Relocalisations : laisser les entreprises décider et protéger leur actionnariat
Introduction
L’évolution du commerce international : ce qu’enseignent la littérature économique et les données disponibles
Depuis les années 1980, le commerce international de la plupart des pays riches s’est principalement développé avec d’autres pays riches
Le commerce international favorise la productivité mais ses effets sur le taux de chômage sont qualitativement plus complexes et quantitativement faibles
Le choix du lieu de production : un pouvoir de décision des chefs d’entreprise à préserver
Délocalisation/relocalisation : l’arbitrage entre coûts de production, risque d’approvisionnement et facteurs structurels
Des relocalisations qui se développent, des délocalisations qui continuent
Le contexte de l’année 2020
Favoriser un actionnariat européen pour les entreprises européennes
Pouvoirs publics et relocalisations industrielles : accompagner le mouvement sans le contraindre
Relocaliser en Europe l’actionnariat des entreprises européennes
Conclusion
Résumé
Sur la base de travaux académiques, cette étude rappelle que les choix de localisation de sites de production sont généralement créateurs de richesse. Les relocalisations industrielles observées depuis quelques années dans les pays développés pourraient s’accélérer sans que les pouvoirs publics interviennent. Le pouvoir de décision des chefs d’entreprise en la matière doit être préservé, notamment pour des raisons d’efficacité économique. Par ailleurs, les relocalisations industrielles favoriseraient la décarbonation de l’économie mondiale. L’effet ne serait toutefois pas sensible quantitativement. Une concurrence devrait émerger entre pays européens pour accueillir les relocalisations industrielles.
Elle appelle des mesures tangibles de soutien à l’industrie et à l’attractivité en France. Enfin, les pouvoirs publics nationaux et européens ont un rôle à jouer pour relocaliser l’actionnariat de nos industries. Des entreprises non européennes peuvent bénéficier d’aides de leur État d’origine, ce qui facilite leur prise de contrôle d’entreprises européennes. La défense de la souveraineté industrielle en Europe tirerait aussi profit de l’émergence de « champions européens », fût-ce au prix d’une limitation de la concurrence en Europe.
Frédéric Gonand,
Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine-PSL.
Relocaliser la production après la pandémie ?
Relocaliser en France avec l'Europe
Europe : la transition bas carbone, un bon usage de la souveraineté
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (1)
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2)
L'Europe face aux nationalismes économiques américains et chinois (3)
L'individu contre l'étatisme
L'individu contre l'étatisme
LE KAPITAL. Pour rebâtir l'industrie
Relancer notre industrie par les robots (1) : les enjeux
Relancer notre industrie par les robots (2) : les stratégies
Introduction
Voir Koen De Backer, Carlo Menon, Isabelle Desnoyers-James et Laurent Moussiegt, La Relocalisation : mythe ou réalité ?, Éditions OCDE, 2016.
Voir, par exemple, le Livre blanc de l’université de Cranfield, An Analysis of the UK’s Capability to Reshore Production, 20 mai 2015.
Voir Harold Sirkin, Michael Zinser et Doug Hohner, « The US as one of the developed world’s lowest-cost manufacturers », 2013.
Une relocalisation désigne habituellement le fait de déplacer une fabrication vers le pays de la société mère, ou plus précisément d’effectuer une reconcentration de parties de la production de ses sites étrangers ainsi que de ses fournisseurs étrangers vers le site de production national de l’entreprise. Elle désigne également une décision de relocaliser des activités précédemment délocalisées dans un pays voisin du pays d’origine, comme par exemple au Mexique pour des entreprises américaines.
Si les délocalisations ont cristallisé l’attention dans les années 1980 et 1990, la couverture médiatique des relocalisations a pris son envol à partir du milieu des années 2010 1. De nombreuses publications ont par la suite suggéré que les industries des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient transféré certaines de leurs activités dans leur pays d’origine ou dans un pays voisin de celui-ci 2.
Le débat public sur les relocalisations est d’abord et surtout américain. Des réflexions sur le sujet se sont développées aux États-Unis dès les années 2010, en partie parce que les délocalisations industrielles en Chine ont été plus importantes pour les entreprises américaines que pour les entreprises européennes. En 2013, une étude indiquait ainsi que les relocalisations de production, associées à la hausse des exportations, pourraient créer entre 2,5 et 5 millions d’emplois aux États-Unis d’ici 2020 3.
La rupture d’approvisionnement de masques de protection faciale lors de la crise du Covid-19 a occasionné un peu partout dans le monde une montée en puissance des discours en faveur des relocalisations. Ce contexte fait émerger le risque d’un débat mal posé – les masques étant peu liés aux technologies industrielles et à la « souveraineté industrielle ». Or un débat mal posé court le risque de faire émerger des propositions de réformes inadaptées.
Le présent travail revient d’abord sur quelques enseignements fondamentaux de la littérature académique en matière de commerce international et de localisation des sites de production. Ce détour est d’autant plus utile qu’il permet d’introduire des raisonnements assez éloignés des idées reçues reprises par certains médias. Cette étude n’a pas l’intention de fournir un aperçu panoramique sur le thème des relocalisations mais argumente sur la base de la littérature académique en faveur de deux idées principales :
- il serait souhaitable que les relocalisations industrielles, qui existaient bien avant la crise du Covid-19, demeurent essentiellement de la responsabilité des chefs d’entreprise dont le pouvoir de décision en la matière doit être préservé, notamment sur la base de l’efficacité économique. Les pouvoirs publics ne devraient intervenir que par exception et gagneraient à résister à un interventionnisme en ce domaine qui risquerait d’être économiquement inefficace ;
- les pouvoirs publics nationaux et européens ont cependant un rôle utile à jouer pour relocaliser l’actionnariat de nos Concrètement, il s’agirait de ne plus faciliter les prises de contrôle du capital d’industries européennes de la part d’acteurs de pays qui n’autorisent pas les achats de blocs de contrôle dans leurs propres entreprises nationales et qui subventionnent leurs entreprises. Au-delà d’une question d’équité, il serait également souhaitable que la valeur ajoutée produite par les industries en Europe bénéficie pour l’essentiel à des investisseurs européens. La souveraineté industrielle en serait significativement renforcée.
Au cours du raisonnement, nous aurons l’occasion d’aborder, de manière non- exhaustive, d’autres sujets connexes : l’instauration d’une disposition dite de « taxe carbone aux frontières », les effets de la relocalisation industrielle sur la décarbonation, la fiscalité française qui continue toujours de peser lourd sur les industries – même après le plan de relance de septembre 2020 qui a abordé significativement le sujet – et la question du degré de sensibilité au risque de ruptures d’approvisionnement.
L’évolution du commerce international : ce qu’enseignent la littérature économique et les données disponibles
Les débats relatifs au commerce international en général, et aux délocalisations et relocalisations industrielles en particulier, font souvent référence à un principe selon lequel, selon la formule consacrée, chaque pays exporte les biens dont la production requiert un usage intensif de facteurs de production pour lesquels il est relativement bien pourvu. Selon cette logique, un pays développé et relativement riche en capital devrait exporter des biens dont la production requiert relativement plus de capital. A contrario, toujours selon ce même argument, un pays émergent où le travail est peu qualifié devrait exporter des biens dont la production requiert relativement plus de travail peu qualifié. Le commerce ferait alors baisser le prix du travail peu qualifié dans les pays développés et y générerait du chômage. Selon cette théorie, les délocalisations auraient ainsi dégradé les conditions de vie des personnes à faible niveau de qualification en moyenne dans les pays développés. Relocaliser nos industries permettrait donc mécaniquement, promet-on, de recréer des emplois « chez nous », notamment pour les personnes à niveau de qualification faible.
