse solide et liquide, et sur le biogaz. Actuellement, la contribution de ces ressources au cocktail énergétique français est si marginale que les bilans du ministère de l’Énergie ne les font même pas apparaître. On trouve des estimations de la consommation de bois de chauffage, qui en est la principale composante. Elle stagne ou diminue depuis 1970. Par quel miracle pourrait-elle bien être multipliée par vingt-cinq d’ici 2050 ? On pense d’abord à Baudelaire : « Adieu vive clarté de nos étés trop courts ! / J’entends déjà tomber avec un choc funèbre / Le bois retentissant sur le pavé des cours », puis à la noria de camions (pardon, de trains) qui apporteraient ces centaines de millions de stères8 de bois jusque dans les maisons et les appartements souvent loin des forêts ; puis à la multiplication par vingt-cinq de la superficie plantée en forêts9.

Que le bois et les biogaz offrent des possibilités de contribuer à l’offre d’énergie pour le chauffage qui méritent d’être exploitées, oui, mais que ces ressources puissent assurer l’essentiel du chauffage des résidences et des bureaux appelle une démonstration plus qu’une simpleaffirmation.

Recours massif à l’éolien et au solaire pour l’électricité

Dans le scénario de négaWatt, comme le montre le tableau 2, l’offre d’électricité est produite avec des centrales solaires et éoliennes – avec l’hydraulique pour le solde. On a déjà montré en commentant le scénario du retrait total du nucléaire que ce cas de figure est économiquement très coûteux et, surtout, techniquement impossible. Un système qui reposerait à 80% sur des sourcesd’électricité aussi intermittentes que le solaire et l’éolien se condamne à des coupures fréquentes etdramatiques. On l’a dit, les experts estiment que la part de ces sources ne peut en aucun cas dépasser 35% de la production d’électricité – et des pourcentages élevés supposent un recours accru au commerce extérieur d’électricité que réprouve négaWatt. Dans ces conditions, il est à peine utile de chiffrer le coût de la production de 230 TWh éoliens et solaires : elle est du même ordre de grandeur que le coût du retrait total du nucléaire, qui impliquait une production intermittente de 219 TWh : environ 60 milliards d’euros en 2030.

Le développement de la voiture électrique

À dire vrai, le développement de la voiture électrique, qui fait partie du scénario de négaWatt, n’enest pas une composante essentielle. Mais ce développement est aussi fortement souhaité par beaucoup d’institutions, d’entreprises, d’ONG, de citoyens, et mérite d’être brièvement examiné ici. Supposons que le parc de véhicules électriques atteigne 10%  du parc de voitures particulières en 2030. C’est là une hypothèse très optimiste, qui correspond au point haut de la fourchette que se donnent les constructeurs. Ceux-ci ne voient la voiture électrique que comme un véhicule de niche, celui des véhicules qui ne font pas de grands trajets, mais qui roulent cependant beaucoup par an. Quelles sont les implications énergétiques de cette hypothèse ? On peut en identifier quatre.

La première est une réduction assez faible de la consommation de carburants. Si les 3 millions de voitures électriques utilisées en 2030 se substituaient à 3 millions de voitures au gazole consommant 5 litres aux 100 kilomètres, il en résulterait une économie de carburants d’environ 1,8 M de tep, soit 2,6% de la consommation de carburants prévue dans le scénario au fil de l’eau.

La seconde est une augmentation – faible – de la consommation d’électri- cité. Un véhiculeélectrique consomme environ 20 KWh aux 100 kilomètres. Trois millions de véhicules roulant 10.000 kilomètres par an consomme- raient environ 6 TWh par an. C’est un peu plus de 1% de la consommation prévue pour 2030. Le développement de la voiture électrique ne pose pas de problème sérieux au système de production d’électricité.

La troisième est une réduction également très faible des rejets de CO2. Cette réduction dépend directement du contenu en CO2 de l’électricité utilisée pour recharger les batteries. Dans des pays comme la Chine, qui rejettent beaucoup deCO2 par kilowattheure produit, la voiture électrique rejette autant ou davantage de CO2  que lavoiture classique. Ce n’est pas le cas en France, grâce  à l’électricité nucléaire. En France, un véhicule électrique rejette environ 0,2 tCO2/an, et remplace un véhicule classique qui  rejette  (ou rejetterait)  1,3  tCO2/an. Le gain est de 0,9 tCO2/ an  par véhicule, soit pour 3 millions de véhicules un peu moins de 3 millions de tonnes CO2, soit 0,7% des rejets de CO2 de la France. Le remplacement de l’électricité nucléaire par de l’électricité thermique (qui n’est pas envisagé par négaWatt) diminuerait sensiblement ce résultat.

