Relocaliser en France avec l'Europe
Introduction
Unis dans la subsidiarité : les relocalisations, une option franco-européenne parmi d’autres
Les relocalisations, entre primat des arbitrages économiques, primauté des politiques nationales et prééminence des politiques européennes ?
La relocalisation des investissements après le Covid-19 : une dynamique politique qui en cache d’autres
Les outils européens économiques, financiers et industriels, facteurs d’attractivité pour les investissements
Le marché unique, élément d’attraction pour les investisseurs
Les outils européens dans le domaine financier
Les outils de politique industrielle européenne
Les outils européens en matière de politique commerciale : la viscosité des échanges comme aiguillon des relocalisations ?
Les outils de la politique commerciale européenne : un impact ambivalent
L’affirmation des préférences collectives européennes, barrières non tarifaires au commerce international
Conclusion
Résumé
La crise du coronavirus a mis en évidence une dépendance extérieure excessive des Européens en matière sanitaire. D’ores et déjà, ce constat a entraîné des annonces de relocalisation de certaines productions en France et en Europe. Ces relocalisations, qui dépendent avant tout des entreprises, pourraient toutefois être limitées dès lors qu’elles ne sont qu’une option économique parmi d’autres. Dans un contexte géopolitique nouveau, elles pourraient également être encouragées par les autorités publiques, nationales et européennes. Il revient d’abord à la France de prendre les bonnes décisions afin de renforcer son attractivité, au même titre que ses partenaires européens. L’Union européenne, quant à elle, dispose d’une série d’outils économiques, financiers et industriels qui sont autant d’atouts pour attirer les investisseurs, notamment grâce au marché unique.
Compétence exclusive de l’Union européenne, la politique commerciale doit également contribuer à dessiner le cadre juridique et politique dans lequel opèrent les investisseurs. C’est sur ce registre commercial que doivent être identifiés les outils communautaires, existants ou à créer, susceptibles de favoriser un mouvement de relocalisations, dans un contexte propice à l’affirmation des préférences collectives européennes. Afin de renforcer le retour ou l’installation d’activités productives sur son sol, la France doit donc concilier usage résolu des outils nationaux et mobilisation consensuelle des outils européens.
Yves Bertoncini,
Enseignant et consultant en Affaires européennes.
Relocaliser la production après la pandémie ?
Europe : la transition bas carbone, un bon usage de la souveraineté
Relocalisations : laisser les entreprises décider et protéger leur actionnariat
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
Souveraineté économique : entre ambitions et réalités
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (1)
L’Europe face aux nationalismes économiques américain et chinois (2)
L'Europe face aux nationalismes économiques américains et chinois (3)
Les géants du numérique (1) : magnats de la finance
Les géants du numérique (2) : un frein à l'innovation ?
Covid-19, États-Unis, Chine, Russie : les grandes puissances inquiètent l'opinion
Changements de paradigme
Ne gaspillons pas une crise
Repenser notre politique commerciale
Introduction
Sur ce défi, voir Yves Bertoncini, « Renforcer notre autonomie stratégique après le Covid-19 : vertus d’une approche franco-européenne », Terra Nova, 15 juin 2020.
Emmanuel Macron, « Adresse aux Français, 12 mars 2020 ».
La crise du coronavirus suscite un débat bienvenu sur le renforcement de l’autonomie stratégique de la France et de l’Union européenne 1 , y compris via les relocalisations qui pourraient en découler grâce à des incitations à la fois nationales et européennes. Le président Emmanuel Macron, dès son premier discours de crise, le 12 mars 2020, a ainsi évoqué la nécessité de renforcer notre autonomie stratégique, en déclarant : « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraines, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main 2. » C’est dans cette perspective que pourrait advenir le retour sur le sol national et européen d’investissements aujourd’hui localisés hors de l’Union européenne et que pourraient y être engagés davantage d’investissements jugés stratégiques par les Européens, pour autant que des décisions économiques et politiques soient prises en ce sens. La crise du coronavirus met en évidence une dépendance extérieure excessive des Européens en matière sanitaire. D’ores et déjà, cette situation a entraîné des annonces et des décisions de relocalisation (médicaments, masques, vaccins, etc.). Toutefois, la réflexion reste largement ouverte s’agissant de la nature et de la portée de relocalisations dans d’autres domaines. Il est nécessaire d’appréhender les enjeux de ce débat, en particulier lorsqu’il s’agit d’identifier les outils européens qui pourraient servir de vecteurs à de telles relocalisations. Cela suppose de bien distinguer ce qui relève de décisions nationales de ce qui relève de décisions européennes. Ainsi, la conduite de politiques industrielles et commerciales suppose un large consensus entre les États membres. Cette réflexion franco-européenne apparaît d’autant plus salutaire que se multiplient en France les appels à la « démondialisation » susceptibles de crisper nos voisins et de tromper nos compatriotes.
Dans ce contexte, trois séries de considérations pourront guider le débat sur les relocalisations post-Covid-19 :
- appréhender les logiques politiques et économiques du cadre européen qui font des relocalisations une option parmi d’autres ;
- mesurer l’impact potentiel du recours à des outils européens en matière économique, financière et industrielle ;
- envisager l’usage d’outils européens en matière commerciale et environnementale.
Unis dans la subsidiarité : les relocalisations, une option franco-européenne parmi d’autres
Voir Conseil européen, « Réunion extraordinaire du Conseil européen (17, 18, 19, 20 et 21 juillet 2020) – Conclusions », 21 juillet 2020.
Sur ce registre, voir notamment Commission européenne, « Une nouvelle stratégie industrielle pour
l’Europe », 10 mars 2020.
L’irruption du Covid-19 a tout à la fois avivé le débat sur la localisation d’investissements perçus comme stratégiques, notamment en matière sanitaire, et illustré la difficulté de susciter un consensus européen en temps de crise. Si des compromis ont pu être adoptés pour accroître la solidarité européenne face au coronavirus, notamment via l’adoption du plan de relance Next Generation EU par le Conseil européen le 21 juillet 2020 3, il n’en a pas été de même s’agissant du renforcement de la souveraineté européenne, qui fait l’objet d’intenses réflexions 4. Bien au-delà du seul secteur sanitaire, qui pourrait faire consensus, il importe donc de bien identifier les logiques politiques et économiques à l’œuvre au niveau européen afin d’évaluer dans quelle mesure les outils de l’Union européenne pourraient être mobilisés pour ainsi encourager des relocalisations. Ces dernières n’apparaissent dès lors que comme une option parmi d’autres pour dessiner le monde de l’après-Covid-19, même si elles peuvent être portées par d’autres dynamiques politiques.
Les relocalisations, entre primat des arbitrages économiques, primauté des politiques nationales et prééminence des politiques européennes ?
Sur ces enjeux, voir Coface, «World trade: despite a sudden interruption, global value chains still have a bright future », coface.com, 26 mai 2020.
Sur cet enjeu, voir notamment Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi, « Désindustrialisation, délocalisations »,
rapport pour le Conseil d’analyse économique, La Documentation française, 2005 ou encore Lionel Fontagné, « Délocaliser ou externaliser : comprendre les stratégies des entreprises françaises », cepii.fr, 25 juin 2013.
La création d’entreprises conjointes (joint ventures) avec un partenaire local afin de produire sur place est le plus souvent requise par les autorités chinoises ou indiennes comme condition d’accès à leur marché domestique.
Notons que les relocalisations pourraient aussi conduire à une robotisation accrue des processus de production en Europe et pas nécessairement à des recrutements massifs.
Il convient tout d’abord de souligner que les localisations ou relocalisations d’investissements découlent de décisions fondées sur le primat des arbitrages économiques et la primauté des politiques nationales – les politiques européennes ne fournissant qu’un cadre d’ensemble.
Des relocalisations fondées sur des arbitrages d’abord économiques
L’Union européenne réunit des économies de marché qui laissent les entreprises libres de leurs décisions y compris en matière de localisation de leurs investissements. Ces choix de localisation ou de relocalisation sont donc d’abord déterminés par des arbitrages économiques tenant compte du poids des consommateurs et de la recherche de profit des actionnaires 5.
Alors que le débat public sur les décisions de délocalisation évoque systématiquement la recherche de moindres coûts de production pour les dirigeants et actionnaires des entreprises concernées, il est essentiel de souligner l’importance des consommateurs dans leurs choix :
- d’une part, parce que les investissements productifs visent souvent à accéder à un marché dont la demande est jugée solvable et/ou en expansion : c’est aussi parce que les consommateurs de pays comme la Chine sont une cible prioritaire que des investissements français et européens y sont réalisés, pas seulement parce que le salaire des employés y est plus bas qu’en France et en Europe 6 ; l’augmentation régulière du pouvoir d’achat des consommateurs non européens constitue à cet égard un obstacle économique puissant à d’éventuelles relocalisations productives sur notre continent 7 ;
- d’autre part, parce que les investisseurs doivent s’efforcer d’offrir le meilleur rapport qualité/prix à leurs clients : s’il n’est pas exclu que les entreprises privilégient des fournisseurs situés en Europe pour ce motif, il est notable que tout mouvement de relocalisation générateur de hausse des prix (et donc de baisse du pouvoir d’achat) pourrait rapidement se heurter à des limites du point de vue des consommateurs individuels 8.
Un mouvement de relocalisation déjà amorcé par les entreprises
De nombreuses entreprises européennes ont engagé des stratégies de relocalisation de leurs activités bien avant la crise du Covid-19. Ces relocalisations sont principalement fondées sur la volonté de :
De telles relocalisations peuvent aussi découler de la hausse des salaires constatée dans des pays à bas coût comme la Chine, même si une telle hausse a pour effet de rendre encore plus solvable la demande domestique, et donc d’accroître les motifs d’une localisation productive sur place. |
Voir Paul-Adrien Hyppolite, Relocaliser la production après la pandémie ?, Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Le classement « Doing Business » régulièrement établi par la Banque mondiale est l’un des plus souvent
cité en termes d’attractivité des États pour les investisseurs. Voir World Bank Group, Doing Business 2020, chap. 1.