Le principe évoqué ci-dessus est dû notamment aux travaux de Wolfgang Stolper et Paul Samuelson mais remonte à la fin des années 1940. Depuis, les caractéristiques du commerce international ont sensiblement évolué. Le principe évoqué reposait sur des hypothèses assez restrictives (concurrence pure et parfaite, technologie partout disponible, absence d’effet d’échelle dans la production…) qui recoupent assez peu la réalité contemporaine. De fait, cet argumentaire souvent présent dans le débat public ne reflète pas du tout les données du commerce international depuis une quarantaine d’années.
Depuis les années 1980, le commerce international de la plupart des pays riches s’est principalement développé avec d’autres pays riches
Selon les données disponibles calculées par l’OCDE, pour la plupart des pays développés, l’essentiel de l’essor du commerce international depuis les années 1980 reflète la hausse des échanges avec d’autres pays développés. C’est notamment le cas pour la France. Cette évolution n’est pas explicable avec l’argument de Stolper et Samuelson évoqué précédemment. Des exceptions significatives existent toutefois à ce principe – notamment pour les États-Unis et la Corée du Sud, dont les échanges avec la Chine ont vigoureusement progressé sur la période.
Évolution de l’intensité des importations et des exportations par région d’origine entre 1980 et 2008 (hors commerce de service)
Source :
OCDE.
* Données des années 1990 à 2008.
Autre caractéristique dont la doctrine économique de l’après-guerre ne suffit plus à rendre compte aujourd’hui, le commerce international intrabranche est très courant au sein des pays développés. En d’autres termes, les branches industrielles importent et exportent très régulièrement des biens intermédiaires avec leurs homologues d’autres pays développés.
Indice du commerce intra-industriel de produits manufacturés, moyenne 1997-2008 (en %)
Source :
Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010, p. 211.
* Moyenne 2000-2008.
Grille de lecture : l’indice vaut 0 quand aucun produit de la même catégorie n’est simultanément importé ou exporté par un pays, et vaut 1 quand tout le commerce extérieur du pays est composé de biens simultanément importés et exportés. Le commerce intra-industriel ou intrabranche reflète notamment l’activité de groupes avec des filiales dans différents pays et une chaîne logistique sur plusieurs pays.
Voir Paul Krugman, « Increasing Returns and Economic Geography », Journal of Political Economy, 99, n° 3, juin 1991, p. 483-499.
Voir Marc Melitz, « The Impact of Trade on Intra-Industry Reallocations and Aggregate Industry Productivity », Econometrica, vol. 71, n° 6, novembre 2003, p. 1695-1725.
Voir Eric Verhoogen, « Trade, Quality Upgrading, and Wage Inequality in the Mexican Manufacturing Sector », The Quarterly Journal of Economics, vol. 123 n° 2, mai 2008, p. 489-530.
De nouvelles théories du commerce international ont été développées depuis les années 1990, pour rendre compte des caractéristiques du commerce international dont on mesure qu’il ne reflète guère la doxa habituelle sur les délocalisations.
Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, développe une théorie devenue aujourd’hui classique – car elle correspond bien aux données et utilise des concepts éprouvés d’analyse économique – qui repose essentiellement sur deux principes 4 :
- en premier lieu, les coûts fixes de production incitent les producteurs à élargir leurs marchés pour tirer profit d’économies d’échelle, et donc à exporter notamment vers les marchés des pays voisins ;
- en second lieu, la préférence des consommateurs pour la variété des produits constitue un facteur avéré et important d’importations.
Avec ces deux idées, Krugman développe un cadre de réflexion qui est cohérent avec l’intensité des échanges commerciaux entre pays développés et au sein d’une même branche de production.
Ce modèle de Krugman est néanmoins limité par le fait que toutes les entreprises y présentent les mêmes caractéristiques. Or les données indiquent au contraire que les entreprises exportatrices sont plus grandes, plus productives, et payent des salaires plus élevés. Marc Melitz a donc complété la théorie de Krugman en 2003, en y introduisant un « effet de sélection », suivant lequel l’ouverture au commerce international favorise surtout les entreprises les plus productives, celles qui ont la structure de coûts la moins lourde et qui peuvent donc plus facilement s’installer sur les marchés à l’export 5.
Sur le marché domestique, l’arrivée de concurrents étrangers favorise aussi les entreprises les plus productives et fragilise celles qui sont peu performantes. Un lien entre commerce international et productivité des entreprises nationales apparaît alors. C’est une intuition fondamentale qui est confirmée par les données. Eric Verhoogen donne l’exemple de l’augmentation des exportations du Mexique qui a coïncidé avec une hausse des inégalités salariales dans le pays 6. Le modèle de Stolper-Samuelson aurait pourtant prédit une baisse des inégalités salariales dans ce pays, relativement intensif en travail peu qualifié. En revanche, le modèle de Krugman suggère que cette évolution reflète le fait que seules les entreprises mexicaines les plus productives ont pu tirer profit de l’ouverture du commerce extérieur et augmenter les salaires versés.
Développées depuis les années 1990, les théories du commerce international sont à même d’expliquer les caractéristiques de la chaîne logistique mondiale (Global Value Chain, ou GVC) que les entreprises occidentales ont mise en place depuis les années 1990.
La chaîne logistique mondiale de Nutella©
Source :
Koen De Backeri et Sébastien Miroudoti, « Mapping Global Value Chains », OECD Trade Policy Papers n° 159, 19 décembre 2013, p. 18.
Part du commerce intermédiaire dans le commerce total, OCDE* (en %)
Source :
Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010, p. 213.
* 20 pays pour le commerce concernant les services.
L’existence de cette chaîne logistique mondiale explique que près de la moitié du commerce mondial concerne des échanges de biens intermédiaires. Cette proportion est relativement stable dans le temps. Le commerce extérieur de l’OCDE est ainsi en bonne partie constitué de produits qui ne sont pas consommés mais utilisés dans une chaîne de production d’autres biens. Autrement dit, le contenu en importations des exportations des pays développés – ou la part des biens importés qui sont intégrés dans les biens exportés – n’a cessé d’augmenter. Ceci est vrai de la plupart des secteurs industriels. Là encore, les nouvelles théories du commerce international permettent d’expliquer cette caractéristique.
Part des importations dans les exportations, par pays (en %)
Source :
Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010, p. 225.
Part des importations dans les exportations, par industrie (en %)
Source :
Measuring Globalisation: OECD Economic Globalisation Indicators 2010, p. 225.
* n.c.a. = non classé ailleurs.
Le commerce international favorise la productivité mais ses effets sur le taux de chômage sont qualitativement plus complexes et quantitativement faibles
Voir Pushan Dutt, Devashish Mitra et Priya Ranjan, « International Trade and Unemployment: Theory and Cross-National Evidence », Journal of International Economics, 78, n° 1, juin 2009, p. 32-44.
Voir Gabriel Felbermayr, Julien Prat et Hans-Jörg Schmerer, « Globalization and labor market outcomes: Wage bargaining, search frictions, and firm heterogeneity », Journal of Economic Theory, 146, n° 1, janvier 2011, p. 39-73.