Le quatrième est le coût pour les finances publiques de ce changement. Le véhicule électrique est bien plus coûteux que le véhicule classique, à l’achat comme à l’usage. La différence varie en fonction de nombreux facteurs, comme le prix des carburants, le montant des taxes sur les carburants, le prix de l’électricité, le prix des  batteries, etc., éléments  qui sont eux-mêmes susceptibles de varier dans le temps. L’un de nos travaux (Prud’homme 2010) fournit une analyse détaillée de l’impact  des valeurs actuelles de ces paramètres et de leurs évolutions possibles dans le temps. Il en résulte que, sur les quinze ans de la durée de vie d’un véhicule, cette différence est actuellement d’environ 12.000 euros par véhicule. Ce chiffre varie assez peu avec les changements de paramètres plausibles dans les années à venir. Le véhicule électrique ne se développera significativement que si une subvention publique d’un montant voisin efface le surcoût pour le consommateur d’un véhicule électrique. On retiendra une subvention unitaire de 10.000 euros. Un parc de 3 millions de véhicules électrique implique une subvention cumulée d’environ 30 milliards d’euros. Cette estimation ne compte ni la subvention implicite de la perte de recettes de l’impôt sur les carburants (environ 8 milliards), ni les investissements nécessaires pour créer des milliers ou des dizaines de milliers de bornes de rechargement.

Tableau 3 : Comparaison simplifiée des scénarios

Source :

G€ = milliards d’euros. K = milliers. Mt = millions de tonnes. Pour les rejets de CO2 et l’indépendance énergétique, les coûts de production, les chiffres des scénarios décrivent la situation 2030. Pour les investissements les chiffres décrivent lesdépenses pour la période 2010-30. Pour la sécurité, = décrit (d’une manière subjective) le niveau de sécurité actuel, ++ une forte amélioration, et + une faible amélioration.

Comparaison des scénarios

Le tableau 3 présente d’une façon simplifiée et synoptique les principaux enseignements de notre analyse des politiques ou des scénarios envisageables.

Les quatre premiers scénarios peuvent être comparés entre eux, mais pas vraiment avec le dernier, le scénario négaWatt, qui se retrouve en quelque sorte hors concours. Ce dernier scénario est beau (il est parfait du triple point de vue de la sécurité, des rejets de CO2 et de l’indépendance énergétique), mais – hélas ! – trop beau pour être vrai. Son coût économique serait pharamineux, son poids sur les finances publiques insoutenable. Mais, surtout, ce scénario n’est pas plausible, du moins en l’état actuel de la technologie. Les quatre autres scénarios, en revanche, sont des options envisageables. Le classement de ces scénarios est à peu près le même selon les critères de rejets de CO2, d’indépendance énergétique, de coût économique, et d’investissements : Nucléaire > Grenelle > Retrait nucléaire partiel > Retrait nucléaire total

Si l’on considère que le risque nucléaire est contrôlable et contrôlé, les deux premiers scénarios sont les meilleurs. Ils marquent un progrès par rapport à la situation de 2010. La différence entre le scénario dit du nucléaire et le scénario Grenelle réside dans l’importance de l’électricité solaire et éolienne : multipliée par neuf dans le cas de Grenelle, constante dans le cas du scénario du nucléaire. Cette différence a un coût. Le scénario du nucléaire implique des investissements de 80 milliards d’euros sur la période considérée, Grenelle des investissements de 190 milliards ; le premier scénario implique un surcoût de 6 milliards par an par apport à aujourd’hui, le second un surcoût de 18 milliards ; le premier implique (du fait des dépenses de rénovation) la perte de 100.000 emplois, le second celle de 300.000 emplois. On peut certainement préférer la multiplication par neuf de l’électricité éolienne et solaire à la stagnation de ce type d’électricité à son niveau actuel, mais il faut savoir que cette préférence implique une augmentation des investissements énergétique de près de 100 milliards, une perte de pouvoir d’achat de 12 milliards par an et la destruction d’environ 200.000 emplois.

