Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
Introduction
Un outil de souveraineté
Le nucléaire a permis de répondre au premier choc pétrolier
La France doit se préparer à de nouveaux chocs énergétiques
Le socle nucléaire français doit être sécurisé sur le long terme
Un facteur de compétitivité
La France est internationalement reconnue pour la qualité de son électricité
Les prix de l’électricité industrielle en France sont parmi les plus bas
Un vecteur de compétences
Avec le nucléaire, la France dispose d’une filière de haute technologie encore complète
La filière a maintenu dans de nombreuses régions un écosystème territorial, terreau d’une possible réindustrialisation
Un opérateur clé de la décarbonation
L’empreinte carbone des produits et services est amenée à devenir un nouveau facteur de compétitivité
Un atout pour le développement de l’industrie 4.0
Un avantage dans la course au nouveau carburant vert : l’hydrogène bas carbone
Conclusion
Résumé
La crise du Covid-19 a révélé la perte d’autonomie stratégique de la France par rapport à certains biens essentiels et rendu d’autant plus visible le décrochage industriel français sur les vingt dernières années. Ce décrochage est responsable non seulement d’une perte de souveraineté mais aussi certainement en partie de la fracture sociale et territoriale grandissante. Alors que le plan de relance présenté en septembre 2020 par le gouvernement accorde une importance particulière aux projets de relocalisations, cette étude s’intéresse aux avantages que représentent les installations nucléaires et la filière nucléaire française dans son ensemble pour les politiques de relocalisation et, au-delà, de réindustrialisation.
Elle démontre notamment que le nucléaire est en France un outil de souveraineté permettant de résister aux chocs énergétiques, un facteur de compétitivité-coût favorisant l’attractivité internationale du pays pour les industriels et un vecteur de compétences, terreau d’une possible réindustrialisation au cœur des territoires. Finalement, la filière nucléaire française est un opérateur clé de la décarbonation en France et présente des atouts certains, non seulement parce que l’empreinte carbone des produits et services est amenée à devenir un nouveau facteur de compétitivité mais aussi parce qu’elle permet à notre pays de se placer dans la course au carburant vert (l’hydrogène) et de se positionner dans les secteurs de demain gros consommateurs d’électricité, tels celui des data centers.
Valérie Faudon,
Déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN), enseignante à Sciences Po.
Relocaliser la production après la pandémie ?
Relocaliser en France avec l'Europe
Europe : la transition bas carbone, un bon usage de la souveraineté
Relocalisations : laisser les entreprises décider et protéger leur actionnariat
Une civilisation électrique (1) un siècle de transformations
Une civilisation électrique (2) vers le réenchantement
Prix de l’électricité : entre marché, régulation et subvention
Vers une société post-carbone
Énergie-climat en Europe : pour une excellence écologique
Relever le défi énergétique et climatique en europe : Les propositions de cinq think tanks
L’Europe face aux défis du pétro-solaire
Le nouveau monde de l'automobile (1) : L'impasse du moteur à explosion
Le nouveau monde de l'automobile (2) : Les promesses de la mobilité électrique
Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Good COP21, Bad COP21 (2) : une réflexion à contre-courant
Introduction
Voir notamment Élie Cohen et Pierre-André Buigues, Le Décrochage industriel, Fayard, 2014.
Voir Marc Vignaud, « Plan de relance : Bruno Le Maire mise sur la renaissance de l’industrie », lepoint.fr, 3 septembre 2020.
Voir Paul-Adrien Hyppolite, Relocaliser la production après la pandémie ?, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Voir Sonia Bellit, Caroline Granier et Caroline Mini, « Localiser l’industrie plutôt que la relocaliser ? », la-fabrique.fr, 8 septembre 2020; et Frédéric Gonand, Relocalisations : laisser les entreprises décider et protéger leur actionnariat, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Au milieu des années 1970, le premier choc pétrolier avait révélé la perte de souveraineté énergétique de la France et sa dépendance aux hydrocarbures importés. La principale réponse du gouvernement en place à l’époque avait été de lancer la construction du parc nucléaire dont nous disposons aujourd’hui pour notre alimentation en électricité. Au-delà des questions d’indépendance énergétique, cette décision a permis le développement d’une filière industrielle qui est aujourd’hui la troisième filière française, derrière l’aéronautique et l’automobile.
De la même façon, au printemps 2020, la crise du Covid-19 a révélé la perte d’autonomie stratégique de notre pays par rapport à des biens essentiels, en particulier dans le domaine de la santé (masques, respirateurs, médicaments…). Plusieurs économistes avaient déjà alerté sur le décrochage industriel de la France sur ces vingt dernières années 1, responsable non seulement d’une perte de souveraineté mais aussi certainement en partie de la fracture sociale et territoriale à l’origine de la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Alors, après que les gouvernements successifs ont cherché à freiner le transfert d’activités du territoire national vers l’étranger, le plan de relance présenté début septembre 2020 intègre officiellement 34 milliards d’euros en deux ans pour augmenter la compétitivité industrielle française, dont 600 millions d’euros pour financer des entreprises qui présenteraient des projets de relocalisation 2.
Beaucoup mettent en garde contre les limites et difficultés rencontrées en général par ces politiques, et recommandent de construire des avantages compétitifs de long terme plutôt que de subventionner artificiellement des activités à court terme. Plus que le rapatriement d’activités anciennes, Paul-Adrien Hyppolite propose, par exemple, des politiques visant à « localiser » en France des activités nouvelles, créatrices de valeur 3. D’autres analystes incitent aussi à se demander d’abord pour quelles raisons une entreprise choisirait de produire en France et d’y rester : formation et compétences de la main-d’œuvre, qualité des infrastructures, efficacité des écosystèmes locaux, cadre réglementaire et fiscal, etc.4
La présente note a pour objet de faire le lien entre la crise de 1970 et celle que nous vivons actuellement, et d’étudier les atouts que représentent les installations nucléaires françaises et la filière nucléaire dans son ensemble pour les politiques de relocalisation et, au-delà, de réindustrialisation. Nous analyserons les avantages comparatifs apportés par le nucléaire comme outil de souveraineté, comme facteur de compétitivité, comme vecteur de compétences, puis comme opérateur clé de la décarbonation.
Un outil de souveraineté
Le nucléaire a permis de répondre au premier choc pétrolier
Cour des comptes, « Les coûts de la filière électronucléaire », rapport public thématique, janvier 2012, 42.
Réseau de transport d’électricité (RTE), Bilan électrique 2019, 25.
En 1970, avec l’augmentation du niveau de vie, la consommation d’électricité est en pleine croissance. Les deux tiers de l’électricité française sont encore produits avec des centrales thermiques classiques (charbon, pétrole, gaz), dont les coûts de production sont alors fortement dépendants des cours des marchés de l’énergie. Avec la guerre du Kippour et l’escalade du conflit israélo- arabe, l’économie française va se retrouver confrontée à un quadruplement du prix du pétrole entre octobre 1973 et mars 1974. Avec le plan Messmer et ses évolutions successives, la France construira 58 réacteurs nucléaires entre 1978 (Fessenheim 1-2) et 2002 (Civaux 1-2), pour un coût de construction évalué par la Cour des comptes à près de 73 milliards d’euros (valeur en euros 2010) 5. En 2019, la part des centrales thermiques fossiles représentait moins de 8% de l’approvisionnement électrique 6.
Production nette d’électricité en France (y compris DOM) (en TWh*)
Source : Commissariat général au développement durable, Chiffres clés de l’énergie, Édition 2019, septembre 2019, selon les données RTE, EDF et SDES (enquête annuelle sur la production d’électricité).
* 1 térawattheure (TWh) équivaut à 1 milliard de kilowattheures (kWh).
** Thermique à combustibles fossiles (charbon, fioul, gaz naturel), biomasse ou déchets.
*** Y compris énergie marémotrice.
Sur ce graphique sont représentés, pour les années données, le total de la production nette d’électricité en France et la proportion que représente chaque source d’énergie sur ce total. En 2018 notamment, la production totale est de 557 TWh et l’énergie thermique classique a produit 54,2 TWh de ce total (9,7 %), la majeure partie étant issue de l’énergie nucléaire. |
Calcul de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN) en prenant l’hypothèse du remplacement du parc nucléaire actuel par des centrales à gaz.