Voir Jeffrey Frankel et David Romer, « Does Trade Cause Growth? », The American Economic Review, vol. 89, n° 3, juin 1999, p. 379-399.
Voir Francisco Alcalá et Antonio Ciccone, « Trade and Productivity », The Quarterly Journal of Economics, 119, n° 2, mai 2004, p. 613-646.
Marc Melitz, art. cit.
Voir Elhanan Helpman, Oleg Itskhoki et Stephen Redding, « Unequal effects of trade on workers with different abilities », Journal of the European Economic Association, 8, n° 2-3, avril-mai 2010, p. 421-433.
À titre illustratif, il est possible de mesurer à partir de la littérature académique l’effet sur la productivité industrielle d’un arrêt du commerce international – comme dans le cas du Brexit si aucun accord de libre-échange avec l’Union européenne n’est signé. Des études montrent que la productivité des entreprises qui exportent est relativement élevée par rapport aux autres entreprises, leur probabilité de survie plus élevée et leur rythme de création d’emplois plus soutenu (voir Andrew Bernard et J. Bradford Jensen, « Exceptional exporter performance: cause, effect, or both? », Journal of International Economics, vol. 47, n° 1, février 1999, 1-25). Dans ce contexte, une sortie de l’Union européenne (sans nouveau traité de libre-échange) déclencherait une perte de productivité globale des facteurs conduisant à une perte de PIB de 3,2% à long terme (voir Gregory Corcos, Massimo Del Gatto, Giordano Mion et Gianmarco I.P. Ottaviano, « Productivity and Firm Selection: Quantifying the ‘New’ Gains from Trade », The Economic Journal, vol. 122, n° 561, juin 2012, p. 754-798), soit environ 0,2% de croissance par an pendant quinze ans. Pour les entreprises importatrices, les études les plus récentes montrent que la productivité d’une entreprise qui importe augmente par rapport à une entreprise qui n’importe pas. Cela a à voir avec un accès à une plus grande variété de biens intermédiaires, à la technologie incorporée dans des biens importés (voir Carlo Altomonte, Tommaso Aquilante, Gábor Békés et Gianmarco I.P. Ottaviano, « Internationalization and Innovation of Firms: Evidence and Policy », Economic Policy, vol. 28, n° 76, octobre 2013, p. 663-700). L’effet favorable sur la productivité serait compris entre 20 et 40% selon des données italiennes (voir Davide Castellani, Francesco Serti et Chiara Tomasi, « Firms in International Trade: Importers’ and Exporters’ Heterogeneity in Italian Manufacturing Industry », The World Economy, vol. 33, n° 3, mars 2010, 424-457) et belges (voir Mirabelle Muûls et Mauro Pisu, « Imports and Exports at the Level of the Firm: Evidence from Belgium », The World Economy, vol. 32, n° 5, mai 2009, p. 692-734). Dans ce contexte, une sortie de l’Union européenne (sans nouveau traité de libre-échange) déclencherait une perte de productivité des entreprises importatrices conduisant à une perte de PIB de 1,8% à long terme. Le seul effet d’une contraction du commerce international de type Brexit sur la productivité industrielle, en l’absence de nouveau traité de libre-échange, atteindrait donc 5% de PIB (3,2% imputables à la perte de productivité des entreprises exportatrices, comme évoqué ci-dessus, et 1,8 % imputable à la perte de productivité des entreprises importatrices), soit – 0,5% de PIB par an pendant dix ans.
Les données confirment dans l’ensemble l’effet favorable du commerce international sur l’emploi et la productivité. Un examen attentif et rigoureux des données suggère en effet qu’une libéralisation du commerce extérieur :
- diminue, au moins à terme, le chômage 7 et améliore les salaires réels 8 ;
- augmente le revenu par tête : sur la base d’une étude de 150 pays, une recherche montre qu’une hausse du commerce extérieur de 1% augmente le revenu par tête de 2% en moyenne 9 ;
- renforce la productivité : une étude montre qu’une hausse de 1% de l’ouverture au commerce extérieur (exportations + importations en part de PIB) renforce la productivité de 1,2% 10, cela confirmant l’effet de sélection mis en valeur par Melitz 11.
Toutefois, les effets redistributifs du commerce international sont complexes et peuvent provoquer des problèmes. De fait, une corrélation semble exister entre commerce international et hausse des inégalités salariales. À ce titre, certains suggèrent que l’ouverture au commerce international :
- n’est pas susceptible d’avoir d’effet significatif sur les salaires des travailleurs peu qualifiés, car surtout employés par des entreprises qui n’exportent pas ;
- peut dégrader l’emploi et les salaires des travailleurs à niveau de qualification intermédiaire, car ceux qui sont employés par des entreprises développant leur activité à l’international peuvent finir par avoir une productivité insuffisante pour une entreprise exportatrice dont la productivité augmente tendanciellement (c’est l’effet de sélection de Melitz) ;
- bénéficie aux travailleurs les plus productifs, que les entreprises exportatrices recherchent de plus en plus 12.
On retrouve ici pleinement la problématique des « petites classes moyennes » qui peuvent en effet souffrir du développement du commerce international 13.
Finalement, les économistes disposent depuis une trentaine d’années d’explications du commerce international qui sont cohérentes avec les données observées. Ces explications soulignent le rôle déterminant des coûts fixes et des effets d’échelle permis par l’élargissement des marchés (c’est l’argument de Krugman). Elles expliquent le lien observé entre ouverture au commerce international, emploi et productivité des entreprises (c’est l’argument de Melitz). L’effet du commerce international sur les inégalités salariales est plus complexe, ne paraît pas massif, mais pèserait davantage sur les « petites classes moyennes » que sur les travailleurs peu qualifiés qui, souvent, ne travaillent pas dans des entreprises soumises à la concurrence internationale (par exemple dans les services).
Le choix du lieu de production : un pouvoir de décision des chefs d’entreprise à préserver
Délocalisation/relocalisation : l’arbitrage entre coûts de production, risque d’approvisionnement et facteurs structurels
Ce cas de figure suppose que le modèle d’affaires de l’entreprise est riche en travail peu qualifié (comme dans le secteur textile) mais ce n’est naturellement pas toujours le cas.
Voir Malin Johansson et Jan Olhager, « Comparing offshoring and backshoring: The role of manufacturing site location factors and their impact on post-relocation performance », International Journal of Production Economics, n° 205, novembre 2018, 37-46.
OCDE, Economic Outlook for Southeast Asia, China and India, 2016, p.91.
Voir Nachiappan Subramanian, Shams Rahman et Muhammad Abdulrahman, « Sourcing complexity in the Chinese manufacturing sector: An assessment of intangible factors and contractual relationship strategies », International Journal of Production Economics, n° 166, août 2015, p. 269-284.
Voir Zhongyi Liu, Lihua Chen, Ling Li et Xin Zhai, « Risk hedging in a supply chain: Option price discount », International Journal of Production Economics, n° 151, mai 2014, p. 112-120.
Voir Michael Porter et Jan W. Rivkin, « Choosing the United States », hbr.org, mars 2012.
Louis Luangkesorn, G. Klein et Bopaya Bidanda, « Analysis of production systems with potential for severe disruptions », International Journal of Production Economics, vol. 171, part. 4, janvier 2016, p. 478-486.
