Réformer le statut des enseignants - Abrogation du décret de 1950
Luc Chatel,
Député de la Haute-Marne et ancien Ministre
Dans le cadre du séminaire Bastiat du 17 octobre 2013, organisé par la Fondation pour l’innovation politique en partenariat avec Les Arvernes, Luc Chatel a fait la proposition suivante : réformer le statut des enseignants et abroger du décret de 1950.
L’opposition ne pourra être en situation de reconquérir le pouvoir que si elle fait, à mon sens, une vraie révolution idéologique. Il est nécessaire de retravailler les fondamentaux. La droite a gouverné dix ans. Dix ans, c’est très long, c’est un changement de monde, un changement d’époque et nous ne l’avons pas forcément perçu, nous, responsables politiques. Il est donc très important que, sur chacun des sujets, nous nous confrontions à la réalité : est-ce que nos idées sont encore cohérentes avec le monde d’aujourd’hui ? La réforme présentée ici est absolument majeure. Nous ne l’avons pas faite en temps voulu, mais nous avons fait beaucoup de choses qui la rendent possible aujourd’hui.
C’est une réforme très audacieuse dans l’Éducation nationale. Nous savons que beaucoup pensent que l’Éducation nationale n’est pas réformable. Ce n’est pas vrai. J’ai été trois ans ministre de l’Éducation nationale et la conviction majeure que j’ai acquise, qui est très encourageante finalement, c’est que, contrairement aux idées reçues, ce ministère est réformable. Nous pouvons faire beaucoup de choses à l’Éducation nationale, à certaines conditions. La sur-médiatisation d’une réforme entraîne systématiquement un échec. Seul le travail quotidien avec les acteurs du monde de l’Éducation est bénéfique. L’Éducation nationale a moins besoin de grands soirs que de petits matins quotidiens. C’est en travaillant à bas bruit, sous les radars, que les conséquences de nos réformes seront absolument majeures.
C’est à partir de cette méthode qu’avec Xavier Darcos nous avons commencé une révolution silencieuse. Nos travaux n’ont pas forcément été perçus sur le moment, mais ils ont eu des conséquences très importantes pour le système éducatif. Je voudrais vous donner trois exemples me concernant.
J’ai élaboré pendant deux ans, un peu avant l’élection présidentielle, un décret révolutionnant le système d’évaluation des enseignants. L’idée était de remplacer une inspection archaïque qui avait lieu tous les sept ans, par un système de management DRH, où le proviseur, assisté d’un inspecteur, évaluait l’enseignant. La première décision de mon successeur a été d’abroger ce décret. Il a suffit de deux ans de travail et cela a été une réussite.
Le deuxième exemple est le suivant : j’ai mis en place, sans faire de grandes annonces, un système d’autonomie des établissements scolaires dans les 300 collèges et lycées, les plus difficiles. Le principe est simple. Il s’agit de créer un système éducatif autonome, dans lequel le chef d’établissement recrute des enseignants volontaires, qui sont davantage rémunérés. Cependant, personne n’en a entendu parler, sauf les initiés.
Le troisième exemple est la mise en place d’un système de reporting dans l’Éducation nationale. L’objectif est d’établir un plan stratégique en trois ans, académie par académie, à partir des résultats pédagogiques, c’est-à-dire les performances à chaque niveau d’examen et les évaluations aussi bien en primaire qu’en termes de connaissances. À l’image d’une entreprise, nous avons identifié les problèmes et affecté les moyens nécessaires pour chaque académie. Cela a été expérimenté dans trois académies pilotes en 2011/2012. Pour le ministère, c’est un changement de gouvernance majeure.
Je vous ai cité ces trois exemples qui sont des logiciels que nous avons introduits dans le système éducatif et qui, à moyen terme, peuvent avoir des conséquences innovantes et fondamentales.
Aujourd’hui, je vous présente une réforme beaucoup plus ambitieuse, plus importante, qui peut changer complètement l’organisation du système éducatif. C’est la réforme du statut des enseignants.
Les 850.000 enseignants en France sont aujourd’hui régis par un décret qui date du siècle dernier : 1950.
Trois grandes époques marquent le système éducatif français :
À la fin du XIXe siècle, avec les lois Ferry, l’école devient obligatoire, gratuite et laïque. Mais cette école, pendant près d’un siècle, c’est-à-dire jusque dans les années 1950-1960 voire le début des années 1970, est devenue et restée une école pour quelques-uns, peu d’élèves allaient au- delà du certificat d’études.
