Rapport pour l'Assemblée nationale sur l'abstention
Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électoraleIntroduction
Une crise de la participation électorale menace la démocratie
Vingt-et-une pistes de réflexion pour favoriser la participation électorale
La nature de l’abstention électorale
Définitions de l’abstention1
Mesures de l’ampleur de l’abstention
Les formes de l’abstention
L’abstention permanente
L’abstention intermittente
Les causes de l’abstention
La mal-inscription électorale, première responsable de l’abstention systématique
Une perte de lisibilité accrue de certains scrutins, révélatrice des inégalités sociales
L’abstention comme choix protestataire
Les « sans-préférence partisane » : l’abstention ou le vote blanc
L’abstention chronique, une dimension de la crise du monde démocratique
Malaise démocratique
Le vote, entre consécration et désillusion
Défiance interpersonnelle et protestation électorale
Sentiment de déclin et retrait de la vie civique
L’affaiblissement de l’attachement à la démocratie
Du désintérêt pour la politique à l’érosion des idéaux démocratiques
La légitimité du droit universel de suffrage n’est plus incontestée
La transparence du processus électoral est mise en doute
Renouvellement générationnel : déconsolidation ou recomposition démocratique ?
L’utilisation régulière des réseaux sociaux est liée au comportement protestataire
L’attachement aux libertés publiques n’est pas altéré
Contenir l’abstention : des pistes de réflexion
L’utilité du vote : il faut l’expliquer, mais il faut aussi en apporter la preuve
Les bureaux de vote itinérants
Le vote à distance
La réponse disciplinaire et le recours à la contrainte : le vote obligatoire
L’ouverture du droit de vote aux citoyens dès 16 ans
Dominique REYNIÉ, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique
Dominique ANDOLFATTO, Victor DELAGE, Jérôme FOURQUET, Hippolyte GRISLAIN, Madeleine HAMEL, Katherine HAMILTON, Aminata KONE, Sylvain MANTERNACH, Anne MUXEL, Pascal PERRINEAU, Dominique REYNIÉ
Abdellah BOUHEND, Margot COCQUET, Victor DELAGE, Anne FLAMBERT,
Léa GHILINI, Katherine HAMILTON, Camille JAFFIOL, Mathilde TCHOUNIKINE
Claude SADAJ
Julien RÉMY
Novembre 2021
La Fondation tient à remercier particulièrement Hippolyte Grislain pour sa contribution à la rédaction de ce rapport.
Introduction
Une crise de la participation électorale menace la démocratie
La hausse de l’abstention est une tendance que l’on observe dans la plupart des démocraties. En France, ce phénomène est enregistré depuis déjà longtemps. La poussée de l’abstention est le résultat d’un grand nombre de facteurs politiques et sociaux. Ainsi, le déclin du clivage partisan gauche/droite marque l’effacement des élections à la fois disputées et polarisées qui jouaient fortement en faveur de la participation. Au contraire, les coalitions gauche/droite sont l’une des causes de la démobilisation. Sans qu’il ait été question de coalition, les cohabitations ont alimenté le sentiment d’une proximité entre la gauche et la droite jouant contre l’intérêt de la participation. On notera d’ailleurs que l’abstention historique (28,4%) du 21 avril 2002 s’inscrit dans la suite d’une longue cohabitation (1997-2002).
Le fort retentissement de ce premier événement d’abstention majeur est d’abord lié au fait qu’il s’agissait de l’élection présidentielle, ensuite au fait que le niveau de l’abstention pour le premier tour de cette élection était sans précédent, et il demeure un record aujourd’hui. Enfin, le choc de ce fameux « 21 avril » tenait au fait que l’abstention était une des causes principales de l’élimination du candidat du Parti socialiste, le Premier ministre Lionel Jospin. Dès lors, chacun peut comprendre que l’abstention est bien l’un des facteurs expliquant le résultat d’une élection, que les conséquences politiques de la non-participation sont non seulement importantes mais parfois déterminantes. Plus près de nous, le 28 juin 2020, lors du second tour des élections municipales – l’autre scrutin auquel les Français sont particulièrement attachés – un nouveau record d’abstention était enregistré (58,4%), très supérieur au précédent record pour ce scrutin (37,9%) en 2014. Il est évident que l’abstention de 2020 peut s’expliquer en partie par la situation sanitaire. Cependant, on ne peut réduire la désertion électorale à la crainte de la Covid-19. En effet, d’une part, le second tour des élections municipales a eu lieu le 28 juin 2020, soit plus d’un mois après le déconfinement (11 mai). Ensuite, l’abstention record lors des élections régionales de 2021 a bien montré qu’il s’agissait d’une tendance obéissant à des déterminations propres.
L’abstention est entrée dans notre démocratie. Elle fait désormais partie de notre vie politique. Nous allons devoir mieux anticiper les effets et les perturbations qu’elle est capable de produire. Nous allons aussi devoir réfléchir aux voies et moyens permettant de contenir cette évolution, voire, si possible, de l’inverser. En effet, le vote est la clé de voûte de notre système de gouvernement et notre régime ne survivrait pas à une érosion continue de la participation électorale. Aussi, la Fondation pour l’innovation politique est heureuse de pouvoir contribuer pleinement au lancement d’une réflexion initiée par la présidence de l’Assemblée nationale et de son président, Monsieur Richard Ferrand.
On trouvera ci-après un ensemble de données et de réflexions permettant d’éclairer la compréhension de l’abstention et de nourrir les propositions visant à favoriser le regain de la participation électorale.
Vingt-et-une pistes de réflexion pour favoriser la participation électorale
1. Répondre au problème de la mal-inscription sur les listes électorales. En France, l’inscription sur la liste électorale doit impérativement être réalisée le 6e vendredi précédant le 1er tour de l’élection. Dans certaines situations particulières (Français atteignant 18 ans, déménagement, acquisition de la nationalité française, droit de vote recouvré), le délai d’inscription est repoussé jusqu’au 10e jour précédant le 1er tour. L’anticipation considérable nécessaire à cette inscription justifie en partie les situations de mal-inscription. Certains États européens font davantage preuve de souplesse en permettant une inscription tardive sur les listes électorales, voire pour certains jusqu’au jour même du scrutin, afin de favoriser une plus large mobilisation électorale. De même, sur l’intégralité des États-membres, quinze réalisent l’inscription automatique de tous les électeurs sur les listes électorales, évitant ainsi les situations de mal-inscription largement dommageables pour la participation électorale.
2. Les bureaux de vote itinérants. Fondé sur l’accessibilité, les bureaux de vote itinérants (« mobile polling stations ») ont vocation à renforcer la participation électorale des populations identifiées comme en marge du jeu politique donc abstentionnistes en raison de cette mise à distance. Ces bureaux de vote itinérants prennent la forme concrète de structures éphémères, contenant le matériel nécessaire à la bonne réalisation du vote, se déplaçant toute la journée du scrutin et placées sous l’autorité de responsables de bureaux électoraux.
3. Clarifier le discours public sur les procédures à travers lesquelles s’exprime la souveraineté populaire : élection ou tirage au sort, démocratie électorale ou démocratie participative… Comment décide le souverain ? Pour l’électeur, il n’est pas simple de s’y retrouver. D’un côté, on cherche à le mobiliser au moment des élections, on rappelle l’importance des assemblées représentatives, on affirme que la décision électorale est la source de la décision publique ; mais, d’un autre côté, les pouvoirs publics eux-mêmes manifestent un grand intérêt pour des formes non électives de désignation de représentants, voire de législateurs de fait. Ainsi, le 29 juin 2020, au lendemain d’un scrutin marqué par une abstention historique, restée sans commentaire, la Convention citoyenne pour le climat, issue d’un tirage au sort, était présentée au public par les plus hautes autorités et semblait investie d’un pouvoir que les parlementaires n’ont pas. On pouvait alors y lire l’expression d’un déclassement de la procédure électorale, d’une préférence pour une modalité non élective de désignation des assemblées délibératives, y compris en donnant le sentiment que le tirage au sort allait orienter le travail des élus. De fait, le suffrage universel et la fonction législatives pouvaient s’en trouver sinon disqualifiés à tout le moins déclassés.
4. La décentralisation est une réponse cohérente pour restaurer la participation électorale dans les scrutins locaux.
5. Attester la souveraineté du suffrage : respecter les décisions électorales. N’ont pas été pris en compte les choix des citoyens à l’issue du référendum national ayant débouché sur le rejet du Traité constitutionnel européen, en 2005, et le référendum local ayant débouché sur la décision de construire l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes.
6. Démontrer la réalité de la liberté de choisir : il est paradoxal de vouloir encourager la participation électorale et de condamner en même temps le vote en faveur de partis et de candidats protestataires ou populistes, par ailleurs autorisés à concourir, sauf à modifier les règles permettant d’interdire ce type de candidatures au nom de critères politiques et moraux (ce que nous ne recommanderons pas de faire).
7. Si le vote est souverain, il faut sanctionner plus sévèrement le recours à la contrainte, à la violence et d’une manière générale à des moyens non conventionnels pour faire aboutir une cause ou exprimer une préférence d’opinion : par exemple, les mouvements identitaires violents, les destructeurs de plants OGM, les zadistes, les black block, les mouvements environnementalistes ou animalistes violents … Faute de quoi, la situation historique qui se dessinerait combinerait un transfert de l’action politique depuis les formes de la discussion et de la participation électorale vers les formes de l’action violente, dans un processus de « zadisation » de la conflictualité, impliquant un déclassement progressif du suffrage universel comme fondement de la régulation. Nombre d’électeurs pouvant avoir le sentiment que le vote n’est plus l’expression de la souveraineté, ne laissant le choix qu’entre le recours à violence ou le retrait civique.
8. Si l’on veut combattre l’abstention, il est paradoxal ou maladroit de stigmatiser les choix électoraux des classes populaires. Les classes populaires sont massivement partagées entre l’abstention et le vote protestataire. Or, dans un paradoxe qui pourrait être fatal, la réaction des responsables politiques, de nombre d’experts et de la classe médiatique à ces deux grands types de comportements électoraux des classes populaires prend la forme soit d’une absence de considération, dans le cas de l’abstention, soit d’une disqualification morale des préférences exprimés par les électeurs issus des classes populaires lorsque ces derniers votent pour des partis qualifiés d’antisystème, d’extrême ou de populistes.
9. La participation électorale est victime d’une incompréhension du concept de représentativité. Ce malentendu génère un procès permanent en déficit de représentativité. Cette critique est adressée au nom d’une conception erronée de la représentativité. La représentativité politique n’est pas statistique et sociodémographique, elle n’est pas celle à laquelle nous ont habitués les sondages. Dans le monde de la politique démocratique, le principe de la représentativité repose sur la légitimité des élus, non sur une qualité qui leur serait prêtée de constituer un échantillon de la société. Ce sont les électeurs qui font les élus, non les quotas sociodémographiques. Il appartient aux partis de sélectionner les candidats qui leur semblent les plus à même de représenter les électeurs. Il appartient aux électeurs de les élire ou non.
10. La numérisation de l’espace public, du débat et des procédures appelle un grand chantier de réflexion sur les conséquences d’un tel mouvement. Nous n’avons pas suffisamment réfléchi aux effets sur la culture civique en général et sur le vote en particulier du passage à un espace public transnational, numérisé et placé sous l’autorité d’entreprises et non de juridictions publiques, que celles-ci soient américaines, européennes ou françaises. Nous devons également nous interroger davantage sur les effets que la numérisation des interactions sociales peut avoir sur les systèmes culturels et sur le fonctionnement cognitif des individus.
11. La transparence du processus électoral tend à être mise en doute dans certaines démocraties. Le passage d’un scrutin matérialisé à un scrutin dématérialisé favoriserait la perte de confiance dans les procédures électorales.
12. Récuser l’idée d’une généralisation du vote à distance, en particulier par Internet. Le vote à distance, en particulier par internet, présente un inconvénient majeur qui semble difficile à surmonter. La Fondation pour l’innovation politique voudrait dissuader les élus de recourir à cette solution. En effet, voter à distance implique de voter depuis son domicile ou son lieu de travail. Le choix électoral se fait depuis l’espace privé ou professionnel de l’électeur. Dans ces conditions, aucune garantie ne peut empêcher le viol du secret du vote, par un membre de la famille par exemple ; de même, rien ne peut empêcher les procédés de corruption tels que l’achat de vote, puisque le vote à domicile permet la vérification du respect du marché entre l’électeur corrompu et le corrupteur. Au contraire, le bureau de vote rend vaines de telles transactions puisqu’il est impossible d’en vérifier le respect. De même, si le vote se fait depuis l’espace privé ou professionnel de l’électeur, rien ne pourra ni empêcher ni garantir que le vote n’a pas eu lieu sous contrainte ou menace, par un membre de la famille, un voisin, un membre du quartier ou une quelconque personne, pour des raisons politiques, religieuses ou autres. On sait que le domicile peut abriter des tyrannies privées, ce dont attestent le cas des enfants victimes d’agressions sexuelles, le cas des femmes battues ou encore le cas des personnes âgées victimes d’abus de confiance de la part de leurs proches, etc..
13. Réponse disciplinaire et recours à la contrainte, le vote obligatoire est à proscrire. Il implique de transférer aux électeurs la responsabilité de l’abstention. Si les électeurs sont bien en partie responsables de l’abstention, il revient cependant aux gouvernants et aux élus de faire en sorte que l’on retrouve l’intérêt pour le vote et le sens de son importance. De plus, en pratique, le vote obligatoire suppose un contrôle strict et des sanctions pécuniaires ou administratives. On peut craindre de favoriser la radicalisation des comportements électoraux.
14. L’ouverture du droit de vote aux citoyens dès 16 ans peut-être l’une des réponses à l’abstention, d’autant plus qu’elle est particulièrement répandue chez les plus jeunes. Le droit de vote à 16 ans peut exister sur le plan local comme en Allemagne ou en Suisse.
15. Accroître le pouvoir des élus : revenir sur le non-cumul des mandats. Il semble en particulier nécessaire de ré-autoriser le cumul des fonctions de responsable d’un exécutif local et de parlementaire. Une telle association de mandats fait sens, et d’abord pour les électeurs. Les citoyens attendent de leurs élus la capacité d’agir, c’est-à-dire du pouvoir.
16. Accroître les moyens financiers des partis et des candidats afin de favoriser des campagnes plus mobilisatrices. Au fil du temps, depuis une trentaine d’années, les règles du financement de la vie politique ont été multipliées, alourdies, complexifiées. L’esprit général a laissé s’installer l’idée d’une immoralité de principe du financement de la vie publique. Les moyens de financement sont trop strictement limités alors que leur augmentation permettrait d’intensifier la communication avec les citoyens (réunions, matériels de propagande électorale…) et conséquemment d’accroître l’efficacité de la mobilisation électorale.
17. Ne pas décourager l’engagement politique et électoral des citoyens, protéger les élus de la suspicion. Gare aux excès de la transparence. En effet, cela passe notamment par une révision des impératifs de transparence de la vie politique. Il s’agit de préserver les élus du poison de la suspicion et de la déconsidération publique que finissent par produire inévitablement la multiplication et le renforcement récurrent des règles organisant le financement et le déroulement de la vie politique, comme en atteste l’évolution du contrôle des patrimoines. Oui au contrôle, non à la publication. Celle-ci n’apporte rien, elle alimente de vils sentiments, entre voyeurisme et jalousie, là où un citoyen doit se satisfaire d’un contrôle en amont et en aval, assuré par des commissions associant des magistrats à des représentants des assemblées élus et capables de préserver le secret des données.
18. Ne pas céder aux sirènes de la dématérialisation (supposée) des procédures. Par certains aspects, dans ce monde (faussement) dématérialisé, les instruments électoraux peuvent paraître archaïques. Certains n’hésitent pas à recommander un transfert des procédures, depuis la matérialité classique (bureaux de vote, isoloirs, enveloppes, bulletins, urnes) vers ce qui constituerait une immatérialité moderne. On envisage souvent inconsidérément la solution du « vote par internet ».
19. La culture de la participation électorale est mise en question par l’affaiblissement des formes sociales structurantes et productrices d’un sens collectif, telles que la famille, le travail, transmetteurs efficaces des valeurs de l’engagement civique et politique. Le passage d’une société de classes à une société d’individus, l’évolution du rapport à la religion, le déclin des identifications et des appartenances, jouent contre la participation électorale. De plus, le passage d’une société homogène à une société multiculturelle accentue les effets de ces évolutions, auxquelles il faut ajouter la perte d’influence et d’efficacité d’institutions dont le rôle est majeur en matière de mobilisation électorale : les partis, les syndicats, la presse politique, etc.
20. La famille, l’École et, d’une manière générale, la fonction éducative sont irremplaçables dans la diffusion de la culture civique et de la participation électorale. La multiplication des missions confiées à l’École au fil des décennies ne lui permet plus de peser aussi efficacement sur la formation civique des futurs citoyens. Il pourrait être utile de réfléchir à un recentrage autour de la question civique : information, argumentation, délibération, régulation des différends, arbitrage, élections (principes et modalités) …
21. Peut-on concevoir un lien civique sans lien fiscal direct ? Désormais, une majorité (57%) des ménages ne sont plus assujettis à l’impôt sur le revenu. De même, une majorité (80%) des ménages occupant un logement à titre de locataire ne sont plus assujettis à la taxe d’habitation. L’attrition de la proportion de ménages acquittant un impôt direct, c’est-à-dire un impôt dû et payé directement par la même personne (impôt sur le revenu, taxe foncière, taxe d’habitation pour les 20% d’occupants qui l’acquittent encore…), a fini par détacher le lien civique du lien fiscal. Certes, chacun paie des impôts, au moins les impôts indirects, en particulier la TVA, mais cette taxe est confondue avec le prix du bien ou du service acheté puis reversée par le vendeur au Trésor public. Quels sont les effets sur la conscience civique du consommateur ?
Une telle partition fiscale finit par créer une inégalité difficile à justifier. Toutes les personnes assujetties aux impôts directs sont également assujetties aux impôts indirects, tandis que la très grande majorité des personnes assujetties aux impôts indirects ne sont pas assujetties aux impôts directs. De plus, cette inégalité joue au détriment de la minorité des ménages. On peut estimer qu’environ les deux tiers des ménages sont désormais exonérés de tout impôt direct. Quel est le sens de l’élection pour les ménages assujettis aux impôts directs et indirects s’ils savent qu’ils ne pèseront jamais assez pour infléchir une politique fiscale ? Symétriquement, quel est le sens de l’élection pour les ménages qui ne sont plus assujettis ni à l’impôt sur le revenu ni à la taxe d’habitation, c’est-à-dire pour les deux tiers des ménages ?
La nature de l’abstention électorale
Définitions de l’abstention1
Pour une définition complète, voir le Dictionnaire du vote, Pascal Perrineau et Dominique Reynié, PUF, 2001.
Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n°120, 2007, pp. 43-55.
Jérôme Fourquet, L’archipel français – Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, 379 pages.
L’abstention concerne les électeurs inscrits sur les listes électorales. Elle désigne le fait de ne pas se rendre aux urnes lors d’un scrutin, soit le fait de ne pas exercer son droit de voter. L’abstention peut avoir une cause contingente (empêchement temporaire, maladie, déplacement professionnel, contrainte familiale, etc.). L’abstention peut, différemment, exprimer une désapprobation ou une insatisfaction à l’égard d’un scrutin (enjeux, candidatures, programmes, déroulement de la campagne, etc.), voire une insatisfaction à l’égard du système démocratique. Enfin, l’abstention peut être la conséquence d’un désintérêt pour les affaires publiques et la vie politique.
La mesure de l’abstention est donnée sous la forme d’une proportion (exprimée en pourcentages) des électeurs inscrits sur les listes électorales. Il faut donc distinguer l’abstention de la mal-inscription et non- inscription sur les listes électorales des citoyens qui possèdent pourtant les qualités requises par le droit pour être électeurs. Ainsi, la mesure de l’abstention ne suffit pas à évaluer la proportion des citoyens disposant du droit de vote mais ne l’exerçant pas. L’abstention est évaluée par rapport au nombre des électeurs inscrits sur les listes électorales, mais la non-participation aux élections correspond au total des abstentionnistes et des non-inscrits ainsi que des mal-inscrits.
Il convient de rappeler dans un premier temps quel est le cadre légal applicable au vote. À l’inverse de la Belgique, de la Grèce ou encore de l’Autriche, la France n’a pas rendu le vote obligatoire. Parmi les devises de la Nation, celle qui est inscrite sur les cartes électorales, rappelle néanmoins la double valeur portée par le vote : il s’agit d’un droit mais également d’un devoir. Le système politique français hérité du « contrat social » implique un engagement du citoyen dans la vie de la cité, le vote matérialisant ainsi l’implication de l’individu. Une exception demeure toutefois, puisque les élections sénatoriales, qui voient voter les « grands électeurs » (conseillers municipaux, départementaux et régionaux), fonctionnent sur la base du vote obligatoire. Une amende pécuniaire peut ainsi être infligée aux grands électeurs ne satisfaisant pas à leurs obligations. Dans ce cadre, il apparaît très clair que tous les scrutins ne sont pas frappés avec la même intensité par cette abstention croissante et qu’il reste, en France, davantage de votants que d’abstentionnistes. La lisibilité du scrutin, la médiatisation de la campagne ou encore la personnalité des candidats sont autant de facteurs exerçant une influence sur le niveau d’abstention en fonction du type d’élection. La faible participation électorale ne constitue ainsi en aucun cas un phénomène systématique. Bien qu’elle puisse l’être dans certaines catégories de la population, elle reste faible et stagnante au cours des années, aux alentours de 12%. Le déficit de participation résulte d’une intermittence des abstentionnistes, alternant vote et abstention selon les scrutins. Cette intermittence dans le vote est caractéristique de la hausse de l’abstention au cours des dernières années selon Anne Muxel2. La très forte démobilisation électorale pour les élections législatives de 2007, dans le sillage de l’élection présidentielle de la même année qui avait largement mobilisé les citoyens, en est un exemple éloquent.
Dans un second temps, cette abstention ne saurait être circonscrite à la France puisqu’elle s’observe, à des degrés différents, dans de nombreux pays, notamment dans les pays voisins en Europe ainsi qu’aux États-Unis. Si cette abstention record pose la question de mesures à prendre afin de relancer la participation, notamment en vue des élections présidentielle et législatives de 2022, il convient dans ce contexte de s’interroger en amont sur les ressorts de ce phénomène en croissance exponentielle, de le qualifier et d’en déceler les causes. En effet, bien que l’abstention soit un phénomène installé, la période de « flottement électoral »3 dans laquelle nous sommes entrés depuis 2017 et marquée par une forte volatilité de l’opinion, risque de s’accompagner d’une hausse d’autant plus forte de l’abstention ou renforce pour le moins, l’incertitude relative à la participation. Les faibles niveaux de participation atteints aux élections municipales de 2020, qui ne peuvent s’expliquer entièrement par la pandémie de la COVID-19, ainsi qu’aux dernières élections départementales et régionales, en sont l’illustration.
Mesures de l’ampleur de l’abstention
Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n°120, 2007, pp. 43-55.
Jérôme Jaffré, « L’abstention aux élections municipales dans l’après-guerre 1947-2014 », Note Les élections municipales 2020, Sciences Po CEVIPOF, Mars 2020.
Ibid.
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Gallimard, Folio, 2007, 464 pages.
Ibid.
INSEE, « Élections présidentielle et législatives de 2017 : neuf inscrits sur dix ont voté à au moins un tour de scrutin », Insee Première, n°1670, octobre 2017.
La participation électorale en France fait l’objet d’une érosion continue et accélérée depuis une quarantaine d’années et a atteint au soir du second tour des élections départementales et régionales de 2021 le triste record de 66%, si bien que la légitimité des responsables politiques ainsi élus et de leurs politiques est parfois interrogée. L’intégralité des scrutins électoraux semble touchée par cette abstention croissante. Ainsi, entre 1970 et le début des années 2000, l’abstention a augmenté de 12,6 points s’agissant de la présidentielle, de 7,8 points pour les municipales ou encore de 16,9 points pour les législatives4. Si la participation électorale est fréquemment perçue comme un indicateur de vitalité démocratique, la hausse de l’abstention est souvent dépeinte comme l’un des symptômes les plus poussés d’une crise de la représentation.
a) La montée de l’abstention électorale concerne l’ensemble des démocraties occidentales, mais à des degrés différents
À compter de l’instauration du suffrage universel direct en 1848, et ce jusqu’aux années 1980, l’abstention aux élections législatives a stagné et s’est stabilisée aux alentours de 20% de l’électorat pour chaque élection moyennant quelques pics de participation lors d’élections à fort retentissement (en 1936 notamment). L’année 1988, lors des élections législatives, marque un tournant avec le seuil atteint de 30% d’abstentionnistes. Depuis cette date, la participation électorale diminue à chaque élection et pour tous les scrutins, bien que la présidentielle apparaisse comme l’élection mobilisant le plus les citoyens français. Une analyse traitant des ressorts de l’abstention ne saurait toutefois être pertinente si elle se cantonnait à une étude de l’électorat français. La quasi-totalité des démocraties occidentales voient une partie de leur électorat se détourner des urnes. Les raisons sociales, politiques et historiques expliquant ce phénomène sont néanmoins variables selon les États. Une analyse au cas par cas laisse finalement apparaître une ligne de frontière Est/Ouest en Europe sur les niveaux d’abstention d’une part, et sur leurs facteurs d’autre part. Enfin, cette hausse de l’abstention ne se limite pas à l’Europe et le cas américain comporte à bien des égards plusieurs similitudes avec la France.