Voir Paul-Adrien Hyppolite, Relocaliser la production après la pandémie ?, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Délocaliser ou relocaliser une partie de sa production n’est pas une décision simple et mécanique pour un industriel. Elle implique d’arbitrer entre de nombreuses contraintes. Dans certains cas, produire à proximité d’un marché constitue un facteur de délocalisation qui peut être aussi important que l’accès à des coûts salariaux plus faibles 14.
De manière générale, la littérature académique montre que les motifs pour une relocalisation sont la plupart du temps symétriques à ceux qui ont pu motiver une délocalisation 15. Il faut noter que, depuis le milieu des années 2010, le débat relatif aux relocalisations est consécutif à une décennie d’envolée des coûts salariaux en Chine continentale. L’augmentation des salaires dans le secteur manufacturier en Chine s’est en effet vigoureusement accélérée à la fin des années 2000 et au début des années 2010. D’année en année, les hausses ont pu dépasser + 15% par an et ont atteint + 13,3% par an en moyenne entre 2012 et 2014 16. Certaines entreprises qui avaient délocalisé leurs activités dans des pays émergents à bas coût dans les années 1990 et au début des années 2000 ont donc vu considérablement réduit leur avantage en termes de coûts dans les activités à forte intensité de main-d’œuvre. Les salaires minimums en Roumanie et dans la région de Shanghai sont devenus aujourd’hui presque équivalents, aux alentours de 400 euros par mois.
Toutefois, le coût du travail ne constitue qu’un facteur parmi d’autres dans les décisions de délocalisations/relocalisations. Des facteurs structurels contribuent à alimenter un risque d’approvisionnement plus ou moins élevé : niveau de formation insuffisant des sous-traitants, problèmes de qualité de la production du sous-traitant, complexité de l’environnement institutionnel, corruption, différences linguistiques, manque de transparence dans les échanges d’information, complexités organisationnelles liées aux fuseaux horaires, risques de change, risque de propriété intellectuelle, volatilité de la demande, longueur et complexité des chaînes logistiques qui limite la souplesse de réponse aux préférences des consommateurs 17…
La conduite des relations avec des sous-traitants dans des pays émergents constitue un exercice complexe, à risque et qui n’est pas invariable dans le temps. Elle requiert des relations contractuelles plus ou moins sophistiquées 18. Les problèmes de logistique et de fonctionnement ont souvent entraîné des coûts cachés importants qui n’avaient pas été pris en compte dans la décision de délocaliser, et qui ont dans certains cas rendu la délocalisation non rentable 19. Les entreprises mesurent de plus en plus l’importance du coût monétaire de la surveillance, de la communication et de la coordination entre des filiales éloignées et le siège social. En particulier, le risque d’approvisionnement peut nécessiter de constituer des stocks de précaution, ce qui est naturellement coûteux 20.
Les décisions passées de délocalisation reflétaient un arbitrage des industriels entre une variété de facteurs, lesquels ont évolué au cours du temps. Si ces facteurs changent de façon importante et durable, des relocalisations deviennent rationnelles et peuvent être utilement mises en œuvre. Après des années de délocalisation et d’externalisation à grande échelle, les entreprises adoptent depuis plusieurs années des stratégies plus diversifiées d’approvisionnement et envisagent davantage d’options pour structurer leurs processus de production. Ces dernières années, les raisons de relocaliser se sont ainsi développées : érosion de l’avantage que possédaient les économies émergentes en termes de coûts, constat d’une sous-estimation du coût complet de la délocalisation, nécessité d’une production plus proche des marchés développés, protection de la propriété intellectuelle et, enfin, besoin de trouver un juste équilibre entre économies de coûts et dispersion des risques.
D’autres facteurs sont à présent susceptibles de contribuer à une relocalisation des activités industrielles vers des pays développés, notamment l’intérêt de colocaliser la recherche et développement (R&D) avec l’innovation et la production.
À l’avenir, la numérisation croissante de la fabrication dans les économies de l’OCDE est de nature à alimenter les relocalisations industrielles 21. Les technologies numériques émergentes telles que les capteurs, la communication de machine à machine, l’analyse des données et l’intelligence artificielle transforment progressivement les processus de production.
L’utilisation croissante de ces nouvelles technologies rend les industries encore plus capitalistiques. Elle contribue ainsi à rendre les coûts de main-d’œuvre relativement moins importants dans le modèle d’affaires d’un certain nombre d’industries manufacturières.
La tendance actuelle semble aller dans le sens d’un rééquilibrage d’un certain nombre de chaînes logistiques à un échelon plus régional, reflet de nouveaux arbitrages entre coûts de production et facteurs structurels liés aux coûts variés associés à une délocalisation.
Des relocalisations qui se développent, des délocalisations qui continuent
Voir Steffen Kinkel, « Future and impact of backshoring–Some conclusions from 15 years of research on German practices », Journal of Purchasing & Supply Management, 20, n° 1, mars 2014, p. 63-65.
Voir Bernhard Dachs et Christoph Zanker, « Backshoring of Production Activities in European Manufacturing », European Manufacturing Survey Bulletin, n° 3, décembre 2014.
Voir Koen De Backer, Carlo Menon, Isabelle Desnoyers-James et Laurent Moussiegt, cit.
Trendeo, « Relocalisations, l’année zéro ? », net, 17 avril 2020.
Quantitativement, le phénomène de relocalisation est observable mais il demeure limité. En Allemagne, seules 2% des industries auraient relocalisé des activités entre 2010 et mi-2012, dont la plupart depuis l’Europe de l’Est 22. Sur le passé récent, les mouvements de délocalisation opérés par les entreprises allemandes restent plus nombreux que les relocalisations 23.
Au niveau européen, seulement 4% des entreprises en moyenne auraient relocalisé des activités en 2010-2012, contre 17% qui en auraient délocalisé. Les données européennes disponibles en la matière suggèrent que la propension à la relocalisation augmente avec la taille de l’entreprise 24. Les motivations de la relocalisation apparaissent régulièrement liées aux problèmes de qualité des biens produits à l’étranger et à la perte de flexibilité.
Compte tenu de ces ordres de grandeur, les effets quantitatifs des relocalisations passées sur les économies nationales ne peuvent donc pas être massifs. Il serait ainsi imprudent d’affirmer que les relocalisations créeront de nombreux emplois supplémentaires. Elles sont plutôt de nature à déclencher des nouveaux apports de capitaux dans le pays d’origine ou, si le pays d’origine est trop peu attractif, dans les pays voisins. Les données agrégées sur les activités des entreprises multinationales indiquent ainsi que les relocalisations aux États-Unis ne génèrent pas beaucoup d’emplois nouveaux mais se traduisent par une concentration croissante des investissements en capital dans le pays d’origine. Les données concernant les multinationales européennes sont beaucoup plus limitées.
Pour ce qui est de la France, le mouvement de relocalisation paraît poussif. Entre 2009 et 2020, il n’a été comptabilisé que 144 relocalisations d’entreprises contre 466 délocalisations 25. Étant donné les investissements supplémentaires, notamment dans la robotique, la production relocalisée ne créera sans doute qu’un nombre limité d’emplois supplémentaires en France, et ces emplois seront de plus en plus qualifiés.