Les logiques de consommation des entreprises et celles des individus ou ménages sont bien distinctes :
- les individus et les ménages semblent particulièrement sensibles au rapport qualité/prix, de sorte qu’il n’a pas été établi à ce stade que la provenance locale ou nationale de tel ou tel produit les conduisait à délaisser en masse l’achat de produits importés, au-delà des déclarations de principe ; seuls les produits directement associés à un savoir-faire local ou national (par exemple, en France, dans le luxe ou la gastronomie) bénéficient à cet égard d’une prime à la localisation domestique ;
- la promotion de leur responsabilité sociétale (RSE) par les entreprises semble en revanche indiquer que les consommateurs français et européens sont de plus en plus attentifs aux conditions de production des biens et services qu’ils achètent, ce qui peut peser sur les choix ou les modalités de localisation des investissements européens, voire sur leur relocalisation ;
- les entreprises ont par ailleurs développé un commerce intra-firmes international qui a puissamment contribué à la fragmentation des chaînes de production et de valeur (beaucoup d’importations concernent donc des composantes de produits finaux assemblés en Europe) 9 ; elles peuvent être amenées à relocaliser certains de ces investissements si une forte pression des consommateurs français et européens s’exerce sur eux mais aussi et surtout si le coût et la sécurité de leurs approvisionnements se dégradent.
La relocalisation d’investissements peut enfin découler de considérations davantage politiques, notamment liées, d’une part, à l’évolution du contexte géopolitique ou géoéconomique global ou régional – la crise du Covid-19 pouvant entraîner des ajustements à cet égard – ou, d’autre part, à des considérations liées à la nature et à l’évolution du cadre juridique mis en place par les autorités publiques nationales et européennes – le cadre national apparaissant au moins aussi déterminant que le cadre européen.
La primauté des politiques conduites par les États membres
Avant d’évoquer l’importance des politiques conduites par les États membres pour encourager les localisations ou relocalisations d’investissements, il faut tout d’abord souligner que tous les États ne disposent pas des mêmes atouts démographiques et géographiques sur ce registre. C’est notamment parce que la France est un grand pays de plus de 66 millions de consommateurs, directement voisin d’autres grands pays riches comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qu’elle bénéficie d’une attractivité naturelle bien supérieure à celle de petits pays européens périphériques, voire insulaires (comme l’Irlande).
Au-delà de ces caractéristiques naturelles, les États de l’Union disposent des principaux outils ayant une influence sur la localisation des investissements et d’éventuelles relocalisations. C’est à ce titre qu’ils développent des politiques visant à améliorer leur attractivité et c’est sur ce registre que cette dernière est évaluée aussi bien par les investisseurs que par les organisations internationales 10. Ces stratégies et évaluations font apparaître que les choix de localisation d’investissements sont particulièrement sensibles à la stabilité de l’environnement juridique et politique, à la qualité des ressources humaines et à l’évolution des coûts salariaux unitaires, au niveau et à la structure des prélèvements fiscaux et sociaux, à la fiabilité et à la disponibilité des infrastructures et des services publics, etc.
Il revient donc aux États de mettre en place les politiques susceptibles d’encourager la localisation ou la relocalisation des investissements sur leur sol – par exemple en matière fiscale. Lorsque le Danemark et l’Allemagne ont choisi d’augmenter leur taux de TVA, ils l’ont notamment fait afin de privilégier un prélèvement qui pèse de la même manière sur les producteurs étrangers et domestiques. Les autorités françaises ont été confrontées à un choix similaire sous la présidence de Nicolas Sarkozy, promoteur d’une TVA dite « sociale ». De même, la baisse programmée des « impôts de production » a vocation à rapprocher les entreprises françaises des conditions de concurrence des producteurs étrangers.
Cette dimension nationale du débat sur les localisations et relocalisations apparaît clairement si l’on prend le temps de considérer que des pays de l’Union européenne participant au même marché unique et à la même union monétaire affichent des situations et des performances très contrastées, par exemple en matière industrielle. C’est donc bien au niveau national que doivent être relevés nombre de défis et prises nombre de décisions en la matière. Il s’agit dès lors de ne pas surinvestir le débat européen en délaissant la réflexion et les arbitrages à rendre au niveau national, au prix d’un triple risque : celui de « lâcher la proie pour l’ombre », celui d’accuser l’Union européenne de maux dont elle n’est pas directement responsable mais aussi celui de crisper les autres États membres, s’ils ne voient pas l’utilité ou l’intérêt d’adapter les politiques communautaires, alors que leur accord est nécessaire pour utiliser les outils européens.
Part de l’industrie dans la valeur ajoutée (hors construction)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique, septembre 2020.
Source :
Eurostat chiffres 2018, Yves Bertoncini.
Conseil européen, « Une feuille de route pour la relance », 21 avril 2020, p. 3.
L’impact majeur des politiques et outils de l’Union européenne
Le fait que l’Europe n’offre qu’une partie des outils utilisables pour favoriser les localisations ou relocalisations d’investissement ne doit pas minimiser son impact. Elle dispose de fait d’une « boîte à outils » consistante en la matière, aussi bien de nature interne (marché unique, financements communs, incitations industrielles) que de nature externe, particulièrement sa politique commerciale.
Il est souvent reproché aux pays membres, particulièrement à la France, de ne pas suffisamment privilégier la promotion de ses producteurs et de se focaliser sur la satisfaction des consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers ou des entreprises (pour leurs consommations intermédiaires). Il importe donc de rappeler que la priorité traditionnellement accordée par l’Union européenne aux consommateurs procède moins d’une « naïveté » intellectuelle que d’un double arbitrage de ses États :
- arbitrage politique, d’une part, qui traduit la difficulté européenne de faire des choix industriels avantageant les pays accueillant les sièges sociaux et les emplois concernés (alors que les consommateurs peuvent être servis dans tous les pays) ;
- arbitrage économique, d’autre part, dès lors que la libéralisation européenne, aussi bien interne (marché unique) qu’externe (ouverture commerciale), est jugée très profitable par la plupart des pays de l’Union.
La crise du Covid-19 semble conduire à quelques ajustements sur ce double registre, dont témoigne par exemple le constat dressé récemment par le Conseil européen : « Nous devons garantir l’autonomie stratégique de l’UE au moyen d’une politique industrielle dynamique, d’un soutien aux PME et aux jeunes entreprises et d’un filtrage efficace des investissements directs étrangers. La pandémie de Covid-19 a montré qu’il était urgent de produire des biens critiques en Europe, d’investir dans des chaînes de valeur stratégiques et de réduire la dépendance excessive à l’égard des pays tiers dans ces domaines 11. » Il reste donc à envisager dans quelle mesure les leçons tirées de la crise du Covid-19 pourraient avoir un impact substantiel en termes de relocalisations en Europe.
La relocalisation des investissements après le Covid-19 : une dynamique politique qui en cache d’autres
Sur cet enjeu, voir Laurent Lacroix, « Quelle Europe de la supply chain et des approvisionnements ? »,
Question d’Europe, n° 561, Fondation Robert-Schuman, 2 juin 2020.
AEGIS Europe, « AEGIS Europe reaction to the consequences of the COVID-19 outbreak – Facing the great takeover – EU industry requires protection », 2 avril 2020.
« Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus », art. cit.
La crise du coronavirus va entraîner quelques relocalisations, notamment en matière sanitaire et médicale, à la fois parce que des entreprises auront choisi de mieux sécuriser leur approvisionnement et parce que les autorités publiques nationales et européennes entendront faire primer les objectifs de sécurité et de souveraineté sur les arbitrages purement économiques et financiers. Il importe cependant de mesurer les limites de cette dynamique politique en termes de relocalisations effectives, tout en évoquant d’autres facteurs géopolitiques et géoéconomiques sans doute plus favorables que la crise du Covid-19.
Face aux risques de dépendance, la relocalisation est l’une des alternatives possibles au niveau européen
Le renforcement de l’autonomie stratégique de la France et de l’Union européenne après la crise du Covid-19 passe-t-il forcément par des relocalisations massives, qui pourraient être favorisées par des incitations à la fois nationales et européennes ? Si la crise du Covid-19 conduit les Européens à s’interroger sur leur dépendance excessive à l’égard du reste du monde et les incite à renforcer leur « autonomique stratégique », encore faut-il préciser la portée politique, géographique et sectorielle de ce renforcement, en répondant à trois questions clés : dans quelles proportions faut-il renforcer cette autonomie, à quelle(s) échelle(s) géographique(s) et dans quels secteurs prioritairement ? S’agit-il tout d’abord de rendre l’Europe pleinement autonome, voire indépendante, vis-à-vis du monde extérieur ? Ou plutôt de la rendre moins vulnérable à l’égard d’une « dépendance excessive », selon le terme utilisé ?
Promouvoir l’indépendance conduirait à essayer de doter la France et/ou l’Europe de capacités de production et de décision leur permettant de s’adapter seules à tout type de crise. Privilégier l’autonomie impliquerait de garantir qu’elles soient en mesure de réagir face aux crises, en s’appuyant sur des ressources économiques et industrielles à la fois internes et externes. Pour les entreprises, cela permettrait la constitution davantage de stocks, tout en opérant un peu moins en « flux tendus », pas nécessairement à relocaliser leurs productions.
Retenir l’« option indépendantiste » pourrait inciter à renforcer la présence sur notre sol de toute une série d’entreprises remplissant un rôle jugé stratégique, via le développement ou la relocalisation de leurs capacités de production. Privilégier l’« option autonomiste » reviendrait à admettre un certain degré de dépendance vis-à-vis du monde extérieur, en lui assignant des limites sur des enjeux essentiels : l’extrême concentration des chaînes de production dans certains pays d’Asie, la position trop dominante des États-Unis dans plusieurs secteurs technologiques ou encore des importations européennes massives de matières premières. À cet égard, le concept d’« autonomie stratégique ouverte » privilégié au niveau européen traduit la recherche d’une « indépendance dans l’interdépendance ». Il présuppose qu’il s’agit prioritairement pour l’Europe de disposer d’une pleine maîtrise de l’accès à certaines ressources et biens essentiels en termes sécuritaires et économiques, mais pas forcément une pleine maîtrise de leur production, qu’il faudrait obtenir via des relocalisations massives.