Si l’abstention a toujours fait partie du paysage électoral français, notamment à partir de 1945, la période post Seconde Guerre mondiale connaît des taux de participation électorale relativement élevés et constants. Jérôme Jaffré met ainsi en évidence, au prisme du scrutin municipal, une première période s’étendant de 1947 à 1983 marquée par une participation élevée et une abstention stagnante, aux alentours de 20%5. L’électorat français durant cette période accorde un intérêt fort aux échéances électorales et un haut niveau de civisme est attaché aux élections. Plusieurs pics de participation sont par ailleurs relevés aux élections de 1977 et de 1983 et trouvent leur explication dans l’apogée qu’atteint à cette époque l’opposition gauche/droite. La faible abstention relevée pour ces scrutins trouve donc son explication dans la volonté de l’électorat français d’imposer un « vote sanction » à l’égard du pouvoir giscardien s’agissant de la première, et à l’égard du pouvoir mitterrandien pour la seconde. Les scrutins suscitant une couverture médiatique forte ou caractérisée par une opposition bipolaire sont ainsi davantage susceptibles de connaître une participation élevée. Cela se vérifie de nouveau lors de l’élection présidentielle de 2007, marquée par l’affrontement de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, où l’abstention électorale diminue subitement avant de retrouver son niveau antérieur lors des élections législatives du mois suivant.
L’élection présidentielle de 1988 ayant reconduit François Mitterrand à la Présidence de la République amorce une seconde période au cours de laquelle le taux d’abstention tangente les 30% dès l’année suivante (27,2% d’abstention aux élections municipales de 1989), avant de le dépasser lors des scrutins suivants. Les élections municipales qui se sont tenues en 1989 et 1995 voient leur haut niveau d’abstention partiellement justifié par le nombre de scrutins qui les ont précédées. En effet, l’année 1988 est marquée par l’enchaînement de l’élection présidentielle avec les élections législatives et cantonales, ainsi qu’avec le référendum pour la Nouvelle- Calédonie. Il en va de même pour les élections municipales de 1995, juste après le scrutin présidentiel. Cette explication ne saurait être toutefois totalement pertinente dans la mesure où à compter de 1989, l’abstention aux élections municipales n’a cessé de croître jusqu’en 20206. Le seuil du tiers d’électeurs ne se rendant pas aux urnes pour le scrutin municipal est ainsi atteint lors des élections municipales de 2001 (32,6%). Les chercheurs Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen considèrent ainsi que le seuil de 30% d’abstentionnistes esquissé lors de l’élection présidentielle de 2002 marque la bascule vers une « démocratie de l’abstention », dans laquelle le nombre d’électeurs ne se rendant pas aux urnes pèse autant ou presque que le nombre de votants7.
Si les élections locales sont plus durement frappées par la hausse de l’abstention à partir des années 1980, celle-ci gagne progressivement, à différents degrés, l’ensemble des scrutins (présidentiel, législatifs, européens).
Les scrutins départementaux et régionaux ont connu, par leur faible lisibilité notamment, des taux d’abstention supérieurs à 30% dès les années 1990 et ont ainsi été les premiers touchés par la désaffection des urnes. Les dernières élections de 2021 ne font que confirmer cette dynamique à l’œuvre au cours des trois dernières décennies avec deux tiers de l’électorat français ne s’étant pas rendu aux urnes. Cet affaissement de la participation électorale aux scrutins locaux gagne également, à plus faible intensité mais de manière tout aussi notable, les élections nationales. Ainsi, lors des élections législatives de 2017, plus d’un électeur sur deux ne s’est pas rendu aux urnes et l’abstention a ainsi gagné près de dix points par rapport aux législatives de la mandature précédente. L’élection présidentielle, élection reine dans la Ve République, a également vu la participation électorale diminuer, plus progressivement néanmoins, perdant cinq points entre 2012 et 2017 et passant ainsi sous la barre des 75% lors du second tour. Enfin, alors même que les prérogatives de l’Union européenne tendent à se renforcer, augmentant dès lors l’impact de ses décisions sur les citoyens, les élections européennes font elles aussi l’objet d’une chute de la participation électorale. Alors que le premier scrutin européen au suffrage universel direct de 1979 affichait une abstention de 39%, cette dernière oscille désormais aux alentours de 50%, avec un pic à près de 60% en 2009.
En somme, il se dégage incontestablement une dynamique progressive de désaffection des urnes au sein de l’électorat français, depuis une trentaine d’années. Les analyses sur le profil des abstentionnistes invitent toutefois à réfuter la thèse selon laquelle les abstentionnistes constituent un ensemble homogène, agrégé, refusant systématiquement d’aller voter. L’étude met en évidence à l’inverse une intermittence dans le fait de se rendre aux urnes8. L’analyse de la participation électorale en 2017 par l’INSEE venait confirmer ce phénomène, relevant en effet que sur les quatre tours des élections (présidentielle et législatives), 14% s’étaient abstenus à tous les tours tandis que 51% avaient voté par intermittence9. Loin de se cantonner à la France, la baisse de la participation électorale gagne la quasi-totalité des démocraties occidentales, l’étude de ce phénomène appelant dans ce cadre une comparaison élargie aux autres pays.
Maïwenn Bordron, « L’abstention, un mal européen ? », France Culture, 23 mai 2019.
Ibid.
Mark Franklin, Voter Turnout and The Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies Since 1945, Cambridge University Press, 2004.
Ibid. : « Voting is a habit. People learn the experience of voting, or not, based on experience in their first few elections ».
Maïwenn Bordron, « L’abstention, un mal européen ? », France Culture, 23 mai 2019.
b) Les démocraties européennes souffrent d’un affaissement de la participation électorale
Une première porte d’entrée dans l’étude de l’abstention au niveau européen consiste à comparer la participation aux élections européennes entre les différents États membres de l’Union européenne. En effet, le taux européen de participation aux élections européennes est passé de 61,99% en 1979 à 42,61% en 2014. Sur ce scrutin de 2014, la France se plaçait ainsi en quatorzième position en termes de participation électorale (57,7% en 2014). Bien que touchée par ce désintérêt des élections, la France n’apparaît donc pas comme isolée face à ce phénomène qui s’étend à l’ensemble des démocraties occidentales.
Dans un premier temps, plusieurs pays d’Europe échappent très largement à cette hausse permanente de l’abstention électorale en raison du choix qu’ils ont fait de rendre le vote obligatoire. C’est notamment le cas de la Belgique, du Luxembourg, de l’Autriche et de la Grèce, pour lesquels le taux de participation oscille entre 85% et 90%, ne connaissant que de légères fluctuations depuis de nombreuses années. L’amende pécuniaire infligée aux citoyens ne se rendant pas aux urnes exerce un effet dissuasif sur les abstentionnistes et identifie le vote en tant que pratique civique. L’amende pécuniaire ne constitue pas l’unique possibilité de sanction. La Grèce sanctionne de son côté l’abstention par un ralentissement des procédures administratives. Un abstentionniste mettra dans ce cadre davantage de temps à obtenir un passeport ou un permis de conduire qu’un votant. A contrario, en Italie, le vote autrefois obligatoire a été rendu « facultatif » par une loi de 1993. Bruno Cautrès rappelle toutefois que les générations les plus âgées associent le vote à un acte civique ce qui permet au pays de connaître aujourd’hui des taux de participation électorale satisfaisants, bien que le vote ne soit plus obligatoire10.
Dans un deuxième temps, les élections européennes de 2014 l’ont ainsi mis en évidence, certains pays recourant au vote simultané parviennent également à obtenir des taux de participation électorale satisfaisants. À titre d’exemple, la Lituanie a ainsi fait coïncider le second tour de l’élection présidentielle avec les élections européennes, obtenant ainsi une participation de 47,35% pour ce dernier scrutin. Dans le sillage de cette expérimentation, l’Espagne a ainsi organisé ses élections municipales, régionales et européennes le même jour, le 26 mai 2019. Le chercheur Olivier Rosenberg en déduit que la mise en place du vote simultané dans certains pays d’Europe est une mesure fructueuse sur le plan de la participation électorale11.
Dans un troisième temps, il ressort de l’analyse comparative de l’abstention en Europe que l’Europe de l’Est et l’Europe centrale font l’objet d’une abstention largement plus prononcée, qu’il s’agisse du scrutin européen ou des scrutins nationaux. La participation aux élections européennes de 2014 ne s’élevait ainsi qu’à 13,1% en Slovaquie, 18,2% en République tchèque ou encore 23,8% en Pologne. Ces taux d’abstention particulièrement élevés n’ont ainsi pas de commune mesure avec ceux connus par les pays d’Europe de l’Ouest et une spécificité géographique se dessine clairement. Ces pays d’Europe de l’Est, souvent intégrés à l’Union européenne lors des vagues les plus récentes, ne disposent pas, compte tenu de leur histoire, d’un rapport identique au vote. La sortie encore récente du giron du communisme ainsi que l’instabilité partisane qu’ils connaissent sont peu enclines à favoriser un ancrage du vote dans les pratiques. Longtemps délaissée, la pratique du vote n’occupe pas la même place dans l’imaginaire collectif de ces États. Mark N. Franklin rappelait que la participation électorale fluctuait au gré des pays, en fonction de l’habitude de vote qui y règne12 et que « voter est une habitude. Les gens prennent l’habitude de voter, ou non, en fonction de l’expérience acquise lors de leurs premières élections. »13. S’agissant des scrutins européens particulièrement, alors que les référendums d’adhésion à l’Union européenne de 2003 avaient connu des taux de participation corrects (53% en Slovaquie, 60% en Slovaquie), une forme de désillusion sur la capacité à agir de l’Union européenne semble avoir gagné l’électorat.
Au sein des démocraties européennes, il semblerait donc qu’une frontière Est/Ouest se dessine. Si l’abstention électorale se diffuse assez largement dans tous ces pays, les pays de l’Est sont indéniablement plus gravement affectés par le phénomène. En revanche, les États fondateurs de l’Union européenne, au premier rang desquels la France, l’Allemagne ou encore l’Italie, connaissent une participation électorale en déclin continu mais plus modéré. Issus d’une « matrice historique de la Seconde Guerre mondiale »14, ces pays accordent une place plus centrale au vote. La pertinence d’une analyse de l’abstention aux élections européennes englobant l’ensemble des États de l’Union est ainsi à nuancer. Il résulte, dans ce contexte, une baisse de la participation électorale lors des scrutins européens, réelle mais plus modérée lorsque l’on ne retient que les neuf pays concernés par les premières élections européennes de 1979. Un comparatif entre les premières élections au suffrage universel direct de 1979 et celles de 2014, excluant la Belgique et le Luxembourg ainsi que les onze anciens pays communistes, met en lumière une diminution de la participation de six points seulement.
En définitive, la quasi-totalité des démocraties européennes font face à un net recul de la participation électorale, qu’il s’agisse des élections européennes ou des scrutins nationaux. Une analyse plus fine laisse néanmoins apparaître une frontière Est/Ouest dans le degré d’abstention, trouvant sa source dans des explications historiques et politiques. Il ressort en fin de compte que l’affaissement de la participation électorale rencontré par la France ces trente dernières années, loin de constituer un phénomène isolé, se retrouve dans nombre de démocraties européennes. L’abandon des urnes de la part de l’électorat dans ces démocraties comparables constitue finalement un symptôme de la crise de la démocratie représentative. En effet, si elle s’observe partout en Europe, l’augmentation de l’abstention électorale constitue également un enjeu fort outre-Atlantique.
c) Le cas américain
Bien que les deux derniers scrutins présidentiels aux États-Unis aient connu des pics de participation électorale en raison de leur médiatisation inégalée et de leur dimension fortement bipolaire, l’abstention électorale aux États-Unis s’est lourdement accrue aux cours des dernières décennies. Dotés d’un collège électoral difficilement comparable aux démocraties européennes en termes de nombre d’électeurs (251 millions en 2016 contre 47 millions en France), l’analyse américaine permet cependant de renforcer l’idée d’une crise généralisée de la participation électorale, et plus largement du modèle de démocratie représentative. En effet, l’abstention à l’élection présidentielle américaine, qui a déjà dépassé les 50% à plusieurs reprises, oscille entre 40% et 50% depuis près d’un siècle. Ces taux élevés viennent relativiser les taux constatés en France lors de la même élection (25,44% d’abstention au second tour de la présidentielle de 2017).
Compte-tenu de la démographie du pays, les États-Unis ont rendu possible le vote par anticipation (« vote by mail ») permettant aux citoyens qui le souhaitent de se rendre au bureau de vote en amont du scrutin ou bien de voter par courrier. L’efficacité de ce dispositif sur la lutte contre l’abstention électorale est en partie mesurée par le nombre de citoyens y recourant. Lors de l’élection présidentielle de 2020, ce sont plus de 100 millions de citoyens américains qui ont recouru au vote par anticipation, dans une période notamment marquée par l’épidémie de la COVID-19. Alors que seul un citoyen américain sur deux se rend aux urnes lors de l’élection présidentielle, le recours massif au vote anticipé ne constitue toutefois pas une digue suffisante face à la désaffection des bureaux de vote qui traverse l’ensemble des démocraties comparables.
L’étude américaine confirme in fine la dynamique à l’œuvre sur le Vieux-Continent, qu’il s’agisse de régimes présidentiels ou parlementaires. L’écueil serait donc d’analyser l’abstention électorale en France au prisme du seul exemple national alors même que cette crise de la représentation dans les systèmes démocratiques est largement répandue. Si certains facteurs d’abstention sont locaux et appartiennent à l’histoire des États, d’autres sont en revanche communs et partagés.
d) La légitimité des collectivité locales menacée par l’abstention
• Régionales 2010 : déjà une abstention record
De 2004 à 2010, le corps électoral français a connu une croissance de près de 2 millions d’électeurs. En dépit de cela, les votants de 2010 ont été beaucoup moins nombreux qu’en 2004 et l’abstention a connu un véritable envol. 53,6% des inscrits ont boudé les urnes, contre 39,2% en 2004. Cet écart de plus de 14 points d’abstention (+14,4) entre deux élections de même nature est exceptionnel. Il est le témoin de l’ampleur de la crise de la représentation politique telle qu’elle s’exprime au travers de l’abstention. Celle-ci est sans conteste le seul « vainqueur » de ces régionales de 2010 : plus de 23 millions d’électeurs sont restés chez eux, si l’on y ajoute les 744.000 électeurs qui ont choisi le vote blanc ou nul, c’est plus de 24 millions d’électeurs qui ont refusé d’exprimer un vote.
Évolution en voix de 2004 à 2010
Source :
Pascal Perrineau, Régionales 2010 : que sont les électeurs devenus ? Fondation pour l’innovation politique, mai 2010, p. 6.
Baromètre de la confiance politique effectué par la Sofres pour le Cevipof, Edelman et l’Institut Pierre Mendès France (sondage réalisé par téléphone, du 9 au 19 décembre 2009, auprès d’un échantillon de 1.500 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, inscrite sur les listes électorales).
Sondage LH2 pour la presse régionale et France Bleu, réalisé du 30 octobre au 28 novembre 2009 auprès de 5.100 personnes constituant un échantillon national représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
Depuis les premières élections régionales de 1986, la tendance à l’abstention n’a cessé de croître : 21,8% en 1986, 31,3% en 1992, 44,6% en 1998, 39,2% en 2004, 53,6% en 2010. Avec une poussée abstentionniste de 14,4 points en six ans, on s’inscrit dans le registre d’un très fort mouvement de retrait des urnes. Malgré l’accroissement sensible du corps électoral depuis 2004, il y a, en 2010, une progression de plus de 7 millions d’abstentionnistes. Cette abstention extrêmement élevée a plusieurs causes. Elle s’insère tout d’abord dans le processus de développement d’une abstention de protestation contre le système politique, qui ne cesse d’augmenter depuis la fin des années 1980, nonobstant un coup d’arrêt lors de la dernière élection présidentielle. Après cette parenthèse de 2007, le mouvement reprit et la défiance politique réapparut : dans la première vague du baromètre de confiance politique que le Cevipof a mis en place en décembre 200915, 67% des personnes interrogées déclaraient ne faire confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner, 66% des électeurs ayant voté en faveur de Ségolène Royal au second tour de la présidentielle de 2007 partageaient cette défiance, 57% de ceux qui avaient choisi Nicolas Sarkozy. L’abstention de 2010 exprime également un trouble de l’opinion par rapport à l’institution régionale. Ces régionales étaient les premières à être déconnectées de toute autre élection. En 1986, elles étaient liées aux législatives. En 1992, 1998 et 2004, elles étaient associées aux cantonales. En 2010, la région était renvoyée à elle-même et aucune élection parallèle n’était là pour « tirer » la participation vers le haut. Isolées, ces élections régionales n’ont pas passionné : 71% des personnes interrogées lors du premier tour par l’institut OpinionWay se sont déclarées peu ou pas du tout intéressées par la campagne des élections régionales. Interrogés quelques mois avant les régionales sur la connaissance de leur président de région, seuls 29% des électeurs pouvaient citer son nom16. La région souffre d’un déficit de notoriété et est, parmi les collectivités territoriales, celle qui suscite le moins d’identification et le plus d’incertitude. Dans le haut niveau d’abstention s’est ainsi traduite une certaine indifférence par rapport à la région en tant qu’instance politique.
Actualisation des données (octobre 2021)
Source :
* Le vote blanc est reconnu par la loi du 21 février 2014. Nous avons tout de même conservé la catégorie « Blancs et Nuls » pour les élections régionales de 2015 et 2021 dans un souci de comparaison et de compréhension de ce tableau. Au premier tour des élections régionales de 2015, il y avait 544.767 votes blancs et 356.288 votes nuls. Au premier tour des élections régionales de 2021, il y avait 365.727 votes blancs et 233.488 votes nuls.
Évolution de l’abstention de 2004 à 2010 (1er tours)
Source :
Pascal Perrineau, Régionales 2010 : que sont les électeurs devenus ?, Fondation pour l’innovation politique, mai 2010, p. 21.
On enregistre le plus souvent un recul du parti au pouvoir, dû à l’éparpillement de son électorat vers l’abstention, ou vers l’opposition ou encore vers les partis en marge du système. L’UMP et ses alliés ont bien souffert de cet abstentionnisme différentiel. Les terres où la droite était puissante en 2004 ont été plus touchées par l’abstention en 2010 que celles de gauche. Dans l’ensemble des départements, le coefficient de corrélation entre le niveau de la droite en 2004 et celui de l’abstention en 2010 est de 0,4, alors que le coefficient entre la gauche en 2004 et l’abstention en 2010 est de -0,3. Dans des départements de droite aussi différents que la Meuse, la Mayenne ou la Lozère, la poussée de l’abstention a été massive (de 16 à 17 points de 2004 à 2010) et la droite s’est effondrée (de -18 à -28 points). L’examen attentif de la carte de l’évolution du taux d’abstention de 2004 à 2010 (carte 1) révèle, au-delà des logiques politiques abordées ci-dessus, un terrain social particulier. Les départements dans lesquels la poussée abstentionniste est la plus vigoureuse sont la plupart du temps des départements urbains ou périurbains, touchés par la crise économique et sociale : la Seine et Marne (+19,4%), la Seine Saint-Denis (+18,6%), le Val-d’Oise (+18,4%), la Somme (+18,4%), l’Aisne (+18%), les Bouches-du-Rhône (+17,8%), l’Oise (+17%), le Nord (+16,9%) ou encore le Pas-de-Calais (+16,8%) sont autant de terres emblématiques des effets délétères de la crise sur la participation électorale. En revanche, dans des terres davantage rurales ou « rurbaines » (Haute-Corse, Creuse, Haute-Saône, Corse-du-Sud, Lot, Allier, Maine-et-Loire, Cantal, Jura…), l’érosion de la participation est moins forte.
Évolution des voix du premier au second tour des éléctions régionales de 2010 (21 régions métropolitaines + Corse)
Source :
Pascal Perrineau, Régionales 2010 : que sont les électeurs devenus ?, Fondation pour l’innovation politique, mai 2010, p. 8.
La droite ne peut compter que sur la mobilisation d’éventuelles réserves abstentionnistes et le grignotage d’électeurs qui ont choisi au premier tour le vote frontiste ou le vote en faveur du Modem.
Malgré des « fondamentaux » économiques et sociaux qui ne sont pas les plus mauvais en Europe, les électeurs français sont parmi les plus inquiets. Cette inquiétude a nourri la désillusion abstentionniste, la pulsion oppositionnelle et la protestation frontiste. Le volontarisme de 2007, l’air de la rupture porté par Nicolas Sarkozy et le fort leadership qu’il incarnait se sont étiolés au contact des réalités de la crise et de l’exercice du pouvoir. Toutefois, ces élections restent locales et sont fortement marquées par un contexte de crise.
Source :
Pascal Perrineau, Régionales 2010 : que sont les électeurs devenus ? Fondation pour l’innovation politique, mai 2010, p. 10.
• Les départementales de 2015
Les résultats du premier tour des élections départementales ont été marqués par une abstention élevée, qui s’est établie à 49,7%. C’est parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle que l’abstention a été la plus forte (56%), suivie par les électeurs de François Bayrou (45%) – mais le Modem présentait très peu de candidats, ce qui peut expliquer qu’une bonne partie des électeurs centristes se soit abstenue – et de François Hollande (44%). Les électorats de la droite et du Front national se sont davantage mobilisés (respectivement 39 et 41% d’abstentionnistes dans les électorats de Nicolas Sarkozy et de Marine Le Pen), même si le différentiel de participation entre l’opposition et la majorité gouvernementale n’a pas autant été marqué qu’il l’avait été aux élections européennes. Ainsi, alors qu’aux européennes la dynamique frontiste avait permis de faire refluer (ou de contenir) l’abstention, cela n’a pas été le cas pour ce scrutin. Le graphique page suivante montre en effet une absence de lien statistique entre intensité du vote FN et abstention.
Taux d’abstention en fonction du niveau du vote FN au premier tour
Source :
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour, Fondation pour l’innovation politique, août 2015, p. 11.
Sondage Ifop et Fiducial pour iTélé, Paris-Match et Sud Radio réalisé par Internet le 22 mars 2015 auprès d’un échantillon représentatif de 2.797 personnes inscrites sur les listes électorales.
Ce niveau d’abstention élevé a relancé le débat autour du vote obligatoire. Sans se prononcer philosophiquement sur le fond de cette mesure, on peut néanmoins s’interroger sur son adéquation au problème qu’elle serait censée résoudre. En effet, les principaux déterminants de l’abstention, tels qu’ils sont évoqués par les électeurs s’étant abstenus, témoignent de la profondeur du fossé qui s’est creusé entre une partie du corps électoral et le « monde politique ». Comme l’indique le tableau ci-dessous, l’absence de crédit accordé aux élections pour faire changer sa situation personnelle arrive en tête avec 39% de citations, devant le mécontentement vis-à- vis des partis politiques 33%. Le fait d’être en week-end, en congé ou en déplacement (facteur sur lequel le vote obligatoire aurait directement prise) arrive loin derrière avec 17% de citations17.
Source :
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour, Fondation pour l’innovation politique, août 2015, p. 12.
* Total supérieur à 100, les interviewés ayant pu donner deux réponses.
Le fait qu’aucun candidat ne défende ou représente ses idées est cité dans les mêmes proportions et n’apparaît donc pas comme un élément décisif. Ceci est d’ailleurs confirmé par la variation de l’abstention selon le nombre de binômes présentés dans le canton. En effet, si l’abstention était d’abord motivée par une offre politique incomplète ou imparfaite, elle devrait logiquement être plus forte dans les cantons où un nombre limité de candidats se présentait. Or c’est plutôt la tendance inverse qui a prévalu avec un taux d’abstention plus élevé (54,3%) dans les cantons comptant sept binômes ou plus (voir graphique ci-dessous).
Le taux d’abstention apparaît d’autant plus élevé que le nombre de binômes candidats augmente
Source :
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour, Fondation pour l’innovation politique, août 2015, p. 13.
La population qui s’abstient semble donc très distante du politique et manifeste un rejet global ou, à tout le moins, une perte de confiance. Diversifier l’offre et multiplier le nombre de candidats ne semble pas en mesure de ramener cet électorat aux urnes. En revanche, cela a eu une incidence très nette sur le vote blanc, qui décroît linéairement au fur et à mesure que le nombre de binômes augmentait (graphique ci-dessous).
Le pourcentage de vote blanc et nul décroît linéairement avec le nombre de binômes candidats
Source :
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour, Fondation pour l’innovation politique, août 2015, p. 13.
Le vote blanc est donc de nature différente de l’abstention. Il émane d’une frange de l’électorat qui « joue encore le jeu » et qui est très sensible à l’offre électorale qu’on lui propose. On a vu précédemment (tableau page 23) que la méconnaissance de l’institution départementale était assez évoquée par les abstentionnistes. Pour expliquer qu’ils ne se soient pas déplacés, 19% déclaraient ainsi ne pas connaître les candidats et 14% ne pas savoir vraiment quelles étaient les compétences des conseils généraux. On peut penser que cette distance à l’institution est plus répandue dans les zones urbaines, notamment dans les grandes agglomérations où le rapport au département et la visibilité de ses actions et de ses élus sont moins forts que dans les territoires ruraux. Cette hypothèse est validée par le fait que l’abstention augmente linéairement en fonction du nombre d’inscrits dans la commune (graphique ci-dessous).
Le taux d’abstention au premier tour des éléctions départementales augmente linéairement avec la taille de la commune
Source :
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour, Fondation pour l’innovation politique, août 2015, p. 14.
Enquête Ifop pour Sud-Ouest Dimanche, réalisée du 11 au 13 mars 2015 auprès d’un échantillon national représentatif de 1.206 personnes.