On observe ainsi que les délocalisations se poursuivent en parallèle de l’intensification des relocalisations. Les données actuelles suggèrent que les délocalisations demeurent plus nombreuses. Comme évoqué précédemment, ces choix de localisation de sites de production peuvent être expliqués rationnellement. Ils sont généralement créateurs de richesse, même si cette création n’est pas également répartie au sein des populations des pays développés.
Le contexte de l’année 2020
Patrice Geoffron, Europe : la transition bas carbone, un bon usage de la souveraineté, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Voir Grégoire Garsous, « Trends in policy indicators on trade and environment », OECD Trade and Environment Working Papers n° 2019/01, mars 2019.
Ibid., p. 14.
Ibid., p. 10.
La crise du Covid-19 va probablement renforcer l’aversion au risque
d’approvisionnement
Au-delà des masques de protection, cas emblématique mais peu pertinent en
termes de technologies industrielles, la phase aiguë de la crise du Covid-19
a montré des ruptures d’approvisionnement de manière plus brutale pour
certaines catégories de produits. Dans le secteur de l’automobile, la crise a
rendu très difficiles, voire ponctuellement impossibles, les livraisons aux
constructeurs de la part d’équipementiers automobiles français qui exploitaient des usines en Chine, notamment à Wuhan. Dans le domaine médical, des achats en urgence d’imprimantes 3D ont été décidés pour pallier la pénurie de matériel médical. Des tensions d’approvisionnement importantes ont aussi été observées pour des médicaments. Les chaînes d’approvisionnement dans le secteur de l’électronique ont été gravement affectées. Cas moins connu, la filière des emballages alimentaires a été aussi durement touchée par manque de disponibilité de consommables essentiels.
La matérialisation d’un risque de pointe, surtout si elle entraîne des conséquences graves, alimente l’aversion pour ce risque. Comme évoqué précédemment, cette crainte croissante vis-à-vis du risque de rupture d’approvisionnement est de nature à favoriser des décisions de relocalisation parce que les conditions de l’arbitrage entre coût de production et facteurs structurels liés à une délocalisation ont évolué.
De façon générale, les chefs d’entreprise tendent depuis quelques années à considérer que les chaînes de valeur ont pu parfois devenir trop fragmentées. Un épisode précédent avait ainsi déjà infléchi les anticipations en ce sens quand, en 2011, des constructeurs automobiles avaient manqué de certaines pièces suite à la catastrophe de Fukushima, au Japon. Dans le secteur de la santé, la plupart des principes actifs de médicaments sont aussi produits en Chine, ce qui pose à l’évidence des questions relativement préoccupantes d’indépendance sanitaire.
En conséquence, l’émergence d’un mouvement de relocalisations industrielles tel qu’observé au cours des dernières années ne devrait pas faiblir. Il pourrait même s’accélérer naturellement sans que les pouvoirs publics aient à intervenir. Il s’agirait de décisions rationnelles des chefs d’industrie, prises en fonction des particularités de chaque entreprise et modèle d’affaires.
Le lien entre relocalisation et décarbonation est avéré mais quantitativement limité
L’un des possibles bénéfices connexes des relocalisations industrielles pourrait être d’accélérer la décarbonation de l’économie mondiale. Une limitation du fret mondial, dont nous avons vu qu’il représentait une part importante du commerce international, contribuerait à alléger la pression écologique dans le monde 26. Surtout, une idée complémentaire mise parfois en avant consiste à suggérer que la décarbonation serait facilitée par des relocalisations dans des pays où le bouquet énergétique à disposition des industries serait plus vertueux car moins émetteur et/ou dans des pays où les modes de production eux-mêmes seraient moins polluants.
Les données fournies par l’OCDE montrent que certains pays se sont « spécialisés » dans le commerce de biens à forte intensité en carbone et accueillent facilement des activités spécialement polluantes 27. Pire, les types d’émissions qu’ils produisent sont parfois disproportionnés par rapport à leur contribution au commerce mondial. Entre 1995 et 2011, les émissions exportées de pays hors OCDE vers les pays de l’OCDE ont augmenté de 91% 28 car des biens à plus forte intensité de carbone ont été produits dans les premiers et expédiés dans les seconds. Ces biens ont été produits à l’aide de procédés dont le niveau d’émission de carbone a certes baissé grâce à des améliorations technologiques, mais dans l’ensemble, les procédés industriels des pays hors de l’OCDE sont significativement plus polluants que dans l’OCDE 29.
De fait, dans les pays de l’OCDE, les émissions de carbone contenues dans les importations depuis les pays hors de la zone OCDE ont progressé beaucoup plus que les émissions de carbone contenues dans les importations d’autres pays de l’OCDE.
Émissions de carbone importées dans les pays membres de l’OCDE (1995-2011)
Source :
Grégoire Garsous, « Trends in policy indicators on trade and environment », OECD Trade and Environment Working Papers n° 2019/01, mars 2019, p. 13.
Par ailleurs, l’intensité carbone du panier d’importations des pays de l’OCDE est nettement supérieure à l’intensité carbone de la production intérieure de l’OCDE. Ceci confirme que les pays hors OCDE se sont relativement spécialisés dans des activités nettement plus polluantes.
Intensité carbone des importations dans les pays de l’OCDE (1995-2011)
Source :
Grégoire Garsous, « Trends in policy indicators on trade and environment », OECD Trade and Environment Working Papers n° 2019/01, mars 2019, p. 13.
Note : Les facteurs d’émission des importations sont calculés en divisant la quantité d’émissions importées par la valeur des biens importés dans la consommation domestique finale. Les facteurs d’émission de la production domestique sont calculés en divisant la quantité d’émissions produites au niveau national par la valeur des biens nationaux dans la consommation intérieure finale. Toutes les variables sont converties en dollars constants de 2010, pour tenir compte des différences entre les pays en matière d’inflation et des fluctuations des taux de change.
Les données laissent ainsi peu de doute quant à un effet favorable des relocalisations industrielles sur la décarbonation de l’économie mondiale. Toutefois, l’importance de cet effet est proportionnelle à l’intensité du mouvement de relocalisations, dont on a vu que malgré un développement depuis plusieurs années il était à ce jour demeuré d’ampleur contenue.
Favoriser un actionnariat européen pour les entreprises européennes
Voir Yves Bertoncini, Relocaliser en France avec l’Europe, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Les analyses qui précèdent permettent de formuler des recommandations de politique économique sur des bases stabilisées. Cette étude suggère qu’il serait souhaitable que les relocalisations industrielles, qui existaient bien avant la crise du Covid-19, relèvent essentiellement du choix et de la responsabilité des chefs d’entreprise. Le rôle des pouvoirs publics serait ici de les accompagner et de les faciliter, non de se substituer aux décideurs industriels (ne serait-ce qu’en vertu du principe de subsidiarité mais aussi en vertu de considérations d’efficacité économique).
En revanche, les pouvoirs publics nationaux et européens auraient sans aucun doute un rôle utile à jouer pour relocaliser l’actionnariat des industries européennes (ou éviter la délocalisation), afin que la valeur ajoutée produite par les industries en Europe bénéficie pour l’essentiel à des investisseurs en Europe 30. Ainsi la souveraineté industrielle serait significativement renforcée.
Pouvoirs publics et relocalisations industrielles : accompagner le mouvement sans le contraindre
Barack Obama, Blueprint for an America Built to Last, 24 janvier 2012.
Voir Eurostat, « Stratégie Europe 2020 : de quoi s’agit-il ? », s.d.