Commissariat général au développement durable, Bilan énergétique de la France en 2019 – Données provisoires, avril 2020, p.2.
À noter que ces stocks, pour garder leur rôle stratégique, doivent rester classifiés en tant que matières et non en tant que déchets. Il s’agit là d’un débat en cours.
Fin 2019, les réserves minérales des gisements d’Orano s’établissaient à près de 196.362 tonnes d’uranium (Orano, Rapport annuel d’activité 2019, 18).
En se tournant vers le nucléaire, la France aura réduit ses importations d’hydrocarbures pour un montant estimé à 25 milliards d’euros par an 7. Le coût de production d’une centrale nucléaire, à la différence des centrales à gaz ou à charbon, a la particularité d’être peu sensible au prix de l’uranium, qui ne représente que 5% du coût total. Les importations correspondantes d’uranium ne représentent qu’entre 500 millions et 1 milliard d’euros par an. À titre de comparaison, la France a dépensé en 2019 plus de 44 milliards d’euros pour s’alimenter en charbon, gaz et produits pétroliers, ce qui représente la quasi-totalité des hydrocarbures qu’elle consomme dans les transports et l’habitat tertiaire 8.
Parallèlement aux investissements dans le parc nucléaire, la France a renforcé la robustesse de sa chaîne d’approvisionnement en uranium pour garantir sa souveraineté. Ainsi EDF dispose à court terme d’un stock d’uranium en France correspondant à deux ans de production d’électricité. En comparaison, les réserves d’hydrocarbures représentent moins de six mois de la consommation annuelle française. De plus, Orano (ex-Areva) dispose d’un stock stratégique d’uranium appauvri qui peut se substituer à tout moment à sept ou huit ans de consommation d’uranium naturel en utilisant les capacités modernes de conversion et d’enrichissement domestiques 9. La France a réduit ses besoins en uranium naturel en développant, au travers d’Orano, une filière de recyclage des combustibles. Aujourd’hui, 10% de l’électricité nucléaire française est ainsi produite à partir de matières recyclées. À moyen terme, la France possède, toujours par le biais d’Orano, un portefeuille de réserve en uranium représentant trente années de consommation 10.
La France doit se préparer à de nouveaux chocs énergétiques
Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères-Ministère de l’Économie et des Finances, Le Commerce extérieur de la Rapport 2020, février 2020, p. 18.
Voir Agence international de l’énergie (AIE), World Energy Outlook 2018, iea.org, novembre 2018.
Eurostat, Energy data, 2020 edition, juillet 2020.
Si, à présent, la France ne consomme presque plus de gaz et de pétrole pour produire de l’électricité, elle en est toujours très dépendante dans les transports et l’habitat tertiaire. Elle importe la quasi-totalité des hydrocarbures qu’elle consomme : la facture énergétique (solde des produits énergétiques) était encore de 44,8 milliards d’euros en 2019 11, ce qui représentait à peu près deux tiers de notre déficit commercial total.
Notre pays est donc toujours très vulnérable à de futurs chocs sur les marchés internationaux du gaz et du pétrole. Or la situation est amenée à se dégrader dans les années qui viennent, laissant précisément craindre un nouveau choc.
Rappelons que le pétrole conventionnel a déjà atteint son pic vers 2008 et que les incertitudes sont fortes sur la croissance de la production de pétrole de schiste aux États Unis, qui a connu un net ralentissement. Fin 2018, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) évaluait la perspective du pic pétrolier à 2025 12. C’est demain, considérant que les infrastructures énergétiques ne peuvent évoluer que sur les temps longs. Le pétrole représente encore un tiers de la consommation énergétique européenne. Les importations avoisinent les 95% de la consommation. À noter que le premier fournisseur de l’Union européenne est la Russie (30% des importations), suivie de l’Iraq et de l’Arabie saoudite, trois pays au centre d’enjeux géopolitiques importants.
Le gaz, quant à lui, représentait environ 22% de la consommation énergétique de l’Union européenne en 2018. Avec le déclin progressif de la production intra-européenne, l’Union européenne importe aujourd’hui près de 80% de ses besoins en gaz. Au-delà de son premier pays fournisseur, la Norvège (30%) 13, elle s’approvisionne principalement en Russie et dans les pays de l’Est, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Importations de gaz naturel par l’Union européenne en dehors de l’Union européenne, par pays d’origine, en 2017 et 2018 (en %)
Source : Fondation pour l’innovation politique, selon les données Eurostat.
* Données provisoires pour 2017 et 2018.
Ce graphique représente les entrées dans les pays de l’Union européenne de gaz naturel issu des pays hors Union européenne. La Suisse est cependant exclue de la liste des pays d’origine car le gaz qui transite par la Suisse (et qui entre dans l’Union européenne depuis ce pays enclavé) a par définition déjà été signalé comme une entrée par un autre État membre de l’Union européenne. |
Même si la consommation européenne de gaz est stable, plusieurs pays qui sortent du nucléaire (Allemagne, Belgique…) sont actuellement engagés dans des stratégies qui impliqueront une dépendance accrue vis-à-vis de centrales à gaz dans la production d’électricité. Le gazoduc Nord Stream 2, dont la mise en service était initialement prévue début 2020, est ainsi censé doubler les capacités de livraison de gaz russe de Nord Stream 1, opérationnel depuis 2012, à destination de l’Europe occidentale via la mer Baltique.
Pour s’affranchir de ces nouveaux risques, la France dispose de deux voies principales dans lesquelles elle doit s’engager conjointement : les économies d’énergie et la substitution de l’électricité nationale au gaz et au pétrole dans de nombreux usages, principalement dans les transports et l’habitat tertiaire. Comme on pourra le voir plus loin, ces deux voies sont également celles que la France doit suivre pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone au long terme.
Le socle nucléaire français doit être sécurisé sur le long terme
Voir loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat, Journal officiel, 9 novembre 2019.
Voir Ministère de la transition écologique et solidaire, Stratégie française pour l’énergie et le Programmation pluriannuelle de l’énergie 2019-2023 2024-2028, 2020, p. 162.
Voir Marco Baroni, Nuclear energy: changing the balance of power?, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2020.
Dans les années qui viennent, la sécurité d’approvisionnement française pourra être assurée par la rénovation et la prolongation des réacteurs nucléaires existants pour cinquante ou soixante ans d’exploitation. Néanmoins, la loi énergie et climat du 8 novembre 2019 a fixé un objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production électrique à 50% en 2035 14. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 2020 prévoit, pour atteindre cet objectif, un important développement des énergies renouvelables (solaire et éolien) dans le mix et la mise à l’arrêt définitif, à partir de 2027 (voire même 2025), de douze réacteurs de 900 MW avant 2035 (les deux réacteurs de Fessenheim ayant déjà été fermés) 15. Au-delà, à l’horizon 2040, la France peut être confrontée à un important « effet-falaise » lié au calendrier historique extrêmement rapide de construction des réacteurs dans les années 1980 16.
Évolution du parc nucléaire français selon la famille de réacteurs, avec une hypothèse de durée de fonctionnement à soixante ans
Source :
Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), « Quand décider d’un renouvellement du parc nucléaire français ? », avril 2019, p. 22.
Note : Les différents acronymes en légende sont des noms de paliers ou familles de réacteurs identiques. Les CPO et CPY sont des 900MW, viennent ensuite les réacteurs 1300MW, les 1450MW (aussi appelés N4) et enfin les EPR.
Les interconnexions correspondent aux redondances de connexions du réseau de transport d’électricité au sein du maillage européen.
Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), « Peut-on prendre le risque de ne pas renouveler le parc nucléaire français ? Scénarios 2050 de Compass Lexecon pour la SFEN », juin 2020, p. 33 ; Connaissance des énergies, Parc nucléaire français, fiche pédagogique, 1er juillet 2020.
Ministère de la Transition écologique et solidaire, Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). La transition écologique et solidaire vers la neutralité carbone, mars 2020, p. 31.
Ces défis auxquels sera confronté notre système électrique sont sans précédent : il faudra à la fois renouveler l’essentiel de l’infrastructure de production et changer le paradigme qui assurait l’équilibre du système électrique. Aujourd’hui, l’électricité ne se stocke pas à grande échelle et le gestionnaire du réseau électrique doit pouvoir disposer à tout moment des moyens de production nécessaires pour équilibrer la demande des consommateurs. Or le réseau va connaître une baisse de la part des moyens dits « pilotables », qui fonctionnent à la demande (nucléaire, gaz), et une augmentation de la part des moyens dits « intermittents » ou « variables », dont la production varie en fonction de la situation d’ensoleillement ou de vent.