Elle n’est ainsi en moyenne que de 36,5% dans les communes comptant jusqu’à 100 inscrits et de 42,5% dans celles de 100 à 500 inscrits (équivalent à une population communale de 150 à 750 personnes). Dans ces territoires, le conseil général est davantage identifié au travers de ses élus et de ses missions (ramassage scolaire, entretien du réseau routier, aides au développement économique local et à l’aménagement du territoire…). À l’inverse, plus on s’élève dans la hiérarchie urbaine, plus le lien s’étiole. L’abstention franchit le seuil des 50% passé 5.000 inscrits (soit environ 7.500 habitants) et culmine en moyenne à 54,8% dans les agglomérations de plus de 100.000 inscrits (soit environ 150.000 habitants). On le voit, l’abstention se nourrit de la défiance vis-à-vis du politique, mais elle varie également, selon les scrutins, en fonction du lien avec l’institution pour laquelle il s’agit de voter.
Lors du second tour, une part très importante des milieux populaires se tourne désormais vers le FN qui a su, de surcroît, cultiver dans le discours et dans le choix de ses candidats une empathie de point de vue avec ces catégories. C’est assurément une force, car les ouvriers et employés représentent encore 45% des actifs. Ce socle ainsi constitué s’est affermi idéologiquement et s’exprime électoralement avec plus ou moins d’intensité selon la nature des scrutins. Il y a en effet, selon nous, une distinction à opérer entre le score obtenu dans les urnes et l’audience acquise dans la société. Cette influence est certes réelle, mais elle constitue un potentiel électoral qui ne se traduit pas toujours pleinement dans le scrutin, comme on l’a vraisemblablement vu lors des élections départementales du fait de l’abstention d’une partie de l’électorat frontiste. Toute une frange des milieux populaires est aujourd’hui proche du FN mais oscille entre la résignation (et donc l’abstention) et le vote pour le FN qui, pour reprendre l’expression de Céline Braconnier, « redonne du sens au vote » mais parvient à le faire surtout lors d’élections à forts enjeux, comme lors de l’élection présidentielle. Ainsi, selon une enquête menée à l’occasion des départementales18, on constatait que l’item « parce que ces élections ne changeront rien à votre situation », qui arrivait en tête des raisons invoquées par les personnes comptant s’abstenir, était encore bien plus cité par les électeurs de Marine Le Pen de 2012 comptant s’abstenir : 54% de citations, contre 38% pour la moyenne des abstentionnistes.
Sylvain Manternach, Les élections départementales et régionales de 2021, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2021.
Ce chiffre concerne la France entière. La participation en métropole (moins la Corse, Paris et la métropole de Lyon, non concernées par les élections départementales) s’élève à 33,1% aux régionales et 33,2% aux départementales, un écart très léger et peu significatif, à l’avantage de la participation aux élections départementales.
La barre d’un électeur votant sur deux a été franchie lors des élections régionales de 2010 et 2015.
Régulièrement organisées en même que d’autres scrutins plus mobilisateurs, la participation aux élections cantonales (devenues départementales en 2015) présente un profil nettement moins linéaire. Le renouvellement des conseillers généraux, seulement pour moitié tous les trois ans, invite également à privilégier les élections régionales pour l’analyse de l’abstention dans le temps (avant 2015).
Instauration du vote majoritaire à deux tours.
e) L’abstention dans un contexte de pandémie : les élections municipales de 2020, les élections départementales et les régionales 2021
Les élections municipales de 2020 ont eu lieu dans des circonstances inédites largement engendrées par la crise épidémique. Un taux d’abstention historique a été enregistré lors de ces élections, au premier tour (55,34%) comme au second (58,40%). Bien qu’elles relèvent – avec l’élection présidentielle – de scrutins pour lesquels les Français se mobilisent le plus, ces élections municipales ont connu un taux d’abstention au second tour supérieur de 8,5 points à celui des élections européennes de 2019 (49,88%), lesquelles intéressent généralement moins les Français. Si les conditions exceptionnelles ayant marqué ce scrutin et la crainte de contracter le coronavirus ont joué un rôle dans cette abstention massive, notre indicateur montre un phénomène de fond.
Appelés aux urnes le 20 juin 2021 pour le 1er tour des élections régionales et départementales, les Français se sont abstenus massivement19. Un seul électeur inscrit sur trois s’est rendu dans son bureau de vote, établissant un nouveau record d’abstention, toutes élections confondues. La participation, quasiment identique lors des élections régionales et départementales organisées conjointement, s’est établie à 33,3%20.
Ce record d’abstention n’est-il que le fruit de la crise sanitaire ou un nouveau cap, avec seulement un tiers de participation, franchi21 lors de ces élections régionales et départementales ?
Comme le montre le graphique ci-dessous, la baisse de la participation lors des élections régionales22 est une constante depuis les années 1980, malgré les lois décentralisatrices accordant de nouvelles prérogatives aux régions. Ainsi, de 1986 à 1998, la participation a baissé de près de 17 points (de 74,8% à 58%) tandis qu’entre 200423 et 2021, la participation a chuté de 27.5 points, passant de 60,8% à 33,3%.
Participation aux élections régionales depuis 1986
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Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
La participation enregistrait une hausse de 3,6 points aux régionales entre 2010 et 2015, de 46,3% à 49,9%.
La très faible participation à ces élections s’inscrit donc dans une évolution longue, et sans doute durable, de notre démocratie représentative, toutefois, la chute de participation entre 2015 et 2021 montre une forte accélération du phénomène puisqu’entre décembre 2015 et juin 2021, la participation a baissé de 16,6 points. Cette chute est d’autant plus spectaculaire que les élections régionales du 6 décembre 2015 avaient enregistré une légère baisse de l’abstention24.
Si le contexte sanitaire a certainement joué et qu’il est encore trop tôt pour prendre pleinement conscience de son impact sur nos sociétés, nous pouvons nous référer à une série de données recueillies par l’Ifop, lors de chaque élection, dans un sondage dit « Jour du vote » afin de nous faire une idée précise de l’impact direct de la Covid-19 sur la participation aux élections en France. Ces données recueillies lors du 1er tour des élections municipales de 2020 et du 1er tour des régionales et départementales de 2021 permettent de mesurer la différence d’impact de la pandémie mondiale sur l’abstention lors des élections des deux dernières années.
C’est même la première fois que la participation aux élections municipales passe sous la barre des 60%, la progression de l’abstention entre le 1er tour des élections municipales de 2014 et celui des municipales de 2020 étant de 18,9 points.
En effet, l’abstention lors des municipales de 2020 a également connu un record puisque la participation le 15 mars 2020 n’a été que de 44,7%, passant pour la première fois sous la barre des 50% pour des élections municipales25. Interrogés à propos des raisons de leur abstention, 55% des sondés abstentionnistes aux municipales ont désigné comme déterminante l’inquiétude provoquée par « la progression de la pandémie de coronavirus en France » dans leur choix de s’abstenir de voter.
Le 20 juin 2021, lors du 1er tour des élections régionales et départementales, cette cause n’était déterminante que pour 17% des abstentionnistes interrogés par l’Ifop. Si l’impact direct de la Covid-19 sur le 1er tour des élections municipales de 2020 a donc été majeur, il a été nettement plus modéré lors des élections de juin 2021 et la raison de l’abstention massive aux régionales et départementales ne réside pas essentiellement dans la crise sanitaire.
La comparaison entre l’intérêt pour la campagne électorale, que l’Ifop mesure auprès des électeurs à chaque élection, et le niveau de participation est éclairante quant à l’abstention record enregistrée lors des régionales et des départementales. Comme le montre le graphique page précédente, l’intérêt pour une campagne électorale est un bon indice pour mesurer la participation. On remarque également que la participation est immanquablement supérieure de plusieurs points à l’intérêt déclaré par les électeurs sondés, allant de + 3,7 points lors des élections municipales de 2020 à un maximum de + 11,1 points aux européennes de 2019. Cet écart était de + 9,3 points lors des régionales de 2021.
Un fort lien entre pourcentage d’intérêt des sondés et taux de participation aux élections
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Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Nous nous appuyons sur les données recueillies par l’Ifop lors des élections régionales de 2015 (1er tour), de l’élection présidentielle de 2017 (1er tour), des élections européennes de 2019, des élections municipales de 2020 (1er tour) et des régionales de 2021 (1er tour).
Cette différence marquée laisse à penser qu’une partie de l’électorat se mobilise à chaque élection malgré une absence d’intérêt pour la campagne électorale et les enjeux de pouvoir qui y sont liés.
Cet esprit civique est nettement plus fort parmi l’électorat le plus âgé. On observe même un phénomène inverse chez les plus jeunes, qui semblent plus s’intéresser aux diverses campagnes électorales qu’ils ne votent26. Comme le montre le graphique ci-avant, de fortes variations quant à l’intérêt suscité par les dernières campagnes électorales ont été mesurées.
Le tableau (ci-après) donne le détail de cet intérêt et du vote enregistré par tranche d’âge. Il présente également de grands écarts et permet d’identifier un certain nombre de constantes. Tout d’abord, les plus jeunes électeurs (18 à 24 ans) sont invariablement ceux qui s’expriment le moins alors qu’ils ne sont pourtant pas ceux qui se déclarent le moins intéressés par les campagnes électorales. Ce sont les électeurs de 25 à 34 ans qui semblent s’enthousiasmer le moins pour la chose politique dans quatre des cinq élections étudiées (régionales 2015, européennes 2019, municipales 2020 et régionales 2021). Cette attitude peu civique de la partie la plus jeune de l’électorat contraste avec le civisme des plus âgés. En effet, les électeurs de 50 à 64 ans et ceux de plus de 65 ans, s’ils s’intéressent généralement plus aux élections que leurs cadets, remplissent également leur devoir civique avec une plus grande rigueur. Par exemple, lors des régionales de 2015, les électeurs de 50 à 64 ans et ceux de 65 ans et plus présentent un niveau de vote respectivement de 17 points et 16 points supérieur à leur intérêt déclaré.
Intérêt et participation par tranches d’âge lors de plusieurs élections depuis 2015
D’après les données de l’Ifop, les abstentionnistes déclarant avoir été détournés des urnes en mars « uniquement par les risques d’être affectés par le coronavirus en allant voter » sont de 20% chez les 18-24 ans, de 31% chez les 25-34 ans, de 35% chez les 35-49 ans, de 38% chez les 50-64 ans et de 46% chez les 65 ans et plus.
Cet indicateur du civisme par tranches d’âge, qui s’élevait encore à + 18 points et + 15 points lors des européennes de 2019 pour ces deux catégories d’âge, a été fortement entamé avec l’irruption de la crise sanitaire. D’abord, sur l’ensemble de la période, il n’y a qu’aux élections municipales de 2020 que les électeurs de plus de 65 ans ont déclaré un intérêt supérieur à leur participation avec une attitude civique en berne (- 2 points)27.
Aussi s’il est difficile de mesurer l’influence de la Covid-19 sur la participation en 2021, il est manifeste que cette influence n’a pas été aussi directe qu’en 2020, comme nous l’avons montré précédemment. On peut toutefois faire l’hypothèse d’une influence plus diffuse de la crise sanitaire sur l’intérêt pour ces élections et sur l’état d’esprit des Français. Les angoisses, dépressions et colères provoquées par la crise sanitaire, et dont nous alerte le monde médical et psychiatrique, mais également l’omniprésence de l’épidémie dans les médias ont très certainement eu un effet majeur sur la disponibilité psychologique et intellectuelle des électeurs. L’environnement psychologique pesant sur l’ensemble de nos concitoyens (et bien au-delà) a certainement favorisé une attitude de retrait largement partagée par nos concitoyens.
Notre propos n’est pas de pointer du doigt les jeunes comme uniques ou principaux responsables de la forte abstention lors des scrutins de 2021. Tout d’abord, cet âge, qui correspond à celui de la prise de distance avec le foyer parental, est propice à développer ses opinions politiques personnelles au contact du milieu du travail ou dans le cadre des études, parfois en déménageant dans une nouvelle région, ce qui ne se fait pas sans doute ni hésitation. D’autre part, la participation s’est effondrée entre les régionales de 2015 et 2021 dans toutes les classes d’âge. La chute de participation est même sensiblement moins forte chez les plus jeunes.
Cette démobilisation de l’ensemble des classes d’âge, à l’exception des 65 ans et plus, implique que la participation est fortement corrélée à la part des électeurs les plus âgés comme le figure le graphique page suivante. On le voit, plus la part des personnes de plus de 65 ans augmente dans les communes, plus la participation s’en est trouvée renforcée en moyenne puisque la participation se trouve sous la moyenne nationale (33,3%) lorsque le taux de personnes âgées de plus de 65 ans est inférieur à 20 puis la participation passe légèrement au-dessus de la moyenne nationale lorsque ce taux se trouve entre 20 et 25% et poursuit sa hausse, jusqu’à la strate des communes avec plus de 40% de personnes de 65 ans et plus. La participation y atteint un maximum de 40,6% soit près de 7 points au-dessus de la moyenne nationale.
La participation moyenne en fonction de la part des personnes de 65 ans et plus
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Il en résulte une cartographie de l’abstention (carte n°3) profondément structurée par la place des électeurs les plus âgés (carte n°4). Ainsi, les zones plus dynamiques démographiquement se distinguent par un niveau de participation très bas comme en Île-de-France ou dans les agglomération lilloises, bordelaise, lyonnaise ou encore toulousaine. Se distinguent également les Pays-de-la-Loire, l’Alsace et les zones frontalières du nord- est du pays ou la partie nord de la région Rhône-Alpes où la part des 65 ans et plus est faible et l’abstention largement au-dessus de la moyenne nationale (33,3%).
Abstention aux régionales de 2021 en fonction de l’écart à la moyenne nationale par canton
Le poids des électeurs les plus âgés qui comptent pour plus de 30% de la population communale dans toute une série de communes selon une diagonale nord-est-sud-ouest s’accompagne d’une participation très nettement supérieure à la moyenne. Une participation en berne, en lien avec une moindre présence des électeurs âgés, se retrouve également le long de la Vallée du Rhône et sur le pourtour méditerranéen où un fort contraste avec l’arrière-pays apparaît.
Taux de personnes âgées de 65 ans et plus par communes (en % des habitants)
Ce constat démographique et géographique a amené Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier à s’interroger sur ce qu’ils ont intitulé « la crise de foi républicaine », voyant dans la progression de l’abstention le résultat d’un renouvellement générationnel sur le long terme qui a petit à petit sapé les fondements de la mobilisation électorale en France et de la démocratie représentative. Ils pointent notamment la montée de l’individualisme et de nouveaux modes de consommation numérique et leur explosion à l’occasion de la crise sanitaire.
Si le diagnostic de ces auteurs nous paraît tout-à-fait pertinent, nous pensons utile d’insister, concernant un phénomène abstentionniste forcément multifactoriel, sur un élément que nous avons mis en lumière plus tôt dans cette note. En effet, le décalage dans la composition sociologique qui existe entre la population générale française et le groupe que constitue les candidats aux élections nous semble alarmant. Il n’en résulte pas seulement que les ouvriers, fortement sous-représentés sont également la CSP qui s’abstient le plus, avec seulement 24% de participation contre 31% pour les cadres et professions intellectuelles supérieures. Il nous semble que ce déséquilibre vienne nourrir la représentation selon laquelle une oligarchie ou une caste politique au pouvoir, tous bords confondus, serait au service de ses intérêts et de ceux des puissants. Aussi, cet avatar de la lutte des classes, en l’absence de véritables représentants pour les classes populaires et en cette période de théories complotistes massivement diffusées, nous semble tout aussi important à souligner concernant le poids de l’abstention et sa tendance dans le temps.
f) Les élections professionnelles menacées par l’abstention
Pour la période 2013-2016, la mesure d’audience est officiellement fondée sur 42,8% de votants (résultat étonnamment identique, à une décimale après la virgule, à celui de la première mesure d’audience, à quatre années d’intervalle). En tenant compte des bulletins blancs et nuls, c’est même moins d’un électeur sur quatre qui a exprimé un choix syndical (et 34% seulement en faveur des cinq confédérations « représentatives » historiques).
La faiblesse de la participation électorale masque des situations contrastées. La participation, telle que la traduit la mesure de représentativité, est faussée par deux scrutins : les « élections TPE » et celles des chambres d’agriculture. Dans le premier cas, plus de neuf électeurs sur dix n’ont pas pris part au vote. Cela traduit le fiasco d’un scrutin inventé à la suite de la réforme de 2008 et qui, pratiqué « hors sol », n’a pas rencontré son public. Déjà, en 2012, l’abstention avait été très forte : près de 90% d’abstentionnistes, contre 93% en 2016- 2017. L’élection porte sur des sigles syndicaux. On ne désigne pas des personnes, on ne choisit pas entre des candidats, contrairement à ce qui se passe habituellement lors des élections professionnelles ou politiques, même si, en 2016-2017, ces élections, pour tenter de les rendre plus concrètes, ont été connectées avec la désignation de commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), déjà évoquées. Cependant, ces dernières instances n’avaient encore aucune existence lors du scrutin et n’ont été mises en place qu’au second semestre 2017 ; en outre, les électeurs n’élisent pas directement leurs membres, ce sont les syndicats qui les désignent librement et les remplacent au besoin en fonction de leurs audiences respectives. Autrement dit, les élections dans les TPE doivent simplement départager des organisations syndicales que les électeurs ne connaissent pas nécessairement bien et qui ne sont pas implantées dans leur entreprise. Il n’est donc pas possible d’apprécier concrètement le rôle des représentants sortants comme on le ferait pour un délégué du personnel ou pour les membres d’un comité d’entreprise. On pourrait finalement parler d’une forme de démocratie sociale abstraite, voire d’un artefact démocratique.
Poids respectif de trois scrutins (CE-DP-DUP, chambres d’agriculture) dans la construction de la mesure de l’audience syndicale (en %)
Source :
Ministère du Travail et nos calculs.
Dominique Andolfatto, Que pèsent les syndicats ?, Fondation pour l’innovation politique, avril 2018, p. 15.
N.B: CE (comité d’entreprise), DP (délégués du personnel), DUP (délégations uniques du personnel, fusionnant sous certaines conditions les deux institutions précédentes, voir note 14, plus haut).
L’un des problèmes de fond, expliquant l’abstention aux élections professionnelles, est le manque de confiance dans les syndicats. L’enquête Où va la démocratie ? réalisée en 2017 par la Fondation pour l’innovation politique montre que seuls 35% des Français avaient confiance dans les syndicats. Parmi les institutions pour lesquelles le niveau de confiance a été mesuré, seuls les partis politiques font sensiblement moins (11% de confiance), tandis que le parlement (44%), le système judiciaire (50%), les associations (71%), l’école (72%), la police (77%), les petites et moyennes entreprises (82%), l’armée (84%) font nettement mieux.
Les comparaisons internationales montrent que les Français sont parmi les plus critiques à l’égard des syndicats. Le niveau de confiance des Français dans leurs syndicats est comparable à celui des Portugais (32% de confiance), des Bulgares (31%) ou des Roumains (30%). Cette confiance est sensiblement plus faible dans trois pays du sud de l’Europe : Espagne (24%), Italie (22%), Grèce (9%). En revanche, ce niveau de confiance est beaucoup plus fort dans les pays du nord de l’Europe mais aussi dans les pays de l’Est, sans doute pour des raisons différentes : solide intégration des syndicats dans les mécanismes de l’économie de marché, favorisant un « ordo-libéralisme », à l’exemple de l’Allemagne (62% des Allemands font confiance aux syndicats), des Pays-Bas (68%) ou du Danemark (71%) ; syndicats garants d’un ordre démocratique et pluraliste plus récent, à l’exemple des Pays baltes (51% à 68% de confiance dans les syndicats) ou de la République tchèque (57%).
Les pays du sud de l’Europe se montrent donc les plus critiques à l’égard du syndicalisme. Cela peut s’interpréter par le fait que les partenaires sociaux y jouissent traditionnellement d’une moindre autonomie que dans les pays du Nord mais aussi que dans les pays anglo-saxons, tels le Royaume-Uni ou les États-Unis, où le niveau de confiance dans les syndicats est également assez élevé (respectivement 52% et 54%).
Cela dit, dans l’Europe septentrionale, la trop forte intégration des syndicats n’est pas sans effets pervers sur leur image publique. Autrement dit, le niveau de confiance dans les syndicats est le produit de facteurs divers, tenant au contexte socio-économique et institutionnel autant qu’à la configuration du paysage syndical.
g) Les élections européennes de 2019 : le contre-exemple
Le scrutin européen de 2019 constitue un contre-exemple en ce que l’abstention a reculé de façon notable par rapport aux scrutins précédents. Qu’il s’agisse de la mobilisation des citoyens français ou de celle des citoyens des Vingt-Sept, les niveaux de participation électorale ont tangenté les niveaux de 1994, en se situant à 50,1% pour la France et à 50,6% pour la moyenne européenne.
L’abstention aux élections européennes 1979-2019
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h) 2022 et la disponibilité à l’abstention
Selon notre indicateur de la protestation électorale (vague 1), plus de la moitié des électeurs (56%) se sont déjà abstenus. L’abstention est donc un phénomène massif. Il semble prendre de l’ampleur. Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 a connu des taux qu’il faut ranger parmi les plus élevés dans l’histoire de l’élection du président de la République au suffrage universel : en 2017, au premier tour, l’abstention (22,2%) a représenté le troisième niveau le plus haut depuis 1965, après 2002 (28,4%) et 1969 (22,4%). Au second tour, en 2017, le niveau de l’abstention apparaît comme le deuxième plus haut (25,4%), après celui de 1969 (31,2%). En réalité, on est autorisé à considérer que le record d’abstention est réalisé en 2017, dans la mesure où l’abstention de 1969 était une réaction face à une compétition entre deux candidats modérés et très proches, sinon identiques (« bonnet blanc et blanc bonnet »), soit l’inverse parfait de la situation du second tour de 2017. L’abstention de 2017 a été incomparablement plus dure que celle de 1969.
La disponibilité déclarée pour l’abstention et pour le vote blanc fait peser une forte incertitude sur la décision électorale. On sait que le résultat du 21 avril 2002 est en partie la conséquence d’une démobilisation des électeurs de gauche qui furent rétrospectivement surpris par l’élimination de Lionel Jospin, ce que la plupart de ces électeurs ne souhaitaient pas. L’abstention et le vote blanc favorisent les erreurs d’anticipation des électeurs eux-mêmes et augmentent donc le risque d’un accident électoral, c’est-à-dire d’une décision non voulue.
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Fondation pour l’innovation politique – octobre 2019
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 1), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2019, p. 20.
La reconnaissance du vote blanc, désormais comptabilisé à part depuis février 2014, semble en faire une nouvelle forme de protestation électorale, aux côtés du vote populiste et d’une partie de l’abstention. Selon la vague 1 de l’indicateur de la protestation électorale, placé dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, près d’un électeur sur deux (48%) indique pouvoir voter blanc, soit « certainement » (16%), soit « probablement » (32%).
Il en va de même pour l’abstention : 41% des répondants disent pouvoir s’abstenir lors de la prochaine élection présidentielle, « certainement » (14%) ou « probablement » (27%). Dès lors que nous nous interrogeons sur la disponibilité à l’abstention pour 2022, il faut écarter, par définition, les raisons pratiques qui empêchent d’aller voter puisqu’elles ne peuvent pas être anticipées. La disponibilité à l’abstention en 2022 exprimée depuis septembre 2019 peut donc revêtir un grand nombre de sens très différents : difficulté à anticiper aujourd’hui, ou refus de le faire, le scrutin de 2022 ; difficulté à anticiper aujourd’hui, ou refus de le faire, son comportement électoral lors du prochain scrutin présidentiel ; expression d’un désintérêt, peut-être passager, pour la politique, etc. Cependant, la disponibilité déclarée à l’abstention recèle aussi l’expression d’un retrait déceptif voire d’un mécontentement devenu en quelque sorte muet. Si la proportion de cette abstention protestataire est aujourd’hui difficile à évaluer, elle comptera certainement dans le niveau global de la protestation électorale qui sera effectivement enregistré.
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Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Globalement, le comportement électoral des femmes se caractérise par une contribution plus importante que les hommes à l’abstention ou au vote blanc, et par une contribution moins importante au vote populiste. Ainsi, 59% des femmes interrogées disent s’être déjà abstenues au moins une fois dans leur vie, contre 52% des hommes ; de même, 54% des électrices répondent avoir déjà voté blanc, pour 47% des électeurs. Dans l’optique de 2022, la majorité d’entre elles répondent qu’elles pourraient voter blanc (53%, contre 44% des hommes) ; elles sont également plus nombreuses à dire pouvoir s’abstenir (44%) que les hommes (39%).
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Fondation pour l’innovation politique – octobre 2019
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 1), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2019, p. 28.
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – octobre 2019
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 1), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2019, p. 28.
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Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 5), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2021, p. 15.
i) L’abstention et le risque d’un accident électoral : l’exemple du 21 avril 2002
Toute élection procède d’une combinaison de participation et de retrait (abstention ou vote blanc). Cependant, pour être envisagée, l’hypothèse de l’élection à la présidence de la République d’un candidat populiste (le plus probable à ce jour est Marine Le Pen) doit associer une très forte mobilisation de l’électorat protestataire en sa faveur et un retrait historique dans l’abstention ou le vote blanc d’électeurs qui ont vocation à soutenir au second tour un candidat issu d’un parti de gouvernement (le plus probable à ce jour est Emmanuel Macron). En décidant de s’abstenir ou de voter blanc, nombreux sont les électeurs qui ne mesurent pas qu’ils concourent ainsi au résultat du scrutin. Pour avoir lieu, l’élection de Marine Le Pen doit compter sur une part substantielle d’abstention ou de vote blanc de la part d’électeurs s’interdisant de voter pour elle mais se refusant à voter pour le président sortant. Nous désignons ici par l’expression « accident électoral » une élection procédant d’une somme de comportements qui ne sont pas tous animés par l’intention de produire un tel résultat. C’est pourquoi, depuis le début, l’indicateur de la protestation électorale de la Fondation pour l’innovation politique ne se limite pas à estimer la disponibilité au vote populiste : il s’efforce aussi d’évaluer la disponibilité à l’abstention et au vote blanc. L’accident électoral a déjà été une réalité. Le cas le plus notable a certainement été le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. En effet, il est évident que la plupart des électeurs de gauche ayant contribué au record de l’abstention enregistré lors du premier tour du 21 avril 2002 (28% des inscrits) ne souhaitaient pas un second tour entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen.