Voir, notamment, Commission européenne, « Une industrie européenne plus forte au service de la croissance et de la relance économique », COM(2012) 582 final, 10 octobre 2012, et « Pour une renaissance industrielle européenne », COM/2014/014 final, 11 juin 2014.
On se souvient ainsi, en France, dans un autre contexte, de la création annoncée de « 1 million d’emplois » promise en 2014 par Pierre Gattaz, alors président du Medef.
Voir David Bailey et Lisa De Propris, « Manufacturing reshoring and its limits: the UK automotive case », Cambridge Journal of Regions, Economyand Society, 7, n° 3, novembre 2014, p. 379-395.
Voir, par exemple, Rexecode, « Poids et structure des prélèvements obligatoires sur les entreprises industrielles en France et en Allemagne », document de travail n° 68, mai 2018.
Les effets d’annonce actuels alimentent des attentes qui seront déçues
Nonobstant les politiques générales en faveur de leur attractivité pour les investissements internationaux, certains pays ont pris des initiatives et mis en œuvre des actions spécifiques pour soutenir les relocalisations industrielles. Ces politiques peuvent inclure des subventions et/ou des avantages fiscaux mais aussi des dispositions commerciales spéciales. Comme déjà évoqué dans cette étude, les débats publics sur les relocalisations industrielles ont été importants aux États-Unis. Ils ont suscité beaucoup d’intérêt de la part de l’administration Obama. En 2012, le Blueprint for an America Built to Last contenait une batterie de propositions en faveur de relocalisations industrielles : soutien financier aux entreprises (déductions fiscales, crédits d’impôt et incitations), investissements et applications strictes de règles commerciales dans les infrastructures de transport, etc. 31 Le passage au Parlement a néanmoins soulevé d’importantes difficultés et n’a pas toujours permis de mettre en œuvre ces propositions.
En Europe, les communications récentes de différentes institutions de l’Union européenne ont abordé la question des relocalisations industrielles. Les relocalisations constituent ainsi un objectif de la « stratégie pour la renaissance de l’industrie pour une Europe durable » du Parlement européen, intégrée dans la Stratégie Europe 2020 qui vise à augmenter la part de l’industrie manufacturière dans le PIB de l’Union européenne à 20% 32. L’intention est louable mais les objectifs sont éloignés de la réalité atteignable dans le contexte actuel, surtout au vu du niveau des impôts qui pèsent sur les entreprises notamment en France. Un certain nombre de communications de la Commission européenne font explicitement référence aux relocalisations 33.
En France, l’intérêt des pouvoirs publics pour les relocalisations industrielles est aujourd’hui explicite. L’inversion est certes tardive mais au fond réjouissante pour un pays qui a pu théoriser dans le passé le concept d’« entreprise sans usine » en tablant sur les seuls services et la haute technologie.
Néanmoins, le risque d’annonces de relocalisations est d’alimenter des attentes élevées et, dans certains cas, irréalistes. Les rapports commandés aux sociétés de conseil en la matière laissent souvent attendre des lendemains qui chantent – mais finissent par décevoir le moment venu 34. Ainsi, il ne faudrait pas que les décideurs espèrent de la part des relocalisations qu’elles contribuent à résoudre les problèmes de compétitivité structurelle de l’industrie manufacturière de l’OCDE et du chômage, notamment en France. En particulier, il est inutile d’alimenter les espoirs selon lesquels les relocalisations généreraient de nombreuses créations d’emplois dans nos pays. Les industries réalisent continûment d’importants gains de productivité et sont de plus en plus capitalistiques en moyenne, ce qui contribue à la croissance économique. La part de l’industrie dans le PIB diminue dans l’ensemble des pays, même en Chine, notamment pour des raisons structurelles et de gains de productivité. À titre illustratif, des recherches menées au Royaume-Uni ont suggéré qu’avec l’augmentation de la productivité dans le secteur manufacturier, les emplois relocalisés n’étaient pas nombreux et étaient plus susceptibles d’être hautement qualifiés, techniques et bien rémunérés 35.
Par ailleurs, les relocalisations ne paraissent pas envisageables pour l’ensemble des activités manufacturières. La production de biens manufacturés à fort contenu en main-d’œuvre et destinés aux marchés asiatiques a ainsi très peu de chances de revenir en Europe. Les relocalisations ne pourront pas ramener l’industrie manufacturière à son niveau des années 1970 et 1980 dans les économies de l’OCDE. Elles pourront toutefois contribuer utilement à un meilleur équilibre entre l’industrie manufacturière et les services dans un certain nombre de pays, avec un effet favorable sur les gains de productivité globale de nos économies développées, ce qui n’est pas sans importance.
La possible montée en régime d’une concurrence entre pays européens pour accueillir les industries relocalisées
Un point plus substantiel et jusqu’à présent peu évoqué porte sur la concurrence entre pays développés voisins – en d’autres termes, la concurrence entre pays européens pour accueillir les industries qui se relocalisent –, laquelle devrait s’intensifier dans les prochaines années.
L’organisation de longues chaînes de valeur mondiales a montré les limites de réseaux de production tentaculaires et complexes. Elle a exposé les entreprises à des risques d’approvisionnement importants en cas de chocs défavorables. Elle les a rendues moins agiles pour répondre à l’évolution des préférences de la demande des consommateurs. En plus de centres mondiaux dans les chaînes de valeur mondiales, la production pourrait donc se concentrer de plus en plus dans des centres régionaux/locaux plus proches des marchés finaux, tant dans les économies développées que dans les économies émergentes.
La numérisation croissante devrait aussi favoriser cette tendance vers des chaînes de valeur plus régionales. Aujourd’hui, les fabricants produisent des produits relativement standardisés et banalisés car les économies d’échelle ne permettent pas de définir des spécifications de produits variées. La numérisation des processus de production industriels permet d’abaisser le coût de production de petits lots d’une plus grande variété et va ainsi rendre la production régionale économiquement plus pertinente.
Dans ce contexte, l’évolution des coûts de production relatifs entre les pays développés voisins, comme le sont les pays européens, pourrait prendre un relief plus important dans les prises de décisions des chefs d’entreprise industrielle en faveur de relocalisation/régionalisation. Un certain nombre d’entreprises industrielles françaises ont par le passé relocalisé non pas en France, mais, par exemple, en Roumanie, pays où la main-d’œuvre est bien formée et les coûts globaux de production pas très supérieurs à ceux de la région de Shanghai.
Un préalable incontournable en France : accélérer la baisse des impôts sur les entreprises
En matière de coûts globaux de production, l’attractivité de la France souffre d’un poids exagéré des prélèvements obligatoires sur les entreprises et les industries. Dans ce contexte, soit les relocalisations se feront en France et le surcoût sera alors à la charge du consommateur, soit, et plus probablement, elles ne se feront pas en France mais chez certains de nos voisins européens. Cette note n’a pas pour objectif de présenter des données détaillées sur le poids des prélèvements obligatoires qui pèsent sur nos industries – d’excellentes recherches ont été faites sur ce sujet 36 – et nous n’en évoquerons ici que quelques aspects.