En parallèle, notre système électrique devra aussi faire face à plusieurs incertitudes importantes. La première concerne les stratégies de nos voisins qui, désormais, avec les interconnexions 17, ont un très fort impact sur la sécurité d’approvisionnement française. Les fermetures de centrales à charbon en Europe, qui sont pilotables, devraient représenter d’ici à 2040 une perte de capacité pilotable (110 GW) équivalente à deux fois la taille du parc nucléaire français (aujourd’hui de 61,4 GW) 18.
La seconde incertitude touche la demande électrique, qui sera fonction en particulier de l’évolution du mode de vie et des attentes des Français. La « Stratégie nationale bas-carbone » (SNBC) prévoit une augmentation de la consommation électrique nationale de 30% d’ici à 2050, en grande partie liée à l’électrification des usages dans le domaine de la mobilité et de l’habitat tertiaire, mais aussi pour la production de nouveaux vecteurs d’énergie comme l’hydrogène 19. Enfin, de nombreuses incertitudes technologiques et industriels subsistent quant au potentiel des énergies renouvelables en France, que ce soit sur les gisements (ressources), sur les rythmes possibles de déploiement ou, surtout, sur les moyens de stockage d’électricité à grande échelle, permettant par exemple de stocker d’une saison à l’autre.
Face aux enjeux et dans le contexte d’incertitude actuel, il est nécessaire d’anticiper le renouvellement du parc nucléaire en préparant la mise en service de nouveaux moyens de production nucléaires dès le début de la décennie 2030. Ne pas prendre la décision de renouveler le parc nucléaire en temps et en heure peut exposer notre pays à des risques très importants. Ainsi, en Belgique, début octobre 2020, le nouveau gouvernement a confirmé, dans un accord de coalition avec le parti écologiste, la fermeture de ses centrales nucléaires pour 2025, alors qu’elles représentent plus de la moitié de l’électricité du pays. Le gestionnaire du réseau a souligné le risque que le pays ne puisse alors s’approvisionner chez ses voisins, comme la France ou l’Allemagne, qui n’auront pas nécessairement la capacité excédentaire disponible au moment elle en aura besoin. Alors que les seuls moyens de remplacement susceptibles d’être construits rapidement ne pourront être que des centrales à gaz, très émettrices de CO2, on voit que la fermeture du parc nucléaire représenterait une régression à la fois en matière de sécurité d’approvisionnement et en matière climatique.
Un facteur de compétitivité
Voir Suborna Barua, Junnatum Naym et Hazera-Tun-Nessa, « Economic Climate, Infrastructure and FDI: Global Evidence with New Dimensions », International Journal of Business and Economics (School of Management Development, Feng Chia University, Taichung, Taiwan), 16, no 1, p. 31-48, juin 2017.
Réseau de transport d’électricité (RTE), Qui sont nos clients ?
La production et la distribution d’électricité sont, d’une manière générale, l’une des infrastructures clés d’une économie. C’est un facteur différenciant pour attirer les investisseurs étrangers : une étude de 2017, réalisée dans 81 pays, a ainsi montré que la disponibilité de l’électricité était le premier facteur en termes d’impact pour attirer les investisseurs, devant la liberté économique 20. C’est précisément le cas pour les installations industrielles, qui nécessitent une disponibilité électrique ininterrompue et de haute qualité. Aujourd’hui, selon Réseau de transport d’électricité (RTE), et malgré les délocalisations amorcées depuis le début des années 2000, près de 650 sites industriels sont encore raccordés directement au réseau de transport d’électricité sur l’ensemble du territoire 21. Il s’agit des plus gros sites industriels français regroupant la quasi- totalité des électro-intensifs des secteurs historiques (sidérurgie, métaux non ferreux, chimie lourde, papier, automobile ou encore transport ferroviaire). La consommation industrielle varie selon les régions et reflète bien aujourd’hui le tissu industriel français par sa localisation et sa spécialisation.
Répartition sectorielle de la consommation de la grande industrie en région (en MWh)
Source :
Réseau de transport d’électricité (RTE), Bilan électrique 2019, p. 81.
Réseau de transport d’électricité (RTE), op. cit., p. 11-12 et 17.
En 2019, la grande industrie a représenté en France environ 17% de la consommation d’électricité nationale, en recul de 3% par rapport à 2018, avec en particulier une baisse notable dans les secteurs de la sidérurgie, du papier et du carton ainsi que dans la construction automobile. Surtout, elle est en recul de près de 14% en quinze ans, avec une forte chute en 2008, suivie d’un léger rebond mais d’un étiolement depuis 22.
La France est internationalement reconnue pour la qualité de son électricité
KPMG et Institut Choiseul, « L’Institut Choiseul et KPMG présentent la 4ème édition du Choiseul Energy Index, le baromètre mondial de la compétitivité énergétique des États », communiqué de presse, 12 février 2016, p.3.
Réseau de transport d’électricité (RTE), Bilan électrique 2018.
Voir Alex Trembath et Zeke Hausfather, « California Reveals That the Transition to Renewable Energy Isn’t So Simple », slate.com, 19 août 2020.
Isaac Maze-Rothstein, analyste chez Wood Mackenzie, cité in Vincent Collen, « Schneider prêt à pallier la fragilité du réseau électrique américain », LesEchos.fr, 24 août 2020.
Réseau de transport d’électricité (RTE), « Qualité de l’électricité : les services Qualité de la Tension+ (Q+) et Sup Quali+ », services-rte.com.
Aujourd’hui, grâce à son parc nucléaire, son parc hydroélectrique et son réseau de transport d’électricité, la France bénéficie d’une excellente réputation internationale. Selon le Choiseul Energy Index : « En termes de qualité, de disponibilité et d’accès à l’électricité, la France arrive en tête du classement, ex æquo avec la Corée du Sud. Cela s’explique notamment en raison d’un parc nucléaire important 23. » Par qualité de la fourniture d’électricité, on entend en général deux facteurs : la continuité de l’alimentation électrique et la qualité de l’onde de tension (absence de perturbations sur la tension et la fréquence).
La continuité d’alimentation recouvre l’absence de coupures ou d’interruptions du réseau, qu’elles soient très brèves ou longues. L’électricité ne se stockant pas à grande échelle, il appartient au gestionnaire d’électricité, RTE en France, d’ajuster l’équilibre à chaque seconde entre l’électricité produite et ce que les Français, particuliers ou entreprises, consomment. Ce gestionnaire doit surveiller en permanence le réseau, maîtriser les flux entre les régions et avec nos voisins européens, et anticiper les évolutions de la consommation électrique à court, moyen et long terme. Les centrales nucléaires sont un véritable atout pour la continuité d’approvisionnement : comme nous l’avons vu précédemment, un réacteur est un moyen de production dit « pilotable », au même titre que l’hydroélectricité et les centrales thermiques fossiles. En dehors des périodes d’arrêt programmé (tous les 12 à 18 mois) pour maintenance et rechargement du combustible, un réacteur fonctionne 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Il peut même ajuster ou baisser sa production en fonction de la demande du réseau, si la demande baisse (la nuit, par exemple) ou si la production solaire et éolienne, prioritaire sur le réseau, est très forte. L’énergie nucléaire est aussi le socle d’un système électrique solidaire. Grâce à un réseau électrique et à des centres de production nucléaire répartis sur tout le territoire, le modèle français permet de bénéficier du même tarif et de bénéficier de la même qualité de service partout. Par exemple, la Bretagne, qui ne produit que 15% de sa consommation d’électricité, est alimentée par les centrales nucléaires de la vallée de la Loire et de la Manche 24.
Grâce à notre parc nucléaire, les Français ont oublié les coupures d’électricité des années 1950 et 1960… comme ils avaient oublié les grandes pandémies. La préoccupation de la continuité d’alimentation revient pourtant au premier plan actuellement dans plusieurs grands pays industriels, qui gèrent dans la difficulté des transitions vers des systèmes électriques avec un pourcentage élevé d’énergies renouvelables intermittentes (solaire, éolien).