Les formes de l’abstention
L’abstention permanente
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Une démocratie de l’abstention ? », pp. 129-138, dans Jean-Vincent Holeindre et Benoît Richard, La Démocratie, Éditions Sciences Humaines, 2010, 354 pages.
S’élevant en moyenne à 10% des inscrits, l’abstentionnisme permanent en France s’explique majoritairement par ces situations de mal-inscription freinant les citoyens dans l’exercice de leur droit de vote. L’abstention que nous pourrions qualifier de fluctuante ou d’intermittente résulte quant à elle davantage de l’érosion continue du socle d’électeurs constants, à savoir ceux qui votaient auparavant à tous les scrutins.
L’abstention permanente renvoie donc à la situation d’une fraction de l’électorat ne se rendant pas aux urnes de façon systémique. Largement expliqué par la mal-inscription électorale, ce phénomène n’a pas connu au cours des dernières années d’évolution majeure dans son intensité28. Néanmoins, l’ampleur qu’il représente (10% de l’électorat) interroge sur la lourdeur administrative que comporte la procédure d’inscription sur les listes électorales et qui freine l’accès aux urnes d’un certain nombre de citoyens.
L’abstention intermittente
Pascal Perrineau (dir.), Le vote normal. Les élections présidentielle et législatives d’avril-mai-juin 2012, Les Presses de Sciences Po, 2013, 432 pages.
Dominique Reynié (dir.), 2022, le risque populiste en France (vague 4), Fondation pour l’innovation politique, juin 2021.
L’abstention s’inscrit désormais dans un ensemble de pratiques et de nouveaux usages de la citoyenneté au sein desquels l’intermittence du vote est devenue la règle. Mais selon les scrutins elle ne recouvre pas toujours la même signification. Si la grille de lecture sociologique est toujours vérifiée et confirme à chaque fois le lien entre les conditions de l’insertion sociale et celles de la participation électorale, en revanche la part de motivations politiques peut varier d’un scrutin à l’autre. C’est ainsi que l’on a pu distinguer une abstention « dans le jeu politique », de nature protestataire et s’apparentant à une forme de réponse politique à l’offre électorale proposée, et une abstention « hors du jeu politique », dont les ressorts sont avant tout autre chose de nature structurelle et socioculturelle, traduisant une indifférence et un éloignement du système politique29.
Plus récemment, dans un contexte de crise de la démocratie représentative, l’abstention électorale est également devenue un vecteur d’expression d’un mécontentement, d’une défiance, d’une protestation à l’égard du pouvoir politique. De même que le vote blanc ou le vote nul, le fait de ne pas se rendre aux urnes est pour une partie de l’électorat un moyen de manifester un refus de participer à l’élection des représentants politiques. Dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, la Fondation pour l’innovation politique a conçu un indicateur de protestation électorale permettant d’évaluer la disponibilité des électeurs français à plusieurs types de comportements électoraux jugés protestataires, lesquels intègrent l’abstention30. Cette abstention visant l’expression d’une protestation est une forme d’abstention intermittente.
Les causes de l’abstention
Jérôme Fourquet, « Les ressorts de l’abstention aux élections départementales », IFOP pour Sud Ouest Dimanche, IFOP, Mars 2015.
Les causes de cette participation électorale en baisse continue sont résolument multifactorielles et trouvent leur source dans la conjugaison de ces différents facteurs entre eux. Certains facteurs, à l’instar de l’illisibilité des scrutins locaux, sont anciens. En revanche, d’autres, à l’image de l’abstention protestataire, caractérisent une défiance grandissante à l’égard du politique et sont plus récents. Jérôme Fourquet, dans le cadre d’une enquête précédant le scrutin départemental de 201531, distinguait trois grands facteurs justifiant l’abstention massive qui s’annonçait pour le premier tour. 38% des abstentionnistes déclaraient ainsi que « ces élections ne changeront rien à leur situation » et ne discernaient pas ainsi l’impact de ce scrutin. Par ailleurs, 32% des abstentionnistes déclaraient ne pas vouloir se rendre aux urnes dans une logique protestataire. Enfin, 31% des potentiels abstentionnistes estimaient ne pas connaître les candidats ainsi que les compétences des conseils départementaux. Bien que cette enquête concerne uniquement les élections départementales, les arguments avancés par les abstentionnistes apparaissent représentatifs de l’intégralité des scrutins électoraux, à des degrés toutefois variables. L’analyse des causes ou catalyseurs de l’abstention électorale appelle, somme toute, une analyse fine.
En effet, en amont même du refus de voter, la hausse de l’abstention électorale constatée dans nombre de démocraties comparables s’explique par l’évolution du rapport qu’entretiennent les citoyens avec le pouvoir démocratique. La baisse de la croyance dans l’efficacité du vote, la remise en cause de la transparence de l’élection ou encore l’impression d’être confronté à une démocratie défectueuse sont autant de paramètres à l’origine d’une mutation de la relation entre l’institution démocratique et le peuple. Il est à noter par ailleurs que cette crise de la démocratie représentative s’étend bien au-delà des frontières françaises, mais aussi européennes. Une réflexion sur l’abstention ne peut pas ainsi faire l’économie d’une analyse de la perception qu’ont les citoyens du système politique dans lequel ils évoluent.
Cette hausse de l’abstention au cours des trente dernières années interroge l’élaboration et l’instauration de mesures permettant la relance de la participation électorale. Dans ce cadre, il convient de questionner la pertinence et l’efficacité des différents dispositifs ayant été expérimentés dans des démocraties confrontées à ce même enjeu d’abstention croissante. Si certains pays ont toujours conservé l’obligation de vote leur ayant permis de maintenir leur niveau de participation à un niveau élevé, d’autres États, ont tenté d’apporter une réponse plus moderne comme le montre l’exemple du vote mobile (ou bureau de vote itinérant). Ces dispositifs sont multiples et apparaissent en mesure d’endiguer, pour le moins partiellement, l’effondrement de la participation électorale. Ils ne sont néanmoins pas exempts de critiques et il convient donc de diagnostiquer dans un premier temps les causes de l’abstention au sein de l’électorat français, afin de leur opposer des mesures pertinentes et performantes.
Avérée de longue date, l’abstention électorale en France ne constitue en rien un phénomène isolé dans le monde des démocraties occidentales. Partageant des dynamiques abstentionnistes similaires, ces États partagent également de nombreux facteurs à l’origine de cette désaffection des urnes de la part de leurs citoyens. En France, de même qu’aux États-Unis, la procédure d’inscription sur les listes électorales n’est pas automatique, à l’exception des citoyens accédant à la majorité que l’on inscrit d’office. Cette mal-inscription sur les listes électorales en France se présente comme l’une des premières causes de l’abstention. De même, l’émergence de la décentralisation mitterrandienne, caractérisée par des transferts de compétences à destination des collectivités territoriales, s’est accompagnée d’une perte de lisibilité des scrutins concourant elle aussi à l’augmentation de l’abstention. Enfin, et c’est l’un des signaux forts de cette crise de la représentation, l’abstention apparaît pour une partie de l’électorat comme un instrument de protestation manifestant le refus de l’offre politique et caractérisant la défiance grandissante à l’égard du politique.
La mal-inscription électorale, première responsable de l’abstention systématique
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Une démocratie de l’abstention ? », pp. 129-138, dans Jean-Vincent Holeindre et Benoît Richard, La Démocratie, Éditions Sciences Humaines, 2010, 354 pages.
Ibid.
Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, Ghislain Gabalda et Xavier Niel, « Sociologie de la mal-inscription et de ses conséquences sur la participation électorale », Revue française de sociologie, Vol. 57, 2016, pp. 17-44.
Deux situations englobées par la notion de mal-inscription électorale doivent être distinguées afin de mieux délimiter l’impact sur la participation électorale. Dans un premier temps, une frange de la population en droit de voter en France, pesant en moyenne 10% de l’électorat potentiel, n’est simplement pas inscrite sur les listes électorales32. Cette non-inscription, illustrant une forme de mise « hors-jeu », est d’autant plus forte dans les quartiers ou zones géographiques les moins favorisés, atteignant parfois jusqu’à 30% d’adultes en droit de voter absents des listes électorales33. Dans un second temps, le phénomène de mal-inscription concerne également la situation dans laquelle un citoyen ne s’est pas réinscrit à la suite d’un déménagement et demeure dans ce cadre inscrit dans le bureau de vote du quartier où il ne réside plus. Cette situation, susceptible de se prolonger durant de nombreuses années, impose à l’électeur un déplacement quasi dissuasif pour se rendre au bureau de vote.
Cette rigueur administrative française est également partagée avec les États-Unis, qui sont parmi les rares démocraties à recourir à une procédure particulière pour l’inscription sur les listes électorales. Outre-Atlantique, ce sont près du tiers des citoyens américains qui ne peuvent voter le jour du scrutin, faute d’être inscrits sur les listes électorales34. Sur la période 1980-2004, on estime que 70% des citoyens américains, en droit de voter et s’étant abstenus, étaient absents des listes électorales35. Si l’enjeu est moindre en France, dans une société où les mobilités résidentielles tendent à augmenter, ce phénomène de mal-inscription électorale pourrait encore s’aggraver durant les prochaines années. Il est à noter que cette mal-inscription concerne au premier chef les jeunes diplômés, en milieu urbain, davantage mobiles que les générations précédentes. Ainsi, la variable de l’âge constitue une porte d’entrée importante dans l’analyse de l’abstention, notamment chez les jeunes qui font partie des premières catégories de population à se désintéresser du vote.
En France, l’inscription sur la liste électorale doit impérativement être réalisée avant le 31 décembre de l’année précédant l’élection. L’anticipation considérable nécessaire à cette inscription justifie en grande partie les situations de mal-inscription. Certains États européens font davantage preuve de souplesse en permettant une inscription tardive sur les listes électorales, voire pour certains jusqu’au jour même du scrutin, afin de favoriser une plus large mobilisation électorale. De même, sur l’intégralité des États-membres, quinze réalisent l’inscription automatique de tous les électeurs sur les listes électorales, évitant ainsi les situations de mal- inscription largement dommageables pour la participation électorale.
La mal-inscription apparaît somme toute comme l’un des facteurs déterminants de l’abstention élevée en France. Elle est toutefois moins responsable de la multiplication des abstentionnistes intermittents que du socle d’abstentionnistes quasi systématiques.
Une perte de lisibilité accrue de certains scrutins, révélatrice des inégalités sociales
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Une démocratie de l’abstention ? », pp. 129-138, dans Jean-Vincent Holeindre et Benoît Richard, La Démocratie, Éditions Sciences Humaines, 2010, 354 pages.
Ibid.
Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n°120, 2007, pp. 43-55.
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Une démocratie de l’abstention ? », pp. 129-138, dans Jean-Vincent Holeindre et Benoît Richard, La Démocratie, Éditions Sciences Humaines, 2010, 354 pages.
Jérôme Fourquet, L’archipel français – Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019, 379 pages.
Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n°120, 2007, pp. 43-55.
À ce premier facteur s’ajoute une clé de lecture sociale et politique de l’abstention. En effet, le phénomène de mal-inscription sur les listes électorales s’ajoute au phénomène de l’abstention qui ne concerne que ceux qui sont déjà inscrits. Pour ces derniers, la variable de la catégorie socio-professionnelle constitue une autre explication de l’abstention. Au sein de l’électorat, à mesure que le niveau de diplôme augmente, la participation à l’élection augmente également. En revanche, les catégories de population les moins diplômées, les plus précaires sont plus largement représentées au sein des abstentionnistes intermittents36. Les écarts de participation lors des dernières élections mettent en évidence une participation érodée des populations les plus modestes. Ainsi, lors de l’élection présidentielle de 2002, 80% des cadres et professions intellectuelles envisageaient de voter contre 63% des ouvriers non-qualifiés37. Les catégories de l’électorat français se mobilisant le moins les jours d’élection sont donc les moins politisées et assidues sur les enjeux des scrutins en question. Dans ce contexte, les élections locales, dont le mode d’élection des exécutifs est souvent décrié en raison de son illisibilité, sont les plus concernées par l’abstention massive. Les derniers scrutins départementaux et régionaux de 2020 ont illustré ce phénomène, déjà confirmé par les élections locales précédentes, avec des taux d’abstention largement supérieurs à ceux que connaissent les élections législatives ou présidentielle. Cette difficile compréhension des enjeux de l’élection locale est aussi appuyée par l’enchevêtrement des compétences mettant à mal l’identification de l’impact que peut avoir l’élection sur la vie des citoyens. Cette perte de lisibilité accrue avec la décentralisation de 1982-83, présente dans la part de l’électorat la moins politisée, exerce une influence notable sur la hausse de l’abstention électorale. Cette approche par les propriétés sociales et la perte de lisibilité de certains scrutins doit cependant être nuancée. Alors même que le niveau d’éducation de l’ensemble du pays, et par voie de conséquence de l’électorat français, augmente, l’abstention poursuit sa dynamique haussière. Celle-ci semble donc gagner l’ensemble du tissu social, y compris les catégories socio-professionnelles davantage favorisées38.
D’autre part, dans un contexte d’érosion progressive du clivage gauche/droite, de lassitude de l’électorat à l’encontre de l’alternance politique, la croyance dans la capacité à agir du pouvoir tend à diminuer. Ce facteur d’abstention est de nouveau davantage prononcé s’agissant des scrutins locaux pour lesquels la capacité à agir des exécutifs (départementaux et régionaux) est mise en cause. A contrario, la participation à l’élection présidentielle, bien qu’en déclin, continue à susciter de l’engouement : elle est plus médiatisée et ses enjeux sont plus visibles et mieux compris. L’élection de 2007 a dans ce cadre généré un pic de participation puisqu’elle opposait deux candidats de rupture au second tour : Nicolas Sarkozy, porteur d’une ligne stricte et Ségolène Royal, première femme en mesure d’accéder à la Présidence de la République. La concurrence exacerbée, l’opposition marquée ainsi que l’issue incertaine ont incontestablement été des facteurs mobilisateurs justifiant les taux de participation élevés. À l’inverse, les élections européennes ou départementales et régionales, ne sont plus autant cristallisatrices du clivage gauche/droite qu’elles ne l’étaient il y a une trentaine d’années et ne disposent plus du même effet mobilisateur39. Les catégories de l’électorat les moins politisées ont ainsi davantage de mal à se repérer dans le paysage politique. L’élection présidentielle de 2017 emportée par Emmanuel Macron est venue catalyser cette dynamique de déstructuration des partis de masse et des organisations syndicales autrefois nettement plus structurantes. « L’archipelisation » du corps social40 en cours participe somme toute à ce brouillage du paysage politique et in fine à l’abstention croissante.
L’abstention électorale grandissante en France ne saurait donc pas se limiter à une analyse monofactorielle mais davantage comme un « puzzle complexe »41, conjugaison de plusieurs facteurs. Ainsi la perte de lisibilité de certains scrutins ainsi que la complexification du paysage politique français, plus prononcé chez les catégories de population les moins favorisées, jouent-ils un rôle déterminant.
L’abstention comme choix protestataire
Plusieurs crises, au premier rang desquelles le mouvement des Gilets Jaunes et les manifestations d’opposition à la réforme des retraites, se sont succédé et superposées depuis l’élection présidentielle de 2017. Bien que leur intensité ait largement diminué, elles n’en sont pas pour autant totalement éteintes et les prochains scrutins de 2022 pourront être l’occasion d’exprimer un mécontentement pour certains citoyens. Ne pas se rendre aux urnes offre dans ce cadre la possibilité de manifester un refus de participer à un système dans lequel on ne croit plus. Les élections européennes de 2019, les élections municipales de 2020 ou encore les élections départementales et régionales de 2021 ont dans une certaine mesure été directement concernées par l’expression de ce refus. Cette protestation par le non-vote vient par conséquent s’ajouter aux logiques sociales, politiques ou institutionnelles permettant d’expliquer partiellement la hausse de l’abstention électorale en France. Plus largement, le comportement abstentionniste de certains citoyens s’explique par une lassitude à l’égard de l’alternance politique et de l’incapacité de l’action publique à pouvoir améliorer certains problèmes. Ainsi, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, 80% des Français estimaient que l’issu du scrutin ne permettrait pas ou peu d’améliorer la situation en France42. En dépit de l’attachement viscéral des Français au vote, l’abstention trouve un nouveau terreau favorable dans cet affaiblissement de la croyance dans la démocratie représentative.
De fait, de nouveaux modes d’expression démocratique tendent à se développer et ne font plus du vote l’unique moyen de véhiculer une opinion. Certains procédés relevant du principe de démocratie directe à l’instar des pétitions ou des manifestations de rue occupent une place de plus en plus forte et, sans remettre en cause l’importance du vote, en atténuent la place. L’abstention électorale pour certains citoyens s’apparente désormais à un répertoire d’action, au même titre que le vote ou la manifestation, et permettent de protester contre un système jugé inefficace et d’exprimer une sanction à l’égard des partis politiques en lice. Si les comportements abstentionnistes ne sauraient être résumés à l’expression d’une protestation à l’égard du pouvoir politique, la part de ceux-ci dans la hausse de l’abstention est croissante. Ainsi, lors du scrutin présidentiel de 2002, la part des abstentionnistes dits « dans le jeu », s’élevait à deux tiers de l’ensemble des abstentionnistes43.
En cherchant à peser sur le politique, les abstentionnistes marquent leur refus de participation à l’élection et amoindrissent dans un même temps la légitimité des représentants élus. Cette abstention dite protestataire, dont la dynamique est forte, n’est pour autant pas nécessairement le signe d’un rejet du politique mais davantage d’une sanction à son égard. Elle constitue donc un acte presque militant, incontestablement politique et est souvent intermittente. L’écueil serait donc d’y voir le paroxysme de la crise de la démocratie représentative puisqu’elle est en elle-même un acte d’interpellation politique. En revanche, l’abstention sous toutes ses formes peut révéler un décalage entre le pays légal et le pays réel. Il importe d’identifier les différentes formes d’abstention et leurs causes avant de concevoir des dispositifs pouvant relancer la participation électorale en France.
La disponibilité à l’abstention et au vote blanc relève également de causes diverses. Dans cette vague 5, nous évaluons les motivations des individus susceptibles de s’abstenir ou de voter blanc au premier tour de la présidentielle. Les principales raisons retenues par les personnes interrogées indiquent que l’abstention et le vote blanc procèdent moins d’un désintérêt que d’une forme de protestation.
Les raisons de l’abstention
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 5), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2021, p. 17.
Les raisons du vote blanc
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 5), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2021, p. 17.
Les motivations de l’abstention et le profil des abstentionnistes potentiels au premier tour en 2022
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 5), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2021, p. 18.
Les motivations du vote blanc et le profil des électeurs susceptibles de voter blanc au premier tour en 2022
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 5), Fondation pour l’innovation politique, octobre 2021, p. 18.
Les « sans-préférence partisane » : l’abstention ou le vote blanc
Notre indicateur de la protestation électorale interroge les électeurs sur leur proximité avec les partis suivants : LFI, PS, EELV, LREM, LR et le RN. En avril 2021, 42% des personnes interrogées se disent « sans préférence partisane ». Considéré comme un ensemble, ce groupe est socialement hétérogène, mais tous ceux qui le composent se disent éloignés de la vie politique. La défiance qu’ils expriment à l’égard des partis est plus élevée (88%) que la moyenne (80%). Les « sans-préférence partisane » sont une majorité (51% contre 37% en moyenne) à estimer que « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple ». Leur intérêt pour la politique est faible : 70% s’y intéressent peu ou pas du tout (contre 53% en moyenne). Plus des trois quarts d’entre eux (77%) pensent que les responsables politiques parlent de sujets qui ne les concernent pas en tant qu’électeurs (contre 70% en moyenne). Ils sont 67% à penser également que les médias traitent une actualité qui ne les concerne pas (contre 61% en moyenne). Le comportement électoral potentiel des « sans-préférence partisane » se caractérise par une disponibilité plus importante que la moyenne à l’abstention ou au vote blanc. Ainsi, 69% d’entre eux disent s’être déjà abstenus au moins une fois dans leur vie, contre 55% en moyenne ; de même, 65% d’entre eux répondent avoir déjà voté blanc, contre 52% en moyenne. Dans l’optique du premier tour de 2022, la plupart des « sans-préférence partisane » jugent possible de s’abstenir (58% contre 42% en moyenne).
Classes populaires, moyennes et aisées : mesure de la confiance dans les institutions
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – juin 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 4), Fondation pour l’innovation politique, juin 2021, p. 49.
Grille de lecture : 66% des personnes interrogées appartenant aux classes populaires font confiance aux maires, contre 78% pour les classes moyennes et 79% pour les classes aisées. De plus, 70% des répondants des classes populaires et des classes moyennes font confiance aux policiers, soit 11 points de plus que les classes aisées (59%).
L’abstention chronique, une dimension de la crise du monde démocratique
Malaise démocratique
Dominique Reynié (dir.), Où va la démocratie ? Une enquête internationale de la Fondation pour l’innovation politique, Plon, 2017.
La démocratie est discutée en Europe, même si ses fondements ne sont pas contestés44 : 53,5% des Français (52,5% des Européens) considèrent que la démocratie fonctionne mal, 56% (57,5%) déclarent n’avoir pas confiance dans leur Parlement, 71% (63%) dans leur gouvernement et 89% (81%) dans leurs partis politiques. En même temps que s’exprime cette défiance vis-à-vis de la démocratie et des principales institutions qui la font fonctionner, 60% des Français (64% des Européens) ont « le sentiment de pouvoir s’exprimer librement », 61% (66%) qu’il est « utile de voter, car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses », 88% (89%) que « c’est une bonne chose d’avoir un système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle le gouvernement », et 64% (67%) que « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur système possible ». La démocratie représentative et pluraliste reste donc un bien auquel les Français comme les Européens restent attachés. Elle n’en fait pas moins l’objet d’une crise de confiance quant à son fonctionnement. À cet égard, les Français sont presque des Européens comme les autres, même si, tendanciellement, ils semblent ressentir avec plus de force encore la crise de la démocratie.
Alors que les citoyens des grandes démocraties européennes considèrent à une forte majorité que la démocratie fonctionne bien, les citoyens français ne partagent pas ce diagnostic. Les deux tiers ou presque des Hollandais (67%), des Allemands (63%), des Suédois (63%), des Britanniques (60%) sont satisfaits du fonctionnement de la démocratie. En revanche, ce n’est le cas que de moins de la moitié (46,5%) des Français, des Espagnols (40%), des Grecs (33%) et des Italiens (21%). La France est aujourd’hui plus proche des démocraties mécontentes du sud de l’Europe que des démocraties plus apaisées de l’Europe du Nord. Pourquoi cette spécificité du malaise démocratique en France ?
Le vote, entre consécration et désillusion
Interrogés sur la validité des instruments permettant le bon fonctionnement de la démocratie, les Européens plébiscitent la liberté d’expression : avoir le droit de dire ce que l’on pense (98%), pouvoir voter pour les candidats de son choix (96%), pouvoir participer soi-même à la prise de décision (96%), pouvoir manifester, aller dans la rue, contester (87%). Pour leur part, les citoyens américains affirment une adhésion de même ampleur, même s’il faut noter le retrait relatif du droit de manifester, d’aller dans la rue, de contester (78%).
a) Le principe du vote est consacré…
D’une certaine manière, les résultats confirment l’importance du vote. Dans notre enquête, l’attachement au vote est mesuré de plusieurs manières. Une première question interroge les personnes sur la valeur du vote en tant que procédure de choix, supposant une pluralité de candidats : « Est-il important de pouvoir voter pour les candidats de son choix ? » Toutes les personnes interrogées répondent par l’affirmative, qu’il s’agisse des Européens (96%) ou des Américains (98%).
Par ailleurs, « pouvoir participer soi-même à la prise de décision » est jugé important par une même proportion de répondants (96% chez les Européens, 98% chez les Américains). L’intérêt manifesté pour « participer soi-même à la prise de décision » ne correspond pas nécessairement à une remise en cause du vote comme procédure de choix entre différents candidats ; elle traduit aussi bien la recherche de procédures de décision complémentaires ou alternatives au fait de voter pour des candidats. Enfin, on ne peut pas exclure que la formule « participer soi-même à la prise de décision » puisse se confondre avec le fait de « voter pour choisir entre des candidats », l’acte électoral relevant à l’évidence d’une catégorie de la décision.
b) … mais l’efficacité du vote est contestée
Le rapport au vote se brouille si l’on interroge sur son utilité. Pour ce faire, deux options de réponses ont été proposées : « c’est utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses » ou « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple ». On relève alors qu’un tiers des Européens (36%) considèrent que « voter ne sert pas à grand-chose ». Les citoyens américains sont deux fois moins nombreux à partager cette réponse (17%). Dans certains pays, la désillusion démocratique est d’autant plus saisissante qu’elle touche davantage les démocraties les plus récentes, issues de l’effondrement du communisme et où, parfois, ce sentiment est même majoritaire, comme en Croatie (69%) et en Bulgarie (62%), ou très présent, comme en Slovaquie (47%), en Roumanie (46%), en Lettonie (45%), en Lituanie (44%), en République tchèque (43%) et en Hongrie (40%). Mais la désillusion démocratique n’épargne pas les démocraties plus anciennes, comme l’Italie (38%), la France (39%), la Grèce (41%), l’Espagne (42%) et la Belgique, où cette opinion est même majoritaire (56%).