Puis commence la deuxième phase, dans les années 1970-1980. Elle est le fruit d’un consensus droite-gauche : celle de la massification. L’objectif devient quantitatif. C’est l’histoire du collège unique (loi Haby), suivi des lois Chevènement et du lycée professionnel. Le but de cette réforme est d’obtenir 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat.
Enfin, nous avons initié d’abord avec Luc Ferry, ensuite Xavier Darcos puis moi- même, ce que nous appelons aujourd’hui la « personnalisation », c’est-à-dire l’adaptation du système éducatif à chaque élève. Il n’y a plus d’enseignement type, les enseignants doivent tenir compte de la diversité de chaque élève.
En 1950, il y avait 10% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Aujourd’hui, il y en a 75% et le statut des professeurs est inchangé. Nous nous adressions, dans les années 1950 à une « élite ». Désormais, nous avons l’ensemble des Français présents dans les classes. Cela explique la rigidité du système.
Le décret de 1950 explique ce qu’est le métier d’enseignant : instruire. L’école doit apprendre, doit instruire. Pour cela, il prévoit que les enseignants disposent d’un temps passé dans l’établissement qui est exclusivement ou quasi exclusivement consacré à l’instruction. Un professeur certifié, en général les professeurs de collège ou un certain nombre de professeurs de lycée, a ainsi 18 heures de temps de travail par semaine consacrées à l’enseignement. C’est-à-dire qu’ils arrivent au collège, ils font leurs cours et ils repartent. Pour les agrégés, c’est 15 heures par semaine.
Ce système est donc totalement décalé par rapport aux besoins d’un système éducatif moderne. La France n’est pas bien placée dans les grands classements… Elle n’est pas moins bien placée que l’Allemagne ou le Royaume-Uni, mais ce n’est pas une raison. Pour mieux comprendre pourquoi un certain nombre de pays développés ne sont pas bien classés, le cabinet McKinsey a fait une étude internationale. Elle a été très utile pour mieux appréhender l’évolution des systèmes éducatifs dans les grands pays développés. Cette étude est notamment traduite par l’enquête PISA de l’OCDE.
L’objectif de McKinsey a été de faire ressortir les facteurs clés de réussite. Qu’est-ce qui fait qu’un système éducatif dans un pays moderne passe de médiocre à moyen, de moyen à bien et de bien à très performant ?
En fait, il existe des clés, et ces clés, ce sont l’autonomie des établissements scolaires, la marge de manœuvre laissée aux acteurs locaux, la capacité des enseignants à travailler en équipe, à se réunir pour former un projet pédagogique adapté à leurs élèves, au lieu d’un système théorique qui sort des programmes et des directives du 110, rue de Grenelle. Enfin, c’est la personnalisation de l’enseignement que nous sommes capables de mettre en œuvre.
Lorsque vous prenez connaissance de cette note ainsi que du décret de 1950, vous ne pouvez que constater à quel point nous sommes totalement inadaptés par rapport aux besoins.
Notre mesure est de revoir ce décret de 1950. La transition entre le temps d’instruction et celui de présence dans l’établissement scolaire est nécessaire. Ce temps de présence devant être décomposé en plusieurs moments qui reflètent les missions des enseignants et leurs évolutions.
Aujourd’hui, l’enseignant instruit. Mais il a d’autres fonctions. Il doit d’abord travailler en équipe pédagogique, c’est primordial. À l’université, les enseignants chercheurs consacrent 2 ou 3 heures par semaine au travail d’équipe, à la réflexion pédagogique pour adapter leur projet aux élèves, pour inventer de nouvelles ressources, de nouvelles formes pédagogiques.
Tout cela est la personnalisation. L’enseignant doit avoir la capacité à apporter à chaque élève un soutien dont il peut avoir besoin. Il doit être capable, dans sa classe de trente élèves, de détecter les sept ou huit qui ont un très gros potentiel ; il le fait plutôt bien. L’école de la République, l’école française, marche très bien pour les 10% des meilleurs élèves ; elle est reconnue dans le monde entier. C’est pourquoi il doit recueillir, détecter ces élèves-là.
Il ne doit pas oublier le ventre mou des quinze-vingt élèves qui sont moyens mais qui peuvent émerger et qui peuvent réussir par le travail. Il doit également veiller à ce que les quatre ou cinq élèves qui sont dans une situation dramatique et qui risquent de décrocher s’accrochent, et cela passe par ce temps de personnalisation.
Ce système a été mis en place dans le primaire, sous l’appellation « aide personnalisée ». Cela consistait à mettre en place 2 heures par semaine de soutien scolaire aux élèves qui rencontrent des difficultés en lecture ou en calcul. Le maître détectait dans la classe les cinq-sept élèves qui avaient des difficultés et travaillait avec eux de façon individuelle. Mon successeur a supprimé ce système.