Ainsi, en août 2020, la Californie a vu les exploitants de son réseau électrique, confrontés à une vague de chaleur, devoir imposer des coupures de courant aux entreprises et aux particuliers pour la première fois depuis 2001 25. Ces coupures résultaient d’un déséquilibre entre la consommation d’électricité (utilisation intensive de la climatisation) et sa production : indisponibilité imprévue de certaines centrales à gaz, imports limités en électricité des États voisins (confrontés aux mêmes problèmes), production solaire qui chutait naturellement en fin d’après-midi et production éolienne insuffisante vu les conditions de vent. En 2014, la Californie avait fermé sa centrale nucléaire de San Onofre et elle compte toujours fermer celle de Diablo Canyon en 2025. Certains estiment aujourd’hui que la situation va continuer à se dégrader : « Dans un État comme la Californie, les entreprises sont obligées de tenir compte des coupures et de s’y préparer, explique ainsi un analyste américain. Nous prévoyons une forte croissance du marché des réseaux décentralisés dans les États où les coupures sont fréquentes et les coûts de l’électricité élevés ou volatils 26. »
Au-delà des questions de garantie de la fourniture d’électricité, les industriels exigent une qualité supplémentaire de la fourniture, car certains d’entre eux possèdent des installations sensibles à d’éventuelles perturbations de la forme de l’onde de tension délivrée par le réseau (creux de tension, surtensions impulsionnelles, variations de fréquence ou encore papillotements). Ils peuvent être amenés à demander des services de surveillance étroite des perturbations de l’onde électrique. RTE propose ainsi aujourd’hui un service sur lequel le gestionnaire s’engage sur « un nombre maximal annuel de creux de tension […] avec indemnisation possible en cas de dépassement du seuil 27 ».
Les prix de l’électricité industrielle en France sont parmi les plus bas
Malgré des progrès très importants en termes d’efficacité énergétique, les industriels restent de grands consommateurs d’électricité. Pour certains, la question du prix de l’électricité comme facteur de production est même un point clé de leur compétitivité, donc de leur décision d’investir, ou de rester en France. Aujourd’hui, la France fait partie des pays d’Europe où le prix de l’électricité industrielle est le plus bas, avec les pays scandinaves, la Finlande, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Slovénie.
Prix de l’électricité industrielle dans les pays de l’Union européenne ainsi qu’au Royaume-Uni et en Norvège en 2019, sans taxes (en centimes d’euro/kWh)*
Source :
Fondation pour l’innovation politique, selon les données Eurostat, disponibles sur le site du Bundesministerium für Wirtschaft und Energie (BMWi), « Internationaler Energiepreisvergleich für Industrie, Erdgas und Elektrizität », feuillet 29a du fichier Excel téléchargeable, 16 octobre 2020.
* Ces prix sont bien sûrs indicatifs car ils dépendent de la taille des entreprises et des différentes taxes et incitations locales.
Nicolas de Warren, in « Interview Nicolas de Warren-Uniden : “Produire en France c’est bon pour le climat” », propos recueillis par Sylvie Latieule, info-chimie.fr, 1er octobre 2019.
Ibid.
Ibid.
Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), L’uranium dans le monde.
OCDE-NEA, Uranium 2018: Resources, Production and Demand, 8 septembre 2020.
« Interview Nicolas de Warren-Uniden… », art. cit.
Voir Mathieu Hebert, « Aluminium Dunkerque passe sous pavillon britannique », usinenouvelle.com, 24 janvier 2019.
La chimie et la métallurgie, par exemple pour l’acier et l’aluminium, font partie de ces secteurs pour lesquels le prix de l’électricité industrielle est un critère fondamental. Selon l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden), parmi les grands consommateurs d’électricité, on trouve d’abord les industriels hyper électro-intensifs (HEI), avec des acteurs de la chimie comme Kem One, Arkema, Métaux spéciaux, Eramet, Vencorex ou encore Ineos. Pour eux, « le prix de l’énergie est une question vitale car il peut constituer jusqu’à 40, voire 50% du prix de revient de leurs produits 28 ». Viennent ensuite les électro-intensifs, avec de nombreux autres chimistes comme Solvay ou Segens, pour lesquels, « sans être vital, le prix de l’énergie y a une incidence directe importante sur la valeur ajoutée de l’entreprise 29 ». Enfin, parmi les grands consommateurs, on trouve « des industriels qui consomment de grandes quantités d’énergie mais réparties sur de très nombreux sites : c’est typiquement le cas de l’automobile ou des transports. Pour tous, l’accès à l’énergie est un facteur clé de compétitivité par rapport à leurs concurrents à l’international 30 ».
Ces industries se sont développées en s’appuyant sur le parc hydroélectrique et nucléaire, qui garantissait une électricité avec des prix à la fois prédictibles et bon marché. Le coût de production de l’électricité nucléaire présente l’avantage d’être hautement prédictible car très peu tributaire des cours de l’uranium : celui-ci ne représente que 5% des coûts totaux de production 31. Le marché de l’uranium est différent de ceux des autres matières premières : les risques géopolitiques sont faibles (plus de 40% des réserves actuelles en uranium se trouvent dans les pays de l’OCDE) 32 et la plupart des échanges se font au travers de contrats à long terme, de plusieurs dizaines d’années. Ces sites industriels « ne peuvent, pour la plupart et essentiellement du fait des volumes requis, que s’appuyer contractuellement sur le parc hydro-nucléaire qui seul peut leur apporter la visibilité et la compétitivité de long terme requise 33 ». Ainsi, le site Aluminium Dunkerque, implanté historiquement par le groupe Pechiney dans les Hauts-de-France, sur le site même de la centrale nucléaire de Gravelines, n’a jamais fait l’objet d’une délocalisation, et il est aujourd’hui le plus grand producteur européen d’aluminium primaire. Ce site a été racheté fin 2018 par le groupe anglais GFC Alliance pour 500 millions de dollars, après avoir bénéficié d’environ 100 millions d’euros d’investissements sur les trois années précédentes. Il a maintenu l’effectif de 570 personnes, auxquelles s’ajoutent plus d’une centaine d’intérimaires et de sous-traitants 34.
Un vecteur de compétences
Élie Cohen et Pierre-André Buigues, op. cit., p. 9.
Pour reprendre les termes d’Élie Cohen et de Pierre-André Buigues, « l’industrie dont on parle ici est faite de technologies, de services, d’intelligence dans les réseaux et aussi de production manufacturière 35 ». Avec sa filière nucléaire, la France a mis en place un écosystème industriel complet (R&D, production, services, formation…), présent sur tout le territoire et intriqué dans le paysage industriel français. En apportant un dynamisme et une masse critique sur de nombreuses activités, la filière permet à la France de disposer d’avantages compétitifs pour se réindustrialiser.
Avec le nucléaire, la France dispose d’une filière de haute technologie encore complète
Comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN)-Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN), Cartographie de la filière nucléaire française, franceindustrie.org, 2019.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Voir Marco Baroni, op. cit.
Voir « Philippe Knoche (Orano) : “S’il n’y avait pas le nucléaire, on émettrait beaucoup plus de CO2” », interview réalisée par Muriel Motte, lopinion.fr, 12 septembre 2019.
Cabinet Deloitte, « Economic and Social Impact Report », 25 avril 2019, p. 40.
Société française d’énergie nucléaire (SFEN), Le nouveau nucléaire doit faire partie du plan de relance de l’économie française, Avis de la SFEN, 13 mai 2020, p.2.
La filière nucléaire est la troisième filière industrielle française, derrière l’aéronautique et l’automobile, avec plus de 3.000 entreprises, dont 63,8% de PME et 12,5% d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) ; elle représente 6,7% de l’emploi industriel en France avec plus de 220.000 emplois (directs et indirects) 36. Les deux tiers de ces emplois sont de niveau cadre ou employés, techniciens et agent de maîtrise (ETAM) : le niveau de qualification y est deux fois plus élevé que la moyenne industrielle française 37. Dans le nucléaire, la France maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur, de l’extraction du combustible à son recyclage et à la gestion des déchets, en passant par la conception, la réalisation, l’exploitation et la maintenance des installations, ce qui lui permet de capter une plus grande proportion des emplois.