La quasi-absence de matières premières énergétiques sur leur continent a instruit les Européens sur la meilleure manière de renforcer leur autonomie stratégique dans un contexte international ouvert 12. Elle les conduit en effet à développer les énergies renouvelables mais aussi à diversifier leurs modes d’approvisionnement afin de ne pas dépendre d’un seul pays, d’une seule région ou d’une seule source d’énergie, et, par conséquent, d’être davantage à l’abri de crises éventuelles. Cet exemple a vocation à être médité : la volonté de renforcer l’autonomie stratégique des Européens après le Covid-19 ne saurait en effet se résumer au rapatriement de capacités de production sur notre sol, sur fond de « démondialisation ». Réduire la dépendance et la vulnérabilité des Européens dans certains secteurs clés peut en effet tout aussi bien passer par le redéploiement de nos chaînes de production vers d’autres pays d’Asie (en particulier en Asie du Sud-Est), d’Afrique ou du voisinage immédiat de l’Union européenne (Balkans occidentaux, Maghreb, etc.). Par ailleurs, si de telles relocalisations avaient lieu dans l’Union même, elles pourraient concerner l’ensemble de ses vingt-sept États membres, et pas nécessairement la France…
Enfin, si les autorités nationales et européennes veulent affirmer la prééminence de leurs objectifs régaliens en matière de sécurité collective afin de réduire notre dépendance vis-à-vis de chaînes de valeur trop fragmentées, il leur faut déterminer sur quels secteurs faire porter leurs efforts, au-delà du sanitaire. Beaucoup de ces secteurs se tournent en effet vers les autorités publiques afin que soit reconnue leur dimension stratégique et que soient prises les décisions de soutien et/ou de protection qu’ils jugent nécessaires. Les industriels réunis au sein d’AEGIS Europe ont ainsi écrit à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen pour lui demander de mieux « protéger les entreprises et les infrastructures contre les prises de contrôle étrangères », y compris via une « aide financière en rapport avec l’impact du Covid-19 pour les entreprises déjà dans une situation critique », mais aussi <em>via</em> un soutien aux « industries soumises à un commerce déloyal <sup>13</sup>». Cette alliance regroupant vingt-cinq associations professionnelles allant des métaux au verre en passant par les constructeurs de vélos, le transport maritime et ferroviaire, les engrais et les énergies renouvelables, il n’est pas aisé de discerner lesquelles doivent être prioritairement concernées par les politiques publiques visant à renforcer l’autonomie stratégique de l’Union européenne, y compris en favorisant des relocalisations vers notre continent.
Si la crise du Covid-19 conduit les Européens à souhaiter réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine et d’autres pays dans quelques secteurs économiques jugés stratégiques, on voit bien qu’elle peut entraîner d’autres ajustements que les seules relocalisations. Bien que ces dernières sont évoquées par la France et par l’« Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus <sup>14</sup> », elles ne semblent pas faire partie des principales priorités fixées par les institutions européennes pour l’après-Covid-19.
Voir Commission Européenne, « Un pacte vert pour l’Europe ».
Voir par exemple Elsa Bembaron, « La 5G chinoise sous pression américaine », Le Figaro, 1er septembre 2020.
Voir « Initiative pour l’Europe – Discours d’Emmanuel Macron pour une Europe souveraine, unie, démocratique », elysee.fr, 26 septembre 2017.
Sur ces défis, voir Laurent Cohen-Tanugi, Euromonde 2015. Une stratégie européenne pour la mondialisation, Odile Jacob/La Documentation française, 2008.
Sur ces enjeux, voir Pascal Lamy, « Union européenne : vous avez dit souveraineté ? », Commentaire, n° 169, printemps 2020, p. 5-11.
À cet égard, la crise du Covid-19 conduit à renouveler l’analyse stratégique européenne et occidentale via la prise en compte des risques pandémiques, et pas seulement des risques géopolitiques.
Voir sur ce sujet de la « souveraineté stratégique » les travaux du European Council on Foreign Relations
(ECFR), notamment Mark Leonard et Jeremy Shapiro, « Empowering EU Member states with Strategic
Sovereignty », European Council on Foreign Relations, juin 2019.
Les dynamiques environnementales et géopolitiques peuvent favoriser les relocalisations
Deux dynamiques politiques plus puissantes et durables que celle liée à la crise du Covid-19 semblent susceptibles de favoriser les mouvements de relocalisation vers le continent européen à moyen terme : celle liée à la protection de l’environnement et celle découlant de la montée en puissance du duopole américano-chinois. La nécessité de protéger l’environnement s’impose comme une priorité électorale et politique dans nombre d’États membres et au niveau communautaire, au point qu’Ursula von der Leyen fait du Pacte vert européen l’axe central de sa présidence à la Commission européenne.
Lutter contre le changement climatique et pour la protection de la biodiversité paraît conduire à poser des limites au processus de mondialisation économique, qui pourrait à l’avenir davantage s’organiser autour de grands pôles régionaux (en particulier États-Unis-Canada-Mexique, Chine-Asie du Sud-Est et Union européenne).
Ces limites peuvent d’abord porter sur le principe même de la mondialisation, lorsque celle-ci aboutit à une fragmentation extrême des chaînes de valeur sous couvert de maximisation des profits et du pouvoir d’achat, dès lors que cette rationalité économique semble plus discutable d’un point de vue environnemental. Est-il vraiment soutenable d’importer des composants ou des produits depuis l’autre bout du monde au regard du coût environnemental induit ? La multiplication d’accords commerciaux entre l’Union européenne et ses partenaires extérieurs a-t-elle vocation à se poursuivre indéfiniment au regard de son impact pour la planète ?
Les conditions dans lesquelles s’opère cette mondialisation économique sont également mises en cause : la mise en œuvre du Pacte vert européen15 prévoit des politiques et mesures qui pourront toutes avoir pour effet de favoriser la localisation ou le développement d’activités sur le sol européen, de la promotion des énergies non fossiles au projet de taxe carbone aux frontières, en passant par le soutien à l’économie circulaire. À titre d’exemple, l’adoption d’une nouvelle taxonomie financière européenne incitant les entreprises à privilégier des investissements compatibles avec la préservation du climat peut les conduire à cibler davantage le continent européen. Il en ira de même de la révision des règles sur les aides d’État, qui pourraient autoriser plus d’interventions publiques visant à éviter les « fuites de carbone », c’est-à-dire la délocalisation de productions européennes dans des pays aux normes climatiques moins contraignantes.
La montée en puissance du duopole américano-chinois participe d’une dynamique géopolitique qui pourrait elle aussi favoriser la relocalisation d’activités productives en Europe. Les tensions croissantes entre ces deux grandes puissances pourraient porter un coup d’arrêt au développement continu des échanges internationaux, de même que le mouvement de repli des États-Unis de Donald Trump et le caractère plus « endogène » de la croissance chinoise. Cette nouvelle « guerre froide » invite par ailleurs les Européens à privilégier une lecture plus stratégique de leurs choix économiques, qui peut les conduire à renoncer à des offres et débouchés extracommunautaires attrayants financièrement s’il apparaît qu’ils les rendent plus vulnérables politiquement. Les controverses sur le recours à Huawei pour la 5G sont l’une des illustrations de ce dilemme 16.
C’est dans ce contexte que s’inscrivent les appels du président de la République française à prendre davantage conscience de l’identité commune des Européens et à affirmer leur souveraineté afin de tirer un meilleur parti de leur puissance 17. Cela suppose une révolution politique conduisant les Européens non seulement à s’adapter à la mondialisation mais aussi à la façonner 18, en accélérant le passage d’une « intégration négative » visant à déjouer le heurt des puissances et à privilégier l’efficacité économique (par la mise en concurrence par exemple) à une « intégration positive » combinant efficacité économique et affirmation géopolitique 19.
Il s’agirait alors de mieux identifier les menaces extérieures qui pèsent sur l’exercice de la souveraineté des États européens et sur leurs capacités à défendre leurs intérêts et leurs valeurs 20 dans un monde marqué par l’émergence du duopole américano-chinois, mais aussi par l’affirmation d’autres puissances régionales comme la Russie, la Turquie et le Royaume-Uni post-Brexit 21.
Dans cette perspective, les Européens pourraient être incités à développer davantage de productions « domestiques » visant à réduire leur dépendance vis-à-vis de puissances extérieures présumées hostiles ou peu fiables, au-delà même des leçons qu’ils tireront de la crise du Covid-19 en matière pharmaceutique et sanitaire. Cette lecture géopolitique encourage une vision prospective identifiant les secteurs et investissements déterminants pour leur prospérité et leur souveraineté à moyen et long terme. Le terme « relocalisations » ne couvrira donc pas seulement le rapatriement vers l’Europe d’activités productives et d’investissements aujourd’hui localisés hors de notre continent, mais aussi et peut-être surtout le développement d’activités et de secteurs qu’il est jugé stratégique d’accueillir sur notre sol : les investissements d’avenir plus que ceux d’hier. C’est sur cette base que les Européens pourront être amenés à se saisir de la boîte à outils à la fois internes et externes dont ils disposent, et même à l’étoffer chaque fois que nécessaire.
Les outils européens économiques, financiers et industriels, facteurs d’attractivité pour les investissements
La localisation ou relocalisation d’investissements en France et en Europe découle d’arbitrages économiques qui sont avant tout sensibles à des considérations internes : quelles sont les incitations économiques, financières et industrielles offertes aux investisseurs afin qu’ils s’orientent ou se réorientent vers notre continent ? C’est d’abord sur ce registre « domestique » que doivent être identifiés les outils européens, existants ou à créer, et susceptibles de favoriser un mouvement de relocalisations, au premier rang desquels :
- le marché unique et les normes qui le régissent ;
- les outils financiers pouvant favoriser la (re)localisation des investissements ;
- les quelques outils de politique industrielle développés par l’Union.