Tout se passe comme si la démocratie subissait l’épreuve de la globalisation, comme si elle entrait en contradiction avec la marche d’un monde où les puissances publiques sur lesquelles le vote est capable d’exercer une certaine influence n’ont elles-mêmes plus beaucoup de pouvoir sur le cours des choses. Les catégories sociales populaires, les personnes qui regardent la globalisation comme une menace, celles qui ont le sentiment de s’être appauvries dessinent le monde social de la désillusion démocratique. C’est au sein des classes populaires que l’opinion sur l’inutilité du vote est la plus répandue (39%). De même, l’idée que « voter ne sert pas à grand-chose » concerne 28% de ceux qui perçoivent la mondialisation comme une opportunité mais 42% de ceux qui y voient une menace.
D’autres renseignements fournis par l’enquête complètent ce portrait paradoxal du vote. Ainsi, un tiers des Européens (34%) et plus d’un quart des Américains (28%) apprécient l’idée de voir leur pays dirigé par « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections ». Les deux tiers des Européens (64%) et plus de la moitié des Américains (54%) voient d’un bon œil des experts prendre la place du gouvernement pour décider « ce qui leur semble le meilleur pour le pays ».
De même, les résultats du suffrage universel ne donnent pas la légitimité pour les personnes interrogées : 66% des Européens disent ne pas avoir confiance dans le Parlement et une majorité d’Américains (53%) partagent cette défiance. Enfin, le jugement public porté sur les partis politiques, pourtant organisateurs de la vie démocratique en général et des scrutins en particulier, est dominé par une défiance massive manifestée à leur égard par les Européens (83%) et les Américains (75%).
c) La valeur du vote est fonction de… la satisfaction matérielle
Quel contraste ! La série des pays les plus convaincus par l’utilité du vote dessine clairement une géographie du nord de l’Europe. Parmi les pays où l’on considère le plus volontiers qu’il est « utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses », on trouve la Finlande (67%), l’Autriche (70%), l’Allemagne (70%), les Pays-Bas (72%), la Suisse (76%), la Norvège (78%), le Royaume-Uni (80%), la Suède (81%) et le Danemark (84%). Dans le cercle des pays encore largement acquis à l’utilité du vote, on trouve, à un même niveau d’adhésion deux pays issus de la transition démocratique : la Pologne (76%) et le Portugal (76%).
Défiance interpersonnelle et protestation électorale
S’agissant de la défiance à l’égard d’autrui ou défiance interpersonnelle, notre indicateur de la protestation électorale dresse le portrait d’une communauté où chacun est méfiant envers les autres. Quand on demande aux personnes interrogées de choisir si, de manière générale, « on peut faire confiance à la plupart des gens » ou si « on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres », les trois quarts des Français interrogés (73%) choisissent cette dernière option.
Le niveau de défiance est toujours plus élevé chez les femmes. Elles sont 77% à répondre que l’« on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres », contre 69% chez les hommes. Il est également plus élevé chez les moins de 35 ans (75%) que chez les plus âgés (66% des 65 ans et plus). Enfin, l’éducation joue également un rôle important : il existe une différence de 21 points entre les personnes non diplômées ou diplômées d’un BEPC-CAP-BEP et celles ayant un diplôme supérieur à bac + 2 (respectivement 82% et 61%). Également, suivant les CSP, le pourcentage de défiance varie et passe de 81% pour les CSP– à 68% pour les CSP+.
Cette défiance envers autrui combine souvent un euroscepticisme et une opinion négative sur l’immigration. En effet, parmi les répondants considérant qu’on n’est jamais assez prudents quand on a affaire aux autres, les trois quarts (73%) estiment que la plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et cela pose des problèmes de cohabitation » (contre 39% pour les personnes qui pensent qu’on peut faire confiance à la plupart des gens) et 70% jugent que « pour notre pays, sur le plan économique, les immigrés sont plutôt un inconvénient car leur intégration coûte cher » (contre 38% des personnes confiantes vis-à-vis d’autrui). Concernant l’Union européenne, à peine la moitié (48%) des défiants sont favorables à l’Union européenne (contre 70% des confiants).
La défiance interpersonnelle augmente la disponibilité à s’abstenir et à voter blanc
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – octobre 2020
Source :
Fondation pour l’innovation politique, 2022, le risque populiste en France (vague 2 et 3), octobre 2020.
Sur ce sujet, voir Pascal Perrineau, « Le pessimisme français : nature et racines », Le Débat, n° 166, septembre-octobre 2011, p. 79-90.
Tout d’abord, la France se sent moins bien que beaucoup d’autres pays voisins dans son environnement européen et mondial45. Alors que 41% seulement des Européens considèrent que « la mondialisation est une menace », 56% des Français partagent ce sentiment. Cette difficulté française avec la mondialisation est particulière puisque seulement 25% des Portugais, 34% des Espagnols, 36% des Allemands, 37% des Hollandais et des Britanniques et 38% des Italiens partagent cette impression. La France est un des rares pays, avec l’Estonie (55%), la Grèce (60%), la Lettonie (59%), la République tchèque (68%) et la Slovaquie (54%), où ce sentiment de menace est majoritaire.
Cette perception négative de la mondialisation va de pair avec un sentiment de plus en plus tiède vis-à-vis de l’Union européenne et de ses bienfaits : 38% des Français (contre 45,5% des Européens) pensent « que le fait pour [leur pays] de faire partie de l’Union européenne est une bonne chose », alors que 65% des Portugais, 51% des Allemands, 49% des Espagnols partagent un diagnostic positif. Décidément, la France n’appartient plus au peloton de tête des pays qui percevaient l’appartenance à l’Union européenne avant tout comme un avantage et 42% des citoyens français (contre 35% des Européens) pensent même que l’Union européenne a plutôt affaibli la démocratie en France. Il y a là peut-être les traces du non au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, resté sans effets. Ce scepticisme vis-à-vis de l’Union européenne ne veut pas dire cependant que les Français sont prêts à brader l’Europe et ses acquis : 62% des Français souhaitent conserver l’euro, contre une moyenne européenne de 58% ; de même, 64% des Français souhaitent le développement d’une armée commune européenne (contre 57%).
Un troisième terrain sur lequel se fait sentir cette difficulté française du rapport à l’autre dans des organisations supranationales est celui de l’appartenance à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), organisation politico-militaire mise en place en 1949 pour garantir la sécurité des Européens : 57,5% des Européens membres d’un pays qui appartient à l’OTAN considèrent que cette appartenance est « une bonne chose », 48,5% seulement des Français partagent ce sentiment, contre 70% des Hollandais et des Britanniques et 58% des Allemands.
Cette relation complexe à l’autre est enfin sensible sur la question de l’immigration. 62% des Français pensent que, « tout bien considéré, l’immigration est plutôt négative pour notre pays » et 57% sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’islam représente une menace pour notre pays ». Sur ces deux items, la France est dans la moyenne européenne mais n’a pas du tout une position de pointe en tant que « pays des droits de l’homme ». On le voit particulièrement sur la question des réfugiés, où 57% des Français (contre 64% des Européens) déclarent être d’accord avec la proposition suivante : « C’est notre devoir d’accueillir dans notre pays des réfugiés qui fuient la guerre et la misère ». 76% des Allemands, 74% des Espagnols, 78% des Hollandais, et 63% des Britanniques sont favorables à l’accueil des réfugiés. Cette frilosité française a quelque chose à voir avec l’impression de dégradation de la situation que ressentent nombre de citoyens français.
Sentiment de déclin et retrait de la vie civique
Voir Georges Burdeau, Traité de science politique, t. VI (« L’État libéral ») et VII (« La démocratie gouvernante, son assise sociale et sa philosophie politique »), LGDJ, 1971 et 1974.
Les Français ont le sentiment profond d’une dégradation de leur niveau de vie et de leur style de vie. S’agissant du niveau de vie, 47% des Français (contre 33% des Européens) ont le sentiment qu’il s’est dégradé au cours des dernières années. Seuls 22,5% des Allemands, 38% des Espagnols, 27% des Hollandais ou encore 23,5% des Britanniques ont la même impression. Le même jugement négatif domine lorsqu’il s’agit du style de vie : 77% des Français (contre 61% des Européens) ont l’impression que la manière dont ils vivent dans leur pays est aujourd’hui menacée. Seuls 53% des Allemands, 62% des Espagnols, et 55,5% des Britanniques partagent ce même diagnostic désenchanté. On voit bien comment une France très attachée à son mode de vie semble souffrir davantage que d’autres pays européens des effets des « grands vents du dehors ». Cette France, qui se vivait comme un « modèle », a le sentiment que de nombreux éléments de ce modèle sont en voie de disparition sous la pression du monde environnant ou ne sont plus adaptés au monde tel qu’il va.
La France est le pays européen le plus pessimiste quant à son avenir : 77% des Français pensent que « leur pays sera demain moins bien qu’aujourd’hui », soit environ 20 points au-dessus de la moyenne européenne (58%). Les citoyens français sont plus pessimistes que les Grecs (74%), les Italiens (67%) ou les Slovaques (65%). C’est cette France qui a plus de mal à se projeter dans un avenir positif pour les générations à venir : 76% des Français (contre 56% des Européens) pensent que « les enfants vivront moins bien qu’eux dans la société de demain ». Là aussi, on retrouve la France aux côtés de la Grèce (77,5%) ou de l’Italie (69%), très au-dessus de l’Allemagne (50%), des Pays-Bas (44%) ou du Royaume Uni (47%).
Dans cette difficulté à se projeter individuellement et collectivement dans l’avenir se lit ce qui reste de l’« exceptionnalité française » : celle d’une « démocratie gouvernée », pour reprendre la terminologie de Georges BURDEAU, qui se défait et d’une « démocratie gouvernante » qui s’invente mais n’est pas encore conformée46. Depuis plusieurs années, un vieux monde politique se fissure chaque jour davantage. Ce vieux monde est celui qui s’était construit et mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : clivage entre la gauche et la droite, culture partisane forte, démocratie représentative dans sa version parlementaire puis présidentielle à partir de 1958, conception d’un pouvoir politique aux commandes par rapport à l’économique et au social… Aujourd’hui, de manière évidente, tous ces « fondamentaux » sont entrés en crise et font l’objet de remises en question parfois profondes : thème du « ni gauche ni droite », recherche d’une « troisième voie » dont témoigne le phénomène Macron, dislocation des partis et apparition d’organisations plus réticulaires que verticales, demande de démocratie participative, initiatives sociales et économiques dans lesquelles on fait l’économie de la médiation politique – économie sociale et solidaire, crowdfunding, réseaux d’échanges réciproques, de savoirs, réseaux sociaux en ligne… Ces recompositions de la scène politique et ces redistributions des cartes sociétales sont autant de défis jetés à la classique « démocratie gouvernée ». Pour l’instant, faute de pouvoir cerner leur avenir démocratique, les Français s’interrogent, s’abandonnent parfois à la nostalgie de l’« éternel hier » et ont du mal à concevoir une démocratie réelle où le peuple ne s’abandonnerait pas un jour à ses représentants pour mieux les détester le lendemain.
L’affaiblissement de l’attachement à la démocratie
Dominique Reynié (dir.), Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
Ce scrutin pour l’élection présidentielle allait porter au pouvoir Jair Bolsonaro en octobre 2018.
Sont regroupés sous ce terme les pays suivants : Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie.
Cette catégorie inclut les chômeurs, les étudiants, mais aussi les femmes ou les hommes au foyer.
Globalement, dans l’enquête internationale de la Fondation portant sur 42 pays47, près de la moitié des répondants (49%) jugent que la démocratie fonctionne mal dans leur pays. Dans certains pays, cette évaluation est massive. Plus des trois quarts des Brésiliens (77%) ont un jugement négatif sur le fonctionnement de leur démocratie. On pensera au contexte si particulier du Brésil, quelques semaines avant un scrutin historique au moment de l’enquête48. Bien différemment, aux États-Unis, deux ans après l’élection de Donald TRUMP, les deux tiers des citoyens estiment que la démocratie fonctionne bien dans leur pays (66%).
En termes d’opinion, l’Europe présente un bilan très contrasté. Il y a plusieurs mondes européens. Hors de l’Union européenne, la démocratie se porte mieux si l’on considère la Suisse, où 88% des répondants disent que la démocratie fonctionne bien, ainsi que la Norvège (86%). Au sein de l’Union européenne, la satisfaction faiblit fortement : seuls 50% des répondants estiment que la démocratie fonctionne bien dans leur pays. Dans un monde démocratique fragilisé, il existe une crise non pas propre à l’Europe mais à l’Union européenne. L’une des explications se trouve dans l’état de l’opinion des anciens pays du bloc communiste49. En moyenne, dans ces onze pays, les deux tiers des répondants (64%) estiment que la démocratie ne fonctionne pas bien. Mais ce ne sont pas pour autant les seuls à faire cette évaluation négative. L’opinion selon laquelle la démocratie ne fonctionne pas bien domine également en Italie (67%), en Espagne (61%), en Grèce (58%). Elle frôle la majorité en France (47%). Aux portes de l’Europe, ce jugement critique est aussi très répandu : en Albanie (55%), en Macédoine du Nord (63%), voire, plus encore, en Bosnie-Herzégovine (76%) ou en Serbie (77%), de même qu’en Ukraine (76%).
À l’échelle des 42 pays étudiés, les hommes (53%) considèrent plus souvent que les femmes (48%) que la démocratie fonctionne bien, mais l’insatisfaction est surtout très présente dans les catégories plus fragiles, les petits entrepreneurs non-salariés (59%), les personnels de services et employés de commerces (57%), les sans-emploi (56%)50, les employés qualifiés (52%) et les ouvriers qualifiés (51%). On retrouve cette partition économique et sociale dans le lien entre le jugement sur le fonctionnement de la démocratie et le rapport à la mondialisation : ceux qui regardent la mondialisation comme une menace sont plus nombreux (55%) à estimer que la démocratie fonctionne mal que ceux qui considèrent la mondialisation comme une opportunité (47%). L’évaluation négative du fonctionnement de la démocratie est plus marquée encore (60%) chez les personnes d’âges intermédiaires (entre 35 et 59 ans), pour lesquelles la mondialisation est une menace. Notons que chez les étudiants, l’idée que la démocratie fonctionne mal est nettement majoritaire (58%).
Mais le fait de juger que la démocratie fonctionne mal dans son pays n’est pas nécessairement l’expression d’un rejet de la démocratie. Ce peut être même, à l’opposé, la manifestation d’un jugement critique combinant l’adhésion au principe et le constat d’une pratique qui ne l’accomplit pas, voire le trahit. Ainsi la plupart (83%) de ceux qui répondent ne pas se sentir libres de s’exprimer disent par ailleurs que la démocratie fonctionne mal dans leur pays. C’est pourquoi nous avons aussi invité les personnes à choisir entre deux affirmations permettant de mieux cerner l’attachement à la démocratie, en proposant des options bien distinctes : d’un côté, l’idée que la démocratie est le meilleur des régimes, qu’il n’y en a pas d’autre ; de l’autre, que d’autres systèmes peuvent être aussi bons. L’option « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur système possible » est choisie par les deux tiers des répondants (67%), le tiers restant choisissant l’option « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie » (33%). L’évaluation d’ensemble du régime démocratique demeure donc également favorable. Enfin, parmi ceux qui disent qu’il n’y a pas de meilleur système possible que la démocratie, une proportion importante (41%) indique en même temps que la démocratie fonctionne mal dans leur pays, soulignant que, dans certains cas, il s’agit plus de dénoncer un fonctionnement insatisfaisant de la démocratie que d’en contester la valeur. Pour autant, là encore, il n’est pas aisé de déterminer le sens du tiers sceptique, ou dissident, jugeant qu’il peut exister des systèmes politiques aussi bons.
Dans les pays de l’Union européenne, l’idée selon laquelle « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur système possible » réunit la même proportion de répondants (68%) qu’au niveau global (67%). Mais si nous considérons l’ensemble des pays issus du bloc soviétique, l’idée que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie » réunit 40% des répondants. Dans les Balkans, l’opinion de pays engagés dans une transition démocratique et candidats à l’entrée dans l’Union européenne juge également que d’autres systèmes peuvent être aussi bons que la démocratie, comme les Macédoniens (45%), les Bosniens (50%) et les Serbes (54%). Seuls les Albanais rejoignent le niveau global, une large majorité (63%) jugeant que le régime démocratique « est le meilleur système possible ».
Si elle domine en Europe centrale et orientale, cette distance vis-à-vis de la démocratie n’est pas l’apanage des pays anciennement communistes. À l’Ouest, les Belges adhèrent dans des proportions équivalentes (40%) à l’option selon laquelle « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie », de même que les Français (39%).
Sur le plan sociodémographique, les femmes sont plus enclines (36%) que les hommes (29%) à croire qu’un régime non démocratique peut-être « aussi bon » que la démocratie. L’effet d’âge est également très net. Plus les répondants sont jeunes, moins sont nombreux ceux qui pensent que la démocratie est un régime irremplaçable : ils sont 76% chez les 60 ans et plus, 68% chez les 50-59 ans, 64% chez les 35-49 ans et 62% chez les moins de 35 ans.
L’effet de la position sociale n’étonne guère mais sa conséquence doit être soulignée : l’idée qu’il n’existe pas un régime politique aussi bon que le système démocratique convainc bien plus les cadres dirigeants d’entreprise (79%), les professions intellectuelles et scientifiques (73%) ou encore les professions intermédiaires salariées (70%) que les employés qualifiés (63%), les ouvriers qualifiés (61%) ou le monde social des personnels de services et employés de commerces, ouvriers peu qualifiés, agents d’entretien, ouvriers agricoles (59%). D’une certaine manière, le régime démocratique paraît plus fortement soutenu par les élites sociales que par les classes populaires. C’est peut-être une sorte de banalité politique et sociologique de constater cela, mais cela peut deviendra un problème particulièrement épineux si un équilibre n’est pas rétabli.
Les anticipations à propos de l’avenir de la démocratie ont été mesurées à partir de la question suivante : « Diriez-vous que le nombre de pays démocratiques dans le monde est en expansion, stable, en déclin ? »
Dans le monde démocratique, les citoyens qui jugent majoritairement que le nombre des démocraties est en déclin dans le monde sont tous européens et la plupart sont membres de l’Union européenne : les Grecs (61%), les Allemands (60%), les Autrichiens (57%), les Slovènes et les Serbes (55%), les Belges et les Luxembourgeois (54%), les Hongrois et les Néerlandais (53%), les Italiens et les Suisses (52%), les Français (51%). À noter que les onze pays membres de l’Union européenne placés sous la domination soviétique pendant la guerre froide sont moins enclins à considérer que le régime démocratique est en régression (42%) comparativement aux seize pays de l’Union européenne qui composaient le bloc de l’Ouest, aujourd’hui majoritairement pessimistes sur l’avenir de la démocratie (52%).
On notera que plus les répondants sont jeunes, plus ils considèrent que le nombre des démocraties est en développement. Les plus jeunes (18-34 ans) sont même deux fois plus nombreux (36%) que les plus âgés (18% pour les 60 ans et plus) à considérer que le modèle démocratique se propage. On retrouve le rôle des variables déjà signalées, l’âge mais aussi la position professionnelle. Globalement, en considérant les répondants des quarante-deux démocraties étudiées, l’idée selon laquelle le nombre des démocraties est en régression dans le monde est davantage partagée par les répondants qui considèrent la mondialisation comme une menace (44%) que comme une opportunité (33%). Il existe un lien entre les anticipations pessimistes concernant l’avenir de son pays et l’idée que la démocratie est en régression. De la même façon, on relève une relation avec l’appréciation que l’on porte sur le fonctionnement de la démocratie dans son pays.
Du désintérêt pour la politique à l’érosion des idéaux démocratiques
« Avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections », « Que ce soit des experts et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays », « Que l’armée dirige le pays », « Avoir un système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle le gouvernement », « Que ce soit les citoyens et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays », « Que seuls les citoyens qui ont un niveau de connaissance suffisant puissent voter ».
Une élite intellectuelle, les médias, les marchés financiers, les grandes entreprises, les représentants élus, les hommes et les femmes politiques, les autorités religieuses, le peuple, les organisations criminelles (mafia), les institutions internationales, les plus riches ou la famille royale (choix proposé uniquement dans les monarchies parlementaires).
Les personnes interrogées sur le point de savoir qui détient le plus de pouvoir parmi les douze entités proposées devaient répondre en indiquant trois choix : « en premier lieu », puis « en deuxième lieu » et « en troisième lieu ». Le total des citations, pour une entité désignée, est donc la somme des citations : « en premier lieu », « en deuxième lieu » et « en troisième lieu ».
Dans le monde démocratique qu’étudie notre enquête, la plupart des répondants (58%) déclarent être intéressés par la politique mais une forte minorité (42%) répond aussi ne pas s’y intéresser. Or le fait qu’un citoyen attache plus ou moins d’importance à la politique n’est pas sans effet sur la représentation qu’il se fait de la démocratie, des formes alternatives de gouvernement ou encore des enjeux socio-économiques.
Notons tout d’abord que le niveau d’intérêt pour la politique ne semble influencer en rien la perception des questions socio-économiques. L’ensemble des répondants sont majoritaires à s’inquiéter du chômage (71%), de la perte du pouvoir d’achat (73%), de la crise économique (79%) et des inégalités sociales (80%). Quel que soit le niveau d’intérêt exprimé pour la politique, les différences n’excèdent pas 3 points. Le problème du chômage constitue cependant une exception : ceux qui répondent ne pas être intéressés par la politique sont plus préoccupés par le chômage (74%) que ceux qui répondent s’intéresser à la politique (68%). Il en va de même pour l’évaluation de la confiance accordée aux géants du numérique, à Internet et aux réseaux sociaux. Là encore, les résultats varient peu en fonction de l’intérêt pour la politique.
En revanche, des divergences apparaissent lorsque l’on aborde les questions concernant la démocratie : 56% de ceux qui disent ne pas s’intéresser à la politique estiment que la démocratie fonctionne mal dans leur pays et, à l’inverse, 55% de ceux qui disent s’intéresser à la politique jugent que la démocratie fonctionne bien dans leur pays. De plus, c’est parmi ceux qui répondent ne pas s’intéresser à la politique que l’on trouve le plus grand nombre de citoyens (40%) estimant que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie », tandis que cette opinion ne réunit que 28% des répondants parmi ceux qui disent s’intéresser à la politique.
Cela affecte aussi fortement l’attachement aux valeurs démocratiques : 14% de ceux qui déclarent un intérêt pour la politique jugent qu’il n’est pas important de « pouvoir manifester, aller dans la rue », mais cette opinion correspond à un quart (25%) de ceux qui disent ne pas avoir d’intérêt pour la politique. Plus frappant encore et fondamental, près de la moitié (49%) de ceux qui ne s’intéressent pas à la politique jugent que le processus électoral de leur pays n’est pas transparent ; au contraire, près des deux tiers (64%) de ceux qui s’intéressent à la politique considèrent transparent ce processus électoral.
Le soutien aux options proposées à la place de la démocratie électorale est plus répandu chez ceux qui ne s’intéressent pas à la politique : 61% d’entre eux sont favorables à ce que des « experts et non un gouvernement décident de ce qui leur semble le meilleur pour le pays » (contre 54% de ceux qui s’intéressent à la politique) ; un tiers (33%) de ceux qui ne s’intéressent pas à la politique disent être favorables à ce que le pays soit gouverné par un « homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections » (contre 28% de ceux qui s’intéressent à la politique).
Qu’il soit initialement fondé sur un déficit de formation et un manque d’information ou qu’il procède d’une désillusion, d’un retrait civique plus significatif d’un comportement protestataire que d’un défaut de connaissances, le désintérêt pour la politique apparaît comme l’un des déterminants du déclin des valeurs démocratiques et de la poussée des opinions favorables à un régime autoritaire.
a) La démocratie représentative est concurrencée par la démocratie directe
Dans l’idée communément admise, la démocratie représentative désigne un régime où les citoyens élisent des représentants qui gouvernent pour eux pendant une durée fixée à l’avance, ce que l’on appelle un mandat, au terme duquel ils ne peuvent poursuivre leur action qu’à la condition d’obtenir à nouveau l’approbation du peuple par le biais d’élections générales. Mais la démocratie est un objet théorique et polémique par nature inépuisable puisqu’il repose sur le principe d’un droit universel à dire son opinion. Elle peut aussi se définir par l’idée d’impliquer plus souvent les citoyens dans la décision publique, en combinant élections et référendum, voire d’imaginer une « démocratie directe », revenant à décider collectivement sur tous les sujets sans avoir besoin de représentants pour le faire.
Six formes différentes de régime51 ont été présentées dans notre enquête, invitant les répondants à dire, pour chacune d’entre elles, si elle lui paraissait être une bonne ou une mauvaise façon de gouverner. Parmi ces six options, le modèle de la démocratie représentative (« avoir un système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle le gouvernement ») réunit le plus large soutien (82%), suivi par le modèle de la démocratie directe, formulé en ces termes : « Que ce soit les citoyens et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ». Les trois quarts des répondants (72%) ont considéré cette forme de démocratie comme une bonne façon de gouverner. Au niveau de l’ensemble des quarante-deux démocraties, l’écart entre les options de la démocratie directe et indirecte n’est que de 10 points.