Depuis les années 1990, les allègements de charges sociales patronales sont relativement concentrés sur les bas salaires et donc sur le secteur des services, lesquels réalisent généralement peu de gains de productivité. À l’époque, ce ciblage était justifié compte tenu de la crise de 1993. Trente ans après, le contexte a changé, les industries sont de plus en plus rares et les gains de productivité toujours plus faibles. Avec la montée en charge de la concurrence intra-européenne qui pourrait être favorisée par les relocalisations, la question du poids des cotisations sociales sur les entreprises industrielles françaises semble se poser avec une certaine urgence. Au sujet des cotisations au régime d’assurance chômage par exemple, de facto aujourd’hui nationalisé, on ne voit pas alors pourquoi il ne serait pas financé par l’impôt, notamment par l’un d’entre eux qui a peu d’effet de distorsion, la TVA, dont le taux est relativement bas en France.
Par ailleurs, pour les industries soumises à la concurrence internationale, la question porte aussi sur les impôts sur la production. Ils peuvent porter sur les facteurs de production (foncier, biens matériels, travail…) ou sur un produit (par exemple, un produit polluant). Dans tous les cas, ce sont des impôts « au-dessus de la ligne », c’est-à-dire qui modifient le résultat d’exploitation de nos industries contrairement à l’impôt sur les sociétés, plus neutre de ce point de vue. Ils incluent en particulier la fiscalité locale des entreprises (CVAE, CFE, TPFB, TPFNB, versement transport…) et la fiscalité environnementale (TICPE, TGAP…). Le poids global de ces impôts sur la production qui grèvent la compétitivité des industries est important. En fonction du champ retenu, ils concernent environ 70 milliards d’euros (soit un peu plus de 3% du PIB). La France est le seul État membre de l’Union européenne où coexistent quatre taxes avec assiette foncière (TH, TFPB, TFPNB, CFE), dont trois sont acquittées par les entreprises.
La France est l’un des sept pays de l’OCDE où existent des impositions locales assises sur les salaires. Ainsi, la fiscalité locale des entreprises représente près de 50% de la fiscalité locale globale. L’industrie manufacturière acquitte une part de la fiscalité locale bien supérieure à sa part dans la valeur ajoutée.
Le plan de relance du gouvernement annoncé en septembre 2020 a utilement abordé le sujet. Avec la réduction de 50% de la CVAE et dans certains cas, de la TFPB et de la CFE, l’ensemble des mesures décidées devraient alléger le fardeau des entreprises de l’ordre de 10 milliards d’euros, ce qu’il convient naturellement de saluer.
Toutefois, en réduisant davantage les dépenses locales, il serait possible de diminuer encore plus ces impôts locaux sur la production. En effet, les impôts sur la production des industries sont élevés parce que les dépenses publiques qu’ils financent le sont aussi. Comme l’indique le graphique ci-dessous, l’évolution des dépenses des administrations publiques locales (APUL) est depuis longtemps plus dynamique que ce que les transferts de compétence de l’État auraient impliqué. Depuis le début des années 1980, environ la moitié de la hausse des dépenses locales financées par des prélèvements obligatoires, souvent versés par les industries, ne reflète pas des transferts de compétences de l’État mais une gestion des deniers publics qui n’est pas optimale. Le coût annuel en est de 20 milliards d’euros.
Évolution des dépenses des administrations publiques locales (APUL) rapportées au PIB, à champs de compétence courant et constant entre 1983 et 2017
Source :
Insee et DGCL, Les Collectivités locales en chiffres (2018).
* Loi du 13 août 2014 relative aux libertés et responsabilités locales.
** Services régionaux de voyageurs.
La Commission européenne évoque plutôt un « ajustement des quotas d’émission carbone aux frontières ».
En d’autres termes, une meilleure gestion dans la durée des administrations locales serait de nature à rétrocéder aux industries 20 milliards d’euros sous forme de baisses d’impôts, soit près du tiers des impôts sur la production qu’elles paient en France. Enfin, pour mémoire, il est utile de rappeler que le taux d’impôt sur les sociétés aux États-Unis a été ramené à près de 21% par l’administration Trump alors qu’il est plus proche de 30% pour les industries en France : cet écart a un impact sensible sur la rentabilité financière des entreprises.
Réussir les relocalisations industrielles en France rend donc incontournable un « grand soir fiscal » pour les industries. L’enjeu est de taille : il consiste à prendre les moyens nécessaires si nous souhaitons conserver une souveraineté industrielle, voire une industrie tout court.
Avantages et inconvénients d’une taxe carbone aux frontières
Une taxe carbone aux frontières 37 aurait pour objectif de renchérir le prix d’importation en Europe des biens au contenu en carbone élevé, qui auraient été peu soumis à une telle taxation dans leur pays d’origine. L’idée consiste à égaliser les conditions de concurrence entre industriels européens et leurs homologues non européens (et souvent hors OCDE) tout en contribuant à la décarbonation de l’économie mondiale et en soutenant les finances de l’Union européenne. Il s’agit là de trois avantages simultanés tout à fait substantiels.
Des points d’attention subsistent néanmoins. Ils portent sur les caractéristiques concrètes du dispositif (mode de mesure du carbone émis dans la fabrication et le transport des produits importés, prix du carbone, calendrier…) et sa compatibilité avec les accords de libre-échange et les cadres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Surtout, il convient de garder en mémoire que ce dispositif pourrait ne pas être intégralement payé par les exportateurs non européens mais par les consommateurs européens, sous forme de prix plus élevés – soit parce qu’ils achètent des biens taxés à des entreprises non européennes, soit parce qu’ils achètent des biens non taxés à des entreprises européennes moins compétitives.
Relocaliser en Europe l’actionnariat des entreprises européennes
À ce sujet, voir Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite, Antoine Michon, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (1) politique de concurrence et industrie européenne, L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2) Les pratiques anticoncurrentielles étrangères et L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (3) défendre l’économie européenne par la politique commerciale, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019.
Les pouvoirs publics nationaux et européens ont sans aucun doute un rôle à jouer pour relocaliser l’actionnariat de nos industries, ou du moins éviter l’internationalisation non européenne de l’actionnariat des industries européennes. Concrètement, il s’agirait de freiner sensiblement les prises de contrôle du capital d’industries européennes de la part d’acteurs de pays qui n’autorisent pas les achats de blocs de contrôle dans leurs propres entreprises nationales.
Il est justifié que la valeur ajoutée produite par les industries en Europe bénéficie pour l’essentiel à des investisseurs en Europe. La souveraineté industrielle serait ainsi significativement renforcée.
Rééquilibrer les règles applicables en Europe aux entreprises non européennes qui bénéficient d’aides de leur État d’origine et prennent le contrôle d’entreprises européennes
Il s’agit ici de limiter les distorsions de concurrence entre entreprises européennes soumises aux dispositifs européens applicables en matière d’aides d’État et entreprises non européennes qui n’ont pas à ce jour à respecter ce cadre et peuvent bénéficier d’aides de leur État d’origine. Cette dissymétrie facilite la prise de contrôle d’entreprises européennes par des entreprises non européennes.