La filière a su se développer à l’international tout en maintenant une base industrielle locale. Ainsi, en grande partie grâce à ses centrales nucléaires, la France exporte chaque année vers ses voisins pour 2 milliards d’euros d’électricité (10% de la production électrique nationale) ; elle est le premier exportateur européen d’électricité 38. Les entreprises du secteur nucléaire exportent également des biens et services pour 4 milliards d’euros par an (hors vente d’électricité à l’export) 39. Plus de la moitié des entreprises de la filière ont une activité à l’exportation et elles sont présentes sur l’ensemble de la chaîne de valeur, en particulier sur les activités de fabrication d’équipements mécaniques et d’ingénierie. La PME lyonnaise Velan, spécialisée dans les robinets et les vannes, s’est ainsi imposée sur le premier marché nucléaire au monde en termes de construction de nouveaux réacteurs, la Chine 40. Le groupe Orano, spécialisé dans les produits et services autour du combustible nucléaire, réalise quant à lui 55% de son chiffre d’affaires à l’étranger mais emploie en France les deux tiers de ses 16.000 salariés 41. Il a réalisé des investissements d’envergure ces quinze dernières années sur la plateforme industrielle du Tricastin (Drôme) afin de renouveler son outil de production : l’usine de conversion Philippe-Coste inaugurée en 2018 et l’usine d’enrichissement George Besse II en 2010 sont parmi les usines les plus modernes du monde.
Les activités du secteur nucléaire ont un effet d’entraînement important sur le reste de l’économie : une étude récente estime que, d’ici à 2050, en Europe, chaque euro issu des taxes payées par l’industrie nucléaire générera 2,50 euros de recettes publiques 42. La France bénéficie aussi du même effet d’entraînement 43 grâce au haut niveau de localisation de la chaîne industrielle sur le territoire national, à la compétitivité des prix de l’électricité (voir supra) et au haut niveau de qualification qui se traduit par des rémunérations supérieures aux autres secteurs et qui génèrent plus d’emplois induits locaux.
Contribution du nucléaire, de l’éolien et de l’hydraulique au PIB européen en 2030 (en millions d’euros par GW de capacité et TWh produit)
Source :
FORATOM, Deloitte, Economic and Social Impact Report, FORATOM, 25 avril 2019, et WindEurope, Deloitte, Exploring the impact of wind energy on the European economy, novembre 2017, repris in Société française d’énergie nucléaire (SFEN), Le nouveau nucléaire doit faire partie du plan de relance de l’économie française, Avis de la SFEN, 13 mai 2020, p. 9.
La filière a maintenu dans de nombreuses régions un écosystème territorial, terreau d’une possible réindustrialisation
Élie Cohen et Pierre-André Buigues, op. cit., p. 55.
Voir Didier Bréchemier et Emmanuel Combe, Avant le Covid-19, le transport aérien en Europe : un secteur déjà fragilisé et Après le Covid-19, le transport aérien en Europe : le temps de la décision, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2020.
Le secteur automobile a annoncé une chute des immatriculations neuves en France de 87,9% en avril 2020, faisant suite à une baisse de 72,2% entre mars 2019 et mars 2020. Voir Julie Thoin-Bousquié, « Ce que pourrait contenir le plan de soutien à la filière automobile en France », usinenouvelle.com, 4 mai 2020.
Comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN)-Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN), op. cit.
Ibid.
Ibid.
Voir Serge Quaranta, « Soudeurs, un déficit critique à rectifier dans l’industrie nucléaire », sfen.org, 2 avril 2019.
Voir L’École Paris du management, « Le Grand Chalon s’illustre dans l’art d’entraîner », compte rendu du séminaire « Aventures industrielles », en partenariat avec l’Observatoire des territoires d’industrie », séance du 16 juin 2020.
Ibid., p. 1.
Cité in Gaïc Le Gros, « Une nouvelle étude sur le territoire du Grand Chalon », sfen.org, 10 novembre 2020. Réseau de transport d’électricité (RTE), op. cit.
Avant toute chose, les activités de la filière nucléaire contribuent à ce que Élie Cohen et Pierre-André Buigues appellent la richesse d’un « écosystème territorial », fait « des interactions entre fournisseurs et donneurs d’ordre, entre laboratoires et usines, et même entre start-up et tissu industriel 44 ». Un certain nombre de compétences utilisées dans la construction d’installations nucléaires sont partagées avec d’autres secteurs, lesquels sont d’ailleurs actuellement très durement touchés par la crise du Covid-19, comme l’aéronautique 45, l’automobile 46 ou le secteur pétrolier et gazier. À ce titre, il faut noter que les entreprises de la filière, qui représentent un chiffre d’affaires cumulé d’environ 47,5 milliards d’euros dans l’électronucléaire, n’ont en général qu’une part de leur activité dans le secteur : plus de la moitié (53,1%) pour les entreprises exploitantes, mais 26,9% pour les ETI, 11,7% pour les grandes entreprises et 7,9% pour les PME 47.
Actuellement, la filière nucléaire investit 970 millions d’euros par an en R&D 48, en particulier dans des domaines comme la mécanique, la résistance des matériaux, les fabrications métallurgiques innovantes et l’instrumentation. Ces activités bénéficient naturellement aux autres filières industrielles. Enfin, elle accorde aussi une place très importante à la formation continue, avec en moyenne environ neuf jours de formation par an par salarié, soit trois fois plus que la moyenne française 49. Dans le métier du soudage, par exemple, qui est sous tension pour tous les secteurs industriels, les effectifs formés sont très nettement insuffisants. À titre d’exemple, on estime qu’il y avait dans le Cotentin en 2019 près de 1.000 postes d’opérateurs restés vacants : des machines étaient arrêtées et les entreprises refusaient les contrats. À l’origine de cette désaffectation, on trouve cinq facteurs essentiels : la dévalorisation des métiers manuels de la métallurgie, un mode d’acquisition des compétences qui repose avant tout sur l’apprentissage (moins développé en France qu’en Allemagne), l’absence de grands chantiers récents sous l’effet de la désindustrialisation, des formations inadaptées et la sélectivité à l’entrée de ces formations. Sous l’impulsion du nucléaire, une action collective, « Action soudage Cotentin », réunissant une dizaine d’entreprises, la Région et plus particulièrement ses services en charge de la formation, les organismes de formation eux-mêmes et la CCI Ouest Normandie, a permis d’identifier des candidats parmi des profils retenus par Pôle emploi pour leur faire suivre un cursus de six mois 50.
Un autre exemple significatif sur l’effet d’entraînement du nucléaire est la région de Chalon-sur-Saône, qui a fait récemment l’objet d’un séminaire d’étude 51. La ville fluviale de Chalon-sur-Saône a développé dès le XIXe siècle les activités mécaniques, la métallurgie et la fabrication de produits métalliques, principalement pour les navires et les ponts. À partir des années 1960, la filière métallurgique du territoire se spécialise dans le nucléaire. L’agglomération compte aujourd’hui 9.400 emplois industriels, dont 32% proviennent du secteur des produits métalliques. Framatome, fabricant de composants pour les réacteurs nucléaires français, est le pourvoyeur de la plupart de ces emplois 52. Afin d’aider les entreprises à faire face à leurs besoins de recrutement, l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) a développé un centre de formation des apprentis des métiers de l’industrie, tandis que pour accompagner la transformation numérique du secteur, la ville a développé un projet, intitulé L’Usinerie, avec des salles de formation et un FabLab pour du prototypage, qui accueille à la fois les donneurs d’ordres, leurs sous-traitants et une pépinière d’entreprises. L’École nationale des arts et métiers (Ensam) va proposer dans un nouveau bâtiment des formations consacrées au numérique tournées vers l’industrie, depuis le bac jusqu’au doctorat, avec, par exemple, un master spécialisé en ingénierie numérique à Chalon-sur-Saône. À la suite de la crise sanitaire, le Grand Chalon, les villes du Creusot et de Montceau-les-Mines ont proposé à la Région de signer un pacte de relocalisation à l’échelle de la région Bourgogne-Franche-Comté. Comme l’indique Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, ces villes se sentent en effet en mesure d’accueillir de « nouveaux projets des secteurs ayant encore des capacités d’investissement, comme l’énergie et le nucléaire, et portant sur des éléments essentiels de leur chaîne de valeur, comme la métallurgie, la plasturgie, le packaging, la logistique et les transports 53 », domaines sur lesquels elles disposent de filières de formation très structurées.