Les Européens expriment un niveau de soutien à la démocratie représentative légèrement supérieur (87%), tandis que la démocratie directe recueille un appui moins massif (64%), quoique toujours important. Ce résultat favorable à la démocratie représentative est d’autant plus significatif qu’il est également observable dans les pays de l’ancien bloc communiste. En effet, à l’Est, l’opinion soutient dans les mêmes proportions l’interprétation représentative de la démocratie (86%). En revanche, en ce qui concerne le niveau de soutien à la démocratie directe, on enregistre un écart important (14 points) entre les seize pays qui formaient hier l’Europe de l’Ouest (61%) et les onze pays qui constituaient le bloc de l’Est (75%). Enfin, les Suisses, qui ne sont pas membres de l’Union européenne, forment une sorte de troisième Europe : pourtant réputés pour leurs nombreuses votations, ils n’en approuvent pas moins largement (87%) la démocratie représentative. Ils sont mêmes moins enthousiastes pour la démocratie directe (67%) que l’opinion moyenne globale (72%).
b) Le profil autoritaire des tenants de la démocratie directe
Comme le montre la vague 3 de notre indicateur de la protestation électorale, l’idée d’un gouvernement où le peuple déciderait lui-même agrège des mondes protestataires. Les répondants privilégiant un régime politique où « les citoyens décident directement, à la place du gouvernement » se distinguent par une appréciation très négative de leur situation personnelle, un système d’opinions protestataire et des niveaux de défiance très élevés. Parmi les répondants privilégiant un gouvernement par les citoyens, 72% jugent que leur style de vie ou la manière dont ils vivent est menacée (contre 60% en moyenne) et 32% déclarent s’en sortir difficilement ou ne pas s’en sortir avec les revenus de leur ménage (contre 22% en moyenne). Plus d’un tiers (36%) disent être mécontents de leur vie (contre 27% en moyenne).
Une large majorité d’entre eux (66%) ont une image positive des Gilets jaunes (contre 44% moyenne). Ils pensent que « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple » (56% contre 38% en moyenne), expriment une attitude méfiante vis-à- vis de la mondialisation (71% d’entre eux considèrent que la mondialisation est une menace, contre 60% en moyenne) et leur opinion sur l’immigration est sensiblement plus négative que la moyenne: 68% pensent que « pour notre pays, sur le plan économique, les immigrés sont plutôt un inconvénient car leur intégration coûte cher » (contre 60% en moyenne) et 70% que « la plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et cela pose des problèmes de cohabitation » (contre 63% en moyenne). Au sein de ce groupe « démocratie directe », on retrouve également une proportion élevée d’« antivax » : 39% d’entre eux déclarent qu’ils n’accepteraient pas de recevoir un éventuel vaccin contre la Covid-19, quand bien même celui-ci aurait été approuvé par les autorités sanitaires françaises (contre 28% en moyenne). Enfin, 30% des répondants privilégiant un régime où les citoyens décident à la place d’un gouvernement se disent favorables à la détention d’armes à domicile (contre 23% en moyenne). Il est moins surprenant de relever dans ce groupe les niveaux de défiance les plus élevés à l’égard des institutions. On notera que cette défiance marquée va au-delà des institutions gouvernementales et représentatives : 88% de ces répondants ne font pas confiance aux partis politiques (contre 82% en moyenne), 84% ne font pas confiance au gouvernement (contre 63% en moyenne), 82% ne font pas confiance aux députés (contre 64% en moyenne), 79% ne font pas confiance au président de la République (contre 60% en moyenne), 78% ne font pas confiance aux médias (contre 72% en moyenne), 67% ne font pas confiance aux syndicats (contre 65% en moyenne), 56% ne font pas confiance aux juges (contre 45% en moyenne), 45% ne font pas confiance aux policiers (contre 28% en moyenne), 33% ne font pas confiance aux maires (contre 22% en moyenne) et 31% ne font pas confiance aux scientifiques (contre 21% en moyenne).
Surtout, cette défiance s’étend à la sphère interpersonnelle, trait caractéristique de la disposition populiste : 39% ne font pas confiance à leurs voisins (contre 30% en moyenne) et 36% ne font pas confiance aux gens avec qui ils travaillent (contre 28% en moyenne). Les écarts à la moyenne sont plus réduits concernant la famille (8% ne lui font pas confiance contre 6% en moyenne) et les gens rencontrés sur les réseaux sociaux (66% ne leur font pas confiance, contre 65% en moyenne). Ainsi, les répondants privilégiant un système politique dans lequel chacun est amené à coproduire la décision avec les autres sont plus susceptibles d’éprouver de la défiance à l’égard d’autrui : la plupart (79%) jugent que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres, contre 73% en moyenne.
La préférence pour un régime où « les citoyens décident directement, à la place du gouvernement, ce qui leur semble le meilleur pour le pays » représente une fraction importante de l’électorat (25%). Mais, on, le voit, un quart de cet électorat (25%) est enclin à voter pour Marine Le Pen lors du premier tour de l’élection présidentielle, soit plus que pour Jean-Luc Mélenchon (13%), chantre d’une « Constituante », ou Emmanuel Macron (8%), qui est pourtant le premier président à confier des responsabilités à une convention citoyenne tirée au sort. Plus encore, c’est parmi ceux qui préfèrent « que ce soit les citoyens qui décident directement, à la place du gouvernement, ce qui leur semble le meilleur pour le pays » que la volonté d’éviter la réélection d’Emmanuel Macron (59%) l’emporte sur celle d’éviter l’élection de Marine Le Pen (37%).
Le détachement vis-à-vis de la démocratie représentative joue en faveur du populisme de droite. La candidature de Marine Le Pen semble en prise avec un électorat sollicitant un gouvernement plus autoritaire et avec un électorat en appelant à une démocratie plus directe, probablement comprise ici, au moins en partie, comme référendaire. Il reste l’électorat exprimant une préférence pour la démocratie représentative, plus favorable à Emmanuel Macron (40% sont « certains » ou ont « de fortes chances » de voter pour lui au second tour) qu’à Marine Le Pen (20%). Tout ce qui fragilise la démocratie électorale favorise les progrès du populisme.
c) L’institution parlementaire n’a pas la confiance des citoyens
Largement approuvé, le modèle de la démocratie représentative, organisé autour d’un Parlement élu qui contrôle le gouvernement, est cependant concurrencé par le soutien au modèle de la démocratie directe, où ce sont les citoyens et non un gouvernement qui décident. L’ambivalence de l’opinion à l’égard de la démocratie représentative trouve peut-être un début d’explication dans l’observation du jugement portant, non pas sur le principe démocratique, mais sur les institutions représentatives. L’ambivalence peut être interprétée comme un signe de fragilisation si l’on considère, en dépit de l’adhésion au principe de la démocratie représentative, l’effondrement de la confiance dans les institutions qui l’organisent, qu’il s’agisse du Parlement ou des élus en général.
Globalement, l’institution parlementaire suscite la défiance d’une nette majorité des répondants (59%). La confiance n’est majoritaire que dans dix-sept des quarante-deux démocraties. Ce sont pour la plupart de petits pays, riches et européens : Autriche (51%), Chypre (51%), Royaume-Uni (51%), Estonie (53%), Allemagne (54%), Israël (58%), Irlande (61%), Pays-Bas (63%), États-Unis (63%), Danemark (64%), Suède (65%), Malte (66%), Canada (66%), Nouvelle-Zélande (70%), Suisse (70%), Norvège (73%) et Luxembourg (76%).
Dans l’ensemble de l’Union européenne, la défiance envers les Parlements nationaux atteint 60%. Quant au Parlement européen, bien que le niveau de défiance qu’il suscite soit également majoritaire, il est très sensiblement inférieur (51%). Dans les pays de l’ancienne Europe communiste, la défiance moyenne à l’égard du Parlement national bat des records (78%), tandis que le Parlement européen suscite une confiance (50%) qui dépasse la défiance (45%).
Nous avons là un signe supplémentaire en faveur de l’hypothèse selon laquelle la démocratie représentative est moins contestée dans son principe que mise en cause en raison d’une insatisfaction vis-à-vis des institutions chargées de la faire vivre.
d) Pour l’opinion, les élus n’ont pas le pouvoir
Quand nous posons la question de savoir « qui détient le pouvoir dans votre pays ? » en proposant une liste comprenant douze entités52, et en considérant les entités citées comme détenant le pouvoir « en premier lieu », les représentants élus sont désignés par seulement 12% des répondants et ne viennent qu’en troisième position, après la classe politique (30%), constituant pour l’opinion, on le voit ici, un groupe perçu comme distinct de celui des représentants élus. Viennent ensuite les plus riches (18%), les grandes entreprises (11%), les marchés financiers (7%), devant le peuple (6%) et les médias (5%). Si l’on considère le total des citations53, c’est un tiers (35%) des répondants qui citent les représentants élus, les plaçant en quatrième position derrière la classe politique (66%), les plus riches (45%), les grandes entreprises (41%) et devant les marchés financiers (29%) et les médias (22%). Au total, moins d’un cinquième des personnes interrogées citent le peuple (16%) parmi les entités réputées disposer du pouvoir, soit autant que les organisations criminelles (15%).
En moyenne, l’opinion relevée dans les démocraties de l’Union européenne varie peu par rapport à ces résultats. En revanche, pays par pays, de grandes divergences se font jour au sein des 42 démocraties de l’enquête.
En retenant le total des citations, les représentants élus, cités par 35% des répondants en moyenne, sont les plus souvent nommés par les Norvégiens (61%), les Luxembourgeois (54%), les Suédois (51%), les Estoniens et les Suisses (50%) ; le moins souvent, par les Albanais (14%), qui déclarent pourtant leur attachement à la démocratie représentative, par les Chypriotes (16%), les Italiens et les Macédoniens (17%), et par les Grecs et les Ukrainiens (20%). La classe politique, citée en moyenne par 66% des répondants, est la plus souvent désignée par les Albanais (89%), les Japonais (85%), les Macédoniens (84%), les Hongrois (83%), les Bosniens (82%), les Estoniens et les Maltais (81%), les Serbes (80%), les Suédois (79%), les Polonais (78%), les Croates et les Norvégiens (77%), les Bulgares et les Roumains (76%), les Tchèques (75%), les Chypriotes et les Lettons (73%). Les riches, désignés par 45% des répondants en moyenne, sont le plus souvent cités par les Ukrainiens (87%), les Bulgares (71%), les Albanais et les Hongrois (62%), les Slovaques (60%), les Lituaniens (58%), les Slovènes (57%), les Serbes (56%), les Croates et les Macédoniens (54%), les Roumains (53%), les Tchèques (52%) et les Américains (51%).
Peu cités (35% au total, c’est-à-dire en première, deuxième ou troisième position), les représentants élus le sont d’autant moins que les répondants sont jeunes : 41% chez les 60 ans et plus, 37% chez les 50-59 ans, 32% chez les 35-49 ans et 30% chez les 18-34 ans. Il en va de même pour les marchés financiers (29% de citations au total) : 35% chez les 60 ans et plus, 30% chez les 50-59 ans, 28% chez les 35-49 ans et 22% chez les 18-34 ans. À l’inverse, les médias (22% pour le total des citations), sont d’autant plus désignés que les personnes interrogées sont jeunes : 19% chez les 60 ans et plus, 17% chez les 50-59 ans, 22% chez les 35-49 ans et 27% chez les 18-34 ans.
La légitimité du droit universel de suffrage n’est plus incontestée
Dominique Reynié (dir.), Où va la démocratie ? Une enquête internationale de la Fondation pour l’innovation politique, Plon, 2017.
Sont regroupés sous ce terme les pays suivants : Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie.
Le suffrage universel est la clé de voûte théorique et pratique de la démocratie. Voter est devenu un droit que l’on ne peut conditionner que selon quelques critères fondamentaux peu nombreux, le plus souvent l’âge et la nationalité. L’idée de faire dépendre l’accès au vote de la maîtrise de certaines compétences a existé dans le passé. Elle a même constitué une étape décisive sur le chemin du suffrage universel. On a pu nommer ce système « épistocratie » ou « épistémocratie ». Mais, désormais, conditionner l’accès au vote à certaines compétences revient à rompre avec la règle de l’universalité du droit de voter.
L’hypothèse d’une déconsolidation démocratique est l’une des interrogations à l’origine de notre enquête internationale, dans le prolongement de la précédente54. Cette déconsolidation pourrait notamment se manifester dans l’opinion par l’abandon de valeurs, de principes et de mécanismes qui fondent et ordonnent la politique démocratique. C’est ce que nous avons voulu évaluer en posant la question suivante : « Veuillez me dire si cette façon de gouverner le pays est/serait bonne : «Que seuls les citoyens qui ont un niveau de connaissance suffisant puissent voter” ». Sur l’ensemble de notre panel, un tiers (38%) des répondants approuvent une telle limitation de l’accès au vote. C’est déjà en soi un résultat impressionnant, eu égard à la centralité de l’enjeu.
À la lecture des résultats, on est d’abord frappé par la permanence d’une fracture interne à l’Union européenne, séparant nettement les deux anciens blocs, l’Est et l’Ouest. Pour les pays appartenant anciennement au bloc communiste, aujourd’hui membres de l’Union européenne55, le soutien à une conception de type épistocratique concerne la moitié des répondants (49%). Parmi les 42 démocraties interrogées, les Bulgares sont, de loin, les plus favorables à une telle limitation (85%). L’approbation d’un modèle épistocratique est également majoritaire chez les Hongrois et les Slovaques (61%), chez les Roumains (52%) et les Croates (50%). Le niveau d’approbation demeure très élevé en Lettonie et en Lituanie (49%), en Estonie (44%), en République tchèque (41%) et en Pologne (40%). Aux portes de l’Union européenne, l’approbation du modèle épistocratique domine chez les Bosniens (61%), les Macédoniens (55%) et les Ukrainiens (49%).
Placés sur la ligne de partage entre ces deux Europe, les Autrichiens (47%) sont les plus favorables à l’épistocratie de tous les pays de l’ancienne Europe de l’Ouest, suivis par les Italiens (42%). Mais c’est à l’Ouest que l’épistocratie trouve les niveaux de soutien les plus faibles : chez les Espagnols (29%), les Néerlandais, les Danois et les Maltais (28%), les Finlandais (27%), les Français (24%), les Portugais (23%) ou les Suédois (23%). Comme une conséquence du Brexit, une proportion significative de Britanniques (41%) approuve l’idée de faire dépendre le droit de voter d’un « niveau de connaissance suffisant », loin devant les Suisses (31%).
Hors du continent européen, le soutien à l’épistocratie est supérieur à la moyenne globale (38%) en Australie (45%) et au Canada (41%) ; il est proche de la moyenne aux États-Unis (39%), en Nouvelle-Zélande (37%), au Brésil (36%) et au Japon (34%). Mais ce soutien est sensiblement inférieur à cette moyenne en Israël (23%), où l’on enregistre l’un des niveaux les plus faibles, comparable à celui de la Suède, de la France et du Portugal, le niveau le plus bas étant celui de la Norvège (21%).
À première vue, le modèle épistocratique est une idée appartenant au passé du monde démocratique. Mais elle reçoit un soutien d’autant plus marqué que les répondants sont plus jeunes, laissant penser que, peut- être, l’adhésion à l’épistocratie est l’une des manifestations d’un processus de déconsolidation démocratique.
La hiérarchie sociale n’est pas absente du soutien à cette conception élitiste ou méritocratique de la participation politique. Ainsi, chez les cadres dirigeants et les professions intellectuelles, l’adhésion au modèle épistocratique est plus répandue (46%) que chez les ouvriers et employés non qualifiés (38%). En revanche, on ne voit pas de lien avec le niveau de formation. Le soutien n’est pas plus large parmi ceux qui ont terminé leurs études avant l’âge de 21 ans (37%) que parmi ceux qui les ont terminées à 21 ans ou plus tard (38%). Ce rapide profil sociologique conduit à relever que l’idée épistocratique est plus répandue chez les hommes (41%) que chez les femmes (35%), plus à droite de l’échiquier politique (44%) qu’à gauche (31%), et plus encore chez ceux qui se situent le plus à droite (57%) que chez ceux qui se situent le plus à gauche (30%).
Ces premières indications donnent à penser que l’approbation d’un tel régime électoral pourrait être liée à une conception plus autoritaire de la politique. En revanche, l’appréciation que les répondants portent sur le fonctionnement du système électoral dans leur pays ne paraît pas avoir d’incidence sur le soutien au modèle épistocratique, aussi répandu chez ceux qui jugent que le processus électoral est transparent (38%) que chez ceux qui estiment qu’il ne l’est pas (38%).
La transparence du processus électoral est mise en doute
Au regard de la centralité du processus électoral dans la politique démocratique, on peut s’étonner de relever dans notre enquête que moins d’un cinquième (16%) des citoyens interrogés jugent « tout à fait » transparent le fonctionnement des élections dans leur pays. De même, au sein des 42 démocraties étudiées, quatre citoyens sur dix (41%) considèrent que le système électoral de leur pays n’est « pas du tout » ou « plutôt pas » transparent.
a) Une opinion révélatrice des nouvelles entraves à la transparence des processus électoraux
Le niveau de la satisfaction publique sur ce point crucial varie évidemment sensiblement selon les zones géographiques et les pays concernés. L’ensemble enregistrant le niveau de satisfaction le plus élevé est formé des pays du Commonwealth couverts par l’étude : en moyenne les trois quarts (75%)56 des citoyens interrogés considèrent que le fonctionnement des élections dans leur pays est « tout à fait » ou « plutôt » transparent. Ce niveau est très nettement supérieur à celui des États-Unis (61%). Le fait que près de quatre Américains sur dix jugent le processus électoral de leur pays comme « peu » ou « pas du tout » transparent peut être révélateur des scandales autour de l’ingérence russe au cœur des élections présidentielles de 2016.
Dans les réponses des habitants des pays candidats à l’entrée dans l’Union européenne57, cette proportion s’effondre de 20 points par rapport à la moyenne des démocraties de l’Union européenne (63%), pour devenir minoritaire (44%), avec notamment un cinquième des personnes interrogées (21%) estimant que le système électoral dans leur pays n’est « pas du tout » transparent. On voit ici comment l’adhésion à l’Union européenne peut représenter la possibilité d’accomplir une transition démocratique encore fragile.
Le Danemark enregistre la plus forte proportion de répondants considérant que le système électoral de leur pays est transparent (86%), suivi par les Suisses (85%) et les Norvégiens (83%). À l’inverse, les Hongrois (38%), les Croates (35%), les Bulgares (35%) et les Ukrainiens (30%) sont les plus insatisfaits au sein des 42 démocraties de notre étude. Quant aux Britanniques, ils continuent d’affirmer largement la transparence de leur système électoral (75%), malgré les complications entraînées par le référendum sur la sortie de l’Union européenne. On retrouve des chiffres similaires en Israël, où près des trois quarts des répondants (74%) considèrent leur processus électoral comme étant transparent. Ce sentiment est moins largement partagé par les jeunes Israéliens puisque plus d’un tiers des moins de 35 ans (34%) estiment que le système électoral n’est pas transparent, contre 22% des 35-59 ans et 21% des répondants de 60 ans et plus.
Pour la réalisation de notre enquête, les Brésiliens ont été interrogés à la veille d’une élection présidentielle qui allait porter le populiste Jair Bolsonaro au pouvoir. La campagne a été profondément marquée par les accusations de la gauche concernant l’utilisation par le camp Bolsonaro de l’application de messagerie WhatsApp pour diffuser des fausses informations et des messages de propagande politique. Dans notre étude, la majorité des répondants (54%) estiment que le système électoral n’est pas transparent. Ce rapport s’inverse de l’autre côté du Pacifique, puisque 46% des Japonais trouvent que leur système électoral n’est pas transparent.
b) La confiance dans le processus électoral est fonction du profil des personnes interrogées
L’insatisfaction à l’égard du fonctionnement du système électoral varie en fonction du profil des personnes interrogées, notamment selon le genre puisque 45% des femmes pensent que le système électoral n’est pas transparent, contre 37% des hommes. Un autre marqueur clivant qui peut être relevé est l’intérêt pour la politique. En effet, les citoyens interrogés dans l’enquête se déclarant intéressés par la politique ont davantage tendance à considérer le système électoral de leurs pays comme transparent : 64% contre 51% pour ceux qui se disent peu ou pas du tout intéressés par la politique.
Le positionnement politique joue évidemment un rôle important et fait apparaître un phénomène qui mérite d’être souligné. En moyenne, les individus qui se placent sur la droite de l’échiquier politique sont plus nombreux à juger le système électoral transparent (66%) que ceux qui se réclament de gauche (58%). Cet écart est d’autant plus visible que l’on va vers les deux extrémités de l’axe, puisque ceux qui se situent le plus à gauche sont beaucoup moins nombreux à juger le système électoral transparent (44%) que ceux qui se situent le plus à droite (62%). Peut-être faut-il y voir le signe d’un mouvement en ciseaux, combinant une déception croissante des citoyens de gauche et, a contrario, une plus grande satisfaction des citoyens de droite, dans un monde démocratique marqué par le déclin de la social-démocratie et le glissement à droite des majorités, élection après élection.
Les opinions sur la transparence des procédures électorales interagissent aussi avec la perception que les répondants ont de leur situation. Ceux qui éprouvent le sentiment d’avoir subi un déclassement au cours de ces dernières années, considérant que leur niveau de vie s’est dégradé, sont une majorité (54%) à juger opaque le fonctionnement du système électoral, tandis que cette opinion ne concerne qu’un tiers (32%) de ceux qui pensent que leur niveau de vie s’est amélioré. Parmi les citoyens estimant que leur mode de vie est menacé, la moitié (49%) pensent également que les procédures électorales ne sont pas transparentes tandis que, là encore, cela ne concerne qu’un tiers (33%) de ceux qui ne se sentent pas menacés. Enfin, notons que parmi ceux qui pensent que les choses iront en se dégradant, un cinquième des répondants (19%) estiment que le système n’est « pas du tout » transparent.
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
Fondation pour l’innovation politique, Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
c) Transparence du système et valeurs démocratiques
L’idée que le système électoral ne fonctionne pas de manière transparente est liée à un déficit de confiance dans la démocratie en tant que système et dans les institutions politiques de ce système.
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
Fondation pour l’innovation politique, Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
Fondation pour l’innovation politique, Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
Une relation comparable s’observe en ce qui concerne la confiance dans les institutions de représentation : seuls 9% des personnes interrogées estimant que le système électoral n’est pas transparent disent faire confiance aux partis politiques, contre un tiers (33%) de ceux qui jugent les procédures transparentes. De même, seuls 16% des répondants exprimant une défiance vis-à-vis du fonctionnement des élections disent faire confiance à leur gouvernement, contre 50% de ceux qui jugent satisfaisant le fonctionnement du processus électoral.
En revanche, il ne semble pas y avoir de différence fondamentale en ce qui concerne les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Par exemple, parmi les gens qui considèrent que le système électoral dans leur pays n’est pas transparent, 52% pensent qu’il est « utile de voter car c’est par les élections qu’on peut faire évoluer les choses ». Pour cette moitié de personnes interrogées, cela peut signifier que leur jugement critique porté sur le fonctionnement du système électoral n’a pas à voir avec un rejet de la procédure démocratique fondamentale mais avec une exigence de sincérité et d’honnêteté sans lesquelles les idéaux et les principes démocratiques sont foulés au pied.
Renouvellement générationnel : déconsolidation ou recomposition démocratique ?
Sur ce sujet, voir notamment Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019.
Voir Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, 2012.
Pour une synthèse des attitudes et des comportements politiques des jeunes en France, voir Anne Muxel, Politiquement jeune, Fondation Jean Jaurès/Éditions de l’Aube, 2018.
Cela fait un certain temps que le lien démocratique semble se délier dans le renouvellement générationnel et dans l’histoire récente des sociétés occidentales. Plusieurs études ont montré un affaiblissement tendanciel de la confiance dans les institutions politiques des régimes démocratiques et des attentes que les citoyens pouvaient espérer à leur endroit58. Certes, la démocratie, en tant que projet politique, en raison même de l’ambition qu’elle porte – d’une part assurer le gouvernement de tous dans le respect du pluralisme et de la différence d’opinion ; d’autre part, garantir l’expression et la participation du peuple à la décision politique au travers du consentement à la représentation opérée par le vote –, est structurellement déceptive59. Mais tout laisse penser qu’il se passe aujourd’hui quelque chose de plus que cette seule déception intrinsèque.
Tout d’abord, la crise sociale et économique devenue endémique entretient un ressentiment qui, dans nombre de sociétés européennes, compromet l’assurance pour les jeunes d’un avenir satisfaisant et la perspective d’une promotion par rapport aux générations les ayant précédés. Sur ce plan, la démocratie sociale en tant que projet politique est considérée par beaucoup comme n’ayant pas tenu ses promesses : promesses de sécurité, promesses de redistribution et de justice sociale, promesses de progrès.
Ensuite, la confiance démocratique est entamée par un sentiment diffus de dépossession des repères et des grands principes qui organisent aussi bien les équilibres que les clivages sociaux traditionnels en vigueur dans les sociétés occidentales. La mondialisation et la globalisation économique ont brouillé les cartes et sont perçues par beaucoup comme une menace plus que comme une ouverture bénéfique et prometteuse. Les demandes de recentrage national et de souveraineté alimentent les populismes de tous ordres, de plus en plus attractifs pour les populations et pour nombre de jeunes60. La démocratie se trouve, de fait, concurrencée par d’autres modèles, notamment ceux remettant en cause les vertus de ses rouages ou de ses institutions.
Enfin, la demande d’ordre et d’autorité débouche sur une remise en cause des attendus mêmes de la démocratie, de son efficacité et de ses vertus morales et sociales intrinsèques. Elle signe un malaise qui s’exprime dans la tentation radicale d’un recours à la force et au leadership autoritaire ou bien à des procédés opposés à l’idéal même porté par le projet démocratique.