Les règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État ne s’appliquent qu’aux aides publiques accordées par les États membres. En revanche, les subventions accordées par des États non européens échappent au contrôle de l’Union européenne en matière d’aides d’État, même si elles ont un effet de distorsion sur le marché intérieur 38. Les subventions ou aides d’État étrangers peuvent être accordées directement ou indirectement et se matérialisent par l’octroi de fonds aux entreprises qui souhaitent acquérir une entreprise européenne. Elles peuvent aussi consister en des conditions de financement favorables soutenant l’exploitation d’une entreprise active en Europe (prêts à taux zéro, garanties illimitées de l’État, accords à taux zéro ou financements publics spécifiques), créant ainsi un avantage concurrentiel durable pour cette entreprise au détriment de ses concurrents. Nombre de ces subventions étrangères seraient problématiques si elles étaient accordées par les États membres et évaluées en vertu des règles communautaires sur les aides d’État. La subvention de l’État non membre peut permettre à l’acquéreur subventionné de payer un prix plus élevé pour obtenir l’actif qu’il n’aurait pas eu autrement. Elle peut donc fausser l’évaluation des entreprises européennes et conduire à des prix d’achat qui empêchent les acquisitions non subventionnées de réaliser des gains d’efficacité ou d’accéder à des technologies clés. Elles compromettent l’égalité des conditions de concurrence.
De fait, ces dernières années, les aides d’État ou subventions étrangères semblent avoir eu un effet de distorsion croissant sur le marché intérieur européen. Si, à ce jour, les données fiables sur les subventions accordées par les pays tiers restent encore à construire, les cas semblent s’être multipliés où les aides d’État ou subventions étrangères ont facilité l’acquisition d’entreprises européennes. Les secteurs de la production d’aluminium, d’acier, de semi-conducteurs, d’automobiles et de la construction navale sont plus spécifiquement concernés. Le sujet est loin de ne concerner que des acteurs asiatiques.
Part des actifs d’entreprises de l’Union européenne contrôlée par des investisseurs étrangers, par origine, 2009-2017 (en %)
Source :
Commission européenne, White paper on levelling the playing field as regards to foreign subsidies, juin 2020.
Commission européenne, « Livre blanc relatif à l’établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères », COM(2020) 253 final, 17 juin 2020.
« Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union », Journal officiel de l’Union européenne, n° L 79 I, 21 mars 2019.
Ibid, art. 13.
Commission européenne, « Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE) », Journal officiel de l’Union européenne, n° C 99 I, 26 mars 2020, p. 2.
Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, Journal officiel, n° 0119, 23 mai 2019.
Décret n° 2019-1590 du 31 décembre 2019 relatif aux investissements étrangers en France, Journal officiel, n° 0001, 1er janvier 2020.
Ce sujet vient de commencer à être examiné par la Commission européenne dans son récent Livre blanc relatif à l’établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères 39. La Commission réfléchit à une méthode d’évaluation du montant de l’aide dont bénéficie éventuellement l’acteur non européen et d’en tenir compte dans ses décisions. Il s’agit là d’une inflexion de fond des pouvoirs publics européens qu’il convient de saluer et de suivre de près dans ses développements actuels.
Aller une marche plus loin : pour un nouvel arbitrage entre souveraineté industrielle et pouvoir de marché sur le marché européen
La crise du Covid-19 a renforcé la crainte d’un besoin croissant en capital des entreprises européennes, lié à la profonde récession enregistrée en 2020 et à la dégradation des comptes qui lui est associée. La question des prises de contrôle évoquée ci-dessus prend donc un nouveau relief.
Depuis quelques mois, la Commission européenne semble moins réticente à adopter une attitude qui consiste à préserver l’actionnariat européen des entreprises européennes, notamment à favoriser l’émergence de « champions industriels européens ». Elle y était jusqu’à peu hostile au motif de la préservation de la concurrence au sein du marché européen. Ce changement est sensible eu égard à son refus, en 2019, d’autoriser la fusion entre Alstom et Siemens au nom des règles européennes régissant le contrôle des concentrations. C’est dans ce contexte que doivent être abordées les évolutions récentes de la notion de « sécurité économique ». Un règlement européen, applicable à partir du 11 octobre 2020, établit désormais un cadre global pour le filtrage des investissements directs étrangers réalisés au sein de l’Union européenne par des personnes non européennes 40. Il fournit aux États membres une liste indicative des facteurs à prendre en compte pour évaluer le risque qu’un investissement étranger pourrait faire peser sur la sécurité ou l’ordre public. Ce règlement incite les États à prendre en considération les effets de l’investissement « sur les infrastructures critiques, les technologies (y compris les technologies clés génériques) et les intrants essentiels pour la sécurité ou le maintien de l’ordre public, dont la perturbation, la défaillance, la perte ou la destruction aurait une incidence considérable dans un État membre concerné ou dans l’Union 41 ». La Commission européenne encourage par ailleurs à « tenir dûment compte des risques pour les infrastructures critiques de soins de santé, la fourniture d’intrants critiques et d’autres secteurs essentiels 42 ». De fait, la liste des concepts recouvrant la « sécurité économique » tend à devenir de plus en plus large. Avant la crise du Covid-19, l’Allemagne avait initié un projet de loi qui étendait le champ d’application des investissements étrangers requérant une autorisation préalable, et un décret en mars 2020 a procédé à l’élargissement des concepts d’ordre public et de sécurité publique pour y inclure les industries textiles impliquées dans la production d’équipements de protection individuelle pour en assurer l’approvisionnement sur le territoire national.
La France a modifié son contrôle des investissements étrangers avec la loi du 22 mai 2019 43 et le décret du 31 décembre 2019 44 qui étend son champ d’application avec l’ajout de nouvelles activités stratégiques – telles que la R&D, la presse et la production, la transformation et la distribution de produits agricoles – et abaisse le seuil de contrôle à 25% des droits de vote, que l’investisseur étranger ait franchi ce seuil directement ou indirectement, seul ou de concert. Les pouvoirs publics ont annoncé que la France allait abaisser à la fin de l’année 2020 à 10% le seuil à partir duquel l’administration contrôle les prises de participation d’investisseurs étrangers au capital d’entreprises françaises stratégiques. Les entreprises de biotechnologie, comme celles qui travaillent à la recherche d’un vaccin contre le Covid-19, devraient être incluses dans le champ d’application du décret sur les investissements étrangers en France.
En résumé, les pouvoirs publics pourraient utilement contribuer à la défense de la souveraineté industrielle de l’Europe en favorisant enfin les fusions qui conduisent à l’émergence de « champions européens », même si cela limite la concurrence au sein de l’Union européenne, et en adoptant des critères beaucoup plus stricts au moment d’autoriser ou de refuser la prise de contrôle d’entreprises européennes par des entreprises non européennes.
Conclusion
Cette note montre que la thématique des relocalisations industrielles n’offre pas véritablement de rôle directement pertinent aux pouvoirs publics. Les décisions de localisation des activités de production doivent demeurer dans le champ de décisions des acteurs concernés, à savoir les entreprises, car ce type de décision décentralisée est le plus efficace économiquement.
Toutefois, la politique de finances publiques – notamment celle relative aux impôts payés par les entreprises et aux dépenses publiques qu’ils financent – peut constituer un levier d’accompagnement puissant pour que les relocalisations bénéficient à la France et non pas à ses voisins européens.
En ce qui concerne l’action des pouvoirs publics pour les relocalisations, l’angle financier est judicieux. Un bon objectif de politique publique consiste à la relocalisation en Europe de l’actionnariat des entreprises européennes ou, ce qui est formellement équivalent, à éviter une délocalisation du capital industriel hors d’Europe. Sous cet angle, la crise du Covid-19 pourrait contribuer, à la faveur un peu paradoxale des masques de protection respiratoire, à faire utilement progresser dans l’avenir la cause de la souveraineté industrielle de l’Europe.
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