Le marché unique, élément d’attraction pour les investisseurs
Selon la Commission européenne, les stocks d’investissements directs étrangers détenus par des investisseurs de pays tiers dans l’Union européenne s’élevaient à 6.295 milliards d’euros à la fin de 2017 et fournissaient 16 millions d’emplois directs aux Européens.
Les atouts économiques d’un grand marché unique
C’est parce que les localisations d’investissements visent en grande partie à accéder à une demande massive et solvable que le marché unique européen accueille de substantiels investissements directs, domestiques et étrangers 22. Même si nombre d’activités industrielles et commerciales y sont arrivées à maturité, l’Union européenne demeure l’un des marchés les plus attractifs du monde.
La libre circulation européenne des produits, services et personnes garantit l’accès à des ressources stratégiques pour les entreprises. Le droit européen interdit d’empêcher la vente de tels produits et services au sein de l’ensemble du marché intérieur, sans discrimination fondée sur la nationalité. La libre circulation des travailleurs permet aux entreprises de recourir à une main d’œuvre mobile aux qualifications multiples.
La mise en place de normes techniques et de standards au niveau de l’ensemble du marché unique permet aux producteurs de réduire leurs coûts et de prévoir l’amortissement de leurs investissements sur une base beaucoup plus large. À cet égard, la mise aux normes européennes conserve un potentiel important : c’est par exemple en privilégiant des procédures plus souples de mise sur le marché européen pour les vaccins et les médicaments qu’on favorisera l’émulation et le dynamisme de nos entreprises pharmaceutiques.
Le parachèvement de la libéralisation européenne des industries de réseaux (transports, énergie, télécommunications, services financiers) permettra aussi de baisser le coût des intrants pour l’ensemble des entreprises de l’Union et donc d’améliorer leur compétitivité et l’attractivité du Vieux continent.
Il en va de même des juridictions spécialisées mises en place après la création d’un « brevet communautaire » et que peuvent saisir les entreprises.
Voir la dernière version du Règlement d’exemption déclarant quinze catégories d’aides compatibles avec le marché intérieur.
Pour de plus amples développements sur ce thème, voir Yves Bertoncini, « L’ordolibéralisme européen, socle de notre autonomie stratégique », Le Mouvement européen-France, 27 mai 2020.
La crise du Covid-19 incite à rappeler que le contrôle européen des aides d’État protège les pays moins riches de ceux qui le sont davantage : le relâchement de ce contrôle a en effet permis à l’Allemagne de débourser la moitié des 1.900 milliards d’euros d’aides publiques notifiées à la Commission entre mi-mars et mi-mai 2020, c’est-à-dire autant à elle seule que les vingt-six autres États membres.
La communauté de droit, pourvoyeuse de sécurité juridique
L’actualité européenne est en passe de mettre en lumière une autre dimension positive du marché unique, à savoir la sécurité juridique qu’il garantit aux investisseurs choisissant notre continent.
L’Union européenne est en effet une communauté de droit fondée sur l’effet direct et la primauté des normes communautaires, qu’il revient aux juge nationaux de faire appliquer, avec le soutien et sous le contrôle de la Cour de justice. Les juges nationaux et européens sont à ce titre les garants de l’attractivité du marché unique et les clés de voûte de l’ordre juridique communautaire 23. C’est l’une des raisons prosaïques pour lesquelles l’indépendance de la justice fait partie des conditions sine qua non à respecter pour devenir membre de l’Union européenne, et pour lesquelles les atteintes aujourd’hui constatées dans des pays comme la Pologne et la Hongrie sont combattues, au-delà même de la réprobation morale qu’elles inspirent. C’est aussi la raison pour laquelle la réticence britannique à admettre la primauté du droit communautaire et la prééminence de la Cour de justice de l’Union européenne pour le règlement des litiges relatif à l’interprétation du droit communautaire est susceptible d’affaiblir la sécurité juridique des investisseurs dans ce pays, et donc son attractivité.
L’application des règles de concurrence européenne est aussi propice à la localisation d’investissements en Europe. Le contrôle des fusions-acquisitions garantit aux investisseurs qu’ils n’auront pas à pâtir d’abus de position dominante qui mettrait à mal leur modèle économique. L’encadrement européen des aides d’État 24 évite une concurrence inéquitable entre des entreprises qui seraient massivement soutenues par leurs autorités publiques (nationale ou locales) 25, au détriment de leurs concurrentes des pays voisins 26. Il leur est dès lors possible de déployer des stratégies d’investissements et de localisations paneuropéennes, sans avoir besoin de concentrer toutes leurs activités dans le même pays.
Les relocalisations pourraient être davantage motivées par le Brexit que par le coronavirus
La décision britannique de quitter l’Union semble avoir des conséquences positives pour les localisations d’activités sur le continent européen, avant même que le cadre des relations futures Union européenne-Royaume-Uni soit défini à l’horizon 2021. Les autorités françaises soulignent ainsi combien le « Brexit» a renforcé l’attractivité comparée de la France*, y compris en termes de relocalisations d’activités. Il n’est à cet égard pas exclu que le Brexit et l’adoption du nouveau statut du Royaume-Uni génèrent plus de relocalisations que la crise du coronavirus. Non seulement le Brexit réduit l’attractivité du Royaume-Uni pour les investisseurs, puisqu’ils auront désormais accès de manière directe à seulement 66 millions de consommateurs, contre 512 millions auparavant, mais il entretient une insécurité juridique peu propice aux investissements de long terme. C’est d’ailleurs parce que les autorités britanniques devront compenser cette diminutio capitis que les vingt-sept pays de l’Union européenne craignent qu’elles recourent à des formes de concurrence réglementaire, fiscale, environnementale et sociale, et conditionnent l’accès au marché unique à la définition et au respect de règles du jeu équitables. * Voir Kantar/Business France, « France Attractiveness Survey 2019 », 21 janvier 2020. |
Une diversité communautaire qui peut être perçue positivement par les investisseurs
Le fait que les Européens soient « unis dans la diversité » sur le plan économique est perçu négativement par les investisseurs à chaque fois que cela les expose à des divergences normatives et réglementaires compliquant la libre circulation de leurs produits et services au sein du marché unique. La diversité européenne peut en revanche être un atout à leurs yeux si elle leur permet de faire des arbitrages favorables au moment de la localisation de leurs investissements productifs et de portefeuille.
Même si cette diversité introduit une concurrence entre États membres, mal vécue par ceux qui en font les frais lors d’investissements massifs ou de (dé)localisations marquantes, il est nécessaire de mentionner le rôle qu’elle peut jouer en termes d’attractivité européenne et de relocalisations vers notre continent : diversité sociale (niveaux de salaires, de protection sociale), diversité des ressources humaines (niveaux et qualité de la formation, multilinguisme), diversité fiscale (niveaux et structures des prélèvements obligatoires), diversité technologique (infrastructures, centres de recherche), diversité monétaire (le marché unique accueille des pays membres et non-membres de la zone euro). À cet égard, il est probable que les relocalisations générées par la crise du Covid-19 et le Brexit bénéficieront à une large variété de pays, en fonction de la nature des activités concernées.
Les outils européens dans le domaine financier
Voir Banque européenne d’investissement (BEI), « 2019 Figures Summary », 30 janvier 2020.
La relocalisation d’investissements en France et en Europe pourrait aussi être favorisée par l’usage des outils financiers dont dispose l’Union – y compris grâce au surcroît de ressources mises à sa disposition pour faire face à la crise du coronavirus.
Les budgets annuel et pluriannuel, outils financiers traditionnels de l’Union européenne
Même s’ils ne représentent en temps normal que 1% du PIB de l’Union européenne et environ 2,5% des dépenses publiques engagées par ses États membres, les financements du budget communautaire couvrent une très faible part de dépenses de fonctionnement et une large part de dépenses d’investissement. L’adoption en cours d’un nouveau budget communautaire pour la période 2021-2027 devrait dès lors permettre d’engager près de 1.100 milliards d’euros, soit environ 155 milliards d’euros par an, dans plusieurs domaines clés pour la localisation d’activités productives en Europe. Outre la politique agricole commune, qui contribue à la souveraineté alimentaire européenne, on peut citer les fonds structurels et de cohésion, dédiés à l’aménagement du territoire, et les dépenses de recherche-développement.
Une attention spéciale doit être accordée aux dépenses européennes consacrées aux infrastructures de transport, d’énergie et de communication, y compris digitale (notamment 5G et communication quantique), ainsi qu’à celles dédiées à des méta-infrastructures comme Galileo (qui a permis l’avènement d’un GPS européen plus précis que son homologue américain), ITER (pour la fusion nucléaire) ou Gaïa X (pour un stockage européen des données). De plus, les 7 milliards d’euros prévus pour le Fonds européen de défense pourraient contribuer à créer d’utiles coopérations face à la trop grande fragmentation des dépenses nationales dans ce secteur stratégique. Une plus grande européanisation des marchés de la défense permettrait aux pays européens de développer leur capacité à produire des outils et armements de nouvelle génération, notamment en matière aéronautique et spatiale.
L’Union européenne à la recherche de l’effet de levier vis-à-vis des acteurs privés
Les financements étant limités au niveau communautaire, l’Union européenne a développé des outils visant à lui permettre de mobiliser des financements privés, sur la base d’un effet de levier maximisant l’impact de ses contributions budgétaires.
Le programme Invest EU, qui prend la suite du plan d’investissement dit « plan Juncker » pour la période 2021-2027, prévoit une garantie budgétaire de l’Union européenne pour soutenir l’investissement et l’accès aux financements et mobiliser au moins 650 milliards d’euros d’investissements supplémentaires. Les quatre priorités fixées peuvent toutes générer des investissements favorables en termes de (re)localisation, puisqu’il s’agit des infrastructures durables ; de la recherche, de l’innovation et de la numérisation ; des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ; et des investissements sociaux et des compétences.