Un opérateur clé de la décarbonation
Réseau de transport d’électricité (RTE), op. cit.
Grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables, la France dispose d’un mix décarboné à plus de 90%, soit une des électricités les moins carbonées du monde. Les émissions moyennes de CO2 en France sont inférieures à 50 g/kWh, bien en dessous de celles des pays voisins (environ 400 g/kWh pour l’Allemagne et 260 g/kWh pour l’Italie, par exemple) 54. Alors que la neutralité carbone devient un impératif pour les entreprises, la France dispose, avec son électricité décarbonée, d’un nouveau facteur d’attractivité essentiel.
Mix électrique français en 2019
Source :
Réseau de transport d’électricité (RTE), Bilan électrique 2019, p. 25.
L’empreinte carbone des produits et services est amenée à devenir un nouveau facteur de compétitivité
Voir Julien Bonnet, « Voitures électriques : une entreprise chinoise veut installer une usine de batteries en France », bfmtv.com, 14 septembre 2020.
Citée in Thomas Leroy, « Pourquoi le chinois Envision a choisi la France pour installer sa gigafactory de batteries », bfmtv.com, 18 septembre 2020.
« Interview Nicolas de Warren-Uniden… », op. cit.
Voir Nicolas Meilhan, « Comment faire enfin baisser les émissions de CO2 des voitures », La Notice d’analyse (France Stratégie), n° 78, juin 2019, p.9.
Le 14 septembre 2020, le groupe Envision, fabricant chinois de batteries pour voitures électriques, annonçait un investissement de plusieurs centaines de millions d’euros dans une gigafactory, devant aboutir à terme à un millier d’emplois directs 55. L’usine devrait ouvrir fin 2023 pour pouvoir fournir la France, l’Espagne et d’autres pays. L’une des dirigeantes du groupe, Sylvie Ouziel, déclarait que l’une des raisons du choix de la France était la présence d’« une électricité décarbonée très compétitive sur le plan du coût, très stable pour son approvisionnement, ce qui est essentiel évidemment pour nos activités, grâce au nucléaire 56 ».
À l’heure où la neutralité carbone devient une priorité affichée en Europe comme en Chine, le caractère décarboné de notre électricité peut devenir à la fois un facteur d’attractivité pour nos territoires et un avantage compétitif pour les entreprises implantées en France. Si on reprend le cas de l’aluminium, selon l’Uniden, les émissions totales (directes et indirectes) liées à la production d’une tonne d’aluminium, laquelle nécessite une grande quantité d’électricité (électrolyse de l’alumine), sont en France d’environ 2 tonnes de CO2 contre 15 tonnes en Chine, par tonne d’aluminium produite 57.
Des différences importantes apparaissent également si l’on analyse les cycles de vie des voitures, en particulier pour les modèles électriques. La fabrication de la batterie électrique d’une voiture consomme ainsi autant d’énergie que la voiture elle-même, qu’elle soit électrique, diesel ou à essence 58. Le mix électrique du pays de fabrication, selon que l’on parle de la France, où il est très décarboné, ou à l’opposé de la Pologne, où il est très carboné, a un impact très important sur les émissions de CO2 du cycle de vie.
Émissions de CO2 sur le cycle de vie d’un véhicule électrique et thermique en Europe en 2015 (en g/km)
Source :
Dale Hall et Nic Ludsey, Effects of battery manufacturing on electric vehicle life-cycle greenhouse gas emissions, The International Council on Clean Transportation (ICCT), février 2018, p. 5, repris in Nicolas Meilhan, « Comment faire enfin baisser les émissions de CO2 des voitures », La Notice d’analyse (France Stratégie), no 78, juin 2019, p. 9.
Note : Faute de données disponibles, la comparaison des émissions de carbone se fait sur le cycle de production et d’utilisation, et n’intègre pas le recyclage.
Haut Conseil pour le climat, Maîtriser l’empreinte carbone de la France, réponse à la saisine du gouvernement, octobre 2020.
Insee, « Indicateurs de richesse Empreinte carbone », insee.fr, 16 décembre 2019.
Ceci est d’autant plus important que l’ambition de la France aujourd’hui, comme préconisé récemment par le Haut Conseil pour le climat, est de ne pas se limiter aux émissions nationales et d’inclure à terme des objectifs de réduction des émissions associées à ses échanges internationaux 59. Il s’agit de réduire l’empreinte carbone, définie par l’Insee comme l’ensemble des « pressions sur le climat de la demande intérieure française, quelle que soit l’origine géographique des biens consommés 60 ». Le Haut Conseil attire ainsi l’attention sur le fait que si l’empreinte carbone de la France diminue depuis 2005 et se situe actuellement autour de 11 t éqCO2 par habitant, celle-ci masque une diminution continue des émissions sur le territoire national et une augmentation continue des émissions importées.
Évolution dans le temps des émissions composant l’empreinte carbone (en t éqCO2/hab)
Source :
Traitement SDES 2019 d’après Citepa (Inventaires Namea Air 2017, Secten 2018), Eurostat, AIE, FAO, Insee, Douanes, in Haut Conseil pour le climat, Maîtriser l’empreinte carbone de la France, réponse à la saisine du gouvernement, octobre 2020, p. 19.
Note : Entre 1995 et 2014, les données sont issues d’un calcul détaillé, tandis que les dernières années (2015-2018) sont issues d’estimations.
Ministère de la Transition écologique et solidaire, Stratégie nationale bas carbone (SNBC)…, op. cit., p. 56.
Haut Conseil pour le climat, op. cit., p. 41.
Convention citoyenne pour le climat, Les Propositions de la Convention citoyenne pour le climat, version corrigée du 5 octobre 2020, p. 15 et 17.
Daniel Boy, Sondage Opinion Way pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), «Représentations sociales et changement climatique. 20e vague», octobre 2019, p. 109.
Convention citoyenne pour le climat, op. cit., p. 18-19.
Deloitte, Uniden, Le redéploiement industriel, instrument de maîtrise de l’empreinte carbone, décembre 2020. Présentée en avant-première lors d’une conférence Les Échos et Le Parisien, 16 décembre 2020.
Ibid.
Si la France, grâce à son parc nucléaire, a une empreinte carbone faible en comparaison des autres pays développés, la part de ses émissions importées est du même ordre de grandeur. La SNBC, qui définit une trajectoire pour l’atteinte de la neutralité carbone en 2050, inclut diverses recommandations pour les réduire. Cela passe notamment par deux grands axes : premièrement, promouvoir l’effort climatique mondial, particulièrement chez les partenaires commerciaux de la France ; deuxièmement, « favoris[er] la production sur le territoire national si elle est moins émettrice, et [prévenir] le risque de fuite de carbone, qui est la délocalisation d’une production du fait des réglementations climatiques 61 ». La relocalisation en France permet de réduire l’empreinte carbone pour un produit dont la production nécessite beaucoup d’électricité ou qui nécessite des transports internationaux fortement émetteurs de CO2 (l’avion, par exemple).
Plusieurs dispositifs permettraient de faire de l’empreinte carbone des biens et services un facteur de compétitivité. Ainsi le Haut Conseil pour le climat évoque l’option d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, sous la condition qu’il soit techniquement faisable, ou l’intégration d’outils dans les accords de libre-échange. Il précise que « prendre en considération les émissions de GES [gaz à effet de serre] des fournisseurs fait partie intégrante des enjeux environnementaux liés à l’activité des entreprises au sens de la loi Pacte » votée en mai 2019, et que, « concrètement, des initiatives existent déjà concernant les émissions importées de certaines entreprises françaises 62 ». En ce qui concerne les émissions des voitures, France Stratégie propose l’instauration d’une norme européenne limitant l’empreinte carbone associée à la production automobile afin de s’assurer que la fabrication des futures voitures à faibles émissions et de leurs batteries soit alimentée par une électricité peu carbonée.
Un autre levier est aussi celui de la « consommation engagée ». Dans les propositions de la Convention citoyenne pour le climat figure ainsi celle de « créer une obligation d’affichage de l’impact carbone des produits et services » afin de « donner [au consommateur] l’information appropriée à une prise de conscience de l’impact de ses choix afin de l’orienter vers des pratiques plus vertueuses 63 ».