Le « prof » du futur doit instruire, travailler au niveau pédagogique avec ses collègues, apporter un soutien individualisé aux élèves.
Il y a un grand mot de la gauche : la « communauté éducative ». La communauté éducative, qui n’en a que le nom, n’existe pas. Pourquoi n’existe-t-elle pas ? Parce que lorsque vous allez dans un lycée, les familles ne sont pas les bienvenues, les familles ne se sentent pas à l’aise dans un lycée, dans un collège, a fortiori celles qui ont été elles-mêmes éloignées de l’école. Donc nous n’avons pas ce sentiment d’appartenance à une communauté au service des élèves.
Il est très important que l’enseignant ait du temps à réserver aux familles. Donc l’idée serait de passer d’un temps d’instruction – prenons un certifié : 18 heures par semaine – à un temps de présence dans l’établissement scolaire, qui pourrait par exemple être de 28 heures de présence au lieu de 18. Elles se décomposeraient en 21 heures. Cela pourrait donner, par exemple : 21 heures de cours classiques, 3 heures de cours complémentaires aux enseignants et 5 heures de présence supplémentaire dans l’établissement pour assurer ces nouvelles missions essentielles pour l’efficacité et la performance du système éducatif.
Ainsi, un certifié qui travaille 18 heures par semaine dans son collège ou lycée passerait à 26 heures décomposées en 21 heures de cours et 5 heures d’autres missions.
Pour cela, il faudra le rémunérer davantage, car nous avons fait le choix de la quantité, depuis trente ans, surtout la gauche, mais la droite n’a pas été exempte certaines années.
Pendant les cinq années du quinquennat, le nombre d’enseignants diminuerait mais leur rémunération serait plus élevée. Pour chaque poste supprimé, la moitié des économies serait injectée dans les rémunérations supplémentaires. Les enseignants travailleront davantage, leurs paies augmenteront également. L’ordre de grandeur pourrait être d’environ 500 euros par mois.
Ce qui veut dire que cette réforme devrait s’autofinancer mécaniquement par le nombre d’heures supplémentaires attribuées pour chaque enseignant.
Par ailleurs, nous avons bien fait de ne pas remplacer la moitié des fonctionnaires d’État qui partaient à la retraite. Il faudra reprendre ce travail, a fortiori si nous changeons le statut des enseignants et que chaque enseignant, de manière individuelle, travaille davantage.
Le principe et la mise en œuvre de cette réforme sont simples. Il est nécessaire d’abroger le décret de 1950 pour proposer un nouveau statut des enseignants qui intègre ses nouvelles missions : instruire, accompagner, travaille en équipe, recevoir les familles. Le passage de 18 heures à 26 heures dans l’établissement est important, ainsi que l’augmentation de la rémunération en conséquence des enseignants. Ce changement de paie permet un rattrapage par rapport au niveau de rémunération des enseignants des autres pays. Les syndicats disent souvent : « Mais regardez, les professeurs ne sont pas assez payés par rapport à nos voisins allemands, britanniques et autres. » Eh bien oui, mais les enseignants français travaillent 30% de moins, donc… Voilà la réforme que je vous propose.
J’ai commencé mon propos en disant que nous pouvions faire beaucoup de choses à l’Éducation nationale. Nous pouvons aussi échouer. Cette réforme est LA réforme redoutée par tous les syndicats et par tous les enseignants, les syndicats enseignants. Il faudra travailler à les convaincre des bénéfices qu’elle peut générer, d’abord pour les élèves puis pour les enseignants eux-mêmes.
C’est pourquoi c’est une réforme difficile. Elle n’est pas impossible mais elle ne peut se faire, que les toutes premières semaines de reprise de responsabilité. C’est l’illustration de cette réforme structurelle et essentielle pour l’avenir du pays, qui doit être mise en œuvre avant le 14 juillet. Il faut que le futur président en prenne l’engagement devant les Français. Les Français sont prêts pour cette réforme, ils sont conscients que leur système éducatif n’offre plus toutes les garanties pour permettre à leurs enfants de s’insérer dans la société, donc ils sont prêts à changer cela.
Il faut en prendre l’engagement. Il faut ensuite mettre en œuvre ce système, par voie d’ordonnance, dans le mois qui suit l’alternance dans notre pays. Et je pense que c’est une des réformes majeures pour construire un système éducatif moderne qui nous permettra de gagner en compétitivité.
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