Les différents symptômes de la déconsolidation démocratique ne sont pas sans paradoxes. Des signes d’attachement à la démocratie apparaissent toujours actifs et prépondérants, notamment la sacralisation d’une valeur vitale pour les jeunes, la liberté, alors que, dans le même temps, s’expriment des tentations extrémistes, populistes, autoritaires. Invités à choisir entre la liberté et l’ordre, les moins de 35 ans sont plus nombreux que les 60 ans et plus à choisir la liberté, même si elle suppose le risque d’une atteinte à l’ordre (48% contre 37% dans l’échantillon total des 42 démocraties étudiées par l’enquête). Néanmoins on observera que leur opinion est mitigée : 52% préfèrent l’ordre même au risque d’une réduction de la liberté. Les jeunes sont également plus nombreux que leurs aînés à considérer que les menaces contre la démocratie doivent justifier une ingérence militaire (53% des moins de 35 ans contre 39% des 60 ans et plus), mais ils sont aussi plus nombreux à envisager la possibilité d’un pouvoir militaire pour gouverner le pays (31% contre 11%). Enfin les jeunes sont structurellement plus abstentionnistes et plus enclins que leurs aînés à utiliser d’autres formes d’expression, tout en témoignant leur attachement indéfectible à son principe. Tous ces paradoxes interpellent et révèlent que les jeunes citoyens des démocraties modernes se sentent déboussolés. Et, plus que jamais, le projet démocratique en tant que projet politique réclame une mise en sens et de la pédagogie.
Explorons plus avant les dimensions de cette déconsolidation dans la dynamique générationnelle. Par-delà le constat pessimiste et alarmiste des « démocratures » qui tentent de plus en plus de citoyens, notamment les jeunes, peut-on envisager des signes de recomposition d’un autre rapport à la démocratie, d’un autre répertoire d’attentes ? Par exemple, comment interpréter l’ouverture observée dans les jeunes générations envers d’autres systèmes politiques, n’excluant pas le recours à une demande d’ordre et d’autorité ? Est-ce à proprement parler un virage autoritaire, rappelant les pages sombres d’une histoire passée, donc une sorte de régression de l’espérance démocratique, ou bien le signe d’une envie d’autre chose, une disposition plus expérimentale pour des régimes qu’ils n’ont pas connus et dont ils ne veulent probablement pas dès lors que ceux-ci remettent en question la liberté principielle à laquelle ils sont viscéralement attachés ? Selon les registres, le lien démocratique n’est pas entamé de la même manière. Considérons trois d’entre eux, caractéristiques des principes fondamentaux de la démocratie : la représentation politique, la démocratie participative et la demande d’ordre.
Parmi les éléments jugés très importants pour le bon fonctionnement des régimes démocratiques, les deux rouages essentiels que sont, d’une part, la possibilité pour les citoyens de prendre part au processus de décision et, d’autre part, le droit de voter pour le candidat de son choix recueillent une approbation largement majoritaire (respectivement 63% et 79% des personnes interrogées dans l’ensemble des 42 pays). Mais, alors que les plus jeunes accordent une importance encore plus marquée au fait de participer au processus de décision (66% des moins de 35 ans, contre 60% des 60 ans et plus), les plus âgés insistent davantage sur la dimension électorale du vote (84% des 60 ans et plus, contre 75% des moins de 35 ans).
Cet écart de perception peut paraître minime mais il est significatif d’un affaiblissement tendanciel dans la dynamique générationnelle de l’importance accordée au vote stricto sensu au profit d’une demande croissante, même mal définie, de contournement des différentes formes de médiation de la représentation politique. Bien que l’acte de vote ne soit pas en tant que tel incriminé – 70% des moins de 35 ans et 74% des 60 ans et plus considèrent que « c’est utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses » –, le système électoral est néanmoins perçu par un nombre significatif de citoyens, et encore davantage parmi les jeunes, comme insuffisamment transparent (41% de l’ensemble des répondants, 43% des moins de 35 ans et 36% des 60 ans et plus).
La défiance envers les institutions et le personnel politiques est générale. Elle n’est sans doute pas pour rien dans cette appréciation. Mais cette défiance se double pour les jeunes d’un soupçon envers les citoyens eux- mêmes et leurs capacités de discernement. Ainsi sont-ils nettement plus nombreux que leurs aînés – près d’un sur deux – à partager l’idée qu’il pourrait être bénéfique de n’accorder le droit de vote qu’aux citoyens jugés suffisamment compétents (48% des moins de 35 ans contre 30% des 60 ans et plus, et 38% de l’ensemble de l’échantillon des 42 pays). Cela alors même que la possibilité de voter pour les candidats de son choix est perçue comme « très importante » pour 75% des moins de 35 ans. Cet apparent paradoxe indique le trouble qui peut les saisir. Le vote n’est pas contesté dans son principe, mais il est entaché de soupçon dans ses usages comme dans ses applications. C’est aussi une crise de légitimité de la décision électorale qui s’exprime ainsi, dans un climat général d’affaiblissement de la confiance dans la démocratie.
La culture protestataire s’est assez largement diffusée dans l’ensemble des démocraties occidentales, entretenant et légitimant un rapport nécessairement plus critique au système politique. Parallèlement, la crise des médiations institutionnelles et la demande de participation directe des citoyens ont renforcé ses modalités d’expression. Aujourd’hui, dans les 42 démocraties étudiées, ce sont 45% des personnes interrogées qui considèrent que les actes de protester et de manifester sont « très importants » pour le bon fonctionnement de la démocratie. Cela est un peu plus marqué chez les plus jeunes (47% des moins de 35 ans) mais, de toute évidence, cette dimension « manifestante » et expressive de la démocratie est désormais largement intégrée par les populations plus âgées (42%).
Cette reconnaissance de la protestation s’inscrit dans l’affirmation d’un droit d’expression jugé premier dans le cadre démocratique : 71% des moins de 35 ans et une même proportion parmi leurs aînés (73%) jugent qu’il est très important aussi d’avoir le droit de dire et d’exprimer ce que l’on pense. Et, bien sûr, cette nécessité est associée à l’idée que les citoyens doivent participer activement et de la façon la plus étroite possible aux décisions politiques : 72% considèrent que le fait que ce soit les citoyens qui décident plutôt que le gouvernement est bon pour le pays.
C’est désormais une constante dans les enquêtes nationales et internationales : la tentation autoritaire touche une partie significative des populations pourtant acquises à la démocratie. Si certains pays restent moins concernés, un retour des leaderships autoritaires fait partie de l’horizon d’attente de citoyens de plus en plus nombreux dans la plupart des pays européens. Cet attrait pour l’autorité s’inscrit dans la brèche ouverte par la reconnaissance d’alternatives possibles au régime démocratique. Si ce dernier est toujours considéré par une large majorité de citoyens (67%) comme le meilleur régime politique possible, malgré ses défauts et ses failles, une proportion significative (33%) admet que d’autres régimes pourraient être aussi bons. Sur ce point, un écart générationnel paraît se creuser : 38% des moins de 35 ans se rallient à l’idée d’alternatives possibles contre seulement 24% des plus de 60 ans.
Cette ouverture à d’autres modalités et à d’autres principes d’organisation du pouvoir se double chez les jeunes d’une plus grande acceptation de l’éventualité d’un leadership autoritaire : 38% des moins de 35 ans peuvent envisager qu’il serait bénéfique pour leur pays de « confier le pouvoir à un homme fort ne se préoccupant ni du Parlement ni des élections », contre seulement 23% des 60 ans et plus. La conjugaison de ces deux éléments suggère une déconsolidation démocratique qui serait bien à l’œuvre dans le renouvellement générationnel. Mais il reste à en comprendre le sens, la signification et, surtout, les implications dans la construction de la citoyenneté et le rapport à la politique qu’elle suppose dans les jeunes générations actuelles. Elle apparaît particulièrement à l’œuvre dans les pays où l’expérience démocratique est encore assez récente (Bulgarie, Roumanie, Lituanie, Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine ou encore Ukraine) et semble résister davantage, en Espagne, en Grèce, au Danemark, aux Pays-Bas ou encore à Malte et en Suède. Cependant, même dans les démocraties plus anciennes, la forte tentation d’un leadership autoritaire observée chez les jeunes tient aussi à leur absence d’expérience en la matière contrairement aux générations plus âgées.
La combinaison des trois répertoires démocratiques examinés et des dispositions exprimées par les jeunesses des différents pays à leur endroit permet d’affiner le diagnostic et, peut-être, de mieux appréhender s’il s’agit d’un phénomène de déconsolidation ou de refondation. On peut ainsi différencier plusieurs cas de figure :
– Une forte culture protestataire, une relativisation de l’importance accordée au vote et à la démocratie représentative, combinées à une demande d’homme fort circonscrivent vraisemblablement un environnement favorable à une déconsolidation démocratique. Au vu de cette enquête, les pays potentiellement concernés par ce schéma sont la Lituanie, la Roumanie, la Slovénie, la Bulgarie, la Croatie ou encore l’Ukraine ;
– Une forte culture protestataire, une importance accordée au vote et à la démocratie représentative, combinées à un faible attrait pour une demande d’homme fort, définissent en revanche les contours d’une résistance du projet démocratique mais dans le cadre d’une citoyenneté plus critique. Les pays concernés par cette iconfiguration sont l’Allemagne, le Danemark, la France, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suède ;
– Une forte culture protestataire, une importance accordée au vote et à la démocratie représentative, combinées à une demande d’homme fort, définissent une demande complexe voire paradoxale, à l’image d’Israël, où la culture démocratique peut cohabiter avec une demande de leadership autoritaire ;
– Une faible culture protestataire, une faible tentation de l’homme fort, tandis que l’importance accordée au vote et à la démocratie représentative reste élevée, s’observe au Japon.
Les attitudes et les opinions développées par la jeunesse envers la démocratie dépendent de toute évidence des contextes historico-politiques des pays auxquels ils appartiennent. La catégorisation proposée est bien trop sommaire pour rendre compte de toute leur complexité. Néanmoins, elle invite à considérer le rapport des jeunes à la démocratie dans ses différentes composantes et montre que si bien des évolutions indiquent des signes de déconsolidation, d’autres indiquent aussi des signes de recomposition.
Fonctionnement de la démocratie
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
Fondation pour l’innovation politique, Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
Modèles politiques : Ce qui serait une bonne façon de gouverner le pays
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
Source :
Fondation pour l’innovation politique, Démocraties sous tension, Volume I. Les enjeux, Volume II. Les pays, 2019.
L’utilisation régulière des réseaux sociaux est liée au comportement protestataire
L’espace public démocratique est soumis à des évolutions structurelles, notamment en raison du déclin des médias traditionnels. Ainsi, les résultats de la vague 4 (avril 2021) de notre indicateur, qui faisaient état d’une crise de la représentation médiatique, sont confirmés : en septembre 2021, près des trois quarts des Français (72%) ne font pas confiance aux médias. De même, la majorité des répondants (58%) estiment que « la plupart du temps, quand ils regardent l’actualité dans les médias, ils ont l’impression que ceux-ci parlent de sujets qui ne les concernent pas ». C’est 20 points de plus (38%) que ceux qui pensent que les médias traitent de sujets qui les concernent (4% des personnes interrogées n’ont pas répondu).
Cette crise de la représentation s’accompagne de l’avènement d’un espace numérique par le truchement des réseaux sociaux et des applications de messagerie téléphonique. Notre rapport à l’information a été bouleversé. Ainsi, parmi les personnes qui utilisent quotidiennement Telegram, 50% utilisent les « nouveaux médias » – YouTube, les blogs, les forums ou les réseaux sociaux – comme première source d’information (contre 14% en moyenne). Les résultats sont également très élevés pour les répondants qui se connectent quotidiennement à TikTok (46% s’informent via les « nouveaux médias ») ou Twitch (38%) et, dans une moindre mesure, Twitter (31%) ou Instagram (28%). Ce sont les utilisateurs quotidiens de WhatsApp (15%) et de Facebook (18%) qui sont les moins nombreux à utiliser les nouveaux médias comme première source d’information.
S’ils fournissent un accès à l’information, les réseaux sociaux et les applications téléphoniques œuvrent également à la circulation des opinions protestataires. Cela passe d’abord par le regroupement des utilisateurs dont les points de vue sont convergents, soit un effet d’agrégation ; cela passe ensuite par l’isolement de ce groupe par rapport aux opinions dissidentes avec lesquelles ils perdent peu à peu tout contact, soit l’effet « bulle de filtre », cette mécanique impliquant donc la radicalisation des points de vue du groupe. Ainsi, la vague 5 de notre indicateur confirme ce que nous avions identifié dans les éditions précédentes, à savoir que le potentiel de protestation électorale est sensible à l’utilisation régulière des réseaux sociaux. La disponibilité déclarée à voter populiste, à s’abstenir ou à voter blanc au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 est plus importante chez ceux qui utilisent quotidiennement ces nouveaux médias, tout particulièrement Twitch, TikTok et Telegram. L’application de messagerie WhatsApp est l’exception, avec des résultats inférieurs à l’ensemble de l’échantillon. Au premier regard sur les caractéristiques socio-économiques des populations qui consomment quotidiennement ces réseaux sociaux, les moins de 35 ans, les femmes, les chômeurs, les hommes et les femmes au foyer ainsi que les personnes dont le revenu mensuel du foyer est inférieur à 1.000 euros sont les plus nombreux à consommer régulièrement les réseaux sociaux.
Utilisation quotidienne des réseaux sociaux et disponibilité au comportement protestataire
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
L’attachement aux libertés publiques n’est pas altéré
Le scepticisme des citoyens sur l’utilité ou l’efficacité des procédures et des institutions de la politique démocratique n’altère pas leur attachement aux grandes libertés publiques. C’est un point décisif, car il faut mettre en regard l’opinion selon laquelle « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple » (30%) avec l’attachement unanime au fait de « pouvoir voter pour les candidats de son choix », jugé « tout à fait important » ou « plutôt important » par 97% des personnes interrogées, comme le fait de « pourvoir participer soi-même à la prise de décision » (96%). Une fois de plus, on voit que le scepticisme que l’on peut enregistrer ne porte pas principalement sur la valeur des principes ou des intentions contenues dans les institutions de la démocratie représentative mais plutôt sur la possibilité de les rendre effectifs dans le monde tel qu’il va, c’est-à-dire capables non seulement d’exprimer mais aussi de réaliser les préférences collectives recueillies grâce aux mécanismes existants. On note le même attachement massif en ce qui concerne « pouvoir manifester, aller dans la rue, contester » (82%) et « avoir le droit de dire ce que l’on pense » (98%). Enfin, et c’est un élément clé, on relève les mêmes niveaux d’approbation des grandes libertés publiques, entre 86% et 98%, dans les onze démocraties issues de la sortie du communisme et membres de l’Union européenne.
Contenir l’abstention : des pistes de réflexion
Les débats post-électoraux, constatant les taux d’abstentions souvent supérieurs au scrutin précédent, sont souvent l’occasion de propositions visant à relancer la participation électorale. L’abstention électorale croissante appelle en effet la mise en place de dispositifs facilitateurs, voire incitatifs, à destination des abstentionnistes. Ces mesures sont de plusieurs ordres et plusieurs démocraties comparables à la France les ont mises en place afin de relancer la participation, ou de la maintenir à des taux élevés. Toutes ne font pas appel au même degré de complexité de mise en œuvre mais permettent d’exercer une influence positive sur la participation électorale. À l’image de la multiplicité des facteurs concourant à l’augmentation de l’abstention, les dispositifs envisageables pour un renforcement de la participation s’adressent à des parties de l’électorat différentes, plus ou moins larges. Dans un premier temps, plusieurs évolutions sur l’action de voter comme le vote mobile, ou le vote à distance que ce soit par internet ou par courrier pourrait avoir un effet sur les abstentionnistes en marge du jeu politique. Dans un second temps, une disposition de portée générale comme le vote obligatoire, à l’image de la Grèce ou de la Belgique, peut être envisagée.
L’utilité du vote : il faut l’expliquer, mais il faut aussi en apporter la preuve
a. L’utilité du vote en France et dans le monde démocratique
Dans la vague 5 de l’indicateur de la protestation électorale de la Fondation pour l’innovation politique, 38% de l’ensemble de notre échantillon considèrent que « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple ». Le consensus sur l’efficacité de l’élection est altéré. Ces répondants qui doutent de l’utilité du vote ont un fort potentiel protestataire. Plus des trois quarts (77%) sont mécontents de l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République, soit 19 points au-dessus de la moyenne (58%). La plupart (81%) ne se sentent pas concernés par les sujets dont parlent les responsables politiques (contre 67% en moyenne) et plus des deux tiers (69%) ne se sentent pas concernés par les sujets dont parlent les médias (contre 58% en moyenne). Moins de la moitié (47%) sont favorables en premier à « un système politique démocratique avec un Parlement élu qui représente les citoyens et contrôle le gouvernement » (contre 60% en moyenne). En revanche, plus d’un tiers (34%) souhaitent que « les citoyens décident directement, à la place du gouvernement, ce qui leur semble le meilleur pour le pays » (contre 22% en moyenne). Ils sont 15% à approuver la figure d’« un leader fort, élu, qui déciderait seul sans se préoccuper du Parlement ni de ce que disent les médias », un résultat similaire à l’ensemble de l’échantillon (14%). Plus de la moitié (57%) des répondants pour qui « voter ne sert pas à grand-chose » ont une image positive des Gilets jaunes (contre 44% en moyenne), plus d’un tiers (38%) ont une image positive des antivax (contre 27%) et 50% des anti-passe sanitaire (contre 36%).
Dans notre enquête internationale Démocraties sous tension (2019), le questionnaire invite également à choisir entre deux options : il « est utile de voter car c’est par les élections que l’on peut faire évoluer les choses » ou « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple ». Plus des deux tiers des personnes interrogées ont choisi la première option (70%). Si l’on regarde la situation d’opinion propre à l’Union européenne, le scepticisme à l’égard de l’utilité du vote y est plus prononcé, puisque 66% des répondants choisissent la première option et 34% la seconde. Dans les démocraties anciennement communistes de l’Union européenne, le niveau de scepticisme à propos de l’utilité du vote est équivalent (35%). En revanche, il est proche de la majorité chez les Albanais et les Macédoniens (46%), ainsi que chez les Ukrainiens (48%), majoritaire chez les Serbes (54%), les Bulgares (56%), les Slovènes (58%) et les Croates (64%). On le voit, ce petit groupe des pays où l’on pense que voter ne sert à rien appartient à l’ancien monde soviétique. La sortie du communisme, l’engagement dans un processus de transition démocratique pour les uns, prolongé pour certains par une entrée dans l’Union européenne, n’ont pas suffi à convaincre de l’utilité du vote. En dehors de ces cas, on doit noter que les Chypriotes (51%) et les Belges (56%) répondent aussi majoritairement que voter ne sert à rien. Au total, l’opinion nationale est majoritairement convaincue de l’inutilité du vote dans 6 des 42 démocraties concernées par notre enquête. Ce scepticisme vis-à-vis de l’utilité du vote s’éclaire en partie si l’on prend en considération le regard porté sur la mondialisation. Ceux qui estiment que la mondialisation est une opportunité sont moins nombreux (26%) à soutenir l’inutilité du vote que ceux qui voient la mondialisation comme une menace (37%). Autrement dit, là encore, l’idée selon laquelle voter ne sert à rien n’est pas nécessairement, et certainement pas entièrement, l’expression d’une invalidation de l’acte électoral. Ce peut être aussi le constat d’un affaiblissement, voire d’une remise en cause, de la capacité à conduire démocratiquement les États dans un monde aux prises avec des puissances qui échappent au contrôle.
b. Les moyens de s’informer et le jugement sur l’utilité de voter
Pour 56% des répondants qui disent s’informer via les blogs ou les forums sur Internet, pour 51% de ceux qui s’informent via YouTube et pour 42% de ceux qui utilisent les réseaux sociaux, « voter ne sert pas à grand-chose, les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple ». Parmi les personnes interrogées qui déclarent s’informer avec les médias traditionnels, la proportion des répondants estimant que voter est inutile est de 35% pour ceux qui s’informent via les grandes chaînes de télévision, de 34% via la radio, de 33% via les chaînes d’information en continu et de 32% via les journaux (papier ou en ligne). Notons que parmi les personnes qui ont le sentiment que les sujets traités par les médias ne les concernent pas, une forte proportion (44%) pense que voter ne sert pas à grand-chose. C’est 16 points de plus que ceux qui, au contraire, ont le sentiment que les médias traitent de sujets qui les concernent (28%).
Les habitants des grandes villes sont plus nombreux à estimer qu’il est utile de voter
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – juin 2021
Source :
2022, le risque populiste en France (Vague 4), Fondation pour l’innovation politique, juin 2021, p. 45.
Note : les totaux n’atteignent pas 100% en raison des non-réponses, qui ne figurent pas sur ce graphique.
Est-il utile de voter ?
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – novembre 2021
c. La double crise de la représentation : politique et médiatique
Longtemps, les partis et les candidats populistes ont été considérés par l’opinion comme incapables de gouverner : la démagogie et l’outrance des partis antisystème ont nourri l’idée d’une incapacité à gouverner. Par contraste, les « partis de gouvernement » et leurs candidats, de gauche ou de droite, ont bénéficié d’une sorte de privilège de compétence, conférant plus ou moins explicitement au vote populiste un caractère aventureux et dangereux. Admis dans l’opinion, un privilège de compétence réservé aux partis de gouvernement constitue un obstacle de taille pour les partis populistes. Or ce privilège de compétence semble s’éroder.
Source :
Le Baromètre de la confiance politique (vague 11 et 11 bis), Fondation pour l’innovation politique, avril 2020, p. 112.
Comme précédemment mesuré dans les vagues 2 et 3 de notre indicateur, les Français expriment une forte défiance vis-à-vis des institutions et du système politique dans son ensemble : 80% ne font pas confiance aux partis politiques, 64% au gouvernement, 62% aux syndicats, 61% aux députés ou encore 60% au président de la République. Les maires (23%), les policiers (30%) et les juges (42%) tirent leur épingle du jeu avec une défiance minoritaire.
Le mécontentement ou la déception suscitée par l’action publique n’est pas la seule cause de cette défiance persistante. La parole politique est également mise en cause. Ainsi, nous voyons que la plupart des électeurs (70%) considèrent que les responsables politiques « parlent de sujets qui ne les concernent pas », contre un quart (25%) estimant qu’ils « parlent de sujets qui les concernent » (5% des personnes n’ayant pas répondu). Les électeurs ne reconnaissent pas leur vie dans la parole des politiques.
Mais la représentation médiatique est elle aussi prise en défaut. Une large majorité des répondants (61%) estiment que « la plupart du temps, quand ils regardent l’actualité dans les médias, ils ont l’impression que ceux- ci parlent de sujets qui ne les concernent pas ». C’est 28 points de plus (33%) que ceux qui pensent que les médias traitent de sujets qui les concernent (6% des personnes interrogées n’ont pas répondu).
Ceux qui ne se reconnaissent pas dans la manière dont les médias traitent l’actualité sont plus nombreux chez les non ou peu diplômés (67% contre 57% pour ceux qui disposent d’un niveau bac + 2), les ouvriers et les employés (respectivement 64% et 62%, contre 49% des artisans, des commerçants et des chefs d’entreprise), les classes moyennes (63%) et les classes populaires (62%), contre 56% des classes aisées, ou encore les personnes qui ont une image très positive du mouvement des Gilets jaunes (70% contre 60% de ceux qui ont une image très négative). Ce jugement négatif sur le traitement médiatique de l’actualité est également très présent (72%) parmi les répondants qui considèrent que « voter ne sert pas à grand-chose », que « la société est de plus en plus violente » (66%). De même, 71% des répondants qui considèrent à la fois que la mondialisation est une menace et que l’immigration pose des problèmes de cohabitation déclarent qu’il existe un décalage entre la vie qu’ils mènent et l’actualité représentée par les médias.
Chez ceux qui estiment à la fois que la mondialisation est une opportunité et que l’immigration est un enrichissement, une majorité (54%) voit un décalage entre les sujets traités par les médias et la vie qu’ils mènent.
Plus des deux tiers des Français qui considèrent que leur niveau de vie s’est dégradé, que leur style de vie est menacé ou qui ne sont pas satisfaits de leur vie ont le sentiment que les médias ne traitent pas de sujets qui les concernent
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – juin 2021
Les bureaux de vote itinérants
Erik S. Herron et Lauren Prather, « Enfranchising Displaced Voters: Lessons from Bosnia-Hezegovina », Election Law Journal, Vol. 6, Number 4, 2007, pp. 354-371.
Kevin Pallister, « Chapter 3: Voting Procedures », pp. 44-59, dans Sarah Cameron, Pipa Norris et Thomas Wynter, Electoral Integrity in America: Securing Democracy, Oxford University Press, 280 pages.
Erik S. Herron et Lauren Prather, « Enfranchising Displaced Voters: Lessons from Bosnia-Hezegovina », Election Law Journal, Vol. 6, Number 4, 2007, pp. 354-371
André Blais, Louis Massicotte et Antoine Yoshinaka, Establishing the Rules of the Game: Election Laws in Democracies, University of Toronto Press, 2004, 160 pages.
Ibid.
Fondé sur l’accessibilité, les bureaux de vote itinérants (« mobile polling stations ») ont vocation à renforcer la participation électorale des populations identifiées comme en marge du jeu politique donc abstentionnistes en raison de cette mise à distance. Ces bureaux de vote itinérants prennent la forme concrète de structures éphémères, contenant le matériel nécessaire à la bonne réalisation du vote, se déplaçant toute la journée du scrutin et placées sous l’autorité de responsables de bureaux électoraux. Le vote mobile permet dans un premier temps de simplifier la participation des publics confinés mais disposant du droit de vote (hôpitaux, maisons de retraite, établissements pénitentiaires). Ce dispositif trouve d’autant plus de sens lorsqu’il est également employé pour les populations les plus reculées, marginalisées à l’instar des zones démographiquement faibles. Dans ces dernières, la mise en place de bureaux de vote fixes est parfois rendue ardue en raison du manque de volontaires et du mauvais rapport coût-efficacité qu’il engendre.