Si l’on considère, à l’allemande, que le risque nucléaire est intolérable, on se tournera vers les deux autres scénarios. Le plus rationnel est dans cette hypothèse celui du retrait total, seul capable d’éliminer ce risque. Mais il faut savoir que ce scénario est le pire selon tous les autres critères (autre que le critère de sécurité) : il quintuple les rejets de CO2  du système électrique, diminue par deux l’indépendance énergétique et, surtout, implique des investissements que l’on a évalués à plus 650 milliards d’euros, une perte de pouvoir d’achat annuel de 32 milliards par an – environ 3% de la consommation des ménages – et la destruction d’environ 650.000 emplois.

Le scénario du retrait partiel du nucléaire diminue tous ces inconvénients : les investissements qu’il implique s’élèvent seulement – si  l’on ose dire – à 300 milliards d’euros et les destructions d’emplois à  400.000. Mais, d’un autre côté, le retrait partiel du nucléaire n’élimine pas véritablement le risque nucléaire et devrait, en bonne logique, être inacceptable pour ceux qui considèrent ce risque comme intolérable.

Notes

10.

On a construit un petit modèle informatisé qui permet de calculer facilement ce qui se passe avec d’autres hypothèses ; on peut se le procurer auprès de l’auteur.

+ -

La question posée était : comment répondre en France à la demande d’énergie? Au final, la réponse implique des jugements politiques et même éthiques, et doit être faite par des politiques. Mais elle doit être faite sur la base d’analyses techniques et économiques sérieuses. Crier « choix politique, choix politique » ne peut pas être une façon de faire l’impasse sur ces analyses techniques et économiques. Qui dit choix dit choix entre différentes politiques ou divers scénarios, qui ont chacun des avantages et des inconvénients, et on ne peut pas choisir sans avoir évalué, soupesé et, si possible, mesuré ces avantages et ces inconvénients. Les choix effectués au regard d’une seule  dimension, qu’il s’agisse du seul coût économique ou de la seule sécurité, des seuls rejets de CO2 ou de la seule indépendance énergétique, sont des choix boiteux ou myopes. Cette étude s’est évidemment focalisée sur les fondamentaux techniques et économiques de la question posée. Ils sont malheureusement complexes. On a essayé de les simplifier et de les clarifier en examinant plusieurs scénarios plus ou moins plausibles, et en le faisant au regard de cinq dimensions ou critères de choix : la sécurité, les rejets de CO2, l’indépendance énergétique, le coût économique, l’impact sur les finances publiques. Ces cinq critères sont essentiels, aucun n’est dirimant, et ils doivent tous être pris en compte. Le domaine considéré est malheureusement un domaine où les sentiments, les a priori, les rêves, parlent souvent plus haut que les arguments raisonnés. C’est pourquoi on a essayé, dans la mesure du possible, de quantifier les impacts identifiés. Et de le faire en partant de données officielles, de préférence internationales, en indiquant soigneusement les sources, le cas échéant les hypothèses utilisées, ainsi que les calculs effectués (de façon à permettre au lecteur qui le souhaiterait de refaire les calculs ou même d’en faire d’autres).

L’exercice ne prétend nullement à l’exhaustivité. Le souci de simplicité nous a conduit à négliger certains aspects, comme par exemple la géothermie, les pompes à chaleur ou les biocarburants, dont l’intérêt est pourtant bien réel. D’autres critères d’évaluation, comme par exemple les impacts des politiques sur l’industrie nationale, pourraient être ajoutés à notre liste réduite. Les chiffres estimés impliquent des hypothèses certainement critiquables. L’allocation de l’électricité intermittente par tiers entre éolien terrestre, éolien maritime et solaire, par exemple, est largement arbitraire10. Enfin, les scénarios examinés sont établis sur la base des technologies existantes. Des avancées technologiques majeures, telles que le stockage de l’électricité, la fusion nucléaire ou celles qui sont évoquées plus haut sous l’intitulé «frontières technologiques», mais dont la disponibilité ou le coût sont actuellement inconnus, bouleverseraient la donne.

Il s’ensuit, bien entendu, que cette étude ne répond pas à la question posée. On espère que les informations et les analyses ici proposées pourront néanmoins contribuer au débat et aider les responsables politiques à choisir la moins mauvaise politique énergétique possible pour la France.

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AIE et OCDE, Coûts prévisionnels de production de l’électricité 2010, OCDE, 2010, 325 p.

 

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