Partenaire principal du plan Juncker et du programme Invest EU, le groupe de la Banque européenne d’investissement (BEI) fournit par ailleurs des prêts et garanties qui jouent eux aussi un rôle important auprès des PME et des ETI, à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an27. Par ailleurs, en avril 2020, le Conseil européen lui a demandé de créer un Fonds de garantie paneuropéen pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de Covid-19, qui prévoit la mise à disposition de financements supplémentaires pouvant aller jusqu’à 200 milliards d’euros. La BEI a de surcroît pour objectif à l’horizon 2025 de consacrer la moitié de ses financements à des projets favorisant la transition climatique de l’Union européenne, ce qui pourra aussi avoir pour effet de favoriser la localisation et le développement d’investissement sur notre continent.
Dès lors que les ressources publiques ne peuvent pas tout, le développement du capital-risque européen pourra lui aussi contribuer à favoriser l’essor d’acteurs économiques continentaux dans tous les secteurs, notamment les secteurs innovants déterminants pour l’autonomie stratégique de l’Europe. C’est aussi dans ce contexte que peut être perçue la mise en œuvre de l’union des marchés financiers et de l’union bancaire européenne, qui ont certes d’abord pour objectif de consolider le fonctionnement de la zone euro mais qui pourront aussi offrir de meilleures conditions de financement aux investisseurs (re)localisés dans l’Union.
Voir Conseil européen, « Réunion extraordinaire du Conseil européen (17, 18, 19, 20 et 21 juillet 2020)
– Conclusions », art. cit.
Les interventions de la BCE ont davantage pour finalité d’éviter toute crise de liquidité et de solvabilité des
acteurs financiers et des États.
Voir Commission européenne, « Le budget de l’Union, moteur du plan de relance pour l’Europe », mai 2020.
Le plan de relance Next Generation EU, outil de résilience et de relocalisation ?
Les financements européens de 750 milliards d’euros prévus dans le cadre du plan de relance Next Generation EU ont d’abord pour objectif de revigorer des économies mises sous cloches et de réparer les énormes dégâts causés par la crise du Covid-19 28. Au-delà de cet effort inédit et historique de stabilisation conjoncturelle 29, ce plan de l’Union européenne a aussi un objectif de reconstruction plus structurel, qui peut contribuer à favoriser les (re)localisations ; cela devrait être le cas s’il finance comme prévu des investissements contribuant à mettre en œuvre le Pacte vert européen et/ou visant à renforcer l’autonomie stratégique des Européens.
C’est dans le cadre de ce plan de relance que la Commission européenne a proposé en mai 2020 de créer une nouvelle « facilité d’investissement stratégique 30 » avec pour objectif affiché le renforcement de notre résilience et de notre autonomie stratégique en ce qui concerne l’ensemble des technologies et chaînes de valeur clés. Intégrée au programme Invest EU, cette facilité devait bénéficier d’une contribution budgétaire d’environ 15 milliards d’euros et générer des investissements publics et privés allant jusqu’à 150 milliards d’euros, tout en participant à la mise en œuvre des transitions écologique et numérique. Il est donc regrettable que les arbitrages financiers rendus lors du Conseil européen des 17-21 juillet 2020 aient réduit à zéro les financements dédiés à une telle facilité.
Les outils de politique industrielle européenne
Voir Commission européenne, « Une nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe », art. cit.
Ibid., p. 13.
Si la transition vers la neutralité climatique réduira la dépendance européenne vis-à-vis des énergies fossiles, elle devrait accroître sa dépendance vis-à-vis de matières premières (notamment minérales) essentielles pour des marchés tels que l’e-mobilité, les batteries, les produits pharmaceutiques, l’aérospatiale, la défense et les applications numériques.
Nombre de centres informatiques et de centres d’appels sont par exemple localisés en Inde.
Si le rôle de ses États membres demeure clé en matière industrielle, la relocalisation d’investissements en Europe pourra être encouragée par la mobilisation des quelques outils dont dispose l’Union, évoqués notamment dans la « nouvelle politique industrielle » proposée par la Commission européenne en mars 2020 31.
Une nouvelle politique industrielle ciblant des secteurs clés
La Commission européenne affirme en effet la nécessité de renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe et donc de réduire sa dépendance « visà-vis des autres pour les choses dont nous avons le plus besoin : matériaux et technologies critiques, alimentation, infrastructures, sécurité et autres domaines stratégiques 32 ». Outre l’industrie pharmaceutique, elle cite les secteurs et les « écosystèmes » de la défense et de l’espace, celui des matières premières non fossiles 33, y compris agricoles. Elle identifie aussi les Key Enabling Technologies (micro- et nanoélectronique, nanotechnologie, biotechnologie industrielle, matériaux avancés, photonique et technologies de fabrication avancées) sur lesquelles l’Union européenne et ses États membres sont invités à intensifier leurs efforts de recherche et de développement.
Un tel inventaire a vocation à être complété et affiné par les dirigeants nationaux et européens, qui pourraient avantageusement l’étendre au secteur des services, également perturbé par la crise du Covid-19 34. Ils pourraient aussi mettre l’accent sur notre dépendance en matière de données, en matière financière et monétaire ou encore sur la nécessité de réduire notre consommation de ressources naturelles dans le cadre du Pacte vert européen et, sur cette base, engager d’autres évolutions et soutiens que ceux qui paraissent devoir émerger en matière sanitaire.
Les relocalisations européennes dans le secteur sanitaire
L’épidémie de Covid-19 a mis au jour l’extrême dépendance européenne en matière d’accès à des médicaments essentiels au moment même où leur consommation était urgente. Elle suscite une floraison de propositions et d’initiatives visant à renforcer notre autonomie sanitaire, et dont certaines pourront favoriser les investissements et (re)localisations :
* Sur cet enjeu, voir Djellil Bouzidi et Julien Touati, « Et si la résilience face aux pandémies passait par l’Europe ? » Fondation Jean-Jaurès, 13 mai 2020. ** Voir l’« Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus », dont le premier volet propose la mise en œuvre d’une « stratégie santé » de l’Union européenne. *** Sur cet enjeu, voir Isabelle Marchais, « La course au vaccin contre le Covid-19 : un défi majeur pour l’Europe », Institut Jacques-Delors, mai 2020. **** Voir Pénélope Debreu, « L’Europe de la santé n’existe pas ? Si, mais peut beaucoup mieux faire », Terra Nova, 8 avril 2020. |
Sur ce sujet, voir Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, L’Europe face aux
nationalismes américains et chinois (1). Politique de concurrence et industrie européenne, Fondation pour
l’innovation politique, novembre 2019.
L’« Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus » (art. cit.) appelle une nouvelle fois à « adapter la stratégie industrielle de la Commission à la reprise (et) à moderniser la
politique européenne de concurrence ».
Commission européenne, « Strengthening Strategic Value Chains for a future-ready EU Industry. Report of the Strategic Forum for Important Projects of Common European Interest », novembre 2019.
Les projets économiques européens d’intérêt commun
La mise en place de partenariats et de rapprochements industriels européens est également de nature à favoriser les investissements sur notre continent, y compris afin d’atteindre une taille critique internationale dans des secteurs jugés stratégiques.
Ces rapprochements sont traditionnellement initiés par les entreprises lorsqu’elles procèdent à des fusions et acquisitions, sous le contrôle de la politique de concurrence de l’Union européenne, dont il est excessif de dire qu’elle empêche l’émergence de champions industriels européens 35. La France et l’Allemagne plaident cependant pour un changement d’approche visant à évaluer l’impact des fusions et acquisitions non seulement à l’aune du marché européen, mais aussi du marché mondial 36. Si la Commission européenne ne s’est pas montrée hostile à une telle réflexion, mettant dans la balance préservation du choix et du pouvoir d’achat des consommateurs de l’Union européenne et capacité des entreprises à lutter contre leurs concurrents internationaux, ses propositions sont encore à venir.
Des rapprochements peuvent aussi intervenir dans le cadre des projets européens d’intérêt commun (IPCEI), construits autour d’un objectif industriel stratégique et déjà mis en œuvre dans le secteur microélectronique, dans celui du plastique et dans celui des batteries électriques. Ces projets peuvent bénéficier d’aides d’État importantes dès lors que plusieurs pays de l’Union européenne y participent et que des PME y sont associées. La Commission européenne a publié le rapport d’un groupe d’experts identifiant six chaînes de valeur stratégiques clés, définies comme des activités industrielles interconnectées présentant un grand potentiel pour contribuer à la transformation verte et numérique et pour améliorer la compétitivité industrielle de l’Europe 37. Ces six domaines clés ont été classés par ordre de priorité, en fonction de leur impact potentiel et de la disponibilité présumée des États membres et des entreprises concernées : véhicules connectés, propres et autonomes ; technologies et systèmes de l’hydrogène ; santé intelligente ; Internet industriel des objets ; industrie à faibles émissions de CO2 ; et cybersécurité. Une « stratégie hydrogène » a été présentée par la Commission européenne en juillet 2020, tandis que les secteurs des clouds industriels, des nanotechnologies et de l’exploitation des terres rares sont également pressentis.
L’outil des IPCEI est sans doute le plus prometteur pour concilier innovation à l’échelle européenne, coopération multi-acteurs et orientation des investissements publics et privés vers les secteurs et technologies stratégiques.
Sur cet enjeu, voir Yves Bertoncini, « La protection des intérêts stratégiques dans l’Union européenne : une voie étroite ? », La Note de veille, n° 161, Centre d’analyse stratégique, décembre 2009.
Voir Commission européenne, « Accueillir les investissements directs étrangers tout en protégeant les intérêts essentiels », 13 septembre 2017.
Voir « Règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union », 20 février 2019.
Il s’agit de l’Allemagne, de l’Autriche, du Danemark, de l’Espagne, de la Finlande, de la France, de la Hongrie, de l’Italie, de la Lettonie, de la Lituanie, des Pays-Bas, de la Pologne et du Portugal. La France a ainsi décidé fin avril 2020 d’ajouter le secteur des biotechnologies (et donc des vaccins) à la douzaine de secteurs pour lesquels une éventuelle prise de contrôle extra-européenne est soumise à autorisation. Il a été aussi décidé d’abaisser à 10% des droits de vote le seuil de détention à partir duquel un investisseur non européen doit déposer une demande d’autorisation préalable à Bercy.