Ces stations de vote mobiles ont pu être développées dans des zones sinistrées par la guerre comme les Balkans, à l’instar de la Bosnie-Herzégovine, permettant ainsi à des populations reculées de leur lieu de résidence ou déplacées à l’intérieur du pays de participer au vote61. Au-delà même de ces cas particuliers, l’usage des bureaux de vote itinérants peut aisément être envisagé dans les espaces urbanisés, afin de s’inscrire dans une dynamique « d’aller-vers » et de renforcer la participation électorale. L’entreprise de vente de structures de vote mobile, Jan Snel, suggère ainsi de les positionner dans des lieux de passage comme les gares ferroviaires ou les centres commerciaux. En rapprochant les urnes du lieu de travail ou de vie, les mobile polling stations pourraient constituer un outil de renforcement de la participation électorale. Ils offrent de plus des garanties de sécurité supérieures au vote par correspondance face à d’éventuelles tentatives de fraude ou d’influence du vote62.
Les aspects positifs de la mise en place du vote mobile peuvent cependant être tempérés par les risques que ce type de vote peut comporter lors de son accomplissement. Le risque d’intimidation de l’électeur peut être réel dans la mesure où ceux qui votent dans ce type de bureaux « sont souvent ceux qui reposent sur l’État pour leur bien-être et sont subordonnés aux agents de l’État »63. Ils sont ainsi davantage vulnérables et sujets à la coercition ce qui n’est pas sans influence sur leur vote. Certains pays d’Amérique latine ont recours à ce dispositif comme l’Argentine, le Costa Rica ou l’Équateur afin de simplifier l’accomplissement du vote dans les prisons. Ce dispositif offre ainsi aux partis en compétition la possibilité de tentatives de pression sur les électeurs ou de sabotage des bulletins.
La mise en place d’un dispositif de vote de la sorte implique par conséquent qu’il soit accompagné de garanties sérieuses d’impartialité, de respect du vote du citoyen et de non-trucage. Il est ainsi préférable de placer ces bureaux de vote mobiles sous la juridiction des bureaux de vote locaux. De plus, la localisation de ces bureaux ainsi que leurs horaires d’ouvertures doivent être formellement déterminés et rendus publics, sur le modèle des bureaux de vote classiques. Accompagnés d’un cadre strictement défini par les autorités, les bureaux de vote itinérants offrent somme toute la possibilité d’une simplification de l’action de voter pour certaines catégories de population et constitue une piste pertinente pour renforcer la participation électorale. Ces bureaux de vote itinérants ont été mis en place dans nombre de démocraties (Australie, Canada, Allemagne, Hongrie, etc), sous différentes formes64. Certains États comme l’Afrique du Sud, l’Ukraine ou la Suède mettent en place ces mobile polling stations en amont du jour de l’élection65, ce qui amène ce dispositif à se superposer avec celui du vote par anticipation. In fine, accompagnée de solides garanties, l’instauration de bureaux de vote itinérants pourrait constituer une mesure pertinente de lutte contre l’augmentation de l’abstention électorale.
Le vote à distance
Chantal Enguehard, « Blockchain et vote électronique », Terminal, 30 juin 2019.
Papiers Numériques, La revue annuelle de L’ANSSI, Édition 2020.
Conseil de l’Europe, Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur les normes juridiques, opérationnelles et techniques relatives au vote électronique, Rec(2004)11, 30 septembre 2004.
Le vote à distance se présente également comme l’une des mesures de relance de la participation électorale en ce qu’il simplifie la procédure de vote française, imposant de voter dans le bureau dans lequel nous sommes inscrits. Considéré comme l’une des mesures les plus pertinentes pour répondre à l’abstention, il peut prendre différentes formes. D’une part, le vote par internet, offrant la possibilité aux électeurs de ne pas se rendre physiquement aux urnes et d’autre part, le vote par courrier, impliquant automatiquement un vote anticipé. Alors même que la mal-inscription électorale constitue la principale explication de l’abstention « permanente », la mise en place d’une telle mesure assouplirait les démarches à réaliser en amont du jour de vote. Le vote à distance permet par ailleurs d’étaler l’élection sur plusieurs jours et ainsi de maximiser la participation électorale. La participation des citoyens résidant à distance de la commune dans laquelle ils sont inscrits pour le vote est également facilitée. Les étudiants et jeunes travailleurs, largement concernés par l’abstention, apparaissent par conséquent directement favorisés par un tel dispositif. S’agissant du vote par internet, son dépouillement a l’avantage d’être quasi automatique et donc plus rapide et économe en main d’œuvre.
Néanmoins, bien qu’offrant de nombreux avantages visant à la relance de la participation électorale, le vote à distance n’est pas exempt de tout danger et sa mise en œuvre pratique comporte plusieurs points complexes et sensibles. Sur le vote par internet ou vote électronique (« e-vote »), il s’accompagne inévitablement d’une dimension opaque et intraçable. Un traçage renforcé sur chaque votant et son choix pourrait avoir pour conséquence une atteinte au secret du vote. Par ailleurs, la détection d’une fraude ou d’une manipulation est rendue particulièrement complexe compte tenu de l’anonymat des votants. Le rôle traditionnel de l’assesseur au moment du dépouillement permettant un contrôle citoyen s’efface ainsi au profit de l’expertise informatique, n’assurant pas le même type de contrôle. La Cour constitutionnelle allemande a critiqué l’impossibilité de garantir un tel contrôle dans le vote. Le vote électronique comporte finalement deux principales failles de sécurité : d’un côté un risque de panne ou d’erreur du système lui-même, et d’un autre côté le danger d’un piratage malveillant66. Le vote électronique n’est cependant pas totalement étranger au système électoral français dans la mesure où les Français de l’étranger sont amenés à se prononcer lors des élections législatives consulaires. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) est en charge de la certification du système, notamment de l’authentification des électeurs. Ces derniers reçoivent ainsi des codes par mail et SMS afin de garantir leur identité au moment du vote en ligne.
Le vote à distance peut également prendre la forme du vote par correspondance, permettant quant à lui d’exprimer son choix par voie postale. À l’instar du e-vote, le vote par correspondance permet de se prononcer en avance sur le jour de l’élection et de simplifier le vote pour les citoyens ne résidant pas dans la commune où ils sont inscrits. Si le vote par correspondance a été utilisé en France, la procuration s’est substituée à ce dernier en 1975 à la suite d’une détection de fraudes en Corse. Le vote par correspondance est néanmoins toujours possible pour les prisonniers mais son usage en France demeure très circonscrit. Si le contrôle est plus aisé que pour le vote par internet, les risques de fraude demeurent.
Plus globalement, l’enjeu autour du vote à distance (électronique ou par correspondance) réside dans la garantie du libre-arbitre du citoyen au moment de l’accomplissement de son devoir civique. En effet, sans le bureau de vote et le contrôle citoyen qui y est opéré, le risque qu’une personne soit confrontée à des pressions extérieures au moment de voter est nettement supérieur. L’isoloir, instauré à partir de 1913, avait initialement pour objectif de limiter l’influence des notables traditionnels sur les votants. Le vote par correspondance, ne signant pas pour autant la fin des bureaux de vote traditionnels, marquerait une rupture avec cette approche. Le vote à distance pourrait également participer d’une forme de désacralisation, de perte de solennité du vote alors même que ce dernier fait l’objet en France d’une ritualisation. S’il est le processus de désignation des représentants du peuple, le vote s’accompagne également d’une forte dimension symbolique que le vote à distance pourrait amoindrir.
Somme toute, une généralisation du vote électronique et du vote par correspondance ne serait possible qu’accompagnée de lourdes garanties afin de se prémunir de la fraude sous toutes ses formes. S’agissant de la bonne identification des votants pour le e-vote, le recours à un titre d’identité numérique comme le suggère David Pointcheval, membre du conseil scientifique de l’ANSSI, constitue une sécurité supérieure67. C’est notamment sur un certificat d’identité numérique que repose le vote électronique en Estonie. La possibilité de scanner la carte d’identité via une application publique, ou de recevoir des codes d’authentification par SMS, est également proposée aux citoyens estoniens. Par ailleurs, le système d’exploitation est confié à différentes organisations pour davantage de sécurité et d’indépendance à l’égard du fournisseur. Ce système est en phase avec les recommandations du Conseil de l’Europe, avançant que le vote à distance ne peut être que « supplémentaire et facultatif », et qu’il doit utiliser des moyens de vérification indépendants du système de e-voting68.
Plusieurs expérimentations voire, dans certains cas, pérennisations de ce dispositif ont été conduites. Ainsi, l’Estonie apparaît comme précurseur au sein de l’Union européenne. En 2019, sur l’ensemble des votants aux élections législatives, la part des votes en ligne représentaient 43,8% contre 5,5% en 2007. La Norvège, autre État membre ayant expérimenté le vote en ligne, l’a suspendu en 2014 à la suite du constat que certains électeurs avaient voté deux fois. La Suisse, quant à elle, a expérimenté le vote électronique, sans pour autant le pérenniser en raison de failles de vérifiabilité. Le vote par correspondance, ayant concentré de nombreuses polémiques lors des débats post-électoraux entre Démocrates et Républicains en 2020, est pour sa part largement répandu aux États-Unis (« vote by mail »).
Mais le vote à distance, en particulier par internet, présente un inconvénient majeur qui semble difficile à surmonter. La Fondation pour l’innovation politique voudrait dissuader les élus de recourir à cette solution. En effet, voter à distance implique de voter depuis son domicile ou son lieu de travail. Le choix électoral se fait depuis l’espace privé ou professionnel de l’électeur. Dans ces conditions, aucune garantie ne peut empêcher le viol du secret du vote, par un membre de la famille par exemple ; de même, rien ne peut empêcher les procédés de corruption tel que l’achat de vote, puisque le vote à domicile favorise la corruption électorale en permettant la vérification du respect du marché entre l’électeur corrompu et le corrupteur. Au contraire, le bureau de vote rend vaines de telles transactions puisqu’il est impossible d’en vérifier le respect. De même, si le vote se fait depuis l’espace privé ou professionnel de l’électeur, rien ne pourra empêcher ou garantir que le vote n’a pas eu lieu sous contrainte ou menace, par un membre de la famille, un voisin, un membre du quartier ou une quelconque personne, pour des raisons politiques, religieuses ou autres. On sait que le domicile peut abriter des tyrannies privées, ce dont attestent le cas des enfants victimes d’agressions sexuelles, le cas des femmes battues ou encore le cas des personnes âgées victimes d’abus de confiance de la part de leurs proches, etc..
La réponse disciplinaire et le recours à la contrainte : le vote obligatoire
Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, n°120, 2007, pp. 43-55.
Dans le cadre de la lutte contre la hausse de l’abstention, aux dispositifs incitatifs précédemment mentionnés est parfois opposée la mise en place du vote obligatoire. Cette mesure constitue en apparence une solution radicale de rupture, permettant de ramener de façon instantanée l’abstention à des taux quasi nuls. Deux questions, l’une d’ordre historique et l’autre pratique, se présentent néanmoins face à l’évocation de cette mesure.
D’une part, hérité des Lumières et de la philosophie contractualiste, le système de vote à la française repose sur la participation des citoyens. Le citoyen éclairé dispose du droit de vote, mais l’usage de ce droit est aussi un devoir. Au fil des années, l’acte électoral est progressivement rentré dans le registre du rituel en tant qu’action volontaire mais codifiée et régulière. Rendre le vote obligatoire irait donc partiellement à l’encontre de cet esprit d’implication volontaire du citoyen dans la vie de la cité. A contrario, le développement et la multiplication de nouvelles formes de participation citoyenne amènent à interroger la dimension centrale du vote. Le vote n’est ainsi plus le seul moyen d’exprimer sa citoyenneté.
D’autre part, sur le plan pratique, rendre le vote obligatoire entraîne automatiquement la question de la nature de la sanction infligée aux abstentionnistes. Si la Belgique a fait le choix d’une amende pécuniaire lorsque les citoyens ne se rendent pas aux urnes, la Grèce a, plus subtilement, choisi l’alourdissement des démarches administratives des non-votants. Le délai d’obtention d’un passeport ou d’un permis de conduire est ainsi rallongé pour les citoyens grecs n’ayant pas voté. Une mesure d’instauration du vote obligatoire ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur son impact dans l’imaginaire collectif dans un premier temps. Cette mesure doit intégrer dans un second temps une sanction qui soit juste, proportionnée et suffisamment incitative afin d’atteindre uniquement son but premier : l’encouragement à la participation électorale.
L’analyse des ressorts de l’abstention en France invite finalement à relativiser l’approche selon laquelle la France traverse une crise politique profonde. En effet, si la hausse continue de l’abstention électorale en France est avérée depuis une trentaine d’années, elle constitue un phénomène également observable dans la quasi- totalité des démocraties occidentales comparables. Des différences s’observent en termes de degré d’abstention selon les pays, et l’analyse européenne est, dans ce cadre, la plus pertinente. Elle met ainsi en lumière une frontière Est/Ouest en Europe sur le plan de la participation électorale. Des dynamiques similaires sont ainsi observées entre la France, l’Italie, l’Espagne ou encore l’Allemagne, mettant à mal l’hypothèse d’un problème français. Il est préférable d’y voir une crise de la démocratie représentative et la genèse de nouveaux modes d’expression de la citoyenneté plutôt qu’une anomalie nationale. En effet, les comparaisons européenne et internationale mettent en exergue une mutation profonde du rapport entretenu entre les citoyens et leur système démocratique. La perte de confiance à l’égard des institutions parlementaires, des responsables élus, de l’efficacité du vote sape les fondements démocratiques et alimentent une abstention en hausse.
Par ailleurs, l’analyse des causes de l’abstention électorale met en évidence une diversité d’éléments conjugués les uns aux autres. Au premier plan des facteurs de cette abstention, la mal-inscription électorale constitue indéniablement l’un des plus importants. Principale responsable du socle des abstentionnistes « permanents », un assouplissement de la procédure d’inscription sur les listes électorales constitue une mesure à interroger dans le cadre d’une relance de la participation. De même, cette crise du vote multifactorielle laisse distinguer deux grandes catégories d’abstentionnistes : les « hors-jeu » et ceux qui sont « dans le jeu ». Alors que la part des premiers tend à se réduire, les seconds, plus conscients du poids de l’abstention dans le débat public, tendent à peser davantage. Les modèles sociologiques visant à interpréter la participation ou non au prisme des catégories sociales, bien qu’encore utiles, ne sont plus totalement pertinents. L’abstention électorale gagne en effet l’ensemble du tissu social. « 45% des Français reconnaissent s’être déjà abstenus » rappelait ainsi Anne Muxel69. L’abstention électorale comme choix rationnel, caractéristique d’une défiance vis-à-vis du politique, prend davantage de place.
Cette diversité de facteurs exerçant une influence sur la hausse de l’abstention pose la question des mesures envisageables pour en ralentir la progression et relancer la participation électorale. Une batterie de dispositifs peut être élaborée, notamment autour de l’acte de voter. À ce jour, l’expérimentation du vote mobile doublée d’une réflexion sur la mise en œuvre du vote à distance apparaissent comme les deux mesures les plus plausibles dans la mise en œuvre, et dont l’effet positif sur la participation électorale peut être réel. Elles ne peuvent toutefois être envisagées concrètement qu’après une réflexion approfondie sur les modalités de mise en place afin d’assurer les garanties essentielles des principes du vote.
L’ouverture du droit de vote aux citoyens dès 16 ans
Assemblée nationale, Proposition de loi n°3294 instaurant le vote dès seize ans et l’inscription automatique sur les listes électorales, 25 août 2020.
France Culture, « Que pourrait changer le droit de vote à 16 ans ? », La question du jour par Guillaume Erner avec Céline Braconnier, 8 octobre 2020.
Ibid.
Assemblée nationale, Proposition de loi n°3294 instaurant le vote dès seize ans et l’inscription automatique sur les listes électorales, 25 août 2020.
L’Argentine, l’Autriche, le Brésil, Cuba, l’Écosse, l’Équateur, Guernesey, l’île de Jersey, l’île de Man, Malte, le Nicaragua et la Slovénie.
France Culture, « Que pourrait changer le droit de vote à 16 ans ? », La question du jour par Guillaume Erner avec Céline Braconnier, 8 octobre 2020.
Résolution du Parlement européen du 11 novembre 2015 sur la réforme de la loi électorale de l’Union européenne.
Luc Cédelle, « Le surcroît d’abstention des jeunes accentue le problème posé à la démocratie », Le Monde, 2 juillet 2020.
France Culture, « Que pourrait changer le droit de vote à 16 ans ? », La question du jour par Guillaume Erner avec Céline Braconnier, 8 octobre 2020.
Ibid.
Les élections européennes de 2019 ont vu la participation des jeunes, au sein des 27 États membres, croître de près de 14% par comparaison aux scrutins précédents. Bien que les causes de cette augmentation soudaine de la participation soient multiples, l’engagement des jeunes dans la lutte pour la protection du climat a constitué un vecteur fort de mobilisation. Si cet effet mobilisateur des plus jeunes pose la question de l’abaissement du droit de vote à 16 ans pour les inclure davantage dans le fait démocratique, la population des 18-24 ans constitue incontestablement la plus abstentionniste de toutes, ce qui interroge la pertinence d’une telle mesure.
a) Le facteur générationnel constitue l’une des principales clés de lecture de l’abstention, les jeunes votant nettement moins que les seniors
Souffrant d’une diversité de causes, la baisse de la participation électorale peut dans un premier temps s’analyser au travers du prisme générationnel. La dimension symbolique attachée au vote est moins importante parmi les jeunes générations pour lesquelles l’injonction à voter est plus faible. A contrario, la place du vote est plus forte à mesure que l’âge augmente, l’action de voter constituant le moyen d’expression citoyenne par excellence. L’élection présidentielle de 2017 a ainsi creusé la sous-représentation des jeunes dans les urnes, avec une participation de 20 points inférieure à celle des seniors (65 ans et plus). Lors des élections municipales de mars 2020, 28% des 18-24 ans se sont rendus aux urnes contre 57% des plus de 60 ans70. Plus globalement, les différents scrutins locaux et nationaux mettent en évidence une participation inférieure de près de 35 points des 18-24 ans par comparaison aux seniors71.
Les causes de cette abstention prononcée des catégories les plus jeunes de la population sont multiples. Céline BRACONNIER rappelle ainsi que le vote jouit d’un statut de quasi-rituel et que les jeunes n’ont pas toujours intégré cet acte citoyen à leurs habitudes. Ils recourent à d’autres formes plus directes d’engagementé72. Enfin, bien que les plus jeunes générations soient davantage concernées par l’apolitisme, il apparaît que l’abstention des plus jeunes constitue aussi une marque de protestation et de désintérêt du politique. Le vote ne jouit indéniablement plus de la même aura qu’auparavant, les jeunes faisant figure de modèle.
L’abaissement de la majorité électorale à 16 ans comme cela est parfois suggéré aurait pour effet immédiat un accroissement considérable du nombre d’électeurs. La population des 16-17 ans représentaient ainsi en 2019 environ 1,5 millions de citoyens73. En intégrant plus tôt les jeunes générations au processus démocratique, cette mesure peut être perçue comme une clé de la relance de la participation électorale. La forte poussée abstentionniste des 18-24 ans tempère toutefois cette approche et pose la question des mesures supplémentaires d’accompagnement à prendre pour sensibiliser les jeunes citoyens à l’importance de l’exercice du droit de vote.
Alors que la majorité civile avait été abaissée à 18 ans en 1974 par le Président Giscard d’Estaing, l’abaissement cette fois de la majorité électorale à 16 ans pose plusieurs questions. L’article 3 de la Constitution, dans un premier temps, indique que seuls les « nationaux français majeurs des deux sexes » sont autorisés à voter, rendant ainsi indispensable la révision constitutionnelle en cas d’abaissement du seuil à 16 ans. Aussi, l’ouverture du droit de vote dès 16 ans pose la question de l’éligibilité de ces citoyens dont l’âge est compris entre 16 et 18 ans puisque la participation au processus électoral ouvre automatiquement pour chacune des fonctions électives la possibilité d’être élu (à l’exception des sénateurs pour lesquels l’âge requis est de 24 ans).
b) Loin de constituer une pratique généralisée dans les démocraties, l’ouverture du droit de vote dès 16 ans existe dans une douzaine de pays
L’abaissement de la majorité électorale à moins de 18 ans ne constitue pour autant pas une anomalie démocratique ou un projet utopique en ce qu’un certain nombre de démocraties comparables à la France l’ont déjà mis en place, selon des modalités variées.
Dans un premier temps, 12 États, nations ou dépendances74 ont instauré le droit de vote à 16 ans. Certaines conditions encadrent toutefois ce droit. Ainsi, en Slovénie, l’obtention du droit de vote à 16 ans est conditionné à une situation d’emploi. En Écosse, le droit de vote à 16 ans est possible uniquement s’agissant des élections du Parlement et des élections locales. Dans le cadre du scrutin sur l’indépendance de l’Écosse de 2014, les citoyens âgés de 16 ans et plus étaient autorisés à voter. Un système alternatif a également été mis en œuvre en Argentine, où le vote est facultatif à partir de 16 ans, avant de devenir obligatoire passé 18 ans. L’Autriche et Malte sont les deux seuls pays de l’Union européenne à avoir abaissé la majorité électorale à 16 ans de façon généralisée, respectivement en 2007 et 2018.
Sans être généralisée sur le plan national, l’application du droit de vote à 16 ans existe sur le plan local en Allemagne ainsi qu’en Suisse. S’agissant de cette dernière, le canton de Glaris rend possible le vote à 16 ans pour les élections locales et cantonales, sa généralisation nationale restant rejetée par le pouvoir législatif.
Outre-Rhin, la mesure a été mise en place dans cinq Länder en 1995, mais ne s’applique pas pour les élections nationales. L’ouverture du droit de vote à 16 ans demeure globalement assez restreinte au sein des démocraties.
Dans un second temps, il est à noter que les effets de cette mesure sur l’abstention ne sont pas évidents. Le cas de l’Autriche montre ainsi que l’abaissement du droit de vote a été très concluant lors du premier scrutin (75% de participation des 16-18 ans) avant une chute très forte de la participation des jeunes aux scrutins suivants. Céline BRACONNIER y voit le résultat de l’absence de mesures d’accompagnement visant à sensibiliser les jeunes citoyens au fait démocratique qu’est le vote75.
À l’échelle communautaire, les institutions européennes ont à plusieurs reprises suggéré aux États membres l’abaissement de la majorité électorale, afin d’harmoniser l’âge minimal des votants, face à la montée croissante de l’abstention en Europe, notamment chez les plus jeunes. Dans une résolution du 11 novembre 2015 sur la réforme de la loi électorale européenne76, le Parlement européen a estimé que l’abstention des jeunes constituait une menace pour l’avenir de l’Europe, et que l’accès au vote à 16 ans pourrait avoir un effet favorable sur ce phénomène.
c) Un abaissement de la majorité électorale à 16 ans en France ne serait envisageable qu’avec des mesures d’accompagnement des jeunes
Rendre possible le vote à 16 ans constitue depuis une dizaine d’année une alternative présentée par plusieurs partis politiques ou candidats afin de relancer la participation électorale des plus jeunes générations. Il convient de noter qu’il est peu probable que l’abaissement de la majorité électorale ne déclenche une participation automatiquement supérieure des jeunes générations. À ce titre, Anne Muxel rappelle que plusieurs effets se conjuguent dans l’abstention des plus jeunes. Parmi ces facteurs, la période de « moratoire intellectuel », temps de latence avant l’exercice effectif du droit de vote, constitue l’un des plus importants77. Permettre aux jeunes âgés de 16 et 17 ans de voter les intégrerait au processus démocratique de façon plus précoce et les familiariserait avec le fait de voter. De plus, l’enjeu de la mal-inscription sur les listes électorales est central. Moins mobiles géographiquement entre 16 et 18 ans, les jeunes encore mineurs seraient plus enclins à voter à proximité de leur domicile et donc à intégrer le vote à leurs habitudes.
Céline Braconnier ajoute que les premières expériences électorales seraient davantage encadrées puisque partagées avec les membres de la famille ou l’établissement scolaire. L’exercice du droit de vote a ainsi plus de chance de s’inscrire en tant qu’habitude, au sein d’une pratique collective partagée et non plus solitaire, et donc de devenir moins intermittent chez les jeunes générations. Les plus jeunes, délaissant les urnes au profit de formes de démocraties plus directes, pourraient dès lors disposer d’un « entraînement au vote » lors de leurs premières expériences78. Face à ces nouveaux modes d’expression démocratique, le vote pourrait ainsi peu à peu retrouver sa place centrale dans le fait démocratique.
Par ailleurs, bien que la majorité civile soit fixée à 18 ans, un certain nombre de droits et devoirs sont acquis dès l’âge de 16 ans en France : exercer l’autorité parentale, payer des impôts, travailler ou encore adhérer à un parti politique. L’abaissement de la majorité électorale à 16 ans pourrait donc poursuivre également une logique de cohérence juridique eu égard aux premières responsabilités qui incombent aux citoyens une fois l’âge de 16 ans atteint.
Le cas de l’Autriche révèle néanmoins que l’absence de mesures d’accompagnement des plus jeunes en cas d’abaissement de la majorité électorale à 16 ans ne permet pas à cette mesure d’avoir un effet suffisant sur la relance de la participation électorale. En effet, sur un schéma similaire à la population des 18-24 ans, l’enjeu est celui de l’accompagnement des premières expériences électorales par les familles ainsi que les établissements scolaires. Céline Braconnier insiste sur la nécessité de développer des dispositifs « d’accompagnement et d’entraînement au vote » afin de l’intégrer aux pratiques des jeunes79. En somme, sans mesures d’accompagnement et de sensibilisation à l’importance du vote, l’ouverture du droit de vote à 16 ans resterait sans effet significatif et durable sur la participation électorale. En revanche, en intégrant plus tôt – généralement avant le départ du domicile familial – les jeunes au processus démocratique qu’est le vote, cette mesure pourrait à moyen terme opérer favorablement sur la participation électorale.
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