Dans une enquête récente concernant les actions qui paraîtraient les plus efficaces pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, la première réponse donnée par les personnes interrogées est le fait de « consommer moins ou de consommer des produits ayant moins d’impact sur l’environnement » (22%), suivie par le fait de « développer les énergies renouvelables pour son logement » (20%) 64. Il est néanmoins nécessaire d’améliorer les outils d’analyse en cycle de vie déjà à disposition des entreprises en harmonisant et en encadrant leurs méthodologies de calcul, ainsi qu’en respectant les normes ISO existantes, dans l’objectif d’afficher un « score carbone sur tous les produits de consommation et les services », comme l’a recommandé la Convention citoyenne pour le climat 65.
Une des voies enfin pour réduire notre empreinte carbone est de regagner des parts de marché sur les secteurs industriels les plus consommateurs d’énergie. Une étude de Deloitte pour l’Uniden 66 sur plusieurs secteurs (acier, aluminium, ciment, papier, PVC, sucre et verre plat) montre que le décrochage français de 1995 à 2015 dans ces industries s’est traduit non seulement par une perte de 13.000 emplois, mais aussi par une augmentation de 50% de l’empreinte carbone associées à ces productions substituées. L’Uniden parle d’un effet « double peine » et met en valeur que la localisation industrielle est à la fois une donnée économique et environnementale : ces deux dimensions ne sont plus autonomes. La même étude présente un scénario de reconquête industrielle dans ces secteurs, avec la création de 9.600 emplois et une baisse des émissions de 5 millions de tonnes de CO2 équivalent, avec une contribution positive de toutes les filières 67.
Un atout pour le développement de l’industrie 4.0
Cité in Didier Géneau, « L’“industrie 0” pour relocaliser la production », lemonde.fr, 21 avril 2016.
The Shift Project, « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne », juillet 2019, p.1.
Voir George Kamiya, « The carbon footprint of streaming video: fact checking the headlines », iea.org, 11 décembre 2020.
Voir Yves Caseau et Serge Soudoplatoff, La blockchain, ou la confiance distribuée, Fondation pour l’innovation politique, juin 2016.
Voir George Kamiya, art. cit.
Voir Philippe Richard, « Le cloud public ne connaît pas la crise », itsocial.fr, 31 août 2020.
Entsoe, Power statistics, 2018 et electricityMap.
Nabil Wakim, « Électricité : l’imposture des “offres vertes” », lemonde.fr, 26 août 2019.
« We are the first major company to make a commitment to operate on 24/7 carbon-free energy in all our data centers and campuses worldwide. This is far more challenging than the traditional approach of matching energy usage with renewable energy, but we’re working to get this done by 2030 » (Sundar Pichai, « Our third decade of climate action: Realizing a carbon-free future », google, 14 septembre 2020).
Cité in Hugues Garnier, « Thierry Breton : “Je souhaite que les données des Européens soient traitées et stockées en Europe” », bfmtv.com, 25 août 2020.
La transformation numérique de l’industrie est reconnue comme l’un des leviers pour changer le modèle industriel et économique de nombreux secteurs. Dans l’industrie 4.0, les nouvelles technologies de l’information (robotique, impression 3D, big data…) permettront, selon Olivier Scalabre, directeur associé au bureau de Paris du Boston Consulting Group, le développement de « petites usines dites intelligentes, automatisées, capables d’une grande flexibilité dans la production et situées au plus près des clients ou consommateurs 68 ». Cette conception rend caduc le modèle économique reposant sur des complexes industriels géants installés dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. À noter que ces petites usines, très automatisées, représentent aussi une rupture avec le modèle des usines avec leurs milliers d’ouvriers alignés : la main- d’œuvre sera moins nombreuse, mais beaucoup plus qualifiée. Les nouvelles usines auront des automatismes et des robots, et surtout elles produiront et traiteront énormément de données, générées par les clients, afin de permettre l’adaptation de la production à leurs besoins, par les partenaires et par les infrastructures elles-mêmes. Ainsi, de nombreux capteurs permettront de détecter non seulement la panne d’une machine ou un produit défectueux mais aussi de mesurer en temps réel de nombreux paramètres permettant de diagnostiquer à distance des défauts d’entretien ou d’anticiper la dégradation et l’obsolescence d’une machine afin de pouvoir mettre en place des services de maintenance prédictive. L’Internet des objets et la radio-identification (RFID) offriront la possibilité de suivre les produits depuis leur création jusqu’à leur fin de vie et de comprendre comment ils sont utilisés afin de mieux les adapter aux besoins des utilisateurs. L’arrivée de la 5G devrait faciliter un grand nombre de ces applications ainsi que le développement des véhicules autonomes.
Les données et les algorithmes nécessaires à ces opérations, que les entreprises gèreront sur leurs propres serveurs ou dans le cloud, leur demanderont de grandes capacités de traitement. Elles contribueront à la très forte croissance actuelle du nombre des usages du numérique. La question de l’impact sur la consommation électrique de la relocalisation d’activités industrielles en France sur ce modèle de l’industrie 4.0 à l’horizon 2050 est aujourd’hui à l’étude au sein de différents organismes. Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais on peut anticiper que la question des émissions de CO2 sera un sujet d’attention pour les entreprises, comme le démontre la déclaration récente du chinois Envision.
L’impact climatique de la croissance exponentielle de la vidéo à la demande a récemment fait l’objet d’une grande attention médiatique après la publication d’un rapport du Shift Project qui estimait que « les émissions de gaz à effet de serre des services de vidéo à la demande (de type Netflix ou Amazon Prime) équivalent à celles d’un pays comme le Chili 69 ». Ces sujets font l’objet de controverses méthodologiques. L’AIE évoque les progrès réalisés ou à venir en matière d’efficacité énergétique par les data centers, les réseaux et les objets 70, mais elle indique néanmoins que l’on ne peut exclure un effet rebond lié à la consommation énergétique engendrée par la blockchain 71 et l’intelligence artificielle. L’AIE rappelle aussi que l’empreinte carbone de la vidéo à la demande peut être particulièrement faible dans des pays qui ont décarboné leur électricité, ce qui est le cas de la France 72.
Le marché mondial des services dans le cloud a connu une croissance de 26% en 2019 et a plus que doublé depuis 2016 et cinq grands acteurs – Amazon Web Services (AWS), Microsoft, Salesforce, Google et Oracle – représentent plus d’un tiers du marché total du secteur 73. Attachés à leur image en matière de responsabilité sociale d’entreprise (RSE), tous les grands acteurs du numérique ont affiché déjà depuis plusieurs années des ambitions de neutralité carbone pour leurs activités. Certains n’hésitent pas à communiquer sur du « 100% renouvelable » et s’appuient pour cela sur des mécanismes permettant pour chaque kilowattheure consommé d’acheter l’équivalent en « garanties d’origine » émises par des producteurs d’énergie renouvelable. Une « garantie d’origine » est un document électronique certifiant que de l’électricité a été produite à partir d’une source d’énergie renouvelable et injectée sur le réseau électrique. Ces systèmes sont de plus en plus critiqués : en effet, ce n’est pas parce qu’il y a beaucoup de puissance installée renouvelable sur le réseau que l’électricité est bas carbone. L’Allemagne, par exemple, a une capacité de production électrique en solaire et en éolien très supérieure à celle de la France, mais ses émissions de CO2 sont de l’ordre de 350g de CO2/kWh, alors que celles de la France sont de 50g de CO2/kWh 74. Cela est dû à sa dépendance toujours très forte aux centrales à charbon pour assurer sa sécurité d’approvisionnement électrique. Aussi, un article du journal Le Monde pouvait-il dénoncer « l’imposture des “offres vertes” », soulignant que le mécanisme des certificats d’origine ne pouvait même pas garantir un investissement dans le pays d’achat, car ceux-ci pouvaient même être achetés dans d’autres pays non connectés au réseau national 75.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la rupture que représente récemment l’annonce de Sundar Pichai, PDG de Google et Alphabet : « Nous sommes la première grande entreprise à s’engager à fonctionner avec une énergie sans carbone 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans l’ensemble de nos data centers et campus dans le monde entier. C’est bien plus difficile que l’approche traditionnelle consistant à faire correspondre la consommation d’énergie avec les énergies renouvelables, mais nous travaillons pour y parvenir d’ici à 2030 76. » Par cette déclaration, Google établit un nouveau critère des politiques climat des grands acteurs. Dans les pays sans nucléaire ou sans hydroélectricité, cela requerra que Google mette en œuvre ses propres moyens de flexibilité de la consommation et du stockage. Avec le nucléaire, cette stratégie peut être mise en œuvre dès maintenant. La France peut donc l’offrir aux grands acteurs de l’hébergement dès aujourd’hui. De plus, Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, déclarait aussi il n’y a pas longtemps : « Nos données, c’est ce que nous avons de plus précieux en matière industrielle », ajoutant qu’il souhaitait que « les données des Européens soient traitées en Europe 77 ». Alors que la localisation des données devient une préoccupation de souveraineté européenne, la France, avec son électricité décarbonée, a entre ses mains un réel potentiel pour accueillir ces efforts.