Le contrôle des investissements stratégiques et les incitations de l’Union européenne
La crise du coronavirus ravive la discussion sur la prise de contrôle d’actifs et de technologies stratégiques européens par des entreprises étrangères. Sur ce registre, c’est aux États membres qu’il revient de protéger au mieux les intérêts industriels qu’ils jugent stratégiques, dans le respect des traités européens 38. Ils ont ainsi toute liberté de privilégier l’actionnariat public (y compris via des actions spécifiques/golden shares), peuvent mettre en place des régimes légaux d’autorisation préalable dans des secteurs jugés sensibles ou stratégiques ou encore favoriser l’adoption de statuts commerciaux rendant difficiles les prises de contrôle externes (tel le statut en commandite ou les statuts mutualistes).
La Commission européenne incite depuis plusieurs années l’ensemble des États membres à se doter de régimes légaux d’autorisation préalable 39, y compris après la mise en place d’un « mécanisme européen de filtrage » entré en vigueur en mars 2019 40. À la faveur de la crise du Covid-19, elle a émis des lignes directrices pour encourager les États membres à effectuer un tel filtrage dans les secteurs de la recherche médicale, des biotechnologies et des infrastructures de recherche, tout en appelant à nouveau l’ensemble des pays de l’Union européenne à se doter d’outils protecteurs en matière d’investissements étrangers (seuls treize des vingt-sept pays de l’Union européenne en disposent à ce stade 41). Dans ce contexte, un durcissement probable des conditions d’investissement d’acteurs chinois en Europe devra être mis en œuvre à l’aune des contre-mesures éventuelles prises vis-à-vis des investissements européens en Chine. Cela est d’autant plus important à l’heure où le retrait américain peut les rendre plus désirables, notamment pour les pays qui n’accueillent pas beaucoup d’investissements étrangers et hésitent à imposer des restrictions à cet égard.
Les outils européens en matière de politique commerciale : la viscosité des échanges comme aiguillon des relocalisations ?
La localisation ou la relocalisation d’investissements en France et en Europe découlent d’arbitrages économiques qui sont très sensibles à des considérations internationales : dès lors, quelles sont les incitations commerciales, tarifaires ou normatives susceptibles d’inciter les investisseurs à orienter ou à réorienter leur capital et leurs productions vers l’Union européenne ?
Compétence exclusive de l’Union, la politique commerciale constitue à cet égard un outil majeur, puisqu’elle façonne nos relations avec des pays à la fois concurrents et partenaires et qu’elle définit ainsi le cadre dans lequel les investisseurs européens doivent rendre leurs arbitrages. C’est donc sur ce registre commercial que doivent être identifiés les outils communautaires, existants ou à créer, susceptibles de favoriser un mouvement de (re)localisations, dans un contexte qui semble propice à l’affirmation des préférences collectives européennes et à une plus grande viscosité des échanges internationaux.
Les outils de la politique commerciale européenne : un impact ambivalent
Les principaux accords commerciaux de l’Union européenne portent notamment sur ses relations avec la Norvège, la Suisse, la Corée du Sud, le Japon, le Mexique, les pays des Balkans occidentaux, l’Ukraine et les Pays dits ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).
Pour une vue synthétique des accords commerciaux de l’Union européenne, voir Alain Hervé, « L’Union européenne et son modèle de régulation des relations commerciales internationales », Question d’Europe, n° 554, Fondation Robert-Schuman, 14 avril 2020.
Le « provisoire » européen peut durer d’autant plus longtemps qu’il n’y a étrangement pas de délai minimum fixé pour la ratification nationale des parties de l’accord couvrant des compétences étatiques.
À titre d’exemple, l’accord Union européenne-Canada (dit « Ceta ») est aujourd’hui entré en vigueur dans
sa dimension communautaire suite à un vote favorable du Parlement européen et du Conseil, mais n’a pour l’instant été ratifié que par la moitié des États membres (voir Conseil de l’Union européenne, « Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) between Canada, of the one part, and the European Union and
its Member States, of the other part ».
À ce jour, l’Union européenne a conclu environ 175 accords commerciaux couvrant une part importante des régions du monde, mais laissant de côté quelques grands pays comme les États-Unis, la Chine et l’Inde 42. Elle négocie actuellement l’approfondissement de certains de ces accords ainsi que la conclusion de nouveaux accords commerciaux – ce qui ouvre la voie aux arbitrages présentés ci-après.
L’utilité de cibler les accords commerciaux non encore en vigueur
Des accords commerciaux de l’Union européenne déjà en vigueur pourraient être renégociés et améliorés ; c’est en cours, par exemple, pour les accords Union européenne-Mexique et Union européenne-Chili, afin de renforcer l’accès aux marchés respectifs. Les amender afin qu’ils favorisent des relocalisations potentielles supposerait l’assentiment des pays concernés mais aussi l’approbation d’une majorité qualifiée des États membres de l’Union européenne et d’une majorité des parlementaires européens.
Cette approbation ne semble guère aisée d’un point de vue politique, de sorte que l’attention doit davantage se porter sur les accords commerciaux en cours de négociation ou de ratification 43.
Il importe à cet égard de souligner que les ratifications peuvent être à la fois requises au niveau communautaire, pour les parties de l’accord correspondant à des compétences exclusives de l’Union européenne (notamment la fixation des tarifs douaniers), mais aussi au niveau des États membres, pour les parties de l’accord correspondant à des compétences nationales ou régionales (par exemple en matière de protection des investissements). Dès lors, il n’est pas rare que des accords commerciaux de l’Union européenne puissent être ratifiés par le Conseil et le Parlement européen, puis entrer provisoirement en vigueur dans leur dimension communautaire 44, alors que l’application des éléments de l’accord relevant des compétences des États est suspendue à la ratification de l’ensemble des parlements nationaux de l’Union européenne 45.
Les principaux accords commerciaux de l’Union européenne en cours de négociation ou de ratification
Source :
Commission européenne, Yves Bertoncini.
Sur ce sujet, voir Yves Bertoncini et Céline Mareuge, « La préférence communautaire, un choix collectif en évolution », La Note de veille, n° 75, Centre d’analyse stratégique, 1er octobre 2007.
Les stratégies commerciales pénalisant les importations de biens intermédiaires pour les entreprises domestiques ont donc vocation à être assorties d’allègements fiscaux pour ces entreprises. Voir Alan J. Auerbach, « Demystifying the Destination-Based Cash-Flow Tax », Working Paper no 23881, NBER, septembre 2017.
Droits de douane et quotas : des armes à double tranchant
En théorie, l’Union européenne a la possibilité de protéger certains secteurs et entreprises grâce aux droits de douane et aux quotas qu’elle peut appliquer à certains produit, aux barrières non tarifaires qu’elle peut imposer (normes sanitaires et techniques par exemple) et via les règles qu’elle définit en matière de services et d’investissement. L’usage de ces outils pourrait conduire à rapatrier vers notre continent des investissements productifs actuellement hors d’Europe, s’il apparaissait aux entreprises concernées que leur importation vers l’Union européenne devient trop coûteuse ou complexe.
C’est en recourant à des droits de douane que l’Europe a protégé son agriculture depuis les origines de sa construction, contribuant ainsi à l’autonomie alimentaire des Européens, même si la préférence communautaire pratiquée en la matière s’est largement érodée depuis les années 1960 46. Les tentatives de démantèlement de cette protection communautaire suscitent des levées de bouclier récurrentes en France, comme l’ont encore récemment confirmé les négociations et la conclusion des accords Union européenne-Mercosur et Union européenne-Canada. Pour autant, elles sont envisagées par tous les pays et acteurs de l’Union européenne qui préféreraient accéder à des produits agricoles extra-européens moins chers, tout en améliorant en contrepartie leurs exportations de biens et services vers les pays partenaires. Dans le domaine agricole, c’est donc plutôt le maintien des droits de douane existants qui est en débat, dès lors que nombre des pays de l’Union européenne et de ses partenaires commerciaux militent pour leur baisse. L’imposition de droits de douane supplémentaires dans ce secteur, qui entraînerait la relocalisation d’investissements agro-alimentaires sur notre continent, paraît dès lors difficile à envisager d’un point de vue politique.
Les droits de douane et les quotas pratiqués par l’Union ont aujourd’hui quasiment disparu en matière industrielle, sur la base d’accords commerciaux ayant eux aussi pour objectif de faciliter l’importation de produits étrangers meilleur marché et de permettre l’exportation de produits européens vers les pays partenaires. C’est cette ouverture commerciale de l’Europe en matière industrielle, dans le cadre des règles et des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a permis la mise en place de chaînes de valeur très fortement internationalisées (ce qui les a également rendues plus vulnérables aux bouleversements induits par la pandémie). C’est dans ce contexte qu’est évoqué le retour à des droits de douane plus élevés, ou à des quotas dans certains secteurs, afin de favoriser la production sur le sol européen. Ce mouvement de fermeture commerciale pourrait certes bénéficier aux secteurs concernés, une fois leur caractère stratégique établi, mais il aurait sans doute des coûts non négligeables. En effet, d’une part, il renchérirait l’accès à des composantes indispensables à la fabrication de maints produits sur notre continent, et donc le coût final des productions européennes, largement fondées sur un commerce international intra-firmes 47. D’autre part, ces coûts pourraient augmenter si les pays visés décidaient eux aussi, en rétorsion, d’augmenter leurs droits de douane et leurs quotas au détriment des produits européens, dans le prolongement des tensions et des hausses ponctuelles déjà décidées par l’administration Trump.
Ce scénario est particulièrement redouté par l’Europe, plus ouverte économiquement que ses principaux concurrents : les importations représentent ainsi plus de 40% du PIB de la zone euro contre environ 20% du PIB aux États-Unis et en Chine. Le président Trump a pu adopter cette stratégie principalement pour deux raisons : d’abord parce que son élection et sa réélection éventuelle dépendent largement des scores obtenus dans quelques États clés ayant des intérêts industriels défensifs bien précis, par exemple en matière automobile ou métallurgique (comme c’est le cas au Michigan, au Wisconsin ou en Pennsylvanie) ; ensuite parce que les États-Unis sont moins dépendants du reste du monde. Il est douteux qu’un tel scénario soit possible politiquement dans l’Union européenne compte tenu de son ouverture économique et dans la mesure où la plupart de ses États pensent bénéficier de la mondialisation commerciale. Pour qu’il advienne, il faudrait à tout le moins convaincre une majorité qualifiée des États d’y souscrire, ainsi qu’une majorité de parlementaires européens, sans oublier la majorité des commissaires européens susceptibles de proposer une telle perspective.
Commission européenne, « Livre blanc relatif à l’établissement de conditions de concurrence égales pour tous en ce qui concerne les subventions étrangères », 17 juin 2020.
Les outils de défense commerciale y compris anti-dumping
C’est vers d’autres outils de la politique commerciale qu’il est possible de se tourner pour défendre les intérêts européens et encourager d’éventuelles relocalisations, et d’abord vers ceux de la défense commerciale. Il s’agit pour cela de considérer qu’infliger davantage de taxes ou de sanctions à des entreprises ou filiales établies hors du marché unique pourrait les inciter à davantage localiser leurs productions en Europe.
L’Union taxe déjà les importations en provenance d’entreprises étrangères pratiquant le dumping commercial lorsqu’il est constaté, après enquête de la Commission européenne, qu’elles vendent leurs produits en Europe en dessous de leurs coûts de production. C’est dans le même esprit que les autorités communautaires, nationales et locales peuvent invoquer une clause de protection lors de l’attribution de leurs marchés publics en cas d’offre manifestement atypique (présumée trop peu chère) présentée par une entreprise étrangère.
Bien que les outils dont dispose l’Union européenne pour corriger des situations avérées de concurrence déloyale ont déjà été modernisés en 2017 et 2018, la Commission européenne a proposé en juin 2020 des ajustements complémentaires en matière de pratiques anti-subventions, via un Livre blanc visant à mieux tenir compte de l’impact négatif des subventions étrangères pour les entreprises et investisseurs de l’Union européenne 48. Ce Livre blanc propose à la fois :
- un instrument général de contrôle du marché afin d’identifier toutes les situations de marché dans lesquelles des subventions étrangères peuvent entraîner des distorsions au sein du marché unique. Si l’existence d’une subvention étrangère est établie, des paiements réparateurs et des mesures correctives pourraient être imposés ;
- un outil visant à lutter spécifiquement contre les distorsions dues à des subventions étrangères facilitant l’acquisition d’entreprises de l’Union européenne, soit de manière directe lorsqu’un État extra-européen lie une subvention à une acquisition donnée, soit de manière indirecte lorsqu’il accroît de fait la puissance financière de l’acquéreur. Il s’agirait désormais pour les entreprises non européennes bénéficiant d’un soutien financier de la part d’autorités de pays tiers de notifier leurs projets d’acquisitions d’entreprises de l’Union européenne. Sur cette base, il serait possible aux Européens de demander à remédier de manière effective à la distorsion de concurrence ou d’interdire l’acquisition ;
- un « mécanisme » dans le cadre duquel les soumissionnaires extracommunautaires des marchés publics européens devraient informer le pouvoir adjudicateur des contributions financières reçues de la part de pays tiers. Si les autorités compétentes en matière de passation des marchés et de surveillance déterminaient qu’une subvention étrangère a faussé la procédure de passation de marché, le soumissionnaire étranger concerné en serait exclu ;
- des moyens pour traiter les avantages indus liés à des subventions étrangères dans le cas des demandes de soutien financier de l’Union européenne, dans le même esprit que le mécanisme prévu pour l’octroi des marchés publics.
Il faudra attendre 2021 pour savoir quelles propositions juridiques découleront des consultations et débats suscités par ce Livre blanc sur les subventions étrangères et évaluer leur impact sur la réduction des distorsions de concurrence internationales que subissent les entreprises européennes. Dans cette perspective, il importe d’ores et déjà de noter qu’il mentionne aussi le « critère d’examen de l’intérêt de l’Union européenne », ce qui signifie notamment que les décisions politiques n’ont pas vocation à reposer uniquement sur l’intérêt des entreprises européennes concernées, mais aussi sur d’autres intérêts et considérations. En matière d’accès aux marchés publics, il est par exemple à prévoir que les Européens hésiteront à accorder une forme de préférence communautaire aux entreprises européennes, que ce soit à titre de sanctions anti-subventions ou sous la forme d’un Buy European Act. L’énorme dégradation de leurs comptes publics liée à la crise du Covid-19 les incitera en effet à ne pas écarter par principe des offres extra-européennes moins coûteuses, et donc avantageuses aux yeux des contribuables des États membres. C’est aussi une « réciprocité positive » que les Européens vont d’abord rechercher, c’est-à-dire un meilleur accès aux marchés publics des pays extra-européens, davantage qu’une réciprocité punitive.
Les indications géographiques prévues par l’Union européenne sont les appellations d’origine protégées (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP) pour les produits agricoles, les denrées alimentaires et les vins, ainsi que les indications géographiques (IG) pour les spiritueux et les vins aromatisés. Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne protègent des centaines d’entre elles.
Sur cet enjeu, voir Yves Jégo, « En finir avec la mondialisation anonyme. La traçabilité au service des consommateurs et de l’emploi », rapport au président de la République française, mai 2010.
La valeur ajoutée correspond alors à la différence entre le prix départ usine en Europe et la valeur des matériaux non originaires importés et utilisés dans la production sur notre continent.
Sur ce sujet, voir Emmanuel Combe, Paul-Adrien Hyppolite et Antoine Michon, L’Europe face aux nationalismes américains et chinois (2). Les pratiques anti-concurrentielles étrangères et L’Europe face aux nationalismes américains et chinois (3). Défendre l’économie européenne par la politique commerciale, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019.
Règlement (CEE) n° 2913/92 du Conseil du 12 octobre 1992 établissant le code des douanes communautaire, Journal officiel des Communautés européennes, n° L 302, 19 octobre 1992.
L’enjeu des normes d’origine des produits et services
L’Union européenne s’efforce constamment d’obtenir le respect par ses partenaires commerciaux de l’indication d’origine géographique des produits européens (par exemple « Champagne » et « Cognac »), afin de protéger et de promouvoir leurs productions et exportations vers le reste du monde 49. Ce respect contribue à maintenir ces productions sur notre continent et à dissuader des investisseurs extra-européens de les développer à mauvais escient ailleurs.
Le contrôle effectif de l’origine géographique des produits et services vendus en Europe est moins souvent évoqué, alors qu’il pourrait lui aussi avoir des incidences sur le comportement des producteurs, voire des consommateurs 50. Hors secteur agricole, l’Union européenne n’impose pas le marquage de l’origine des produits qui, lorsqu’il est pratiqué, est lui-même concurrencé par une multitude de marquages à dimension non géographique (normes, labels, étiquettes commerciales, etc.). Imposer un tel marquage « made in France » ou « made in the EU » et assimiler la fraude au marquage de l’origine à de la contrefaçon aurait sans doute des effets positifs pour les investissements sur notre continent. Cela offrirait aux consommateurs une traçabilité qui pourrait les inciter à privilégier des productions européennes.
Favoriser les relocalisations industrielles sur notre continent pourrait enfin conduire à revoir les règles déterminant l’origine européenne ou extra-européenne de tel ou tel produit, règles sur la base desquelles sont appliqués ou non les droits de douane, les contingentements et autres barrières commerciales fixées par l’Union européenne. Le bien concerné est en effet considéré comme national et européen lorsque sa valeur ajoutée principale y a été produite (à hauteur d’au moins 45%) et lorsque les composants importés ne dépassent pas un seuil déterminé 51. Dès lors que l’évolution de ces seuils a contribué à favoriser la fragmentation internationale des chaînes de production et certaines délocalisations, il est possible que leur ajustement favorise certaines relocalisations à moyen terme – pour autant qu’il soit accepté par les entreprises et États concernés.
Le défi de l’application effective de la politique commerciale de l’Union européenne
Les ajustements juridiques présentés doivent être complétés par des mesures très concrètes visant à rendre leur application effective et donc à renforcer l’efficacité des outils européens de nature commerciale. Le Brexit et la conclusion programmée d’un accord sur les relations futures entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ont contribué à une prise de conscience de cette nécessité, qu’il s’agit d’étendre à l’ensemble des relations commerciales de l’Europe.
La création à l’été 2020 d’un poste de chef de l’application des législations commerciales (Chief Trade Enforcement Officer) est à cet égard une avancée bienvenue pour garantir la mise en œuvre des accords commerciaux de l’Union européenne, tant au sein de l’union douanière que chez ses partenaires. Ce haut fonctionnaire ayant rang de directeur général adjoint de la direction générale du commerce de la Commission européenne pourra ainsi aider les exportateurs de l’Union européenne à tirer le meilleur parti de l’ouverture des marchés tiers et s’assurer que les importations s’effectuent conformément aux termes des accords bilatéraux.
Il convient également d’accroître les ressources humaines dont dispose la Commission européenne pour activer ses outils de défense commerciale, afin d’accélérer les procédures d’examen et de sanction, qui sont beaucoup plus longues qu’aux États-Unis. Il serait aussi utile de simplifier les procédures de saisine de la Commission européenne en cas de soupçon de concurrence déloyale, afin de faciliter l’accès des PME et des entreprises de taille intermédiaire aux outils de défense commerciale 52.