Un avantage dans la course au nouveau carburant vert : l’hydrogène bas carbone
Voir Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, « Présentation de la stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène décarboné en France », economie-gouv.fr, 9 septembre 2020.
Jean-Louis Durville, Jean-Claude Gazeau, Jean-Michel Nataf, Jean Cueugniet et Benoît Legait, « Filière hydrogène-énergie. Rapport à Madame la Ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie et à Monsieur le Ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique », septembre 2015, p.15.
Réseau de transport d’électricité (RTE), La Transition vers un hydrogène bas Atouts et enjeux pour le système électrique à l’horizon 2030-2035, janvier 2020, p. 55.
Ibid., p. 55.
Début septembre 2020, dans le cadre du plan de relance post-Covid-19, le gouvernement français a annoncé un plan hydrogène doté de 2 milliards d’euros pour 2021 et 2022 et un plan plus vaste, de plus de 7 milliards d’euros d’ici à 2030 pour constituer une filière française de l’hydrogène 78. Ceci fait écho à l’annonce par l’Allemagne, en juin 2020, d’un plan massif de 9 milliards d’euros sur dix ans.
Aujourd’hui, de nombreuses institutions estiment que l’hydrogène bas carbone pourrait jouer un rôle important pour atteindre les objectifs de neutralité carbone. À court terme, il s’agira de décarboner l’hydrogène utilisé actuellement dans l’industrie, produit à base d’énergies fossiles très émettrices de CO2.
Surtout, il pourra être un vecteur de décarbonation pour d’autres usages existants, difficiles à décarboner par l’électricité, comme le transport lourd (de manière très complémentaire aux solutions électriques). À terme, certains voient le vecteur hydrogène contribuer à des solutions de stockage intersaisonnier dans des mix électriques comportant une part importante d’énergies renouvelables variables.
Pour être un atout dans la transition énergétique, l’hydrogène devra être produit de manière peu carbonée. La technologie de vaporeformage aujourd’hui utilisée, à base de gaz naturel (méthane), émet environ 7 à 10 kilos de CO2 pour 1 kilo d’hydrogène produit 79. Plusieurs solutions existent pour produire de l’hydrogène bas carbone, dont l’électrolyse de l’eau à partir de l’électricité bas carbone. C’est une technologie industriellement mature et que l’on peut déployer dès aujourd’hui à grande échelle, et, précisément, la France peut s’appuyer sur son réseau électrique déjà quasiment décarboné pour développer une filière industrielle d’électrolyse performante. Reste la question de la compétitivité de l’hydrogène produit par électrolyse : d’après une étude de RTE, la production par électrolyseur a un coût de revient situé entre 3 et 7€/kgH2, contre moins de 2€/kg avec le procédé de vaporeformage du méthane, aux conditions économiques actuelles et hors coût de logistique aval pour le transport et le stockage 80. Ce différentiel est amené à se réduire à l’avenir sous l’effet de la baisse des coûts des électrolyseurs, liée au déploiement à plus grande échelle au niveau mondial d’unités de grandes tailles. Le coût complet de production par électrolyse bas carbone dépend aussi beaucoup de la façon dont fonctionneront les électrolyseurs. Dans la même étude, RTE explore et compare les coûts de plusieurs modes opératoires pour les électrolyseurs. Les résultats de l’étude montrent que la production à partir de l’électricité de base (hors période de tension) est la plus avantageuse (3€/kgH2), en particulier par rapport à l’approvisionnement sur le marché en période de surplus renouvelable ou nucléaire, ou bien par rapport aux systèmes basés sur de l’autoproduction, solaire par exemple 81.
Comparaison des coûts collectifs du vaporeformage et de l’électrolyse (en €/kgH2)
Source :
RTE, La Transition vers un hydrogène bas carbone. Atouts et enjeux pour le système électrique à l’horizon 2030-2035, janvier 2020, p. 55.
Ibid., p. 8.
Voir « Paris vise une alliance avec l’Allemagne dans l’hydrogène, déclare Le Maire », reuters.com, 30 juin 2020.
Le fonctionnement en période d’excédent (prix bas de l’électricité) conduit à des facteurs de charge faibles pour les électrolyseurs et nécessite de déployer rapidement une très grande capacité d’électrolyseurs, au point de poser une question de faisabilité. Ce fonctionnement constitue donc un enjeu important pour l’aval de la chaîne qui doit trouver les solutions afin d’assurer la continuité de son approvisionnement en dehors des périodes de production (le stockage, par exemple).
La solution avec électricité en base permet d’atteindre des facteurs de charge significatifs pour les électrolyseurs (entre 3.000 et 6.000 heures/an) 82. Elle permet ainsi de répartir les électrolyseurs près des lieux de consommation industrielle, Du fait de la disponibilité de l’électricité sur tout le territoire. Il est de cette façon possible d’économiser sur la chaîne logistique associée à l’hydrogène vaporeformé. Enfin, elle offre des possibilités de services systèmes (effacement) lors des périodes de tension.
Avec son électricité décarbonée nucléaire et renouvelable, la France dispose d’un avantage compétitif exceptionnel pour produire de l’hydrogène bas carbone moins cher sur son propre sol. Le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance Bruno Le Maire évoque ainsi, à propos d’un projet d’alliance entre la France et l’Allemagne sur l’hydrogène, la possibilité que la France produise par elle-même son « hydrogène propre » à partir de son électricité nucléaire 83. Cet aspect paraît d’autant plus évident que, limitée par ses gisements de production d’électricité renouvelables, l’Allemagne prévoit aujourd’hui de susciter la production d’« hydrogène vert » en Afrique du Nord et au Proche-Orient, pour l’importer ensuite vers l’Europe, en contradiction avec les objectifs de souveraineté énergétique de l’Union européenne.
Conclusion
Voir Didier Witkowski, « Le nucléaire et les valeurs des Français en 2020 » Revue générale du nucléaire, n° 4, juillet-août 2020, p.28-31.
Le nucléaire, en tant qu’énergie bas carbone et en tant que troisième secteur industriel français, est source d’avantages comparatifs clés sur lesquels le pays peut s’appuyer dans ses stratégies de relocalisation et de réindustrialisation. Ces dernières années, il a été au cœur de débats politiques qui semblent à présent dépassés, alors que la priorité écologique est à la lutte contre le changement climatique.
Qu’en pense l’opinion publique ? Depuis plusieurs années, EDF interroge les Français via un baromètre réalisé par l’institut CSA pour mieux comprendre les dynamiques sociales et les opinions sur la production d’électricité en France. Entre 2014 et 2017, la plupart des personnes interrogées mettaient en avant le soutien à toutes les activités industrielles. En 2018, le partage était presque parfait entre deux priorités: activités industrielles et croissance verte. En 2019, et encore davantage en 2020, la bascule s’est opérée avec une nette majorité pour la croissance verte 84.
L’énergie nucléaire, bas carbone, est-elle alors un moyen de réconcilier les deux aux yeux des Français ? Pas encore. Le même baromètre montre que 37% des Français pensent encore, avec plus ou moins d’assurance, que les centrales nucléaires produisent du CO2. Cette méconnaissance a tendance à se réduire chaque année. La parole gouvernementale sur le nucléaire, très influente sur l’opinion des Français dans le cadre de sujets aussi techniques, peut participer de ce mouvement.
La question du renouvellement du parc nucléaire avec la décision, actuellement en instruction, de construire une première série de six EPR sera sûrement au cœur des débats politiques à venir, à la fois en termes du maintien de notre avantage compétitif sur l’électricité bas carbone et dans le cadre de notre stratégie de réindustrialisation des territoires.
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