Le même objectif d’application effective des décisions de l’Union européenne en matière commerciale appelle enfin à affecter davantage de douaniers aux contrôles de nos échanges avec le reste du monde – ce qui suppose des recrutements au niveau des États, puisque ce sont des douaniers nationaux qui exercent cette mission de service public pour le compte de l’Union européenne. Ce renforcement des ressources humaines doit permettre de mieux appliquer le code des douanes communautaire 53 et bénéficier aussi bien au contrôle des tarifs appliqués qu’à celui des données attestant de l’origine géographique des produits, ainsi qu’au respect de leur conformité aux normes européennes – qui constituent un autre vecteur de relocalisations potentielles. Là encore, le mouvement suscité par le Brexit a vocation à être complété de manière plus large.
L’affirmation des préférences collectives européennes, barrières non tarifaires au commerce international
Voir « Pascal Lamy : “Le Covid-19 va accélérer le passage du protectionnisme au précautionnisme” », propos recueillis par Julien Bouissou, Le Monde, 9 avril 2020.
Voir Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, « Non-papier de la France et des Pays-Bas sur le commerce, ses conséquences en matière socioéconomique et de développement durable », 13 mai 2020.
Sur ce point, il reste à préciser si le respect de l’Accord de Paris doit seulement être imposé pour tous les accords commerciaux de l’Union européenne ou seulement pour les accords de partenariat global.
Conseil européen, « Réunion extraordinaire du Conseil européen (17, 18, 19, 20 et 21 juillet 2020) – Conclusions », art. cit., A29, p. 8.
Ibid.
« Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi », 18 juin 1998.
Direction générale du Trésor, « Biélorussie, mesures restrictives », Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, 23 juillet 2020.
Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne prévoient traditionnellement l’obligation de respecter les normes communautaires afin de pouvoir vendre ses produits et services aux Européens. Le pouvoir de marché de l’Union européenne lui permet en effet d’imposer des normes et standards conformes aussi bien à sa conception de la précaution qu’à ses intérêts économiques. Si les normes communautaires en la matière ont avant tout pour but de traduire les préférences collectives des Européens, notamment en vue de protéger leur santé, elles compliquent de facto l’accès des entreprises et produits non européens à nos marchés, et donc favorisent le développement d’une offre européenne plus forte sur notre continent. Ce « précautionnisme » européen, selon l’expression de Pascal Lamy 54, peut dès lors contribuer à la consolidation et au développement d’investissements productifs en France et en Europe, surtout s’il est porté par une dynamique politique forte en matière environnementale et climatique.
La conformité aux normes techniques, sanitaires et phytosanitaires de l’Union européenne
Le « précautionnisme » européen est particulièrement actif dans le secteur agricole, où les normes sanitaires et phytosanitaires de l’Union européenne contribuent à préserver l’avantage comparatif des produits de notre continent. Certaines de ces normes européennes, réelles ou fantasmées, défraient parfois la chronique (celles sur la taille des concombres ou la courbure des bananes, par exemple), sans que leurs détracteurs perçoivent qu’elles ont à la fois pour fonction de permettre la libre circulation sur notre continent de produits adaptés aux préférences des consommateurs européens mais aussi pour effet de compliquer l’accès des producteurs extra-européens. L’interdiction d’exporter du bœuf aux hormones ou du poulet chloré vers l’Union européenne fait ainsi office de protectionnisme non tarifaire vis-à-vis de pays comme les États-Unis ou le Canada. Cela explique pourquoi l’accord Union européenne-Canada bénéficie largement aux exportations agricoles européennes, dans la mesure où les producteurs canadiens ne sont pas en mesure de nous vendre des produits conformes à nos standards. Ces normes et standards peuvent dès lors inciter les investisseurs européens et extra-européens à (re)localiser leurs sites de production dans l’Union européenne afin d’accéder plus facilement à la demande finale.
L’affirmation des normes environnementales européennes
L’affirmation des normes européennes est aujourd’hui portée par une nouvelle dynamique politique environnementale et climatique, qui a également vocation à avoir des conséquences en matière commerciale. C’est dans cette optique que la France et les Pays-Bas ont ainsi appelé à durcir la stratégie commerciale de l’Union européenne vis-à-vis des pays suspectés de ne pas contribuer suffisament au développement durable et à la lutte contre le changement climatique 55. Ils appellent également au renforcement des chapitres sur le développement durable dans les accords commerciaux de l’Union européenne, notamment via l’insertion de l’Accord de Paris comme élément essentiel auquel doivent obligatoirement se conformer nos partenaires internationaux56, au même titre que le respect des droits de l’homme.
Pour faciliter la transition de l’Union européenne vers une économie bas carbone, la France et les Pays-Bas plaident pour la mise en place d’outils européens permettant de lutter contre la concurrence déloyale d’entreprises soumises à des limitations d’émissions de gaz à effet de serre moins rigoureuses. Sur ce sujet, les conclusions du Conseil européen des 17-21 juillet 2020 consacré au plan de relance de l’Union européenne indiquent que « la Commission présentera des propositions relatives à un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières 57 » au premier semestre 2021, en vue de son introduction au plus tard le 1er janvier 2023, et que, « dans le même esprit, la Commission présentera une proposition relative à un système révisé d’échange de quotas d’émission, éventuellement étendu à l’aviation et au transport maritime 58 ».
Il reste à confirmer que la taxation des importations européennes pour des motifs climatiques ne sera pas jugée discriminatoire en l’absence de règles claires et admises au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et qu’elle ne donnera pas lieu à des recours juridiques. À défaut, un système mondial de « certification bas-carbone », sur un principe similaire à celui des normes ISO, pourrait être appliqué secteur par secteur aux entreprises européennes et à toutes celles qui exportent vers l’Union européenne afin de rétablir les conditions d’une concurrence plus juste et respectueuse du climat.
Au total, l’ensemble de ces outils visant à mieux lutter contre la dégradation de l’environnement pourrait avoir un impact non négligeable sur la localisation d’activités productives sur le sol européen. Ces outils devront être utilisés avec la claire conscience que le coût des produits concernés sera sans doute plus élevé que celui des produits aujourd’hui importés, mais aussi que les partenaires commerciaux visés pourront adopter des contre-mesures visant des intérêts économiques européens.
Le respect des droits fondamentaux au travail
L’Union européenne s’est engagée à respecter la déclaration sur les droits fondamentaux au travail adoptée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1998, qui prévoit notamment l’interdiction du travail forcé et obligatoire et du travail des enfants 59. Le respect des droits de l’homme et l’engagement pour la non-prolifération d’armes de destruction massive sont par ailleurs aujourd’hui les deux éléments essentiels que doivent respecter tous les pays signataires d’accords commerciaux avec l’Union européenne, même s’ils sont parfois peu mis en exergue (comme dans l’accord Union européenne-Vietnam).
Certaines sanctions commerciales ont déjà été prises par l’Europe sur cette base, notamment dans le cadre de son accord avec la Biélorussie 60, au regard de la dégradation de la situation politique dans ce pays, mais elles restent assez rares. La dénonciation des conditions dans lesquelles certains produits sont exportés depuis le Xinjiang chinois, alors qu’ils sont soupçonnés d’être basés sur le travail forcé imposé aux Ouïghours, montre combien le respect des droits de l’homme dans le travail, au sens large, pourrait lui aussi servir d’aiguillon à la restriction du commerce européen avec tel ou tel pays, et donc être in fine favorable à la (re)localisation d’activités productives sur notre continent – à moins bien sûr que les entreprises concernées localisent leurs investissements dans d’autres pays tiers. Nul doute que le chef de l’application des législations commerciales récemment nommé par la Commission européenne pour s’assurer de l’application effective des accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne manque d’être sollicité sur ce registre.
Conclusion
Le plan de relance franco-allemand présenté le 18 mai 2020 formalise une convergence des deux pays sur nombre d’enjeux évoqués dans cette étude, en matière de « souveraineté sanitaire » comme de « souverainetés économiques et industrielles » de l’Union européenne. Voir « Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus », art. cit.
Lors de son allocution télévisée du 13 avril 2020, Emmanuel Macron a ainsi déclaré qu’« il nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française » (« Adresse aux Français, 13 avril 2020 ») et, le 26 mai, il a présenté sa stratégie de sauvetage du secteur automobile français comme un « plan de souveraineté industrielle automobile, qui a vocation à relocaliser de la valeur ajoutée » (« Plus verte et plus compétitive : notre plan de soutien à la filière automobile »).
Au terme de cette présentation des principaux outils européens susceptibles d’avoir une incidence sur les relocalisations d’activités économiques, il est possible de dresser un état des lieux à la fois ambivalent et encourageant. Ambivalent, car c’est au niveau national que doivent être prises une large part des décisions favorisant la localisation des activités productives afin d’améliorer ou de compenser les avantages et handicaps spécifiques à tel ou tel pays. Ambivalent, encore, puisque les relocalisations vers notre continent ne sont qu’une option parmi d’autres pour les entreprises concernées. Ambivalent car, enfin, l’ajustement des orientations et des politiques de l’Union européenne en la matière nécessite par nature une forme de consensus pas toujours en ligne avec les idées traditionnellement formulées dans un pays comme la France 61. Cet état des lieux peut également être considéré comme encourageant puisqu’il rappelle que la France a une grande partie de son destin en mains en matière économique et industrielle, et qu’il lui appartient de faire les choix les plus adaptés. Encourageant, encore, parce qu’il souligne que de nombreux outils européens sont disponibles ou en cours de création pour favoriser la localisation d’activités productives sur notre continent, dont certaines en France.
Encourageant, enfin, parce que l’usage de ces outils pourrait sembler plus envisageable à l’aune des dynamiques environnementales et géopolitiques qui sont désormais à l’oeuvre. Depuis le début de la crise du Covid-19, le président de la République française a parfois semblé entretenir le flou quant à l’équilibre à établir entre échelon national et échelon européen pour la relocalisation d’activités productives 62, alors même que notre « marché intérieur » est celui établi par le traité de Rome, dont nous avons accepté les règles et dont nous bénéficions. C’est en conciliant de manière harmonieuse usage des outils nationaux et mobilisation des outils de l’Union européenne qu’on pourra le plus efficacement renforcer la localisation d’activités productives sur notre sol dans le monde de l’après-coronavirus, qui sera toujours plein d’opportunités mais aussi de plus en plus instable et adverse.
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